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Depré Olivier. De la liberté absolue. À propos de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 94, n°2, 1996. pp. 216-242;
doi : 10.2143/RPL.94.2.541805
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1996_num_94_2_6987
Abstract
Abstract. — The Cartesian theory according to which the eternal truths are created is currently
attracting considerable interest in the scholarly literature. The present article contributes to this
discussion by pursuing a fourfold goal. Firstly, it comments upon the passages in which the doctrine
occurs in the Cartesian corpus. Secondly, it examines the doctrine's originality by confronting it with
some earlier metaphysical systems in which it may possibly have been prefigured. In the third place,
the doctrine is analysed in the light of the critiques to which it has been subjected by Leibniz and
Spinoza. Finally, the article considers the present-day interest of Descartes 's theory, and this by
looking at the implicit critique which one finds in the work of the contemporary philosopher H. Jonas.
De la liberté absolue
À propos de la théorie cartésienne de la création
des vérités éternelles
Dès lors, quel est le souci qui anime Descartes lorsqu'il requiert
avec tant d'insistance que Dieu soit reconnu comme le créateur des
essences éternelles? L'absolue transcendance et la liberté divines. Car si
nous connaissons bien les «lois du législateur» qui sont «innées dans
notre esprit», il reste que
nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la
connaissions11.
La «grandeur» de Dieu nous échappe donc malgré la connaissance
que nous en avons. Autrement dit, si nous connaissons Dieu et si nous
savons qu'il a créé les essences ainsi que toutes les choses sensibles,
nous ne pouvons pas comprendre pourquoi il a fait ce qu'il a fait plutôt
au 'autre chose. Pour éclaircir ce point, rien ne vaut tant que de citer le
philosophe lui-même, qui poussera les conséquences de sa thèse jusqu'à
ses plus extrêmes limites:
[Dieu] a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes
tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le
monde12.
*
* *
24 Pour les références de tous ces textes, cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche. . .,
p. 270.
25 À Mersenne, 27 mai 1638, A.T. II, p. 138.
26 «[...] Parce que Dieu l'a ainsi voulu et qu'il en a ainsi disposé, [les essences des
choses et les vérités mathématiques que l'on en peut connaître] sont immuables et
éternelles» (Quintae Responsiones, A.T. VII, p. 380).
27 Le discours de Descartes est fluctuant à cet égard, qui tantôt semble se
démarquer de l'expression «vérités éternelles», tantôt la prend à son compte sans autre
précaution: «[...] les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles [...]» (A.T. I,
p. 145); «Pour les vérités éternelles, je dis derechef [...]» (A.T. I, p. 149); «or cette
essence n'est autre chose que ces vérités éternelles [...]» (A.T. I, p. 152); «[...] ces
vérités qu'on nomme éternelles [...]» (A.T. II, p. 138); «les vérités éternelles dépendent [...]
de la volonté de Dieu, qui [...] les a ordonnées et établies de toute éternité» (A. T. VII,
p. 436). Quand Descartes se méfie de l'expression, c'est pour éviter de véhiculer l'idée
d'une éternité qui «précéderait» l'éternité divine ou qui lui serait seulement co-éternelle,
auquel cas Dieu ne serait pas une divinité unique. Descartes admet pourtant l'éternité des
vérités, pour peu qu'il s'agisse alors de dire que cette éternité est un produit éternel de la
volonté divine absolue, sans qu'il doive ici y avoir nulle antériorité chronologique de
celle-ci sur celle-là.
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U C L
INSTITUT SUPERIEUR DE PHILOSOPHIE
Bibliothèque
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier. 14
B-1348 Louvain-la-N^uve
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50 W. Kahl, Dos Primat des Willens bei Augustinus, Duns Scotus und Descartes,
Strasbourg, 1886.
51 E. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 136.
52 É. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 139.
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56 Id., ibid.
57 Cf. A. Espinas, «Pour l'histoire du cartésianisme», in Revue de métaphysique et
de morale, mai 1906, p. 265-293.
58 É. Gilson, La liberté chez Descartes..., p. 150.
59 Id., ibid., p. 151.
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De ce non-être, il faut dire cela ne peut pas se faire plutôt que Dieu ne
peut le faire. La toute-puissance divine n'est donc pas menacée puisque
c'est la nature du non-être qui est affectée d'impossibilité, plutôt que la
puissance divine d'imperfection.
Quant à la raison de ce qui est, il ne faut pas la chercher ailleurs que
dans la volonté divine, celle-ci n'étant jamais déterminée à vouloir par
une raison extérieure à Dieu. Mais cela ne signifie pas que Dieu n'agisse
pas selon les fins que son entendement lui propose. Mersenne prouve
d'ailleurs l'existence de Dieu par la finalité! Il suffit donc de rappeler
que Mersenne ne renonce pas à la considération des causes finales pour
établir que sa philosophie ne peut en aucun cas anticiper la théorie
cartésienne de la création des vérités éternelles. L'univers se présente à lui
comme il se présentait aux philosophes médiévaux: ordonné par un
créateur en vue de certaines fins.
Finaliste et partisan convaincu de la nécessité absolue des vérités éternelles
même au regard de Dieu, Mersenne ne saurait être considéré comme
l'inspirateur, ni même comme le prédécesseur de Descartes en ce qui concerne
la liberté divine60.
Une autre voie d'investigation qui fut suivie pour repérer les racines
historiques de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles
est le nominalisme. Car selon cette école, l'ordre moral aussi bien que
l'ordre ontologique en général dépendent de la libre volonté divine:
Ne disons pas: parce que quelque chose est droit ou juste, pour cette raison,
Dieu le veut, mais plutôt: parce que Dieu le veut, cela est droit et juste61.
*
* *
66 Spinoza, Éthique I, prop. XXXIII, scolie 2, in Œuvres III. Trad, et notes par
Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965.
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Comme l'a fait remarquer J.-L. Marion, «les allusions sont ici
évidentes aux lettres de Descartes en 1630»68. Spinoza préfère donc Descartes
à Leibniz. Chez celui-ci en effet, aux yeux de Spinoza, il y a
en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, et à quoi
Dieu a égard comme à un modèle dans ses opérations, ou à quoi il tende
comme vers un but déterminé. Cela revient à soumettre Dieu au destin, et
rien de plus absurde ne peut être admis au sujet de Dieu, que nous avons
montré qui est la cause première et l'unique cause libre tant de l'essence
de toutes choses que de leur existence. Il n'y a donc pas de raison pour
perdre du temps à réfuter cette absurdité69.
67 Ibid.
68 J.-L. Marion, «De la création des vérités éternelles au principe de raison.
Remarques sur F anti-cartésianisme de Spinoza, Malebranche, Leibniz», in XVIIe siècle, 147
(avril-juin 1985), p; 143-164; citation p. 145.
69 Spinoza, Éthique I, proposition XXXIII, scolie II.
70 Ethique I, proposition XVII.
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signifie une puissance qui n'est limitée par rien, pas même par l'existence
de quelque chose d'autre en soi, de quelque chose d'extérieur à elle qui
soit différent d'elle74.
74 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive. Tr. fr. Ph. Ivernel.
Suivi d'un essai de C. Chalier, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 28-29.
75 H. Jonas, Le principe responsabilité. Trad. fr. J. Greisch, Paris, Cerf, 1990, p. 76
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