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Revue des sciences religieuses

81/3 | 2007
Maritain 2006 : entrée au catholicisme

Actualité d’Humanisme intégral : perspectives


pour un nouvel âge de civilisation

Louis chamming’s

Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/2370 Édition imprimée
DOI : 10.4000/rsr.2370 Date de publication : 1 juillet 2007
ISSN : 2259-0285 Pagination : 353-368
ISSN : 0035-2217

Référence électronique
Louis chamming’s, « Actualité d’Humanisme intégral : perspectives pour un nouvel âge de civilisation »,
Revue des sciences religieuses [En ligne], 81/3 | 2007, mis en ligne le 02 décembre 2015, consulté le 01
octobre 2016. URL : http://rsr.revues.org/2370 ; DOI : 10.4000/rsr.2370

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

© RSR
Revue des sciences religieuses 81 n° 3 (2007), p. 353-368.

ACTUALITÉ D’HUMANISME INTÉGRAL :


PERSPECTIVES POUR UN NOUVEL ÂGE
DE CIVILISATION

Humanisme intégral1 a été publié en 1936, dans un contexte qui a


été bien resitué par la contribution de Luc Perrin2. Mais l’ouvrage
revendique une portée bien plus large que le contexte immédiat. En
effet, sur la base d’un diagnostic de la situation contemporaine de la
civilisation occidentale, il exprime une vision de philosophie poli-
tique et de philosophie de l’histoire de grande envergure, « pour le
long terme ».
Le diagnostic en question est quasiment un lieu commun
aujourd’hui, mais Jacques Maritain le pose dès avant les années
trente. C’est, fondamentalement, que nous sommes à la fin d’une
période de civilisation nommée les Temps modernes : ce qui appelle,
en contre-partie, et de façon nécessaire, un effort philosophique
capable de dégager les lignes de force essentielles de ce que devrait
être un « nouvel âge de civilisation » pour mériter ce nom même de
civilisation. C’est-à-dire, tout simplement, les conditions pour un
avenir humainement vivable.

Une philosophie de l’histoire


Comme le rappelle opportunément Maurice Lagueux dans un
ouvrage récent et fort suggestif3, toute tentative de donner sens aux

1. J. MARITAIN, Humanisme intégral, préface de René Rémond, Paris, Aubier,


2000 ; Œuvres complètes (OC) VI, Fribourg – Paris, Éd. Universitaires – Éd. Saint-
Paul, 1984.
2. Pour situer Humanisme intégral, son contexte, son contenu, sa portée, on peut
aussi consulter l’excellent petit livre de Ph. CHENAUX : « Humanisme intégral »
(1936) de Jacques Maritain, Paris, Éd. du Cerf, 2006. Pour une synthèse intelligente,
claire et vivante de la philosophie politique de J. Maritain, on se reportera à l’ouvrage
tout récent de P. VALADIER : Maritain à contre-temps. Pour une démocratie vivante,
Paris, Desclée de Brouwer, 2007.
3. M. LAGUEUX, Actualité de la philosophie de l’histoire, Les Presses de l’Uni-
versité Laval, 2001.
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événements en fonction d’une pensée ou d’une action d’ordre social


ou politique présuppose une philosophie de l’histoire, au moins impli-
cite. À plus forte raison, une réflexion de philosophie politique aussi
prospective que celle tentée par Jacques Maritain s’appuie-t-elle sur
une vision déterminée de l’histoire. Mais une question surgit alors :
cette vision peut-elle être de nature purement philosophique ou n’est-
elle pas plutôt tributaire d’une théologie de l’histoire ?4 On retrouve
ici les termes du fameux débat sur la « philosophie chrétienne » lancé
par Émile Bréhier dans les années trente, donc exactement contempo-
rain de la genèse d’Humanisme intégral : si la philosophie est œuvre
de raison, et la foi chrétienne tributaire d’une révélation divine, la
notion de philosophie chrétienne semble contradictoire, un « cercle
carré » dira Heidegger. La solution proposée par Maritain à ce
dilemme est à double détente5. Elle consiste, dans un premier temps,
à distinguer la nature de la philosophie et son état concret dans le sujet
qui philosophe ; à ce niveau, on peut dire que la philosophie est ration-
nelle quant à sa nature ou essence, mais qu’elle peut être dite acciden-
tellement chrétienne, ou athée, etc. en fonction des options existen-
tielles concrètes du sujet philosophant. Mais on ne peut en rester là,
car, selon Maritain, il faut dans un deuxième temps tenir compte de la
distinction fondamentale entre la philosophie spéculative (métaphy-
sique, philosophie de la nature…) et la philosophie pratique (philoso-
phie morale ou politique, philosophie de l’histoire…) ainsi que du
rapport qu’elles entretiennent respectivement avec leur objet propre.
La philosophie pratique a pour but de déterminer, tant pour l’individu
(philosophie morale) que pour la collectivité (philosophie politique),
les fins à poursuivre et les moyens propres à atteindre ces fins, en
fonction de situations existentielles déterminées. L’ensemble de ces
moyens et de ces fins se déterminant en dernière analyse par rapport
à la fin ultime, la philosophie pratique – morale ou politique – « adé-
quatement prise » devra intégrer dans la structure même de son raison-
nement la considération de la fin ultime de l’homme. Or, selon la foi
chrétienne, la pleine connaissance, non seulement de la fin ultime de
la vie humaine, mais encore de son état existentiel concret, est donnée
seulement par la révélation ; elle est hors de la portée de la raison
humaine livrée à ses seules ressources naturelles. Du point de vue
chrétien, il ne saurait y avoir de philosophie morale complète pure-
ment rationnelle. Et cela est vrai également pour la philosophie poli-

4. J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’histoire, OC X, 1985 : « Philosophie


de l’histoire et philosophie morale adéquatement prise », p. 644-648.
5. J. MARITAIN, De la philosophie chrétienne (1933), OC V ; Science et Sagesse
(1935), OC VI.
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tique et la philosophie de l’histoire. En ces domaines, il faut choisir :


soit une rationalité philosophique autonome, mais humblement
consciente de ses limites et de ce fait ouverte à la révélation ; soit un
rationalisme orgueilleux et fermé, campant sur ses limites, et revendi-
quant son indépendance pour déterminer seul ses fins. Quant à la pos-
sibilité même d’une philosophie de l’histoire, qui d’autre que Dieu,
s’il existe, serait à même de connaître le sens de l’histoire, et donc
d’en communiquer à l’homme les éléments nécessaires ? Et si Dieu
n’existe pas, reste-t-il possible de parler de sens de l’histoire, en
dehors du simple résultat des efforts plus ou moins brutaux et incohé-
rents de l’homme pour dominer ses semblables et son environne-
ment ?
En ce qui concerne Jacques Maritain, son choix sans équivoque va
à une philosophie de l’histoire ouverte aux données de la révélation et
connexe à la théologie chrétienne de l’histoire, sans pour autant se
confondre avec celle-ci. En effet, s’il n’y avait pas de philosophie de
l’histoire distincte de la théologie, on retomberait alors dans une
confusion théologico-politique à la Carl Schmitt6 dont les efforts de
Maritain visent précisément à nous prémunir.
La philosophie de l’histoire de Maritain s’appuie sur une périodi-
sation de l’histoire occidentale simple et, somme toute, assez incon-
testable dans sa globalité schématique : l’Antiquité, le Moyen Âge, les
Temps modernes. On peut faire commencer le Moyen Âge en 313,
avec l’ère constantinienne ; les Temps modernes commenceraient
avec le Quattrocento. En gros, la chrétienté médiévale aura duré un
millénaire. Cependant, l’originalité de la pensée de Maritain ne réside
pas dans ce découpage lui-même, mais dans la manière d’y articuler
la notion d’« humanisme ». En effet, c’est un lieu commun de consi-
dérer que l’humanisme serait l’invention et comme la caractéristique
essentielle des Temps modernes, revendiquées comme telles depuis la
Renaissance. Et donc, par contraste, de tenir pour acquis que non seu-
lement la civilisation médiévale n’était pas un humanisme, mais
qu’aucune civilisation ne puisse l’être en dehors de la culture occiden-
tale moderne. Or Maritain conteste la thèse, typiquement moderne,
qu’il doive y avoir nécessairement concurrence entre la place faite à
Dieu et la place faite à l’homme au sein de l’histoire temporelle, et
donc qu’une chrétienté soit ipso facto non-humaniste, voire anti-
humaniste. Selon lui, il faut plutôt distinguer entre un type d’huma-
nisme « théocentrique », où la place reconnue à Dieu comme sens et
fin ultime de l’homme ne diminue en rien l’autonomie et la grandeur

6. C. SCHMITT, Théologie politique (1922), trad., Paris, Gallimard, 1988.


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propre de celui-ci ; et le type d’humanisme « anthropocentrique » qui


caractérise les Temps modernes. Selon Maritain, ce que l’on peut
reprocher au Moyen Âge, et qui fut sans doute une des causes princi-
pales de son effondrement, ce n’est pas d’avoir été théocentrique,
mais d’avoir été « théocratique ». C’est-à-dire de ne pas avoir su appli-
quer le commandement évangélique de rendre à César ce qui est à
César, et à Dieu ce qui est à Dieu ; en un mot, de ne pas avoir suffi-
samment su distinguer le spirituel du temporel. Partant d’une réaction
légitime à cette confusion, les Temps modernes ont revendiqué et ins-
tauré, au nom de l’humanisme, une séparation/opposition de principe
entre le spirituel et le temporel, l’Église et l’État, la foi et la raison…
Pour Jacques Maritain, cette opposition n’est pas tenable, car le
christianisme est la vérité de l’homme, et l’homme sans Dieu ne peut
pas subsister, ni individuellement, ni collectivement. C’est pourquoi
cette opposition, qui se traduit par une sécularisation de plus en plus
radicale du temporel, est la cause profonde de l’effondrement inéluc-
table de l’âge de civilisation qu’elle caractérise. Si ce que l’on nomme
civilisation doit perdurer au-delà de la crise présente, cela ne pourra
se faire qu’au prix d’une réévaluation profonde des rapports entre le
spirituel et le temporel, évitant à la fois le Charybde de la confusion
médiévale et le Scylla de la séparation moderne.

Un idéal pour la civilisation


Quels devraient être, selon Jacques Maritain, les traits caractéris-
tiques du nouvel âge de civilisation qu’il appelle de ses vœux ? À
l’époque d’Humanisme intégral, Maritain en appelle explicitement à
une société qui mériterait le nom de chrétienté, non pas selon le
modèle de la chrétienté « sacrale » du Moyen Âge, où l’appartenance
déclarée à la religion chrétienne était la condition de l’intégration
sociale, mais selon un modèle à inventer de chrétienté « profane » où
un christianisme vitalement vécu, et non « décorativement » affiché,
inspirerait les valeurs et les structures sociales. On aurait ainsi affaire
à une société à la fois laïque, dans le sens où on y reconnaîtrait plei-
nement l’autonomie du temporel, et, simultanément, théocentrique,
parce qu’on y reconnaîtrait, de manière implicite mais réelle, la sou-
veraineté supra-temporelle de Dieu et la vocation ultime de la per-
sonne humaine à une destinée éternelle. On est loin ici du laïcisme
français contemporain.
En conséquence de cette vision, ce nouvel âge de civilisation
devra être personnaliste, dans le sens où il reconnaîtra la transcen-
dance de la personne et de ses fins spirituelles, par rapport à tout
l’ordre de la société ; démocratique, pour faire droit à l’accession du
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peuple à la majorité politique ; pluraliste, pour marquer à la fois l’au-


tonomie spécifique des fins temporelles et le respect de la liberté de
conscience des personnes ; et tout cela ne sera possible que si le lien
social et le sens du primat du bien commun par rapport aux intérêts
individuels sont fondés sur une « foi » temporelle civique et une amitié
civique effectivement vécues et partagées par le plus grand nombre.
Ces deux notions associées d’amitié et de foi civiques sont évi-
demment capitales pour trouver une solution au paradoxe inhérent à
la revendication d’une « chrétienté » pluraliste, bien difficile à conce-
voir dans un contexte démocratique, et, en tout état de cause, radica-
lement inacceptable aux yeux de l’héritage des Lumières, fût-elle
« profane », comme le pose Maritain, et non « sacrale », comme la
chrétienté médiévale. Je reviendrai plus loin sur cette délicate ques-
tion de la possibilité d’une civilisation chrétienne, d’une « chré-
tienté », par rapport aux requêtes d’un pluralisme réellement démocra-
tique.
Je voudrais aussi souligner l’importance de la dimension person-
naliste dans la conception de la démocratie que propose Maritain, et
qui, par parenthèse, explique et justifie l’épithète d’« intégral »
apposée à « humanisme ». L’anthropologie aristotélico-thomiste voit
l’homme comme un composé de corps et d’âme, un « animal
rationnel », c’est-à-dire spirituel. Dans la perspective aristotélicienne
du thomisme, c’est la matière qui est le principe de l’individuation :
caractériser l’homme comme individu, c’est le considérer du côté de
la matière ; le caractériser comme personne, c’est le considérer dans
sa dimension spirituelle. En tant qu’individu, l’homme est une partie
du tout social et lui est subordonné ; en tant que personne, l’homme
constitue au contraire un tout spirituel transcendant tout l’ordre de la
société, laquelle lui est subordonnée. Il y a ainsi un paradoxe anthro-
pologique constitutif des rapports entre l’homme individuel et la
société. Or, la conception moderne de la démocratie, d’inspiration
rousseauiste, est à la fois matérialiste, pour autant qu’elle considère la
société comme une association contractuelle d’individus, et idéaliste,
dans la mesure où elle attribue par principe à chacun de ces individus
la dignité et les droits qui lui reviennent du fait de sa dimension spiri-
tuelle, sans la déclarer, ni même, souvent, la reconnaître. L’individu
étant posé à la fois comme relatif et absolu, le paradoxe anthropolo-
gique devient pure et simple contradiction : il devient impossible de
concilier « démocratiquement » les aspirations des individus et les
nécessités du bien commun. C’est pourquoi, aux yeux de Maritain, un
humanisme authentique ne peut être qu’un humanisme de la personne
prise dans toutes ses dimensions, matérielles et spirituelles, un huma-
nisme « intégral ».
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Après ce retour sur les principales thèses défendues par Jacques


Maritain, il convient d’examiner dans quelle mesure la vision pro-
posée par Humanisme intégral reste pertinente aujourd’hui par rap-
port à l’enjeu d’un nouvel âge de civilisation, et donc en mesure de
nourrir et d’orienter une réflexion et une action politiques capables de
contribuer significativement à en poser les jalons. Pour cela, la pre-
mière chose à faire est d’examiner le contexte aujourd’hui, en 2006,
et de voir ce qui a changé (ou pas !) depuis 1936.

Le contexte aujourd’hui
En 1936, le capitalisme est en crise après le grand krach de 1929,
le communisme soviétique et les totalitarismes fascistes et nazi sont
en pleine phase ascendante, les nationalismes sont exacerbés et la
guerre est proche… En 2006, 70 ans après, les totalitarismes ont été
défaits, le communisme s’est effondré, la Deuxième Guerre mondiale
a permis l’affirmation de la puissance économique et militaire des
États-Unis ; aujourd’hui, le capitalisme libéral triomphe sans contre-
partie apparente, sous leur leadership incontesté… L’horreur de la
Shoah a été révélée au monde et a favorisé la création de l’État d’Is-
raël et l’émergence du problème palestinien… Une Europe supra-
nationale est en cours de construction, on assiste au phénomène de la
mondialisation et à la crise des valeurs occidentales, à l’émergence
des pays asiatiques et à l’affirmation de l’Islam… Il y a eu aussi le
retentissement symbolique de l’attentat du 11 septembre 2001,
encadré par les deux guerres d’Irak, et favorisant l’émergence de la
tentation impérialiste et néo-coloniale des États-Unis…
Parmi les données nouvelles à fort impact « anthropologique » sur
la signification de la nature humaine, que Maritain n’a pas pu prendre
en compte, on signalera : 1) les possibilités ouvertes par les techniques
bio-médicales (procréation assistée, génie génétique…) ; 2) la généra-
lisation d’une revendication féministe radicalement anti-patriarcale,
corrélative d’une grave crise de l’identité sexuelle, aboutissant à une
remise en cause a priori de toute anthropologie « traditionnelle » ; 3)
après la menace d’un cataclysme nucléaire qui a dominé la période de
la « guerre froide », la menace devenue imminente d’une véritable
apocalypse écologique, focalisant l’attention sur la nature-environne-
ment, vis-à-vis de laquelle la notion de nature-essence semble avoir
perdu toute légitimité.
Cette brève énumération des principaux « facteurs de change-
ment » depuis 1936 est bien loin d’être complète, mais il me semble
qu’elle suffit à montrer que la vision de Jacques Maritain de la fin des
Temps modernes et de l’entrée inéluctable dans un nouvel âge de civi-
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lisation, même si elle demande un certain nombre d’ajustements cir-


constantiels, n’a rien perdu de son actualité : aujourd’hui, ce n’est plus
une prophétie, c’est un simple constat.

Feu la modernité
C’est en effet devenu une banalité aujourd’hui de déclarer que
nous sommes entrés dans la « post-modernité ». Tout le problème est
de savoir s’il est possible de donner un contenu positif à l’idée en soi
négative (ou, du moins, relative au passé) du post-moderne et, si oui,
lequel. Surtout si, à l’instar de Jean-François Lyotard7, promoteur offi-
ciel du néologisme « post-moderne », on tient pour acquise la fin des
« grands récits », c’est-à-dire l’impossibilité, et donc le refus a priori,
de toute tentative de discours philosophique cohérent qui voudrait
saisir l’homme en prétendant ordonner la totalité de ses dimensions :
en bref, de tout discours de sagesse supra-individuelle.
À vrai dire, tout le monde n’est pas convaincu aujourd’hui qu’il
faille en finir avec la modernité, tant s’en faut. En ces temps de crise
des valeurs, nombreux sont les philosophes, à la mode auprès d’un
large public, qui prêchent un retour au rationalisme (athée) des
Lumières et à un humanisme anthropocentrique : les plus représenta-
tifs, en France, sont sans doute Luc Ferry8, fidèle à Kant, qui prône un
humanisme inspiré de l’Évangile, mais sans Dieu ; André Comte-
Sponville9, athée militant, qui propose une morale d’inspiration stoï-
cienne et spinoziste ; Michel Onfray10, tribun hédoniste et nietzschéen,
lancé dans une croisade anti-religieuse outrancière : pour lui, il n’y a
pas de doute, l’avenir de la civilisation passe par l’élimination du
christianisme.
Mais on trouve aussi des athées paradoxalement défenseurs de la
religion (chrétienne), dans un esprit très maurrassien, comme Régis
Debray11. C’est d’ailleurs le même genre d’esprit, sorte de maurras-
sisme à l’américaine, qui anime certains conseillers néo-conservateurs

7. J.-F. LYOTARD, La Condition postmoderne, Paris, Éd. de Minuit, 1979.


8. L. FERRY, L’Homme-Dieu, ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1997 ;
Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Paris, Plon,
2006 ; Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la sagesse, Paris, Odile
Jacob, 2006.
9. A. COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, Paris, P.U.F., 1995 ; Le
bonheur désespérément, Paris, Librio, 2003 ; L’Esprit de l’athéisme, Paris, Albin
Michel, 2006.
10. M. ONFRAY, La Puissance d’exister, Paris, Grasset, 2006 ; Traité d’athéo-
logie, Paris, Librairie Générale de France, 2006 ; Le Christianisme hédoniste. Contre-
histoire de la philosophie, Tome 2, Paris, Grasset, 2006.
11. R. DEBRAY, Le Feu sacré. Fonctions du religieux, Paris, Gallimard, 2005.
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de George W. Bush, comme un Michael Novak12 : « la religion défend


les valeurs et le civisme nécessaires à la société, à ce titre elle fait
partie des institutions politiques ». Ce qui est le plus consternant, c’est
que Michael Novak, et quelques autres néo-conservateurs de la même
veine, puissent en venir à se réclamer de la pensée de Jacques Maritain
lui-même, en ayant tout l’air d’ignorer que la philosophie politique de
celui-ci s’est précisément constituée à partir de la crise de l’Action
Française, contre le « Politique d’abord » de Charles Maurras13.
Il faut dire que Jacques Maritain, exilé aux États-Unis pendant la
guerre, a lui-même été séduit par la conception américaine de la démo-
cratie, telle qu’il l’a découverte alors, au point de déclarer que « ce nom
de démocratie n’est pas autre chose que le nom profane de l’idéal de
chrétienté14 ». Mais il faut dire aussi que l’Amérique de cette époque
était encore loin de la tentation impérialiste à laquelle la soumettent
aujourd’hui ses dirigeants néo-conservateurs, dont on peut espérer qu’ils
ne sont pas les représentants les plus authentiques de l’esprit démocra-
tique américain. L’Amérique saura-t-elle reprendre ses esprits ?15
Quoi qu’il en soit, plutôt que de chercher un modèle « tout fait »
en Amérique, en France ou ailleurs, tâchons plutôt de nous en tenir à
l’exercice proposé, lequel consiste à nous demander ce qui reste
actuel dans l’« idéal historique concret » esquissé dans Humanisme
intégral, et ce qui semblerait aujourd’hui problématique, ou carré-
ment dépassé, dans la perspective de ce nouvel âge de civilisation,
encore à nommer, vers lequel nous nous efforçons de tendre.

Feu la chrétienté ?
Il me semble que la première des idées à retenir de la réflexion
prospective maritainienne, c’est précisément la notion d’idéal histo-
rique concret, destinée à éviter le piège virtuellement totalitaire des
utopies16 : une utopie dessine un plan tout fait, un être de raison17 qui

12. M. NOVAK, Démocratie et bien commun, trad., Paris, Éd. du Cerf et Institut
La Boétie, 1991 ; On Two Wings. Humble Faith and Common Sense at the American
Founding, San Francisco, Encounter Books, 2002.
13. J. MARITAIN, Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927 ; OC III, 1985.
14. J. MARITAIN, « À travers la victoire (6 juin 1944) », OC VIII, cité par VALA-
DIER, Maritain à contre-temps, p. 60.
15. Pour une critique lucide et acérée des dérives néo-conservatrices améri-
caines, et de la tentative de récupération de la pensée de Maritain, voir B. DOERING,
« Theocons and Maritain in America », Notes et Documents, 2005 n° 1, p. 61-70.
16. Comme le soulignera avec force K. POPPER, La Société ouverte et ses
ennemis, trad., Paris, Éd. du Seuil, 1979.
17. « Quand un Thomas More ou un Fénelon, un Saint-Simon ou un Fourier
construisent une utopie, ils construisent un être de raison, isolé de toute existence
datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de per-
ACTUALITÉ D’HUMANISME INTÉGRAL 361

ne peut s’appliquer au réel sans lui faire violence ; a contrario, un idéal


historique concret, selon Maritain, est une « image prospective » qui se
contente de dégager des lignes de force pour orienter l’action concrète,
en tirant parti de la réalité effective, mais sans lui faire violence18.
Dans ces conditions, que pourrait être aujourd’hui un idéal histo-
rique concret à la fois fidèle à l’inspiration maritainienne, et mis à jour
par rapport à la conjoncture historique du début du vingt-et-unième
siècle et du troisième millénaire ? En esquissant son « idéal historique
d’une nouvelle chrétienté », Maritain pense qu’il faut passer, analogi-
quement, d’une conception sacrale chrétienne du temporel, de type
médiéval, à une conception profane chrétienne du temporel. Avec réa-
lisme, il indique comme première note caractéristique de ce nouveau
type de société « la structure pluraliste de la cité19 », et il va jusqu’à
inclure un certain type de pluralisme religieux dans cette structure
pluraliste. Mais c’est un pluralisme – juridique – de fait, aucunement
un pluralisme – religieux – de droit ; Maritain reste formellement dans
la visée d’une chrétienté, entendue comme « cité temporelle vitale-
ment chrétienne ». Or, si l’on considère le monde d’aujourd’hui, il est
clair que les valeurs dominantes ne sont pas les valeurs chrétiennes et
que le monde pris dans son ensemble n’est pas un monde chrétien.
Aux yeux de l’homme contemporain, les notions de « chrétienté », ou
même de « cité vitalement chrétienne », ne peuvent résonner que de
manière contradictoire avec l’idée de pluralisme20. Et comment pour-
fection sociale et politique, et de l’architecture duquel le détail imaginaire est poussé
aussi loin que possible, puisqu’il s’agit d’un modèle fictif proposé à l’esprit à la place
de la réalité. » (Humanisme intégral, p. 135 ; OC VI p. 438)
18. « Ce que nous appelons un idéal historique concret est non pas un être de
raison, mais une essence idéale réalisable (plus ou moins difficilement, plus ou moins
imparfaitement, c’est une autre affaire, et non comme œuvre faite, mais comme
œuvre se faisant), une essence capable d’existence, et appelant l’existence pour un
climat historique donné, répondant par suite à un maximum relatif (relatif à ce climat
historique) de perfection sociale et politique, et présentant seulement – précisément
parce qu’elle implique un ordre effectif à l’existence concrète – les lignes de force et
les ébauches ultérieurement déterminables d’une réalité future. » (Humanisme inté-
gral, p. 135 ; OC VI, p. 438).
19. Ibid. p. 169 s. (OC VI, p. 467)
20. J. MARITAIN a abordé ce problème dans son allocution à la conférence inter-
nationale de l’UNESCO de 1947, à Mexico : « Les possibilités de coopération dans
un monde divisé », dans Le Philosophe dans la cité ou « La Voie de la paix », dans
OC IX, p. 147-164. Il y développe l’idée qu’un accord pratique (en vue de l’action)
est nécessaire et possible sur des principes universellement reconnus comme la liste
des droits de l’homme (adoptée dans la Déclaration de 1948), mais sans que l’on
puisse espérer les justifier dans une pensée spéculative commune. Mais ici, nous cher-
chons à aller plus loin qu’un accord simplement pratique : la charte des droits de
l’homme, pour indispensable qu’elle reste, ne suffit pas à déterminer les bases, même
implicites, de l’anthropologie philosophique (donc spéculative) commune qui serait
le ciment intellectuel nécessaire à l’édification d’un nouvelle civilisation.
362 LOUIS CHAMMING’S

rait-on imaginer que des musulmans, des bouddhistes ou des


incroyants, convaincus et cohérents avec eux-mêmes, puissent envi-
sager de coopérer sans réticence à l’édification d’une société dont les
valeurs de référence seraient les valeurs chrétiennes, à moins que ces
valeurs ne soient d’ores et déjà reconnues comme dominantes et his-
toriquement installées ?
Puisque tel n’est pas, ou plus, le cas, il me semble qu’il vaut
mieux abandonner purement et simplement la référence à la notion de
chrétienté en tant que forme de société politique à construire. Ce qui
ne veut pas dire que les chrétiens ne doivent pas chercher à évangé-
liser la société et à la rendre vitalement chrétienne. Simplement, ils ne
peuvent pas en faire un objectif politique, et demander aux non-chré-
tiens de s’en charger avec eux, comme s’il s’agissait d’une tâche
d’ordre simplement temporel.
En fait, c’est Maritain lui-même qui nous indique la solution de
cette difficulté. D’une part, comme on l’a noté plus haut, il admettra,
à partir de son séjour aux États-Unis, que l’idéal démocratique est « le
nom profane de l’idéal de chrétienté21 », à laquelle d’ailleurs il fera de
moins en moins référence. D’autre part, en cherchant à formuler un
principe capable d’orienter l’action concrète du chrétien en fonction
de la nécessaire distinction du spirituel et du temporel, Maritain
énonce à la fin d’Humanisme intégral, dans une annexe précisément
intitulée « Structure de l’action », une précieuse distinction devenue
célèbre, entre « agir en chrétien » et « agir en tant que chrétien »22.
Disons alors qu’évangéliser le monde et la civilisation (« Allez donc,
de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père
et du Fils et du Saint-Esprit », Mt 28,19), c’est agir en tant que chré-
tien, pour contribuer à l’édification de l’Église, la seule véritable cité
chrétienne proprement dite ; tandis que coopérer avec les citoyens
professant d’autres croyances, en vue de bâtir une société plus juste,
plus fraternelle, plus respectueuse de la personne et de ses fins spiri-
tuelles, c’est simplement agir en chrétien, sans revendiquer d’autre
étiquette que celle de citoyen responsable. Ce qui n’est pas pour
autant déclarer que l’idéal d’une chrétienté ne soit pas légitime en soi,
ni même grandement désirable pour une « bonne vie humaine » du
point de vue chrétien ; simplement, à considérer les choses du point de

21. « Là est le principe le plus profond de l’idéal démocratique, qui est le nom
profane de l’idéal de chrétienté. C’est pourquoi, écrit Bergson, ‘la démocratie est
d’essence évangélique, et elle a pour moteur l’amour’ (Les deux sources de la morale
et de la religion) » (Christianisme et démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005,
p. 68 ; OC VII, p. 740).
22. Humanisme intégral, p. 298 s. ; OC VI, p. 620.
ACTUALITÉ D’HUMANISME INTÉGRAL 363

vue politique, il ne constitue pas un élément nécessaire et constitutif


de l’idéal historique concret d’un nouvel âge de civilisation. Que les
chrétiens évangélisent le monde – ceci n’est pas un enjeu proprement
temporel – et la civilisation deviendra vitalement chrétienne par sur-
croît ; on sait bien aujourd’hui que l’inverse n’est pas vrai : une société
chrétienne de nom n’est pas pour autant nécessairement évangélique,
ni capable d’évangéliser selon l’authentique esprit de l’Évangile (par
exemple sans complexe de supériorité ni volonté de domination, sui-
vant cette parole : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des
loups », Mt 10,16).

Vers quelle démocratie ?


Éliminons donc l’idéal de chrétienté, en tant qu’objectif temporel
pour l’âge de civilisation à venir, pour nous focaliser sur l’idéal démo-
cratique. Est-ce à dire que la forme actuelle (moderne) de la démo-
cratie pourrait, moyennant quelques efforts de ravalement, fournir un
modèle convenable, voire définitif23, pour les temps à venir ? Certai-
nement pas, car la démocratie moderne est tributaire, aux plans poli-
tique et économique, d’une vision foncièrement matérialiste de
l’homme, dans la mesure où elle est conçue comme un système de
gestion optimal d’une collection d’individus. On l’a vu, la matière
étant le principe de l’individuation, l’individualisme « anthropolo-
gique » caractéristique de la démocratie moderne est ipso facto un
matérialisme. Maritain a beaucoup ferraillé contre Rousseau et
Machiavel. Il a aussi été fortement critique du capitalisme et de son
injustice structurelle : après Marx mais sur des bases différentes, en
raison du principe contre nature de la fécondité de l’argent, en raison
également de son matérialisme pratique. Il aurait également pu s’en
prendre à Adam Smith et à sa théorie de « la main invisible », selon
laquelle la résultante des intérêts particuliers converge vers l’« intérêt
général », grâce aux mécanismes de l’économie de marché. C’est le
grand tour de passe-passe (et le grand acte de croyance) qui prétend
résoudre les contradictions entre l’individu absolutisé et le tout social,
au prix d’un réduction de la personne humaine à un simple homo œco-
nomicus.
En réalité, ces contradictions ne peuvent être résolues que par une
juste conception de l’homme, qui est à la fois individu et personne :
en tant qu’individu matériel, il est subordonné au tout social dont il est
une partie, mais en tant que personne spirituelle, il transcende tout

23. C’est, par exemple, le point de vue (très néo-hégélien) de F. FUKUYAMA, La


Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
364 LOUIS CHAMMING’S

l’ordre temporel ; et c’est avant tout sur la personne et son épanouis-


sement que doit se reverser le bien commun auquel est ordonnée la
société. En un mot, la démocratie de l’avenir sera personnaliste, ou ne
sera pas. Il faut être cependant conscient qu’il s’agit là d’une visée
presque aussi exigeante idéologiquement, vis-à-vis du monde d’au-
jourd’hui, que celle d’une chrétienté, car un personnalisme cohérent
s’oppose par principe autant au matérialisme (fût-ce le matérialisme
implicite du mode de vie et de pensée occidental) qu’à l’athéisme,
communément de mise dans les modes de pensée « scientifiques », ou
parmi les intellectuels et les artistes, ou dans les médias. La différence
entre l’idéal d’une démocratie personnaliste et celui d’une chrétienté,
capitale par rapport à l’enjeu du pluralisme souhaité, c’est qu’il est en
principe possible de fonder philosophiquement une anthropologie de
la personne en restant dans le cadre des possibilités de la raison natu-
relle ; ce qui n’est pas, bien sûr, le cas de la foi chrétienne, dans la
mesure où elle relève d’une révélation divine.

Quelles priorités ?
En conclusion, je voudrais brièvement examiner certaines condi-
tions prioritaires aujourd’hui pour favoriser l’émergence, et rendre
possible l’édification commune, d’une nouvelle société, de ce nouvel
âge de civilisation qui appelle nos efforts, et plus encore, comme
Maritain ne manque pas de le souligner, notre héroïsme24. Comment
alors orienter et motiver l’héroïsme d’un nombre suffisant de nos
concitoyens pour changer réellement de type de société, comment
susciter assez d’enthousiasme civique pour renouveler en profondeur
notre conception de la démocratie ? Surtout après les démentis sou-
vent tragiques infligés par l’histoire du XXe siècle aux utopies des
« lendemains qui chantent » et aux grandes mythologies totalitaires…
D’un autre côté, le défi écologique est aujourd’hui d’une telle gravité

24. « Ce nouvel humanisme, sans commune mesure avec l’humanisme bour-


geois, et d’autant plus humain qu’il n’adore pas l’homme, mais respecte réellement
et effectivement la dignité humaine et fait droit aux exigences intégrales de la per-
sonne, nous le concevons comme orienté vers une réalisation sociale-temporelle de
cette attention évangélique à l’humain qui ne doit pas exister seulement dans l’ordre
spirituel, mais s’incarner, et vers l’idéal d’une communauté fraternelle. Ce n’est pas
au dynamisme ou à l’impérialisme de la race, de la classe ou de la nation qu’il
demande aux hommes de se sacrifier, c’est à une meilleure vie pour leurs frères, et au
bien concret des personnes humaines ; c’est à l’humble vérité de l’amitié fraternelle à
faire passer – au prix d’un effort constamment difficile, et d’un certaine pauvreté –
dans l’ordre du social et des structures de la vie commune ; c’est par là qu’un tel
humanisme est capable de grandir l’homme dans la communion, et c’est par là qu’il
ne saurait être qu’un humanisme héroïque. » (Je souligne – Humanisme intégral,
p. 14-15 ; OC VI, p. 303-304).
ACTUALITÉ D’HUMANISME INTÉGRAL 365

qu’il y a urgence absolue à changer radicalement de comportement


individuel et collectif face à notre environnement : il faut se convertir
ou périr. Au point où nous en sommes, il est à craindre que nous n’y
arrivions pas sans passer par quelques péripéties plus ou moins bru-
tales ; il faut peut-être se préparer à édifier une société nouvelle sur de
plus ou moins vastes champs de ruines… Et jusqu’où faudra-t-il que
la civilisation régresse dans la barbarie, avant de pouvoir repartir sur
des bases vraiment renouvelées ?
Quoi qu’il en soit, c’est aujourd’hui qu’il faut préparer l’avenir.
Quels sont donc les défauts majeurs de la civilisation moderne aux-
quels il faut de toute nécessité remédier pour que la civilisation puisse
continuer, en repartant sur de meilleures bases ? J’en retiendrai trois :
la sécularisation, c’est-à-dire le repli (individuel et collectif) sur l’ho-
rizon du temporel comme tel (le recherche du bonheur ici-bas, princi-
palement ou exclusivement25) ; l’individualisme institutionnalisé ; le
primat donné à la science et à la technique pour faire le bonheur de
l’humanité. Sur la base de ce diagnostic, le remède apparaît relative-
ment évident : la civilisation ne pourra se reconstruire qu’en restaurant
le primat de la sagesse sur la science et la technique, une sagesse cen-
trée sur la personne dans l’intégralité de ses dimensions individuelles
et collectives, et une sagesse ouverte à la transcendance, pour
orienter en vérité la quête humaine du bonheur. En effet, « le propre
du sage est de mettre de l’ordre26 », et c’est bien une remise en ordre
de ses finalités concrètes que l’œuvre de civilisation requiert
aujourd’hui.

Pour une sagesse rationnelle commune


Pour cela, nous avons besoin d’une sagesse à la fois authentique
et acceptée par tous ; ou, au moins, par la majorité de ceux qui sont en
charge du bien commun. Puisque nous avons conclu que, bien qu’elle
soit universelle (= « catholique ») en droit, la sagesse chrétienne ne
pouvait pas en tant que telle constituer la visée régulatrice partagée
par tous, au moins tant que le monde ne serait pas majoritairement et
vitalement converti à un christianisme vécu, nous devons donc de
toute nécessité chercher à développer et promouvoir une sagesse phi-

25. Voir les analyses suggestives de B. GROETHUYSEN, Aux origines de l’esprit


bourgeois en France, Paris, Gallimard, 1977.
26. « L’usage commun, que, de l’avis du Philosophe, on doit suivre quand il
s’agit de nommer les choses, veut qu’on appelle sages ceux qui organisent directe-
ment les choses et président à leur bon gouvernement. Entre autres idées, le Philo-
sophe affirme donc que l’office du sage est de mettre de l’ordre. » (THOMAS D’AQUIN,
Somme contre les Gentils, I, 1).
366 LOUIS CHAMMING’S

losophique, universelle seulement du point de vue de la raison. Et


c’est possible dans la perspective chrétienne elle-même, dans la
mesure où la sagesse chrétienne est triple : sagesse de la foi d’abord
(sagesse théologique), qui accueille la révélation qui vient de Dieu ;
sagesse de l’amour ensuite (sagesse mystique), qui perfectionne et
vivifie la foi, car Dieu est amour ; mais aussi sagesse de la raison
(sagesse philosophique), car c’est dans l’homme être de raison,
« animal rationnel », que la foi s’incarne. Cette importance de la
sagesse philosophique, et de son autonomie, a été récemment et
magnifiquement mise en lumière par Jean-Paul II dans l’encyclique
Fides et ratio27, où il va jusqu’à affirmer la légitimité d’une philoso-
phie totalement indépendante de la Révélation évangélique, et à l’en-
courager28.
Il nous faut donc une sagesse rationnelle commune, mais
laquelle ? L’histoire de la philosophie tout entière est traversée par une
sorte de grand balancement entre un pôle platonicien et un pôle aris-
totélicien. Avec Augustin, Platon triomphe ; ensuite, le Moyen Âge est
dominé par Aristote, bien commun de la pensée arabe (Avicenne,
Averroès), juive (Maïmonide), chrétienne (Abélard, Albert le Grand,

27. « La foi et la raison, déclare d’emblée l’encyclique Fides et ratio (1998), sont
comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contempla-
tion de la vérité. » Elle affirme plus loin (§ 5) : « L’Église, pour sa part, ne peut qu’ap-
précier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l’existence per-
sonnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de
connaître des vérités fondamentales concernant l’existence de l’homme. En même
temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir
l’intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l’Évangile à ceux qui ne la
connaissent pas encore. »
28. « La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la cul-
ture par l’appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa
vocation originelle. C’est pourquoi j’ai ressenti non seulement l’exigence mais aussi
le devoir d’intervenir sur ce thème, pour que l’humanité, au seuil du troisième millé-
naire de l’ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes ressources
qui lui ont été accordées et s’engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du
plan de salut dans lequel s’inscrit son histoire. » (ibid., § 6) – « Comme il résulte de
l’histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement rappelée précédem-
ment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie par rapport à la foi chré-
tienne. La première est celle de la philosophie totalement indépendante de la Révéla-
tion évangélique : c’est l’état de la philosophie qui s’est historiquement concrétisé
dans les périodes qui ont précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les
régions non encore touchées par l’Évangile. Dans cette situation, la philosophie mani-
feste une légitime aspiration à être une démarche autonome, c’est-à-dire qui procède
selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout en tenant compte
des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison humaine, il convient de
soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet, l’engagement philosophique, qui est
la recherche naturelle de la vérité, reste au moins implicitement ouvert au surna-
turel. » (§ 75)
ACTUALITÉ D’HUMANISME INTÉGRAL 367

Thomas d’Aquin…) ; les Temps modernes s’affirmeront sous la ban-


nière de Platon, contre Aristote, associé à l’« obscurantisme » du
Moyen Âge. Pour de nombreuses raisons convergentes, qu’il n’est pas
possible de développer maintenant, je pense que le temps d’un retour
à Aristote est venu. Mais avec certainement de grandes différences par
rapport à la situation médiévale. D’une part, il n’est pas question de
récuser l’immense apport scientifique des Temps modernes qui,
s’étant édifié en réaction contre la « physique » aristotélicienne, a cru
devoir éliminer toute sa synthèse philosophique ; puisqu’il faut récon-
cilier la science avec la sagesse, c’est justement un Aristote dûment
renouvelé (il faut poursuivre l’effort des Thomas d’Aquin, des Jac-
ques Maritain…) qui nous y aidera. D’autre part, la redécouverte
d’Aristote au Moyen Âge est indissociable de la naissance de l’Uni-
versité, qui donnera à l’élaboration et à la transmission du savoir un
cadre institutionnel pérenne, qui subsiste encore de nos jours. Mais,
aujourd’hui, comme la plupart des institutions de base de notre
société, mais plus gravement encore, l’université est en crise : ce qui
est écrit et enseigné sous le nom de philosophie, en tant que discipline
académique, n’a pas le caractère existentiel et vital de ce qui pourrait
mériter le nom de sagesse. Les Ferry, Comte-Sponville et autres
Onfray l’ont d’ailleurs bien compris : la philosophie, pour redevenir
sagesse, doit quitter le cocon universitaire pour aller sur la place
publique. Malheureusement, il y a un paradoxe, solidement entretenu
par les médias, et bien caractéristique de la crise de nos institutions :
les références ou titres académiques restent la condition normale pour
accéder au droit à une parole dite « philosophique ». De manière
quelque peu sophistique, l’université doit garantir un discours (la phi-
losophie) dont elle est inapte à produire le contenu attendu (la
sagesse). Alors, de deux choses l’une : soit la sagesse n’a plus rien à
voir avec le discours philosophique ; soit la philosophie doit sortir de
l’université pour retrouver sa vocation à la sagesse. Où l’on retrouve
la figure de Socrate !

Des « élites de service »


Ce qui nous amène au deuxième point que je voudrais indiquer.
S’il est de bon ton de critiquer ce qu’on nomme l’« élitisme », l’his-
toire récente a largement montré que l’égalitarisme absolu et la démo-
cratie directe sont des utopies qui finissent par déboucher sur leurs
contraires. Aucune société ne peut fonctionner sans élites responsa-
bles du bien commun ; d’ailleurs, la démocratie se caractérise précisé-
ment par des systèmes institutionnalisés de sélection, de délégation et
de représentation pour la gestion des affaires communes, produisant
368 LOUIS CHAMMING’S

ainsi des « élites » au service du bien commun, qui reçoivent en


contrepartie des compensations légitimes, financières, honorifiques,
ou autres. Un des signes de la corruption de la démocratie actuelle est
la généralisation de ce que l’on peut appeler des « élites de privi-
lèges », qui tendent à utiliser leur position de culture, de savoir, de
pouvoir ou de responsabilité en faisant passer leur intérêt personnel
(ou familial, ou de classe, ou de corporation, …) avant les intérêts du
bien commun. Les « compensations » obtenues ne sont plus en pro-
portion raisonnable avec le service effectivement rendu au bien
commun. Pour marcher efficacement vers un nouveau type de démo-
cratie, il nous faut avant tout des « élites de service », sachant faire
passer le bien commun, et la justice, avant leur intérêt propre, éven-
tuellement prêtes à un certain degré de sacrifice personnel, pouvant
aller jusqu’à l’héroïsme si les circonstances l’exigent. Les laïcs chré-
tiens ne sont-ils pas les premiers appelés à cette vocation d’élites de
service, puisqu’ils sont à la fois, en tant que chrétiens, tendus vers un
bonheur et un royaume supra-temporel, et pour autant supposés moins
âpres dans la poursuite des fins temporelles ; et, en chrétiens, respon-
sables au même titre que les autres de la bonne gestion des affaires
temporelles, dans un esprit de justice, de fraternité, de respect de la
personne ? Rappelons-nous la parole de l’apôtre : « Si quelqu’un dit :
‘J’aime Dieu’, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; comment
celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, peut-il aimer Dieu qu’il ne
voit pas ? Et nous avons reçu de lui ce commandement : Que celui qui
aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jean 4,20-21).
Louis CHAMMING’S
Président du Cercle d’études
Jacques et Raïssa Maritain

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