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L’EXEGESE BIBLIQUE EN CONTEXTE POST-MODERNE :

DE L’EXISTENCE A « L’INSISTANCE » DE DIEU

dans Eric GAZIAUX éd., Les enjeux d’une théologie universitaire, Conférences du dixième
anniversaire de Théodoc, 20-21 novembre 2014, (Cahiers de la Revue Théologique de Louvain 42),
Leuven, Peeters, 2016, p. 39-50.

En préalable, quelques mots de clarification sur le titre de mon exposé.


Pour dire d’abord que j’expliquerai l’expression « insistance de Dieu » en fin de
propos. Ensuite pour préciser que le terme « post-moderne » désigne ici l’école
philosophique éponyme qui trouve son origine dans des travaux apparus en
majorité dans les années soixante du siècle dernier, en particulier en France. Les
Américains lui ont d’ailleurs donné le nom de French Theory1. L’appellation
« post-moderne » a été popularisée par Jean-François Lyotard dans un ouvrage
publié en 1979, justement intitulé La condition postmoderne2. Elle regroupe des
pensées qui développent une critique de la tradition et de la rationalité propres à
la modernité occidentale en questionnant les textes et l’histoire selon des points
de vue spécifiques. Elle sont influencées notamment par le marxisme, la critique
kierkegaardienne et nietzschéenne de la rationalité, la phénoménologie de
Husserl et de Heidegger, la psychanalyse de Freud et de Lacan, le structuralisme
de Lévi-Strauss, mais aussi par la linguistique et la critique littéraire3. Jacques
Derrida et, aujourd’hui en France des philosophes comme Jean-Luc Marion et
Jean-Luc Nancy, ou aux Etats Unis comme John Caputo, en sont des
représentants.

Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou non, c’est de tout ceci
dont nous héritons et sur cet univers intellectuel là nous ne pouvons pas faire
l’impasse. Or il se trouve que nous vivons actuellement une période où, dans le
domaine de l’exégèse — mais ce n’est sans doute là qu’un des nombreux
symptôme d’une époque — la tentation est réelle d’une régression
épistémologique. Soit sous sa version fondamentaliste dure (elle est connue pas
besoin de s’y attarder) ou plus « soft » (certaines lectures canoniques et
narratives sont parfois au service d’une approche conservatrice du texte
biblique). Soit encore sous sa version scientiste (du côté de certains avatars de la
troisième quête du Jésus historique ou d’une sclérose de la tradition exégétique
historico-critique).

1
Voir F. CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
2
Paris, Editions de Minuit, 1979.
3
L’école structuraliste (Roland Barthes, Gérard Genette et Roman Jakobson) a influencé les philosophes
postmodernes. Mais aussi les dissidents du surréalisme (Georges Bataille et Antonin Artaud) ainsi que les
théoriciens de la littérature (Walter Benjamin et Maurice Blanchot).

1
Dans ce contexte, je voudrais souligner ce que sont selon moi les enjeux de
l’exégèse. Je le ferai en deux temps. Tout d’abord je porterai un coup d’œil en
arrière, sur l’histoire de l’exégèse au XXe siècle. Ensuite, je soulignerai trois
défis que doit relever l’exégèse.

1. Bref regard en arrière

Je commence en rappelant deux dates importantes — qui paraîtront peut-


être surprenantes à beaucoup d’entre vous — deux dates qui marquent, pour les
exégètes, le début de cette période dans laquelle nous sommes aujourd’hui et
dont nous ne savons évidemment pas où elle conduit. Ces deux dates ne sont
évidemment pas tombées du ciel et ce qu’elles désignent n’aurait pas été
possible sans un profond mouvement qui va du XVe au XVIIIe siècle comme l’a
magnifiquement montré Pierre Gibert dans L’invention critique de la Bible4.
Gibert montre en effet que l’on trouve, au cours de cette longue période, les
racines d’une lecture critique de la Bible chez des érudits croyants.

Ces deux dates se situent au cœur de la seconde guerre mondiale et c’est


pourquoi sans doute, ce n’est qu’après la guerre, que les conséquences de ces
deux événements fondamentaux pour l’exégèse se feront véritablement sentir.
La première se situe en 1941 au cours de laquelle se situe la conférence de
Rudolf Bultmann, Nouveau Testament et Mythologie. La seconde, en 1943, est
celle de la publication de l’encyclique de Pie XII, Divino Afflante Spiritu.

1. 1. Bultmann et la démythologisation

Le 4 juin 1941, lors d’un congrès de la Société de Théologie évangélique,


Bultmann donne une conférence sur le thème « Nouveau Testament et
Mythologie ». Dans le contexte de la guerre, cette conférence passe relativement
inaperçue. C’est après la guerre qu’elle déclenche un vif débat qui ira bien au-
delà des cercles universitaires. En réalité elle reprend pour l’essentiel des
éléments que Bultmann avait développés depuis les années 1920. On trouve
notamment dans son livre sur Jésus, paru en 1926, la plupart des éléments qu’il
développe dans ce texte de 1941.

Cette conférence est traduite en français en 1955 dans un livre sur


L’interprétation du Nouveau Testament 5 . Le terme Entmythologisierung, au
cœur du propos de Bultmann, y est rendu par « démythiser ». Aujourd’hui une
traduction récente le rend fort heureusement par « démythologisation6. Cette
distinction entre les deux termes est en effet essentielle. On a souvent compris

4
P. GIBERT, L’invention critique de la Bible. XVe-XVIIIe siècle Paris, Gallimard 2010.
5
R. BULTMANN, L’interprétation du Nouveau Testament Paris, Aubier, 1955.
6
R. BULTMANN, Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013.

2
l’entreprise de Bultmann comme un effort consistant à prendre pour norme la
mentalité moderne et enlevant ainsi de la Bible tout ce qui semble incompatible
avec la raison. C’est sur ce point que porte le malentendu. Pour Bultmann,
démythologiser ne veut pas dire démythiser. Il fait une différence fondamentale
entre le terme de mythe et le terme de mythologie.
Il faut même dire que la démythologisation est l’inverse de la
démythisation parce que dans l’un et l’autre cas l’interprétation du mythe n’est
pas la même. Le mythe témoigne de l’expérience que nous faisons de la
présence et de l’action divine dans notre monde. Il parle de ce qui nous dépasse
et nous échappe. La mythologie, au contraire, veut comprendre, connaître, et
rendre intelligible. Elle groupe des mythes, et en fait un système cohérent
d’explication. Elle transforme l’annonce d’un mystère en une information sur le
surnaturel. Bultmann ne veut donc pas démythiser, mais démythologiser, ce qui
consiste à retrouver le sens existentiel du mythe contre la rationalisation qu’en
opère la mythologie. Avec la mythologie, le croyant rationalise Dieu ; il
l’objective ou le chosifie. Comme le dit Bultmann, « il objective l’Au-delà en un
en deçà ». C’est pourquoi, il faut interpréter le mythe. C’est tout le sens de la
démythologisation. Il s’agit d’interpréter les énoncés mythologiques pour
retrouver la foi qui s’y exprime, foi traduite dans des catégories et une
perception du monde qui aujourd’hui ne sont plus les nôtres. La
démythologisation ne consiste donc pas à purifier la Bible de ce qui gêne la
raison (comme dans la démythisation), mais à interpréter, à chercher l’intention
du texte qui, dans un langage mythique, exprime la foi, le « Dieu » qui a parlé
hier et qui s’adresse aujourd’hui encore à l’homme.

1.2. L’encyclique Divine Aflante Spiritu

Si, durant tout le XIXe siècle, la méthode historico-critique se développe en


Allemagne dans l’Université au sein des facultés de théologie protestante,
l’Église catholique est évidemment concernée par ce mouvement de fond.
Quatre étapes peuvent être repérées. Dans un premier temps, c’est un refus de
tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’exégèse protestante et/ou libérale :
danger pour la foi chrétienne et pour la tradition (cela avait déjà commencé avec
le refus des travaux de Richard Simon par Bossuet aux XVIIe et XVIIIe siècles).
À la fin du XIXe siècle, on assiste cependant, avec la naissance de l’école
biblique de Jérusalem (1890) à l’émergence d’une approche historique et
critique des Écritures. Si le décret Lamentabili du 3 juillet 1907 condamne le
modernisme (Loisy), l’encyclique Divino afflante Spiritu (1943) inaugure l’ère
de la recherche catholique contemporaine. L’idée force de l’encyclique est que
le concept de vérité tel qu’il est utilisé en théologie ne peut plus investir le texte
biblique de façon immédiate. Dans la mesure où l’exégète ne remet pas en
question les dogmes, il a une totale liberté d’analyser le texte biblique selon les
méthodes les plus critiques. À partir de cette date, les exégètes catholiques
participeront pleinement au débat scientifique et ce sera l’occasion d’un

3
formidable développement de la recherche biblique qu’amplifiera le concile
Vatican II et dont nous sommes encore au bénéfice aujourd’hui.

2. Les trois défis de l’exégèse biblique7

Ces deux dates constituent un tournant puisque, aussitôt après la guerre, on


assiste à un demi-siècle de développement sans précédent de l’exégèse. On peut
en effet aussi parler des « trente glorieuses » pour décrire les décennies 50, 69 et
70 dans le domaine de la recherche biblique. Depuis les années quatre-vingts du
XXe siècle, sous l’influence de l’exégèse américaine, les méthodes de lecture
narrative ont désormais pris une place importante dans l’ensemble de la
recherche. Il est cependant trop tôt pour prendre suffisamment de distance et se
prononcer sur l’avenir de ces nouvelles approches du texte biblique. Quoi qu’il
en soit, trois défis me semblent devoir être relevés par l’exégèse aujourd’hui,
Trois défis qui consistent en prendre au sérieux trois dimensions fondamentales
des textes bibliques : leurs dimensions historique, fictionnelle et mythique.

2.1. L’histoire comme instance critique

Les textes bibliques de l’Ancien Testament sont profondément enracinés


dans l’histoire du peuple d’Israël. Jésus de Nazareth et le christianisme primitif
lui-même, tel qu’ils se donnent à connaître dans les différents témoignages du
Nouveau Testament, sont un phénomène de part en part historique. Ainsi, la
Bible, Jésus de Nazareth et le christianisme primitif peuvent être appréhendés
par les voies de la raison humaine et au moyen des outils que la science
historique, depuis plusieurs siècles, a élaborés et ne cesse de perfectionner.

L’exégète doit donc prendre en compte, comme paramètre fondamental de


son enquête, la distance historique incontournable qui existe entre lui et le texte.
L’exégèse historique instaure ce qu’on peut appeler, à la suite de Ricœur, une
« distanciation objectivante8 » entre le monde de l’exégète et le monde du texte.
L’enracinement historique du texte biblique rend nécessaire, de la part de
l’exégète, un déplacement qui suppose une véritable ascèse intellectuelle. Il
s’agit pour lui de pénétrer dans un univers qui n’est pas le sien. Cela suppose un
voyage dans une histoire qui lui est fondamentalement étrangère.

7
J’ai reprends ici des éléments de réflexions déjà déployées dans E. CUVILLIER « Exégèse et théologie :
un double défi », dans E. CUVILLIER, B. ESCAFFRE (éds), Entre exégètes et théologiens : la Bible, Actes du
congrès de l’ACFEB, Toulouse 29 août – 1e septembre 2011, Paris, Cerf, 2014, p. 273-284. Sur la question
herméneutique, cf. aussi E. CUVILLIER, « L’herméneutique du texte biblique : leurre du lecteur ? » dans
R. BURNET, D. LUCIANI, G. VAN OYEN (éds), Le Lecteur. Sixième Colloque International du RRENAB,
Université Catholique de Louvain, 24-26 mai 2012 (BEThL 273), Peeters, University Press, 2014, p. 93-114.
8
P. RICŒUR, « Herméneutique. Les finalités de l’exégèse biblique », dans D. BOURG, A. LION (éds), La
Bible en philosophie, Paris, Cerf, 1993, p. 27-51, cf. p. 28. Sur l’herméneutique ricœurienne, cf. P. RICŒUR,
Cinq études herméneutiques, Genève, Labor et Fides, 2013.

4
La prise en compte de la dimension historique du texte biblique est d’abord
indispensable pour préserver la théologie et l’Église de toute coïncidence avec la
vérité qui est la tentation de toute appropriation religieuse. En outre, elle rappelle
que ce n’est pas en dehors d’une rencontre concrète avec l’histoire que l’on peut
appréhender ce dont il est question dans l’évangile. Il s’agit de rompre et avec
l’illusion de l’immédiateté, et avec le risque de réduire le théologique à un
espace spécifique. Rompre avec l’immédiateté dans la mesure où l’histoire
rappelle la distance irréversible qui existe entre la vérité croyante et l’événement
qui la fonde. Rompre avec le risque d’isolement de la théologie dans la mesure
où la tâche historique ne cesse de rappeler que la foi chrétienne est de part en
part un phénomène historique appréhendable de la même manière que tout autre
phénomène religieux.

L’exégète n’est cependant pas un être hors histoire. Il est, lui aussi, inscrit
dans un cadre historique particulier. Et c’est à partir de ce contexte qu’il va lire
et interpréter le texte biblique. Les raisons pour lesquelles il lit tel texte, le lieu à
partir duquel il le lit, le désir qui l’anime et, plus généralement, le contexte
historique au sein duquel il évolue : tout cela fait partie intégrante des
paramètres de la lecture. Et c’est d’ailleurs pourquoi l’exégèse est toujours à
recommencer : l’histoire passée est irrémédiablement perdue, et l’on n’y accède
qu’à partir d’une interprétation, d’un regard qui est toujours et celui de l’époque
à laquelle on appartient et de sa propre subjectivité. Il n’y a d’histoire
qu’interprétée, et interprétée par un individu inscrit dans une histoire. La mise à
distance par le détour du questionnement historique du texte n’en est pas moins
une garantie non négligeable que son interprétation théologique ou plus
simplement la subjectivité de l’exégète, ne fera pas l’économie du moment de la
distanciation.

2.2. Vérité et fiction en dialogue

L’exégète doit également prendre en compte la dimension fictionnelle du


texte biblique. Pour m’en tenir à mon domaine, le NT, pensons au statut du récit
évangélique : comment s’articulent, dans l’exégèse des récits évangéliques,
histoire et fiction ? Paul Ricœur 9 a souligné combien l’acte de raconter est
commun à ces deux grands types narratifs que sont le récit « vrai » et le récit
« fictif » (et le récit évangélique ne se situe-t-il pas à la charnière entre les
deux ?). Or, le travail de l’historien et celui du conteur ne sont pas aussi éloignés
qu’on pourrait le croire. Il y a plus de fiction en histoire qu’une certaine
conception positiviste de l’histoire ne l’admet ; en outre, la fiction en général et
le récit fictif en particulier ont une dimension mimétique (i.e. de représentation
de la réalité) qui les rapproche du récit à prétention historique.

9
P. RICŒUR, « La fonction narrative », Etudes Théologiques et Religieuses, 54, 1979, p. 209-230.

5
Il s’ensuit alors que récit empirique et récit fictif croisent leur référence sur
« l’historicité de base de l’expérience humaine10 ». Pour le dire autrement, celui
qui raconte une histoire ou celui qui raconte l’Histoire procèdent, par delà la
différence entre récit « fictif » et récit « vrai », d’une démarche commune : c’est
leur historicité qu’ils portent au langage. C’est une compréhension du monde
qu’ils proposent, c’est à l’interprétation de leur propre existence dans le monde
qu’ils procèdent, consciemment ou non11. Ainsi l’exégète peut-il se reconnaître
dans cette « profession » d’un critique littéraire : « Nous ne renonçons pas à lire
des œuvres de fiction, car dans les meilleurs des cas, c’est en elles que nous
nous évertuons à trouver une formule susceptible de donner un sens à notre vie.
Au fond, toute notre existence, nous sommes en quête d’une histoire de nos
origines qui nous dise pourquoi nous naissons et nous vivons. Nous cherchons
soit une histoire cosmique, l’histoire de l’univers, soit notre propre histoire (que
nous racontons à un confesseur, un psychanalyste ou un journal intime). Et
parfois nous osons espérer que notre histoire personnelle coïncide avec celle de
l’univers ».12

2.3. Poursuivre la tâche de démythologisation

La fiction biblique à également une dimension mythique. Que l’on songe


bien sur aux grands récits vétérotestamentaires, je pense en particulier aux
premiers chapitres de la Genèse mais aussi à celui de la sortie d’Egypte. Mais
également que l’on songe aux récits de l’enfance de Jésus ou encore au récit de
la Tentation et à certains récits de miracles évangéliques ou encore aux récits de
résurrection. Ce dont parle le mythe biblique ne relève pas d’une réalité
objectivable, supposant la distinction entre le monde perceptible et un monde
surnaturel qui ne serait accessible qu’aux croyants.

Aborder le mythe biblique de façon objectivante — naïve devrais-je dire —


revient à rester dans une démarche métaphysique pré-moderne, c’est-à-dire en
deçà de l’indispensable démythologisation que requiert notre condition post-
moderne. Assumer la tâche sans cesse à reprendre de la démythologisation
revient à assumer que le mythe biblique traite de l’existence humaine dans le
monde et que c’est ainsi qu’il faut l’analyser. Le mythe biblique ne parle pas de
Dieu, « en soi » ou d’un arrière-monde mystérieux, il parle de l’humain
confronté aux grandes questions de l’existence.

10
P. RICŒUR, « La fonction narrative », p. 228.
11
Ces choses ont déjà été dites il y a longtemps par R. BULTMANN, « Une exégèse sans présupposition
est-elle possible ? », dans : Foi et Compréhension, Tome 2, Paris, Seuil, 1969, p. 167-175 (original allemand :
1957). D’une autre manière, mais dans un sens similaire, P. BÜHLER, « L’interprète interprété », dans
P. BÜHLER, Cl. KARAKASH (éds), Quand interpréter c’est changer. Pragmatique et lectures de la Parole (Lieux
théologiques 28), Genève, Labor et Fides, 1995, p. 237-262 ; également, du même, « Le lecteur éclairé : la clarté
comme clarification », Etudes Théologiques et Religieuses, 71, 1996, p. 245-258, cf. surtout p. 256-258.
12
U. ECO, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996, p. 183-184.

6
Il constitue un discours religieux dont il convient de comprendre la
signification dans un geste interprétatif qui en déplie les potentialités de sens
pour l’aujourd’hui du lecteur. Tout discours sur les récits bibliques qui refuse
cette tâche de démythologisation, « re-mythologise » en quelque sorte le propos
biblique. Cette « re-mythologisation » se contente de redupliquer, en
l’actualisant, le discours religieux, c’est-à-dire le discours idéologique ou
moraliste. Le risque est alors de perdre la dimension d’ouverture et
d’imprévisible qu’offre le texte biblique. La dimension idéologique où moraliste
propre au discours religieux (i.e. mythologique) propose en effet plus de
réponses qu’elle n’ouvre à l’imagination créative. Or, les récits bibliques
relèvent d’une poétique de la foi et de l’action. Dit autrement, interpréter les
textes bibliques ne signifie pas répéter un discours religieux ou imiter des actes,
mais puiser à la source de ces récits pour rencontrer une parole autre et imaginer
des formes de l’action qui en découlent.

Conclusion : de l’existence à l’insistance de Dieu

Maître Eckhart priait Dieu d’être libéré de Dieu13. C’est une des prières les
plus célèbres qui soient, une des plus radicales, et une des contributions les plus
importantes à la théologie, une théologie libérée des chaines de la métaphysique,
c’est-à-dire d’une pensée encore largement mythologique. Quoiqu’on en dise
aujourd’hui, l’exégèse — du moins lorsqu’elle est pratiquée au sein d’une
faculté qui s’honore encore de ce nom, fait partie des disciplines de la théologie.
Elle doit donc, elle aussi, se libérer de la pensée mythologique. Elle doit donc,
elle aussi, prier Dieu de la débarrasser de Dieu. Prier le Dieu de la Bible de la
débarrasser du Dieu que les mythologies religieuses ont construit à partir de la
Bible. D’où le titre que j’ai donné à mon propos et que j’explique en terminant :
il me semble que la visée de l’exégèse aujourd’hui n’est pas la question de
l’existence du Dieu de la Bible — discours mythologique par excellence —
mais la question de son insistance.

« L’insistance de Dieu » — j’emprunte l’expression à John Caputo14 et les


réflexions qui suivent s’inspirent de la lecture de ses travaux15 — désigne le
problème insistant, l’insistante tâche, le défi, qui se présente à nous exégètes : le
nom de Dieu — question centrale s’il en est une dans la Bible —n’est pas le
nom d’une réalité objectivable qui nous ouvrirait les arcanes de la métaphysique
où le mystère de la vraie religion. Le nom de Dieu est le nom de la possibilité

13
« Nous prions d’être libres [ou dépris] de Dieu… », in « Beati Pauperes Spiritu », sermon 52 ; cf. A. DE
LIBERA (trad.,) Traités et sermons, « Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même », Paris, Flammarion,
1995, p. 351.
14
J. D. CAPUTO, The Insistence of God. A Theology of Perhaps, Bloomington, Indiana University Press,
2013.
15
En particulier, outre l’ouvrage mentionné à la note précédente, The Weakness of God. A Theology of the
Event, Bloomington, Indiana University Press, 2016.

7
d’un événement, la chance d’une grâce qui provoque le trouble et ouvre à la
réflexion. Le nom de Dieu est ce qui arrive dans l’« événement » que peut
constituer la rencontre avec le texte biblique.

« Le nom de Dieu n’est pas le nom d’un être, même pas du plus élevé ni du
premier des êtres (ens supremum, primum ens), qui ferait d’impossibles choses.
Ce n’est pas le nom de l’Être ni du fondement des êtres, comme chez Hegel ou
Tillich, ce qui n’est au fond qu’une théologie post-théiste ou « panenthéiste » un
peu plus métaphysique. Ce n’est pas non plus le nom de l’être par-delà l’être ou
sans être (hyperousios) de la théologie mystique, qui n’est par ailleurs qu’un
discours provocateur trop souvent alourdi par le bagage d’une métaphysique
néoplatonicienne (hyperousiologique). L’audace de Dieu, c’est celle-ci : Dieu
n’existe pas – comme être, comme l’être des êtres, comme super-être –, Dieu
insiste. Dieu a l’audace de n’exister pas, de se contenter de mots, d’un texte, de
textes sacrés, dans lesquels quelque chose se fait dire – figurer, narrer, poétiser –
dans et sous le nom (de) « Dieu » dans un texte « sacré ». Le nom (de) « Dieu »
se diffuse, se dissémine dans une concaténation d’effets textuels sacrés. Dieu a
l’audace de se contenter d’un appel, c’est-à-dire quelque chose qui se fait
appeler dans et sous le nom de Dieu, avec insistance, s’insinuant jusque dans la
vigueur même de notre vie facticielle, dérangeant sa tranquillité, amenant l’épée
et non la paix. Dieu a l’audace de nous laisser l’existence et la force, d’en
appeler à nous pour la force, interrompant les sillons bien établis de notre vie
quotidienne »16

C’est ce « Dieu » là qu’il nous faut chercher à faire surgir du texte biblique,
parce que c’est ce Dieu là qui insiste, persiste ou subsiste. L’autre, le Dieu de la
métaphysique religieuse, celui qui se contente d’exister, ne doit plus être l’objet
de l’enquête exégétique. Seul le Dieu qui « insiste » est digne d’intérêt.
L’insistance de Dieu signifie que le nom de Dieu appelle une réponse de notre

16
« The name of God is not the name of a being, even of the highest or first being (ens supremum, primum ens),
who does impossible things. It is not the name of the Being or ground of beings, as in Hegel and Tillich, which is
just more metaphysical, post-theistic “panentheistic” theology. Nor is it the name of the being beyond or without
being (hyperousios) of mystical theology, which is an otherwise provocative discourse too often weighted down
by the baggage of a Neoplatonic (hyperousiological) metaphysics. The audacity of God is this: God does not
exist—as a being, as the being of beings, as a hyperbeing—God insists. God has the audacity to not exist, to be
content with words, with a text, sacred ones, in which something is getting itself said—figured, narrated,
poetized—in and under the name (of) “God” in a “sacred” text. The name (of) “God” diffuses or disseminates
itself in a concatenation of sacred textual effects. God has the audacity to be content with a call, meaning
something that gets itself called in and under the name of God, insistently, insinuating itself into the sinews of
factical life, disturbing its tranquility, bringing the sword, nor peace. God has the audacity to leave the existence
and the strength to us, to call upon us for strength, interrupting the settled grooves of quotidian life. » John
Caputo, The Audacity of God. Towards an Idea of Weak Theology (extrait d’un texte de John Caputo dont la
traduction française, de Pascale Renaud-Grosbras, paraîtra dans un numéro spécial de la revue Etudes
Théologiques et Religieuses (2015, tome 3) consacré à cet auteur. Seront également proposés les traductions des
chapitres 2 et 3 de The Insistence of God. Le chapitre 1 est disponible en français : « Dieu peut-être. Esquisse
d’un Dieu à venir et d’une nouvelle espèce de théologiens » (traduction de C. LAIDET), Les Temps Modernes
669-670, 2012, p. 274-288.

8
part. Dieu n’est pas quelqu’un qui « fait » des choses et nous demande d’obéir à
des injonctions qu’il s’agirait de déduire des textes bibliques. Dieu est le nom de
l’appel qui réside au cœur du texte biblique et dont le travail exégétique tente de
rendre compte, dont il tente de dire la pertinence pour l’aujourd’hui du monde.
Le nom de Dieu, c’est le nom d’un appel, comme une série de coups inattendus
et insistants à la porte de notre bureau d’exégète. Dérangeante visite au cœur de
notre occupation de biblistes : Dieu « en soi » ne veut pas être l’objet de notre
enquête. Mais le « nom de Dieu » doit devenir le sujet qui nous inquiète et dont
nous ne devons cesser de nous demander comment il convient de traduire les
questions essentielles qu’il pose à ceux qui, par le truchement des textes
bibliques, acceptent de se mettre à l’écoute de son insistant appel.

A l’heure ou, en France et en Europe, les départements de science des


religions se développent au sein des Universités publiques, quelle est la
pertinence d’une telle approche — que d’aucuns diront peut-être
« déconstructiviste » — de la théologie et du texte biblique ? Cette approche
peut-elle contribuer à un débat fructueux en dehors de l’espace des facultés de
théologie ? Je ne peux ici évidemment qu’esquisser quelques éléments de
réponse qui demandent à être approfondis. Les « religions » sont aujourd’hui
l’objet d’un intérêt grandissant et l’Université met en place des cursus
permettant de mieux les appréhender pour tenter de comprendre les enjeux
sociétaux qu’elles cristallisent. La montée des fondamentalismes met cependant
beaucoup de responsables politiques et de penseurs en difficulté parce que les
uns et les autres n’arrivent pas à saisir un phénomène surprenant et totalement
étranger aux formes de pensée héritées de notre modernité occidentale. Le risque
est alors de se réfugier dans un discours sur le religieux à prétention scientifique
qui certes s’oppose aux dérives fondamentalistes mais qui, sur le fond, n’en est
peut-être pas aussi éloigné qu’on ne le pense habituellement. Un discours qui
serait en quelque sorte une nouvelle forme de métaphysique religieuse de type
humaniste. Bref, le risque serait de ramener le débat herméneutique à un débat
idéologique. Coupée de l’espace de l’Université, la théologie n’a pas toujours
évité le discours militant. Coupée de la théologie, l’enseignement des sciences
des religions à l’Université n’est pas exempt d’un risque similaire. L’enjeu
d’une analyse critique des textes religieux17 telle que nous la proposons consiste
à développer une approche théologique, anthropologique et poétique du texte
biblique — une « théopoétique » pour reprendre une autre expression de Caputo
qu’il oppose à une mythopoétique18 —susceptible d’ouvrir le dialogue plutôt que

17
Cette lecture critique concerne non seulement la Bible mais également le Coran qui doit aussi passer par
une telle « déconstruction ».
18
« I am thus distinguishing a theopoetics from a mythopoetics. Theopoetics is not mythopoetics just because
it is mytho-poetics demythologized and re-poeticized in a poetics of the event. In theopoetics, everything turns
on rejecting supernaturalism, that is, the cluster of distinctions between natural and supernatural, transcendance
and immanence, reason and faith, human knowledge and divine revelation, and time and eternity. In mytho-
poetics, an omnipotent Superbeing in the sky, who outknows, outwits, outwills, and outmans us has to our good

9
de le fermer, de déplacer les lectures plutôt que de les opposer les unes aux
autres de façon stérile.

Élian Cuvillier
Institut Protestant de Théologie
Faculté de Montpellier

fortune intervened in terrestrial life and equipped us with the “secret”, with the hidden “answer” to the question
that we could never have come up with on our own (at least those of us who happened to be lucky enough to be
standing in the right place at the right time to receive the revelation as the divine motorcade goes speeding by).
The several “religion” – If it is not time to give up on this word – are for me so many ways to “poetize” or “sing”
the world (Merleau-Ponty), and they differ from one another in ways that are broadly similar to the ways that
languages differ from one another. It would make no more sense to ask what is the true religion than to ask what
is the true language. They differ as do different modes of “being in the world” (Heidegger), different “forms of
life” (Wittgenstein), different measures of intensity within the plane of immanence (Deleuze), and different
vocabularies doing different things (Rorty). » (J. CAPUTO, The Insistence of God., op. cit., p. 97).

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