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Science

et théologie comme aventures


humaines
Les débats sur les relations entre les sciences de la nature et la foi religieuse se sont
longtemps développé sur un terrain théorique, examinant les différents champs
d'interaction possible, selon plusieurs modèles, dont celui de Ian Barbour reste le plus
commenté1. Dans cette manière de faire, on prend en compte soit le contenu des
théories scientifiques (cosmologie du Big bang, évolution darwinienne), soit leurs
épistémologies. L'entrée dans ces débats suppose un certain niveau d'expertise, du fait
du caractère de plus en plus spécialisé des domaines abordés. Même si certaines
questions comme l'opposition entre le créationnisme et la théorie de l'évolution
conservent un certain impact social et peuvent de temps à autre faire la une des médias,
il s'agit le plus souvent de débats de spécialistes.
Je propose ici une autre approche de la question, prenant davantage en compte la
science comme phénomène humain et social. Dans l'approche précédente, qui garde
d'ailleurs toute sa pertinence, la science est considérée comme un domaine à part, dont
le développement résulte de débats purement internes. Conformément à une tradition
qui remonte à la philosophie grecque, une démarcation doit être nettement établie entre
la « science » et l'« opinion », autrement dit, entre le monde de la science (au singulier)
et l'ensemble des activités humaines ordinaires. Le progrès des connaissances est
strictement lié à la critique du sens commun, autrement dit, de ce qui anime
concrètement la vie des sociétés. La science est ce qui s'oppose aux coutumes, aux idées
reçues, aux opinions. Pour parvenir à la connaissance exacte et rigoureuse des choses, le
savant doit en quelque sorte à se retirer du monde, échappant aux influences des
pouvoirs politiques, économiques, des courants culturels et, a fortiori, des traditions
religieuses.
A certains égards, on trouve la même démarche dans le champ théologique. Toute
une construction théologique cherche à se démarquer d'une forme « populaire » de la
religion, rejetant les « superstitions », faisant la critique des expressions trop naïves et
s'efforçant d'élaborer un discours rationnel sur les choses religieuses. La théologie se
fait « scientifique ». C'est à cette condition qu'un débat est possible entre « science » et
« religion » (identifiée à son expression théologique), puisque l'on a affaire à deux
discours qui obéissent aux mêmes règles.
Cette perspective est réductrice au sens précis du terme: elle réduit l'expérience
humaine et spirituelle à ce que l'on peut rationnellement en dire. Le travail de la raison
n'est certes pas à négliger, comme j'aurai l'occasion de le redire. Mais il ne peut venir
que sur le fond de la reconnaissance du caractère irréductible de l'expérience au sens
ordinaire du mot, de l’expérience immédiate.
Lorsque le monde théologique prend conscience de la nécessité de se démarquer
d'une démarche trop conceptuelle, distance est prise avec le modèle scientifique qui se
tenait à l'arrière-plan de la théologie classique. On comprend que, pour de nombreux
théologiens, le dialogue avec le monde scientifique ne soit pas (ou plus) une priorité, ou
qu'il se limite à une attitude critique, inspirée par le célèbre aphorisme de Maurice


1 Cf. Robert J. Russell (ed.), Fifty years in science and religion : Ian G. Barbour and his legacy,

Aldershot, Hants, England ; Burlington, VT, Ashgate, 2004, qui fait le point sur cette typologie.

1
Merleau-Ponty: « la science manipule les choses et renonce à les habiter 2 ». Si le
théologien veut habiter le monde, il doit renoncer à se faire savant.
Pourtant, l’absence d’un dialogue entre pensée chrétienne et sciences de la nature me
semble préjudiciable. Pourquoi ? Je voudrais proposer au moins deux raisons. Il en va
d’abord de la crédibilité de la théologie dans un monde qui prend de plus en plus
conscience de son inscription cosmique. Certes la science ne dit pas tout du rapport de
l’humanité au monde, puisqu’elle écarte par principe toute une part de ce rapport ; son
approche est limitée par les modèles qu’elle se donne. Mais elle est un partenaire
indispensable du fait du caractère opératoire du dialogue qu’elle a su instaurer avec le
monde physique, la « nature ». Une deuxième raison est que toute théologie porte en elle
une cosmologie implicite qu’il importe d’expliciter. Le christianisme étant la religion de
l’incarnation, son expression ne peut éviter de comporter une certaine vision du monde
matériel.
Il se trouve que la situation actuelle marque une inflexion dans la conception de la
science. De même qu’est devenue suspecte une théologie trop rationalisée, loin des
expériences concrètes des personnes, est critiquée l'idée d'une science détachée de la
société et de sa culture. Des entreprises visent à traverser la coupure entre le monde de
la science et le monde de la vie. L'un des éléments qui ressort de cette critique est la mise
en cause de la notion de puissance, que ce soit celle qu'exercent sciences et techniques
sur la nature (la « manipulation » de Merleau-Ponty) ou celle des pouvoirs religieux sur
les sociétés. La mise en question de la manière moderne de concevoir la démarche
scientifique, celle qui se met en place avec Galilée et Newton, conduit à qualifier la
situation actuelle de « postmoderne », tout en étant conscient que plusieurs traits de
cette mise en question étaient déjà présents depuis longtemps.
Dans cet article, j'examinerai successivement les mutations dans le champ des
sciences, puis dans celui des expressions religieuses, avant de voir quel type de dialogue
s'impose aujourd'hui.

La science comme aventure humaine
La science a toujours été une activité humaine et ceux qui la pratiquent appartiennent
à une société donnée. Pourtant, il semblait évident que leur activité était indépendante,
ou devait se rendre indépendante, des habitudes, normes, traditions, qui marquaient la
société à laquelle ils appartenaient. Le type de science pratiquée ne devait dépendre ni
de la condition sociale du savant, ni de son appartenance ethnique, ni, encore moins, de
ses convictions religieuses, ni de ses goûts artistiques. Entrant dans le laboratoire, le
scientifique devait se dépouiller de toutes ses caractéristiques au profit de l'objectivité
de sa recherche.
Cette vision des choses n'est pas sans grandeur. Elle illustre une aspiration profonde
de l'humanité à exercer une activité en commun, qui rassemblent tous les hommes, sans
qu'interfèrent des données qui sont souvent sources de conflit (classes sociales, races,
religions, etc.). Cela rejoint le projet des Lumières d'établir une paix universelle grâce au
travail de la raison. La critique des opinions, le rejet des préjugés et des superstitions
devait permettre une communication paisible entre les hommes, l'émergence d'une
société sans conflits. Si la religion, en particulier, est identifiée à la superstition, elle est
source de violence et doit être éliminée. En revanche, on peut tenter d’élaborer une
religion rationnelle ou naturelle, qui conserve le sens du mystère ou de la
transcendance, mais exprimée dans un propos organisé en raison (« la religion dans les

2 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2002, p. 9.

2
limites de la simple raison »), c'est-à-dire universellement communicable. L'idée
einsteinienne d'une « religion cosmique » rejoint cette visée3.
Cela aboutit toutefois à séparer le monde de la science, supposé seul « vrai », du
monde de la vie, le monde concret de l’expérience humaine ordinaire. C’est pourquoi des
réactions se font jour au sein même du monde scientifique. Une évolution actuelle va
dans le sens de la réintégration de la démarche scientifique dans le cadre plus large des
activités humaines, montrant que la science est partie prenante d'une aventure plus
large qu'elle. Ces réflexions ne sont pas le fait de tous les savants ; le courant
« scientiste » garde bien des adeptes. Mais elles me semblent suffisamment significatives
et convergentes pour mériter qu’on s’y arrête. Je propose de mettre en valeur quatre
éléments: la pluralité des discours (à l'encontre de la réduction unitaire), la prise en
compte de la dimension historique (à l'encontre d'une vision anhistorique), la
reconnaissance d'un certain engagement du sujet (à l'encontre du simple objectivisme),
la critique de la notion de puissance. Tout cela contribue à resserrer les liens entre
activité scientifique et vie sociale.

Parler de pluralité des discours dans le champ scientifique peut paraître relever du
paradoxe. La raison scientifique ne vise-t-elle pas l'unité ? L'entreprise même de la
raison s'efforce de rassembler l'infinie diversité du réel perçu dans un nombre fini de
concepts. C'est déjà, à un niveau élémentaire, l'œuvre du langage qui effectue un
découpage du monde en éléments discrets, variable d'ailleurs selon les cultures. La
démarche scientifique poursuit cette œuvre, en proposant des modèles qui peuvent
s'appliquer à diverses catégories de phénomènes. Elle l'universalise aussi, en se
structurant autour d'un langage, la mathématique, dont la portée est par nature
universelle (mathesis universalis). L'idée d'une physique mathématique consiste à
déchiffrer les phénomènes du monde à travers des lois mathématiques. Les mêmes
équations différentielles permettent de comprendre des phénomènes aussi bien
mécaniques qu'électriques, magnétiques, voire biologiques.
Le modèle mathématique a sa contrepartie physique dans le modèle mécanique. Le
monde matériel est interprété à travers l’image de la machine (en particulier l’horloge
comme exemple typique de machine dont le fonctionnement peut être entièrement
expliqué). Depuis le début de la science moderne, ce modèle a démontré son efficacité.
Même un système vivant peut être modélisé de cette façon: le fonctionnement du cœur
est assimilé à celui d'une pompe, ce qui permet de remplacer le premier par la seconde.
L'idée d'une unification du discours des sciences continue aujourd'hui d'exercer son
influence. Le « rêve d'une théorie ultime » (Steven Weinberg) reste un moteur pour la
recherche. Néanmoins, on doute de plus en plus de la capacité d'un petit nombre de
modèles à rendre compte de la totalité des phénomènes. Des réflexions
épistémologiques mettent en valeur la limitation intrinsèque à ces modèles. Elles
rejoignent la perspective phénoménologique en proposant par exemple la notion
d'« horizon », ce qui signifie que le discours scientifique procède nécessairement d'un
point de vue particulier4. Une pluralité de points de vue est nécessaire si l'on veut
enrichir la description des choses. Il n'est pas certain que l'unification totale puisse être

3 Cf. François Euvé, « L’imaginaire biblique des scientifiques. Regard d’un théologien » in Bible

et sciences : déchiffrer l’univers, ed. Françoise Mies, Presses universitaires de Namur/Lessius,


Bruxelles/ Namur, 2002, p. 103-123.
4 Cf. Jean-Pierre Baton et Gilles Cohen-Tannoudji, L’Horizon des particules: complexité et

élémentarité dans l’univers quantique, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1989 ; Gilles Cohen-
Tannoudji, Les constantes universelles, Paris, Hachette littératures, « Pluriel », 1998.

3
atteinte un jour. Le savant ne peut occuper le « point de vue de Dieu », comme l’écrit
Dominique Lecourt5.
Le concept de complémentarité, proposé par Niels Bohr, l'un des fondateurs de la
théorie quantique, rejoint cette perspective. On sait que la description de la lumière
selon un modèle ondulatoire s'était imposée au milieu du 19e siècle, par opposition au
modèle particulaire encore défendu par Newton. Elle a rencontrée une limite dans le
phénomène photo-électrique. Dans un de ses articles de 1905, Einstein a montré que le
phénomène ne pouvait être expliqué qu'en supposant l'existence de « quanta »
d'énergie, autrement dit d'une forme discrète (non continue) d'énergie. Revient ainsi le
modèle particulaire qui avait été écarté précédemment. Mais les deux modèles sont
mutuellement incompatibles ! Il n'est pas possible de ramener l'un à l'autre ; les deux
ont leur pertinence, en fonction des conditions dans lesquelles se trouve le système. Un
seul modèle n'épuise pas la richesse et la diversité des phénomènes. Il n’est pas fortuit
que, pour faire comprendre la notion qu’il défend à partir de l’expérience ordinaire,
Bohr propose la complémentarité entre le fait d’éprouver des sentiments et celui de les
penser6. Plus on pense ses sentiments, moins on les ressent, et vice versa. L’expérience
vécue ne peut être ramenée sans reste à la pensée réflexive, et réciproquement. Il y a
bien complémentarité entre les deux.

Un deuxième élément est la prise en compte de la dimension historique. Deux
exemples illustreront ce point: le fait que la science a une histoire au sens fort, c'est-à-
dire discontinue; et la reconnaissance de l'existence d'une vraie temporalité dans les
phénomènes physiques (il est alors pertinent de parler d'une « histoire de la nature »).
Les histoires anciennes des sciences, plus ou moins directement inspirées par la « loi
des trois états » d'Auguste Comte, visaient à dégager un progrès continu des
connaissances qui, à la fois, s'enrichissent et se précisent. Newton perfectionne Galilée,
Laplace perfectionne Newton, etc. Ce progrès va dans le sens d'une unification des
diverses branches de la science autour du modèle mécanique adopté au commencement.
Électricité et magnétisme relèvent des mêmes lois. L'optique est intégré à
l'électromagnétisme. On était conscient de quelques décrochages : la thermodynamique
s'intègre mal à la mécanique classique. La mécanique relativiste n'est pas simplement un
perfectionnement de la mécanique newtonienne. Mais on pouvait penser que certaines
ruptures apparentes pourraient être surmontées par une théorie plus englobante.
Des travaux plus précis d'historiens, dont Thomas Kuhn reste un représentant
célèbre, montrent que certaines époques marquent de vraies ruptures, qualifiées de
« révolutions » et que les périodes de développement linéaires obéissent à des modes de
fonctionnement particulier, selon des « paradigmes »7. Cela met en cause le postulat
classique d'objectivité. Le scientifique n'est plus celui qui observe le monde
« objectivement », qui ne s'intéresse qu'aux « faits » dans leur nudité première, il est
celui dont le travail est guidé par des « modèles », sinon des préjugés qui lui viennent de
la communauté savante à laquelle il appartient (idée qui provient de Michael Polanyi :
voir ci-après). Kuhn ne cherche pas à éliminer toute dimension objective, il montre

5 « Introduction », in : Gilles Cohen-Tannoudji, Les constantes universelles, op. cit., p. 22.
6 Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Préface de Catherine Chevalley,
Paris, Gallimard, 1991, p. 187.
7 Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972 ; Paul

Hoyningen-Huene, Reconstructing scientific revolutions: Thomas S. Kuhn’s philosophy of science,


Chicago, University of Chicago Press, 1993 ; John Preston, Kuhn’s The structure of scientific
revolutions: a reader’s guide, London, 2008.

4
plutôt que ce qui semble relever de l'évidence (ce que l'on « voit » immédiatement) est
marqué par des présupposés inconscients. Un certain nombre de schémas mentaux sont
tellement bien intégrés dans l'esprit, grâce au processus d'apprentissage, que le
scientifique n'est pas conscient qu'il s'agit de schèmes particuliers et que d'autres
seraient éventuellement possibles. Les changements de paradigmes arrivent justement
lorsqu'un autre schéma est adopté.
Une autre illustration du développement d'une dimension temporelle est plus interne
au propos scientifique. Le modèle mécanique de la science classique est atemporel. C'est
ce qui fait sa force. Proposant de réduire tout système réel à un système mécanique
analysable, il en rend le déroulement parfaitement prévisible. La connaissance de l'état
du système à n'importe quel moment permet d'en prévoir l'état à n'importe quel
moment ultérieur. Le développement des études a montré qu'une certaine classe de
systèmes ne se laissait pas ramener à ce type de modèles. Le Prix Nobel de chimie Ilya
Prigogine a attaché son nom à de telles études8. Est-ce à dire qu'il y a une temporalité
intrinsèque ou que l'introduction de la « flèche du temps » vienne de notre interaction
avec ce système? Il y a des débats à ce sujet. Ils sont enrichis par l'idée que l'univers
comme tel a une histoire: adoptant le modèle du « Big bang », la cosmologie actuelle
décrit un univers en expansion. Cela rejoint le champ de la biologie: l'histoire du vivant
serait pour une bonne part imprévisible.
Ces débats techniques devraient être approfondis et précisés. Ce qui m'intéresse ici
est l'idée générale qui tend à réintroduire le temps comme un paramètre fort dans le
débat scientifique.

Prendre en compte le temps, c'est réintroduire en quelque sorte une dimension
humaine. Telle est bien la visée de Prigogine : une science mécanique qui ignore le
temps décrit un monde étranger à l’expérience humaine. Un troisième élément est en
effet la prise en compte d'un aspect plus subjectif ou « personnel » du processus de
connaissance.
Je voudrais prendre comme exemple les réflexions épistémologiques de Michael
Polanyi. Ce philosophe des sciences, dont l’ouvrage majeur s’intitule Personal
Knowledge9, critique la domination du positivisme qui régnait à son époque. L'idée de ce
courant d'idées était que seul la considération du « fait » guide le travail du savant. A
cela, Polanyi oppose l'idée que l'approche du fait est toujours guidée par des
présuppositions, ce qu'il appelle une « connaissance tacite », qui est plus de l’ordre d’un
savoir-faire que d’une connaissance distanciée, théorique. À l’idéal de clarté absolue qui
anime le positivisme, Polanyi substitue l’idée que, pour être opératoire, la connaissance
doit saisir une vision d’ensemble, sans tout analyser. Il prend l’exemple, facile à
comprendre, du pianiste, qui ne peut exécuter son morceau en analysant en détail tous
les mouvements de ses doigts. D’une certaine façon, on retrouve l’idée de
complémentarité.
Ce qui ruine le positivisme, est que l’initiation de la recherche suppose un
engagement personnel du chercheur. Partir des « faits » n’a pas de sens, puisque le fait
est toujours « chargé de théorie » (theory-laden), imprégné des présupposés du
chercheur. Celui-ci doit avoir « foi » en la valeur de sa démarche, dont rien ne garantit a
priori le succès (dimension nécessairement « fiduciaire » de la recherche). Rien ne

8 Voir en particulier : Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l’éternité, Paris,

Fayard, 1991.
9 Michael Polanyi, Personal knowledge; towards a post-critical philosophy., Chicago, University

of Chicago Press, 1958.

5
prouve a priori que le monde soit rationnel ; c’est un postulat, certes nécessaire, mais
indémontrable.
Il ne s'agit pas de dire que le scientifique projette ses propres représentations sur la
réalité du monde, ce qui serait prendre ses désirs pour des réalités. Il y a une interaction
entre les deux instances, un va-et-vient, un « entrelacs », pour reprendre le mot de
Merleau-Ponty. Si l'objectivité reste l'horizon de la connaissance scientifique, le
décentrement envers une réalité extérieure à soi, cette objectivité ne pourra jamais être
atteinte, dans la mesure où il n'est pas possible de sauter par-dessus les cadres
schématiques à travers lesquels on appréhende le monde. Polanyi répond implicitement
à Merleau-Ponty lorsqu’il affirme que « ce n'est pas en regardant les choses, mais en
demeurant en elles, que nous comprenons leur signification commune10 ».
Polanyi s’intéresse plus à la science qui se fait qu’à la science des « manuels », qui
tend à reconstruire l’histoire en la rationalisant a posteriori. Le processus de la
découverte est au cœur de son épistémologie. C’est la science qui se fait qui permet de
comprendre ce qui fait la valeur de l’entreprise scientifique. La démarche scientifique
effective est plus tâtonnante que les résumés logiques qui sont faits des découvertes,
toujours après coup. Ce tâtonnement exprime la part d’inventivité où l’imagination du
chercheur joue son rôle. La science est plus intéressante lorsqu’elle invente un monde
au lieu de se contenter de le ramener à un réseau logique de causalités prévisibles.

La question de la puissance est le quatrième élément que je voudrais relever. Il se
trouve à l'arrière-plan des éléments précédents. La science moderne en effet, par
distinction de la science antique, penche du côté de l'action sur le monde plus que de la
contemplation de ses premiers principes11. Elle vise une transformation effective du
monde. La connaissance des causes est ce qui permet d'agir sur elles pour en modifier
les effets, à l'image de la médecine qui cherche la cause d'une maladie pour pouvoir y
remédier. La description du fonctionnement des systèmes réels selon un modèle
mécanique permet cette action transformatrice. Le schème mécanique a une forte valeur
opératoire.
Par là, l'humanité acquiert sur la nature un pouvoir sans commune mesure avec la
technê des temps antiques. Il est certain que l'action sur la nature est caractéristique de
l'humanité depuis son commencement, surtout depuis la révolution agricole qui marque
l'entrée dans le néolithique. L'homme a toujours transformé son environnement pour
l'adapter à ses besoins. Mais la modernité fait franchir, au moins potentiellement, une
autre étape.
Ce projet semble profondément humaniste. Transformer la nature, c’est l’humaniser,
la mettre au service de l’humanité, considérée comme le centre et l’accomplissement du
créé (cf. Gaudium et spes : « tout dans le monde doit être ramené à l’homme comme à son
centre et à son sommet »). Pour les initiateurs de ce projet comme Francis Bacon, cela
correspond au dessein de Dieu qui a créé l’homme à son image. La liberté de l’acteur
humain contraste avec le déterminisme mécanique du monde physique.
La nouveauté de la situation présente tient à la prise de conscience que cette
transformation peut provoquer plus de mal que de bien. Un seul événement suffira à
illustrer ce point. L'explosion de la première bombe nucléaire sur la ville d'Hiroshima le
6 août 1945 (fête de la Transfiguration !) montre à la fois le triomphe de la découverte

10 Michael Polanyi, The tacit dimension, Préface de Amartya Sen, Chicago/London, University

of Chicago Press, 2009, p. 18.


11 Cf. Jean Ladrière, Les Enjeux de la rationalité: le défi de la science et de la technologie aux

cultures, Paris, Aubier-Montaigne UNESCO, « Analyse et raisons », 1977.

6
de la radioactivité et la capacité destructive inouïe qu'elle recèle. Pour de nombreux
scientifiques, ce fut un choc et une prise de conscience. Le pouvoir que l'humanité avait
acquis sur l'atome pouvait entraîner sa disparition. Le projet humaniste est
complètement renversé.
Peut-on alors isoler la science de la technique afin de protéger la première, comme si
la seconde n'en était que l'application ? Peut-on penser que les savants ne sont en rien
responsables des applications que d’autres pourront tirer de leurs travaux théoriques ?
Les choses ne sont pas si simples. Certaines disciplines, comme l'astrophysique ou la
paléontologie, étant largement descriptives, n'ouvrent aucun pouvoir de transformation.
Mais ce sont des cas particuliers. Comme je l’ai rappelé à l’instant, l'aventure scientifique
dans son ensemble est guidée par un projet de transformation de la nature.
Dans les faits, la puissance opératoire de la science moderne établit un « système »
dans lequel l’acteur humain se trouve pris à son corps défendant. Le philosophe et
théologien Jacques Ellul a bien montré comment se constituait un « système technicien »
auquel les individus humains se trouvaient asservis12 . Le projet émancipateur des
Lumières se retourne contre lui. La puissance libératrice s’avère asservissante lorsque le
modèle mécanique qui en constituait la structure est généralisé à l’humain.
Il s’agit surtout, on le voit, d’une critique externe à la démarche scientifique moderne,
qui pourrait tendre à la limite, à son abandon au profit du retour à une relation
« prémoderne » à la nature. Mais cette critique externe fait naître une critique interne et
le souhait de changer de modèle pour sortir l’ordre humain d’une position de
« surplomb » à l’égard de l’ordre naturel. Ainsi la mise en question du schéma
mécanique n’entraîne pas nécessairement un rejet de la démarche scientifique, mais sa
possible réorientation.
Un exemple qui peut en être donné est celui de l’« auto-organisation » dans le
domaine de la biologie. Sans pouvoir entrer dans les détails techniques d’une théorie à la
fois nouvelle et complexe, on peut s’arrêter sur telle ou telle caractéristique. Il est
d’abord significatif que le renouveau vienne de la biologie qui estime que, bien que le
modèle mécanique y ait été opératoire (comme le montre l’exemple de la biologie
moléculaire), il a atteint ses limites et ne peut pas rendre compte de certains
phénomènes. Y aurait-il, en dépit du rejet du vitalisme, une spécificité du vivant ? De fait,
Stuart Kauffman rejette l’idée, attachée au mécanisme, du caractère purement inerte ou
passif de la matière. À ses yeux, il y a une véritable activité, voire créativité, dans la
matière, qui conduit à l’émergence de formes nouvelles, sans qu’intervienne la source
habituelle de nouveauté qu’est la liberté humaine13.
Ce ne sont bien sûr que des pistes qui amorcent des débats qui restent très ouverts.
Leur intérêt est de manifester que d’autres modèles que le modèle mécanique
« galiléen » classique sont possibles.

Mutations théologiques
L'évolution récente de la théologie me semble présenter des caractéristiques qui
peuvent entrer en résonance avec ce que nous avons vu précédemment à propos des
sciences. Comme il s’agit de questions plus familières au théologien, le parcours pourra
être plus rapide.

12 Jacques Ellul, La Technique, ou l’Enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, « Sciences politiques »,

1954.
13 Stuart A. Kauffman, Reinventing the sacred : a new view of science, reason and religion, New

York, Basic Books, 2008.

7
Un premier élément à relever est celui du pluralisme. La théologie classique s'efforçait
d'être unitaire à la manière des Sommes médiévales, récapitulant les composantes de la
théologie dans le grand mouvement de l'exitus-reditus. Le monothéisme de la tradition
biblique s'associait à la figure de l'Un du néo-platonisme, au point que parfois, comme le
faisait remarquer Karl Rahner, la dimension trinitaire du Dieu chrétien semblait avoir
disparu. La dimension monothéiste est fondamentale dans la pensée religieuse de
l'Occident, plus largement que le monde chrétien. La philosophie grecque se dégage du
polythéisme de la religion populaire au profit de l'idée d'une divinité principale, sinon
unique. Cette volonté d'unification accompagne d’ailleurs l'émergence de l'idée de
science. Il n'est pas fortuit que la systématisation médiévale de la pensée religieuse se
soit faite sous l'égide de la scientia.
Par contraste, la théologie contemporaine est davantage plurielle. Le pluralisme
théologique s'impose de plus en plus à travers la prise en compte de la diversité, déjà
des confessions chrétiennes, surtout des religions qu'il semble impossible de ramener à
un schème unique. La difficulté rencontrée par la mission traditionnelle à « convertir »
par exemple les hindous ou les bouddhistes, oblige à instaurer un autre mode de
relation qui prend la forme du dialogue interreligieux. Déjà, dans le rapport aux autres
confessions chrétiennes, le schème « uniatiste » est abandonné au profit d'un dialogue à
parité qui peut aboutir au mieux à un « consensus différencié ».
Plus largement, la culture ambiante met en question le monothéisme comme étant
source des violences qui parsèment l'histoire européenne. On se défie des schèmes de
pensée qui s'efforce de tout ramener à l'unité. La « différence » vaut mieux que la
« totalité ». On assiste à une revalorisation du polythéisme antique ou à un intérêt
croissant pour les religions non-occidentales censées être plus tolérantes que les trois
monothéismes, judaïsme, christianisme et islam, qui ont forgé l'identité européenne.
La théologie chrétienne ne peut valider ces positions extrêmes, mais elle est devenue
plus sensible à la charge de violence que comporte un discours qui procède d'un
principe unique. La notion de dialogue a pris une grande importance.

Un deuxième élément est la défiance à l'égard d'une théologie trop conceptuelle,
comme celle qui s'était construite à l'époque scolastique et qui servait de matrice à
l'enseignement des séminaires et des facultés. La prétention à un discours globalisant,
anhistorique devenait non seulement artificielle, mais surtout non conforme à la
démarche biblique. Une théologie évangélique procède des récits contenus dans les
évangiles (pluriels !) plus que des doctrines élaborées ultérieurement à partir d'eux. Un
retour à l'Écriture comme matrice de l'élaboration théologique contribue à dessiner une
théologie plus narrative que conceptuelle.

Un troisième élément est la prise en compte de la singularité du sujet, de son
itinéraire propre et de son expérience spirituelle. On sait à quel point la théologie
dogmatique classique s'était séparée de la théologie spirituelle. On peut dater cette
séparation de l'époque scolastique. La clarté conceptuelle du propos se faisait au
détriment d'une dimension incarnée. De ce fait, les constructions théologiques
rejoignaient de moins en moins les expériences propres des sujets dans un monde en
évolution constante. Là encore, le renouveau biblique a contribué à rendre sensible aux
itinéraires individuels.

Je voudrais m'arrêter un peu plus longuement sur le quatrième élément, la critique de
la catégorie de puissance appliquée à Dieu, et, par extension, aux instances qui le

8
représentent. C'est la confrontation au mal, toujours présent dans l'histoire humaine,
mais dont les formes prises dans l'histoire européenne ont provoqué un sursaut de la
pensée, qui est à l'arrière-plan. Cela conduit à l'émergence de théologies du « retrait » de
Dieu (Moltmann) ou, d'une manière théologiquement plus fondée, de sa « kénose »
(Balthasar).
La théologie de Johann Baptist Metz est un bon exemple d'une démarche qui conjoint
la prise en compte du mal dans une critique de la représentation d'un Dieu de puissance
avec la critique concomitante de la civilisation occidentale technicienne. Pour lui,
comme pour Jacques Ellul, le projet émancipateur de la modernité s’est retourné contre
lui-même. Le sujet humain se trouve asservi par un « système » qui lui dicte sa conduite.
Le caractère totalisant des modèles aboutit à une vision du monde close, où aucune
nouveauté ne peut surgir. L’homme se trouve enfermé dans « le tombeau d’un
structuralisme technico-économique14 ».
L’issue viendra d’une critique du primat donné à la puissance. Au système globalisant,
on doit préférer le récit ; à la visée essentiellement cognitive, la praxis. Il faut
promouvoir une constitution « fondamentalement narrative et pratique » de la vérité15.
Mais le récit n’est pas celui des progrès de l’humanité, qui « oublie » les impasses, les
échecs, les victimes. Une théologie narrative ne cherche pas à identifier la croissance du
Règne de Dieu à la marche triomphante de l’histoire. Le récit à raconter est celui des
vaincus. C’est ainsi que le récit rejoint la praxis : « La dynamique essentielle de l’histoire
est la mémoire de la souffrance, comme conscience négative d’une liberté à venir et
comme stimulant pour agir dans l’horizon de cette liberté, en prenant le dessus sur la
souffrance16 ». Telle est la matrice évangélique de toute théologie chrétienne, enracinée
dans la memoria passionis et fidèle à cette mémoire.

Un dialogue mutuellement critique
Une fois que l'on a écarté les fausses querelles, que l'on a reconnu qu'activités
scientifiques et activités théologiques ne portaient pas sur les mêmes objets, que toute
forme de concordisme était à exclure, il reste à reconnaître que scientifiques et
théologiens vivent dans le même monde et, chacun à sa façon, poursuivent le même but.
Cette dernière affirmation nécessite une explication. Quel est en effet le but ultime de
l'activité scientifique? Les réponses divergeront sans doute en fonction des personnes.
Mais il est permis de penser que la démarche scientifique s'inscrit dans une quête qu'il
est possible de qualifier au sens large de salut. Le mot sera peu employé dans le monde
des chercheurs, et sans doute récusé par une bonne part d'entre eux. On pourra préférer
parler plus modestement d’une quête de la « vie bonne ». L'exemple de la médecine peut
venir à l'esprit: il s'agit d'améliorer la vie humaine en rétablissant la santé, un mot dont
l'étymologie est d'ailleurs proche du salut.
On pourra objecter qu’il y a là une conception trop utilitaire de la science. Pour un
bon nombre de chercheurs, surtout théoriciens, la science est recherche gratuite de
connaissance du monde, et toute considération utilitaire lui est, sinon totalement
étrangère, au moins pour une bonne part extérieure. Le savant vise à connaître pour
connaître, de même que l'artiste ne poursuit pas d'autre but que son art.

14 Johann-Baptist Metz, La foi dans l’histoire et dans la société : essai de théologie fondamentale

pratique, tr. fr. Paul Corset et Jean-Louis Schlegel, Paris, Éditions du Cerf, « Cogitatio fidei »,
1979, p. 120.
15 Id., p. 81.
16 Id, p. 128.

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Cela mérite d'être nuancé. Les initiateurs de la science moderne avait le sentiment de
faire œuvre utile, en se dégageant précisément des spéculations indéfinies de l'époque
scolastique. L'expression la plus nette se rencontre sans doute dans l'œuvre de Francis
Bacon, pour qui l'activité de connaissance du monde doit se mettre au service de
l'humanité. La connaissance des lois de la nature est une étape nécessaire pour s'en
servir, voire les modifier au profit du bien de tous. La catégorie de l'« utile » devient une
catégorie importante. Cette visée n'est pas antinomique d'une dimension religieuse, car,
dans son esprit, la science participe de l'œuvre créatrice de Dieu en la poursuivant. La
vraie théologie ne peut que l'encourager.
Dans la poursuite d'un but commun, scientifiques et théologiens peuvent collaborer.
C’est surtout le cas lorsqu’émergent des questions fondamentales qui affectent l’avenir
de l’humanité. Les points précédents ont montré des résonances. Mais aussi, les
déplacements dans les deux champs ne sont pas sans ambiguïtés. C'est en s'efforçant de
les surmonter qu'un dialogue pourra être fécond.

La limite de la pluralité des discours est le relativisme. La réflexion humaine peut-elle
renoncer à toute visée d'unification? Telle était bien la perspective de l'entreprise
rationnelle, qu'elle anime la connaissance du monde ou celle des choses divines.
L'exigence d'unité reste forte dans le monde scientifique. Le relativisme est une menace
à prendre au sérieux. Si tous les discours de connaissance se valent, la « science »
comme le « mythe » ou l’opinion, que dire des discours de morale ? Le relativisme
scientifique ne conduit-il pas inexorablement vers le relativisme moral ? Un penseur
inspiré par les Lumières pourrait s’inquiéter de voir se fissurer ce qui faisait pour lui le
socle du progrès social. Si aucun discours universel ne peut exister, ne va-t-on pas
régresser vers des antagonismes de clans, sources de violence ?

La limite de la temporalité est l'abandon de la raison au profit d'une pure narrativité.
Reconnaître le donné événementiel est une chose, qui ne doit pas conduire à écarter
toute recherche de cohérence. Thomas Kuhn est revenu sur ses positions premières en
reconnaissant qu'il y a bien un trait commun aux divers paradigmes qu'il décrit. Il y a
bien des seuils ou de bifurcations dans l'histoire des sciences, mais ils n'empêchent pas
une certaine continuité d'être perceptible et la notion de progrès n’est pas à
abandonner. Le travail de la raison n'est pas nécessairement réductionniste, au sens où
il s'agirait de ramener des phénomènes nouveaux à des données anciennes. Les seuils
manifestent un approfondissement des connaissances, un élargissement du regard
capable d'intégrer des éléments nouveaux. Dans le champ de l'évolution du vivant,
l'apparition de formes nouvelles est sans doute pour une bonne part contingente,
comme Stephen Jay Gould le souligne volontiers. Est-ce à dire qu'aucune logique ne peut
être cherchée? Ce serait renoncer à toute démarche rationnelle 17 . On ne peut se
contenter de décrire ces formes nouvelles sans tenter de comprendre le phénomène de
leur apparition.
De même, si la théologie est sensible à la nouveauté de l'irruption de Dieu dans
l'histoire, ce qui ne peut purement et simplement s'inscrire dans des schémas préétablis,
elle peut tenter d'en comprendre a posteriori la raison d'être. « Ne fallait-il pas » que
Jésus mourut et ressuscita le troisième jour, « selon les Écritures » (cf. Lc 24) ?
Si la théologie n’est pas détentrice d’un sens qui serait fixé dès le commencement, le
récit qu’elle fait des « hauts faits » de Dieu laisse entrevoir un horizon de salut. Le


17 Telle est par exemple la visée d’un Simon Conway Morris.

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« dessein » de Dieu ne détermine pas a priori le cours des choses ; il maintient
l’espérance que le mal sera vaincu.

La limite de la prise en compte du sujet connaissant est le subjectivisme. En
schématisant, on pourrait dire que la science est plutôt du côté de l'objectivité et la
religion (et la théologie qui en rend compte) du côté de la subjectivité. Dans une
perspective romantique, on a pu valoriser le sentiment religieux. Cela se retrouve,
comme on l'a vu, dans le contexte actuel. L'authenticité prévaut sur la vérité objective
des doctrines.
Cette tension peut être féconde si l’on évite de valoriser exclusivement un pôle au
détriment de l'autre. Le discours scientifique peut viser l'objectivité, mais tout en restant
conscient de sa perspective particulière. On ne peut séparer l'objet de connaissance de la
manière de connaître. Par ailleurs, la foi chrétienne n'est pas avant tout adhésion
intellectuelle à une doctrine objective, mais rencontre personnelle. Connaître la
personne de Jésus-Christ n'est pas connaître un objet extérieur, mais entretenir avec lui
une relation intime. Établir une relation avec une autre personne, tout particulièrement
l'Altérité absolue qu'est Dieu, c'est sortir d'une pure subjectivité qui ne serait qu'un
solipsisme. Je ne suis pas moi-même sans autrui. Il y a bien une « objectivité » d'autrui,
irréductible au sentiment que j'éprouve envers lui. En outre, la constitution d'une
communauté de foi suppose une expression commune qui prend la forme de
« symboles », dans lesquels on reconnaît des doctrines. Une certaine objectivité se
retrouve par la médiation de ces dernières.

Le dernier point est peut-être le plus important. Y a-t-il une limite à la critique de la
puissance ? Il apparaît que cette critique est plus le fait de courants philosophiques
(Ellul) ou théologiques (Metz) que de courants internes au monde scientifique.
L’association de la science à la technique lui donne une puissance inégalée à d'autres
époques ou dans d'autres civilisations. La technique existe depuis le début de
l'humanité, mais jamais son pouvoir n'avait été si grand qu'aux temps modernes.
L'acquisition d'une telle puissance sur la nature a pu se justifier par des arguments
théologiques et revêtir ainsi un caractère quasi « sacré » : Dieu, Créateur tout-puissant,
crée l'humanité à son image, l'invitant à participer de cette puissance. Le programme
que Francis Bacon propose dans la Nouvelle Atlantide est une sorte de recréation ou de
régénération de la nature.
Il est arrivé à plusieurs reprises que l'Église s'est opposée à la science et à la
technique modernes. Mais c'est plus pour des raisons politiques (perte de son influence
sociale du fait des révolutions des 18e et 19e siècles) que pour des motifs proprement
théologiques. Certes on opposait au pouvoir de l'humanité son statut dégradé du fait du
péché originel. Livrée à ses propres forces, l'activité humaine ne peut que tourner à la
ruine des sociétés. Mais ce n'est pas une critique de la puissance comme telle, ni du
principe de transformation des choses: éclairée par l'Église, l'humanité peut réaliser des
choses durables.
La critique de la catégorie de puissance par la théologie actuelle ne conduit pas
nécessairement à un rejet du projet moderne. Il ne s'agit pas, comme dans les visions
anciennes, d'opposer une nature « sacrée » à l'activité humaine. L'humanité a reçu
mandat de « soumettre et dominer la terre » (Gn 1,28). L'ambivalence de ces verbes
invitent à réfléchir sur la manière de le faire.
Dans l’Écriture, la catégorie de puissance joue un rôle important. Dieu est bien le
« tout-puissant ». Les miracles de Jésus sont des « actes de puissance ». Comment

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s’exerce cette puissance ? On peut raisonner par contraste avec ce que l’on observe de la
technique moderne, qui est souvent une force exercée par un sujet sur un objet.
L’exercice de cette force suppose la passivité de l’objet, entièrement soumis à la volonté
du sujet, à son intention, à son désir. L’objet – la matière, le monde physique, la nature –
est inerte. Cela correspond bien à la vision mécanique de la physique galiléenne,
dénoncée par Stuart Kauffman.
Cela dit, les déplacements de regard dans la science contemporaine induisent une
autre approche. Parler d’« histoire de la nature » laisse entendre la présence en elle
d’une certaine capacité d’initiative. Il serait périlleux de parler de « liberté » dans la
nature, réservant cette notion à l’action humaine. Mais la frontière entre action
proprement humaine et action naturelle devient poreuse.
Il convient de rappeler l'injonction de Francis Bacon d'exercer l'action technique au
profit de toute l'humanité, et non pas au seul profit d’un individu ou d’un groupe.
Aujourd'hui, cela devrait être généralisé au profit de toute créature, pas seulement la
créature humaine, en précisant, à la suite de Hans Jonas, que cela ne concerne pas
seulement les générations présentes, mais inclut les générations futures. Ce critère peut
être appliquées aux diverses techniques nouvelles : sont-elles profitables à quelques-uns
ou vraiment à tous ? Sont-elles profitables à certains au détriment d'autres ? Ces
questions n'ont pas en général de réponses faciles mais elles doivent être posées.

Conclusion
La situation actuelle est marquée par la recherche d’une nouvelle relation entre
l’humanité et le monde physique. Dans ce cadre, est critiqué le modèle qui sous-tend la
démarche scientifique (ou « technoscientifique ») moderne, modèle unitaire, atemporel,
objectiviste et manipulateur. Le monde religieux, surtout s’il cultive la nostalgie de la
civilisation prémoderne, peut être tenté de s’inscrire dans une telle critique jusqu’à en
tirer profit pour rejeter en bloc l’aventure de la modernité.
Je crains que n’entre une bonne part d’illusion dans ce rejet, d’autant plus que la
théologie chrétienne n’a pas peu contribué à l’émergence d’une nouvelle science au 17e
siècle. La théologie doit prendre conscience de tout ce qui la lie à l’aventure scientifique
moderne. Un dialogue est préférable, lorsqu’il prend en compte les évolutions de la
science actuelle qui contribuent à rapprocher le monde de la science du monde de la vie.

François Euvé

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