Vous êtes sur la page 1sur 29

Revue Philosophique de Louvain

De la liberté absolue. À propos de la théorie cartésienne de la


création des vérités éternelles
Olivier Depré

Citer ce document / Cite this document :

Depré Olivier. De la liberté absolue. À propos de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 94, n°2, 1996. pp. 216-242;

doi : 10.2143/RPL.94.2.541805

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1996_num_94_2_6987

Fichier pdf généré le 09/02/2023


Résumé
La théorie cartésienne de la création des vérités éternelles est aujourd'hui remise à l'honneur dans la
littérature savante. On procède d'abord dans cet article à un commentaire de ses occurrences dans le
corpus cartésien. On examine ensuite l'originalité de cette théorie en la confrontant aux métaphysiques
antérieures les plus susceptibles de l'avoir préfigurée; après quoi on y confronte les critiques qu'en font
Leibniz et Spinoza. Enfin, on se penche sur l'actualité de cette théorie à partir de la critique implicite
qu'on peut en trouver chez le philosophe contemporain H. Jonas.

Abstract
Abstract. — The Cartesian theory according to which the eternal truths are created is currently
attracting considerable interest in the scholarly literature. The present article contributes to this
discussion by pursuing a fourfold goal. Firstly, it comments upon the passages in which the doctrine
occurs in the Cartesian corpus. Secondly, it examines the doctrine's originality by confronting it with
some earlier metaphysical systems in which it may possibly have been prefigured. In the third place,
the doctrine is analysed in the light of the critiques to which it has been subjected by Leibniz and
Spinoza. Finally, the article considers the present-day interest of Descartes 's theory, and this by
looking at the implicit critique which one finds in the work of the contemporary philosopher H. Jonas.
De la liberté absolue
À propos de la théorie cartésienne de la création
des vérités éternelles

La1 théorie cartésienne de la création des vérités éternelles est


formulée par Descartes pour la première fois comme à la sauvette, dans
trois lettres datant de la même année 1630, destinées au même
correspondant Mersenne, sans avoir jamais été anticipées ailleurs dans
l'ensemble de l'œuvre du philosophe. D'aucuns l'ont marginalisée, ne
voulant y voir qu'un accident spéculatif de circonstance, ou la frappant
d'ostracisme en dépit de son importance avouée: «[...] il est évident que
cette conception, si importante qu'elle soit, n'appartient pas aux
fondements de la doctrine. Elle n'est [...] qu'un aspect dérivé d'une de ses
thèses essentielles: celle de l'incompréhensibilité de Dieu»2. Plus
récemment, d'autres en revanche ont relu la théorie dans l'ensemble de
l'œuvre du philosophe, voire proposé ni plus ni moins qu'une
réinterprétation radicale de Descartes et de sa place dans l'histoire de la
métaphysique en reconstruisant sa philosophie autour de la théorie de la
création des vérités éternelles3, prenant ainsi au sérieux la thèse de F. Alquié:
«reprise sans cesse, et se maintenant, semblable à soi, à travers toute
l'œuvre de Descartes, la théorie de la création des vérités éternelles nous
semble [...] la clef de la métaphysique cartésienne»4.
Cette thèse ne serait pas défendable, toutefois, si l'on devait
admettre avec É. Bréhier que la théorie de la création des vérités
éternelles est «un hors-d' œuvre dont on ne voit pas au premier abord la
place qu'il tient dans la suite méthodique des idées métaphysiques de

1 Les références à Descartes sont données suivant l'édition Adam-Tannery, Œuvres de


Descartes. Nouvelle présentation par P. Costabel et B. Rochot, Paris, Vrin-CN.R.S., 1966
sq. L'abréviation A.T. est suivie de l'indication du tome en chiffres romains et de la page.
2 M. Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons I, Paris, Aubier, 1953, p. 24.
3 Cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des
vérités éternelles et fondement, Paris, P.U.F., 1981 ', (Quadrige), 1991. C'est cette deuxième
édition, corrigée et complétée, qui est citée dans le présent article.
4 F. Alquié, La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, Paris, P.U.F.,
1950, p. 90.
De la liberté absolue 217

Descartes»5. Or on sait aujourd'hui que cette théorie cartésienne n'est


pas un hapax, ni même un «hors-d'œuvre» dans le corpus cartésien
depuis que F. Alquié fit remarquer qu'elle se maintient sans rupture de
1630 à 1649, dans des textes de genres divers6. Pour prendre la mesure
du contenu — ou plutôt des contenus — de cette théorie, je propose ici
de brièvement faire le rappel des textes qui l'énoncent. Il y aura lieu
ensuite de s'interroger sur son originalité, en amont et en aval de la place
qu'occupe Descartes dans l'histoire de la philosophie. Je tenterai enfin
de mettre en évidence l'enjeu philosophique qu'elle représente encore
aujourd'hui concernant essentiellement la question de la liberté, en
prenant exemple sur H. Jonas.

1. La théorie cartésienne de la création des vérités éternelles

Dans la lettre à Mersenne du 15 avril 1630, où la théorie est


énoncée pour la première fois, Descartes répond à son correspondant:
[...] les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été
établies de Dieu et en dépendent entièrement aussi bien que tout le reste
des créatures. C'est, en effet, parler de Dieu comme d'un Jupiter et d'un
Saturne et l'assujettir au Styx et aux destinées que de dire que ces vérités
sont indépendantes de lui. [...] C'est Dieu qui a établi ces lois en la nature,
ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume7.
Aux yeux de Descartes, si Dieu est créateur, il doit donc l'être aussi
bien des vérités mathématiques que du reste de la création. Telle semble
être l'exigence d'une creatio ex nihilo puisque si ces vérités n'étaient
pas créées, elles précéderaient Dieu dans l'éternité ou lui seraient co-
éternelles: en tout état de cause elles le contraindraient dans sa création,
ce qui en ferait un dieu mythologique soumis à la Nécessité. Aussi,
comme Descartes le précisera un mois et demi plus tard, la création
divine n'est pas seulement la création des existences et des vérités
mathématiques, mais de toutes les essences en général:
[...] il est aussi bien l'auteur de l'essence comme de l'existence des
créatures8.

5 É. Bréhier, La philosophie et son passé, Paris, Alcan, 1940, p. 104-105.


6 On trouvera le relevé de toutes les occurrences de la théorie de la création des
vérités éternelles chez Descartes dans J.-L. Marion, Sur la théologie blanche..., p. 270-1.
7 À Mersenne, 15 avril 1630, A.T. I, p. 146.
8 À Mersenne, 27 mai 1630, A.T. I, p. 152.
218 Olivier Depré

Enfin, Descartes précisera onze ans plus tard, conformément à cette


exigence que rien ne précède Dieu dans son acte de création, que celle-
ci ne concerne pas seulement l'ordre du Vrai mais aussi celui du Bien:
Quand on considère attentivement l'immensité de Dieu, on voit
manifestement qu'il est impossible qu'il y ait rien qui ne dépende de lui, non
seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu'il n'y a ordre, ni loi, ni raison
de bonté et de vérité qui n'en dépende [...]. Car si quelque raison ou
apparence de bonté eût précédé sa préordination, elle l'eût sans doute déterminé
à faire ce qui aurait été de meilleur9.
Ce qui est essentiel dans cet extrait, c'est que si Descartes requiert
une création divine des vérités éternelles, c'est parce que précéder Dieu,
ce serait le déterminer. Or dans la philosophie scolastique, les vérités ne
sont pas créées par Dieu parce qu'elles sont de toute éternité présentes
dans son intellect: — on ne saurait soupçonner l'École d'imposer à Dieu
des lois auxquelles il devrait se conformer dans son acte de création. Il
est tout à fait remarquable que dans sa théorie de la création des vérités
éternelles, Descartes s'en prend toujours à l'idée d'une détermination de
la création divine par des vérités préexistant à celle-ci, comme si Dieu,
à l'instar des divinités mythologiques, était soumis à une autorité
supérieure. Mais «en vérité, personne n'a dit cela»10! Aussi ce qui anime
Descartes ici, au-delà du prétexte de la dénonciation du risque de voir
Dieu se réduire à une divinité païenne, c'est l'idée que Dieu doit être une
cause efficiente des vérités plutôt que de se contenter d'avaliser
passivement ce que son intellect donne déjà à sa volonté. La création ne consiste
donc pas à donner l'existence à une forme éternelle préexistante, mais à
faire être tout ce qui est, y compris les essences immatérielles.
Par ailleurs, en comparant Dieu à un roi, Descartes renforce la
relation de causalité efficiente entre Dieu et sa création en indiquant qu'il le
pense sur le modèle d'un législateur auquel tout à la fois aucune loi ne
peut échapper, et qui ne peut non plus être soumis à aucune, puisqu'elles
ne dépendent que de lui. Si l'on se refuse à penser en ces termes le
statut des essences, précise le philosophe, on réduit alors le créateur à une
divinité soumise aux décrets arbitraires du destin: dans ces conditions,
Dieu ne serait pas libre, mais contraint d'agir conformément aux
préceptes d'une puissance supérieure et extérieure à lui.
9 Meditationes..., Sextœ Responsiones, n. 8, A.T. VII, p. 436. Trad, fir.: Descartes,
Œuvres et lettres. Textes présentés par A. Bridoux (Bibliothèque de la Pléiade), Paris,
Gallimard, 1953, p. 538.
10 Citation de F. Alquié, in Descartes, Œuvres philosophiques. Tome I (1618-1637).
Textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1963, p. 260, n. 1.
De la liberté absolue 219

Dès lors, quel est le souci qui anime Descartes lorsqu'il requiert
avec tant d'insistance que Dieu soit reconnu comme le créateur des
essences éternelles? L'absolue transcendance et la liberté divines. Car si
nous connaissons bien les «lois du législateur» qui sont «innées dans
notre esprit», il reste que
nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la
connaissions11.
La «grandeur» de Dieu nous échappe donc malgré la connaissance
que nous en avons. Autrement dit, si nous connaissons Dieu et si nous
savons qu'il a créé les essences ainsi que toutes les choses sensibles,
nous ne pouvons pas comprendre pourquoi il a fait ce qu'il a fait plutôt
au 'autre chose. Pour éclaircir ce point, rien ne vaut tant que de citer le
philosophe lui-même, qui poussera les conséquences de sa thèse jusqu'à
ses plus extrêmes limites:
[Dieu] a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes
tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le
monde12.

De même que Dieu a créé le monde en toute liberté, de même donc


qu'il n'était pas obligé de le créer, de même il n'était pas obligé de créer
les lois de la mathématique ou de la moralité comme il les a créées,
c'est-à-dire les lois qui régissent le monde et nous permettent de le
connaître.
Or si la grandeur de Dieu, créateur de toutes choses y compris les
essences nous échappe, nous l'en estimons d'autant plus, ainsi que
un roi a plus de majesté lorsqu'il est moins familièrement connu de ses
sujets, pourvu toutefois qu'ils ne pensent pas pour cela être sans roi, et
qu'ils le connaissent assez pour n'en point douter13.

Comme on l'a déjà suggéré, l'allusion de Descartes au Styx et aux


Destinées n'a de sens que par la conception qu'il a de la liberté divine:
si «les vérités mathématiques font partie de l'entendement divin, alors
Dieu les constate passivement, [...] comme malgré lui, et [...] il y est
donc assujetti»14.

11 À Mersenne, 15 avril 1630, A.T. I, p. 146.


12 À Mersenne, 27 mai 1630, A.T. I, p. 152.
13 À Mersenne, 15 avril 1630, A.T. I, p. 145.
14 Citation de F. Alquié, in Descartes, Œuvres, p. 260, n. 1.
220 Olivier Depré

Descartes détaille ensuite sa thèse dans la lettre du 6 mai au même


Mersenne:
Pour les vérités éternelles, je dis derechef que sunt tantum verae aut pos-
sibiles, quia Deus Mas veras aut possibiles cognoscit, non autem contra
veras a Deo cognosci quasi indepedenter ab illo sint verae15.

L'impact de cette lettre, dans laquelle la théorie cartésienne de la


création des vérités étemelles trouve «son énoncé le plus précis»16 tient
dans la citation latine et est le suivant: le vrai est vrai parce que Dieu le
connaît — et donc le veut et le crée — et non pas indépendamment de
lui. En suggérant de façon convaincante que cette thèse latine recèle une
citation de Suarez17, J.-L. Marion a mis en lumière ce qui oppose le
fondateur de la modernité au dernier des scolastiques: la théorie cartésienne
revient à penser la vérité comme l'étemel produit d'une connaissance
divine qui, «s'avançant hors d'elle-même vers son objet, met du même
coup celui-ci en avant»; et «Suarez, au contraire, à maintenir
l'antériorité étemelle des vérités sur la pensée divine se contraint à donner aux
vérités leur ultime assise en elles seules»18. Ce faisant, Descartes réagit
à la tendance univociste de la théologie, comme il réagit à la même
tendance de la physique qu'incarnent Mersenne, Kepler ou Galilée19.
S'il est inconcevable que la vérité puisse précéder la connaissance
que Dieu en a, c'est parce qu'en Dieu c'est tout un de connaître, de
vouloir et de créer — raison pour laquelle la thèse thomiste d'une préséance
de l'entendement sur la volonté en Dieu ne peut satisfaire Descartes.
L'enjeu majeur de la théorie est donc que les vérités soient des
productions divines, faute de quoi elles seraient acceptées passivement, la
passivité étant manifestement aux yeux de Descartes un assujettissement.
La préséance de la causalité dans cette théorie explique que
Descartes revienne à la charge dans sa lettre du 27 mai en réponse à une
question de Mersenne qui lui demandait «par quel genre de causalité
Dieu a établi les vérités étemelles». Conformément à l'affirmation qui
précède, selon laquelle les vérités sont des créatures au même titre que

15 À Mersenne, 6 mai 1630, A.T. I, p. 149.


16 J.-L. Marion, Sur la théologie blanche..., p. 27.
17 «Rursus neque illae enuntiationes sunt verae quia cognoscuntur a Deo, sed potius
ideo cognoscuntur a quia verae sunt, alioqui nulla reddi posset ratio cur Deus necessario
cognosceret illas esse veras» (Fr. Suarez, Opera omnia, Disputationes metaphysicae XXXI,
section XII, n. 40, p. 178).
18 J.-L. Marion, Sur la théologie blanche..., p. 28. 29.
19 Cf. Id., ibid., p. 161-227.
De la liberté absolue 221

toute existence, Descartes répond sereinement que les vérités éternelles


ont été créées in eodem génère causae20 que toute chose, c'est-à-dire par
une cause efficiente et totale. Mais tout en même temps, le philosophe
rappelle que savoir n'est pas comprendre ni concevoir:
[...] Je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont
quelque chose, et par conséquent qu'il en est auteur. Je dis que je le sais,
et non pas que je le conçois ni que je le comprends; car on peut savoir que
Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie ne le
puisse comprendre ni concevoir; de même que nous pouvons bien toucher
avec les mains une montagne, mais non pas l'embrasser comme nous
ferions un arbre, ou quelqu'autre chose que ce soit, qui n'excédât point la
grandeur de nos bras: car comprendre, c'est embrasser de la pensée; mais
pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée21.

Savoir est à toucher ce que comprendre est à embrasser. La doctrine


de la création des vérités éternelles s'accompagne donc de l'affirmation
d'une absolue infinité et incompréhensibilité de Dieu, dont toutes choses
dépendent. C'est faute de voir cela que d'aucuns se méprennent et croient
que des vérités peuvent exister indépendamment de Dieu. Il y a donc
pour Descartes du connaissable compréhensible — c'est le domaine des
vérités mathématiques — et du connaissable incompréhensible — c'est
la science de Dieu. L'épistémologie de l'incommensurabilité de l'objet
su à la compréhension permet habilement de garantir la possibilité d'une
connaissance scientifique certaine en même temps que l'absolue
transcendance de Dieu.
Reste alors la question fondamentale de la raison dernière des
raisons: «qui a nécessité Dieu à créer ces vérités?»22 La seule raison
rendue par Descartes est la liberté de Dieu, liberté qu'il veut absolue,
puisque de même que le monde eût pu ne pas être, de même le cercle eût
pu répondre à d'autres définitions géométriques que celles qui sont
actuellement les siennes. Qu'est-ce alors que la création des vérités
éternelles sinon l'éternelle conjonction, en Dieu, de sa volonté et de son
intellect:
C'est en Dieu une seule et même chose de vouloir, d'entendre et de
créer [...]23

20 À Mersenne, 27 mai 1630, A.T. I, p. 151-2.


21 Ibid., p. 152.
22 Ibid.
23 À Mersenne, 27 mai 1630, A.T. I, p. 153.
222 Olivier Depré

Nous avons relevé que M. Gueroult ne voyait dans la doctrine


cartésienne de la création des vérités éternelles qu'une variation sur un
thème fondamental de la philosophie cartésienne: l'incompréhensibilité
de Dieu. On voit déjà combien la thématique de cette doctrine est plus
large:
1° Si Dieu est créateur, il doit l'être de tout parce que du non créé
ne peut que précéder Dieu et donc s'imposer à lui; il en résulte la
nécessité d'affirmer l' indistinction des facultés de connaître, de vouloir et de
créer. La théorie est donc commandée par le primat absolu de la
causalité efficiente.
2° Dieu agit comme un roi, ce qui veut dire que ces productions
sont contingentes, puisqu'il n'est nécessité par rien et qu'elles ne
résultent que de sa liberté. Pour autant, sa production est éternelle, et dès lors
le statut des vérités créées s'accompagne aussitôt d'une nécessité: dès
qu'elles sont créées, les vérités sont nécessaires, car Dieu ne peut
revenir sur sa production.
3° II semble bien que la seule motivation de Descartes pour
énoncer cette thèse originale soit d'affirmer l'absolue transcendance et
l'absolue liberté de Dieu.
4° Le corrélat noétique de cette absolue transcendance, c'est que la
connaissance humaine de Dieu ne peut aller jusqu'à la compréhension
de sa volonté. Le corollaire en est, au niveau de notre volonté, que nous
estimons Dieu d'autant plus.
5° En Dieu, c'est tout un de connaître, de vouloir et de créer, ce qui
suppose qu'il n'y a en lui aucune différenciation, aucune réflexivité,
aucune négativité.

*
* *

Un des arguments les plus décisifs en faveur de l'idée selon


laquelle la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles est le
fondement métaphysique de sa philosophie, c'est, comme l'avait déjà
remarqué F. Alquié, le fait qu'elle se maintienne avec une belle
régularité de cette année 1630 jusqu'à 1649. En suivant le relevé de ses
occurrences qu'en a fait J.-L. Marion, on la retrouve en effet dans le Discours
de la méthode (1637), dans une nouvelle lettre à Mersenne de 1638, dans
les Responsiones aux cinquièmes et sixièmes objections (1641), dans les
Principia philosophiae (1644), dans une lettre à Mesland de 1644, dans
De la liberté absolue 223

Y Entretien avec Burman de 1648, dans une lettre à Arnauld de la même


année, et enfin dans une lettre à Morus de 164924.
La lettre à Mersenne de 1638 a ceci d'intéressant qu'elle réaffirme
avec toute la clarté voulue ce qui était déjà évoqué dans celle du 27 mai
1630: Dieu n'est pas soumis au principe de contradiction. En effet,
s 'agissant de savoir si un espace réel tel que le nôtre existerait si Dieu
n'avait rien créé, Descartes affirme sans ambiguïté que
non seulement il n'y aurait point d'espace, mais même que ces vérités que
l'on nomme éternelles, comme que totum est maius sua parte, etc., ne
seraient point vérités si Dieu ne l'avait ainsi établi, ce que je crois vous
avoir déjà autrefois écrit25.

Dans sa réponse aux objections que Gassendi lui avait adressées


émerge ce qui est la clé de la théorie cartésienne: Y indépendance. La
théorie de la création des vérités éternelles ne porte pas sur l'éternité ou la
temporalité26 de ces vérités27, elle porte sur leur création entendue au sens
d'une causalité efficiente. Que celle-ci soit éternelle ou dans le temps, peu
importe à la limite; ce qui compte, c'est que la création soit un acte de
production par une cause libre, volontaire et toute-puissante, et que donc
rien dans l'ordre de la création ne soit indépendant de cette cause.

Dans les sixièmes réponses, Descartes étend le champ d'application


de sa thèse à l'ordre axiologique et détaille la conception que nous
devons nous faire de la volonté divine: cette volonté est une volonté

24 Pour les références de tous ces textes, cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche. . .,
p. 270.
25 À Mersenne, 27 mai 1638, A.T. II, p. 138.
26 «[...] Parce que Dieu l'a ainsi voulu et qu'il en a ainsi disposé, [les essences des
choses et les vérités mathématiques que l'on en peut connaître] sont immuables et
éternelles» (Quintae Responsiones, A.T. VII, p. 380).
27 Le discours de Descartes est fluctuant à cet égard, qui tantôt semble se
démarquer de l'expression «vérités éternelles», tantôt la prend à son compte sans autre
précaution: «[...] les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles [...]» (A.T. I,
p. 145); «Pour les vérités éternelles, je dis derechef [...]» (A.T. I, p. 149); «or cette
essence n'est autre chose que ces vérités éternelles [...]» (A.T. I, p. 152); «[...] ces
vérités qu'on nomme éternelles [...]» (A.T. II, p. 138); «les vérités éternelles dépendent [...]
de la volonté de Dieu, qui [...] les a ordonnées et établies de toute éternité» (A. T. VII,
p. 436). Quand Descartes se méfie de l'expression, c'est pour éviter de véhiculer l'idée
d'une éternité qui «précéderait» l'éternité divine ou qui lui serait seulement co-éternelle,
auquel cas Dieu ne serait pas une divinité unique. Descartes admet pourtant l'éternité des
vérités, pour peu qu'il s'agisse alors de dire que cette éternité est un produit éternel de la
volonté divine absolue, sans qu'il doive ici y avoir nulle antériorité chronologique de
celle-ci sur celle-là.
224 Olivier Depré

d'indifférence. Il faut entendre par là que la volonté de Dieu est


indifférente à toutes les raisons qu'elle pourrait avoir de se déterminer telle ou
telle. Plus précisément, c'est l'indifférence à toute
idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire,
ou ce qu'il faut omettre28

dont il s'agit. Pourquoi donc les choses sont-elles vraies ou bonnes'?


Parce qu'elles sont créées.
Par exemple ce n'est pas pour avoir vu qu'il était meilleur que le monde
fût créé dans le temps que dès l'éternité, qu'il a voulu le créer dans le
temps; et il n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux
à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire autrement,
etc. Mais, au contraire, parce qu'il a voulu créer le monde dans le temps,
pour cela il est ainsi meilleur que s'il eût été créé dès l'éternité; et d'autant
qu'il a voulu que les trois angles d'un triangle fussent nécessairement
égaux à deux droits, il est maintenant vrai que cela est ainsi, et il ne peut
pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses29.
Dieu est donc bel et bien producteur de nécessité, de même que —
n'en déplaise à Gassendi — il est producteur d'éternité. Le statut des
vérités et des règles de bonté est donc celui de productions contingentes
— Dieu n'étant nécessité par rien, il aurait pu produire autre chose que ce
qu'il a produit — qui sont pourtant nécessaires aussitôt qu'elles ont été
produites. L'indifférence de la liberté divine ne doit donc pas s'entendre en
un sens anthropomorphique, comme une liberté capricieuse; bien plutôt,
une entière indifférence en Dieu est une preuve très grande de sa toute-
puissance30,
puisqu'il a par exemple la puissance de vouloir la béatitude des saints
sans avoir égard aux mérites de ceux-ci, lesquels en sont proprement la
cause, mais cette cause étant celle d'un effet de toute éternité voulu par
Dieu.

L'occurrence peut-être la plus remarquable de la théorie cartésienne


de la création des vérités éternelles est celle qu'on rencontre un peu plus
loin dans le texte, dans le n° 8 des sixièmes réponses, qui a toutes les
allures d'un véritable traité sur la question: comme F. Alquié le faisait
remarquer autrefois, ce passage constitue avec le précédent «l'exposé le

28 Sextœ Responsiones, A.T. VII, p. 432.


29 Ibid.
30 Ibid.
De la liberté absolue 225

plus complet»31 de la théorie. Descartes en effet ramasse en ce seul


passage plusieurs thèmes jusqu'alors plus ou moins épars, qui se
rassemblent en un faisceau jusqu'à constituer une théorie homogène: Dieu est
infini — donc tout doit dépendre de lui — quant à la subsistance ainsi
que quant aux ordres — sans quoi il n'aurait pas été indifférent à
créer ce qu'il a créé — car si la moindre raison ou bonté avait précédé
sa création, il eût été déterminé par celle-ci — or au contraire parce qu'il
a fait ce qu'il fait, cela est bon, comme l'atteste la Genèse; — quant à la
causalité qui relie la création des essences à Dieu, elle est la même que
celle qui relie des lois au souverain qui les édicté: efficiente32. — Enfin,
tout-puissant, Dieu pouvait évidemment créer d'autres vérités
mathématiques, quoique mon entendement humain soit incapable de comprendre
cela — par ailleurs, nous ne devons point douter de ce que nous
comprenons sous prétexte que nous ne comprendrions pas que ce qui est eût
pu être autre. Bref
il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de l'entendement
humain, ou de l'existence des choses, mais seulement de la volonté de
Dieu, qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de
toute éternité33.
Suivent dans l'ordre chronologique les Principes, où Descartes ne
laisse planer aucun doute sur la relation qui relie le monde des
existences et des essences à Dieu: celui-ci est «source», «auteur», «cause»,
«créateur de toutes choses» et de «tout ce qui est ou qui peut être»34.
Un peu plus tard, dans une lettre du 2 mai 1644 ensuite, Descartes
offre au P. Mesland un exposé très détaillé du statut des vérités logiques
en regard de la toute-puissance divine. D'abord, la toute-puissance divine
étant sans bornes, elle peut choisir, en toute indifférence, de produire du

31 F. Alquié, La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, p. 89.


32 II vaut la peine de noter ici que Descartes est très conscient de l'originalité de sa
théorie quand il dit que «les genres de causes ayant été établis par ceux qui peut-être ne
pensaient point à cette raison de causalité, il n'y aurait pas lieu de s'étonner, quand ils ne
lui auraient point donné de nom; mais néanmoins ils lui en ont donné un, car elle peut
être appelée efficiente [...]» (A.T. VII, p. 436). Ce texte mérite de retenir la meilleure
attention du lecteur de Descartes, car on y voit le philosophe d'abord concéder que la
causalité qui relie les essences à Dieu aurait bien pu (dû?) ne pas être pensée par les
théoriciens traditionnels de la causalité qui n'ont jamais pensé la création des vérités éternelles.
Mais aussitôt après, il réduit la cause exercée par un Dieu infini et incompréhensible à
celle du législateur, sans voir le risque d'univocité qu'il introduit de ce fait!
33 Sextœ Responsiones, A. T. VII, p. 436.
34 Respectivement A. T. VIII-I, p. 13. 14. 14. 13. 14.

U C L
INSTITUT SUPERIEUR DE PHILOSOPHIE
Bibliothèque
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier. 14
B-1348 Louvain-la-N^uve
226 Olivier Depré

possible ou de l'impossible; et fini, notre esprit conçoit parfaitement


comme possible le réel, mais ne peut concevoir comme possible de
l'impossible qui eût pu être possible si Dieu l'avait voulu.
Pour la difficulté de concevoir comment il a été libre et indifférent à Dieu
de faire qu'il ne fût pas vrai que les trois angles d'un triangle fussent égaux
à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne peuvent être
ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de
Dieu ne peut avoir aucunes bornes; puis aussi, en considérant que notre
esprit est fini, et créé de telle nature qu'il peut concevoir comme possibles
les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas de
telle, qu'il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu aurait
pu rendre possibles, mais qu'il a toutefois voulu rendre impossibles. Car la
première considération nous fait connaître que Dieu ne peut avoir été
déterminé à faire qu'il fût vrai que les contradictoires ne peuvent être
ensemble, et que, par conséquent, il a pu faire le contraire; puis l'autre
nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le
comprendre, pour ce que notre nature n'en est pas capable35.

Ensuite, cette lettre apporte un éclairage important sur le statut


modal des vérités créées. Elles sont nécessaires — quoique contingentes
au sens que nous avons dit plus haut, à savoir qu'elles sont librement
voulues par Dieu -, mais cela ne signifie pas pour autant que Dieu les ait
nécessairement voulues — puisqu' aussi bien, précisément, il les a
librement voulues: il est contingent que Dieu ait voulu du nécessaire.
Car c'est toute autre chose de vouloir qu'elles fussent nécessaires, et de le
vouloir nécessairement, ou d'être nécessité à le vouloir36.

Le statut de cette nécessité et le fait qu'elle se retourne pour ainsi


dire contre Dieu est très explicite dans 1' «entretien avec Burman»,
lorsque au jeune philosophe qui lui demande si «Dieu aurait pu
commander à sa créature de le haïr, et faire consister en cela le bien?»,
Descartes répond:
II ne le peut plus; mais qu'aurait-il pu, nous ne savons pas. Et pourquoi
n'aurait-il pu prescrire un tel commandement à sa créature?37

35 À Mesland, 2 mai 1644, A. T. IV, p.


36 Ibid., p. 118-9.
37 Responsiones Renati des Cartes ad quasdam dijficultates ex Meditationibus ejus,
etc., ab ipso haustœ, A. T. V, p. 160; trad. fr. R. Descartes, Entretien avec Burman.
Manuscrit de Gôttingen. Texte présenté, traduit et annoté par Ch. Adam, Paris, Vrin,
1975, p. 53.
De la liberté absolue 227

Dans sa lettre à Arnaud de 1648, Descartes pousse les


conséquences de sa théorie jusqu'à ses plus extrêmes limites, puisque tout en
rappelant que toute ratio boni et veri dépend de Dieu, il affranchit aussi
celui-ci du principe de contradiction:
[...] Il me semble qu'on ne doit dire d'aucune chose qu'elle ne peut pas
être faite par Dieu; étant donné que toute espèce de vrai et de bien dépend
de sa toute-puissance, je n'oserais même pas dire que Dieu ne peut pas
faire qu'une montagne soit sans vallée, ou qu'un et deux ne fassent pas
trois; mais je dis seulement qu'il m'a donné un esprit de telle nature que je
ne saurais concevoir une montagne sans vallée ou une somme d'un et de
deux qui ne serait pas trois, etc. et que de telles choses impliquent
contradiction dans ma conception38.

Considérons enfin la lettre à Henry More que Descartes lui adresse


au soir de sa vie:
[. . .] J'assure hardiment que Dieu peut faire tout ce que je conçois possible,
sans avoir la témérité de dire qu'il ne peut pas faire ce qui répugne à ma
manière de concevoir: je dis seulement, cela implique contradiction39.
Descartes applique ici sa théorie aux contradictoires physiques sur
les exemples du vide ou de la divisibilité de la matière. S 'agissant de
cette dernière, il renvoie d'ailleurs au § 34 de la deuxième partie de ses
Principes à laquelle est consacrée la correspondance de H. More à
laquelle il répond: Descartes y expose la nécessité de la divisibilité
indéfinie de la matière, tout en répétant que Dieu doit pouvoir achever cette
division, même si cela est incompréhensible à l'entendement humain.
Mais comme dans 1' «entretien avec Burman», il semble bien que
l'essentiel soit ici l'affirmation conjointe par Descartes de la toute-puissance
divine et des contradictoires. Car si depuis sa correspondance de 1630
avec Mersenne Descartes va répétant que Dieu ne saurait être soumis
aux contradictoires, il apparaît ici très manifestement qu'il ne voit pas
davantage les contradictoires soumis à Dieu. La deuxième objection de
H. More dans sa lettre du 11 décembre 1648 porte sur le § 18 de la
deuxième partie des Principes. Descartes s'emploie à y démontrer
depuis quelques paragraphes l'impossibilité d'un espace vide et en
conclut que Dieu même ne pourrait ôter tous les corps contenus dans un

38 À Arnauld, 29 juillet 1648, A. T. V, p. 223.


39 À Morus, 5 février 1649, A. T. V, p. 272; trad. fr. Descartes, Correspondance
avec Arnaud et Morus. Texte latin et traduction. Introduction et notes pas G. Lewis, Paris,
Vrin, 1953, p. 117-119.
228 Olivier Depré

vase; ce qui est absolument remarquable, notons-le, c'est que son


argumentation porte sur le principe de contradiction, et qu'il l'illustre par
l'exemple des montagnes et des vallées, celui-là même qu'il avait utilisé
en un sens contraire dans sa lettre à Arnauld de 1648!
[La liaison] est si absolument nécessaire entre la figure concave qu'a ce
vase et l'étendue qui doit être comprise en cette concavité, qu'il n'y a pas
plus de répugnance à concevoir une montagne sans vallée, qu'une telle
concavité sans l'extension qu'elle contient, et cette extension sans quelque
chose d'étendu, à cause que le néant [...] ne peut avoir d'extension. C'est
pourquoi, si on nous demande ce qui arriverait, en cas que Dieu ôtât tout
le corps qui est dans un vase, sans qu'il permît qu'il en rentrât d'autre,
nous répondrons que les côtés de ce vase se trouveraient si proches qu'ils
se toucheraient immédiatement. Car il faut que deux corps s'entre-tou-
chent, lorsqu'il n'y a rien entre eux deux, parce qu'il y aurait de la
contradiction que ces deux corps fussent éloignés, c'est-à-dire qu'il y eût de la
distance de l'un à l'autre, et que néanmoins cette distance ne fût rien: car
la distance est une propriété de l'étendue, qui ne saurait subsister sans
quelque chose d'étendu40.

Or cette forme de soumission de la puissance divine aux lois de la


non-contradiction n'est pas admissible pour H. More:
Quand vous insinuez que Dieu même ne saurait faire qu'il y ait
véritablement du vide dans la nature, et que si par exemple on ôtoit d'un vase [tout
l'air qu'il contient, ou] tout [autre] corps, ses côtés se joindroient
nécessairement; ce sentiment me paraît non seulement faux, mais contraire à ce
que vous avez dit auparavant; car si c'est Dieu qui imprime le mouvement
à la matière, comme vous l'avez avancé, ne peut-il pas imprimer un
mouvement contraire, qui empêche que les côtés du vase ne s'approchent; mais
il y a de la contradiction, dites-vous, qu'il y ait une distance entre les côtés
du vase, et qu'il n'y ait rien cependant au milieu. Je soutiens [...] qu'à la
vérité ces côtés ne s'approcheraient pas l'un de l'autre par une nécessité
absolue, mais par une nécessité naturelle, et que Dieu seul peut empêcher
cette réunion [...]41.
H. More se montrerait-il plus cartésien que Descartes lui-même
dans son combat pour sauver la toute-puissance divine? Et de fait
Descartes lui répond sur ce registre en comprenant les réserves de son
correspondant. Or le philosophe français ne veut pas du tout, comme le croit
erronément H. More, imposer quelque borne que ce soit à la puissance
divine, mais seulement démontrer que telle action divine, inconcevable à

40 Principes, Seconde partie, § 18, A.T. IX-2, p. 73.


41 Morus, À Descartes, 11 décembre 1648, A. T. V; trad. fr. p. 101.
De la liberté absolue 229

mon esprit mais ne surpassant pas la toute-puissance divine, impliquerait


contradiction.
[...] Vous voudriez sauver la puissance divine, qui en ôtant tout ce qui est
dans un vase peut, selon vous, empêcher que ses côtés ne se réunissent. Je
sais que mon intelligence est finie, et que le pouvoir de Dieu est infini,
ainsi je n'y prétends pas mettre de bornes; mais je me contente
d'examiner ce que je puis concevoir ou non, et je me garde bien de porter aucun
jugement contraire à ma perception: c'est pourquoi j'assure hardiment que
Dieu peut faire tout ce que je conçois possible, sans avoir la témérité de
dire qu'il ne peut pas faire ce qui répugne à ma manière de concevoir: je
dis seulement, cela implique contradiction42.

En d'autres termes, ce passage important dans l'œuvre de Descartes


n'est compréhensible que moyennant la réciprocité du cogito et de la
toute-puissance divine: Dieu peut ... mais c'est contradictoire. Ce qui
vaut du vide vaut du passé qui ne peut être défait:
nous concevons bien clairement que cela est impossible, et qu'ainsi il n'y
a aucun défaut de puissance en Dieu de ce qu'il ne le fait pas43.

En d'autres termes, la toute-puissance divine n'est pas altérée par la


loi des contradictoires, puisque c'est lui qui l'a voulue.
La théorie cartésienne de la création des vérités éternelles occupe
donc le juste milieu entre deux positions extrêmes, celle d'un Dieu
aliéné par le principe de raison et celle d'un Dieu capricieux susceptible
de jouer avec sa propre création. Dans l'extrémisme même de sa thèse,
Descartes se tiendrait ainsi entre deux positions extrémistes qu'avec
J.-L. Marion il faut récuser: «celle qui soumet Dieu aux contradictoires
(Mersenne) comme celle qui soumet les contradictoires à Dieu (H. More),
puisque l'une et l'autre s'accordent à parler de la toute-puissance divine
comme si nous pouvions la comprendre par représentations»44.
Autant la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles
peut-elle sembler choquante au regard de la position de l'homme au sein
d'un monde connaissable aux raisons incompréhensibles, autant, si l'on
suit la thèse de J.-L. Marion, est-elle équilibrée à travers l'affirmation
qui lui est sous-jacente d'une dialectique harmonieuse entre cause
voulante et effet voulu. Au-delà de 1' «analogie perdue»45 et à l'écart des

42 À Morus, 5 février 1649, A. T. V, p. 272; trad. fir. p. 117-119.


43 Ibid.
44 J.-L. Marion, Sur la théologie blanche..., p. 303.
45 Cf. le titre du premier chapitre de La théologie blanche. . .
230 Olivier Depré

tentations de l'univocité, Descartes réalise le coup de force historial de


rendre compossibles une volonté divine absolue et son contraire, la
nécessité, qui jouit à son tour de sa propre autonomie absolue dès le
moment qu'elle a été instituée, et qui offre enfin à l'homme la
possibilité d'une autonomie dans l'ordre du savoir.

2. Originalité de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles

La théorie de la création des vérités éternelles est «une thèse qui


caractérise en propre la pensée cartésienne, et que toute autre pensée a,
unanimement ou presque, rejetée ou ignorée, au point que l'interprétation
dominante a pu la sous-estimer chez Descartes lui-même»46. F. Alquié
déjà avait souligné l'originalité de la thèse: «rien n'est plus opposé à la
scolastique que la théorie de la création des vérités éternelles»47.

On peut tenter de réfuter cette affirmation d'une originalité radicale


de Descartes par rapport à la tradition médiévale en la confrontant
d'abord à la doctrine de Duns Scot. Comme le détaille É. Gilson dans
son essai sur Descartes48, on peut considérer Duns Scot comme un
précurseur de Descartes quant à sa conception de la liberté divine. C'est
sans doute Ph. Secrétan, dans sa Philosophie de la liberté, qui fut le
premier à montrer ce qu'il y a de commun entre Scot et Descartes
concernant la liberté absolue capable d'opérer la synthèse des contraires et
même des contradictoires. Ce rapprochement étroit devait connaître une
bonne fortune puisque à l'époque d' É. Gilson on le retrouvait par
exemple sous la plus d'O. Hamelin:
[...] Descartes a su découvrir en quoi laissent à désirer les théories
purement necessitates de l'être. Il a bien vu que, en face de ces théories, on
peut toujours se demander si l'être tel qu'elles le comprennent est
véritablement complet. Comme devanciers, il n'avait eu que Plotin et Duns Scot,
et peut-être les ignorait-il49.

La thèse de cette proximité doctrinale entre le Docteur subtil et


l'auteur des Méditations a été le plus systématiquement défendue par

46 J.-L. Manon, Sur la théologie blanche..., p. 11.


47 F. Alquié, La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, Paris, P.U.F.,
1950, p. 91.
48 É. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Alcan, 1913.
49 O. Hamelin, Le système de Descartes, Paris, Alcan, [1911], 19212, p. 234.
De la liberté absolue 231

W. Kahl50: Descartes et Scot se représenteraient de la même façon la


liberté divine, mais sans qu'on puisse établir de filitation directe. Contre
la thèse thomiste d'une volonté divine liée par la règle de sa sagesse,
Scot avait voulu dénoncer une cause limitative immanente à Dieu en
affirmant que la liberté divine est sans limites: Dieu a une liberté absolue.
Ce que Dieu veut est bon parce que Dieu le veut et son libre-arbitre est
au-dessus de la connaissance que son entendement peut avoir du Bien.
Or, contre W. Kahl, É. Gilson affirme que cette ressemblance n'existe
pas, même si pour Scot
Dieu peut, s'il le veut, bouleverser complètement les fondements de l'ordre
naturel et de l'ordre moral51.

L'argument d'É. Gilson pour dénoncer ce rapprochement des


doctrines est qu'il prête à Descartes une théorie du primat de la volonté
qu'on ne trouve pas chez lui, et à Scot une conception de la liberté
divine qu'il ri*a pas. Et en effet, Descartes affirme l'identité de
l'entendement et de la volonté plutôt qu'il ne soutient une préséance d'une
faculté sur l'autre. Quand il met en évidence le rôle de la volonté dans la
création des vérités éternelles, c'est pour éviter la scission entre
entendement et volonté dans l'essence divine. A vrai dire, Descartes voulait
prendre ses distances par rapport à ses adversaires pour lesquels la
volonté divine ne faisait qu'accepter passivement les essences qu'elle
trouve constituées dans l'entendement. Et c'est au nom de l'unité de
Dieu qu'il fait dépendre les essences de son entendement et de sa
volonté: il ne peut y avoir de dualité en lui! On doit donc dire, chaque
fois que l'occasion s'en présente, que
Dieu «veut» que le bien soit ce qu'il est; qu'il «veut» que les vérités
éternelles soient ce qu'elles sont. De telles expressions n'ont cependant pas
d'autre sens que le suivant: à l'origine de tout bien comme à l'origine de
toute vérité, se trouve l'entendement divin et se trouve également la
volonté divine, indistincte de cet entendement52.
Deuxièmement, poursuit É. Gilson, Duns Scot s'oppose bien
davantage à Descartes qu'à Thomas sur la question de la création des
contradictoires! Car la volonté est seule cause efficiente, affirme le Docteur
subtil, mais elle ne peut être étendue à ce qui ne peut être appréhendé par

50 W. Kahl, Dos Primat des Willens bei Augustinus, Duns Scotus und Descartes,
Strasbourg, 1886.
51 E. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 136.
52 É. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 139.
232 Olivier Depré

l'entendement. Duns Scot comme Thomas reconnaissent donc que Dieu ne


peut réaliser la synthèse des contradictoires. Certes Dieu contient en soi
tous les contraires puisqu'il contient toutes les perfections des créatures;
il a d'ailleurs le pouvoir des les produire simultanément. Mais ce qui est
contradictoire n'a pas nature d'être et ne saurait donc être produit par
Dieu. Le monde aurait donc pu être autre, mais pas contradictoire.
[. . .] Les essences des choses échappent au libre arbitre de Dieu et il n'est pas
en son pouvoir de leur donner un contenu différent de celui qu'elles ont53.
Selon toute évidence, cette thèse scolastique n'est possible que
moyennant le recours à une cause formelle, et «ne pas avoir nature
d'être» est une expression qui n'a pas droit de cité dans le langage
cartésien. Premier écart par rapport à Descartes.
À suivre É. Gilson, Dieu donc ne peut pas ne pas vouloir sa propre
bonté, aussi bien selon Thomas que selon Scot. La volonté divine ne
peut transgresser la règle du vrai et la règle du bien que lui propose
l'entendement. Pour autant, la volonté n'est pas mue mais elle est
dirigée par l'entendement.
La volonté de Dieu agit selon la science de Dieu, qui la guide, sans la
mouvoir, vers les diverses fins qu'elle peut se proposer54.
La distinction entre motion et direction de la volonté par
l'entendement permet donc de penser une volonté en Dieu réglée sur son
entendement sans que pour autant la volonté soit déterminée comme le craignait
Descartes dans le cas de la réduction de Dieu à un Jupiter. En outre, cette
distinction entre motion et direction s'accompagne d'une régulation
exercée par la cause finale. Le monopole de la causalité efficiente dans la
théorie cartésienne de la création des vérités éternelles ne permet plus cette
distinction et cette régulation: deuxième écart par rapport à Descartes.
Enfin, Scot souligne beaucoup plus que Thomas la distinction en
Dieu des divers attributs. Pour Thomas il n'y avait qu'une simple
distinction de raison, qu'il évitait d'ailleurs d'affirmer expressément; mais
Scot va jusqu'à une distinction formelle, voire réelle.
Sans doute, il ne va pas jusqu'à soutenir que l'entendement et la volonté de
Dieu sont réellement distincts au sens absolu du mot, mais, visiblement, la
distinction généralement établie entre ces attributs lui paraît insuffisante et
ne le satisfait pas55.

53 É. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 145.


54 Id., ibid., p. 146.
55 Id., ibid., p. 148.
De la liberté absolue 233

Scot s'appuie aussi sur la distinction entre entendement et volonté


en Dieu pour justifier l'émanation des trois personnes divines. Du reste,
la distinction existe en l'homme, et donc en Dieu car l'infinité de Dieu
ne suffit pas à altérer la nature des facultés:
l'infinité ne saurait détruire la raison formelle de ce à quoi on l'attribue.
Une bonté infinie est toujours une bonté et non une sagesse, et
réciproquement56.
L' indistinction des facultés et l'incompréhensibilité de Dieu ne sont
donc pas recevables chez Scot. Troisième écart par rapport à Descartes.
Une autre tentative fut de rapprocher Descartes de Mersenne57.
Mersenne publie les Quaestiones celeberrimae in Genesim en
1623, L'impiété des déistes en 1624, et La vérité des sciences en 1626.
«À cette époque la pensée de Descartes est en pleine voie de formation,
et si rien ne prouve d'une façon absolue que Descartes ait lu ces divers
ouvrages, tout conspire à nous le faire supposer; l'étroite amitié qui lia
depuis Descartes à Mersenne ne permet guère de croire qu'il n'ait
jamais, au moins d'une lecture rapide, parcouru les livres de son ami»58.
Quoi qu'il en soit de la question de savoir si Descartes lut L'impiété
des déistes, la seule affirmation qui puisse paraître commune aux deux
philosophes, c'est que l'intellect divin ne donne aucune loi à la volonté
de Dieu. Or pour Mersenne, il ne s'agit pas des vérités éternelles ou des
essences, mais seulement des lois morales. Mersenne n'ajoute rien ici à
l'Ecole qui avait toujours admis que la grâce est un don gratuit de Dieu:
c'est une surabondance de richesses accordées à l'homme mais que Dieu
aurait pu lui refuser. Mais Mersenne n'a pas pensé pour autant que Dieu
aurait pu réaliser les contradictoires, transformer les essences ou rendre
possible ce qui est actuellement impossible.
Sa conception de la liberté divine reproduit fidèlement, dans l'esprit et dans
la lettre, la conception de saint Thomas à laquelle Descartes veut s'opposer59.

Certes pour Mersenne, la toute-puissance de Dieu est sans limite, ce


qui signifie qu'il peut faire tout ce qui est possible, à savoir ce qui peut
recevoir l'être. Et ce qui s'oppose à l'être n'est que le non-être, ce qui
implique contradiction, ce qui est en soi contradictoire avec soi-même.

56 Id., ibid.
57 Cf. A. Espinas, «Pour l'histoire du cartésianisme», in Revue de métaphysique et
de morale, mai 1906, p. 265-293.
58 É. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 150.
59 Id., ibid., p. 151.
234 Olivier Depré

De ce non-être, il faut dire cela ne peut pas se faire plutôt que Dieu ne
peut le faire. La toute-puissance divine n'est donc pas menacée puisque
c'est la nature du non-être qui est affectée d'impossibilité, plutôt que la
puissance divine d'imperfection.
Quant à la raison de ce qui est, il ne faut pas la chercher ailleurs que
dans la volonté divine, celle-ci n'étant jamais déterminée à vouloir par
une raison extérieure à Dieu. Mais cela ne signifie pas que Dieu n'agisse
pas selon les fins que son entendement lui propose. Mersenne prouve
d'ailleurs l'existence de Dieu par la finalité! Il suffit donc de rappeler
que Mersenne ne renonce pas à la considération des causes finales pour
établir que sa philosophie ne peut en aucun cas anticiper la théorie
cartésienne de la création des vérités éternelles. L'univers se présente à lui
comme il se présentait aux philosophes médiévaux: ordonné par un
créateur en vue de certaines fins.
Finaliste et partisan convaincu de la nécessité absolue des vérités éternelles
même au regard de Dieu, Mersenne ne saurait être considéré comme
l'inspirateur, ni même comme le prédécesseur de Descartes en ce qui concerne
la liberté divine60.

Une autre voie d'investigation qui fut suivie pour repérer les racines
historiques de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles
est le nominalisme. Car selon cette école, l'ordre moral aussi bien que
l'ordre ontologique en général dépendent de la libre volonté divine:
Ne disons pas: parce que quelque chose est droit ou juste, pour cette raison,
Dieu le veut, mais plutôt: parce que Dieu le veut, cela est droit et juste61.

Mais il suffira de rappeler que le nominalisme soumet Dieu à la loi de


non-contradiction pour réfuter, sans appel possible, l'idée que Descartes
ait pu puiser dans cette école l'intuition de sa théorie de la création des
vérités éternelles.
Les influences que Descartes aurait pu subir sont encore bien plus
nombreuses. A. Koyré évoquait autrefois St Augustin, St Bonaventure,
Jean Scot Érigène, Duns Scot, Occam... Mais
quant à la doctine de la création des essences éternelles, elle ne se trouve
point telle quelle chez les penseurs postérieurs à Jean Scot et ne pouvait
être connue de Descartes62.

60 Id., ibid., p. 155.


61 G. Biel, Collectorium circa IV Sent. I, d. 17, q. 1, q. 3 cor. 1, K.
62 A. Koyré, Essai sur l'idée de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes
(Bibliothèque de l'École des Hautes Études), Paris, Leroux, 1922, p. 88.
De la liberté absolue 235

L'allusion à Érigène n'est pas sans intérêt, car il s'agit là d'un


auteur qui n'est jamais discuté dans la littérature sur la création des
vérités éternelles. Elle se justifie parce que la nature se distingue chez lui en
quatre sphères: 1° la nature qui crée et n'est pas créée (Dieu créateur,
principe de toutes choses); 2° la nature qui est créée et qui crée (les
Idées); 3° la nature qui est créée et ne crée pas (les choses créées par les
Idées); 4° la nature qui ne crée pas et n'est pas créée (Dieu au repos, fin
de toutes choses). Selon Érigène, les essences sont donc créées par
Dieu... mais tout en étant elles-mêmes créatrices, ce qui est absolument
incompatible avec la perspective cartésienne.

*
* *

Quelle est maintenant l'originalité de la théorie de la création des


vérités éternelles en aval de Descartes? Spinoza, Leibniz, Malebranche
l'ont rejetée. On analysera ici les raisons de ce rejet chez les deux
premiers philosophes cités, Malebranche ne pouvant suivre Descartes sur le
terrain de la création des vérités éternelles en raison de sa théologie du
Verbe.
Quelles sont les réactions de Leibniz? Finalité et théodicée vont de
pair chez lui: si l'on bannit les causes finales de la physique comme ont
voulu le faire les cartésiens, alors il faut admettre que Dieu agit sans se
proposer aucune fin ou aucun bien. Or il faut poser que le bien est le
principe de toutes les existences et des lois de nature
parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus parfait63.

Avec cette affirmation, on est au cœur de la métaphysique leibni-


zienne, selon laquelle toute substance dans la nature concourt au bien de
l'ensemble. Certes, nous blâmons des imperfections dans la nature, mais
c'est que nous ne voyons les choses qu'avec nos yeux humains. Si nous
pouvions comprendre Y harmonie universelle qu'est le véritable plan de
la création divine,
nous verrions que ce que nous sommes tentés de blâmer est lié avec le plan
le plus digne d'être choisi; en un mot nous verrions, et ne croirions pas
seulement, que ce que Dieu a fait est le meilleur64.

63 Leibniz, Discours de métaphysique, § 19.


64 Leibniz, Essais de théodicée, «Discours de la conformité de la foi avec la raison»,
44.
236 Olivier Depré

Deux remarques s'imposent ici.


a) D'abord, si nous pouvons comprendre le réel grâce aux
ressources des mathématiques et de la physique, il n'empêche que nous ne
pouvons tout comprendre. Cette idée est conforme à la théorie
cartésienne de l'incompréhensibilité de la perfection divine selon laquelle
savoir n'est pas comprendre. De même pour Leibniz, on peut expliquer
sans pour autant comprendre. Ainsi nous est-il possible d'expliquer les
mystères de la foi pour admettre de les croire; mais on ne saurait les
comprendre pour autant. Cela étant, si notre entendement était divin,
nous verrions les choses telles que Dieu les voit, nous verrions dans une
clarté immédiate ce qu'ici-bas nous sommes réduits à croire.
b) L'analogie avec Descartes s'arrête cependant ici. Car l'objet de
cette vision intuitive que nous n'avons pas, c'est selon Leibniz la raison
pour laquelle Dieu a fait ce qu'il a fait: à savoir que c'est le meilleur.
Ce principe du meilleur qui commande la métaphysique leibnizienne ne
peut donc s'accorder avec la théorie de Descartes selon laquelle Dieu
agit par une volonté d'indifférence puisque, volonté et entendement
étant confondus chez lui, il ne saurait soumettre son action créatrice à
des raisons extérieures ou à des fins.
La théorie de la création des vérités éternelles est dès lors odieuse
aux yeux de Leibniz. Car elle signifie que les œuvres de Dieu ne
répondent à aucune règle de bonté, ce qui est inadmissible.
Je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu'il n'y a point
de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les
idées que Dieu en a; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette
raison formelle que Dieu les a faits65.

Supprimer les règles de bonté du plan divin de la création est


inadmissible pour les raisons suivantes.
a) Pour Descartes, le monde n'est bon que parce que nous savons
que c'est Dieu qui l'a fait et que Dieu est bon. Cette raison est donc
toute formelle, et si notre monde était tout le contraire de ce qu'il est,
nous devrions néanmoins dire qu'il est bon. On voit donc que Leibniz
s'en prend ici à ses adversaires au nom d'une réalité métaphysique
absolue du Bien qu'il voit réduite à néant chez eux.
b) L'Écriture sainte vient d'ailleurs à notre secours pour prouver
que les choses sont bonnes en soi et non pas seulement parce que Dieu
les a faites. En effet, selon le récit de la Genèse, au terme de sa création,

65 Leibniz, Discours de métaphysique, § 2. Ibid, pour les arguments qui suivent.


De la liberté absolue 237

Dieu s'est retourné sur celle-ci et a vu qu'elle était bonne. L'excellence


des choses se connaît donc en les regardant en elles-mêmes, sans qu'il
faille les rattacher à leur cause.
c) Comment une telle théodicée pourrait-elle s'accorder, ensuite,
avec les enseignements de la théologie? Car si les choses ne sont bonnes
que par la volonté arbitraire de Dieu, indépendamment de toute règle de
bonté, comment peut-on maintenir ces attributs essentiels de Dieu que
sont l'amour et la gloire? Nous louons Dieu et nous le vénérons comme
un Dieu d'amour pour ce qu'il a fait et parce que cela est bon; mais
devrait-on encore le louer s'il avait fait tout le contraire? De même, dira-
t-on encore que Dieu est juste et bon si sa création n'est que le résultat
d'une volonté despotique?
d) Ce dernier argument repose sur une thèse philosophique
traditionnelle mais que Descartes a eu le tort de rejeter: la volonté suit l'entendement.
On ne peut vouloir sans raison de vouloir préalable, or, on s'en souvient,
Descartes confond en Dieu l'entendement et la volonté, ce qui le conduit à
soutenir que Dieu veut sans autre raison que de vouloir. Une telle volonté est
aux yeux de Leibniz une volonté capricieuse et même tyrannique.
e) Les vérités éternelles de la métaphysique et de la géométrie, les
règles de la bonté, de la justice et de la perfection ne sont donc pas
purement et simplement les effets de la volonté de Dieu, mais ce sont les
suites de son entendement. C'est parce que ces vérités sont des vérités
dans l'entendement divin que Dieu a voulu les créer.

Spinoza s'en prend lui aussi violemment à la thèse cartésienne de la


volonté divine indifférente des sixièmes réponses dans le scolie II de la
proposition XXXIII de Y Éthique. La question de cette proposition est la
suivante: les choses ont-elles pu être produites par Dieu autrement ou
dans un autre ordre? La réponse du philosophe claque comme un fouet:
pour que les choses pussent être autrement qu'elles ne sont, il faudrait [. . .]
nécessairement aussi que la volonté de Dieu fût autre; or la volonté de
Dieu ne peut pas être autre [...]. Donc les choses aussi ne peuvent pas être
autrement66.
L'affirmation est claire: les choses sont ce qu'elles sont de toute
nécessité, et la production divine n'est donc pas indéterminée comme
l'affirme Descartes. Mais on voit par là que ce n'est pas pour les mêmes

66 Spinoza, Éthique I, prop. XXXIII, scolie 2, in Œuvres III. Trad, et notes par
Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965.
238 Olivier Depré

raisons que Leibniz que Spinoza s'en prend à la notion cartésienne de


volonté indifférente. Toutefois, à choisir entre Descartes et Leibniz,
l'auteur de Y Éthique n'hésiterait pas:
Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine
indifférente, et admet que tout dépend de son bon plaisir, s'éloigne moins de la
vérité que cette autre consistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant
égard au bien67.

Comme l'a fait remarquer J.-L. Marion, «les allusions sont ici
évidentes aux lettres de Descartes en 1630»68. Spinoza préfère donc Descartes
à Leibniz. Chez celui-ci en effet, aux yeux de Spinoza, il y a
en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, et à quoi
Dieu a égard comme à un modèle dans ses opérations, ou à quoi il tende
comme vers un but déterminé. Cela revient à soumettre Dieu au destin, et
rien de plus absurde ne peut être admis au sujet de Dieu, que nous avons
montré qui est la cause première et l'unique cause libre tant de l'essence
de toutes choses que de leur existence. Il n'y a donc pas de raison pour
perdre du temps à réfuter cette absurdité69.

L'argument est rigoureusement cartésien: comme Descartes, Spinoza


refuse l'idée d'une raison déterminant, de manière efficiente ou finale la
causalité divine; comme lui aussi, il affirme que cette causalité divine
est à l'origine des existences aussi bien que des essences! Autant Leibniz
était choqué par Y indifférence de la volonté divine selon Descartes, autant
l'idée d'une contrainte à laquelle Dieu serait soumis est absolument
révoltante aux yeux de Spinoza:
rien ne peut être ni être conçu sans Dieu [...]; donc rien ne peut être hors
de lui, par quoi il soit déterminé à agir ou contraint d'agir, et ainsi Dieu
agit par les seules lois de sa nature et sans aucune contrainte70.

Spinoza en tire en corollaire la conclusion que Dieu est libre. Mais


là où Spinoza quitte le terrain cartésien, c'est que cette liberté n'est pas
du tout, comme l'a cru Descartes, le pouvoir de faire que les choses qui
sont n'aient pas été ou qu'il ne suive pas de la nature du triangle que ses
trois angles égalent deux droits: la liberté est d'exister par la seule néces-

67 Ibid.
68 J.-L. Marion, «De la création des vérités éternelles au principe de raison.
Remarques sur F anti-cartésianisme de Spinoza, Malebranche, Leibniz», in XVIIe siècle, 147
(avril-juin 1985), p; 143-164; citation p. 145.
69 Spinoza, Éthique I, proposition XXXIII, scolie II.
70 Ethique I, proposition XVII.
De la liberté absolue 239

site de sa nature71. Encore une fois, pourtant, comme chez Descartes, le


Dieu spinoziste cause bien les choses, essences comme existences:
L'entendement de Dieu [...], en tant qu'il est conçu comme constituant
l'essence de Dieu, est réellement la cause des choses, aussi bien de leur
essence que de leur existence; cela paraît avoir été aperçu par ceux qui ont
affirmé que l'entendement de Dieu, sa volonté et sa puissance ne sont
qu'une seule et même chose72.

Faudra-t-il dès lors contester que la théorie cartésienne de la création


des vérités éternelles soit originale? Certes non. Car puisque la cause
divine n'est pas créatrice chez Spinoza, la nécessité des essences n'est pas
l'effet d'une volonté indifférente et leur raison demière reste tout entière
subsumée sous la contrainte absolue de la liberté-nécessité de la divinité73.
On peut donc conclure ce qui suit.
1° C'est donc au nom de la liberté de Dieu que Spinoza critique
Leibniz.
2° II reproche à Leibniz ce que Descartes reproche à des objectants
hypothétiques: soumettre Dieu au destin.
3° C'est au nom de l'identité de Dieu qu'il critique Descartes:
admettre que les choses eussent pu être autres qu'elles ne sont, c'est
admettre que Dieu eût pu être autre.
4° Pour Spinoza aussi, Dieu est cause «tant de l'essence de toutes
choses que de leur existence». Mais il ne se sent pas du tout contraint
aux mêmes conclusions que Descartes, parce qu'il ne peut admettre
l'idée d'une volonté indifférente. Celle-ci révolte Leibniz parce qu'elle
est arbitraire; elle révolte Spinoza parce qu'elle suppose qu'elle peut
être autre, alors que la liberté bien conçue consiste à exister «par la seule
nécessité de sa nature» et non pas à disposer d'une volonté absolue.

3. Un débat contemporain implicite avec la théorie cartésienne de la


création des vérités éternelles: H. Jonas

La leçon qui ressort de la théorie cartésienne de la création des


vérités étemelles est l'affirmation d'une séparation radicale du fini et de

71 Cf. Éthique I, définition VU.


72 Éthique I, proposition XVII, scolie.
73 «La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire»
(Spinoza, Éthique I, proposition XXXII).
240 Olivier Depré

l'infini ainsi que d'un productivisme fondamental: ce que Descartes


reproche à ses prédécesseurs, en ce qui concerne le rapport de la volonté
et de l'entendement divins, c'est la passivité de la volonté divine à
l'égard des prescriptions de l'entendement. En interprétant ainsi la
volonté, Descartes crée une extériorité interne à Dieu lui-même: une
volonté qui accepterait passivement des essences, ce serait une volonté
qui accepterait quelque chose venu de l'extérieur; d'où la nécessité de
confondre entendement, volonté et création.
Par ailleurs, comme l'a suggéré J.-L. Marion, en refusant
unanimement la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles, Spinoza,
Malebranche et Leibniz referment sur elle-même la métaphysique que
Descartes avait tenté d'ouvrir en proposant une séparation radicale du
fini et de l'infini. Il est significatif et stimulant pour la pensée
aujourd'hui de relever que l'effort le plus récent pour renouer avec la
métaphysique proclame la nécessité de construire une philosophie de
l'être dont le sens de la question ultime soit proprement éthique: en
affirmant une priorité du devoir-être sur l'être, H. Jonas remplace dans
son Principe responsabilité la question métaphysique «pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien?» par la question «pourquoi quelque
chose doit-il être plutôt que rien?» Cette dernière question, affirme
H. Jonas, est en effet le seul sens légitime de la question métaphysique.
Car le «pourquoi» de la question ne peut être compris au sens d'une
«provenance causale» (en l'occurrence, ça ne résout rien de poser
l'existence de Dieu, car son existence appelle encore la question de la
raison de sa création), mais «au sens d'une norme justificative». Quelle
que soit donc la cause de l'être, la seule chose qui importe est le sens du
devoir-être lorsqu'on demande «pourquoi quelque chose doit être plutôt
que rien».
Aussi H. Jonas a-t-il pu développer une théodicée dans laquelle il
renonce explicitement à toute idée d'une toute-puissance et d'une liberté
absolue.
Il découle du simple concept de puissance que la toute-puissance [...] est
une notion en soi contradictoire, vouée à s'abolir elle-même, voire
dépourvue de sens. Il en va d'elle comme de la liberté dans le domaine humain.
Loin que celle-ci commence là où finit la nécessité, elle existe et s'anime
en se mesurant à cette nécessité. Séparer la liberté du règne de la nécessité,
c'est lui enlever son objet, elle devient aussi nulle, hors cet empire, qu'une
force ne rencontrant pas de résistance. La liberté absolue serait une liberté
vide, qui se supprime elle-même. Semblablement une puissance vide, et ce
serait le cas de la toute-puissance absolue. La puissance absolue, totale,
De la liberté absolue 241

signifie une puissance qui n'est limitée par rien, pas même par l'existence
de quelque chose d'autre en soi, de quelque chose d'extérieur à elle qui
soit différent d'elle74.

Cette ébauche d'une nouvelle métaphysique, dont il n'est pas


innocent qu'elle s'appuie sur une nouvelle éthique et sur une philosophie de
la nature renouant avec la finalité, n'est pas sans évoquer les objections
leibniziennes à la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles.
Plus généralement, elle indique que la solution métaphysique majeure
qui s'offre si l'on refuse la théorie cartésienne de la création des vérités
éternelles, c'est une philosophie de l'être puisant ses racines ultimes
dans un certain bien: l'inversion de la question métaphysique en une
question éthique qu'opère H. Jonas se solde en effet par une priorité
métaphysique de la valeur, parce que celle-ci est
l'unique chose dont la possibilité réclame l'existence. [La valeur] fonde
donc une revendication d'être, un devoir-être15 '.

Affirmer cela, n'est-ce pas affirmer qu'une norme préexiste à l'être


et que celui-ci ne peut donc se fonder dans une pure volonté
d'indifférence? Quant à savoir si pour autant H. Jonas en revient purement et
simplement aux requisits de la métaphysique moderne, il s'agit là d'une
autre question...

Institut supérieur de philosophie Olivier Depré,


14, place du Cardinal Mercier chercheur qualifié
B - 1348 Louvain-la-Neuve au FNRS

Résumé. — La théorie cartésienne de la création des vérités éternelles


est aujourd'hui remise à l'honneur dans la littérature savante. On procède
d'abord dans cet article à un commentaire de ses occurrences dans le corpus
cartésien. On examine ensuite l'originalité de cette théorie en la confrontant aux
métaphysiques antérieures les plus susceptibles de l'avoir préfigurée; après quoi
on y confronte les critiques qu'en font Leibniz et Spinoza. Enfin, on se penche
sur l'actualité de cette théorie à partir de la critique implicite qu'on peut en
trouver chez le philosophe contemporain H. Jonas.

74 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive. Tr. fr. Ph. Ivernel.
Suivi d'un essai de C. Chalier, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 28-29.
75 H. Jonas, Le principe responsabilité. Trad. fr. J. Greisch, Paris, Cerf, 1990, p. 76
242 Olivier Depré

Abstract. — The Cartesian theory according to which the eternal truths


are created is currently attracting considerable interest in the scholarly literature.
The present article contributes to this discussion by pursuing a fourfold goal.
Firstly, it comments upon the passages in which the doctrine occurs in the
Cartesian corpus. Secondly, it examines the doctrine's originality by confronting
it with some earlier metaphysical systems in which it may possibly have been
prefigured. In the third place, the doctrine is analysed in the light of the critiques
to which it has been subjected by Leibniz and Spinoza. Finally, the article
considers the present-day interest of Descartes 's theory, and this by looking at the
implicit critique which one finds in the work of the contemporary philosopher
H. Jonas.

Vous aimerez peut-être aussi