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Penser le mal à l'âge classique

Leibniz, Spinoza, Malebranche


Paul Rateau

Présentation du cours
Ce cours posera la question du mal – et la difficulté de penser le mal – à l'âge classique à travers la
figure de trois auteurs qui se sont penchés sur la question de manière différente. Nous
commencerons par Leibniz avant de nous intéresser à Spinoza.

Modalités d'évaluation
Devoir à la maison facultatif pour le 8 mars : commentaire de texte de la page 104 à 105, de « Je
m'occuperai d'abord... » (bas de la page 104) jusqu'à « admirablement compensé » (bas de la page
105). Le devoir sur table obligatoire : commentaire sur table lors de la dernière séance.

Bibliographie
Essais de Théodicée de Leibniz ; La profession de foi du philosophe et autres textes sur le mal et la
liberté de Leibniz.

Introduction

Pourquoi étudier le mal spécifiquement à l'âge classique 1 ? L'âge classique se caractérise par deux
traits fondamentaux. Le premier tient à son contexte scientifique : le XVIIe est capital en histoire
des sciences pour la pensée mécaniste qu'il voit très tôt émerger en philosophie naturelle (la
philosophie qui porte sur les lois physiques). Cette pensée mécaniste est très économique et
s'émancipe de la physique médiévale (et ses déclinaisons infinies du finalisme aristotélicien) en se
contentant des propriétés de l'étendue (grandeur, figure, mouvement). Le mécanisme, nouvelle
doctrine à l'articulation entre le XVIe et le XVIIe siècle, s'impose par Galilée, Hobbes ou encore
Descartes qui ont en commun d'expliquer la nature par le module grandeur/figure/mouvement,
excluant par là toute forme de téléologie. Ces auteurs ne regardent que les causes efficientes et
évacuent toute idée de but – posée notamment par une force divine. Dans ce cadre intellectuel
qu'imposent ceux que l'on appellera les Modernes, un concept va occuper une place centrale : le
concept de loi, lequel intervient dans les sciences de la nature pour comprendre les phénomènes et
rassembler ces derniers sous un même principe explicatif. Mais avec ce concept de loi arrive
également l'idée que moins il y aura de lois, et plus ces dernières seront universelles, plus le modèle
théorique sera satisfaisant – c'est là tout le principe d'économie du ''rasoir d'Ockham''. La force
d'une loi c'est sa capacité à ramener la plus grande diversité de phénomènes à l'unité d'une règle. Si
nous pensons à l'attraction newtonienne par exemple, c'est une manière d'étendre la loi de la chute
des corps à l'ensemble des objets de l'univers visible ; et la preuve de l'efficacité de cette loi est
justement sa capacité à embrasser une diversité de phénomènes. Ce concept de loi est lié à une autre
notion importante : la notion d'ordre. Les auteurs dits ''modernes'' pensent ainsi ces lois et
l'ensemble de ces lois du monde comme étant un ordre du monde rigide institué par Dieu. Précisons
d'emblée et pour le reste du cours que, chaque fois que nous parlerons de ''Dieu'', nous parlerons du
Dieu des philosophes – c'est-à-dire le Dieu de la raison ! Ainsi, lorsque Spinoza ou encore Leibniz
parlent de Dieu, ils font tous allusion à un Dieu exclusivement philosophique ; il n'est pas question
du Dieu de la Révélation (celui des Évangiles), mais bien du Dieu de la raison, c'est-à-dire le Dieu
auquel accède la raison et dont on peut avoir une idée parfaitement claire. Nous parlons à ce titre

1 L'âge classique français correspond à la période qui court de la fin du XVIe au début du XVIIIe siècle, et correspond
donc sommairement au XVIIe siècle. Dans l'histoire de l'art, le classicisme correspond plus étroitement à la
deuxième moitié du Grand Siècle et au début du XVIIIe siècle, dont les auteurs prennent comme référence les chefs-
d'œuvre de l'Antiquité gréco-latine.
d'une théologie naturelle2 ou théologie rationnelle. Le Dieu pensé par les philosophes est un être
possédant toutes les perfections au suprême degré ; et il peut être créateur (c'est le cas chez
Descartes ou encore Malebranche), sans l'être nécessairement (il ne l'est pas chez Spinoza par
exemple). Pour des lecteurs du XVIIe siècle, cette idée d'un Dieu de la raison est parfaitement claire
– raison pour laquelle Spinoza lui consacre d'ailleurs la première partie de son Ethique, ce qui ne
l'empêchera pas d'être taxé d'athéisme. Le seul fait d'avoir parlé d'une théologie naturelle, aux
dépends d'une théologie révélée, a en effet valu à Spinoza d'être mis au ban de son siècle par ses
contemporains. Ce que les Modernes ont en commun et qui sert de fondement à leur théologie
naturelle, c'est le fait que l'idée d'un Dieu rationnel soit accessible à tous – athées compris. Dans un
certain sens, les Modernes ont proposé l'idée d'un Dieu accessible à tous. Pour certains – dont
Malebranche ou Leibniz – le Dieu de la théologie révélée et celui de la théologie naturelle
renvoient en fait au même ! A leurs yeux, il s'agit d'un seul et même Dieu qui fait simplement l'objet
de discours différents, ce qui n'est pas sans causer problème dans la mesure où ces discours ne sont
pas nécessairement compatibles entre eux, et notamment sur la question du mal ! La question du
mal divisent en effet philosophie et théologie, mais nous aurons l'occasion d'y revenir.
Mais dès lors que nous disons que nous avons des lois formant un ordre conçu par un être sage et
tout-puissant, comment expliquer ce que nous montre le monde, à savoir une grande diversité
d'imperfections et d'irrégularités en inadéquation avec l'idée d'ordre parfait, quand elles ne le violent
pas purement et simplement ? Dans un monde que la physique moderne est en train de forgé,
débarrassé des formes substantielles animées d'un quelconque but, se pose ainsi le problème des
imperfections (monstres ou encore catastrophes naturelles). Comment expliquer que les lois de Dieu
permettent des catastrophes telles que le tremblement de terre de Lisbonne par exemple ?
Malebranche se demande par exemple comment expliquer qu'un agriculteur qui vient de s'éreinter
à labourer son champ, ne voie pas venir la pluie tomber sur son champ pour fertiliser ses efforts, ou
même pire, la voie inutilement tomber au-dessus de la mer ! Comment expliquer qu'un enfant à
deux têtes puisse voir le jour ? Notons que Malebranche est obsédé par ce problème que pose la
possibilité de l'existence de « monstres » dans un monde supposément régi par des lois organisant
un ordre supervisé par un être sage et tout-puissant. Toute la question est de savoir comment la
combinaison supposément parfaite des lois peut admettre de tels défauts, de telles injustices, de
telles absurdités, de tels crimes ! Que penser d'un monde dans lequel le pêché est possible par
exemple ? Nous avons là la première raison pour laquelle la question du mal prend un sens
particulier en ce siècle, car ce qui caractérise le mal, c'est la contradiction avec la loi et la violation
de l'ordre. Pour Malebranche, tout cela est d'autant plus choquant que c'est bien souvent l'ordre lui-
même qui semble permettre le désordre – ce qui est le cas de la pluie.

Le problème du mal

La second trait distinctif de l'âge classique, en-dehors de son contexte scientifique (et qui a partie
liée avec celui-ci), c'est l'évolution du rapport entre philosophie et théologie qui n'est plus pensé
comme une subordination, comme à l'époque médiévale. Avec l'émergence du mécanisme au début
du XVIIe siècle, ce n'est plus à la théologie de fixer les bornes entre lesquelles la raison a le droit de
s'exercer, ce qui signifie que la philosophie n'est plus au service de la théologie, laquelle privilégiait
jusque-là les dogmes professés à l'exercice critique de la raison. Ce qui fait toute la nouveauté du
XVIIe siècle, c'est précisément que la philosophie tend à rejeter le joug de la théologie – du reste
l'idée d'un être suprêmement parfait demeure le fondement de toute vérité, et les Modernes
conservent l'idée qu'un Etre suprêmement parfait doit être posé à l'origine et de l'être et de la
connaissance. Pour autant, cet Etre suprêmement parfait est pour eux un Dieu-Raison qui ne sera
pas l'objet d'une croyance mais plutôt d'une démonstration – et cette différence va creuser l'écart
entre foi et raison. Pour les Modernes, Dieu est certes incompréhensible, mais il n'est pas
inconnaissable, de telle sorte que nous pourrions rationnellement établir ses propriétés. Dieu n'est

2 Si l'on parle de « théologie naturelle », c'est parce que l'idée de Dieu nous apparaît par nous-mêmes (par « la lumière
naturelle » comme ont pu le dire les Modernes) et non par la lumière de la Révélation.
pas un être ineffable, obscure et hors-de-portée de l'investigation de la raison, aussi les Modernes
prétendent déchiffrer son action ; il s'agirait pour cela de rejoindre la Raison. Si Malebranche,
Spinoza ou Malebranche prétendent ainsi pouvoir parler de l'action de Dieu, c'est précisément
parce que ce dernier est la Raison : il n'est pas le Dieu impénétrable humiliant les prétentions de la
raison, comme chez Luther ou Pascal, il est la raison elle-même. L'on mesure ici le caractère
hétérodoxe de l'entreprise de Malebranche, Spinoza ou Leibniz qui ont à raison été perçus comme
des menaces pour la théologie révélée de leur temps, et ont à ce titre été vilipendés par leurs
contemporains ! Malebranche, Spinoza et Leibniz ont ainsi tous trois étaient surveillés avec
défiance tant leur conception d'un Dieu-Raison semblait conduire à une forme
d'anthropomorphisme inacceptable. En effet, si Dieu est la raison, il convient de voir que l'homme
aussi est la raison ; dès lors, la frontière entre les deux s’amenuise dangereusement – et Leibniz ira
très loin en affirmant que la différence entre un esprit fini (un homme) et Dieu n'est pas une
différence de nature mais une différence de degré ! La raison de l'homme serait simplement plus
limitée que celle de Dieu qui serait lui-même la raison infinie, complète, parfaite. L'on voit ici
quelle menace représentent les Modernes pour leur temps en atténuant ainsi la distance entre
l'Homme et Dieu qui auraient en partage les mêmes vérités. Quelle audace ! Quelle hérésie ! Dans
sa lettre du 14 avril 1686 adressée au Landgrave Hessen-Reinfel, Leibniz écrit ainsi que : « Pour
moi, je crois que comme l'arithmétique et la géométrie de Dieu est [sont] la même que celle des
hommes, excepté que celle de Dieu est infiniment plus étendue, de même aussi la jurisprudence
[c'est-à-dire le droit] entend qu'elle est démonstrative, naturelle, et toute autre vérité est la même au
ciel et sur la Terre ». En d'autres termes, pour Leibniz, les idées de Bien ou de Justice sont les
mêmes, en nous comme en Dieu. Ce que les théologiens orthodoxes ont donc craint, c'est une
certaine sécularisation de Dieu, comme s'il s'agissait de le réduire à l'idée de raison universelle.
Pour ceux qui font de Dieu une entité entièrement rationnelle – et même la Raison universelle
même – et le placent au principe de leur philosophie, il est clair que le mal est un problème majeur,
car il appartient à la raison de concilier l'existence du mal avec cet Etre que l'on dit parfaitement
sage, juste et puissant. L'assimilation de Dieu à la Raison conduit inévitablement à la question du
mal : pourquoi Dieu n'empêche-t-il pas le mal ? Ce problème se posait certes déjà avant, mais
l'assimilation de Dieu à la Raison par les Modernes, au XVIIe siècle, ne fait que l'accentuer. Ce
problème du mal se trouvait d'ailleurs déjà exposé par Lactance qui, rapportant les propos
d'Epicure dans De la colère de Dieu, énonçait alors quatre possibilités : « Soit Dieu veut supprimer
le mal et il ne le peut pas ; soit il peut supprimer le mal mais ne le veut pas ; soit il ne veut pas
supprimer le mal et il ne le peut pas ; soit il veut supprimer le mal et il peut supprimer le mal ».
L'on voit ici que la première possibilité entre en contradiction avec l'idée de toute-puissance ; la
seconde entre en contradiction avec l'idée de bonté, et la troisième entre en contradiction et avec
l'idée de toute-puissance et avec celle de bonté. Seule la quatrième et dernière possibilité semble en
adéquation avec la définition de Dieu, or elle est contredite par l'expérience, puisque le mal existe !
Si l'on pose que Dieu a créé le monde et les êtres qui le constituent, cela signifie que l'être, mais
également la puissance dont nous disposons, proviennent directement de Lui ! Non seulement notre
être dépend de Sa puissance (puisque nous retomberions dans le néant si nous n'étions pas en
permanence maintenus dans l'existence sans Son intervention), mais nos actes tirent donc également
leur puissance de la Sienne. C'est comme si notre conservation dans l'existence était une création
continuée ; partant il y aurait en toute logique une continuité permanente de la puissance de Dieu
qui créerait puis maintiendrait l'être, et donc rendrait tout possible. Mais alors, qui agit lorsque je
tue mon semblable ? Qui me donne la force de détruire l'autre lorsque je fais le mal ? Il faudrait
nécessairement que ce soit Dieu – ce qui est impensable ! Dans quelle mesure Dieu concoure-t-il à
nos crimes ? Dans quelle mesure Dieu n'est-il pas complice – et donc aussi coupable – de nos
crimes lorsque nous usons de sa force pour les commettre ? L'on voit à quel point la question du
mal est lancinante au XVIIe siècle !

Le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 32m (premier cours).


Les Modernes face au problème du mal

Le mal est un terme générique qui renvoie à une grande diversité de phénomènes : les maux
naturels (catastrophes naturelles, anomalies de la biologie, injustices climatiques...) mais aussi les
maux proprement humains (les douleurs physiques, les pêchés, les délits voire les crimes...). Le mal
peut ainsi être subi comme commis, et toutes ses formes posent pareillement problème, car toutes
violent pareillement l'ordre du monde supposément gouverné par un Dieu-Raison caractérisé par sa
bonté, sa justice, sa toute-puissance (etc.). C'est là tout le problème de l'existence du mal à l'âge
classique, nous l'avons maintenant suffisamment dit. Face à ce problème, et contre l'explication que
défend la théologie révélée3, Leibniz, Spinoza et Malebranche avancent que Dieu, en ce qu'il est
la Raison, a des comptes à rendre aux hommes, mais aussi à lui-même ! Pour les Modernes, Dieu
doit ainsi comparaître devant le tribunal de la Raison pour être en accord avec lui-même ; idée qui
est absolument scandaleuse du point de vue du théologien du XVIIe siècle ! Au nom de la
rationalité qu'il doit incarner à son suprême degré, Dieu a des comptes à rendre. Nous ne sommes
donc pas dans une conception hobbesienne ou lutherienne qui disculpent l'une comme l'autre Dieu
de tout soupçon. Pour Hobbes comme pour Luther, Dieu n'a en effet pas à se justifier en ce qu'Il
dicte lui-même l'idée de justice et n'a donc pas à s'y soumettre. Hobbes reprend d'ailleurs ce même
principe dans sa conception de l'Etat qui est, selon lui, producteur de la notion même de droit, et n'a
donc pas à y répondre. Celui qui est tout-puissant se trouve justifié dans chacune de ses actions par
sa toute-puissance. De la même manière, Luther refuse la possibilité de pouvoir juger la justesse de
l'action de Dieu par le critère de justice forgé par les hommes. Selon lui, ce n'est que dans la
« lumière de la gloire » que les élus apercevront dans l'autre monde la justice divine. En définitive,
soit l'on pose l'équivocité entre les esprits créés par Dieu et Dieu lui-même, lequel agit en vertu de
principes étrangers et parfois obscurs pour les pauvres mortels ; soit l'on pose l'univocité, auquel cas
les principes de justice ou encore de vérité sont les mêmes, pour les hommes comme pour Dieu. Du
côté de l'univocité, nous avons donc Malebranche, Spinoza et Leibniz ; alors que Hobbes et
Luther défendent l'équivocité. Dans une certaine mesure, l'on peut rattacher Descartes à ce second
camp, si l'on s'en fie aux Méditations métaphysiques dans lesquelles le philosophes affirme que
Dieu, dans l'effet de sa toute-puissance, institue les vérités éternelles. Pour Descartes, Dieu, au nom
de sa toute-puissance par laquelle il dicte l'ordre sans avoir à s'y subsumer, n'a pas non plus à
répondre de ses actes. Du reste, le cas de Descartes est un peu particulier, car partant d'une défense
de l'équivocité, le philosophe en viendrait presque à défendre l'univocité : sitôt que Dieu établit une
vérité (type 2+2 = 4), il établit une univocité de laquelle il est aberrant qu'il dévie. Donc si le mal est
un scandale pour ma raison, il devrait aussi l'être pour Dieu qui est Raison. Ainsi, le mal choque la
raison : il est une énigme, un « défi posé à la philosophie », selon le titre d'un ouvrage de Ricoeur.
C'est ce défi qui est saisi en tant que tel par les auteurs du Grand siècle qui s'interrogent sur les
paradoxes de la Raison. Pour autant, Malebranche, Spinoza comme Leibniz estiment que la raison
dispose des moyens théoriques pour résoudre le problème – ce qui ne reviendra pas à ôter au mal
son caractère inadmissible seulement à l'expliquer4 – et tous trois apportent une réponse
personnelle et originale à la question du mal ; et chacune des trois propositions s'inscrit dans une
tradition de pensée différente. La première, qui sera plutôt celle de Leibniz, est plutôt d'inspiration
néo-platonicienne et augustinienne, et consiste à nier que le mal soit une substance (un quelque

3 La position défendue par la théologie révélée apparaît explicitement dans le livre de Job que les Modernes ont
étonnamment peu commenté. Cette position consiste à dire que le mal n'est que la manifestation de la toute-
puissance de Dieu qui n'a aucun compte à rendre à sa créature. Pour rappel, le livre de Job relate les malheurs qui
frappent Job, un homme pourtant juste et pieux qui perd tour à tour sa fortune, sa situation, ses amis (etc.), et mettent
donc en péril l'explication traditionnelle qui veut que la souffrance soit toujours une juste punition pour des pêchés
commis. Au-delà de la leçon morale enseignée à Job (qui se verra in fine réhabilité), c'est une leçon théologique que
délivre le livre de Job, celle d'un Dieu tout-puissant qui se situe au-dessus de toute règle, de la justice et qui, parce
qu'il n'a pas à rendre compte de sa créature, agit par delà elle.
4 Les contempteurs des Modernes les accuseront tout de même volontiers de vouloir banaliser le mal – voire de le
défendre, au nom de la raison !
chose subsistant) et ainsi à rejeter l'idée d'un Dieu mauvais 5. Pour Saint-Augustin, le mal est
d'ailleurs une déficience d'être, un manque d'être ; aussi il n'y aurait pas un Dieu du mal. L'idée
serait de considérer l'existence du mal comme pure déficience. L'on peut donc à la fois dire que le
mal n'est rien (qu'il n'est pas une entité positive) sans affirmer qu'il n'existe pas. Dès lors, le mal
pourrait trouver sa place dans le monde en considérant que l'ordre peut sécréter du désordre, lequel
serait partie intégrante de l'ordre. La seconde conception, d'inspiration sceptique, sera plutôt celle de
Spinoza. La tradition sceptique se montre critique à l'égard des notions de bien et de mal qui
diraient davantage à propos des hommes qui les pensent, que des choses mêmes. Ainsi, la crue d'un
fleuve pourrait être un mal pour les pauvres mortels qui la subissent, mais être en même tout à fait
bénéfique pour les terres abreuvées par exemple ! L'on pourrait imaginer que, du point de vue de
l'économie générale de la nature, ce qui apparaît comme un mal aux hommes est en fait tout à fait
bénéfique : ainsi de l'entrée en éruption d'un volcan qui permettrait une régulation de la chaleur de
la croûte terrestre, alors même qu'elle dévasterait dans le même temps les populations alentours. Il
pourrait en aller de même des monstres qui, tout compte fait, ne feraient que choquer notre
conception éminemment culturelle et historique de ce qu'est un homme. Après tout, sans le
rapporter à la norme historique de ce que nous semble devoir être un homme, l'on peut tout à fait
considérer qu'un individu à six doigts dispose d'un bel avantage ! Cette tradition sceptique défend
donc l'idée selon laquelle nos notions de bien et de mal ne feraient que témoigner de notre relation à
la chose, et non des qualités intrinsèques des choses. De la même manière, les animaux nuisibles ne
le seraient qu'au regard des normes qui nous permettent de maintenir l'ordre que l'on estime bon et
de ce qui nous est profitable. La troisième et dernière conception – qui sera donc celle de
Malebranche – privilégie une approche différente du mal, marquée par son omniprésence, et qui
consiste à souligner le défaut réel que représente le mal. Malebranche dira ainsi que le mal n'est
pas quelque chose d'apparent qui pourrait être résorbé dans l'harmonie universelle de sorte
qu'aucune harmonie ne saurait le gommer. Dans cette conception, le mal est une imperfection
radicale et irréductible : c'est un scandale sans issue. Dans cette ligne interprétative, Malebranche
construit une interprétation du mal qui, loin de le nier, va en faire l'effet de la manière dont Dieu
agit dans le monde : c'est parce que Dieu agit de la manière la plus simple et la plus générale qu'il y
aurait des conséquences funestes. Dans ses Réflexions sur la prémotion physique, Malebranche
écrit ainsi : « les défauts de l'ouvrage de Dieu sont les effets d'une conduite sans défaut ». Il ne
s'agirait donc pas nier le mal : les imperfections du monde sont réelles, explicables et irréductibles,
et ne seraient que la conséquence de la manière parfaite dont Dieu agit et qui, en certains cas
particuliers, auraient des répercussions regrettables.

Rappel du cours précédent

Dans l'introduction du cours, nous avons vu comment l'émergence de la pensée mécaniste à


l'époque moderne aggravait la question du mal, ainsi que les trois réponses originales (et distinctes
l'une de l'autre) qu'apportaient Spinoza, Malebranche et Leibniz, tous trois héritiers de traditions
différentes quoique relativement compatibles. Leibniz était dans la lignée d'Augustin ; Spinoza
s'inscrivait dans la tradition sceptique ; Malebranche enfin privilégiait l'idée d'une omniprésence
du mal dans le monde comme répercussions regrettables de l'action parfaite de Dieu. Pour
Malebranche, le mal est une défiguration réelle du monde qu'aucune compensation générale ne
saurait atténuer – le philosophe s'oppose en cela à Antoine Arnaud dans une controverse vive entre
les deux auteurs dont la figure de crispation était celle du monstre.

5 Depuis Saint Augustin, la pensée occidentale considère qu'il n'y a pas d'être du mal qui n'est que privation de
substance. Le mal n'est pas une entité négative (il n'est pas une négation) mais une privation : c'est un défaut qui
affecte quelque chose qui devrait pourtant avoir ce qui lui manque. Ainsi, l'homme méchant est déficient : il lui
manque quelque chose ; il devrait être bon mais en est déficient ! Thomas d'Aquin distinguera bien la privation
d'avec la négation : si la négation est une affirmation positive (d'Aquin donne l'exemple de la taupe qui est aveugle
par nature et est à ce titre une négation de la vue), la privation est une amputation d'être (l'aveugle est privé de la vue
qu'il devrait avoir). Que l'on parle de maux naturels ou de maux moraux, il s'agira toujours d'une privation, d'un
manque, d'une déficience. Et même la douleur n'est pas négation, mais privation – privation de la santé.
Première partie : le projet de théodicée de Leibniz

L'originalité du projet leibnizien

Dans La profession de foi du philosophe et autres textes sur le mal et la liberté l'on retrouve les
premières tentatives de résolution du problème du mal par Leibniz, ainsi que ses premiers essais de
théodicée. Si le terme de « théodicée » a aujourd'hui glissé dans le langage courant pour désigner
toute tentative de justification de Dieu face à l'existence du mal, il s'agissait initialement d'un
néologisme leibnizien forgé à partir de theos (Dieu) et dike (la justice), « la justice de Dieu ». De
manière assez amusante, les premiers lecteurs de Leibniz ont d'abord lu le terme « théodicée »
comme un nom propre renvoyant à un auteur, comme si les Essais de Théodicée étaient les essais
d'un certain Théodicée. Il n'en est rien, bien évidemment ! Comme tous les philosophes Leibniz a le
plus souvent repris les grands concepts de la tradition philosophique pour se les réapproprier ; pour
autant, en dépit de la richesse du vocabulaire déjà existant, il a préféré inventer le terme de
« théodicée » - ce qui traduit déjà en soi une tentative d'apporter une réponse originale à une vieille
question, celle de la coexistence du mal avec une théologie rationnelle. Pour désigner la manière
spécifique dont il entendait aborder et traiter le problème, Leibniz invente donc un nouveau terme.
Dans son Abrégé de la controverse (qui figure en annexes de ses Essais de Théodicée), Leibniz
affirme même être allé plus loin que les philosophes qui l'ont précédé, en ce que lui ne s'est pas
contenté de concilier l'existence du mal avec celle de Dieu, mais qu'il a même démontré qu'en dépit
du mal, le monde existant était le « meilleur des mondes possibles ». Le terme même de
« théodicée » est donc bel et bien l'indice de l'originalité du projet leibnizien, dans sa forme autant
que dans ses résultats. A l'inverse d'un Descartes qui a fait tabula rasa, Leibniz a voulu s'appuyer
sur la tradition philosophique pour inscrire son propre effort dans les pas de ses prédécesseurs, tout
en les dépassant. Les contemporains du philosophe n'ont pas nécessairement apprécié l'originalité
de sa démarche et ont perçu la théodicée comme la synthèse magistrale de tous les arguments en
faveur de la théologie rationnelle (dont Kant démontrera bientôt l'échec fondamental), plutôt que
comme une contribution véritablement originale. Pourtant, la réponse leibnizienne au problème du
mal est véritablement originale, à commencer par le fait même qu'elle passe par une théodicée !
Cette théodicée, il nous faut l'inscrire dans un cadre de présupposés théoriques fondamentaux et qui
font que, parce que Leibniz les admet, que l'on ne peut pas qualifier de « théodicée » toute
entreprise de justification de l'existence de Dieu. Ces thèses sont au nombre de trois : la première
est théologique, la deuxième épistémologique et la troisième est celle de l'unité de la vérité. Dans sa
lettre de 1700 à Jablonski, Leibniz confie que : « Dès ma seizième année par un destin particulier
fixé par Dieu semble-t-il, je me suis retrouvé poussé vers une recherche par ailleurs en elle-même
difficile et en apparence peu agréable, mais je n'ai été pleinement satisfait que depuis quelques
années, lorsque j'ai véritablement découvert les raisons de la contingence puisque je ne pouvais
auparavant répondre aussi complètement que je l'aurais voulu aux arguments de Hobbes et de
Spinoza en faveur de la nécessité absolue de toutes les choses qui arrivent. J'avais formé à cette
époque le dessein d'écrire une théodicée et d'y défendre la bonté, la sagesse et la justice de Dieu
ainsi que sa puissance suprême et son influence irrésistible ». Ce que Leibniz est en train d'affirmer
ici, c'est que le projet de théodicée est premièrement très ancien ; qu'il n'a pas été résolu très
récemment et ne s'est dénoué que lorsque le philosophe a pu sortir de l'abîme ''nécessitariste'' de
Hobbes et Spinoza. L'ancienneté du projet leibnizien a son importance et traduit une sorte
d'injonction – de vocation – à défendre Dieu que Leibniz semble avoir ressentie. C'est en
philosophe que Leibniz veut défendre le Dieu des philosophes (le Dieu-Raison)6.
6 Du reste précisons qu'à l'instar des théologiens, les philosophes n'ont entre-eux pas le même Dieu ! Si le Dieu de
Leibniz n'a pas de corps par exemple, celui défendu par Hobbes en a un – raison pour laquelle l'idée même de
théodicée n'a aucun sens pour Hobbes ! Il en va de même avec Descartes ou encore Spinoza dont les conceptions
du Dieu-Raison sont encore différentes. Il y a peu ou prou autant de Dieu-Raison que de philosophes ! Du reste, il y
a nécessairement une certaine porosité entre ces différentes conceptions – ce qui leur permet d'ailleurs de rester dans
un horizon commun ! Ils ont tous pour projet de montrer que le Dieu-Raison dont ils parlent et qu'ils défendent en
Les raisons circonstancielles de la nécessité d'une théodicée

Dans sa lettre à Jablonski, Leibniz aborde la question du mal7 par des raisons externes
(circonstancielles) et internes (qui tiennent à sa démarche philosophique). Les premières (les raisons
circonstancielles) sont la progression de l'athéisme et du scepticisme que Leibniz voit se propager à
son époque au cours de laquelle le mal galopant agitent les esprits. Il y a incontestablement chez
Leibniz l'idée que le XVIIe siècle n'est pas seulement l'époque des grands rationalismes, mais aussi
celle des libertins érudits qui s'émancipent de l'autorité religieuse et remettent en cause un certain
nombre de doctrines, notamment au regard de la Providence. Plus encore, Leibniz estime aussi que
ceux qui défendent la cause de Dieu (notamment les luthériens) la défendent très mal en évoquant
simplement Sa toute-puissance qui le placerait au-dessus de toute justice, au-dessus de tout droit...
Pour Leibniz, c'est là une défense médiocre qui revient d'ailleurs à dépeindre Dieu comme un tyran,
un être capricieux « dont la volonté tient lieu de raison », donc qui agit sans raison, de manière
arbitraire et non-rationnelle. Cette médiocre défense d'un Dieu capricieux serait d'ailleurs celle de
Hobbes dont la conception de la justice est, selon Leibniz, similaire à celle de Trasymaque qui
argue dans La République de Platon qu'« est juste ce qui est avantageux aux plus puissants ». Pour
Leibniz, la conception que défend Hobbes de la justice n'est rien d'autre que celle du Trasymaque
de La République ; et en effet, dans De la liberté et de la nécessité, texte à l'origine de la
controverse entre Hobbes et Bramhall, Hobbes écrit que « la puissance de Dieu à elle seule sans
aucune autre aide suffit à justifier toute action qu'il accomplit. Ce qu'il fait est juste parce qu'il le
fait ; juste je l'affirme en Lui bien que non pas toujours juste en nous ». L'on voit bien que chez
Hobbes, le droit dérive exclusivement de la puissance, de telle sorte que l'être le plus puissant a
littéralement droit à tout ! L'on comprend aussi ici pourquoi le problème de la théodicée ne se pose
même pas chez Hobbes pour lequel l'action de Dieu est toujours déjà justifiée. Quoiqu'il arrive dans
le monde, le Dieu de Hobbes est justifié ! Un peu plus loin dans De la liberté et de la nécessité,
Hobbes estime d'ailleurs blasphématoire une tentative de justifier l'action de Dieu – c'est-à-dire
exactement ce qu'entreprendra Leibniz sous le nom de théodicée. Concernant Luther, Leibniz se
montre plus prudent (notamment parce qu'il est lui-même luthérien). Du point de vue de Luther, la
tentative de théodicée est absurde en ce que la justice de Dieu est par définition d'un autre ordre.
Pour le théologien, la justice de Dieu ne sera vue comme juste par les élus que dans la « lumière de
la gloire », ce qui est une manière de renvoyer la résolution de la question du mal à l'autre vie !
Leibniz est heurté par cette conception qui consiste à renvoyer la réponse dans l'au-delà, affirmant
par là qu'elle ne peut être aperçue dans la « lumière naturelle ». Mais le philosophe note cependant
que cette conception luthérienne laisse ouverte la possibilité d'un Dieu tyran dont l'action pourrait
ne pas être rationnelle. A Luther comme à Hobbes, Leibniz reproche donc de défendre un Dieu
dont l'action pourrait être sans raison pour les hommes – alors que lui défend l'idée même d'un
Dieu-Raison ! Pour échapper à un conflit frontal avec Luther et les théologiens, Leibniz plaidera
une nécessité de contextualiser les thèses luthériennes – notons qu'il ne prendra pas les mêmes
précautions avec Hobbes et Spinoza, de toute façon haïs de tous !

Les raisons internes de la nécessité d'une théodicée : la thèse théologique

tant que philosophes est aussi le Dieu de la Révélation. Le Dieu dont Malebranche parle entre autres dans les
Conversations chrétiennes est le même que celui qu'il honore en tant que prêtre de l'oratoire, lequel l'éloigne
pourtant progressivement des Ecritures ! De la même manière, Hobbes s'appuie sur la Révélation pour défendre sa
conception de Dieu comme matériel ; lui aussi assimile son Dieu-Raison au Dieu de la Révélation ! L'horizon de ces
Modernes est bien de montrer que leur Dieu-Raison est le même que celui de la Révélation – nous verrons que
Leibniz argue qu'il ne peut tout simplement pas y avoir de contradiction entre foi et raison. La question se pose alors
de savoir si cette tentative des Modernes d'assimiler leur Dieu-Raison au Dieu révélé est sincère, ou seulement un
moyen d'éviter la censure.
7 Notons que dans la question du mal, l'existence même de celui-ci n'est jamais contestée. L'existence du mal est une
évidence exorbitante, aussi il s'agit d'en rendre raison.
Aucune œuvre philosophique n'est jamais purement l'effet d'une époque, et aux raisons
circonstancielles de la nécessité d'une théodicée évoquées plus tôt, il faut ajouter des raisons
internes à la pensée de Leibniz lui-même. Ainsi, si la question du mal intéresse Leibniz pour des
raisons externes (la nécessité de répondre à ses contemporains), elle se serait de toute façon posée
dans le système hyper rationnel de Leibniz ! Répondre à la question du mal aurait donc été
indispensable dans le système leibnizien quoi qu'il en soit, à commencer parce que ce système
accepte les fameuses trois thèses (théologique, épistémologique et de l'unité de la vérité)
mentionnées plus tôt. Répondre à la question du mal était donc aussi une nécessité interne au
système leibnizien, du seul fait que ce dernier se fonde sur ces trois thèses. La première de celles-ci
consiste à dire que la toute-puissance de Dieu est toujours subordonnée à sa sagesse – autrement dit
Leibniz rejette toute conception de Dieu qui le ferait agir de manière arbitraire, par simple caprice,
sans aucune considération pour le bien, au motif qu'il serait doué d'une liberté absolue – car agir
selon son bon vouloir est une attitude de tyran ! Du reste, notons que si Dieu agit nécessairement
avec sagesse selon Leibniz, cela ne nous garantit pas non plus de comprendre les motifs de ses
actions dans les moindres détails. Rappelons ce qu'écrivait Leibniz dans sa lettre au landgraf
Hessen-Reinfel : « Pour moi, je crois que comme l'arithmétique et la géométrie de Dieu est [sont]
la même que celle des hommes, excepté que celle de Dieu est infiniment plus étendue, de même
aussi la jurisprudence [c'est-à-dire le droit] entend qu'elle est démonstrative, naturelle, et toute
autre vérité est la même au ciel et sur la Terre ». Pour Leibniz, les vérités mathématiques sont les
mêmes en Dieu et en chaque esprit. Les vérités mathématiques, les principes logiques et toute
vérité, mais aussi le bien et le mal, le juste et l'injuste sont les mêmes en Dieu et en chaque esprit et
sont incréées et éternelles, non pas comme un ordre de choses préexistant à Dieu. Reprendre à
2H01m30 pour rajouter une note de bas de page. Et Spinoza, lecteur de Descartes, dira qu'en Dieu
il n'y a ni entendement ni volonté et que position cartésienne est moins anthropomorphique que
ceux qui soumettent la volonté de Dieu à un dessein externe. La position de Leibniz consiste donc à
dire qu'il y a univocité entre les vérités humaines et divines de telle sorte que ce qui est vrai pour les
hommes est aussi vrai pour Dieu est vice-versa ! Pour répondre à l'objection cartésienne, Leibniz
affirme que l'entendement de Dieu contient ces vérités ; Dieu est ces vérités. Ce que suggère ainsi la
lettre au landgraf, c'est que la différence entre les hommes et Dieu est une différence de degré, pas
une différence de nature ! Ce que sait Dieu est identique à ce que savent les hommes de sorte que la
différence tient simplement au fait que Dieu en sait davantage que les hommes, dans la mesure où il
dispose de l'omniscience, c'est-à-dire de la science parfaite et complète ! Pour Leibniz, nous ne
comprenons qu'une portion réduite de la science que Dieu possède à son suprême degré, raison pour
laquelle nous ne comprenons pas toujours le motif de ses actions, ce qui ne signifie en aucun cas
que Dieu est irrationnel ! Si l'on reprend l'exemple du tremblement de terre de Lisbonne de 1755,
cet événement intervient nécessairement selon l'économie générale de l'action de Dieu qui, quoique
nous ne comprenons pas dans sa totalité puisque nous ne possédons pas l'omniscience, n'en reste
pas moins bonne et rationnelle. Pour Leibniz nous disposons simplement de suffisamment
d'éléments pour nous prononcer sur le caractère nécessairement bon de l'action divine, quoique nous
n'en saisissons pas toujours le motif ! Dans la conception leibnizienne, le tremblement de terre de
Lisbonne contribue donc au « meilleur des mondes possibles » pour des raisons qui échappent
simplement aux hommes en raison de la faiblesse de leur savoir 8. A l'instar de Malebranche,
Leibniz pense que l'on peut se prononcer sur la rationalité de Dieu, au nom de l'univocité : si je suis
rationnel, alors Dieu est nécessairement rationnel, ce qui signifie qu'il ne peut pas faire le mal au
nom d'un caprice irrationnel ! Dieu fait (ou laisse faire le mal) en raison de la rationalité. D'une
certaine manière, l'on peut dire que le mal est proprement rationnel pour Leibniz. L'on comprend
donc la défiance des théologiens à l'égard des Modernes, car ils ne veulent pas voir se dissiper le
mystère de l'action de Dieu ! Au fond, le nœud du problème tient au fait que les philosophes
modernes proposent un discours concurrent au discours théologique, tout simplement ! Pour les
théologiens, le risque est donc celui d'une sécularisation – et l'exemple de Malebranche est à ce

8 Si on lit correctement Leibniz, l'on ne retrouve pas le Pangloss de Candide, car face à chaque mal particulier,
Leibniz dirait qu'il a été permis par Dieu, sans que l'on sache nécessairement pourquoi il a été permis !
titre très éloquent : prêtre à ses heures, Malebranche ne cesse d'écrire sur un Dieu qui l'éloigne
pourtant progressivement des Ecritures ! Chez les Modernes, il y a donc l'idée que Dieu n'est pas ce
que l'on relègue simplement aux fondements du monde, mais ce qui est aussi toujours là, toujours
présent et duquel chaque événement ressort. L'action divine est en quelque sorte toujours sollicitée ;
et le monde n'est pas un vaste chaos, mais ordonné selon l'économie générale d'un Dieu
parfaitement rationnel – un Dieu-Raison. Dans son Discours préliminaire à la Théodicée, Leibniz
fait ainsi la distinction entre les vérités éternelles (qui sont celles des mathématiques, de la
métaphysique, de la logique (etc.) qui sont Dieu) et les vérités positives (qui sont les vérités de la
nature instituées par Dieu). Comprenons bien que le modèle leibnizien ne disculpe en rien les
hommes de la responsabilité de leurs actions : Dieu institue des lois à partir desquelles les hommes
agissent selon leur libre arbitre.

Rappel du cours précédent et suite

Nous avions énoncé la semaine dernière les fondements de la théodicée leibnizienne. Nous avions
évoqué les motifs externes qui avaient motivé le philosophe à rédiger cette théodicée ; ces motifs
circonstanciels, nous les avions complétés par des motifs internes, au premier rang desquels
l'exigence de cohérence de la pensée avec elle-même. En effet, la question du mal s'impose à
Leibniz en raison de trois thèses qu'il avalise, que nous avions détaillées et que nous allons
maintenant approfondir.

Développement sur la thèse théologique

La première des trois thèses avalisées par Leibniz est une thèse théologique qui oppose notamment
le philosophe aux théologiens du droit absolu ainsi qu'à Hobbes – ce restaurateur de la position du
Trasymaque de Platon. Cette première thèse consiste à dire que la puissance de Dieu est toujours
subordonnée à sa sagesse. Il y a chez Leibniz cette idée constante que Dieu ne saurait agir de
manière arbitraire et sans considération d'aucune loi ni d'aucun principe parce qu'il serait
parfaitement indépendant. Ceux qui posent que Dieu, au nom de son indépendance et de sa toute-
puissance, peut tout faire, se méprennent et conçoivent Dieu à la manière d'un tyran dont « le bon
vouloir tiendrait lieu de raison ». Leibniz s'oppose à la position ''trasymatique'' de Hobbes qui
indexe purement et simplement le droit sur la puissance. Pour Leibniz, la conduite divine ne peut
être qu'inspirée par la raison – quoique l'on ne soit capable d'entrer précisément dans le détail de ces
raisons. La rationalité de la conduite divine apparaît explicitement dans un court dialogue de 1679
(donc antérieur à la théodicée) rédigé par Leibniz en latin qui oppose un théologien rationnel et un
misosophe (tenant du fidéisme). Ce dernier, parlant au théologien rationnel : « - Ne cesserez-vous
jamais théologiens, de vous égarer avec la raison, vous qui devriez plutôt connaître par la foi ?
- Nous arrêterons d'user de la raison quand Dieu cessera d'être sage ou l'homme d'être rationnel ! »
Ce dialogue résume bien la position de Leibniz car considérer un discours rationnel sur Dieu c'est
considérer que la raison est à la fois la règle pour l'Homme et pour Dieu. Abandonner la raison pour
s'en remettre à la foi pour comprendre Dieu, c'est supposer que ce dernier est parfaitement
irrationnel. La conduite de Dieu est rationnelle : elle est même la rationalité même ! Dans le
Candide de Voltaire, le personnage de Pangloss suscite le rire par sa propension à déclarer que
« tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » devant les pires catastrophes. Pour
tourner en dérision la philosophie de Leibniz, Voltaire fait appliquer par Pangloss la thèse générale
du « meilleur des mondes possibles » à des événements particuliers – ce qui ne marche évidemment
pas ! En effet, affirmer que la conduite de Dieu est rationnelle (et que les événements qui se
produisent répondent donc à des raisons fondées dans la sagesse divine), ne signifie pas que nous,
simples mortels dont la raison est limitée, soyons capables de comprendre le grand motif divin. La
rationalité divine n'implique pas une transparence du monde pour nos pauvres raisons finies ! Le
fait d'affirmer que Dieu est rationnel, que sa conduite l'est aussi et donc l'existence du mal aussi,
n'implique pas que mon esprit fini soit capable de comprendre en quoi tel mal ou tel autre contribue
au « meilleur des mondes possibles ». C'est là-dessus que joue Voltaire pour décrédibiliser la
pensée de Leibniz. A bien y regarder, il y a d'ailleurs bien un certain décalage entre l'affirmation de
la conduite rationnelle de Dieu et l'existence rationnelle du mal que l'on ne peut modifier sans
modifier l'ensemble du monde. Comprenons bien que pour Leibniz le mal n'est pas un moyen, mais
véritablement une condition sine qua non : le mal est ce qu'il faut nécessairement admettre pour
accéder au « meilleur des mondes possibles »9. Cette distinction entre ''moyen'' et ''condition sine
qua non'', Leibniz l'établit dans ses Essais de Théodicée : si le moyen est un instrument positif pour
faire advenir quelque chose, la condition sine que non est en revanche ce qu'il faut nécessairement
poser, sans quoi l'on ne peut obtenir globalement « le meilleur des mondes possibles ». Pour
Leibniz, le mal ne contribue pas activement « au meilleur des mondes possibles » mais
passivement : il faut se résoudre à tolérer son existence sans laquelle nous n'obtiendrions pas « le
meilleur des mondes possibles ». La conduite rationnelle est ce qui a soulevé la méfiance des
théologiens de l'époque de Leibniz. Pour eux, c'est la foi même qui se trouve en péril, comme le
signifie d'ailleurs … . Qui dit rationalité semble dire que la raison empiète sur un domaine où le
mystère, en dernière instance, prime. La clarté de la raison est portée sur Dieu qui n'est plus un Dieu
caché, dont la conduite est incompréhensible et les fins, mystérieuses. Il importe donc de bien
comprendre les résistances que suscitent le projet leibnizien en pénétrant un domaine qui ne lui est
pas réservé et tend à éliminer du monde tout ce qui n'est pas rationnel. Le projet de Leibniz est un
projet de rationalisation parfaite du monde.

Les raisons internes de la nécessité d'une théodicée : la thèse épistémique

La seconde thèse qui explique les raisons internes de la nécessité pour Leibniz de réaliser une
théodicée, est la thèse épistémique, laquelle consiste à dire que la vérité est univoque, ce qui signifie
que les principes logiques, métaphysiques, moraux sont universels et que les vérités mathématiques
et métaphysiques sont les mêmes en Dieu et en l'homme. Cela a une conséquence importante car
cela signifie que ce qui est bon, juste, sage et vrai pour l'homme qui raisonne correctement, est bon,
juste, sage et vrai pour tout esprit, y compris divin. Cela correspond donc à un anticartésianisme
affiché puisqu'il ne s'agirait pas de croire, comme le fait Descartes, que Dieu institue le bien, le
mal, le juste, l'injuste, le vrai, le faux et toutes les vérités de raison. La thèse de Descartes suppose
une indifférence fondamentale en Dieu, de telle sorte que rien ne précède sa puissance institutrice :
pour le philosophe français, il n'y a pas un ordre de vérités qui précède Dieu qui les produit en fait
lui-même. Du point de vue leibnizien, cela revient encore à penser un Dieu irrationnel – cela
reviendrait à poser un principe irrationnel au fondement même de la raison. Pour Leibniz, la
position cartésienne est intenable en ce qu'elle donne à voir Dieu comme un être indifférent 10 et
donc relativement ignorant. Du point de vue de Descartes, l'indifférence est l'essence même de la
liberté, puisque c'est Dieu qui va instituer les règles. La critique de Leibniz consiste à dire qu'il est
incompréhensible de croire que du déterminé puisse venir de l'indéterminé : si Dieu était vraiment
indifférent, il ne ferait rien. L'indéterminé ne peut produire du déterminé et ne produit donc rien ;
l'état d'équilibre que suppose l'indifférence suppose une inaction. La déficience de l'argument
cartésien selon Leibniz est que rien ne peut sortir d'un Dieu indifférent, lequel ne peut donc pas
l'être. Leibniz emploiera le même argument pour récuser la thèse selon laquelle la liberté humaine
réside dans l'indifférence, laquelle est selon le philosophe une pure et simple impossibilité de faire
quelque choix. Pour Leibniz, l'indifférence n'est ainsi pas synonyme de liberté mais d'incapacité à

9 Pour être tout à fait exact, il faut signaler qu'au paragraphe 21 de ses Essais de Théodicée Leibniz fait la distinction
entre trois sortes de maux : le mal métaphysique (le mal en général, toute sorte de maux), le mal moral (le pêché) et
le mal physique (la douleur). Si le premier et le dernier peuvent être des moyens pour Leibniz (l'imperfection et la
douleur peuvent être des moyens à la contribution à d'une fin extérieure), le mal moral ne peut en revanche jamais
être un moyen, puisqu'un bien ainsi obtenu serait de facto corrompu. La faute morale ne peut jamais être un moyen
licite, et ne peut être qu'une condition sine qua non en ce que la suppression du pêché impliquerait la création d'un
monde à la perfection inférieure au nôtre.
10 Indifférence qui fait l'essence de la liberté selon Descartes.
choisir ; aussi l'indifférence ne peut pas être le fondement de la liberté, ni pour Dieu, ni pour les
hommes. Par cet argument, Leibniz fait valoir le principe selon lequel rien n'est sans raison : si
quelque chose est produit, c'est forcément par une raison (au nom d'une raison). Sitôt que l'on retire
la raison, rien ne subsiste. Aucune n'est vraie s'il n'y a une raison qui explique pourquoi elle est ainsi
et pas autrement ; ce qui a pour contrepartie le fait que ce qui n'a pas de raison n'est rien. S'il n'y a
pas de motif inclinant Dieu a produire cette logique, ces mathématiques, cette morale (comme le
pense Descartes), il n'y a pas de logique, pas de mathématiques ni de raison. Le point de discorde
fondamental entre Descartes et Leibniz, c'est l'idée que l'origine de la raison puisse être de
puissance irrationnelle. Au somme, l'argumentaire de Leibniz contre Descartes se résume en deux
points : 1) le rationnel ne peut pas naître de l'irrationnel, et 2) rien ne naît de l'indifférence. Au fond,
le point de tension entre Leibniz et Descartes se noue sur la question de la toute-puissance de
Dieu : si Descartes fait primer cette toute-puissance, Leibniz privilégie la raison, et reproche
justement à Descartes une conception de la toute-puissance qui permet de justifier l'irrationnel 11 –
rappelons d'ailleurs que le Dieu cartésien peut même créer un cercle carré ou une montagne sans
vallées ! Le misosophe du dialogue de Leibniz caricature justement cette conception cartésienne de
la toute-puissance qui semble laisser une porte ouverte sur l'irrationalisme. Alors certes, Descartes
récupère in fine l'univocité en expliquant qu'après avoir institué les vérités éternelles à partir d'une
équivocité et d'une indétermination générale, mais c'en est déjà trop pour Leibniz qui ne peut
concevoir 1) que le déterminé puisse naître de l'indéterminé et 2) que le rationnel puisse naître de
l'irrationnel ! Tous les principes et toutes les vérités sont incréés pour Dieu, puisqu'ils sont Dieu lui-
même de telle sorte que Dieu est déterminé par sa propre nature : la nature de Dieu contient tous les
principes et toutes les vérités12. Pour Leibniz, l'entendement de Dieu contient toutes les vérités qu'il
n'institue donc pas : c'est parce que Dieu est que 2+2 fait 4 par exemple, puisque les vérités
mathématiques, les principes, les règles logiques sont dans la nature de Dieu... L'on voit ici que le
reproche cartésien adressé à la position leibnizienne, consistant à dire que Leibniz soumet Dieu à
des vérités préexistantes, à la nature des choses et au Destin, ne tient pas. Les vérités ne préexistent
pas à Dieu pour Leibniz : elles sont Dieu ! Il ne s'agit donc de soumettre Dieu qu'à lui-même !

Les raisons internes de la nécessité d'une théodicée : la thèse de l'unité de la vérité

La troisième et dernière thèse qui explique pourquoi la question du mal s'impose d'elle-même dans
le modèle leibnizien, est celle de la conformité de la foi avec la raison, c'est-à-dire de l'unité de la
vérité entendu que ce qui est vrai et juste pour l'homme est aussi ce qui est vrai et juste pour Dieu.
C'est l'idée qu'il n'y a pas deux vérités. Leibniz s'oppose par là à deux positions : la première est
attribuée à Avérroès13 et est celle de la double vérité : une vérité philosophique à laquelle nous
accédons par la lumière naturelle et une vérité de la foi qui est d'un autre ordre. Ces deux vérités
peuvent s'opposer et être contradictoires. D'une certaine manière, cette double vérité semble aussi
concerner Luther dont certains textes vont dans ce sens. En somme, on retrouve là l'opposition
entre la vérité religieuse et la vérité philosophique. Pierre Bayle n'est pas inconnu à la controverse
et pose lui-aussi la contradiction entre l'enseignement de la religion (de la Révélation) qui parle des
miracles, de l'Incarnation, des mystères (etc.) et l'enseignement de la logique. Comment concilier
les dogmes religieux avec les principes mathématiques ? Comment penser l'union de deux natures
contraires dans le même être comme le raconte l'Incarnation par exemple ? Comment concilier les
miracles rapportés par les Evangiles (la multiplication des pains, la pêche miraculeuse, la marche

11 Un cartésien reprocherait quant à lui à un leibnizien de soumettre Dieu à des principes préexistants : le cartésien
reprocherait au leibnizien une forme d'anthropomorphisme et donc de réduire la distance entre un esprit fini et un
esprit infini. Une réponse leibnizienne consisterait à renverser cet argument : l'anthropomorphisme est du côté de
Descartes, et non de Leibniz pour lequel la raison finie de l'homme est une partie de la raison infinie.
12 La position de Spinoza représente la voie médiane entre Leibniz et Descartes : Spinoza s'accorde d'un côté avec
Descartes pour dire qu'aucun ordre de vérité ne précède Dieu, et s'entend d'un autre côté avec Leibniz pour dire que
la nature même de Dieu contient toutes les vérités. Le Dieu spinoziste n'est doué ni d'un entendement, ni d'une
volonté ; il est la nature même des choses.
13 On attribut à Avérroès d'avoir défendu cette double vérité, sans que cela soit textuellement établi.
sur l'eau...) et les lois de la nature avec lesquelles les miracles semblent en contradiction totale ?
Comment penser conjointement la foi et la raison qui semblent se contredire ? Allons même plus
loin : si les lois naturelles semblent nous faire connaître les lois de la justice, les récits religieux
affirment au contraire une forme d'arbitrage opaque, comme dans le cas de Job. Et Bayle prend
plaisir à relever toutes les contradictions entre les enseignements de la religion et les enseignements
de la raison. Ces contradictions sont donc d'ordre mathématique, logique et moral (la distribution
des grâces). Pour Bayle, il y a une contradiction insurmontable, irréconciliable, insoluble entre foi
et raison de telle sorte qu'il faudrait choisir l'une au dépend de l'autre. Il s'agirait de choisir entre la
raison et la foi ! Si Bayle a, in fine, préconisé d'abandonner la raison au profit de la foi, après avoir
montré comment la foi prenait à revers la raison, ses lecteurs n'en ont pas cru mot et l'ont soupçonné
d'antiphrase. « Bayle fait taire la raison après l'avoir fait trop parler », comme l'écrira Leibniz, ce
qui est évidemment très suspect ! Bayle a trop fait parler la raison avant d'affirmer que foi et raison
étaient hétérogènes de telle sorte qu'il faut déposer toute raison avant d'entrer dans une église 14. Du
reste, le Dieu que les philosophes théorisent et dont la conduite est fondamentalement rationnelle
est effectivement en concurrence directe avec le Dieu impénétrable et mystérieux de la Révélation !
Les théologiens ont vu leur conception de Dieu battue en brèche par les grands coups de boutoir des
philosophes qui spéculent sur un Dieu parfaitement raisonnable. A l'âge classique, c'est donc la
conception d'un Dieu qui ressemble de moins en moins au Dieu de la Révélation qui s'impose ! Si
l'on dessine à gros traits l'histoire de la philosophie, l'on peut dire qu'un certain Dieu est en train de
mourir dès l'âge classique, bien avant Nietzsche. Le Dieu dont Nietzsche évoque la mort a en fait
commencé à agoniser dès le XVIIe siècle ; et les théologiens du Grand Siècle y ont été alertes dès le
début lorsqu'ils ont vu ces philosophes modernes en train de présenter à leurs contemporains une
autre conception de Dieu comme Raison – un Dieu soumis à la raison parce qu'il est la raison, et qui
n'est dès lors plus ni capricieux ni insaisissable ! Le XVIIe siècle voit en fait s'affronter deux
conceptions qui se disputent l'avenir de la religion ! Descartes et Leibniz ont d'ailleurs été
soupçonnés d'être des incroyants, précisément parce qu'ils parlent de la foi, du point de vue de la
raison ! Leibniz a essayé de concilier théologie rationnelle et théologie révélée : entreprise
désespérée puisque insensée pour Bayle ; entreprise dangereuse pour les théologiens, car tenter de
fondre le Dieu révélé et le Dieu-Raison en un seul reviendrait inévitablement à donner le primas à
l'un sur l'autre ! Et c'est sans nul doute le Dieu-Raison qui finirait par éclipser le Dieu révélé, les
théologiens n'en étaient pas dupes ! Soit l'on affirme le caractère incompréhensible et inexplicable
des Écritures et l'on se résout à ne pas expliquer les miracles (etc.) ; soit l'on adopte une position
leibnizienne, laquelle se propose de concilier foi et raison en proposant une distinction entre ce qui
est contre la raison et ce qui est au-dessus de la raison. Pour Leibniz, il n'y a pas deux régimes de
vérité : il n'y a qu'un seul régime de vérité qui concilie les deux.

Rappel du cours et suite

La semaine dernière, nous avions vu les deux premières des trois thèses admises par Leibniz et qui
lui imposent la question du mal de manière interne. Il nous fallait finir de creuser la troisième, celle
de l'unité de la vérité. Ce qui est en jeu ici, c'est l'unité même de la vérité qui est remise en cause par
Bayle qui considère que la raison trouve dans les dogmes de la foi une limite à son investigation et
une contradiction de son point de vue indépassable et en vertu de laquelle, la raison devrait renoncer
à ses prétentions de connaissance. Pour Bayle il n'y a pas moyen de concilier ces deux instances que

14 Bayle ne veut pas réduire la contradiction entre foi et raison – théologie révélée et théologie rationnelle sont
absolument irréductibles pour lui ; il reprend d'ailleurs une thèse ancienne, déjà présente chez certains pères de
l'Eglise et que sythétise l'aphorisme « Je crois, parce que c'est absurde » du Père Tertullien. Pour Bayle 2H33.
Bayle est un philosophe intéressant par la probité avec laquelle il souligne les contradictions de la foi avec la raison,
mais aussi celles de la raison avec elle-même ! Bayle compare d'ailleurs à ce titre la raison à la Pénélope de
l'Odyssée qui défait la nuit ce qu'elle a fait le jour. Pour Bayle, la raison est une force destructrice autant que
constructrice – elle est une instance fondamentalement critique à l'égard de n'importe quel contenu, y compris le sien
propre. Foi et raison sont parfaitement hétérogènes de telle sorte que et que l'on ne peut même pas se forcer à croire
– raison pour laquelle Bayle, comme Leibniz, seront opposés à toute forme d'oppression religieuse !
sont la foi et la raison qui enseignent en sens contraire. Bayle considère que dans ce saut que
constitue la foi, le chrétien doit renoncer à la raison – affirmation qui a été considérée comme
suspecte par les théologiens qui y voyaient une forme de scepticisme (voire d'athéisme) caché
derrière de l'antiphrase. Ce dont il est ici question, c'est de penser un régime unique de vérité : et
l'on va distinguer la position de Bayle15 d'avec celle des tenants de la thèse de la double vérité tels
qu'Avérroès16 ou Luther. Pour Leibniz, il n'y a qu'un seul régime de vérité : il est l'auteur qui
défend l'univocité des notions ; aussi pour lui il n'y a aucun sens de défendre deux régimes de vérité
sans rapport17. Si l'on parle de vérités de la foi, alors elles sont conformes à ce que l'on attend d'une
vérité – il ne peut y avoir qu'une seule forme de vérité ! Rappelons que la théodicée de Leibniz
s'ouvre sur un discours préliminaire sur la conformité de la foi avec la raison. Conformité est ici à
prendre au sens premier : conforme c'est qui a la même forme. Et si les témoignages des Évangiles
qu'enseigne la foi sont authentiques, il appartient aux théologiens de nous le prouver - et la preuve
apportée doit nous délivrer une certitude morale18, ce qui signifie que tout ce que les Écritures
enseignent relève du fait et doit donc être vérifié historiquement et ne doit pas contenir de
contradictions logiques ! Autrement dit, pour Leibniz, le moindre dogme qui violerait la vérité de
raison doit être rejeté19, et l'on ne saurait admettre aucune exception, précisément au nom de l'unité
de la vérité. Si un enseignement religieux viole le principe logique, il doit être impitoyablement
rejeté pour Leibniz 20– ce qui est choquant pour ses contemporains qui constatent la manière dont le
philosophe subordonne les dogmes à la raison.

La critique de Bayle par Leibniz

Leibniz reproche à Bayle de ne pas avoir donné en exemple de véritables contradictions logiques,
mais simplement des contradictions avec les lois de la nature. Quels exemples brandit Bayle ?
Bayle s'empare d'exemples comme celui de la Trinité (qu'il tient pour contradictoire avec les règles
mathématiques en ce que 1 n'est pas égale à 3), mais encore de la double nature du Christ (dieu et
homme) et tous les miracles, de la multiplication des pains à la marche sur les eaux et passant par la
pêche miraculeuse ou la transformation de l'eau en vin. Pour Leibniz, il n'y a pas de contradiction
logique dans ces exemples donnés par Bayle. Les miracles ne sont par exemple pas contradictoires
avec les lois de la logique, mais avec les lois de la nature ! Marcher sur l'eau ou changer l'eau en
vain est contradictoire avec les lois de la nature, pas avec celles de la logique ! L'on comprend ici la
distinction entre les deux : les lois de la nature sont contingentes et instituées par Dieu pour
Leibniz ! Il n'y a aucune nécessité logique dans les lois de la nature, dit Leibniz ; du reste, si Dieu a
choisi celles que nous connaissons (la loi de la chute des corps ou la loi de l'attraction par exemple),
ce n'était que pour les besoins de faire advenir le « meilleur des mondes possibles ». A l'inverse,

15 Bayle constate la contradiction entre foi et raison – mais n'affirme pas pour autant que chacune produirait dans son
propre domaine des vérités ! Bayle fait plutôt le constat du caractère corrosif de la raison qui n'établit rien de solide,
en ce qu'elle défait de nuit ce qu'elle a fait de jour, à l'instar de Pénélope. Pour Bayle, la raison est critique par
essence et détruit ce qu'elle a elle-même bâti. Le scepticisme de la raison n'est donc pas simplement à l'égard des
dogmes de la foi, mais à l'égard de toute forme de certitudes – y compris dans le domaine philosophique. L'on a
donc pas deux sortes de vérité selon Bayle qui n'en considère qu'une seule.
16 On attribut à Avérroès d'avoir défendu cette double vérité, sans que cela soit textuellement établi.
17 Le raisonnement est ici similaire à celui sur la justice. Si l'on admet la possibilité de plusieurs régimes de justice, il
n'y a pas de justice !
18 Leibniz distingue couramment les vérités de raison et vérité de fait. Les secondes ont trait aux existants, sont
contingentes (puisqu'elles auraient pu ne pas advenir), sont démontrables et se rapportent à l'histoire. Pour autant
elles ne délivrent qu'une certitude morale, mais jamais une certitude absolue qui ne peut être délivrée que par les
vérités de raison (vérités logiques, vérités mathématiques...). Si les vérités de raison délivrent une certitude absolue,
les vérités de fait ne délivrent qu'une certitude morale.
19 Pour Leibniz, la découverte du moindre élément logiquement faux dans les Ecritures est aussitôt la preuve de la
présence d'éléments parasitaires, nichés au cœur des paroles véritablement révélées. Cela pose un problème logique,
mais aussi un problème pratique, car que vaudrait une parole grevée de propos irrationnels qu'il faut tenir pour
parasitaires ?
20 Qu'en est-il des fables et récits mythiques ? Leibniz ne considère pas que ces fables doivent être rangées du côté du
faux ; au contraire, il leur reconnaît une fonction morale, mais aussi intellectuelle aux fables et aux récits.
dans aucun monde possible il ne peut y avoir de cercle carré, de triangle dont la somme des angles
serait supérieure à deux angles carrés et ainsi de suite, nous dit Leibniz. Dans l'infinité des mondes
possibles que l'on peut visiter21, aucun ne viole les lois de la logique ! Les miracles représentent des
dérogations aux lois de la nature (le mythe de la marche sur l'eau suspend par exemple la loi de la
chute des corps), mais ne violent aucune règle logique ; aussi les exemples qu'en fait Bayle ne
fonctionnent pas. En effet, la contradiction des lois de la nature ne fait pas une contradiction
logique ! Et Leibniz reproche à Bayle d'avoir confondu les deux ! Pour Leibniz, il s'agirait donc
plutôt de s'assurer historiquement que les miracles rapportés par les Ecritures sont réellement
advenus ! Mais comment les miracles auraient-ils pu advenir ? Peut-être même sont-ils advenus
sous l'influence d'anges, de génies ou de démons 22 spécule Leibniz, en ce que ces êtres seraient
capables, par leur nature, de choses dont nous ne sommes incapables ? Peut être que les anges ou
les génies peuvent-ils, par leur nature, changer l'eau en vin ! Leibniz compare l'écart qui pourrait
nous séparer la puissance des anges, des génies et des démons, à l'écart qui sépare notre puissance
d'avec celle des animaux qui fait passer nos actions pour extraordinaires à leur échelle. Peut-être les
anges, diables et génies sont-ils capables d'actions (changer l'eau en vin par exemple) qui nous
semblent extraordinaires, exactement comme nos actions semblent extraordinaires à l'échelle des
animaux qui en sont incapables ? Dans ce cas, 99% des miracles rapportés dans les Evangiles ne
seraient alors plus des miracles (c'est-à-dire une intervention de Dieu qui vient exceptionnellement
suspendre les lois de la nature), mais simplement des actions réalisées par des êtres dont les
capacités nous semblent extraordinaires. Mais si l'on envisage un ordre de la nature élargi à des
êtres capables d'actions dont nous sommes incapables, alors tous les miracles rapportés pourraient
bien en fait plus simplement ressortir de l'ordre de la nature – ce qui revient à liquider la notion
même de miracle, il convient de le remarquer ! L'on voit bien ici en quoi la rationalisation
leibnizienne liquide inévitablement une certaine dimension de la théologie – ici en l'occurrence les
miracles ! Le seul miracle admis que Leibniz est celui de la Création, car il a inévitablement fallu
l'intervention d'une puissance divine pour faire naître le monde à partir de rien ! Dans la mesure où
rien ne naît de rien dans les lois de la nature, il a fallu qu'un Dieu intervienne pour créer le monde,
selon Leibniz ; mais pour tout le reste, l'on pourrait bien imaginer des êtres de la nature aux
capacités pour nous extraordinaires. Pour ce qui est de la sainte Trinité, Leibniz n'y voit même pas
une violation d'un principe mathématique en ce que la Trinité n'est, selon le récit, que les trois
aspects d'une même personne. Il est facile, du point de vue philosophique de montrer que l'on a pas
affaire à une affirmation à recevoir au sens littéral. Dans l'unicité divine, l'on a pas trois personnes
(le Père, la puissance ; le Fils, la sagesse ou l'entendement ; et l'Esprit-Saint, la bonté, l'amour ou la
volonté), mais trois aspects d'une même personne. Pour Leibniz, il faudrait penser le modèle de la
Trinité exactement sur le modèle de l'union de l'âme et du corps (deux entités hétérogènes mêlées en
une) : il y a union sans contradiction de l'âme et du corps, exactement comme il y aurait union sans
contradiction des trois aspects de la Trinité. L'union de l'âme et du corps est éprouvée quoiqu'elle
reste incompréhensible ; et il en va de même dans l'union de la sainte Trinité. Dans sa critique de
Bayle, Leibniz lui reproche en définitive d'avoir confondu tout ce qui semble incompréhensible,
invraisemblable, inimaginables (etc.) avec ce qui est proprement contre la logique.

Vérités de la raison et vérités de la foi : un seul régime de vérité

Un élément concernant la distinction classique (que Leibniz reprend) entre ce qui est au-dessus et
contre la raison – distinction qui nous permet de comprendre en quoi certains miracles se trouvent
au-dessus de la raison, et non contre elle. Rien ne peut être contraire à notre raison, sans être

21 La théodicée s'achève sur un apologue dans lequel Leibniz reprend les personnages de l'écrivain humaniste et
philologue Lorenzo Valla et les envoie en visite dans un grand nombre de mondes possibles dans lesquels ils
constatent des lois de la nature toute différente.
22 Depuis Denys l'Aréopagite, toute une hiérarchie est admise, des anges les plus proches de Dieu, jusqu'aux démons
les plus proches du Diable, dans laquelle les hommes, créatures des créatures terrestres intermédiaires. De l'ange le
plus parfait, le plus proche de Dieu, à l'homme le plus ignorant, la différence est de degré et non de nature – la
différence est quantitative et non qualitative !
contraire à la Raison – de même qu'une vérité qui choque notre raison, choque aussi la Raison. Au
premier paragraphe du discours préliminaire, Leibniz définit la Raison comme l'enchaînement des
vérités. Une vérité n'est jamais seule mais s'inscrit dans un enchaînement ; aussi une vérité procède
d'une précédente et permet à son tour d'en découvrir une nouvelle – aussi il n'y a pas de vérité
isolée. L'on peut bien découvrir une vérité par hasard, mais le discours rationnel ne découvre pas
seulement une vérité, mais construit une chaîne, une suite de vérités qui permet de découvrir les
suivantes. Dans cette perspective, Descartes dit pareillement qu'il importe davantage de savoir
comment une vérité peut en entraîner une autre, plutôt que la vérité découverte elle-même.
Soulignons que définir la Raison comme enchaînement de vérités ne signifie pas que l'on en fait une
faculté : la Raison n'est pas la faculté de la vérité, mais l'enchaînement des vérités elles-mêmes.
Dans cette perspective, la raison divine (c'est-à-dire la Raison elle-même) est l'enchaînement de
toutes les vérités ; et notre raison finie ne correspond quant à elle qu'à une portion de cette Raison
divine, universelle, infinie. Les vérités de raison sont données sur un mode différent d'avec les
vérités de la foi, et sont données par l'effort de notre entendement dans la lumière naturelle. A
l'inverse, les vérités de la foi ne sont pas données dans la lumière naturelle, mais par la lumière de la
Révélation – raison pour laquelle les païens – qui n'ont pas eu la Révélation – ne peuvent pas être
naturellement sauvés dans la théologie classique. Les vérités de la foi se distinguent des vérités de
la raison, non par leur forme, mais par leur origine (Révélation, témoignages des apôtres, Écritures
saintes...). Mais quel lien entre la raison finie et ces vérités de la foi ? Et quel problème se pose ici ?
Ces vérités révélées (les vérités de la foi) appartiennent bien à la même chaîne de vérités qui
constituent la Raison universelle (voir schéma ci-dessous), sans que la raison finie puisse toutefois
s'en apercevoir – et c'est là tout le problème et c'est de là que naît le quiproquo ! L'on pense à tort
que les vérités révélées vont à l'encontre de la raison (finie), or elles se trouvent simplement au-delà
de cette raison finie ! Les vérités données dans la lumière naturelle et celles données dans la lumière
révélée ne semblent, en apparence, pas se rejoindre – ce qui n'est qu'une illusion ! Pour Leibniz, les
vérités de la foi sont simplement au-delà de la raison finie, ce qui ne signifie pas qu'elles
n'appartiennent pas à la chaîne de la Raison universelle qui ne présente pas de discontinuité. Si les
vérités de la foi sont hors de la portée de notre raison finie, ce n'est pas en raison de chaînons
manquants, mais de chaînons intermédiaires auxquels nous n'avons pas accès, mais auxquels les
anges, les génies ou les démons ont peut-être accès. L'on voit ici encore le problème que pose la
philosophie de Leibniz à la théologie : si la raison finissait un jour par remonter les chaînons
auxquels elle n'a pour l'heure pas accès, elle pourrait rendre la Révélation inutile, de telle sorte que
la philosophie pourrait finir par remplacer la religion ! Pour Leibniz, la raison humaine pourrait
bien n'être qu'une étape ; et l'homme pourrait bien un jour dépasser sa nature et atteindre une autre
nature. Il y a une différence entre la raison finie et la raison infinie (la Raison) est et reste
irréductible pour Leibniz qui assimile la béatitude à la contemplation de la raison. Pour Leibniz, la
Raison n'est pas une faculté, c'est l'enchaînement des vérités ; aussi la Raison ne peut donc pas se
tromper, comme si elle pouvait être fautive ou même mauvaise. Cette représentation illusoire de la
Raison comme entité pleine induit en erreur en ce qu'elle semble lui conférer une certaine
autonomie. il n'y a aucun sens à parler de la Raison, au même titre qu'il n'y a aucun sens de parler
de la Pensée23 : il n'y a que des raisons, il n'y a que des pensées.

Représentation schématique de la chaîne des vérités, autrement dit, de la Raison universelle

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

Etendue provisoire de Chaînons auxquels Vérités de


la raison finie nous n'avons pas la foi (qui se
encore accès, mais trouvent au-delà
qui existent bien de la raison
23 Leibniz se montre à ce titre critique à l'égard du cogito cartésien. finie)
La thèse du meilleur des mondes possibles

La thèse du meilleur des mondes possibles est évidemment indissociable du projet de théodicée
jusque-là esquissé – et c'est dans le cadre de cette thèse que la question du mal est traitée et résolue.
Cette thèse, nous allons l'appréhender à partir des Essais de Théodicée et plus précisément des
paragraphes 7, 8 et 9. C'est autour de ces trois paragraphes que la thèse du meilleur des mondes
possibles s'articule. Ces trois paragraphes condensent le raisonnement leibnizien lequel emprunte
deux voies : la première négative (qui établit la thèse négativement en montrant que nier cette thèse
est contradictoire), la seconde positive (avec des arguments qui viennent à l'appui de cette thèse de
manière positive).
Commençons avec la voie négative. Cette voie mêle une approche a priori et un point de vue a
posteriori et comporte deux moments principaux : le premier est régressif (le paragraphe 7) parce
que le raisonnement consiste à partir du constat empirique de l'existence du monde qui est défini
comme assemblage entier des choses contingentes pour remonter à la cause première – c'est-à-dire
Dieu. Le paragraphe 8 prend le chemin inverse et est quant à lui déductif : il part de la cause
première (de la conception a priori de la perfection divine) et en déduit que le monde qui en découle
est nécessairement le meilleur possible. Pour résumer les mouvements de cet argumentaire : 1) il y a
un monde dont la contingence requière un être nécessaire comme origine ultime ; 2) cet être
nécessaire est tel que sa nature comprend un entendement infini, c'est-à-dire qui embrasse l'infinité
des mondes possibles, une volonté bonne (qui choisit un de ces mondes) et une toute-puissance (qui
réalise le monde choisi par la volonté) ; 3) de cet être nécessaire et tout-parfait (doté de toutes les
perfections) ne peut dériver que le meilleur en vertu d'une nécessité morale ; 4) notre monde – qui
existe, donc a été choisi – est le meilleur des mondes possibles. Au paragraphe 7, Leibniz écrit
ainsi : « Dieu est la première raison des choses, car celles-ci, bornées comme tout ce que nous
voyons et expérimentons, sont contingentes, et n'ont rien en elles qui rendent leur existence
nécessaire ». L'on voit bien ici que la thèse de Leibniz trouve son point de départ dans l'expérience
des choses « bornées et contingentes », lesquelles sont d'ailleurs triplement contingentes – elles sont
contingentes en trois sens : elles ne portent pas en elles-mêmes la raison de leur existence (sens
métaphysique) ; d'autres choses auraient pu exister à leur place (sens logique) ; le choix de Dieu est
libre et Dieu aurait pu amener à l'existence un autre monde 24, et aurait même pu s'abstenir de créer
quoi que ce fut (sens moral)25. A partir du moment où Leibniz affirme que le monde est contingent
(au paragraphe 7), le monde aurait pu être autre – la preuve, le temps, l'espace, la matière « unies et
uniformes en elles-mêmes26, et indifférentes à tout pouvaient recevoir de toute autre mouvements et
figures et dans un tout autre ordre ». Qui se trouve visé ici ? Tous ceux qui pensent qu'il n'y a de
24 La position de Leibniz à l'égard de la liberté divine suppose que, à partir du moment où le monde n'est pas une
émanation de Dieu (comme il l'est chez Spinoza chez lequel Dieu est le monde), la création du monde doit être
comprise comme un choix libre de Dieu de telle sorte qu'il aurait pu en créer un tout autre. La position de Leibniz
consiste à dire qu'au regard de la puissance de Dieu, il est apte à faire tout ce qui est possible ; aussi il n'est pas
contradictoire avec sa toute-puissance que de créer un monde dans lequel les bons sont damnés et les méchants sont
sauvés, mais ce serait contradictoire avec sa bonté ! Créer un monde pire que le nôtre n'implique pas contradiction
logique, mais contradiction morale ; aussi l'on ne peut pas soutenir que Dieu est incapable de créer un autre monde
que le nôtre – le meilleur – au nom de sa perfection.
25 Voyons bien qu'il n'y a pas redite entre le sens logique et le sens moral. 24m. Le sens moral, c'est que contingent et
libre ne sont pas exactement la même chose. ... . N'importe quel événement du monde physique est contingent, mais
pas libre en ce que la liberté est propre aux esprits qui sont doués d'intelligence et de spontanéité. Est libre ce qui est
contingent, produit par une intelligence et la spontanéité. Le sens moral de la contingence de la contingence c'est le
fait que mle monde procède d'une intelligence supra-mondaine (Dieu) qui aurait pu amener à l'existence autre chose,
mais encore rien du tout ! La différence entre le sen c'est que le sens logique renvoie simplement au fait que 27m30.
Il y a bien un lien entre le sens logique et le sens moral, en ce que le second suppose le premier, mais entre les deux
il n'y a pas redite.
26 Dans la grammaire du XVIIe siècle, en cas d'énumération, c'est le dernier terme qui impose son genre, ce qui
explique pourquoi la phrase est au féminin alors que le sujet est "le temps, l'espace et la matière".
possible que ce qui est réel et qu'un autre monde que le nôtre serait impossible, au premier rang
desquels Spinoza ! Contre cette idée d'un seul monde possible, Leibniz affirme que notre monde
est contingent en ce que l'on peut imaginer un autre ordre. Leibniz écrit encore : « il faut donc
chercher la raison de l'existence du monde qui est l'assemblage entier des choses contingentes ».
Nous avons là une définition du monde qui serait l'agrégat des choses contingentes – agrégat qui, du
reste, demeure cohérent, ce qui lui évite le chaos ! Leibniz poursuit cette définition au paragraphe
8 : « j'appelle « monde » toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes afin que
l'on ne dise point que plusieurs mondes pourraient exister en différents temps et différents lieux ».
Cette définition du monde est intéressante en ce qu'elle comprend l'universalité des temps et des
lieux : le monde est tout ce qui a été et sera dans tous les temps et tous les lieux, et toutes ces choses
sont liées. Un monde c'est ce que remplit tous les temps et tous les lieux, et tout ce qui existe, mais
en tant que tout cela produit une suite. Tout cela est connecté et lié de telle sorte que l'on ne puisse
pas changer une seule chose sans modifier l'intégralité du monde. Le monde est « tout d'une pièce,
comme un océan, le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit ». Ainsi
que l'on ne peut jeter une pierre à la surface d'un lac sans troubler toute l'étendue de ce dernier (à
divers degré, certes), l'on ne peut changer un seul élément du monde sans affecter dans son
intégralité ! Chaque monde est tout d'une pièce : c'est un bloc dont on ne peut modifier le moindre
élément sans le modifier dans son intégralité 27. Si le monde est tout d'un bloc qui embrasse tous les
temps et tous les lieux, il n'y a pas plusieurs mondes existants. La définition que Leibniz donne du
monde exclut la pluralité des mondes. Leibniz est l'auteur qui défend l'infinité des mondes
possibles, mais l'unicité du monde existant ! Pas de pluralité du monde actuel selon Leibniz ! Du
point de vue leibnizien, il n'y a qu'un seul monde ; aussi il n'y a pas à penser de juxtaposition de
systèmes cosmologiques un peu à la manière d'Epicure. Il n'y a qu'un seul monde entendu comme
cet assemblage de toutes les choses existantes qui sont liées – et c'est cette dernière caractéristique
de ''collection générale'' qui exclut la possibilité d'une juxtaposition des mondes. Sitôt qu'un monde
embrasse tout ce qui est ; il exclut de facto tous les autres mondes possibles. L'idée qu'il pourrait y
avoir plusieurs mondes coexistants est contradictoire en elle-même : l'on ne peut pas imaginer deux
mondes coexistants dans lesquels la bataille d'Austerlitz ne se solderait pas par la victoire du même
camps ! La manière dont Leibniz définit le monde suppose son universalité, son unicité et
l'exclusion de tout autre monde que lui parce qu'il rassemble tout ce qui est, dans tous les temps, en
tous les lieux28. Pour Leibniz, Dieu peut tout ce qui est possible (la seule chose qui encadre sa
puissance étant la logique) ce qui ne signifie pas que tout soit souhaitable. L'idée d'une pluralité des
mondes est de fait écartée par le concept même d'univers qui doit-être un cosmos, soit ce qui
embrasse tout ce qui est29. Si le monde n'est pas un état du monde (la petite partie que nous voyons
et expérimentons) ; si le monde est tout ce qui est, a été et sera, c'est ça qui est aussi le meilleur. Le
meilleur des mondes possibles désigne justement cette totalité – donc une portion de ce monde n'est
certainement pas la meilleure possible. Et la qualification du « meilleur des mondes possibles » ne
vaut qu'à l'égard de cette totalité – quoique la toute petite partie que nous en expérimentons ne nous

27 La nouvelle de Borgèse sur les jardins ?


28 Qu'est-ce qui empêcherait Dieu de créer une diversité de mondes et d'intermondes juxtaposés mais hermétiquement
fermés les uns aux autres, comme le pense Epicure par exemple ? C'est précisément la question cet "hermétisme" !
Leibniz veut penser un cosmos, or, si l'on juxtaposait des mondes hermétiquement fermés les uns aux autres comme
une collection de boules à neige, l'on obtiendrait un chaos, et non un cosmos. Si le monde est un univers, un cosmos,
alors toutes ses parties doivent être connectées. Là encore, cette pluralité des mondes hermétiques et juxtaposés
comme une collection de boules à neige serait possible au regard de la toute-puissance de Dieu ; pour autant, ce ne
serait pas souhaitable. Là seule chose qui encadre la toute-puissance de Dieu, c'est la logique : ce que Dieu ne peut
pas faire, c'est ce qui est loguqement impossible comme une montagne sans vallée, un cercle carrée... Dieu ne peut
pas le faire, car c'est contradicoire avec sa nature même.
29 Cette dimension cosmique du meilleur des mondes possibles a des implications dans tous les domaines, y compris
en esthétique – quoique le terme n'existait pas encore, et ne sera inventé que plus tard, précisément par un disciple
de Leibniz d'ailleurs. Rappelons d'abord, de manière préliminaire, que le beau dépend de la règle, de la proportion et
de l'ordre au XVIIe siècle – ce qui suppose un petit détail disharmonieux, un petit détail dissonant, trop peu marqué
pour saper le tout, et suffisamment marqué pour valoriser l'ensemble par contraste ! Notons d'ailleurs que cette idée
selon laquelle le point de vue du spectateur (et de son plaisir) est l'indice du beau, est déjà présente chez Leibniz.
permette pas de nous en apercevoir. L'on ne peut pas déduire de la thèse du meilleur des mondes
possibles que chaque événement de ce monde est le meilleur possible ; l'on ne peut pas déduire de
ce qui vaut pour le tout, vaut également pour chaque événement qui le constitue. Autrement dit, l'on
ne peut pas faire ce que fait le personnage de Pangloss qui, dans le Candide de Voltaire, affirme
devant chaque événement désastreux dont il est témoin qu'il est le meilleur possible.

Liberté humaine et meilleur des mondes possibles

Leibniz pense la compatibilité entre la détermination et la liberté, mais également entre la liberté
humaine et le meilleur des mondes possibles. L'omniscience de Dieu n'a aucune incidence sur cette
liberté. Dieu a simplement choisi un monde dans lequel il y aurait des créatures libres qui agiraient
de telle manière qu'elles contribueraient au meilleur des mondes possibles. Dans le dialogue entre le
misosophe et le théologien dans La profession de foi du philosophe et autres textes sur le mal et la
liberté la question se pose de savoir si l'on peut réformer les choses créées par Dieu sans porter
atteinte à sa perfection : « au contraire, cela ne serait pas seulement juste et permis mais encore
nécessaire de réformer les choses [c'est-à-dire les choses mauvaises, les maux] ». Le sophisme
paresseux désigne ici l'effet des fatalistes qui renvoient dos-à-dos l'action et l'inaction comme
aboutissant à la même chose. Cicéron donne à voir un exemple de ce sophisme paresseux dans l'un
de ses ouvrages : Tu es malade, si ton destin est de guérir de cette maladie, appeler le médecin n'a
aucune importance. Si ton destin est d'en mourir, appeler le médecin n'a aucune importance non
plus. Dans les deux cas, l'individu est enjoint à ne rien faire. C'est là un sophisme paresseux ! La
réfutation de ce sophisme est aisée et consiste à dire que, l'événement n'arrive pas quoique l'on
fasse, mais qu'il se produit si la cause en est donnée. Les fatalistes oublient donc qu'un effet ne peut
pas se produire sans sa cause, aussi faire et ne pas faire entrent en ligne de compte. L'erreur
fondamentale du fataliste est de poser un effet sans cause ! A travers la voix de ses personnages,
Leibniz poursuit : « Celui qui est véritablement sage doit être content des événements passés...
Mais concernant les événements futurs, puisque rien n'a été décidé au préalable autant que nous le
sachions, une place a été laissée à l'industrie, à la délibération et la conscience de chacun. De là, si
celui qui aime Dieu s'interroge sur quelque vice ou mal qui lui est propre ou étranger, privé ou
public, à supprimer ou à corriger, il tiendra pour certain que ce vice n'a pas dû être réformé hier
mais il présumera qu'il devra l'être demain. Je dis qu'il le présumera, jusqu'à ce qu'un nouvel échec
lui prouve le contraire ; pourtant cette déception n'abattra en rien son effort pour l'avenir […]
C'est donc le propre de celui qui aime Dieu de trouver bon le passé et de s'efforcer de rendre le
futur le meilleur possible ». L'on a ici une morale de l'action, non dans une perspective du retrait du
monde, mais véritablement dans l'idée que le meilleur des mondes possibles n'adviendra pas sans
les efforts des hommes eux-mêmes. Celui qui voit des maux dans le monde doit s'efforcer de
corriger ces défauts. Le meilleur des mondes possibles est à la fois un donné et ce qui doit être. Le
meilleur des mondes possibles et déjà là : il n'est pas une espérance pieuse renvoyée à la fin des
temps et au royaume de Dieu, il est déjà là. Chez Leibniz, l'on est donc pas dans l'attente de
quelque chose qui adviendra – l'on est déjà dans le meilleur des mondes possibles, quoiqu'il nous
faille constamment travailler en ce sens. Le meilleur des mondes possibles n'est donc pas un idéal,
ce n'est pas un horizon glorieux qui fuirait devant nous à mesure que l'on s'approche de lui, c'est
quelque chose qui est déjà là et qui ne peut pas ne pas s'accomplir sans que les créatures de ce
monde y travaillent activement et quotidiennement !

Les trois attributs de Dieu et ses trois perfections

Après le premier temps de régression que nous venons de voir, et au cours duquel Leibniz part du
monde comme assemblage des choses contingentes pour remonter à l'existence d'un être nécessaire
comme cause première, le philosophe précise les attributs de cette première cause qu'est Dieu. A
propos de la raison de l'existence du monde, Leibniz dit qu'« il faut la chercher dans la substance
qui porte la raison de son existence avec elle et laquelle par conséquent est nécessaire et éternel ».
Cet être premier a donc pour première caractéristique de porter avec lui la raison de son existence –
il n'a pas besoin de tirer son existence d'autre chose que lui, à la différence des êtres contingents.
Partant, il importe de comprendre les trois caractéristiques divines mentionnées par Leibniz : la
nécessité métaphysique, son éternité et son intelligence. Cette dernière (l'intelligence) s'explique
tout simplement par le fait qu'une infinité d'autres mondes était possible – aussi il faut que la cause
première ait eu considération de cette infinité possible de mondes et ait fait preuve d'intelligence
pour en choisir un en particulier. La cause première – Dieu – a forcément dû envisager l'infinité des
mondes possibles ; aussi elle est nécessairement douée d'un entendement, d'une volonté et d'une
puissance. De là les trois perfections divines dégagées par Leibniz : sagesse (qui correspond à
l'entendement et comprend toute les essences), bonté (qui correspond à la volonté qui est à l'origine
des existences) et puissance (qui est toute-puissance). Leibniz achève son paragraphe sur ces mots :
« Voilà en peu de mots la preuve d'un Dieu unique avec ses perfections et par lui l'origine des
choses ». L'on a dans ce court paragraphe le condensé de la preuve de l'existence de Dieu – et la
description de ses attributs – par la contingence des choses. Et l'intelligence supposée en Dieu est
déduite du fait qu'il y a une infinité de mondes possibles – elle est déduite du constat que ce monde
est contingent et qu'une infinité d'autres auraient été possibles. Il nous faut ici souligner qu'au
paragraphe suivant, Leibniz en conclut que les trois attributs divins (sagesse, bonté et puissance)
conduisent à la thèse énoncée au début du paragraphe 8 : « Or cette suprême sagesse, jointe à une
bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur ». L'expression « n'a
pu manquer de choisir par le meilleur » est intéressante car elle exprime une obligation par double
négation. C'est une manière d'exposer cette obligation de choisir le meilleur sur la forme d'une
double négation : ''il n'a pas pu manquer de choisir'' ce qui signifie qu'il a dû choisir. Cela signifie
encore que Dieu aurait pu choisir autrement mais n'a manqué de ne pas le faire en raison d'une
impossibilité morale. La contrainte par laquelle Dieu est naturellement conduit à choisir le meilleur
n'est pas d'ordre logique, mais bien d'ordre moral ! Le choix du meilleur n'est pas nécessaire au
point que tout autre choix impliquerait contradiction (c'est-à-dire contradiction logique) mais
imperfection (c'est-à-dire contradiction morale). Dieu n'était donc pas tenu métaphysiquement de
créer le meilleur des mondes possibles, mais moralement ! Ici, Leibniz vise bien évidemment
Malebranche30, et avec lui tous ceux qui pensent que Dieu aurait pu mieux faire. Malebranche
considère ainsi que Dieu aurait pu mieux faire en ce qu'il agit par les lois les plus simples et
générales qui conduisent à des défauts collatéraux. Pour Malebranche, les lois simples et générales
avec lesquelles Dieu agit ne sont pas adaptées à l'unicité de chaque situation. Malebranche invoque
en exemple les effets naturels sans aucune utilité – voire nuisibles – qui ressortent d'effets très
généraux de la nature. Le philosophe évoque ainsi ces pluies qui tombent inutilement sur la mer, au
lieu de tomber sur les champs assoiffés des paysans comme cela aurait dû se produire dans un
monde plus parfait que le nôtre. Mais pour parvenir à un monde plus parfait, il faudrait à Dieu
multiplier les lois, et donc renoncer à la dignité divine en multipliant ses interventions. Pour
Malebranche, les maux naturels sont donc une suite de la manière dont Dieu gouverne le monde et
agit sur lui ; et il faudrait autre chose que des lois générales, simples et en petit nombre, pour que le
monde atteigne un degré nouveau de perfection – ce qui amoindrirait la perfection de Dieu qui
devrait s'abaisser à multiplier les lois. De la même manière, Malebranche conçoit les monstres
comme les mauvais effets de ces mêmes lois de la nature simples mais trop générales pour épouser
chaque situation31. Le monstre est un effet négatif de lois simples, générales et en petit nombre et
initialement conçues pour le meilleur ; le monstre est un dommage collatéral de lois initialement
positives. Pour corriger ces effets négatifs de la loi, il faudrait d'autres lois plus complexes,
voire une intervention directe de Dieu chaque que cela serait nécessaire – ce qui ne serait pas digne
de l'action de Dieu ! Cela ne serait compatible avec la dignité de Dieu ! Et Malebranche d'en
arriver à cette affirmation paradoxale selon laquelle les défauts naturels, loin d'être une objection à
30 Malebranche est le grand auteur de cette fin du XVII... point d'éclipser Descartes dont 2H17
31 Dans La recherche de la vérité et... Malebranche ... 2H25 l'imagination de la mère. Ces explications mécanistes
nous paraissent naturellement fantaisistes aujourd'hui. Un autre exemple que nous donne Malebranche est celui
d'une femme enceinte qui, ayant été fortement impressionné par le supplice d'un condamné auquel elle avait assisté,
aurait involontairement les marques du supplicié à son foetus.
la perfection de Dieu, serait en fait un argument en faveur de la perfection de son action 32 ! « Les
défauts naturels sont la suite d'un mode d'agir sans défaut », écrit ainsi Malebranche. Pour ce
dernier, le monde pourrait être meilleur qui n'est ; pour autant, ce surcroît de perfection n'aurait pu
être obtenu qu'aux dépends de la simplicité, de l'uniformité et de la généralité des lois. Pour
Malebranche, le monde est donc le plus parfait possible relativement aux voies divines qui, elles,
sont absolument les meilleures. Nous verrons que pour Leibniz, cette conception malebranchienne
a ceci de fâcheux qu'elle sépare la voie par laquelle le monde est créé d'avec le monde lui-même.

Rappel du cours et suite

Nous allons voir aujourd'hui ce que Leibniz entend par la thèse du « meilleur des mondes
possibles ». Nous avions vu la voie négative qui dit que défendre une thèse contraire à celle de
Leibniz n'est pas tenable. Nous avions vu les paragraphes 7 et 8 qui proposaient respectivement un
mouvement régressif et déductif. Insistions sur l'expression apparue au paragraphe 8 « Dieu n'a pu
manquer de choisir le meilleur » : Leibniz utilise là une double négation (« n'a pu » et « manquer »)
confinant à l'affirmation. Leibniz aborde là une contrainte divine qui n'est pas d'ordre physique,
mais d'ordre moral. C'est idée d'un devoir indispensable de faire le meilleur : si Dieu n'avait pas fait
le meilleur, il aurait fauté de telle sorte qu'il y aurait quelque chose à corriger dans ses actions. La
double négation choisie par Leibniz est à comprendre dans un contexte polémique d'opposition à
Malebranche, mais aussi à Thomas d'Aquin, lesquels sont de ceux qui considèrent que Dieu
aurait pu mieux faire. La position de Malebranche est défendue dans le Traité de la nature et de la
grâce dans lequel le philosophe dit explicitement que Dieu aurait pu mieux faire. Pour
Malebranche, le monde aurait pu être plus parfait qu'il ne l'est ; mais pour cela, il aurait fallu que
Dieu contrevienne à une manière d'agir digne de lui en instituant d'autres lois que les plus simples,
les plus générales, les plus universelles, les plus uniformes et en petit nombre. Nous l'avions dit :
pour Malebranche, la perfection de l'ouvrier doit se voir dans l'ouvrage qui doit témoigner, par la
façon même dont il est produit et avec laquelle il fonctionne, de l'intelligence de son ouvrier.
L'ouvrage est même d'autant plus admirable que l'on y voit la marque d'une intelligence suprême.

Désaccord avec Malebranche et d'Aquin

Chez Malebranche, l'opération (le mode d'agir) prime la fin ; dès lors, ce n'est pas seulement
l'ouvrage qu'il faut considérer, mais la façon dont il est produit et gouverné. Ce point est essentiel et
permet de comprendre qu'en mettant en balance les moyens et des fins, pour que l'effet soit
meilleur, il faudrait changer les moyens. Pour rendre le monde meilleur, il faudrait des lois plus
compliquées, plus nombreuses (etc.) pour corriger les effets néfastes des lois universelles,
homogènes et en petit nombre déjà existantes. Ne revenons pas sur l'exemple de la pluie que nous
avons suffisamment commenté : pour que la pluie tombe en quantité suffisante et au bon endroit, il
faudrait rajouter des lois plus précises et spécifiques. Cet exemple de la pluie illustre le propos de
Malebranche lequel dit que les maux ne sont que les conséquences fâcheuses de cette manière
divine d'agir par des voies universelles, homogènes et simples qui ne peuvent pas tenir compte des
particularismes de chacun. Pour rendre le monde meilleur, il faudrait multiplier les lois et les
raffinements, ce qui contreviendrait à la dignité de Dieu. Or, l'on ne peut pas avoir tout à la fois des
lois universelles, simples et très générales d'une part, et un monde parfait ; et entre le créateur et la
créature, entre Dieu et le monde, c'est bien Dieu qui prime. Du point de vue de Leibniz la position
malebranchienne pose un problème : elle sépare les voies et les fins – elle distingue l'objet (le
monde) et la manière dont il est créé. Le problème est d'ailleurs le même chez Thomas d'Aquin qui
32 Pour comprendre cette idée, Malebranche propose la métaphore de l'horloge : moins l'on a besoin d'intervenir sur le
mécanisme d'une horloge – c'est-à-dire plus l'objet est fonctionnel par lui-même – plus l'action de l'ouvrier qui l'a
conçue est parfaite. Moins l'action de l'ouvrier est visible, plus manifeste est sa perfection. L'absence de Dieu est
donc fonction de sa perfection ! De telle sorte qu'un monde duquel Dieu semblerait s'être absenté serait la meilleure
preuve de l'existence de ce dernier !
écrit dans sa Somme théologique que « l'objet sur lequel s'exerce la puissance de Dieu aurait pu
être meilleur qu'il n'est. Quelle que soit une chose donnée, Dieu peut toujours en faire une
meilleure ». Cette affirmation est la preuve de la toute-puissance de Dieu selon Thomas d'Aquin.
Dire que Dieu n'aurait pas pu faire de monde meilleur, c'est dire que la puissance de Dieu est
limitée ! Il n'y a aucun monde qui saurait être « le meilleur des mondes possibles » selon d'Aquin.
En revanche, le mode d'agir de Dieu (les voies) ne peuvent être meilleures qu'elles ne le sont, car
affirmer le contraire signifierait que Dieu serait imparfait ! Affirmer que Dieu aurait pu agir d'une
meilleure manière reviendrait en effet à dire que Dieu a failli ! Les voies de Dieu ne peuvent donc
être meilleures qu'elles ne le sont ! « Dieu ne peut pas faire mieux qu'il ne fait car il ne peut rien
faire avec plus de sagesse et de bonté », écrit encore d'Aquin dans sa Somme théologique. Quand
Dieu agit, il agit toujours de la façon la plus parfaite. Cela permet à d'Aquin d'affirmer tout à la fois
que « l'univers ne peut être meilleur qu'il n'est si on le prend constitué par les choses actuelles à
cause de l'ordre très approprié attribué aux choses par Dieu » et que « Dieu pourrait faire d'autres
choses ; il pourrait ajouter à celles qu'il a faites et ainsi nous aurions un autre univers meilleur ».
Autrement dit, l'univers ne peut pas être meilleur qu'il est par les voies par lesquelles il est
gouverné ; pour autant il aurait pu être meilleur en lui-même ! La manière d'agir de Dieu n'aurait pas
pu être meilleure, mais le résultat, lui, l'aurait pu ! Quel que soit le monde envisagé, il pourrait être
plus parfait, car seul Dieu est absolument parfait, sans manque quel qu'il soit. Habituellement,
l'argument de l'imperfection du monde est un argument contre la perfection de Dieu : les défauts du
monde ne sont-ils pas la marque d'une maladresse divine, voire d'une méchanceté ? Pas pour
Malebranche – ni pour Leibniz d'ailleurs ! Ce que fait Malebranche, c'est qu'il renverse cet
argument : les imperfections du monde sont la marque de la perfection de Dieu ! Les défauts que
l'on observe, loin d'être la marque d'une déficience de l'ouvrier, sont la marque d'un mode d'agir le
plus parfait – ils sont la marque d'une intelligence qui a fait des lois bénéfiques dans la plupart des
cas. Mais en quoi des lois universelles et très générales sont-elles une marque de perfection ? Cela
montre tout simplement que Dieu a tout anticipé, a tout prévu pour avoir à intervenir le moins
possible ! Avec Malebranche et Leibniz, nous sommes avec des auteurs pour lesquels la meilleure
preuve de la perfection divine réside dans l'absence de ce dernier : Dieu a tellement bien fait les
choses qu'il n'a plus besoin d'apparaître. Il y a chez Malebranche un certain théocentrisme en ce
que l'on a affaire à un Dieu pour lequel le bien de la création (c'est-à-dire du monde et des créatures
qui le peuplent) n'est pas la fin ultime. Que la nature ait des fins ou non, l'Homme n'est pas la fin.
L'économie générale du monde ne répond pas simplement au besoin des hommes à être heureux. A
quoi ce type de considérations peut-il aboutir ? A la conception d'un Dieu indifférent ! Et ce n'est
bien évidemment pas ce que pensent Malebranche et Thomas d'Aquin ; pour autant, c'est bien ce
que comprendront certains lecteurs de Malebranche, notamment les libertins ! L'idée d'un Dieu
indifférent est évidemment exclue chez Leibniz également ! Notons en revanche que cette idée d'un
Dieu indifférent sera bien celle de Spinoza qui trouve le Dieu des théologiens encore par trop
anthropomorphique. Reprendre quelques phrases 49m cours 6.
Pour Leibniz, il ne faut pas séparer les voies d'avec les fins, c'est-à-dire les moyens d'avec fins.
Pour lui, il ne faut pas séparer les lois d'avec ce que ces lois régissent, c'est-à-dire le monde. Que
serait un monde sans les lois (de la nature et de la grâce, si l'on reprend les termes
malebranchiens33) ? Rien du tout, c'est absurde ! Pour Leibniz "le meilleur" désigne de façon
indissociable la manière divine d'agir (les lois) et le résultat de cette action. Les voies font partie
intégrante de l'ouvrage ! Leibniz écrit ainsi dans sa Théodicée : "les moyens sont aussi des fins".
Les lois générales du monde ne sont pas séparables du monde lui-même. Notons que ces lois sont
pour Leibniz aussi des lois générales. Pour lui, il faut penser ensemble les lois et le produit, les
voies et les fins ; et pour le philosophe, il faut encore penser que Dieu ne pouvait mieux faire ! Cela
étant il est une objection à laquelle échappaient D'Aquin et Malebranche, mais que Leibniz ne

33 Qu'est-ce que les lois de la grâce dont parle Malebranche ?


Pour Malebranche, la distribution des grâces répond à des lois de la grâce ! Les grâces ne se répartissent pas n'importe
comment. Tout reprendre 1H05. Et les lois de la grâce sont ses lois en vertu desquelles Dieu distribue les dons. Ces
lois, on ne les connaît pas.
peut esquiver : comment parler du meilleur dans l'ordre des choses finies ? Leibniz a à répondre à
cette objection ! Il lui revient de prouver qu'il y a un meilleur absolument parlant, lequel est unique
et n'est pas contradictoire avec le fini ! Mais comment affirmer que la chose est la plus parfaite alors
qu'elle est créée ? Leibniz va répondre par l'absurde : il faut poser un meilleur, sans quoi l'on voit
survenir un certain nombre de conséquences absurdes. Ainsi, le monde doit ainsi être le meilleur
sinon Dieu ne l'aurait pas choisi, lui qui est suprêmement bon et sage. Il y a donc là une
contradiction morale : le monde doit être le meilleur, autrement Dieu a failli ! Il y a d'autre part une
contradiction logico-métaphysique d'un Dieu qui ne pourrait pas choisir s'il n'y a pas de meilleur. En
effet, s'il n'y a pas de meilleur, Dieu n'aurait rien créé ! Au paragraphe 8 de la Théodicée, Leibniz
écrit ainsi : « Et comme dans les mathématiques quand il n'y a point de maximum ni de minimum
rien en tout cas de distingué tout se fait également, ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du
tout, on peut dire de même en matière de parfaite sagesse, qui n'est pas moins réglée que les
mathématiques, que s'il n'y avait pas le meilleur (optimum) parmi tous les mondes possibles, Dieu
n'en aurait produit aucun ». A partir du texte de la Théodicée, l'on peut reconstituer trois hypothèses
possibles pour comprendre le rapport entre Dieu et l'infinité des mondes possibles. L'on a vu la
thèse leibnizienne selon laquelle il n'existe qu'un seul monde mais qu'une infinité d'autres mondes
étaient possibles ; il suffit au font de considérer que la matière, l'espace et le temps aient été agencés
autrement qu'il ne le faut pour concevoir d'autres mondes possibles. Il y a donc une infinité de
mondes possibles. Face à cette infinité de mondes possibles que Dieu conçoit dans son
entendement, il y a trois possibilités : la première consiste à dire que tous ces mondes sont égaux en
perfection, de telle sorte qu'aucun ne peut être dit le meilleur. La deuxième possibilité consiste à
dire qu'il y a de la différence entre les mondes qui sont inégaux en perfection (certains mondes étant
meilleurs que d'autres), sans pourtant qu'aucun ne puisse être déclaré ''le meilleur'' (parce qu'il est
toujours possible d'en concevoir un plus parfait) de telle sorte que la progression dans la perfection
va à l'infini sans que l'on puisse trouver un monde définitivement parfait – cette hypothèse est donc
celle de Malebranche et de Thomas D'Aquin. La troisième hypothèse consiste à dire qu'il y a une
infinité de mondes possibles parmi lesquels un peut être (et doit être) déclaré le meilleur – c'est la
position de Leibniz qui, dans sa Théodicée, propose l'image de la pyramide dont chaque étage
représente un monde différent. Et Leibniz dit que si la pyramide n'a pas de base (en ce que l'on peut
toujours se figurer un monde pire), elle a en revanche un sommet ! Il y a donc bien un monde
meilleur que les autres dans l'infinité des mondes possibles. Leibniz va établir cette thèse en
montrant la contradiction qu'il y aurait à soutenir les deux premières hypothèses compte tenu des
trois arguments suivants : 1) la perfection de Dieu 2) le principe de raison suffisante et 3) le fait que
constitue l'existence d'un monde (le nôtre !).

La possibilité du ''meilleur des mondes'' ? Trois hypothèses

Appliquons-nous à comprendre les deux hypothèses en question pour comprendre pourquoi Leibniz
les rejette. Si l'on soutenait la première possibilité (qui n'est ni celle de Malebranche et de Thomas
d'Aquin ni celle de Leibniz), c'est-à-dire que tous les mondes sont égaux en perfection, alors Dieu
n'aurait pas de raison d'en créer un plutôt qu'un autre ! Autrement dit, Dieu n'est pas plus porté vers
l'un que vers l'autre et est donc en situation de parfait équilibre, c'est-à-dire en situation
d'indifférence ! Et donc soit il les produit tous, soit il n'en produit aucun ! De toute évidence, il n'en
a pas créé aucun puisque nous sommes là. Mais peut-il tous les avoir produits ? Impossible !, car
tous ces mondes sont logiquement incompatibles ! On ne peut pas créer un monde dans lequel
César franchit le Rubicon et ne le franchit pas en même temps. On ne peut pas avoir un morceau de
monde qui inclut que César l'a franchi et un morceau qui inclut les conséquences d'un monde où il
ne l'a pas franchi. La cohérence et l'unité du monde supposent d'exclure donc tous les éléments qui
appartiennent à un autre monde. Il est impossible donc de créer en même temps tous les mondes
possibles ; autrement l'on aurait un chaos ! Il y a une infinité de mondes possibles, mais un seul
monde réel. Il y a donc dans cette première hypothèse une contradiction métaphysique, mais encore
une contradiction morale en ce qu'il existe des mondes épouvantables dans lequel l'ordre juste est
inversé par exemple. Pour des raisons tout à la fois morale, logique et métaphysique, Dieu n'a pas
pu produire tous les mondes. L'existence effective de notre monde est la preuve qu'il y ait eu un
choix, lequel a nécessairement été juste – ce qui implique que Dieu a été porté vers un monde plutôt
que vers un autre, par des différences substantielles entre tous les mondes possibles. La première
hypothèses est donc définitivement écartée. Tous les mondes sont différents et inégaux. Si, à un
moment, l'on a épuisé toutes les possibilités de monde, l'on revient à des combinaisons qui ont déjà
eu lieu – l'on retrouve là la thèse de l'éternel retour. La position leibnizienne est évidemment
opposée à cela et consiste à dire que même dans l'infinité du temps, il n'arrivera pas que César ne
franchisse pas le Rubicon ou que Napoléon ne remporte pas la victoire d'Austerlitz, car ce qui fait
un monde, c'est une certaine liaison entre les parties qui exclut toutes les autres possibilités.
Considérons maintenant la seconde hypothèse d'une différence entre les mondes qui s'excluent les
uns les autres, sans que l'un prenne le pas sur les autres. Cette position est, nous l'avons dit, celle de
Malebranche et de Thomas d'Aquin. Contre cette thèse, Leibniz déploie deux arguments : le
premier est d'ordre moral. S'il n'y a pas de meilleur monde possible, Dieu aurait de toute façon failli
en créant, car il aurait créé un monde qui aurait pu être plus parfait. Cet argument moral de Leibniz
se trouve résumé dans la Théodicée par la formule : « Un moindre bien est une espèce de mal s'il
fait obstacle à un bien plus grand ». Quel que soit le monde créé, Dieu aurait toujours été en défaut
parce qu'il aurait pu mieux faire ! Si Dieu faisait un monde moins bien qu'un monde parfait, il aurait
mal fait en ce qu'« un moindre bien est une espèce de mal s'il fait obstacle à un bien plus grand ».
Le deuxième argument de Leibniz contre cette hypothèse se résume ainsi : il y a un monde, dès
lors, si l'on considère qu'un autre monde était possible, on considère que Dieu aurait pu mieux agir –
ce qui est incompatible avec sa perfection. S'il n'y avait pas de monde plus parfait que tous les
autres, on se retrouvait encore dans la situation dans laquelle Dieu n'aurait rien créé, car « il est
incapable d'agir sans raison, et ce serait même agir contre la raison », peut-on lire dans la
Théodicée. Autrement dit, s'il n'y avait pas de monde plus parfait, Dieu se trouverait dans la
situation dans laquelle il serait incapable de choisir, non par indifférence (comme dans la première
hypothèse) mais par incapacité ! Dieu, désireux de créer le meilleur des mondes, verrait sa volonté
indéfiniment suspendue et reportée par le surgissement d'un monde encore meilleur à celui retenu
par Dieu. S'il y avait une progression à l'infini de mondes toujours meilleurs, Dieu ne ferait rien
parce qu'il pourrait mieux faire ! Or, force est de constater qu'il y a un monde, donc un choix a été
fait ! Les conditions même pour qu'il y ait un monde impose donc la troisième hypothèse, laquelle
est celle de Leibniz. Dans sa lettre à Coast de 1707, Leibniz écrit : « Dieu ou le Sage parfait
choisiront toujours le meilleur connu et si un parti n'était point meilleur que l'autre, ils ne
choisiraient ni l'un, ni l'autre ». L'alternative est donc la suivante : soit Dieu ne crée rien parce
qu'aucun monde ne l'emporte sur les autres (et Dieu ne va pas s'abaisser à créer quelque chose qui
aurait pu être meilleur), soit il crée (et crée le meilleur) soit il ne fait rien. Or, le monde existe bien
autour de nous, donc un choix a été fait ! Puisqu'il y a quelque chose plutôt que rien (puisqu'un
monde existe de toute évidence), l'on peut être certain :
1. Qu'il y a de l'inégalité entre les mondes...
2. parmi lesquels un est meilleur que les autres...
3. ...lequel est unique...
4. ...et est précisément le nôtre !
Pour le récapituler : puisqu'un monde existe effectivement autour de nous, c'est bien qu'un choix a
été fait. Or, Dieu n'a pu faire ce choix que parce qu'il y a de l'inégalité entre les mondes (1). Parmi
ces mondes, Dieu a donc choisi le meilleur (2), qui est nécessairement unique (3) et est donc le
nôtre, puisqu'il existe (4) ! Par des moyens uniquement rationnels, mais en posant qu'il y a bien un
monde, l'existence de ce monde implique qu'il doive être le meilleur.

La perfection dans l'ordre du fini

L'on comprend donc le raisonnement qui évacue par l'absurde les deux premières hypothèses. Mais
il reste tout de même une objection ? Comment affirmer que notre monde est le meilleur des
mondes possibles sans en faire un autre Dieu ? Comment répondre à l'objection selon laquelle rien
n'est si parfait qu'il ne puisse y avoir quelque chose de plus parfait encore ? Cette objection, Leibniz
la critique déjà dans sa Théodicée et au paragraphe 3 du Discours de métaphysique. Leibniz y
affirme que quand on a affaire à des quantités homogènes (le plus grand nombre, le mouvement le
plus rapide...), l'on a affaire à des contradictions en ce que l'on peut toujours imaginer quelque
chose de plus grand ! Ainsi, il suffit de rajouter 1 klm/h au mouvement le plus rapide pour qu'il ne
soit plus le plus rapide. Dans l'ordre des quantités, mouvements, figures, rien n'est si grand que l'on
ne puise imaginer quelque chose de plus grand. Mais il en va autrement dans le cas du monde, dit
Leibniz ! Pour lui, il en va du monde comme il en va des choses susceptibles de perfection au plus
haut degré. La différence se fait entre ce qui est maximisable (ce que l'on peut porter à son
maximum) et ce qui n'est pas maximisable. Et cette différence se fait dans le rapport que l'on établit
entre le tout et ses parties – et ici deux cas sont possibles. Première possibilité : la perfection du tout
est indexée entièrement sur la perfection des parties qui le composent, mais auquel cas ce tout ne
peut pas être dit le plus parfait puisqu'un tout qui comprendrait plus de parties ou des parties plus
parfaites serait à son tour dit plus parfait. Donc dans le cas d'un rapport tout/partie dans lequel la
qualité du tout résulte de la qualité des parties, à ce moment là on a effectivement une progression
infinie de telle sorte que l'on a pas de meilleur absolu. C'est le cas du nombre, du mouvement...
L'autre possibilité, c'est que le caractère optimal du tout ne vienne pas de la somme de ses parties,
mais du tout lui-même – le tout n'est pas la somme de ses parties, mais précède ces dernières ! Dans
ce cas, le tout peut être dit le meilleur, parce qu'il est insurpassable dans son genre ! Parce qu'il ne
résulte pas de la collection de ses parties. Un exemple est le cercle qui est la plus parfaite des
figures régulières planes parce que c'est la figure dont la circonférence est la plus étendue. Le
triangle équilatéral est dans son genre également le plus parfait ! Dans l'ordre du créé, du fini, nous
avons des parfaits absolus : dans le genre triangle, il n'y pas plus parfait que le triangle équilatéral
par exemple. Ainsi, l'on peut affirmer que le triangle équilatéral est le plus parfait des triangles, ou
encore que le cercle est la plus parfaite des figures. Dans l'ordre du fini, nous avons donc bien
affaire à des figures parfaites ! Et il en va de même du monde selon Leibniz : dans le genre monde,
notre monde est le meilleur, exactement comme le cercle est la figure la plus parfaite dans le genre
figure plane.

Rappel du cours précédent et suite

La semaine dernière, nous avions vu la thèse leibnizienne selon laquelle il peut y avoir des
meilleurs absolus dans l'ordre du fini – du créé. Et dire que le monde est le meilleur possible ne
signifie pas qu'il est absolument parfait et se confond avec Dieu lui-même. Leibniz répond ici à
l'objection selon laquelle il n'y a rien de créé dont on ne puisse concevoir de plus parfait encore.
Nous avions vu que Leibniz prenait les exemples géométriques (notamment celui du cercle) pour
prouver qu'une chose finie peut être susceptible de perfection au plus haut degré. Ainsi, le cercle qui
est une figure parfaite en son genre : avec le cercle, on a bien affaire à un affaire à un maximum, de
telle sorte qu'il ne peut y avoir de figure géométrique régulière plane qui puisse comprendre dans
ses limites le plus d'étendue. Nous avions dit qu'il en allait de même du triangle équilatéral qui était,
à ce titre, lui aussi parfait en son genre. Ces exemples sont là pour nous montrer qu'il peut y avoir
des meilleurs absolus, même dans l'ordre du fini. Du même coup, il nous faut bien comprendre la
différence entre considérer une chose particulière et dire qu'il n'y en a jamais de si parfaite qu'on ne
puisse concevoir de plus parfaite encore, et ce qui vaut pour ce qui nous occupe : l'univers. Au
paragraphe 195 de la Théodicée, l'on retrouve cette idée qu'il faut se garder de penser que ce qui
vaut pour la partie vaut aussi pour le tout, ou de penser que ce qui vaut pour le fini vaut aussi pour
l'infini. Que faut-il en conclure ? Tout simplement que le ''meilleur'' dans « meilleur des mondes
possibles » ne renvoie pas à un état du monde, une de ses parties ou même un de ses moments, mais
véritablement tout l'univers embrassant tous les temps et toutes les créatures. Ce qui est déclaré le
meilleur, c'est la totalité des choses, c'est l'ensemble des créatures et de leurs événements, c'est
l'agrégat des choses qui s'étend à l'infini. C'est ça qui est déclaré le meilleur ! Et de la même façon
que dans le genre ''figure régulière plate'', le cercle est la figure la plus parfaite, dans le genre
''monde'', c'est notre univers qui est la forme la plus parfaite – à ceci près que dans le cas du cercle,
l'on ne peut jamais penser un cercle matériel. A cette différence près, il faut dire du monde
exactement ce que l'on dit du cercle, à savoir qu'il est le plus parfait dans son genre.

Les trois grands modèles de progrès

Nous avons donc longuement vu la voie négative par laquelle Leibniz appuie sa thèse du « meilleur
des mondes possibles ». Il nous reste désormais à voir la voie positive. Mais avant de ce faire, il
nous faut préciser un point très important : la thèse du progrès34. La thèse du « meilleur des mondes
possibles » exclut-elle la possibilité que le monde progresse ? La réponse est non : elle n'exclut pas
la thèse du progrès tout simplement parce que ce qui est le meilleur c'est la récapitulation de tous les
temps, de tous les lieux. Ainsi, l'on peut penser à un monde en constante progression et qui reste le
meilleur si on le considère dans son ensemble et dans toute son histoire. Si c'est ça qui est le
meilleur, cela signifie que dans le déroulement de ce monde, une progression est tout à fait
envisageable. Leibniz envisage plusieurs modèles de progrès – la seule possibilité qu'il exclut étant
celle d'une régression parce que le monde ne peut pas régresser. Dans l'ensemble, la thèse du
meilleur des mondes possibles n'exclut que la régression, mais elle n'exclut ni le progrès, ni la
stagnation. La thèse du meilleur des mondes est compatible avec l'idée qu'il n'y a pas de progrès :
elle n'exclut pas des changements (que des créatures progressent et passent d'une perfection à une
autre), mais la somme globale de perfection reste identique, de telle sorte que si une créature
progresse, une autre régresse dans une autre partie du monde de sorte que la somme de perfection
globale reste stable. Dans cette perspective, à tout progrès local correspondrait une régression, de
telle sorte que la balance de perfection resterait à l'équilibre. Autre possibilité : celle d'un progrès
continu de toutes les créatures qui constituent le monde (lesquelles sont infinies en ce qu'il y a du
vivant partout : il y a des êtres vivants dans les plus infimes particules de matière35). L'on mentionne
ici l'infiniment petit, mais il y a aussi l'infiniment grand, car la science moderne découvre en même
temps que l'infiniment petit, l'infiniment grand. On ne peut pas juger du tout à la toute petite partie
que nous voyons et qui peut nous déplaire. L'on voit bien que plusieurs modèles de progrès peuvent
être envisagés : soit toutes les créatures progressent, c'est-à-dire se développent et progressent en
passant par des stades sur le modèle de la chenille et du papillon 36 ; soit il y a asymétrie entre les
créatures (certaines régressent pendant que d'autres progressent) tout en ayant un progrès général
dans la mesure où les créatures qui progressent progressent plus vite que ne régressent celles qui
régressent. Leibniz prend l'exemple des élus et des damnés : les élus progressent (en perfection)
davantage que les damnés ne régressent, de telle sorte que les biens des élus soient toujours
supérieurs aux maux des damnés. Dernière possibilité : une stagnation générale37.
L'on peut parfaitement concevoir que le progrès général puisse s'accompagner localement de phases
de régression, de phases de stagnation ou bien que seule une partie des créatures progressent. Mais
lesquelles ? Les créatures raisonnables bien sûr ! Mais que signifie le progrès des esprits pour
Leibniz ? Cela signifie passer à des degrés supérieurs de perfection par la connaissance en ce que
plus les esprits sont éclairés, plus ils agissent vertueusement, de telle sorte que les hommes puissent

34 Précisons ce qu'il faut entendre par progrès. A l'instant de la création du monde, tous les esprits sont créés de telle
sorte que Dieu ne rajoute jamais de substance. Dans cette perspective, l'évolution des espèces par exemple n'est
qu'un déploiement : les espèces seraient contenues les unes dans les autres comme des poupées russes et se
déploieraient au fil du temps. Notons bien que cette conception du progrès n'est que celle des animaux et ne
concerne pas les êtres spirituels. L'âme du chat ne peut pas devenir un esprit. Notons que l'époque de Leibniz
s'interroge sur les fossiles que l'on découvre alors en Allemagne. Sont-ce des jeux de la nature (des formes qui
ressemblent aux animaux sans en être) ? Sont-ce de véritables animaux ?
35 Aparté sur les microscopes ?
36 Leibniz dans De l'origine radicale des choses (1697), imagine même des espèces qui « reculeraient pour mieux
sauter », expression chère à Leibniz, voire même qui reculeraient temporairement pour mieux progresser !
37 Pour cett
un jour dépasser les limites de la nature humaine et parviennent à un stade qui serait ''post-
humain''38. Bien évidemment, il n'y a pas chez Leibniz l'idée d'un savoir absolu, lequel est l'apanage
de Dieu seulement ! Les connaissances humaines sont à l'image de l'océan : l'on n'a jamais fini de
les explorer et de les cartographier. Si certains continents ont été explorés dans leur vaste part, la
cartographie n'est jamais totalement achevée.
Dans l'ensemble, Leibniz est plutôt favorable à l'idée de progrès, mais à des rythmes différents. En
vérité, Leibniz est plutôt origéniste – doctrine selon laquelle les méchants, les damnés, les démons
(etc.) et en fait tous les êtres de l'Humanité, seraient in fine réhabilités par Dieu39. Certains textes de
Leibniz semblent aller en ce sens, quoique le philosophe se montre prudent, en ce que cela ne
correspond pas à l'idéologie de son temps. Puisque l'on ne peut pas se passer de la pensée
théologique (sans subir la censure), le philosophe doit s'efforcer de la naturaliser – et c'est bien ce
que fait Leibniz. Les soit-disantes preuves scientifiques de l'existence de Dieu sont en fait tout
l'inverse de ce qu'elles prétendent être : au lieu de justifier un discours révélé, elles le naturalisent et
donc le dissolvent ! Ce mouvement qui consiste à trouver des justifications philosophiques aux
récits bibliques contribuent précisément à les liquider ! Nous le verrons la prochaine fois, mais c'est
Spinoza qui représente le mieux – du moins qui est allé jusqu'au bout de l'entreprise de liquidation
à laquelle participent Leibniz et Malebranche malgré eux. Pour Spinoza, Dieu n'est pas un être
personnel, doué de volonté ou d'un entendement ; il n'est que pure nécessité ! La lecture de Spinoza
est la lecture la plus radicale de tout ce à quoi contribuent les philosophes de l'âge classique et qui
liquide effectivement Dieu.

Des maux pour de plus grands biens

Il s'agira maintenant d'envisager une définition plus originale du ''meilleur'' qui permet de dégager
certaines des caractéristiques fondamentales. A la lecture de la Théodicée, l'on remarque l'emploi
que fait Leibniz d'un certain nombre de comparaisons pour illustrer ce que signifie ce ''meilleur'' –
notamment des exemples tirés des jeux, de l'architecture ou encore de la géométrie. Pensons à ce
titre à l'exemple de l'architecte qui a à construire un palais sur une montagne tout en prenant en
compte la nature du terrain, les matériaux dont il dispose et de tout ce qui entre dans la composition
de ce palais. Dans cette perspective, le bâtiment qui sera le meilleur sera celui qui répondra au
mieux à l'objectif donné, tout en prenant en compte ces conditions difficiles. Leibniz donne encore
l'exemple de ces jeux dans lesquels il faut remplir un maximum de cases avec un minimum de
jetons ; et bien seule une combinaison sera la meilleure. Le meilleur résulte de la combinaison des
moyens disponibles à une fin tel que ces moyens sont les mieux employés et que la fin, par eux, soit
réalisée de la meilleure des manières. Si l'on prend l'exemple d'un concours d'architecture, le jury
décernera le premier prix à l'édifice qui rempliera au mieux les critères donnés 40. En d'autres termes,
Dieu ne décide pas de la nature des choses (exactement comme l'architecte ne décide pas es
conditions de construction : inclinaison du terrain, résistance du bois...), il ne décide pas du contenu
des possibles, il juge seulement de la combinaison la plus appropriée. Dieu décide (il produit
l'assemblage de choses – il choisit un tout) au regard de la nature des choses ; il œuvre au meilleur
dans le respect des conditions inhérentes aux choses. Dieu considère l'infinité des mondes possibles
et choisit celui qui remplit le mieux son but : le motif de sa gloire. Dieu choisit le meilleur monde
parmi ceux possibles. La volonté de Dieu n'intervient donc que dans le choix, de telle sorte qu'il ne
faut pas se demander pourquoi Dieu a permis le mal, mais plutôt pourquoi il a choisi le monde dans
lequel tel mal survient : par exemple, plutôt que de se demander pourquoi Dieu a permis que Judas

38 Cette idée figure notamment dans De l'horizon de la doctrine humaine. Dans ce texte, Leibniz explique qu'il n'y a
pas de terme dans la progression dans la mesure où, quelque progrès qu'accomplissent les créatures, elles ne
pourront jamais rejoindre la nature divine. Le progrès est infini précisément en raison du saut du créé à l'incréé.
39 Notons que l'inventions du Purgatoire abonde en ce sens et laisse planer l'idée que tout le monde serait en capacité
de rejoindre le ciel.
40 L'exemple du palais est intéressant : c'est la fin qui prime – c'est le tout. Si l'on admet par exemple que la fin du
palais est d'être bien orienté, le meilleur des palais (le mieux orienté) pourrait l'être au détriment par exemple du
confort de ses occupants (par exemple). L'on voit bien que le meilleur est le meilleur eu égard à une fin.
trahisse le Christ, il faut se demander pourquoi il a choisi le monde dans lequel Judas trahit le
Christ. Ce n'est donc pas Dieu qui construit le monde comme un enfant construit une tour de Lego
selon son caprice. Le meilleur est donc toujours celui qui manifeste le mieux la gloire de Dieu, dans
la limite des conditions. Notons que la différence entre l'image de l'architecte et Dieu réside dans le
fait que Dieu doit choisit (Probablement autour d'1h30 séance 8) Dieu veut tous les biens et veut
éviter tous les maux (volonté antécédente), mais pour atteindre le meilleur, on est obligé d'écarter
certains biens et d'admettre certains maux, en ce que tous les biens ne sont pas compatibles et que
d'autres biens ne peuvent pas être obtenus sans passer par des maux (volonté conséquente). C'est
parce qu'il ne veut pas le bien mais le meilleur que Dieu doit admettre certains maux, il doit les
permettre – c'est là ce que Leibniz appelle la « doctrine de la permission ». Supprimer le moindre
mal dans le monde actuel (celui créé par Dieu) amoindrirait par conséquent la perfection du monde.
Récapitulons. La volonté antécédente est la volonté par laquelle Dieu se porte vers tout bien pris en
soi et veut écarter tout mal pris en soi, en vertu de la bonté de Dieu. La volonté conséquence (ou
finale) est celle qui porte sur le monde complet et qui prend en compte ce mélange de biens et de
maux – maux qui sont permis parce qu'ils font partie du meilleur des mondes possibles. Nous avons
là la raison pour laquelle certains biens ne peuvent pas être obtenus sans passer par certains maux.
Au paragraphe 10 de sa Théodicée, Leibniz admet qu'un monde utopique, sans maux, est possible,
mais le philosophe nie que ce monde soit le meilleur ! Pourquoi ? Parce que la disparition de
certains maux induit celle de certains biens qui étaient encore plus grands. Quels seraient ces
biens ? C'est parce que Judas trahit que le Christ est arrêté, crucifié et par voie de conséquence que
le ciel sera ouvert aux hommes. Autre exemple : doter l'Homme de la raison, c'est lui permettre
d'acquérir certains biens qu'il ne pourrait pas atteindre autrement ; pour autant, la raison peut être
cause de souffrance pour l'Homme qui en fait souvent un mauvais usage. L'on voit bien en quoi un
mal (ou la possibilité du mal) est la condition de possibilité de certains biens. Concernant les
catastrophes naturelles, Leibniz dit par exemple qu'elles ont été utiles dans la formation de la Terre
et qu'elles ont contribué à la rendre habitable ! L'on voit à travers tout cela que l'origine ultime du
mal est en Dieu – et c'est là d'ailleurs la conclusion paradoxale de La Profession foi du philosophe !

Deuxième partie : Spinoza

Le mal n'est rien

Après nous êtres largement arrêtés sur Leibniz, nous allons maintenant considérer la position
spinoziste. Pour ce faire, nous nous intéresserons d'une part à la correspondance de Spinoza avec
Blyenbergh (une correspondance qui comprend huit lettres, lesquelles traitent précisément de la
question du mal) et de l'autre à L'Ethique.
La correspondance de Spinoza avec Blyenbergh (assez brève, seulement 8 lettres) est pour
Spinoza l'occasion de préciser sa position sur le mal – et notamment sa thèse selon laquelle le mal
n'est pas quelque chose de positif, qu'il n'est pas dans les choses mais n'est qu'un mode de pensée
humain qui exprime notre rapport aux choses. Pour Spinoza, le mal ne serait que l'expression de
notre rapport aux choses – car les choses, elles, sont parfaites en elles-mêmes. Dans ses lettres à
Blyenbergh, Spinoza précise par exemple le rapport de Dieu au mal (et plus particulièrement au
pêché), mais aussi ce qui tient lieu chez lui de ''théodicée'' 41 (c'est-à-dire la justification de la
coexistence de Dieu et du mal). Dans cette correspondance, l'on retrouve la distinction scolastique
entre négation et privation. Pour rappeler cette distinction classique déjà présenté chez Thomas
D'Aquin : la négation est une absence pure (ex : l'homme n'a pas d'ailes pour voler) alors que la
privation est un retrait (ex : l'homme aveugle est privé en vue en ce qu'il devrait voir). La
correspondance entre Spinoza et Blyenbergh est à l'initiative de ce dernier ; et c'est encore
Blyenbergh qui oriente la discussion sur le rapport de Dieu au mal. Dans quelle mesure Dieu n'est-
il pas complice du mal que je commets dans la mesure où je tire ma force d'action de lui ? La
41 Le terme est bien sûr anachronique chez Spinoza.
question de Blyenbergh consiste à demander : si Dieu a créé et conserve 42 dans l'existence les
substances (Blyenbergh ignore que, pour Spinoza, il n'y a qu'une seule substance), alors de deux
choses l'une : soit il n'y a rien de mauvais dans la volonté de l'Homme parce que Dieu en est
l'auteur, soit Dieu fait le mal. Si Dieu est créateur et continuateur de toute chose, soit la volonté de
l'homme n'est jamais mauvaise, soit Dieu est l'auteur du mal commis par Dieu ! En somme le
concours de Dieu est donc requis : « Dieu concoure également à la volonté mauvaise en tant qu'elle
est mauvaise, et à la bonne en tant qu'elle est bonne [c'est-à-dire la détermine] car la volonté de
Dieu qui est cause absolue de toutes les choses qui existent tant dans la substance que dans la
tendance [conatus] est aussi semble-t-il la cause première de la volonté mauvaise en tant que
mauvaise ». Blyenbergh dit cela pour éviter ce qu'il croit être une réponse possible de Spinoza et
qui serait de dire que le mal est dans le non-être et n'a donc pas besoin de concours. Blyenbergh
pare l'échappatoire qui consisterait pour Spinoza à répondre que Dieu concourt seulement à ce qu'il
y a de réel (de positif) dans les choses, parce que l'on ne peut pas séparer les deux. Dieu ne concourt
pas à la volonté mais à la volonté bonne en tant qu'elle est bonne et la volonté mauvaise en tant
qu'elle est mauvaise. L'on ne peut pas séparer la qualité de la volonté. Blyenbergh achève sa lettre
par une référence à la Genèse et y pointe une certaine contradiction de Dieu : en effet, Dieu est
l'auteur de l'interdiction de manger du fruit de l'arbre de la connaissance et de la volonté qui enfreint
cette interdiction. « Dieu a décidé et l'acte et le mode de l'acte, c'est-à-dire qu'il a décidé non
seulement qu'Adam mangerait [le fruit défendu], mais encore que nécessairement qu'il le mangerait
contre l'ordre prescrit. D'où encore une fois semble-t-il cette conséquence : ou l'acte d'Adam de
manger le fruit contre la prescription n'était pas un mal, ou Dieu a opéré ce même mal ». Quelle
réponse de Spinoza ? Dans sa lettre du 5 janvier 1665, il commence par interroger Blyenbergh sur
sa conception du mal43. Pour vous Dieu est-il la cause première qui agirait contre sa propre volonté
en déterminant la volonté humaine ? Spinoza va commencer par contester la conception de
Blyenbergh du mal : d'une part, le mal n'est pas quelque chose de positif, d'autre part, rien ne peut
être contraire à la volonté de Dieu – aussi il est absurde de penser que le pêché est contraire à la
volonté de Dieu. Spinoza va donc reprendre l'exemple de la Genèse : pourquoi Dieu interdit-il ce
qu'il veut ? Mais surtout pourquoi faudrait-il conclure (comme semble le faire Blyenbergh) que
« les méchants honorent Dieu par leur orgueil et leur avarice tout autant que les bons par
leur espoirs et leur bonté » ? Pour Spinoza, le mal n'est pas quelque chose de positif, entendu qu'il
n'a pas de contenu réel. En effet, ce qui est positif, c'est ce qui contient une certaine réalité, ce qui
enveloppe une certaine essence. Ce qui est positif, c'est ce qui est ontologiquement réel et contient
de la perfection ; or le mal ne contient aucune réalité, aussi il n'est rien (ontologiquement, il n'est
rien). En cela, le mal est pure négation, et non privation comme le croit les scolastiques, comme
d'Aquin ! Spinoza s'oppose à la tradition : le mal n'est pas privation, il est négation ! Il n'est rien !
Si l'on croit à tort que le mal est privation, c'est simplement parce que nous comparons la chose à
l'idée que nous nous en faisons ! Vérifier 45m parce que doute. Rien n'est défectueux dans la
nature : c'est nous qui projetons nos idées des choses sur les choses, de telle sorte que nous jugeons
certaines défectueuses à tort ! En d'autres termes, pour Spinoza, il n'y a pas de monstres,
contrairement à ce que pense Malebranche ! Le veau qui naît avec deux têtes n'est pas un monstre ;
il est parfait parce qu'il est conforme à sa nature. Il n'y a pas de mal inscrit dans la nature. Pour
Spinoza, rien dans ce qui existe ne peut être considéré imparfait ou défectueux en soi ; une chose
peut être considérée défectueuse que par comparaison avec autre chose. La volonté d'Adam de
manger le fruit défendu, comme l'accomplissement de cette volonté, en tant que cette volonté
contient quelque chose de réel, est parfaite – et il ne peut en être autrement ! Une chose ne peut pas
être considérée autrement que parfaite et il ne peut en être autrement pour Spinoza en ce qu'une
chose ne peut pas être en défaut par rapport à sa propre nature ! Quelque chose comme une
imperfection en soi – le mal – est contradictoire en ce qu'il n'y a d'imperfection que relativement !
42 Dieu n'est pas seulement cause des substances (de l'être des choses) mais aussi de leur mouvement.
43 Cette question est légitime chez Spinoza qui considère que le mal est toujours l'effet d'une comparaison entre les
choses – qu'il n'est pas dans les choses elles-mêmes mais dans la comparaison entre les choses. Ainsi, pour
Spinoza, non seulement une chose peut apparaître bonne à une personne et mauvaise à une autre, mais encore
qu'elle peut apparaître à la même personne bonne puis mauvaise (ou mauvaise puis bonne).
Métaphysiquement, pour Spinoza, il n'y a pas de défaut : les défauts n'apparaissent que
relativement à quelque chose d'autre. Ce que Spinoza a aperçu, c'est donc le caractère critiquable
des notions de bien et de mal – quoique toutes deux soient indispensables pour vivre, En effet, l'on
ne peut pas évoluer dans un monde sans la notion de bien et de mal ; pour autant, il ne faut pas se
laisser abuser par leur autorité. Dans sa lettre, Spinoza écrit : « Nous ne pouvons concevoir aucune
imperfection dans les choses, sauf quand nous en considérons d'autres qui ont plus de réalité
[autrement dit, ce n'est que dans la comparaison que l'on peut parler d'imperfection]. Et pour cette
raison, la décision d'Adam, quand nous la regardons en soi, sans la comparer à d'autres plus
parfaites ou montrant un état plus parfait, nous ne pourrons y trouver aucune imperfection. Au
contraire, on peut la comparer à une infinité d'autres choses, de loin plus imparfaites par rapport à
elle comme des pierres, des troncs d'arbre... Et en fait, tout le monde concède aussi le point
suivant : que n'importe quelle chose que l'on déteste et regarde avec répugnance chez les hommes
on la regarde avec étonnement chez les animaux, comme les guerres entre les abeilles, la jalousie
des pigeons que nous méprisons chez les hommes et jugeons plus parfaites chez ces animaux ». Ce
que Spinoza est en train d'affirmer ici, c'est que la volonté d'Adam de manger le fruit défendu n'est
pas mauvaise. En outre, Spinoza va même renverser l'argument de Blyenbergh : si l'on compare la
décision d'Adam avec une infinité d'autres comparaisons moins parfaites, elle paraît plus parfaite en
comparaison ! La décision d'Adam, considérée en elle-même, est sans défaut : elle ne peut être vue
imparfaite qu'au regard d'autres actions ou d'autres objets (incapables de penser quoi que ce soit
comme les pierres ou les troncs d'arbre. Commettre un pêché manifeste une capacité dont sont
incapables des choses inanimées). L'exemple des abeilles et des pigeons montre que ce sont les
choses qui frappent notre imagination et qui font que, ce que nous prenons pour un défaut chez les
hommes, devient chez les animaux une marque de perfection. Cet exemple illustre bien la relativité
du bien et du mal : si la jalousie des pigeons est considérée comme marque d'une certaine
intelligence (d'une certaine perfection), elle est la marque d'un vilain défaut chez les hommes. Ce
qui montre bien le caractère purement relatif de ce que nous appelons bon ou mauvais.

Mode de penser humain / mode de penser divin

Spinoza va ensuite contester la deuxième thèse de Blyenbergh selon laquelle Dieu se serait
contredit en faisant manger le fruit défendu par Adam. Pour Spinoza, rien ne peut contredire la
volonté de Dieu ; aussi, affirmer que l'infraction d'Adam à l'interdiction divine est une contradiction
à celle-ci est dénuée de sens. La volonté d'Adam ne peut pas être un mal au sens de déplaire à Dieu.
Pourquoi ? Car « ce serait poser une grande imperfection en Dieu si quelque chose arrivait contre
sa volonté. Si ce qu'il désirait et dont il est maître n'arrivait pas et si sa nature était déterminée de
telle sorte que tout comme les créatures, il eut envers les unes sympathie et envers les autres
antipathique ». Dieu ne peut haïr quoi que ce soit car cela contredirait non seulement sa nature,
mais encore sa volonté et son entendement. En effet, s'il y avait quelque chose de contraire à la
volonté de Dieu, cela reviendrait à être contraire à l'entendement de Dieu, c'est-à-dire à sa volonté.
Cela signifie qu'admettre que le pêché puisse être une contradiction à l'égard de sa volonté (c'est-à-
dire de son entendement), reviendrait à admettre une contradiction en Dieu. Penser que la volonté
humaine puisse s'opposer à la volonté divine est aussi absurde que penser un cercle carré. Nous
sommes bien évidemment ici à l'opposé de la position leibnizienne 44 ! L'idée de « pêché » est donc
une contradiction en elle-même selon la conception spinoziste. Cette idée de « pêché » reposerait
d'ailleurs sur un certain anthropomorphisme d'un Dieu conçu comme un roi que l'on pourrait
offenser. « Le mal qui était en elle [dans la volonté d'Adam] n'était autre que la privation d'un état
plus parfait qu'à cause de son œuvre [de son action] Adam ne pouvait que perdre, et il est certain
que la privation n'est pas quelque chose de positif, mais c'est à l'égard de notre entendement, mais
pas celui de Dieu qu'on la nomme ainsi ». Il n'y a donc privation dans l'action d'Adam qu'au regard

44 Spinoza est nécessitariste 1H24 reprendre la question. Les effets n'arrivent pas quoi que l'on fasse, sans sa cause.
L'effet, pour être nécessaire, n'en a pas moins besoin d'une cause ; donc pour changer les choses, il faut changer les
causes et introduire de la nécessité.
de notre entendement. Le défaut que l'on voit dans la volonté d'Adam n'est donc une privation que
pour notre esprit, mais pas pour Dieu pour lequel elle n'est que pure négation. Ce que fait ici
Spinoza, c'est expliquer l'origine de la notion de privation inventée par les scolastiques du fait de
l'habitude que nous avons de concevoir ce que Spinoza appelle des « êtres de raison » (c'est-à-dire
des idées générales auxquelles nous rapportons les choses du monde). La notion de privation
s'explique par cette tendance que nous avons à produire des idées générales (le genre humain, le
genre animal etc...) et au regard desquelles nous jugeons les choses singulières et que nous jugeons
alors comme bien faites (si elles sont conformes) ou mal faites (si elles ne sont pas conformes).
Ainsi, quand nous voyons un homme dont les actions s'écartent de l'idée que nous nous faisons de
l'action de l'homme, nous jugeons qu'il est en défaut. Mais ce n'est là qu'un jugement relatif : nous
rapportons une chose singulière à une idée abstraite et générale que nous avons en plus nous-mêmes
conçue ! Mais si les hommes pensent par idées abstraites, ce n'est pas le cas de Dieu, affirme
Spinoza. Dieu connaît l'aveugle dans sa nature propre de telle sorte que, pour lui, l'aveugle est
parfait tel qu'il est. « Puisque Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, ni ne forme de
définitions générales de ce genre, ni ne demande aux choses plus de réalité que l'entendement divin
ne leur a effectivement attribué et que la puissance divine y a mise, il s'ensuit clairement que l'on ne
peut parler de privation qu'à l'égard de notre entendement, pas à l'égard de celui de Dieu ».
Autrement dit, Dieu ne demande pas aux choses d'être autre chose qu'elles ne sont – et les hommes
devraient faire de même selon Spinoza. Nous avons donc deux manière d'envisager les choses : le
mode humain et le mode divin. Cela conduit à opposer privation et négation en renvoyant la
privation au seul mode de pensée humain. Ainsi, il y a ce l'on pourrait appeler la perfection relative
(le fait qu'une chose semble parfaite par rapport à une autre) et une perfection absolue (qui est
toujours déjà atteinte individuellement par les choses. Chaque chose est déjà parfaite en elle-même
parce que conforme à sa propre essence. Si une chose était plus ou moins que ce qu'elle est, elle
serait simplement autre chose). La perfection absolue renvoie donc à la perfection de la chose prise
pour elle-même, et pas relativement à d'autre chose. Bien sûr que celui qui est aveugle ne possède
pas quelque chose que possède en revanche celui qui a la vue. Mais si l'on compare l'aveugle avec
ce avec quoi on doit le comparer – à savoir lui-même – alors l'aveugle est parfait. C'est une chose de
dire que l'aveugle ne possède pas quelque chose que possède le voyant ; c'en est une autre de dire
que l'aveugle est privé de cette chose et qu'il devrait lui aussi la posséder. En effet, dans ce second
cas, on juge que l'aveugle est en défaut – or pour Spinoza ce n'est pas le cas ! L'on saisit ici toute la
différence entre négation et privation. Il ne manque rien à l'aveugle parce qu'il est conforme à ce
qu'il est. Au sens strict, l'aveugle n'est privé de rien pour Spinoza. Dire que l'aveugle est privé de
quelque chose revient à ne pas le prendre pour lui-même mais dans la comparaison. Tout l'effort de
Spinoza dans sa correspondance avec Blyenbergh, mais aussi dans L'Ethique, consiste à
rapprocher le mode de conception humain du mode de conception divin : il s'agirait pour l'homme
d'essayer de voir les choses comme Dieu les voit et ainsi s'émanciper des préjugés propres aux
affects tristes qui enchaînent les hommes. Le problème de l'homme est précisément celui d'une
projection permanente qui consiste à toujours comparer les choses entre elles ou à les rapporter à ce
qu'on pense qu'elles devraient être, au lieu de les prendre pour ce qu'elles sont en elles-mêmes. Le
fait de dire que bien et mal sont relatifs n'exclut pas de leur donner une certaine pertinence.
Fondamentalement à qui le méchant nuit-il le plus ? A lui même, en ce que sa connaissance, son être
et sa puissance d'agir tout entière est diminuée (comparativement à l'homme bon). Du reste, le
méchant est parfait en lui-même. Mais il ne faut pas être dupe de nos comparaisons. L'intention de
Spinoza n'est pas de liquider les notions de bien et de mal (loin de là !), mais simplement de
souligner le fait qu'il ne faut pas en être dupe ! Il ne faut pas être dupe des notions de bien et de mal,
sans pour autant les renier en ce que l'on en a besoin pour s'orienter convenablement dans le vie – et
tout le projet de L'Ethique est de parvenir à proposer un modèle d'une nature humaine connaissante,
libérée des préjugés. Ce modèle est une représentation abstraite, et tout ce qui permet de le rejoindre
est un bien ! A l'inverse, tout ce qui y fait obstacle ou en éloigne est mauvais. L'on voit bien que
Spinoza ne liquide pas le bien et le mal, il cherche simplement à les redéfinir – et il s'y emploie
justement au fameux article 4 de L'Ethique qui gêne parfois certains commentateurs qui veulent
faire du philosophe le liquidateur du bien et mal ! Ce qui est bon est ce qui contribue à la réalisation
du modèle de nature humaine proposé ; ce qui est mauvais est ce qui lui fait obstacle, tout
simplement. Autrement dit, l'on ne peut pas être par delà bien et mal pour Spinoza, car il n'y a rien
par delà bien et mal !

Rappel du cours et suite

La semaine dernière nous avions vu que l'idée même de pêché est contradictoire puisque rien ne
peut contredire à la volonté divine – et par là même l'idée d'une volonté qui puisse être contraire à
celle de Dieu est impossible. Nous nous en étions donc arrêtés à la distinction entre négation et
privation. Que dit Spinoza ? Que du point de vue de Dieu, il n'y a pas de privation, seulement de la
négation, de telle sorte que la cécité de l'aveugle n'est qu'une négation, et non privation ! Si
l'aveugle semble être privé de la vue, ce n'est qu'au regard de notre propre compréhension. Pourquoi
l'aveugle n'est-il privé de rien ? Parce qu'il reste conforme à son essence. Spinoza explique l'origine
de la notion de privation par l'habitude que nous avons de concevoir des êtres de raison, c'est-à-dire
des idées générales auxquelles nous rapportons les choses singulières. Cette manière de penser
dérive donc d'une manière de pensée abstraite et qui revient à nier les différences singulières. Dans
sa lettre 19, Spinoza écrit à ce titre : « Puisque Dieu ne connaît pas les choses abstraitement ni ne
forme des définitions générales de ce genre, ni ne demande aux choses plus de réalité que
l'entendement divin ne leur a effectivement attribuée et que la puissance divine y a mise, il s'ensuit
clairement que l'on ne peut parler de privation qu'à l'égard de notre entendement, pas à l'égard de
celui de Dieu ». L'on a donc deux modes de penser différents : le mode humain et le mode divin. Il
n'y a privation de la vue chez l'aveugle que si on rapporte l'essence singulière de l'aveugle à l'idée
générale de l'homme, c'est-à-dire si l'on pense selon le mode humain. Du reste, il ne faut pas y voir
un rejet spinoziste des idées générales ! Il faut davantage y voir une mise en garde : Spinoza nous
invite à employer les définitions abstraites avec prudence et sans s'en laisser accroire. Ainsi, l'idée
abstraite « d'homme » n'est pas inutile (au contraire), mais il ne faut pas se laisser duper, c'est-à-dire
penser que cette idée que nous formons (qui en plus propre à chacun). Au risque de nous répéter :
Spinoza ne rejette pas les idées générales – et il forge lui-même une idée générale de l'homme dans
la quatrième partie de L'Ethique ! Mais Spinoza n'est pas dupe du modèle de nature humaine qu'il
propose lui-même ; d'abord parce que c'est un modèle relatif, c'est l'horizon moral qu'il décide -celui
d'un homme débarrassé des préjugés, qui étudie la nature pour en avoir la connaissance la plus
adéquate possible, qui règle ses affects sur cette connaissance et est animé d'un amour de Dieu qui
confine à la béatitude. Autrement dit, c'est là un idéal que l'on vise, bordé par les notions de bien et
de mal qui qualifient ce qui participe de ce modèle ou ce qui y fait obstacle : bien et mal qualifieront
ce qui permet ou entrave ce modèle. Et en ce sens, bien et mal restent relatifs ! Spinoza ne nie pas
que son modèle de perfection humaine est tout aussi abstrait et contestable que la définition de
l'homme comme animal de raison ou bipède sans plûmes ; mais il sait que ce modèle a une valeur
fonctionnelle ! Ce modèle sert la réforme de l'entendement. Comprenons donc bien que le modèle
de l'homme proposé par Spinoza est lui aussi une idée abstraite – et le philosophe le sait ! Pour
autant, pris en tant que tel, le modèle est utile à la réforme de l'entendement. Pris en lui-même,
l'aveugle est parfait, il a tout, il ne lui manque rien, de telle sorte qu'aux yeux de Dieu, il n'y a
aucune privation. La nature ne comprend aucun défaut : toutes les choses du monde sont parfaites
en ceci qu'il ne leur manque rien par rapport à elles-mêmes, car si elles connaissaient le moindre
changement, elles auraient tout simplement une autre essence, elles seraient tout autre chose ! Bien
sûr qu'il y a une différence entre le voyant et le non-voyant ; pour autant ce n'est pas une privation,
seulement une négation. Ainsi, l'on ne peut plus rien reprocher à Dieu : Spinoza veut libérer son
lecteur de ce qui l'opprime, à savoir ce qu'il produit lui-même ! Ce qui opprime l'homme, c'est sa
croyance (erronée) en l'existence de choses défectueuses et non-conformes à ce qu'elles devraient
être. L'enseignement fondamentalement de L'Ethique c'est que toute chose est déjà conforme à ce
qu'elle est de telle chose que toute chose est déjà parfaite. Il n'y a de conflit d'opposition entre les
hommes, que parce qu'ils ne font pas un juste usage de la raison et substituent à l'usage de la raison
leur imagination.
Mais alors en quoi une éthique spinoziste ne pousse-t-elle pas à la passivité et à l'inaction ? Nous
pourrions répondre ceci : la position de Spinoza consiste à dire que les choses ne pouvaient pas
arriver autrement qu'elles arrivent. Prenons le double-exemple spinoziste du meurtre d'Agrippine
par Néron et de celui de Clytemnestre par Oreste. Pour Spinoza, ces matricides sont aussi
nécessaires que la proposition 2+2 = 4 ; aussi se plaindre de quelque événement dans le monde est
aussi absurde que de se plaindre du fait que la somme des trois angles d'un triangle donne deux
angles droits. Ainsi, vouloir que les choses se passèrent autrement est aussi absurde que vouloir que
les règles mathématiques fussent autres. A la différence de la position fataliste qui consiste à penser
que les choses vont advenir quoiqu'il arrive, indépendamment de leurs causes (et qui est
philosophiquement intenable), la position nécessitariste pense que les effets ne sont nécessaires
qu'en raison de leurs causes ! Pour un nécessitariste comme Spinoza, il faut donc faire en sorte que
le mal ne se produise pas. La pensée de la nécessité nous libère de la tristesse qui naît des regrets et
des préjugés du libre-arbitre ; d'autre part, la nécessité n'exclut pas l'action ! En effet, un partisan de
la nécessité considère que les avis et les conseils créent de la nécessité. Qu'est-ce qui différencie le
meurtre injuste d'Agrippine par Néron et le meurtre juste de Clytemnestre par Oreste ? Rien ! En
eux-mêmes, ces deux meurtres sont similaires. La seule différence réside dans le rapport différent
que nous établissons avec l'auteur du meurtre. La justice de l'un des deux meurtres et l'injustice de
l'autre ne sont en fait que les qualités de l'auteur de l'acte – et cette qualité rejaillit sur l'acte de telle
sorte que l'on ne juge pas les deux actes de la même manière. La différence entre les deux meurtres
vient de ce que ce que nous pensons de leur auteur respectif. Dans le système spinoziste, parler d'un
acte juste ou injuste n'a même aucun sens en ce que la qualité n'est pas dans le geste mais dans la
personne. Ne court-on pas le risque d'un relativisme total ? Pas vraiment. Le propos de Spinoza
consiste à dire que les choses n'ont pas de qualités en elles-mêmes – ce qui ne nous interdit en rien
de leur en attribuer ! Il n'y a pas de bien et de mal en soi, mais il y a un bien et un mal relatif ! Un
point essentiel de l'anthropologie spinoziste est d'avoir remarqué que l'homme était un animal qui
compare ! L'homme passe son temps à comparer les choses, à se comparer entre eux et à comparer
les choses avec des idées générales. Mais pourquoi l'homme passe-t-il ainsi son temps à comparer ?
Précisément pour s'orienter : l'on reconnaît par exemple une personne connue par comparaison avec
ce que l'on a retenu d'elle (je reconnais le visage d'un vieil ami par comparaison avec le visage que
j'ai connu par le passé).

Réponse à la première objection de Blyenbergh : …

Du reste, il nous faut toujours répondre aux deux objections de Blyenbergh : comment surmonter la
contradiction apparente entre les commandements de Dieu (tels que rapportés par les Ecritures par
exemple) et ce qu'il fait (c'est-à-dire le concours de Dieu aux actions des créatures qui transgressent
ces commandements) ? Puisque tout ce qui arrive est conforme à la volonté de Dieu, rien ne y être
contraire, alors il n'y a plus de différence entre les bons et les méchants ?
Répondons d'abord à la première objection. Les prophètes présentent sous la forme de
commandements (de préceptes) les moyens nécessaires au Salut que Dieu leur aurait révélés. Mais
il faut bien comprendre que les prophètes interprètent « Salut » et « perdition » comme les
conséquences de ces moyens. Autrement dit, commandements et lois ne sont rien d'autre que
l'énoncé des moyens nécessaires pour arriver aux effets naturels qui en dérivent, de telle sorte que
ce qui advient lorsque je suis la loi divine, c'est la conséquence naturelle ! Autrement dit, ce n'est
pas une récompense ou une punition, mais une conséquence naturelle du choix. « Dieu a révélé à
Adam que manger du fruit de cet arbre causerait sa mort, tout comme il nous révèle par
l'entendement naturel que le poison est mortel », écrit Spinoza dans sa lettre. Autrement dit le
commandement n'est rien d'autre que l'avertissement des causes qui produiront des effets. Dans la
transposition imagée que font les Ecritures (pour un peuple incapable de saisir les causes et les
effets) les causes sont présentées comme des commandements, des lois, des avertissements et les
effets sont présentés comme des châtiments/récompenses. Pour Spinoza, les prophètes auraient
donc présenté comme commandements ce qui ne sont en réalité que des causes, et comme
récompenses/punitions ce qui ne sont en réalité que des effets. Pour Spinoza, le philosophe doit
retranscrire le vocabulaire imagé de la religion dans le vocabulaire de la raison pour écarter toute
interprétation morale, car ce que l'on prend pour des grâces (récompenses) et pour des punitions ne
sont rien d'autres que des effets de causes nécessaires. La conséquence de la faute d'Adam n'est en
fait rien d'autre qu'un événement naturel : Dieu interdit à Adam le fruit défendu exactement comme
on interdit à un enfant l'usage d'un objet jugé dangereux. Cela suppose d'interpréter le mouvement
du monde en-dehors de toute interprétation morale : Dieu ne punit ni ne récompense personne, et
ses lois (commandements) ne sont rien d'autre que la connaissance des effets nuisibles ou favorables
des causes. Il y a donc là une lecture naturaliste du pêché originel. Mais pourquoi Dieu ferait-il cette
révélation à Adam ? Pourquoi prendrait-il la peine de révéler à Adam la dangerosité de la pomme
alors même qu'il s'apprêtait à la lui faire manger ? En effet, il semblerait inutile de le prévenir. Cette
révélation servait simplement à rendre Adam plus savant, plus parfait, mais pas à lui faire éviter sa
faute ! Pour Spinoza, il faut donc bien distinguer le savoir d'avec le vouloir. La connaissance que
Dieu procure à Adam modifie son savoir, mais pas son vouloir de telle sorte qu'Adam mange tout de
même le fruit défendu. Ainsi, demander à Dieu pourquoi il n'a pas donné à Adam une volonté plus
ferme pour lui éviter de manger le fruit est « aussi absurde que demander pourquoi il n'a pas
accordé au cercle toutes les propriétés de la sphère » selon Spinoza. La volonté d'Adam ne peut
être autre qu'elle n'est, exactement comme le cercle ne peut être autre qu'il n'est ! Pourquoi Dieu n'a-
t-il pas donné à Adam la grâce de rester innocent en ne mangeant pas du fruit ? Parce que Dieu a
fait Adam, et non Pierre, Paul ou Jacques 45 ! Ainsi, s'entêter à demander pourquoi Dieu n'a pas
rendu Adam meilleur de telle sorte qu'il ne chute pas, c'est s'entêter dans le point de vue humain et
continuer à voir dans l'action d'Adam une privation. Lorsque Adam pêche, il est parfait ! Le pêché
d'Adam n'est en fait un pêché que pour les hommes qui regardent avec un regard d'homme ; mais
pour Dieu, il n'y a pas de pêché ! Pour Dieu, il n'y a pas de bien et de mal.

Réponse à la seconde objection de Blyenbergh : ...

Passons à la seconde objection : les actions des méchants et des bons sont-elles équivalentes dans la
mesure où toutes participent pareillement de la volonté divine ? Comprenons bien qu'une telle
objection est terriblement dangereuse en ce qu'elle met en péril toute religion et toute morale.
Spinoza n'abolit pas la distinction entre bons et méchants, pieux et impies – tout au contraire. Voilà
ce qu'il écrit : « Il est vrai que les impies expriment la volonté de Dieu à leur manière, mais
pourtant on ne doit pas du tout les comparer aux bons. En effet, plus une chose a de la perfection
d'autant plus elle participe aussi de la divinité, et plus elle exprime la perfection de Dieu. Donc
comme les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants, leur vertu ne peut se
comparer à la vertu des méchants parce que les méchants manquent de l'amour de Dieu qui
s'écoule de la connaissance de Dieu et par quoi seule, pour notre entendement humain, nous
sommes dits serviteurs de Dieu. Bien plus, parce qu'ils ne connaissent pas Dieu, ils ne sont dans la
main de l'artisan qu'un instrument qui sert sans le savoir et est détruit en servant. Les bons au
contraire servent en le sachant et deviennent plus parfaits en servant ». Spinoza reprend ici les
termes propres à la religion. Mais en les utilisant, il leur donne une nouvelle signification
entièrement fondée sur la notion de perfection. Qu'est-ce qui différencie le bon du méchant ? Que le
premier a plus de perfection, laquelle se mesure à la façon dont il participe de la divinité – qu'il
exprime mieux la perfection de Dieu. Le bon exprime mieux la perfection divine. En tant que la
substance divine est parfaite, les bons participent davantage à cette perfection que les méchants.
Cette perfection n'est pas à entendre dans un sens morale, mais ontologique. La perfection est à

45 C'est une précision très importante que nous avions omise jusque-là : les choses sont telles qu'elles sont et ne
peuvent pas être autrement qu'elles sont. Pourquoi la volonté d'Adam n'a-t-elle pas été plus ferme pour résister à la
tentation ? Parce que c'est la volonté d'Adam ! Et demander à Dieu de faire la volonté d'Adam plus ferme qu'elle ne
l'est revient à dénaturer la volonté d'Adam de telle sorte qu'il ne s'agirait tout simplement plus de la volonté d'Adam.
entendre en un sens ontologique. La quantité de perfection que chacun contient indique sa plus ou
moins grande participation à la nature divine – et c'est comme ça que bons et méchants se
distinguent mutuellement. Les méchants ne sont donc pas méchants parce qu'ils violent une loi
religieuse ou morale, mais pour des raisons ontologiques. Le méchant est moins que le bon parce
qu'il enveloppe moins de réalité que le bon – il prend moins part à l'essence divine que le bon.
Comment cela se mesure-t-il ? Précisément par le degré de connaissance de Dieu et d'amour qui en
dérive. La connaissance de Dieu c'est la connaissance de la nature – c'est la connaissance de plus en
plus grande de cette substance que nous pouvons comprendre uniquement à travers les attributs de
pensée et d'étendue – les deux seules substances auxquelles nous ayons accès. Nous connaissons la
nature à travers ces deux attributs que sont l'étendue et la pensée. La connaissance de la pensée et de
la connaissance de l'étendue c'est connaître Dieu. Donc qu'est-ce que le bon a de plus que le
méchant ? Tout simplement le fait de mieux connaître la nature, les lois de la nature – donc Dieu !
Cette connaissance de Dieu, qui est donc aussi une connaissance de la nature. Dieu est la nécessité
même de la nature pour Spinoza, aussi Dieu n'est pas doué d'un entendement ni d'une volonté. Rien
n'est pas en puissance en Dieu pour Spinoza (il n'y a pas de puissance en réserve en Dieu) parce que
tout ce que Dieu est, est déjà déployé. La connaissance de Dieu à travers la connaissance de ces
deux attributs que sont la pensée et l'étendue conduit à l'amour de cette nature, et cela donne une
joie et libère des préjugés ! Celui qui aime Dieu (celui qui est pieux) est davantage que le méchant
qui est moins en ceci qu'il est ignorant de Dieu, c'est-à-dire de la nature : il ne comprend pas les
causes et s'entête dans la comparaison qui le rend triste et méchant. Le méchant s'emplit ainsi par
exemple de haine parce que le cours des choses ne lui convient pas, ou parce que les autres
n'agissent pas comme il le souhaiterait, ou encore parce que les choses ne sont pas telles qu'il le
souhaiterait. QUELLES CONSEQUENCES ? Le méchant manque de l'amour divin ; il est enfermé
dans les préjugés parce qu'il ignore la nature de Dieu. Comment sort-on des passions tristes (colère,
haine...) ? En cherchant à comprendre comment fonctionnent les affects, et donc à s'en libérer. Si les
passions nous diminuent (elles nous restreignent), s'en libérer revient donc à retrouver en puissance
et à grandir en perfection. Le méchant est ignorant et accomplit la volonté de Dieu (comme toute
chose) sans le savoir ; de ce point de vue, il diffère du bon qui lui se sait un instrument de Dieu et y
participe dans la joie, parce qu'il est ainsi libéré des préjugés. Le spinoziste ne s'indigne pas de ce
qui arrive, d'abord parce que cela ne sert à rien, ensuite parce que toute chose est parfaite ; cela
étant, il peut émettre un jugement de valeur en ayant conscience que ce dernier lui est relatif. Ainsi
le spinoziste dit que le meurtre d'Agrippine par Néron n'est pas condamnable en lui-même parce
que le meurtre en lui-même n'est ni bon ni mauvais, mais qu'il est condamnable parce qu'il est
motivé par des affects tristes. Le meurtre en lui-même est parfait (c'est-à-dire conforme à son
essence), il n'en reste pas moins que l'on peut (et même que l'on doit) le réprouver en ce qu'il est
porté par des affects tristes, des préjugés c'est-à-dire l'imagination. Si nous voulons réunir les
hommes (en permettant à chacun d'accomplir sa nature, de persévérer dans son être), ce n'est que la
raison qui le permet.

Rappel du cours et suite

Nous allons aujourd'hui terminer l'étude de la correspondance de Spinoza avec Blyenbergh, pour
pouvoir ensuite aborder le maître-ouvrage de Spinoza : L'Ethique. Nous nous intéresserons plus
précisément à l'appendice et la première partie de l'ouvrage. Avant cela, revenons sur la distinction
entre le point de vue divin et le point de vue humain sur le mal : si pour les hommes le mal est une
privation, il n'est pour Dieu qu'une négation ! S'il n'y a pas de différence entre privation et négation,
conformément au point de vue de Dieu, c'est que la distinction (fallacieuse) est imputable aux
hommes. Et s'il n'y a que négation (et non privation comme le pensent à tort les hommes), alors
toute chose est déjà parfaite ! Et si chaque chose est parfaite, alors il n'y a pas de défaut dans la
nature ! Du point de vue de Spinoza, l'enfant par exemple est tout aussi parfait que l'adulte : il n'y a
pas l'idée d'un développement progressif d'une nature qui ne serait parfaite qu'au terme de son
développement. Cette manière de pensée (erronée selon Spinoza), revient tout simplement à
rapporter les choses à des idées en général. Si les hommes considèrent à tort les enfants comme
inachevés, et imparfaits, ce n'est que par comparaison avec les adultes – et parmi les adultes, les
hommes, considèrent encore que certains sont plus achevés que d'autres ! L'homme doué de la vue
et l'homme qui perd la vue ne représentent pas deux états successifs d'une même nature : ils
renvoient au contraire à deux natures distinctes qui se succèdent. Et à l'instant d'après, elle est ce
qu'est elle, ni plus ni moins. Il est toujours illégitime de comparer une chose à ce qu'elle a été, sera
vraisemblablement aurait pu être ou encore pourrait être. Le regard spinoziste sur le monde consiste
à dire que les choses sont toujours à prendre singulièrement dans un temps et un lieu déterminé, et
qu'il ne faut pas comparer ! Un être singulier qui existe en actes est entièrement circonscrit à ce qu'il
est au moment où il est ; autrement dit, son concept se réduit à la description de ce qu'il renferme de
perfection au moment et au temps où on le considère. Pas à l'instant d'avant, pas à l'instant d'après.
En conséquence ma nature ne peut pas désigner autre chose qu'un état déterminé – et on ne peut pas
l'étendre au-delà de cette état. L'une des opérations de l'esprit les plus fréquentes (du moins sur
laquelle Spinoza insiste beaucoup), c'est la comparaison : l'homme passe son temps à comparer et à
rapporter tout ce qu'il voit à ce qu'il a vu et ce qu'il s'imagine. Et toutes les notions de beau, laid,
admirable, blâmable (etc.) ne découlent que de cette opération qu'est la comparaison ! Rien
n'empêche de faire des comparaisons – l'on peut comparer le voyant et l'aveugle et affirmer que l'un
voit et l'autre non – mais l'erreur intervient sitôt que l'on juge les choses par ce processus de
comparaison ! L'on a certes besoin de comparaisons pour s'orienter dans le monde quotidien, mais il
faut se garder d'en déduire des essences intemporelles, stables et éternelles. Il ne s'agit pas d'exclure
le processus de comparaison, mais seulement de ne pas en être dupe ! Et il en va de même avec les
notions (comme celles de bien et mal, par exemple) qui en découlent – nous l'avions déjà dit plus
tôt. Pour le répéter une énième fois : pour Spinoza, il ne faut pas sortir les choses de leur contexte,
et encore moins les comparer entre elles.

Perfection relative et perfection absolue

Ce qui fait notre essence singulière, c'est le conatus, c'est-à-dire le fait de persévérer dans notre être.
Nous sommes un effort, une tendance, à persévérer dans notre être. Pour Spinoza, l'essence de
l'homme ne réside pas dans le fait d'être un bipède sans plumes, un animal doué de raison (ou tout
autre chose), mais dans le fait d'être un être de désir ! C'est le désir qui nous tient en effort de nous-
mêmes. Le conatus que définit Spinoza comme étant l'essence de l'homme n'est pas une
préservation, mais véritablement un effort pour persévérer dans son être. En ce sens, chaque
moment de notre existence est pleinement réalisé en ce que l'on est jamais en-deçà de notre propre
effort. Et c'est en ce sens que nous sommes toujours conformes à notre nature. Cela ne signifie pas
que l'on perd l'individualité (ou toute espèce d'individualité) ! Si l'on veut un substitue à l'identité,
alors il faut regarder du côté du conatus ! Si nous ne sommes rien d'autre que cet effort, alors les
différentes manières dont cet effort s'affirme font partie de mon identité. Le modèle spinoziste ne
comporte aucune fin (aucune nature) à accomplir – entendu que l'on a pas à réaliser un
''programme'' ! Ce qui constitue un individu n'est rien d'autre que l'effort singulier qui le porte à
persévérer dans son être – et c'est aussi dans ce sens là que l'individu est toujours conforme à sa
nature. Cela ne signifie aucunement que l'on perd toute singularité ou toute identité, mais plutôt que
celle-ci ne se fonde pas sur tout ce que l'on croit ! Ce que rejette Spinoza, c'est l'idée qu'un individu
''progresse'' au cours de sa vie : en effet, si l'on dit que l'adulte est un enfant qui a progressé et s'est
développé, on sous-entend qu'il y a eu déploiement. Ce qui n'est pas recevable pour le philosophe.
Mais dans ce cas, comment comprendre le projet au cœur de L'Ethique consistant à proposer un
modèle de la nature humaine ? N'est-ce pas contradictoire ? Pas du tout ! En effet, Spinoza
n'affirme nullement que son projet de nature humaine corresponde à LA nature humaine ; le
philosophe propose UN modèle de nature humaine qui lui semble le plus à même d'atteindre le
souverain bien. Le modèle qu'il propose est le plus à même d'accomplir – non pas de ce que doit
être l'Homme – mais de ce que peut être un homme s'il choisit de l'être ! La progression éthique
consiste donc à faire en sorte que le conatus puisse se déployer au maximum, c'est-à-dire s'affirme
de manière à atteindre une joie intellectuelle.
Du reste, notons que s'il y a là une conception relative du bien et du mal, Spinoza a bien conscience
qu'il y a aussi un sens de la perfection qui est absolu (pas du bien et du mal !) en ce sens que
perfection = réalité = essence46. Spinoza établit une équivalence stricte entre
parfait/réel/positif/doué d'une essence. Partant, l'on peut établir une différence entre les choses : une
chose peut être plus parfaite qu'une autre, non pas au regard d'un modèle, mais parce qu'elle
contient plus de réalité. Dans une lettre à Blyenbergh, Spinoza compare la souris et l'ange : tous
deux n'ont pas la même quantité d'être, car l'ange est plus parfait que la souris au sens absolu, car
l'ange a plus de connaissance, de raison... Il faut dire en même temps que l'homme, l'ange et la
souris sont parfaits (en ce qu'ils sont conformes à leur nature), et que l'ange est plus parfait que
l'homme du point de vue de la quantité de l'être, tout comme l'homme est plus parfait que la souris,
là encore du point de vue de l'être. Spinoza maintient ainsi ces deux choses en même temps : une
perfection relative (qui le pousse à dire que toutes les choses sont parfaites en elles-mêmes) et une
perfection absolue. « Perfection » n'a donc pas le même sens selon que l'on envisage la nature de la
chose considérée (et qui est toujours achevée) ou la quantité d'être qu'elle possède. Pour Spinoza,
une pierre est moins parfaite qu'un homme, quoiqu'il ne lui manque rien (la pierre n'est privée de
rien !) et qu'elle soit parfaite en elle-même. Parler de perfection absolue permet à Spinoza d'écarter
d'une part l'ambiguïté morale, et d'autre part la tentation de se rapporter à une idée abstraite.
L'homme est plus parfait que la pierre en ce que l'homme peut plus de choses que la pierre :
l'homme peut penser, peut imaginer, peut se tromper... Du reste, il ne faut pas voir là une
supériorité : l'homme n'est pas supérieur à la pierre par sa capacité de penser, il a simplement plus
de réalité, plus de possibilités.

L'exemple des deux matricides

Dans sa lettre du 13 mars 1665 à Blyenbergh, Spinoza prend l'exemple du matricide de Néron et
d'Oreste. Si l'on a affaire à deux matricides (celui d'Agrippine par Néron et celui de Clytemnestre
par Oreste), le premier est injuste alors que le second ne l'est pas. Spinoza souligne que les deux
actions n'ont aucune différence intrinsèque : les deux actes sont identiques et répondent à la même
intention de tuer. Dans leur réalité matérielle, les deux matricides sont identiques. Pour autant, ce
qui fait le caractère abominable du meurtre de Néron, ce n'est pas une propriété intrinsèque, mais
par la relation que l'on établit avec son auteur. L'acte de Néron témoigne de son ingratitude, de sa
déloyauté, de sa méchanceté (etc.), soit autant de choses qui ne sont pas douées de réalité et dont
Dieu n'est pas la cause ! Le meurtre n'est donc pas blâmable par sa matérialité, mais par une
dénomination extrinsèque ; c'est par une dénomination extrinsèque que l'action de Néron est
criminelle ! Le meurtre comme tel n'est donc ni bon ni mauvais : il est neutre – d'ailleurs Dieu en
est la cause puisqu'il est la cause de tous les mouvements qui agitent l'étendue et aboutissent aux
coups mortels. De la même manière d'ailleurs que Dieu est la cause dans l'attribut de la pensée de
toutes les représentations qui conduisent Néron comme Oreste à leur crime. Le matricide ne peut
donc recevoir de qualifications morales que quand il est ramené à l'auteur qui l'a perpétré : dans le
cas de Néron, il est jugé injuste, ingrat et ignoble, alors que le cas d'Oreste, il passe pour un cas de
justice de loyauté. Si jusqu'à présent, nous avions vu que bien et mal étaient pensés relativement à la
conformité de l'acte avec la loi, l'acte ici n'est pas – plus ! – envisagé relativement à un autre (qui
serait jugé meilleur ou pire) mais est rapporté à un élément extérieur, à savoir les dispositions
morales de l'agent. Autrement dit, l'acte est bon ou mauvais parce que celui qui le commet est juste

46 Attention, « réalité » n'est pas ici à entendre au sens « d'existant » ! La réalité et l'existence sont deux concepts bien
distincts : « réel » est à prendre en son sens latin de realis, c'est-à-dire res c'est-à-dire « une chose ». Ainsi, lorsque
quelque chose est dit « réel », cela signifie que l'entité a les propriétés d'une chose ! Dans cette perspective, l'adjectif
« réaliste » s'applique à une entité qui a les caractéristiques d'une chose, c'est-à-dire qui est non-contradictoire. Selon
cette définition, un cercle est réel (c'est une chose), quoiqu'il n'existe pas de cercle dans la nature ! Notons enfin
qu'une chose peut être une chose sans être existante, alors que la réciproque n'est pas valable en ce que tout ce qui
existe est nécessairement une chose.
ou injuste ! La relation est faite entre l'action et le sujet. Spinoza donne cet exemple pour illustrer le
fait que bien/mal, juste/injuste ne sont pas des propriétés intrinsèques des choses mais relèvent
toujours d'une mise en rapport de la chose avec autre chose qu'elle-même, que ça soit un modèle,
une idée, ce qu'elle aurait pu être ou encore, comme dans l'exemple, la nature de l'agent. C'est parce
que Néron est injuste et cruel que le meurtre d'Agrippine est injuste et ignoble ! C'est parce que
Oreste est juste que le meurtre de Clytemnestre est juste ! C'est parce que Néron est méchant que
le meurtre d'Agrippine est injuste ! Rien n'est bon ou mauvais en soi pour Spinoza – y compris un
meurtre ! Cela ne détruit pas la morale ni la justice, mais nous force à considérer les notions comme
relatives, ce qui n'exclut pas leur validité à condition qu'on les redéfinisse – ce que Spinoza va
faire. Si le matricide n'est en lui-même ni bon ni mauvais, celui qui le commet participe à un degré
de réalité (de perfection) variable – raison pour laquelle Spinoza peut affirmer de bon droit qu'il
n'abolit pas la frontière entre bons et méchants. Dans les actes produits, il n'y a rien dans les choses
qui correspond au juste ou à l'injuste, au bien ou au mal.

Aux racines du finalisme : le préjugé fondamental

Dans l'appendice de la première partie qui a pour titre « De Dieu », Spinoza dénonce les préjugés
qui empêchent les hommes de se rendre à ses démonstrations. Cet appendice a pour but de mettre en
évidence l'obstacle que représentent les préjugés à la démonstration. Tous ces préjugés dépendent
d'un seul : « les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent comme
eux-mêmes, en vue d'une fin ; et vont même jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige
tout vers une certaine fin. Ils disent en effet que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme et qu'il
a fait l'homme pour que l'homme lui rendisse un culte ». Pour Spinoza, ce n'est pas le préjugé
finaliste qui est premier, mais un autre dont il dérive ; et cet autre – absolument fondamental – c'est
la croyance selon laquelle l'homme est la mesure de toute chose. C'est là le préjugé fondamental
dont le préjugé finaliste dérive ! Cela consiste précisément pour l'homme à tout rapporter à lui ; à
tout juger en fonction de lui-même. Parce qu'il agit en fonction de fins, l'Homme s'imagine que
toute la nature, et encore Dieu lui-même, agissent de même. Cette interprétation fondamentale des
choses à partir de soi-même entraîne la conséquence suivante : l'Homme se croit la fin principale de
la nature et la fin principale que vise Dieu. L'Homme croit que toute la nature est faite pour lui, à
cause de lui, en vue de lui ; et qu'il est lui-même fait en vue de Dieu qui attendrait de lui un culte.
L'Homme pense que tout a été fait pour lui être un moyen, et qu'il représente lui-même un moyen
pour Dieu. Pour Spinoza, cette conception erronée est imputable au fait que l'Homme projette sur la
nature son propre mode d'action. Ce préjugé procède d'une opération fondamentale : la
comparaison. Comprendre comment fonctionne la comparaison – opération humaine par excellence
– permet de comprendre comment se forme le préjugé. Le résultat de cette comparaison, c'est la
transposition partout de notre propre constitution et notre propre mode d'action. L'homme projette
sur la nature son propre mode d'action ; il s'agit là d'un pré-jugé c'est-à-dire d'un jugement préalable.
Le préjugé est un jugement préalable à tout examen, mais aussi un jugement préalable à tout
raisonnement (c'est-à-dire ce sur quoi tout le reste sera fondé). L'Homme croit que ce qui vaut pour
lui s'applique universellement, jusqu'à Dieu. Spinoza examine ensuite la raison pour laquelle la
plupart des hommes s'en tiennent à ce préjugé et adoptent le finalisme que ce préjugé ne manque
pas d'engendrer. Spinoza entend évidemment montrer la fausseté d'une telle attitude, mais
également comment toutes les notions de bien, mal, mérite, pêché, louanges, blâme, ordre, désordre,
beauté, laideur (etc.) sont nées à partir de ce préjugé.

La superstition finaliste

Quelle est la cause de ce préjugé ? C'est-à-dire pour quelle raison les hommes adoptent-ils ce
préjugé ? Spinoza mentionne deux causes :
• l'ignorance des causes qui les déterminent.
• le désir de rechercher de ce qui leur est utile ainsi que la conscience de ce désir.
Ces deux causes ont deux effets majeurs :
• L'illusion du libre-arbitre. Puisque nous sommes conscients de notre appétit (le désir), mais
ignorants de ce qui nous détermine, nous nous croyons libres !
• Les hommes agissent en vue d'une fin qui est leur utilité propre. C'est la raison pour laquelle
les hommes privilégient les causes finales, plutôt que les causes efficientes 47. Parce que les
hommes visent des fins, ils portent une attention particulière aux causes finales, au détriment
des causes efficientes. Il suffit pour les hommes de connaître les causes finales pour être
satisfaits, c'est-à-dire être contents. L'homme du préjugé est donc celui qui, face à un objet,
se demande à quoi ce dernier va pouvoir lui servir. Ce qui intéresse les hommes, ce n'est pas
comment les choses sont faites, mais l'utilité qu'ils peuvent en tirer – parce qu'ils agissent en
vue de fins.
Cette anthropologie spinoziste est très intéressante : l'Homme serait cet individu animé par cette
question première « A quoi ça sert ? Pour quoi c'est faire ? ». Et à cette question, l'Homme ne trouve
pas toujours de réponse, de telle sorte qu'il finit par se tourner vers lui-même et considère que « les
fins par lesquelles ils ont coutume d'être déterminés à de pareilles actions, et ainsi jugent-ils
nécessairement de la complexion d'autre d'après la leur ». En d'autres termes, les hommes
projettent des fins dans la nature qu'ils rapportent à eux-mêmes. C'est là un comportement très
pratique qui permet à l'homme de sortir de l'embarras que lui pose la question de la cause finale des
objets. Ignorant de la cause finale qu'il suppose en toutes les choses, l'homme les rapporte par
défaut à lui-même. L'on voit bien que l'Homme projette sur la nature sa propre manière de faire qui
le conduit à une pensée finaliste qui transforme les objets en deux catégories : les moyens et les
fins. Dans la première catégorie, l'homme range tout ce qu'il estime être un moyen d'atteindre une
fin ; dans la seconde catégorie, il range les choses avec une fin en elles-mêmes. Cette pensée
finaliste se transforme en superstition ! Comme l'Homme n'est pas l'auteur des moyens qu'il trouve
dans la nature, il s'imagine que ces moyens ont été causés par quelque chose d'autre qu'eux, qui leur
est supérieur, et qui crée ces choses à son bénéfice. C'est là que les hommes créent les idées de
dieux ! C'est comme cela que naîtraient les religions – et notamment les religions polythéistes qui
reconnaissent les puissances du fleuve (qui fourniraient l'eau pour la survie des hommes), les
puissances de la terre (qui fouineraient les fruits nécessaires à son entretien) et ainsi de suite ! Dans
le prolongement de ce raisonnement, les hommes s'imaginent bien évidemment que les dieux ne
leur fournissent pas tous ces moyens de manière désintéressée, mais là encore en vue de quelque
chose : leur vénération (la vénération des dieux) par les hommes. Dès lors, chacun s'évertue à se
faire aimer des dieux en rivalisant d'ingéniosité et de piété. L'on voit ici comment le préjugé selon
lequel « l'homme est la mesure de toute chose » conduit à un mode de pensée superstitieux.
Spinoza va plus loin : l'adage bien connu d'Aristote selon lequel « la nature ne fait rien en vain »
est l'expression même de la pensée téléologique ! En effet, cet adage implique bien que tout de ce
qui a été fait dans la nature l'a été en vue de l'Homme ! Ainsi, tempêtes et récoltes, maladies et
providence (etc.), tout est réinterprété par un prisme finaliste ; tout est réinterprété en termes de
récompenses ou de punitions. C'est parce que la pensée finaliste doit donner une explication aux
catastrophes naturelles (par exemple) qu'elle va imaginer les dieux qui punissent et récompensent !
Malgré le démenti de l'expérience (en effet, les tempêtes ne s'abattent pas uniquement sur les
méchants par exemple !) la pensée finaliste s'entête et, plutôt que de réviser sa logique, affirme que
les hommes ont dû commettre quelque offense envers les dieux. Pêchés, récompenses, punitions...
tout cela naît de la pensée finaliste superstitieuse, elle-même imputable au préjugé selon lequel
« l'Homme est la mesure de toute chose ». La pensée finaliste est extrêmement puissante – et
profondément enracinée – de telle sorte qu'elle trouve une explication à toute chose – même lorsque
cela va contre l'expérience ! Ainsi, en dépit du fait que les catastrophes touchent tout le monde, à
peu près aléatoirement, la pensée finaliste va y trouver quelque explication ! Nous avons dû
offenser les dieux, à un moment où à un autre, pense l'homme finaliste ! Tout cela relève de
l'interprétation morale et juridique selon laquelle : « l'Homme est mesure de toute chose », donc
toute chose est faite pour lui, donc ceux qui ont fait les choses les ont destinées à son usage pour
47 Rappel des quatre causes aristotéliciennes : formelle, matérielle, efficiente et finale.
son utilité, et cela parce qu'ils attendent de l'Homme un culte, lequel doit être rendu sous peine de
châtiments (et les fléaux de la nature sont interprétés dans le sens de cette colère). L'on voit ici
comment s'enchaînent les préjugés dans une suite logique très cohérente, structurée à partir de notre
ignorance des causes qui nous déterminent ! Et selon Spinoza, l'Homme ne voudrait pas renoncer à
cette explication car elle le flatte ! En effet, elle lui accorde la place centrale dans le monde, comme
la fin de toute la nature ! Après avoir montré la source de ce préjugé téléologique (finaliste),
Spinoza va s'en s'employer à le réfuter et à montrer que les causes finales ne sont « que des
fictions ».

Rappel du cours et suite

La semaine dernière nous avions commencé à voir l'appendice de la première partie de L'Ethique, et
plus particulièrement le préjugé fondamental sur lequel repose le finalisme : l'idée selon laquelle
l'homme est mesure de toute chose. Ce que Spinoza va faire dans un deuxième temps, c'est tout
simplement réfuter ce préjugé en montrant que la nature ne vise aucune fin déterminée – et c'est ce
qu'il dit lorsqu'il affirme que « toutes les causes finales ne sont rien d'autre que des fictions des
hommes », c'est-à-dire des projections de l'imagination sur la nature. Spinoza insiste sur les deux
principaux acquis de la première partie de l'Ethique : la nécessité de la nature et de l'action divine
qui montrent précisément qu'aucune fin n'est visée par Dieu – lequel ne dispose ni d'un entendement
ni d'une volonté. Cette critique bien connue du finalisme (critique qui consiste à rappeler que seuls
les hommes agissent selon des fins et que la nature n'est qu'un déploiement) n'exclut pas de la
réflexion philosophique toute considération des fins, mais restreint le champ d'application de la
finalité au champ strictement humain. Ainsi la position de Spinoza consiste à dire qu'en-dehors du
domaine humain, nous n'avons que des projections de l'imagination.

...

Troisième et dernier élément de l'appendice : la genèse des notions de bien, de mal, de beau, de laid,
de confusion... Toutes ces notions sont les effets du préjugé fondamental. Comment s'opère cette
genèse ? Tout simplement : parce que l'Homme rapporte toutes les choses à lui-même, il évalue
toutes ces choses vis-à-vis de l'utilité qu'il en attend. Et cette évaluation se fait selon deux choses :
l'utilité et l'affect – nous allons y revenir : l'homme tient pour éminent et excellent ce qui le touche
le plus – mais ce qui ne vaut que pour sa complexion particulière. Ainsi, naît une échelle de valeur
qui ne dit rien de la nature des choses, mais seulement notre rapport à elles ! Le système
axiologique des hommes serait fondé (et donc biaisé) sur ces deux critères que sont l'utilité et
l'affect48. C'est sur la base de ces deux critères (affect et utilité) que deux définitions du bien et du
mal vont être successivement exposées dans l'appendice. Selon la première définition, le bien va
désigner « ce qui pour les hommes contribue à la santé et au culte de Dieu » et le mal « ce qui y est
contraire ». Comment interpréter cette première double définition ? Elle relève d'une conception
instrumentale du bien et mal en ce sens que bien et mal y font référence à un moyen d'obtenir ou à
un obstacle à l'obtention de cette chose. Est bon ce qui sert (ou sert le mieux) la santé humaine et le
culte de Dieu, et est dit mauvais ce qui y fait obstacle. Notons que cette référence au culte rendu à
Dieu ne doit pas être mal interprétée : c'est toujours ce qui est utile à l'homme dont il est question !
Santé et culte sont des fins parce qu'ils constituent un avantage pour l'Homme. Cette première
définition du bien et du mal (qui relève donc d'une conception instrumentale du bien et du mal) est
critiquable en ce qu'elle procède donc du fameux préjugé selon lequel « l'Homme est la mesure de
toute chose ». Ce qui nous faut souligner ici, c'est que cette double définition du bien et du mal
comme moyen/obstacle présente une certaine affinité avec la définition que Spinoza donnera du
bien et du mal au début de la quatrième partie de L'Ethique – définition qui cette fois ne sera pas le

48 Notons qu'utilité et affect ne s'impliquent pas nécessairement l'un l'autre dans la mesure où ce qui est utile n'est pas
nécessairement plaisant et vice versa. Le traité de la réforme de l'entendement indiquait déjà ces deux critères.
résultat d'un préjugé, mais de la raison. Et cette redéfinition présentera le bien et le mal comme
fruits de la raison dans la mesure où, compte tenu du modèle de nature humaine que nous visons, est
bien ce qui y conduit et est mal ce qui y fait obstacle. Ainsi, au début de la quatrième partie de
L'Ethique, Spinoza écrit ainsi : « Par bien j'entendrai ce que nous savons avec certitude nous être
utile ; par mal, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous possédions un bien ». Si le
critère de l'utilité est conservé d'une définition à l'autre, toute la différence repose ici sur « avec
certitude ». Car ce « avec certitude » écarte le préjugé ! Le critère de l'utilité demeure, et les fins
évoquées dans la première définition (la santé et le culte de Dieu) n'auront pas totalement disparu
non plus à l'issu du cheminement éthique car, comme l'enseigne Spinoza dans L'Ethique, l'âme et le
corps ne sont que les deux modalités de la même réalité : ils sont le même être, envisagé du point de
vue de l'étendue (le corps) ou du point de vue de la pensée (l'âme) de sorte que l'état de l'un
influence l'état de l'autre – l'état du corps détermine l'état de l'âme et l'état de l'âme détermine l'état
du corps et influe sur sa puissance d'agir si bien que la béatitude (c'est-à-dire l'état de joie de l'âme)
ne peut pas être atteinte sans la possession d'un corps sain. La santé qui est visée comme bien à
atteindre selon le préjugé est toujours un bien à atteindre ; de la même manière, le culte de Dieu
dont il est question dans la définition de l'appendice, persiste également dans la définition de la
quatrième partie. Cela signifie que les fins poursuivies par l'Homme dans le préjugé ne sont pas
abandonnées, mais elles ont un sens différent lorsqu'elles sont poursuivies par la raison . Il y a donc
une réelle proximité entre la définition du bien et du mal fournie dans l'appendice et celle fournie au
début de la quatrième partie de L'Ethique ; et cette proximité montre la façon dont Spinoza conçoit
le travail de la raison et comment s'opère le passage d'un état de connaissance à l'autre, le passage
du préjugé à la connaissance rationnelle. Au fond, la réforme éthique au cœur de l'Ethique ne vise
pas à modifier radicalement nos structures de pensée, mais plutôt à changer le contenu des idées qui
constitue la matière de ces structures et sur lesquelles nous faisons fond pour agir. Il ne s'agit donc
pas de réprimer le mouvement naturel de l'homme, mais plutôt de l'éclairer – d'éclairer un désir mal
orienté par les préjugés et non par des idées adéquates. Autrement dit, le travail de la raison c'est de
retrouver le mouvement spontané de l'homme (qui n'est autre que le conatus) mais en l'éclairant sur
ce qui lui est véritablement utile ! A la fin de l'appendice, on pense que Spinoza en a fini avec les
notions de bien et de mal au moment où il passe à l'examen des autres notions tirées du préjugé
fondamental, à savoir l'examen des notions d'ordre, de confusion, de beau, de laid (tous les autres
qualités qui peuvent dériver des sens). Mais c'est une erreur : Spinoza n'en a pas fini avec le bien et
le mal et va même en donner une seconde définition. Il écrit ainsi que « les hommes, parce qu'ils
croient que toutes les choses ont été faites à cause d'eux [toujours le même préjugé fondamental],
appellent bonnes ou mauvaises, saines ou pourries et corrompues la nature d'une chose selon qu'ils
en sont affectés ». Que retrouve-t-on ici ? Le critère, non plus de l'utilité, mais celui de l'affect !
Spinoza poursuit « ce qui paraît bon à l'un, paraît mauvais à l'autre, ce qui est ordonné pour l'un
est confus pour l'autre, ce qui est agréable à l'un est désagréable à l'autre, et ainsi du reste ». Deux
éléments sont considérés dans cette seconde définition du bien et du mal dans l'ordre du préjugé :
l'affect et l'imagination. Cette seconde définition du bien et du mal fait dépendre le bien et le mal
des mouvements auxquels le corps est soumis - en d'autres termes de son état ! Cette définition du
bien et du mal repose sur l'état, sur la constitution d'un corps déterminé. Ces deux définitions du
bien et du mal données dans l'appendice de la première partie sont donc toutes relatives car elles
sous-entendent que « chacun juge selon la disposition de son cerveau ». Ces deux définitions sont
uniquement des modes de l'affection de l'imagination que l'on prend à tort pour réels, pour
provenant des choses elles-mêmes. L'illusion viendrait de l'imagination selon Spinoza :
l'imagination nous porte toujours à nous représenter les choses comme existantes. Et nul besoin de
dire que l'imagination nous renseigne moins sur l'état des choses que sur l'état de notre propre
corps ! Lorsque nous jugeons quelque chose du bon ou de mauvais (selon ces définitions), cela
témoigne davantage de notre propre état que de l'état des choses elles-mêmes. Pour Spinoza, ces
deux notions de bien et mal expriment l'état particulier d'un corps – la manière dont nous nous
représentons les choses, et non les choses telles qu'elles sont - aussi bien et mal perdent toute valeur
universelle, et ne traduisent plus qu'une manière de voir, laquelle varie d'un homme à l'autre, et
même encore dans un même homme au cours du temps 49. A la relativité du bien et du mal
(imputable à l'imagination) s'ajoute donc la précarité de l'affect ! Ce thème est récurent dans
L'Ethique : « Des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul et même
objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de diverses manières en
divers temps » (proposition 51 de la troisième partie). Ce motif récurent discrédite en apparence
entièrement les notions de bien et de mal ! Et Spinoza va en fait les réhabiliter en les redéfinissant
dans la quatrième partie. Et ce qui va fondamentalement changer dans la quatrième partie, c'est que
ce ne sera plus l'imagination qui produira les notions de bien et de mal, mais la raison ! Notons que
Spinoza ne défera jamais les notions de bien et de mal de l'affect – cette dépendance persistera, y
compris dans la définition rationnelle de l'affect ! Ce qui va perdurer dans la définition du bien et du
mal fournie par la raison dans la quatrième partie de L'Ethique, ce n'est pas simplement l'utilité,
mais aussi l'affect. En effet, à partir du scolie de la proposition 39 de la troisième partie, Spinoza va
explicitement assimiler le bien à « tout genre de joie et à tout ce qui contribue, et au premier chef
ce qui satisfait le désir quel qu'il soit ». Et le mal, lui, est identifié à « tout genre de tristesse et à
tout ce qui y contribue, au premier chef ce qui frustre le désir ». Il n'y a donc pas dépendance du
bien et du mal à l'égard de l'affect, mais franchement une équivalence avec l'affect ! Et cela est
confirmé dans la définition de la quatrième partie dans laquelle Spinoza écrit que « la connaissance
du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de la joie ou de la tristesse en tant que nous en
avons conscience ». Il y a là une équivalence stricte et assumée entre l'affect et bien et mal.
Autrement dit, la connaissance du bien et du mal c'est éprouver consciemment joie ou tristesse. L'on
voit ici qu'entre la conception imaginative (combattue dans l'appendice) et la conception rationnelle
(de la quatrième partie) il y a une certaine continuité ! Autrement dit, Spinoza ne cherche pas à
arracher le bien et le mal à l'affect, mais à les indexer sur des affects de la raison, et non de
l'imagination ! Répétons-le : l'affect ne disparaît pas de la définition rationnelle du bien et du mal !
Spinoza parlera d'ailleurs d'affect dans la béatitude – soit ce qui réjouit au plus haut point ! Pour
conclure, nous pouvons dire que le chemin de l'émancipation que trace Spinoza dans L'Ethique50 ne
suppose donc pas d'abandonner nos intérêts particuliers et encore moins de renoncer à la joie ! Au
contraire, il s'agit de retrouver le mouvement principiel spontané qui anime l'Homme qui est
empêché par les préjugés. Il s'agit de se défaire des illusions de l'imagination qui oppriment.
Insistons donc bien sur la grande continuité entre les définitions de bien et de mal dans le préjugé et
celles de la raison.

De l'appendice à la quatrième partie de L'Ethique : transition par la troisième partie

Avant d'aborder la définition de la perfection proposée au début de la quatrième partie de L'Ethique,


il nous faut aborder un certains nombre d'éléments (présentés dans la troisième partie de l'ouvrage)
qui concernent notamment une thèse très célèbre selon laquelle « Nous ne désirons pas une chose
parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons ». Avant
d'en venir à la quatrième partie, nous allons donc transiter par la troisième – laquelle va compléter
les analyses de l'appendice de la première et préparer la quatrième. Pour introduire la célèbre thèse
que nous venons de mentionner, il nous faut rappeler les propositions 6 et 7 de de la troisième partie
dans laquelle Spinoza affirme que « chaque chose, autant qu'il en est elle, s'efforce de persévérer
dans son être » et encore que cet effort (le conatus) est notre essence actuelle, c'est le fond de notre
nature51. Au scolie de la proposition 9, Spinoza montre que cet effort s'appelle ''la volonté'' quand

49 Spinoza écrit quelque part dans la quatrième partie que « des hommes divers peuvent être affectés de diverses
manières par un seul et même objet ; et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de
diverses manières en divers temps ».
50 Car l'ouvrage vise à sortir l'homme de l'état premier de servitude ; à le sortir de ses préjugés.
51 Attention : nous l'avons certes déjà dit, mais il nous faut rappeler que cette persévérance dans l'être n'est pas une
simple conservation ! La thèse de Spinoza n'a rien à voir avec un quelconque ''instinct de conservation'' – il ne parle
d'ailleurs pas ''d'instinct'', mais d'un effort, d'une tendance inscrite en nous de nous développer, de nous affirmer. Il y
a dans le conatus une affirmation de notre puissance d'agir. Et c'est cet effort constant à nous affirmer correspond à
notre essence actuelle pour Spinoza.
on le rapporte l'âme seule, et il s'appelle ''l'appétit'' quand on le rapporte à l'âme et au corps
ensemble. Autrement dit, l’appétit conscient, c'est ce que l'on appelle le désir. Et c'est à partir de là
qu'arrive la fameuse proposition : « Nous ne nous efforcons à rien, ne voulons, n’appetons ni ne
desirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une
chose est bonne parce que nous nous efforcons vers elle, la voulons, appetons et desirons ». Cette
affirmation prend le contre-pied de ce qu'affirmaient les scolastiques : ce n'est pas parce qu'une
chose est bonne que nous la désirons, mais parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne.
Spinoza inverse donc le rapport de causalité : l'appétit est premier, le désir est premier. La causalité
première, c'est le désir ; aussi le jugement axiologique vient après ! De la même manière, il y a aussi
un renversement du rapport entre entendement et volonté : la volonté ne serait pas subordonnée à
l'entendement comme on le pense, mais ce serait bien l'entendement qui serait subordonné à la
volonté. Notons que cette position consiste à mettre sur le même plan effort, volonté, appétit, désir,
impulsion en effaçant la distinction traditionnelle entre la volonté et l'appétit sensible 52 ! Quel que
soit le nom que l'on donne au mouvement fondamental par lequel l'Homme persévère dans son être
(le conatus), ce mouvement est déterminé par la manière dont le sujet est affecté, c'est-à-dire par sa
relation aux choses extérieures. C'est cette relation qui dicte à l'Homme ce qui pour lui est bon et ce
qui pour lui est mauvais. Ce qui explique la première inversion (le renversement dans le rapport de
causalité) c'est l'examen de la genèse des notions de bien et de mal à partir de l'affect tel qu'on a pu
le voir dans l'appendice de la première partie. C'est donc bien l'origine affective de ces notions qui
explique leur identification à la joie et à la tristesse – à ce qui satisfait ou frustre le désir. De la
même manière, c'est dans le scolie de la proposition 39 (où est marquée l'identification entre bien et
mal et joie et tristesse, et entre bien et mal et satisfaction ou frustration du désir) que l'on le pendant
de la déclaration du scolie de la proposition 9 : nous jugeons et appelons mauvais ce que nous avons
en aversion et haïssons. De sorte que Spinoza aboutit à l'idée selon laquelle bien et mal désignent
respectivement : le passage du moindre à une plus grande perfection (la joie) et le passage d'une
plus grande à une moindre perfection (la tristesse). Tout cela concerne ce que l'on peut considérer
comme la première inversement : c'est le désir qui est cause du jugement. Seconde inversion (entre
entendement et volonté) manifeste chez Spinoza une inclination pour une position volontariste.
Spinoza a une qui consiste non pas à subordonner la volonté à l'entendement, mais de subordonner
l'entendement à la volonté. Mais Spinoza conteste le bien fondé … Si l'on suit ce que dit l'auteur,
distinguer entendement et volonté c'est faire une distinction qui n'existe pas en ce que le désir
exprime déjà un jugement ; en ce que la volonté est déjà l'expression consciente d'un désir.
Exprimer un désir c'est déjà (implicitement) juger qu'une chose nous convient. Ainsi, le jugement
n'est rien d'autre que l'expression consciente d'un désir. Appéter, vouloir, désirer quelque chose c'est
en même temps considérer ce quelque chose comme bon. En somme, la différence entre appétit et
jugement est nominale, bien plus que chronologique ! Et la thèse Spinoza qui dit que « nous ne
jugeons ... » a un sens surtout polémique ! Il s'agit surtout de contester la thèse de ceux qui
prétendent le contraire. Il n'y a pas de rapport causal entre appétit et jugement ; en réalité, nous
jugeons déjà bon ce que nous désirons. En somme, Spinoza s'oppose à la position intellectualiste
consistant à dire que la volonté est soumise à l'entendement ; cela étant l'entendement ne dépend pas
plus de la volonté en retour. En fait, il y a simultanéité entre les deux aptitudes !

La quatrième partie

La quatrième partie de L'Ethique marque un tournant dans la mesure où Spinoza y adopte une
perspective nouvelle. Il ne se contente plus d'examiner les choses telles qu'elles sont et leurs causes
nécessaires, mais essaye d'adopter un point de vue normatif et prescriptif. Il ne s'agit plus de
dévoiler la cause de la servitude de l'homme (définie comme l'impuissance à réprimer et maîtriser
les affects) mais d'évaluer ce que les différents affects ont de bien et de mal, eu égard au modèle de

52 Chez Aristote, et ensuite chez les scolastiques, la volonté est une inclination rationnelle propre à l'Homme et
opposée à l'appétit sensible que l'on a en commun avec les bêtes. Spinoza est là encore iconoclastes et place volonté,
appétit et désir sur le même plan.
nature humaine auquel nous tendons. Et quel est ce modèle ? Celui d'un Homme libre, c'est-à-dire
un Homme qui domine ses affects et travaille à son intérêt propre qui est celle du déploiement de sa
puissance d'agir ! Jusque-là, Spinoza avait écarté tout jugement de valeur, mais il s'agit maintenant
de « commence à s'interroger sur le caractère bienfaisant et malfaisant du fonctionnement de la vie
affective au point de vue de la condition propre de l'Homme et des intérêts qui la définissent »
comme le commente Pierre Macherey. C'est donc à partir de la quatrième partie que vont être
établis les bons et mauvais affects. Ce tournant de la quatrième partie va donc réhabiliter les notions
de bien et de mal – qui se trouvent redéfinies, nous l'avons compris. La préface de la quatrième
partie affirme que ce qui constitue notre condition originelle, c'est une servitude – à laquelle l'on
échappera d'ailleurs jamais complètement car nous resterons toujours une partie de la nature,
entendu que nous ne serons jamais « un empire dans un empire ». La servitude de l'homme a un
sens juridique et pas seulement métaphorique ou moral : la domination des affects fait que nous ne
dépendons pas de nous-mêmes mais de la juridiction de la fortune, c'est-à-dire des causes
extérieures qui ne cessent de nous déterminer. Spinoza écrit à ce propos : « l’impuissance consiste
en cela seul que l’homme se laisse conduire par les choses qui lui sont extérieures, et qu’il est
déterminé par elles à faire ce que demande la condition (constitution) commune des choses
extérieures, mais non ce que demande sa propre nature considérée en soi seule ». Autrement dit,
l'impuissance c'est faire des choses, non pas qu'exige ma nature et qui sont bonnes pour moi, mais
faire ce qui utile aux choses extérieures. C'est ça la servitude : faire, non pas mon bien, mais celui
des choses extérieures. Être servile consiste non pas à faire mon bien, mais à faire le bien des autres
choses. Ainsi, l'Homme est serf et ne s'appartient ; aussi il ne peut pas travailler à son propre bien.
L'Homme ne parvient à travailler à son propre bien car ce qu'il vise et poursuit, c'est ce que lui
impose son maître : ses affects. La liberté pour Spinoza, c'est faire notre bien propre : c'est
reprendre possession de soi-même pour dépendre le moins possible des choses extérieures et ainsi
contribuer à son propre bonheur. C'est par cette libération comme but à atteindre que les notions de
bien et de mal, d'abord disqualifiées dans l'appendice de la première partie, peuvent revenir, mais
sous le contrôle de la raison. L'Homme ne doit plus être le jouet des choses extérieures – du moins
il doit essayer de l'être le moins possible, car il ne peut entièrement s'y soustraire – et sa libération
ne peut se faire que lorsqu'il veillera à son utilité propre. La quatrième partie de L'Ethique se situe
donc dans la continuité de l'ouvrage : après les définitions données dans l'appendice de la première
partie, Spinoza va y proposer une troisième double définition qui va quant à elle reposer sur une
comparaison avec le modèle de nature humaine souhaité. Cette notion de comparaison est mise au
jour par une réflexion de Spinoza sur les notions de perfection et d'imperfection et qui sont
impliquées dans la comparaison entre la chose et la fin pour laquelle cette chose est faite. Et
perfection et imperfection vont se définir selon l'adéquation ou non entre la chose et la fin pour
laquelle elle est faite. Ainsi, les notions de perfection et d'imperfection, mais aussi de bien et mal,
vont être redéfinies pour en devenir des instruments utiles à l'émancipation humaine souhaitée. Les
notions de perfection et d'imperfection sont bien des modes de pensée forger par l'homme à partir
de l'examen de la production d'artefacts. En effet, pour Spinoza, est parfaite la chose qui est
exactement conforme au dessein de celui qui l'a produite ! Le philosophe écrit ainsi : « Par
exemple, si quelqu’un a vu une œuvre quelconque (que je suppose n’être pas encore achevée) et a
su que le but de l’auteur de cette œuvre était d’édifier une maison, il dira que la maison est
imparfaite ; et au contraire parfaite sitôt qu’il verra l’œuvre parvenue au point d’achèvement que
son auteur avait décidé de lui faire atteindre ». Ce qui est important ici, c'est que le jugement
perfection/imperfection est possible que si le but est connu (ou au moins présumé) ; aussi les termes
de perfection et d'imperfection, en-dehors de tout rapport de comparaison, perdent leur
signification. Perfection et imperfection exprime le constat d'un accord ou d'un désaccord de la
chose avec ce que l'on attend qu'elle soit. Mais c'est là le sens premier de ces termes (sens que
Spinoza ne conteste pas), mais tout le premier vient selon Spinoza du fait que les hommes ne se
contentent pas de juger une chose en la comparant au but visé par l'auteur de la chose, mais en la
rapportant à leur propre idée de ce que la chose devrait être ! Autrement dit, les hommes substituent
au but réel de l'auteur (qui devrait être le critère d'évaluation), leur propre conception de ce que la
chose devrait être ! Ainsi, les jugements relatifs des hommes ne s'établissent plus vis-à-vis du projet
initial de l'auteur, mais de leurs propres préjugés. Cela permet à Spinoza de dire que « chacun a
appelé parfait ce qu’il voyait s’accorder avec l’idée universelle qu’il avait formée d’une chose de
même sorte, et au contraire imparfait ce qu’il ne voyait guère s’accorder avec le modèle qu’il avait
conçu, quoique de l’opinion de son auteur il était entièrement achevé ». Ainsi, dans les mots des
hommes, perfection et imperfection ne qualifient plus ce qui est conforme à l'idée de l'auteur, mais à
l'idée que l'on se fait de la chose. Spinoza en conclut que cette évaluation ne se limite pas aux êtres
artificiels, mais aussi aux être naturels – et c'est ainsi que l'on croit (à tort!) constater des anomalies
dans la nature. Lorsque je vois un aveugle, je le juge imparfait vis-à-vis de l'idée que je me fais de
ce que devrait être un homme ! Pareil pour le monstre.

...

Du reste, nous l'avons dit, Spinoza va proposer des définitions de toutes ces notions, non plus
rapportées aux préjugés, mais à la raison. Pour le bien et mal, Spinoza commence par rappeler que
l'un comme l'autre ne renvoient pas à des qualités intrinsèques aux choses, mais procèdent des
comparaisons que nous établissons entre les choses53. Pour autant, Spinoza ne veut pas évacuer les
notions de bien et de mal, car la raison en a besoin pour conduire son processus éthique consistant à
viser le modèle de nature humaine souhaitée. En effet, c'est « parce que nous désirons (cupimus)
former une idée de l’homme qui soit comme (tanquam) un modèle (exemplar) de la nature humaine
placé devant nos yeux, il nous sera utile de conserver ces vocables dans le sens que j’ai dit. C’est
pourquoi, j’entendrai par bien dans ce qui suit, ce que nous savons avec certitude (certo) être un
moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous
proposons. Par mal, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de reproduire ce même
modèle. Nous dirons, ensuite, les hommes plus parfaits ou plus imparfaits, dans la mesure où ils se
rapprochent plus ou moins de ce même modèle ». Cette redéfinition appelle un certain nombre de
remarques. Premièrement, dans cette nouvelle définition persiste l'instrumentalisation du bien et du
mal que l'on trouvait dans l'appendice le bien, n'a aucune valeur universelle : le bien est ce qui est
utile pour l'homme. Bien et Mal ne sont pas des fins, mais des moyens : le bien n'est pas la sagesse,
ni même la béatitude, mais le moyen qui y conduit. A l'inverse, le mal est ce qui l'empêche.
Deuxième remarque : bien et mal dérivent toujours du désir, c'est-à-dire cet effort par lequel
l'homme persiste dans son être VERIFIER 2H02. La raison ne vient donc pas se substituer au désir,
ni même le réprimer ! La raison vient toujours après lui ! Troisième remarque : bien et mal
procèdent toujours de comparaison et sont susceptibles de degrés. Spinoza souligne d'ailleurs qu'un
bien peut devenir un mal lorsque ce bien fait obstacle à un bien plus grand, et inversement un mal
peut devenir un bien lorsqu'il prévient un mal plus grand. La relativité du bien et du mal persiste
donc dans la quatrième partie de l'Ethique. Quatrième remarque : le mal n'est pensable qu'à partir du
bien ; le mal est toujours pensé comme un concept dérivé, comme ce qui empêche, entrave le bien.
Rien n'est mauvais, sinon toujours par rapport à une chose bonne qu'il empêche ! Cette priorité du
bien explique le rejet de toute morale fondée sur la considération première du mal. Les morales
fondées sur la crainte du mal et sont la manifestation d'un état d'impuissance, d'un conatus diminué
et restreint. Les morales fondées sur la haine du mal sont celles des superstitieux qui critiquent les
vices plutôt qu'ils n'enseignent la vertu – celle des superstitieux qui fuient le vice plutôt qu'ils ne
cherchent le bien. De la même manière, tous les systèmes éthiques qui reposent sur le châtiment
reposent sur une priorité accordée à tort au mal sur le bien. Cela étant, la primauté du bien ne
signifie pas que l'on puisse se passer du mal ! Cette idée a d'ailleurs été mal comprise, notamment
parce que Spinoza a écrit qu'un « homme véritablement libre ne formerait aucun concept de mal ».
Certes, un homme « véritablement libre ne formerait aucun concept de mal », mais Spinoza dit bien
que nous ne sommes jamais parfaitement et entièrement libres, donc que nous ne pourrons jamais
nous passer de la notion de mal. Nous demeurons une partie de la nature, nous ne serons jamais

53 Ce qui explique pourquoi une chose peut être jugée bonne par l'un, mauvaise par l'autre : pour le mélancolique, la
musique est bonne, mais le sourd y est indifférent.
« un empire dans un empire », aussi nous aurons toujours besoin de ces auxiliaires que sont les
notions de bien et de mal. Tout le danger n'est donc pas dans le fait de les utiliser, mais d'oublier que
nous les avons forgées et ainsi de nous en rendre dupes !

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