Vous êtes sur la page 1sur 16

Des ponts

« La question du parergon dans l’analyse de la Critique de la


faculté de juger d’Emmanuel Kant, posée par Jacques Derrida
dans La vérité en peinture. »

Nom : López Rodríguez

Prénom : Fernando

Numéro d’étudiant : 11296435

Niveau d’études : M2

Cours : Philosophie et peintures. Entre discours et figures.

Professeur : Patrick Vauday

Année scolaire : 2013-2014

1
La troisième Critique comme charnière entre KrV et KpV

« … la faculté théorique est unie avec la pratique d’une manière commune et


inconnue ». (Critique de la faculté de juger. § « De la beauté comme symbole de la
moralité »).

La Kritik der Urteilskraft a été publiée par Emmanuel Kant en 1790, après avoir publié
la Kritik der reinen Vernunft –Critique de la raison pure- (1ère Edition en 1781, 2ème en
1788) et la Kritik der praktischen Vernunft –Critique de la raison pratique- en 1788.

Ce contexte est essentiel pour comprendre le « cadre » général dans lequel on devra
situer la troisième Critique, et le rôle structurel qu’elle joue dans l’ensemble du système
kantien, car on ne peut pas comprendre cette œuvre comme un ajout au déjà thématisé
par Kant auparavant, ou comme un cas particulier d’analyse dans le domaine du
jugement esthétique et téléologique. Mais quel est le rôle de cette troisième Critique ?
Qu’est-ce qu’il y a à dire après KrV et KpV ?

Exposons, d’avantage, suivant le texte kantien, la distinction entre les différentes


sphères de la philosophie. Dans le Prologue de la KU, dans le §174, intitulé « De la
sphère de la philosophie en général », Kant nous dit : « Notre faculté complète de la
connaissance a deux sphères : celle des concepts de la nature et celle du concept de la
liberté, car dans les deux elle est législatrice a priori. La philosophie, alors, se divise,
selon cette distinction, en théorique et pratique (…) La législation par le moyen des
concepts de la nature est réalisée par l’entendement, et elle est théorique ; la législation
par le moyen du concept de la liberté est réalisée par la raison, et elle est seulement
pratique. (…) L’entendement et la raison ont, alors, deux différentes législations sur
l’un et même territoire de l’expérience, sans qu’elles puissent se faire des préjugés l’une
sur l’autre. »

Un peu plus tard, nous rappelle Kant que, à la base de cette distinction se trouve la
différentiation entre le phénomène et le noumène, de telle façon qu’il n’existe pas une
double réalité, mais une seule qu’on peu considérer en tant que phénomène (c’est la

2
tâche de l’entendement, qui opère en utilisant des concepts) ou en tant que réalité en soi
(de laquelle s’en occupe la raison, qui opère en utilisant des idées).

Kant a beau nous offrir cette distinction et affirmer l’indépendance de chaque sphère par
rapport à l’autre, il nous demande de considérer ces sphères comme ne pas étant isolées
l’une de l’autre, mais comme étant liées par un pont qui est tendu sur l’abîme ouvert
entre le théorique et le pratique, entre la nature et la liberté, entre l’entendement et la
raison. Ce pont (Brücke), qui constitue, selon Kant, un terme moyen (Mittelgleid), est le
Jugement. Voyons comment s’opère la transition entre les deux sphères, à la fin du
paragraphe qu’on vient de traiter :

« Mais si un abîme infranchissable a été ouvert entre la sphère du concept de la nature


comme le sensible et la sphère du concept de la liberté comme le suprasensible, de telle
façon que du premier au deuxième (par le moyen de l’usage théorique de la raison)
aucune transition n’est possible, comme s’ils étaient exactement des mondes différents,
sans pouvoir avoir le premier aucune influence sur le deuxième, cependant, celui-ci doit
avoir une influence sur celui-là, c’est-à-dire : le concept de liberté doit réaliser dans le
monde sensible la fin proposée par ses lois, et la nature, alors, doit pouvoir être pensée
de telle manière qu’au moins la conformité aux lois de sa forme soit en concordance
avec la possibilité des fins, selon des lois de liberté qui doivent se réaliser en elle. »

On commence à voir quelle sera la place structurelle de la troisième Critique dans le


système kantien, et on commence à pressentir une pétition ou plutôt une exigence chez
Kant d’une concordance entre deux sphères qui jusqu’à présent avaient été présentées
comme étant absolument autonomes et sans relation entre elles.

On continue notre lecture : « Il faut qu’il y ait un fondement pour l’unité du


suprasensible, que est à la base de la nature, avec quoi le concept de la liberté a de
pratique ; le concept de ce fondement, même si on ne peut pas en acquérir une
connaissance ni théorique ni pratique, et alors, il n’a pas aucune sphère caractéristique
propre, fait possible par contre la transition entre le mode de penser selon les principes
de l’un au mode de penser selon les principes de l’autre. »

Ratifiée la nécessité d’une concordance, nous dit Kant dans le §III de ce même Prologue
que la transition entre l’entendement et la raison (faculté de connaitre et faculté de
désirer, respectivement) est la faculté du Jugement, basée dans le sentiment de plaisir :
3
« [le Jugement] réalise aussi une transition entre la faculté pure de connaitre, c’est-à-
dire, de la sphère des concepts de la nature à la sphère du concept de la liberté, de la
même manière que dans l’usage logique fait possible la transition de l’entendement à la
raison. »

On pourrait dire que cette exigence de concordance n’est originelle de la troisième


Critique, mais qu’elle est déjà présente dans les deux Critiques antérieures, autant dans
KrV comme dans KpV, manifestée dans la nécessité d’un pliement entre la volonté et les
lois de la nature, et entre le bonheur et la moralité (ce que Kant appelle « le souverain
Bien »). Faisons un court arrêt dans un fragment du chapitre V de la Dialectique
Transcendantale de la première Critique : « Dans la tâche de la raison pure, c’est-à-dire,
dans l’élaboration nécessaire pour le souverain Bien, on postule la coïncidence comme
nécessaire (…) On postule aussi l’existence d’une cause de la nature qui soit différente
de toute la nature, cause qui contienne le fondement de cette relation, c’est-à-dire, la
coïncidence exacte du bonheur et de la moralité. »

Martínez Marzoa1 insiste sur le fait que la nécessité d’une transition ou d’une continuité
entre les deux sphères de la raison ne peut pas être comprise comme une exclusion
matérielle, étant donné que celle-ci, comme frontière, est toujours franchissable :
« Qu’on ne puisse pas passer de l’un à l’autre seulement peut être compris si l’un et
l’autre ne sont pas des parties, mais que chaque parmi eux peut embrasse tout contenu,
même si, dans un des cas et dans l’autre, le mode de présence est différent. »

Selon cette explication, on peut seulement comprendre cette nécessite kantienne


d’établir un pont entre les deux domaines de la raison en considérant que les deux
parties ne sont pas des morceaux indissociables l’un de l’autre, mais les deux faces du
même. « Il n’y aura pas aucun discours sur le point zéro de la scission ». De ce point
zéro s’en occupe la troisième Critique, faisant germiner un discours sur la beauté d’où
on ne pouvait attendre que le silence.

C’est précisément ce point zéro qui est pris en compte par Eagleton dans son analyse sur
la troisième Critique quand il en déduit qu’on habite, alors, dans ce point zéro, qui n’est
qu’une aporie : « Ce n’est pas, comme le croit Kant, qu’on bouge dans deux mondes
simultanés, mais incompatibles, mais que notre mouvement à travers les arènes

1
Felipe Martínez Marzoa. Desconocida raíz común.
4
fantasmatiques de la liberté nouménique, soit précisément la reproduction d’un
esclavage phénoménique. Le sujet ne vit pas dans deux mondes divisés et distingués,
mais dans l’intersection aporétique des deux, où la cécité et l’intuition, l’émancipation
et la soumission, sont mutuellement constitutives. »

Mais revenons à Kant : de quelle cause ou principe est-il en train de parler ici, et qui
résulte nécessaire dans le système pour agir comme clé du même ? On retourne au §IV
de la troisième Critique : « ce principe ne peut pas être que le suivant : que comme les
lois générales de la nature ont sa base dans notre entendement, lequel les prescrive à la
nature (…) doivent être considérées selon une unité pareille, comme si un entendement
(même si ce n’est pas le nôtre) les avaient également données pour nos facultés de la
connaissance, pour rendre possible un système de l’expérience selon les lois
particulières de la nature. »

Finalement, dans le §IX du Prologue, Kant répète : « le Jugement proportionne le


concept intermédiaire entre les concepts de la nature et celui de la liberté, et rend
possible la transition entre la raison pure théorique et la raison pure pratique. » De telle
façon que la fonction de la troisième Critique est celle de fonder la transition, entre la
nature et la liberté, la sphère théorique et la pratique, entre l’entendement et la raison,
sur un principe d’analogie selon laquelle cette concordance-là se donne comme si un
entendement (« même si ce n’est pas le nôtre ») avait disposé cette connexion-là entre
deux domaines originairement irréconciliables.

La question, maintenant, est la suivante : qui est cet entendement capable de créer une
telle connexion ? Même si dans le texte de la KU n’est pas explicitement dit, on peut
faire appel à d’autres textes où il nous semble que la pétition d’une telle concordance
n’est que la pétition de l’idée de Dieu : « En admettant que la loi morale pure oblige
inexorablement à tous comme un impératif (et non plus comme une règle de la
prudence), celui qui agit droitement peut dire parfaitement : je veux qu’il y ait un Dieu,
que mon existence dans ce monde soit (…) une existence dans un monde de
l’entendement pure et, finalement, que ma durée soit aussi infinie, j’insiste sur ce point
et je n’accepte pas qu’on m’enlève cette foi, parce que c’est la seule chose où mon
intérêt –parce que je ne dois pas faire un pas en arrière par rapport à lui- détermine
inévitablement mon Jugement, sans faire attention aux subtilités, même si je ne suis pas

5
dans des bonnes conditions pour y répondre ou pour y opposer d’autres plus
plausibles ».2

En fait, Eagleton souligne que l’expérience esthétique chez Kant semble plutôt le reste
d’une aventure mystique, le résidu d’un événement religieux duquel on est privés dans
un monde de plus en plus colonisé par la raison.

Dans un environnement qui devient de plus en plus rationalisé, sécularisé et


démythologisé, l’esthétique est, alors, le faible espoir pour qu’objectif et la
signification ultimes ne soient pas complètement perdus. C’est le mode de la
transcendance religieuse dans une ère rationaliste (…) C’est comme si
l’esthétique représentait un certain sentiment résiduel, le reste d’un ordre social
antérieur, dans lequel était encore actif le sens de la signification et l’harmonie
transcendantales, ainsi que la centralité du sujet humain.

Quels sont les enjeux de cette nostalgie qui se plaigne de la perte de la possibilité d’une
concordance entre des parties disjointes ?

1.- La possibilité d’une connaissance vraie : l’entendement impose ses lois à la nature
mais il faut que ces lois-là concordent avec les lois de la nature pour qu’on puisse
obtenir une connaissance vraie.

2.- La possibilité de la moralité : Kant affirme que la moralité n’a pas de sens sans la
possibilité de l’existence du Souverain Bien, qui est ce qui englobe le bonheur et la
moralité. C’est-à-dire, c’est nécessaire que la coïncidence entre ce qui est voulu par
notre liberté et ce qui est disposé dans le monde par les lois de la nature, existe.

Kant définit le bonheur3 comme « l’état d’un étant rational dans le monde, pour lequel
tout va selon son désir et sa volonté dans l’ensemble de son existence et, alors, se fonde
dans la coïncidence de la nature avec la finalité de cet étant, et aussi avec le motif
déterminant essentiel de sa volonté [la liberté] ».

Au-delà du problème que ce deuxième point met en lumière dans un domaine pratique
(considérer les mandats de la loi morale au même temps comme des mandats divins, et

2
Emmanuel Kant. KpV. « Dialectique de la raison pratique », chapitre VIII).
3
Op. Cit.
6
faire de l’impératif catégorique un impératif « hypothétique » - pour la consécution du
Souverain Bien-), peut-on accepter ce présupposé qui clore le système kantien ?

La Critique de la faculté de juger et le problème du « cadre » chez Jacques Derrida

Dans le chapitre II de La vérité en peinture, Jacques Derrida problématise la question


qu’on vient de poser en thématisant la notion de parergon (cadre), en considérant la
troisième Critique comme le parergon de l’ergon (œuvre) constituée par KrV et KpV.
Les problèmes que cette notion de parergon présente sont les suivants :

1.- Le non-lieu attribué à l’esthétique par Kant dans son système : ni théorique, ni
pratique, le domaine de l’esthétique reste dans l’intériorité d’un « ni…ni » duquel Kant
affirme son indépendance absolue des régions entre lesquelles elle comparaît mais
desquelles, il exige une certaine autonomie. Derrida nous dit4 :

Kant semble vouloir dire, alors, deux choses contradictoires à la fois : qu’il faut
extraire le moyen terme comme partie séparable, opérer le partage de la partie,
mais aussi qu’il faut réunir le tout en reformant le lien, la connexion, la re-
annexion de la partie aux deux grandes colonnes du corpus [théorique et
pratique].

2.- La faille dénotée par le parergon. Derrida nous dit que la présence de ce cadre qui
constitue la troisième Critique est l’indice de la faute de laquelle souffre l’ergon même,
c’est-à-dire : la trace de l’impossibilité de saturation du système kantien.

D’où vient la faute ? De quelle faute s’agit-t-il ? Et si c’était le cadre ? Si la faute


forme le cadre de la théorie. Non plus son accident mais son cadre. Plus ou
moins encore : et si la faute n’était pas la faute d’une théorie du cadre mais aussi
lieu de la faute d’une théorie du cadre (…) L’incomplétude de son travail, au
moins selon Kant, résiderait dans le fait que la nature a embrouillé, compliqué,
emmêlé (verwickelt) les problèmes. Les excuses de l’auteur se limitent à la
première partie de l’œuvre, à la critique du jugement esthétique, et non plus à la

4
Toutes les citations, sauf si on indique le contraire, appartiennent à la traduction espagnole de la vérité
en peinture (« La verdad en pintura ») sur laquelle on a travaillé. (Traduction de Fernando López
Rodríguez).
7
critique du jugement téléologique. C’est seulement dans la première partie que la
déduction n’aura pas la clarté et la distinction (Deutlichkeit) qu’on aurait le droit
d’attendre d’une connaissance conceptuelle.

Le problème de la faute réside dans l’impossibilité de clôture du système à partir de soi-


même, et dans le fait que Kant fasse appel à l’expérience esthétique, basée dans le
plaisir (pour lequel il n’y a pas de concept) pour lever un pont sur l’abîme
infranchissable ouvert comme une blessure dans le corpus kantien. L’architectonique
rationaliste kantienne a comme clé quelque chose qu’on ne peut pas reconstruire,
quelque chose pour laquelle on ne peut pas avoir de concept.

Il s’agit de voir, maintenant, en quoi l’effet de « crémaillère » de la troisième Critique


ne produit pas, au lieu d’une suture, un effet d’écoulement. On suit Derrida dans sa
description de la notion de parergon pour essayer de voir quelles conclusions pourrait-
on en tirer, ayant accepté l’interprétation de la position relative de la troisième Critique
comme cadre des autres deux.

- Le parergon n’est pas une partie intégrante de l’ergon (de l’œuvre) mais il a une
limite avec : « la touchent, la poussent, la serrent contre elle, ils cherchent le
contact, ils exercent une pression dans la frontière. » Ce n’est pas, alors, un
décor ou un ajout.

- « Le parergon inscrit quelque chose qui s’ajoute, extérieur au champ propre (…)
mais dont l’extériorité transcendante ne vient pas jouer, faire limite avec, frôler,
se serrer contre la limite même et intervenir dans le dedans mais dans la mesure
où le dedans maque. Il manque de quelque chose, il manque de soi. »

- On peut se demander où commence et où finit le parergon. Derrida montre que


la distinction, qui habituellement semble claire, entre le cadre et l’œuvre, est
affectée par des difficultés dans certains cas (en prenant des exemples de l’art)
dans lesquels il est vraiment compliqué de déterminer où est la frontière
parergon/ergon.

- « Parergon veut dire aussi l’exception, l’insolite, l’extraordinaire ». Peut être,


alors, l’extraordinaire, le miraculeux, ce qui fonde le transit entre les deux
sphères de la philosophie ? Peut-on considérer comme légitime, l’usage

8
d’éléments qui ne sont pas strictement rationnels, comme c’est le plaisir propre à
l’expérience esthétique, pour la fermeture catégorielle d’un système, lui,
rationnel ? Ce qui les fait être parerga n’est pas simplement son extériorité
d’excédent, mais le lien structurel interne qui les figent au manque intérieur de
l’ergon.

Finalement, le problème du « parergon » pourrait se formuler de cette façon-ci : avec


quelle légitimité peut opérer la troisième Critique comme un pont tendu sur l’abîme
entre les deux sphères de la philosophie ? Par rapport à ça, Derrida défend dans le
chapitre intitulé « Lemas » de La vérité en peinture, que le pont n’est pas une analogie :

Le recours à l’analogie, le concept et l’effet de l’analogie constituent le


pont même (…) L’analogie de l’abîme et du pont par-dessus de l’abîme,
est une analogie pour dire qu’il faut qu’il y ait effectivement une analogie
entre deux mondes absolument hétérogènes, un troisième pour passer
l’abîme, cicatriser l’ouverture et penser la différence. En synthèse, un
symbole. Le pont est un symbole. Il passe d’un bord à l’autre, et le
symbole est un pont.

Un cadre catégoriel pour l’Analytique du Beau

On suit Derrida dans son analyse de la troisième critique, une fois mise en lumière la
fonctionne fondamentale de la troisième Critique, pour examiner l’importation du cadre
catégoriel de la KrV faite par Kant pour élaborer l’Analytique du Beau. Derrida
explique cela de la façon suivante :

La définition du beau selon la qualité c’est l’objet d’un Wohlgefallen


désintéressé ; selon la quantité, ce qui plaît universellement, sans concept ; selon
la relation avec les fins, la forme de finalité sans représentation d’une fin
(finalité sans fin) ; selon la modalité, ce qui est reconnu sans concept comme
l’objet d’un Wohlgefallen nécessaire. (…) Kant applique alors une analytique
des jugements logiques à l’analytique des jugements esthétiques, au même temps
qu’il insiste sur l’irréductibilité des uns par rapport aux autres. Il ne justifie

9
jamais ce cadrage, ni la contention qu’il impose à un discours constamment
menacé par le débordement.

La raison par laquelle Kant importe ce cadre catégoriel de l’Analytique Transcendantale


c’est que l’imagination, recours essentiel de la relation avec la beauté, est en rapport,
« peut-être », avec l’entendement. C’est cette analytique du jugement celle que, « dans
son cadre, permet définir l’exigence de formalité, l’opposition entre le formel et le
matériel, le pur de l’impur, le propre de l’impropre, le dedans du dehors. »

L’harmonie et l’expérience du Beau

1.- Le Jugement de goût selon la qualité.

Après avoir défini le cadre catégoriel qui sera employé par Kant dans son analyse du
jugement esthétique, et en ayant compris le lieu « structurel » que la troisième Critique
joue dans le système et les difficultés théoriques inéluctables que cela implique, on
passe à observer la définition du Beau par Kant dans son Premier Moment, c’est-à-dire,
selon la qualité :

Le Goût est la faculté de juger un objet ou une représentation à travers


une satisfaction ou mécontentement, sans aucun intérêt.5

« Intérêt » veut dire ici pour Kant, intérêt pour l’existence de l’objet : ce qui est
important dans l’expérience du Beau n’est pas l’objet auquel on attribue la propriété de
la beauté mais l’expérience que celui-là engendre en moi, de telle manière qu’il me
permet constater l’harmonie existante entre mes facultés. L’objet dit beau dans
l’expérience de la beauté, reste absent : il est important seulement dans la mesure où il
est le déclencheur d’une expérience subjective, en constituant, ainsi, le factum de
l’expérience du Beau pour Kant, ce qui Martínez Marzoa appelle « la présence d’une
racine commune » préalable à la séparation des deux sphères de la Raison, racine
commune pour laquelle il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de concept.

Par contre, si on trouve un concept explicatif de l’ordre qui constitue


cette figure-là, si on découvre une règle selon laquelle cette figure-là se

5
KU. §5
10
construit, alors on aura découvert que la présupposée beauté reposait, en
réalité, dans un faux truc.6

Revenons au caractère subjectif de l’expérience du Beau suivant l’interprétation


derridienne :

Ce qui est important est ce que je fais en moi-même avec cette


représentation, non plus ce qui me fait dépendre de l’existence de cet
objet (…) On ne doit pas du tout être prédisposé à accepter l’existence de
la chose.

Il s’agit, alors, d’un processus d’auto-affectation dans lequel l’objet beau, pour le dire
comme ça, n’y peut rien sauf dans la mesure où, comme on a déjà dit, il permet au sujet
de constater l’harmonie existante entre ses facultés :

L’affect purement subjectif est provoqué par ce qui est considéré comme
Beau, ce qu’on dit qu’est Beau : dehors, dans l’objet indépendamment de
son existence. Mais, que veut dire existence pour Kant « Etre présent,
selon l’espace et le temps, comme chose individuelle : selon les
conditions de l’esthétique transcendantale.

Le problème que présente la caractérisation kantienne de l’expérience du Beau dans son


Premier Moment, n’est pas moins important. On devrait dire : Kant définit l’expérience
du Beau comme l’expérience selon laquelle un sujet existant, c’est-à-dire, dans l’espace
et dans le temps (qui sont les conditions a priori de la sensibilité externe et interne
respectivement) fait l’expérience d’un plaisir avec un objet dont l’existence ne fait pas
objet de son intérêt, comme si l’objet n’existait pas, ou comme s’il était hors de l’espace
et du temps, c’est-à-dire, comme s’il était nouménique.

6
Felipe Martínez Marzoa. Desconocida raíz común. Chapitre V: “Raíz común y lo bello.” Traduction
Fernando López Rodríguez.
11
2.- Le Jugement de Goût selon la relation.

C’est le Troisième Moment de l’Analytique du Beau, où Kant nous dit :

Définition du beau extraite de ce troisième moment : Beauté est la forme


de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue en lui sans la
représentation d’une fin.7

La finalité semble être comprise ici comme cette harmonie interne de la chose qui,
cependant, ne présente pas le principe d’organisation qui la préside : c’est-à-dire, si on
visualise la finalité comme une ligne dont un des extrémités serait la fin, on devrait nous
représenter cette ligne comme étant « coupée » dans un point quelconque, de telle
manière que la fin ne soit pas présente pour qu’une expérience du Beau se produise.

Comment faire l’expérience de cette coupure, de cette interruption de la finalité ?


Derrida, dans le chapitre de La vérité en peinture dédié à la définition du beau selon le
Deuxième Moment, (intitulé « Le sans de la coupure pure »), caractérise l’expérience de
la façon suivante :

« Expérience » d’un mouvement orienté, finalisé, harmonieusement organisé qui


vise une fin qui n’est jamais vue, d’un manque qui manque ou, directement, d’un
objectif en blanc. (…) l’être dépourvu d’objectif seulement devient beau si tout
dans lui tend vers le bout. Seulement cette interruption absolue, cette coupure
pure faite de manière tranchante produit le sentiment de beauté. Si cette coupure
n’était pas pure, si au moins elle se laissait virtuellement prolonger, compléter
ou combler, il n’y aurait pas de beauté (…) C’est le sans ce qui compte pour la
beauté, ni la finalité ni la fin, ni l’objectif sont importants quand il s’agit de la
beauté, mais les bordures en sans de la coupure pure, ou le sans de la finalité-
sans-fin.

L’interruption de la finalité comme condition de possibilité de l’expérience du beau.


Mais que la coupure soit pure n’est pas moins important : c’est-à-dire, que la coupure
ne laisse pas des restes, d’adhérences, selon les mots de Kant. S’il y a un certain résidu

7
KU. §17.
12
de cette finalité conceptualisable, nous dit Kant, la beauté ne pourra pas être libre, mais
adhérente. Cette coupure pure (sans reste, sans concept) ne peut pas être un objet de
connaissance et, donc, la science ne peut pas en faire un discours, de telle façon qu’un
certain non-savoir est nécessaire pour qu’il y ait une expérience de la beauté (libre) : il y
a seulement expérience du beau pendant qu’un discours sur le beau reste impossible.

On devrait ajouter : quelle conséquence a l’intervention de cette coupure pure, du sans


de la finalité-sans-fin ? La localisation de la beauté hors de l’œuvre, là où ce-pour-quoi
l’œuvre est (sa finalité) n’apparait pas. Le lieu de la beauté ne peut pas être que celui du
cadre, celui du dehors de l’ergon : le parergon.

Selon Kant, le parergon constitue le lieu et la structure de la beauté libre.


Enlevez d’un tableau toute représentation, toute signification, tout sujet et tout
texte, comme vouloir-dire, enlevez aussi tout le matériau (la toile, la couleur) qui
selon Kant ne peut pas être beau en soi-même, effacez tout dessin orienté par
une fin déterminable, soustrayez le fond mural, son soutien social, historique,
économique, politique, etc., qu’est-ce qui reste ? Le cadre, le cadrage, jeu de
forme et de lignes qui sont structurellement homogènes avec la structure du
cadre.

Des ponts : peindre la philosophie

Les relations entre peinture et philosophie chez Jacques Derrida dans son œuvre La
vérité en peinture constituent un ensemble de différentes stratégies qui vont de
l’illustration au discours et à l’envers pour constater, parfois l’écart entre les deux,
parfois ce que la peinture fait à la philosophie des auteurs examinés, mais aussi pour
déterminer que l’analyse des tableaux est souvent chez les philosophes une stratégie
pour confirmer ses propres théories sur des sujets pas nécessairement esthétiques.
Comme on l’a vu chez Kant, l’objet artistique devient important pour les philosophes,
parfois, dans la mesure où il sert d’appui aux penseurs pour développer quelque chose
d’autre.

On s’est intéressé ici à un moment de l’œuvre de Derrida où la peinture n’est pas


considérée comme un objet extérieur que le philosophe vienne examiner pour illustrer
son discours (relation théorie-exemple) ou pour en donner une image (relation concept-
image), mais où la philosophie, comprise comme Système, est en train de se peindre.
13
La spécificité des passages qu’on a choisit, par rapport à l’œuvre kantienne, est celle de
montrer en quoi une vision esthétique est toujours à l’œuvre dans la construction d’un
système philosophique ; montrer en quoi l’image précède et fonde le concept dans un
moment de constitution précise où la jonction entre les différents parties de l’ensemble
peuvent clore le système ou le défaire définitivement.

Il s’agit, finalement, de prendre au sérieux l’ « architectonique » kantienne de la raison :


voir son dessin, son design, ses points d’appuie, son décor, etc. La relation entre la
philosophie et la peinture considérée non plus comme le rapport entre deux disciplines
de nature hétérogène, mais depuis la mise en question d’une différence « pure » entre
l’image et le concept, entre l’œuvre artistique et le système philosophique : montrer
comment cette indistinction est à l’œuvre dans le moment de constitution d’un grand
système explicatif comme est celui de Kant où, comme le dit Derrida, des éléments
plastiques qualifiés comme étant allégoriques (le pont, l’abîme, le cadre, etc.) n’aident
pas à la pensée mais la portent eux-mêmes. Peindre la philosophie, ça serait peut-être
aussi la penser comme une activité qui en résulte d’une distribution « plastique » des
facultés (l’entendement, la raison), des domaines de la philosophie (théorique, pratique)
et de l’entre-deux dans lequel on habite : en quoi le schème qu’on présente ci-dessous
est une image et en quoi un système conceptuel ?

14
KrV KU KpV
Entendement Raison

Causalité Liberté

(Lois de la Nature) (Lois de la Morale)

Sphère théorique Sphère pratique

(Activité :connaitre) (Activité : penser)

Bord 1 Le pont sur l’abîme Bord 2

Ernest Descals. Puente de Ronda.

15
BIBLIOGRAPHIE

Jacques Derrida.

La verdad en pintura. Buenos Aires. Paidós, 2005.

La vérité en peinture. Paris. Flammarion, 1978.

Terry Eagleton. La estética como ideología. Capítulo III: “Lo imaginario kantiano”.
Madrid. Editorial Trotta, 2006.

Emmanuel Kant.

Crítica del Juicio. Madrid. Tecnos, 2007.

Crítica de la Razón Pura. Madrid. Tecnos, 2002.

Crítica de la Razón Práctica. Madrid. Tecnos, 2002.

Observaciones acerca del sentimiento de lo bello y lo sublime. Madrid, Alianza


Editorial, 2008.

Felipe Martínez Marzoa. Desconocida raíz común. Barcelona. Visor, 1978.

16

Vous aimerez peut-être aussi