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81/3 | 2007
Maritain 2006 : entrée au catholicisme
Louis chamming’s
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/2370 Édition imprimée
DOI : 10.4000/rsr.2370 Date de publication : 1 juillet 2007
ISSN : 2259-0285 Pagination : 353-368
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Louis chamming’s, « Actualité d’Humanisme intégral : perspectives pour un nouvel âge de civilisation »,
Revue des sciences religieuses [En ligne], 81/3 | 2007, mis en ligne le 02 décembre 2015, consulté le 01
octobre 2016. URL : http://rsr.revues.org/2370 ; DOI : 10.4000/rsr.2370
© RSR
Revue des sciences religieuses 81 n° 3 (2007), p. 353-368.
Le contexte aujourd’hui
En 1936, le capitalisme est en crise après le grand krach de 1929,
le communisme soviétique et les totalitarismes fascistes et nazi sont
en pleine phase ascendante, les nationalismes sont exacerbés et la
guerre est proche… En 2006, 70 ans après, les totalitarismes ont été
défaits, le communisme s’est effondré, la Deuxième Guerre mondiale
a permis l’affirmation de la puissance économique et militaire des
États-Unis ; aujourd’hui, le capitalisme libéral triomphe sans contre-
partie apparente, sous leur leadership incontesté… L’horreur de la
Shoah a été révélée au monde et a favorisé la création de l’État d’Is-
raël et l’émergence du problème palestinien… Une Europe supra-
nationale est en cours de construction, on assiste au phénomène de la
mondialisation et à la crise des valeurs occidentales, à l’émergence
des pays asiatiques et à l’affirmation de l’Islam… Il y a eu aussi le
retentissement symbolique de l’attentat du 11 septembre 2001,
encadré par les deux guerres d’Irak, et favorisant l’émergence de la
tentation impérialiste et néo-coloniale des États-Unis…
Parmi les données nouvelles à fort impact « anthropologique » sur
la signification de la nature humaine, que Maritain n’a pas pu prendre
en compte, on signalera : 1) les possibilités ouvertes par les techniques
bio-médicales (procréation assistée, génie génétique…) ; 2) la généra-
lisation d’une revendication féministe radicalement anti-patriarcale,
corrélative d’une grave crise de l’identité sexuelle, aboutissant à une
remise en cause a priori de toute anthropologie « traditionnelle » ; 3)
après la menace d’un cataclysme nucléaire qui a dominé la période de
la « guerre froide », la menace devenue imminente d’une véritable
apocalypse écologique, focalisant l’attention sur la nature-environne-
ment, vis-à-vis de laquelle la notion de nature-essence semble avoir
perdu toute légitimité.
Cette brève énumération des principaux « facteurs de change-
ment » depuis 1936 est bien loin d’être complète, mais il me semble
qu’elle suffit à montrer que la vision de Jacques Maritain de la fin des
Temps modernes et de l’entrée inéluctable dans un nouvel âge de civi-
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Feu la modernité
C’est en effet devenu une banalité aujourd’hui de déclarer que
nous sommes entrés dans la « post-modernité ». Tout le problème est
de savoir s’il est possible de donner un contenu positif à l’idée en soi
négative (ou, du moins, relative au passé) du post-moderne et, si oui,
lequel. Surtout si, à l’instar de Jean-François Lyotard7, promoteur offi-
ciel du néologisme « post-moderne », on tient pour acquise la fin des
« grands récits », c’est-à-dire l’impossibilité, et donc le refus a priori,
de toute tentative de discours philosophique cohérent qui voudrait
saisir l’homme en prétendant ordonner la totalité de ses dimensions :
en bref, de tout discours de sagesse supra-individuelle.
À vrai dire, tout le monde n’est pas convaincu aujourd’hui qu’il
faille en finir avec la modernité, tant s’en faut. En ces temps de crise
des valeurs, nombreux sont les philosophes, à la mode auprès d’un
large public, qui prêchent un retour au rationalisme (athée) des
Lumières et à un humanisme anthropocentrique : les plus représenta-
tifs, en France, sont sans doute Luc Ferry8, fidèle à Kant, qui prône un
humanisme inspiré de l’Évangile, mais sans Dieu ; André Comte-
Sponville9, athée militant, qui propose une morale d’inspiration stoï-
cienne et spinoziste ; Michel Onfray10, tribun hédoniste et nietzschéen,
lancé dans une croisade anti-religieuse outrancière : pour lui, il n’y a
pas de doute, l’avenir de la civilisation passe par l’élimination du
christianisme.
Mais on trouve aussi des athées paradoxalement défenseurs de la
religion (chrétienne), dans un esprit très maurrassien, comme Régis
Debray11. C’est d’ailleurs le même genre d’esprit, sorte de maurras-
sisme à l’américaine, qui anime certains conseillers néo-conservateurs
Feu la chrétienté ?
Il me semble que la première des idées à retenir de la réflexion
prospective maritainienne, c’est précisément la notion d’idéal histo-
rique concret, destinée à éviter le piège virtuellement totalitaire des
utopies16 : une utopie dessine un plan tout fait, un être de raison17 qui
12. M. NOVAK, Démocratie et bien commun, trad., Paris, Éd. du Cerf et Institut
La Boétie, 1991 ; On Two Wings. Humble Faith and Common Sense at the American
Founding, San Francisco, Encounter Books, 2002.
13. J. MARITAIN, Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927 ; OC III, 1985.
14. J. MARITAIN, « À travers la victoire (6 juin 1944) », OC VIII, cité par VALA-
DIER, Maritain à contre-temps, p. 60.
15. Pour une critique lucide et acérée des dérives néo-conservatrices améri-
caines, et de la tentative de récupération de la pensée de Maritain, voir B. DOERING,
« Theocons and Maritain in America », Notes et Documents, 2005 n° 1, p. 61-70.
16. Comme le soulignera avec force K. POPPER, La Société ouverte et ses
ennemis, trad., Paris, Éd. du Seuil, 1979.
17. « Quand un Thomas More ou un Fénelon, un Saint-Simon ou un Fourier
construisent une utopie, ils construisent un être de raison, isolé de toute existence
datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de per-
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21. « Là est le principe le plus profond de l’idéal démocratique, qui est le nom
profane de l’idéal de chrétienté. C’est pourquoi, écrit Bergson, ‘la démocratie est
d’essence évangélique, et elle a pour moteur l’amour’ (Les deux sources de la morale
et de la religion) » (Christianisme et démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005,
p. 68 ; OC VII, p. 740).
22. Humanisme intégral, p. 298 s. ; OC VI, p. 620.
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Quelles priorités ?
En conclusion, je voudrais brièvement examiner certaines condi-
tions prioritaires aujourd’hui pour favoriser l’émergence, et rendre
possible l’édification commune, d’une nouvelle société, de ce nouvel
âge de civilisation qui appelle nos efforts, et plus encore, comme
Maritain ne manque pas de le souligner, notre héroïsme24. Comment
alors orienter et motiver l’héroïsme d’un nombre suffisant de nos
concitoyens pour changer réellement de type de société, comment
susciter assez d’enthousiasme civique pour renouveler en profondeur
notre conception de la démocratie ? Surtout après les démentis sou-
vent tragiques infligés par l’histoire du XXe siècle aux utopies des
« lendemains qui chantent » et aux grandes mythologies totalitaires…
D’un autre côté, le défi écologique est aujourd’hui d’une telle gravité
27. « La foi et la raison, déclare d’emblée l’encyclique Fides et ratio (1998), sont
comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contempla-
tion de la vérité. » Elle affirme plus loin (§ 5) : « L’Église, pour sa part, ne peut qu’ap-
précier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l’existence per-
sonnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de
connaître des vérités fondamentales concernant l’existence de l’homme. En même
temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir
l’intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l’Évangile à ceux qui ne la
connaissent pas encore. »
28. « La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la cul-
ture par l’appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa
vocation originelle. C’est pourquoi j’ai ressenti non seulement l’exigence mais aussi
le devoir d’intervenir sur ce thème, pour que l’humanité, au seuil du troisième millé-
naire de l’ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes ressources
qui lui ont été accordées et s’engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du
plan de salut dans lequel s’inscrit son histoire. » (ibid., § 6) – « Comme il résulte de
l’histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement rappelée précédem-
ment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie par rapport à la foi chré-
tienne. La première est celle de la philosophie totalement indépendante de la Révéla-
tion évangélique : c’est l’état de la philosophie qui s’est historiquement concrétisé
dans les périodes qui ont précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les
régions non encore touchées par l’Évangile. Dans cette situation, la philosophie mani-
feste une légitime aspiration à être une démarche autonome, c’est-à-dire qui procède
selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout en tenant compte
des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison humaine, il convient de
soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet, l’engagement philosophique, qui est
la recherche naturelle de la vérité, reste au moins implicitement ouvert au surna-
turel. » (§ 75)
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