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Revue d'histoire et de philosophie

religieuses

Le sujet de la croyance. Langage, croyance et institution


Gilbert Vincent

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Vincent Gilbert. Le sujet de la croyance. Langage, croyance et institution. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses,
65e année n°3, Juillet-septembre 1985. pp. 271-295;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1985.4825

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1985_num_65_3_4825

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Abstract
The academic objectivising process of phenomena of belief frequently goes hand in hand with an
objectivising of religious language which deprives it of its symbolic potential and with an emphasis on
phenomena due to institutional domination. This approach takes into account statistically majority
positions but tends to neglect or seriously underestimate the importance of facts which, although less
widespread, lead to a better understanding of the dynamics of past and contemporary evolutions of
belief.
Heterodoxy should be considered alongside orthodoxy (and not as a by-product) ; both should be
explained from the standpoint of a language model which respects both the normal interaction of
reflexivity and the precarity of its use. An attempt is then made to explore the possibility of a modified
viewpoint which, starting with the process of meaning, discovers a «normal » working of institutional
rule-making, and which, in some upheavals of the symbolics order, reveals the beginning of certain
institutional phantasms.

Résumé
L'objectivation savante des phénomènes de croyance s'accompagne fréquemment d'une objectivation
du langage religieux qui en évacue les potentialités symboliques et d'une insistance sur les
phénomènes d'emprise institutionnelle. Une telle démarche rend compte de faits statistiquement
massifs mais conduit à négliger ou à gravement sous-estimer l'importance de faits qui, quoique plus
rares, permettent cependant de mieux comprendre la dynamique des transformations historiques et
contemporaines du croire.
L'hétérodoxie devrait être comprise en même temps que l'orthodoxie (et non à partir d'elle) ; l'une et
l'autre devraient être expliquées à partir d'un modèle du langage qui fasse droit et au jeu normal de la
réflexivité et à la précarité de son exercice. On s'efforcera dès lors d'explorer la possibilité d'un
changement de perspective qui, partant du processus de signifiance, découvre un régime «normal »
de régulation institutionnelle et qui, dans certains troubles de l'ordre symbolique, découvre l'amorce de
certains fantasmes institutionnels.
?>

REVUE d'HISTOIRE
Vol. 65.
et 1985/3
de PHILOSOPHIE
p. 271 à 295 RELIGIEUSES

LE SUJET DE LA CROYANCE

LANGAGE, CROYANCE ET INSTITUTION

RÉSUMÉ

L'objectivation savante des phénomènes de croyance s'accompagne


fréquemment d'une objectivation du langage religieux qui en évacue les
potentialités symboliques et d'une insistance sur les phénomènes d'emprise
institutionnelle. Une telle démarche rend compte de faits statistiquement
massifs mais conduit à négliger ou à gravement sous-estimer l'importance
de faits qui, quoique plus rares, permettent cependant de mieux compren¬
dre la dynamique des transformations historiques et contemporaines du
croire.
L'hétérodoxie devrait être comprise en même temps que l'orthodoxie
(et non à partir d'elle) ; l'une et l'autre devraient être expliquées à partir
d'un modèle du langage qui fasse droit et au jeu normal de la réflexivité et à
la précarité de son exercice. On s'efforcera dès lors d'explorer la possibilité
d'un changement de perspective qui, partant du processus de signifiance,
découvre un régime « normal » de régulation institutionnelle et qui, dans
certains troubles de l'ordre symbolique, découvre l'amorce de certains fan¬
tasmes institutionnels.

Dans le terme de croyance sont sédimentés des usages fort


différents 1 ; leur nombre, à ne retenir que les élaborations les plus savan¬
tes, serait de nature à empêcher de donner à ce terme le statut d'un concept.
Le seul dénominateur commun des usages les plus traditionnels semble la
connotation négative qui s'y attache ; par ce terme, chaque utilisateur
paraît désigner l'ombre de ce qu'il tient pour le vrai. Il est en effet générale¬
ment admis qu'on ne saurait que croire là où fait défaut la connaissance.
Certes, d'un auteur à l'autre, le domaine de la croyance est susceptible de

1. Paul Ricœur : la croyance, in Encyplopaedia Universalis, Vol V, 1971, p. 171ss.


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variations ; c'est que celles-ci dépendent de ce que chacun tient pour c


naissable et des capacités épistémiques qu'il reconnaît aux individus.
dépit de telles variations, l'impression domine que, qu'on parle d'opini
d'illusion, de présomption, de précipitation ou de superstition, on a aff
à un même monnayage terminologique d'une quasi décision de faire d
croyance le négatif du savoir. La terminologie n'aurait pour fondem
que la diversité des manières de rater le vrai, rare et difficile conjonct
d'un intellect bien formé et discipliné et des choses relevant du connaît
Une telle topique implique une définition du sujet de la croyance : le gr
nombre, auquel s'oppose, ou plutôt duquel se retranche, par ascèse b
conduite, le petit nombre des aspirants à la connaissance ou celui de
élus. Du grand nombre, la seule caractéristique serait de ne pas s'appar
nir ; chez la plupart des humains il n'y aurait qu'une habitude, un déf
d'aptitude en réalité : l'habitude de se laisser séduire et emporter, tan
par l'opinion des plus persuasifs, tantôt par des inclinations passionnel
Alors que le positivisme ambiant suggère l'urgence de relever la phi
sophie des fonctions qu'elle s'assignait, de gardienne et de juge des dém
ches légitimes dans l'ordre de la connaissance ; alors que les scien
humaines et sociales se proposent de relayer la philosophie dans l'exerc
de telles fonctions, l'espoir existe-t-il de sortir de la confusion sémanti
du terme de croyance, ou bien par une circonscription convaincante de
réfèrent, ou bien, si ce devait être impossible, par élimination du mot h
du lexique savant ?
A vrai dire, la situation qu'on vient d'évoquer, où un terme paraît
vir avant tout d'instrument de disqualification, serait assez simple s'il
fallait compter avec une complication spécifique, conséquence du réam
nagement du code lexical disponible entraîné par l'expansion du christ
nisme et par la désignation comme « foi » de la voie qu'il prétend sien
L'usage de « foi », en contexte chrétien, a provoqué un redoublem
polémique puisque, à l'usage premier, plutôt philosophique, du terme
croyance par une élite s'estimant promise à la connaissance, s'est ajouté
usage nouveau, théologique ou ecclésial ; pour acquérir droit de c
l'emploi positif de « foi » devait certes aller avec le déclassement
l'opposition première du savoir et de l'ignorance ; néanmoins, la tradit
théologique a largement contribué, à son tour, à fixer l'évaluation péjo
tive immanente à l'emploi du terme de croyance pour désigner l'attit
des autres, alors même qu'elle dénonçait la prétention philosophiqu
détenir les critères du vrai.

La foi, cependant, (pratiques et institutions ecclésiales, dogmes


organisation du vécu croyant etc.) est elle-même devenue objet d'anal
pour les sciences humaines. Allait-on donc en finir avec un terme qui, d
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fait illusion pour les autres (sous-entendu fréquent : pas pour soi), comme
ce qui les captive ou les capture, l'objectivation de la tradition entraîne-t
elle une rupture dans l'usage du terme ?
L'hypothèse qu'on aimerait explorer est la suivante : chez nombre de
partisans résolus de la coupure ou distance épistémologique on découvre
maintes traces d'un emploi traditionnel du terme de croyance ; que, sous
des termes moins infâmants, se répète Y ostracisation du vécu de l'autre ;
qu'une perspective savante, guidée - explicitement ou non - par des caté¬
gories comme celles d'idéologie ou d'institution, adhère encore manifeste¬
ment à un projet dont on peut dire que, cherchant à remettre le sujet à sa
place (en quelque sens qu'on entende cette place, y compris au sens de place
sociale), il aboutit à méconnaître la position ou la figure du sujet qui prend
forme et sens à travers certaines croyances, en particulier à travers le chris¬
tianisme.

L'hypothèse ne vise aucunement à invalider le principe de tout projet


de connaissance de la croyance religieuse, ni à se donner la satisfaction de
distribuer bons et mauvais points. On voudrait au contraire contribuer à
l'effort de connaissance en mesurant mieux les présupposés et les limites
attachés à l'emploi de certaines catégories et à la mise en œuvre de procédu¬
res d'enquête et d'investigation que ces catégories inspirent. Il ne s'agit pas,
dans notre intention, d'une entreprise de sauvetage « idéologique » du
sujet individuel, en une matière où, selon d'aucuns, il en irait d'une invinci¬
ble sujétion institutionnelle ou idéologique. Notre propos est de nature
épistémologique. A ce titre, il nous importe de souligner que, pour apparte¬
nir à l'ordre de la signifiance commune, des catégories comme celles d'ins¬
titution ou d'idéologie, qu'on met souvent en avant pour expliquer la
croyance, doivent avoir une extension limitée. Ou bien ces catégories sont
des doublets épistémologiquement inféconds du terme de croyance ; ou
bien, pour servir à la compréhension du phénomène de la croyance, elles
doivent être impérativement articulées à d'autres catégories d'analyse,
parmi lesquelles les catégories de sujet et surtout de langage.
L'enjeu de cette réflexion n'est pas épistémologique seulement. Il faut
en effet, toujours à nouveau, « sauver les phénomènes », pierre de touche
de la validité d'une théorie. Certes, aucun phénomène ne vaut qui ne soit
interprété. Nous n'aurons donc pas la naïveté d'opposer à une théorie,
savante ou banalisée, quelque donnée brute que ce soit. Par contre, nous
appuyant sur certains travaux historiques2, et s'agissant du fait chrétien,
nous résisterons à l'assimilation du chritianisme à des croyances ; le chris¬
tianisme est pour nous si peu réductible à des croyances qu'il nous semble
au contraire, parce qu'en lui il y a une tradition de pensée, qu'il peut servir
de référence à une connaissance de la croyance. En particulier, le christia¬
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d'une détermination institutionnelle de la croyance ; car il illustre auss


contraire, à savoir que certaines modalités de croyance, pas nécessairem
« hérétiques », dénudent le pouvoir institutionnel et le mettent en cau
Avec le christianisme, ce n'est pas l'absolutisme institutionnel seulem
qui devient un possible historique ; il y a dans le christianisme une tradi
de mise en cause de l'Institution, si bien que la figure du sujet ne se ré
pas à une forme d'asservissement institutionnel. Les périodes de crise
l'autorité institutionnelle sont aussi des périodes de redécouverte des dr
du langage et de l'interpréter. En conséquence, si le christianisme mé
attention c'est principalement parce que s'y affrontent deux concepti
contraires des rapports entre langage et institution ; entre les deux
croyance : point aveugle de l'attache institutionnelle pour ceux que fas
l'apparat institutionnel ; réalité plus ambiguë pour ceux dont l'attent
est retenue par le contre-point de V hétérodoxie. Si, nous semble-t-il, la p
mière perspective ne permet guère de rendre compte de l'hétérodoxie e
ses pratiques langagières, au contraire, partir du rapport au langage, d
nir la croyance comme rapport trouble au langage, pourrait permettre
comprendre l'investissement institutionnel comme tentative pour échap
à ce trouble ou pour le résoudre. Insister sur la spécificité du rapport
langage implique qu'on évite de parler d'idéologie, car l'emploi de ce te
est trop lié au point de vue dont on tente ici de s'écarter, trop lié au prés
posé de la force irrésistible de l'imposition institutionnelle. La catég
d'idéologie fournit un pont entre phénomènes institutionnels et phénom
nes langagiers ; en apparence du moins ; car, en réalité, cette catégo
répond d'une certaine manière, avant que le problème ne soit réellem
traité, à la question des rapports entre langage et institution.

Le christianisme est un bon terrain d'étude pour la croyance p


que, outre le phénomène de l'imposition orthodoxe qu'on y observe s
peine, en certains de ses symboles et de ses formulations théologique
effectue une véritable mise à distance d'un rapport halluciné au langa
signalant ainsi ce rapport comme un des ressorts, entre autres, et de l'in
tion institutionnelle (nous parlerons par la suite d'imaginaire de Y Inst
tion - avec majuscule) et de Y escalade dogmatique. Si donc on sou
certaines théories de la croyance à un examen critique, ce n'est pas pour
ger à la place de l'entreprise de connaissance une anthropologie essen
liste mettant en forme et justifiant le sentiment d'exister par soi et d'
maître de soi et de ses représentations. Un tel sentiment est historique
n'est pas une « donnée immédiate de la conscience » ; s'il va avec la fi
de l'individu moderne, il ne s'explique bien, comme celle-là, qu'à pa
d'une figure de la subjectivité dans l'émergence de laquelle le christiani
a joué un rôle des plus important. Il y a eu en effet, au cours des siè
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 275

à remettre en cause l'identification du signifié et de la chose visée, du sens


et de la présence, et le blocage du jeu des signifiants par arrêt institutionnel
émanant de représentants parlant au nom de Dieu.
Il ne sera donc pas ici question de s'oppposer à certains modèles théo¬
riques de la croyance au nom de Γ expérience personnelle. Le moteur de la
critique qu'on esquissera sera l'appréciation de leur capacité à rendre
compte d'un « donné » qui, en réalité, est le construit d'une approche his¬
torique. Le mise en perspective selon la longue durée, la mise en série des
diverses réformes chrétiennes, forcent à reconnaître en effet un ample
mouvement de subjectivation de l'expérience religieuse qui double ou que
double un mouvement quasi synchrone d'institutionnalisation de la
croyance (culminant dans l'affirmation de l'infaillibilité pontificale par
exemple). L'approche historique indique les limites de toute approche
synchronique que semblent fasciner les phénomènes de reproduction idéo¬
logique et institutionnelle ; partant, elle invite à donner une importance
non directement proportionnelle à ce que permettent de mesurer les don¬
nées statistiques à des remaniements et recompositions de croyances dont la
condition de possibilité est dans l'effacement de la définition institution¬
nelle du croyable.
L'attention contemporaine est peut-être trop tournée vers les phéno¬
mènes de syncrétisme, de collage et de colmatage des représentations ;
ceux-ci, dans l'orbe d'un indiscutable essor sectaire, justifient l'approche
unilatérale des phénomènes de croyance en termes de répétition et de l'ins¬
titution religieuse en termes d'«institution totale »3. Or la recomposition
des croyances s'effectue aussi sous le signe d'une réflexivité accrue ; phéno¬
mène de minorités sans doute, mais peut-être s'agit-il de « minorités acti¬
ves »4. C'est pourquoi on ne saurait tenir pour équivalentes les catégories
de croyance et d'idéologie. Pour respecter l'ambiguité de la croyance, il
faudrait faire place, à côté de la catégorie d'idéologie, au concept de
symbolique. Serait symbolique toute figuration signifiante de l'existence.
On aurait affaire à une logique symbolique là où, dans le langage, serait
assumée l'ouverture du signifiant ; là où, à contre-pente dogmatique, les
expressions religieuses seraient reçues comme des représentations régulatri¬
ces d'un à - penser, assumées par des interprétations déliées de l'allé¬
geance doctrinale sinon doctrinaire. Tandis que l'idéologique, comme le
lien « dogmatique », désigne l'assignation et l'assujettissement à un ordre
fixe de représentations tenues pour l'écho d'un réel intangible, le symboli¬
que, lui, désignerait une disposition herméneutique, la possibilité de
l'épreuve d'une subjectivité en travail de signes et d'interpréter ; la condi¬
tion d'un sujet pour lequel l'appartenance institutionnelle est condition¬
nelle seulement et le symbole la source d'un à penser.
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II

Comme il a été suggéré, il est loin d'être rare que, dans les études c
temporaines sur la croyance, se retrouve le préjugé tenace de l'opposit
entre raison et non-raison (absurdité ou déraison). Parler de croyance d
gnerait une quasi possession par des représentations soustraites à toute
boration, dont l'ojectivité serait institutionnelle, et la logique idéologiq
Croire serait d'un captif : le croyant ne pourrait croire que ce qu'une in
tution délimite comme croyable ; en particulier, il ne croirait que ce que
position sociale et les intérêts qui s'y rattachent lui recommandent
croire.

Ce noyau de plusieurs théories, savantes ou « spontanées », se don


généralement comme le corrélat d'une démarche impartiale d'objectivat
se devant de mettre entre parenthèses la question de la vérité. Pour une t
démarche, la vérité est considérée comme l'accent d'une croyance collan
ce qu'elle croit ; elle désigne avant tout une caractéristique subjective
« sincérité » du croyant, éventuellement gagée sur le croyable disponi
dans une société donnée. Malgré l'intention de réduire ainsi la prétent
normative des systèmes de représentations étudiées, l'objectivat
parvient-elle à prendre assez de distances par rapport à certaines conc
tions « indigènes », historiquement et institutionnellement déterminées
Assurément, l'objectivation de la croyance vient aisément à b
d'une conception volontariste et héroïque de Γ«acte de foi » , de mê
que de certaines approches plus ou moins phénoménologiques tenant
croyance pour le retentissement subjectif d'une expérience fondamental
immédiate, l'expérience d'une dimension profonde du monde d
laquelle, sans médiation, se découvrirait le sacré. On peut néanmoins
demander si, soulignant au contraire le poids institutionnel des médiatio
l'objectivation ne contribue pas, par un effet imprévu, à rendre norm
sinon normative, une modalité historique particulière de la croyance q
conformément à un usage kantien, on peut appeler « dogmatique ».
La question posée va au-delà du problème de la justesse analytique
modèles proposés ; compte tenu du crédit social accordé à la percept
savante des phénomènes, la question engage une réflexion sur les con
quences de cette perception qui sont en particulier de rendre les transf
mations contemporaines du croire mal pensables, voire peu légitimes.
A titre d'illustration de la situation ainsi créée, on peut évoquer
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tiens usent du vocable de « symbole » pour désigner le statut métaphorique


des énoncés cardinaux du christianisme, refusant ainsi une allégeance dog¬
matique et institutionnelle en faveur d'une adhésion plus réfléchie. « Cela
me gêne, écrit cet auteur, que Dieu devienne un symbole » (p. 186). Il
oppose à ce qui lui paraît un aggiornamento douteux « le besoin d'absolu »
et de rites que pourrait assouvir seule une « croyance elle-même absolue »,
dût le prix à payer être le fanatisme « qui est à la foi ce que la jalousie est à
l'amour : son grossissement agressif ». A bien l'examiner, le propos
s'avère contradictoire puisque d'une part il oppose à l'affadissement
symbolique la rigueur doctrinale et que d'autre part il prône, en face du
fanatisme somme toute normal de la position croyante, l'attitude de tolé¬
rance dont il se réclame lui-même. Tout se passe comme si le croyant était
ainsi enfermé dans une situation de « double bind », devenant suspect ou
de trahir sa foi ou de trahir l'idéal humaniste de tolérance.

On ne cherchera pas ici l'explication d'un tel propos. Il suffit de le


tenir pour l'indice d'un préjugé fixiste tenace, à l'œuvre dans l'effort pour
reconduire la croyance à un état supposé normal : un état où la croyance
avait pour elle l'évidence de l'institution qui l'imposait. L'imparfait de
l'expression, toutefois, traduit mal la présupposition d'un passé essentiel,
tenu pour la réserve archétypique de toute variation présente. Que le pré¬
sent paraisse trop différent du passé supposé, alors, à défaut d'être tenue
pour une loi d'intelligibilité, la loi du passé sera tenue pour le fondement
d'un quasi verdict condamnant le présent en raison de son écart par rap¬
port à l'essence.
C'est ainsi qu'un autre auteur, écrivant dans la même collection des
« Ce que je crois », C. Imbert 6, déchiffre la situation présente à la lumière
d'une époque révolue de croyances partagées (grâce auxquelles, nous est-il
dit, le monde était rendu familier et rassurant) ; hors d'une impossible
répétition de ce passé, il n'y aurait que sécularisation, presque synonyme de
dévoiement ; hors le dogme - qui pour notre auteur semble se résumer à
« l'idée essentielle d'un jardin d'Eden initial d'où l'homme aurait été
chassé par la chute du péché originel » - , on n'aurait plus affaire qu'à des
« gnoses de plus en plus acrobatiques » à partir du texte biblique (p. 102).
On pourrait certes décider de ne pas faire trop de cas de tels propos en
arguant du caractère peu scientifique des objectivations auxquelles ils se
livrent ; encore faudrait-il être certain que, de ces propos à des propos
savants, il y a solution de continuité, et non d'incessants échanges et une
inspiration continuée.
Or on peut faire l'hypothèse qu'il y a continuité et que sondages et
enquêtes sont un chaînon important de l'échange des points de vue plus
savants et des points de vue plus communs. Plus exactement, on peut faire
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est de science et ce qui n'en n'est pas. Si des esprits cultivés continuen
définir la croyance à partir d'un état pré-kantien des relations entre ph
sophie et théologie sans soupçonner qu'une lecture puisse considére
texte biblique comme une réserve symbolique, les sondages renfor
l'évidence cultivée dans leur attachement à cerner la croyance à pa
d'items qui sont des stéréotypes. Ce faisant, et c'est le plus notable, les
dages, renforcent un code historique de définition institutionnelle d
croyance dans la mesure où ils ne parviennent pas à rompre avec le mo
catéchétique d 'inculcation des assertions dogmatiques ; avec le jeu régl
questions et de réponses auquel s'est longtemps et souvent réduit le c
chisme, jeu au terme duquel le croire se devait de coïncider avec l'acqu
cement à des propositions fixes - car fixées - tenues pour vraies abs
ment - c'est-à-dire pour soustraites à la discussion. Au terme d'un te
catéchétique, le croyant se voyait reconnaître la qualité de fidèle, fid
Dieu moyennant sa fidélité à l'endroit de l'institution garantissant l'ab
lue vérité des propositions dogmatiques.

Dans la plupart des sondages, les items proposés à l'enquêté sont


cristallisations ou des échos de formules concacrées, c'est-à-dire institu
Au reste, à en juger à la lumière des commentaires que ces sondages in
rent, on semble surtout attendre d'eux qu'ils révèlent des « niveaux »
tôt que des modalités de croyance. Une interprétation en termes de mod
tés pourrait marquer ses distances vis-à-vis d'un modèle normal - v
secrètement normatif - . Au contraire, parler de « niveaux » consacr
privilège critériologique d'un point de vue orthodoxe en pratique et em
che d'aborder la question de la croyance autrement qu'en termes de déf
tion institutionnelle alors même que l'affaiblissement de l'emprise ins
tionnelle est généralement perçu. Tout se passe, pour les commanditair
enquêteurs, comme s'il y avait une unique manière de croire, dont il
aurait à étudier que les fluctuations dans le temps et les variations dan
différentes régions de l'espace social ; et lorsque la question se pos
l'interprétation des réponses témoignant d'une sélection opérée parm
divers items classiques, on met plus souvent en avant une diminution d
foi ou un moindre crédit de l'institution que la manifestation d'une a
manière de croire. Autrement dit, les réponses « moyennes » sont inter
tées à partir des réponses témoignant de l'adhésion la plus forte : on
juge que celles-ci correspondent au régime normal d'une croyance fe

Peut-être alors n'est-il pas exagéré d'avancer l'idée que, dans un


texte tout autre, où l'intention de connaître a supplanté l'intention
départager, une procédure ancienne se répète : l'imputation au grand n
bre d'une foi « implicite » destinée et à sauver la fiction d'une croy
commune et à confirmer l'excellence de la foi « explicite ». L'attributi
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 279

dence la plus exacte possible - partant la plus rare - entre l'extension des
choses crues et la délimitation institutionnelle du croyable. Poser la foi
explicite comme la fin de la foi implicite, subordonner la première à la
seconde, permettaient d'expliquer l'une à partir de l'autre comme,
aujourd'hui, le croire déviant, identifié à un croire moins, est perçu à partir
de l'idée d'un croire parfait et d'une coïncidence entre le croire et le credo.
Par là, le phénomène de Y autrement croire peut-être considéré comme
secondaire et non comme la récurrence d'une dissidence coextensive à
l'empire même de la vérité chrétienne.

III

Dans la littérature la plus savante consacrée à la croyance se laissent


également découvrir des traces de l'option en faveur d'un modèle tradition¬
nel, supposé correspondre à une unité indissociable de la croyance et de
Y obéissance. Aucun chercheur ne présente ce modèle comme un modèle
normatif en droit ; néanmoins, dès lors qu'il est utilisé comme référence
pour l'analyse, l'enquête savante ne contribue-t-elle pas, à son corps défen¬
dant même, à « invisibiliser » des phénomènes différents ; et, comme il n'y
a pas loin de la visibilité à la légitimité, l'invisibilisation résultant du pré¬
supposé d'un état « normal » ne contribue-t-elle pas à renforcer les préten¬
tions institutionnelles normatives quoi qu'on pense d'elles par ailleurs, et
même si on les trouve abusives ?

L'étude classique de J.-P. Deconchy sur « l'orthodoxie religieuse »7


est à cet égard un bon terrain pour l'observation d'insidieuses interférences
entre préjugé d'un état normal et jugement normatif ; un bon terrain en
raison même de la rigueur de l'objectivation scientifique qui s'y manifeste.
Dans cette étude sont clairement énoncées les propriétés d'un modèle
« normal » de la croyance. Le sujet de la croyance serait à appréhender
moins comme un sujet donnant ou reconnaissant certaines valeurs à des
propositions religieuses que comme un sujet formé à reconnaître dans
l'acquiescement à des propositions données valeur d'emblème de son
appartenance institutionnelle. L'adhésion cognitive importerait moins que
Y adhésion groupale. Selon le modèle proposé, l'appartenance est cause de
la croyance. Cause « matérielle » : on croit parce que l'on a appris dans un
certain contexte institutionnel ce qu'il faut croire ; cause « formelle » : on
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La valeur théorique d'un tel modèle implique que la proposition


gieuse ne soit pas étudiée comme un matériau symbolique, moyen poss
d'une identification et d'une reconnaissance de soi ; elle est - ou m
n'est que - ce qui décide de l'appartenance : « un régulateur de l'appar
nance au groupe - église » écrit J.D. Deconchy. Une certaine liberté in
prétative est certes concédée au sujet ; mais cette liberté est supposée
s'exercer que dans des limites fort strictes ; l'institution est juge de l'acc
table. S'il en est ainsi c'est que, pour le psycho-sociologue, l'obligation
chacun se trouve de s'en remettre au groupe est liée à une caractéristi
essentielle de la proposition religieuse : celle-ci ne serait faite que de « c
tenus irrécupérables par ce que, dans la culture occidentale, on appell
raison de type hypothético-déductif et expérimental » (p. 31). Sa valeur
viendrait donc d'ailleurs, en l'occurrence du groupe où elle a cours
groupe se voit ainsi investi d'une capacité : résoudre « l'insoluble confli
la portée informationnelle (supposée a priori) et de l' irrécupérabi
rationnelle de la proposition religieuse » (p. 32). L'impossibilité de pr
ver cette capacité contraindrait en quelque sorte quiconque à conférer
groupe un crédit illimité, à la mesure de ce qu'il est supposé pouvoir fa
de la compatibilité qu'il est supposé garantir.

Encore une fois, par conséquent, l'effacement d'une position her


neutique possible du sujet, au profit d'une définition institutionnelle,
rien d'accidentel. S'il en est ainsi, c'est que, compte tenu de la définitio
la proposition religieuse, il est impossible pour quelque sujet que ce soi
la tenir pour une instance signifiante. L 'espacement du signifiant, ou
ouverture, condition d'un interpréter non feint (non réduit en particuli
l'allégorie) est ce que, selon le modèle proposé, l'institution ne peut s
frir ; ce contre quoi elle lutte en imposant un principe de clôture can
que, afin de conjurer la menace d'un suspens du sens, et d'un indéfin
l'interprétation. Faute de portée sémantique, une proposition religi
n'aurait de crédit que ce que lui prêtent les autres propositions ; ma
vérité de toutes n'étant constituée de la vérité d'aucune en particulier, f
serait de suspendre la vérité du canon à la vérité de l'institution. Du
d'un vide sémantique jugé intrinsèque, il serait de la nature de la prop
tion religieuse de pointer vers le plein du corpus et vers le plein du grou
l'un et l'autre incarnés dans le chef doctrinal d'un magistère. Autremen
encore, la nécessité de l'incorporation groupale et de l'investissement d
matique serait inscrite en creux dans la vacuité sémantique constitutiv
la proposition religieuse.

Le concept d'orthodoxie, dans l'étude de J.-P. Deconchy, p


s'appuyer sur les résultats de diverses expérimentations psycho-social
toutes donnent raison à la vision des choses à laquelle renvoie le conc
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 281

tromper. Ce rapport orthodoxe à l'institution est simultanément rapport


au langage, dont l'organisation, en régime d'orthodoxie, équivaut à une
« enceinte verbale protectrice » : le sujet y trouve de quoi produire des
énoncés conformes. Enoncés conformes, mais non invariants car, en situa¬
tion d'orthodoxie, les sujets se révèlent prêts à remettre en cause ce qu'ils
disent croire à la suite des interventions autorisées des représentants de
l'institution.

La qualité des expérimentations étayant la validité du concept d'ortho¬


doxie ne nous paraît guère discutable. Reste un problème relatif à la portée
de ce concept.

Empruntant à P. Bourdieu une expression qui lui est chère, nous


dirions qu'il s'agit, du point de vue « critique » qui est le nôtre, non de
réfuter l'objectivation et l'explication psychosociologique de conduites
orthodoxes aboutissant à la définition d'une logique orthodoxe, mais
à' objectiver cette objectivation 8 pour en souligner les limites. Précisément,
chez P. Bourdieu un des exemples favoris, repris de Wittgenstein, de cette
nécessité d'objectivation « critique » est l'emploi du terme de « règle » 9,
paradigmatique de toute objectivation positive, ou de premier degré, en
sciences sociales. En quel sens dit-on d'un phénomène qu'il est régulier ?
On peut imaginer une série d'interprétations, de la plus « réaliste » à la
plus « nominaliste ». La première fait de la règle une hypostase, un sujet
tout-puissant derrière les phénomènes. La seconde conçoit la règle comme
l'artefact d'une explication se reconnaissant telle, et non comme le dévoile¬
ment de l'être même des choses. Semblablement, le concept d'orthodoxie
s'offre à une double interprétation possible : ou bien il désigne une loi de
fonctionnement de la croyance, et le concept est cœxtensif au phénomène
de la croyance ; ou bien sa compréhension est limitée à une classe seule¬
ment de phénomènes, celle-ci fût elle la plus étendue ; dans ce cas, on
s'oriente vers la construction d'une typologie dans laquelle le concept
d'orthodoxie est un pôle couplé à un autre pôle.
L'ouvrage de J.P. Deconchy fournit des arguments à une interpréta¬
tion nominaliste ; partant, il suggère l'existence d'un pôle complémentaire
(du point de vue de l'explication). En effet, il est affirmé que l'orthodoxie
n'est qu'une tendance possible du groupe-église, l'autre étant « la tendance
à Γ auto-destruction par un retour coûteux et impossible au messianisme de
ses origines » (p. 40) ; d'autre part, à l'occasion d'une expérimentation
destinée à mettre en lumière le phénomène de « proximité des
intégrismes », l'auteur signale la possibilité d'une attitude « libérale ».
Cherchant à étudier l'influence de l'autorité institutionnelle sur
l'adhésion croyante, l'auteur constate que le sujet orthodoxe reste ortho¬
doxe après l'intervention d'un représentant de l'institution ; il reste formel¬
282 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

croyance en a été changé. Ce à quoi il disait croire et ce dont il faisait o


gation aux autres « fidèles » de croire, il n'y croit plus mais continue
faire obligation aux autres ; simplement l'obligation est de n'y plus cro
Le ton reste donc le même, quel que soit le contenu de la croyance : le
de l'intransigeance, tellement manifeste qu'il semble consacré le bien-fo
d'une définition de la croyance qui implique la mise à l'écart de l'hypoth
d'un rapport symbolique possible ; la mutabilité des contenus ou représ
tations de la croyance serait une confirmation majeure du vide sémanti
de la proposition religieuse ; l'impossibilité de faire sens entraîner
l'impossibilité d'un rapport d'appropriation sémantique ; mais c'est
précisément, que résiderait la possibilité, voire la nécessité de la conf
mité, seule garantie formelle d'une croyance bien placée. Pourtant, l'hyp
thèse d'une autre modalité de croyance est présente dans le texte ; moda
réelle, et non fruit de l'imagination de quelque sujet malheureux de
croyance ; modalité consistante, puisqu'un sujet libéral, admettant qu
peut croire autrement ou autre chose que lui sans cesser d'être membre
l'Eglise persiste dans cette attitude alors même que sa croyance aurait
d'autres représentations sous l'influence du centre programmateur. Il
vrai, l'hypothèse de la possibilité du libéralisme n'est pas davantage exp
rée ; elle reste marginale et n'est définie que négativement, par référenc
l'orthodoxie ; que des sujets - et peut-être des groupes - libéraux exist
dans le champ religieux, qui ne soient pas attachés principalement à la c
formité, exigerait une définition positive ; malgré l'absence de cette défi
tion, la place du libéralisme dans le champ religieux devrait, en princi
prévenir toute assimilation ultime de la croyance à l'orthodoxie. Les p
nomènes de croyance sont plus divers qu'on ne pense ; certains, on l'a
avec le libéralisme, invalident l'interprétation la plus réaliste dii conc
d'orthodoxie sans pouvoir servir de prétexte à un refus de toute valeur à
concept.

Comme le libéralisme, le messianisme se voit attribuer une certa


place ; mais là encore, l'attention qui lui est consacrée est trop fugit
pour empêcher la construction théorique du concept d'orthodoxie de re
ser sur des prémisses « réalistes ». L'existence du messianisme sem
étrangement labile, fragile et éphémère, même si elle est intense. Le mess
nisme est désigné comme « cri », protestation incapable de donner na
sance à un type stable concurrent ou complémentaire du type de l'orth
doxie.

C'est donc l'interprétation la plus réaliste du concept d'orthodoxie


paraît l'emporter. Le messianisme, par exemple, ne semble port
d'aucune alternative institutionnelle, d'aucun possible utopique. Le « cr
auquel il se réduit est incapable d'entamer le mutisme foncier du su
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 283

mier, revient donc, selon le modèle proposé, à une institution dotée d'attri¬
buts de toute puissance.
Le modèle théorique confirmerait ainsi, tacitement, un préjugé cou¬
rant concernant l'institution, non moins tenace que le préjugé antagoniste
de la liberté individuelle. C'est sans doute que le terme d'institution est
équivoque et que, avant d'être sociologique, il est « indigène » 10. Il est fré¬
quent que des catégories sociologiques, au premier rang desquelles le terme
d'institution, aient été précédées par des expressions juridiques destinées à
la mise en forme et à la légitimation du pouvoir. Des fictions juridiques à
des hypothèses sociologiques, la rupture épistémologique serait moindre
qu'il conviendrait en sorte que le sociologue, alors même qu'il estimerait
pouvoir objectiver l'institution, serait malgré lui souvent entraîné, par le
poids des catégories héritées, à redoubler le point de vue du pouvoir. De
fait, conflits, dissidences, innovations marginales etc. trouvent rarement
grâce aux yeux de l'analyste, si bien que le point de vue institutionnel se
trouve indirectement renforcé : l'analyste se condamne à ratifier la préten¬
tion institutionnelle à tout régler sur son domaine.
Il arrive certes que l'on vienne à soupçonner l'équivoque de cette situa¬
tion ; mais le soupçon donne matière à excuse plus qu'à une révision de la
définition de l'objet d'étude. Ainsi J.P. Deconchy conclut-il un récent arti¬
cle sur « vérité et orthodoxie » 11 avec le « rappel qui s'impose. D'une part,
il est des sites non-orthodoxes - au sens que l'on a donné à ce terme - où
il est possible de chercher la vérité (pour des raisons conjoncturelles, par
disposition affective personnelle ou par option clairement définie). Et
d'autre part, l'emprise orthodoxe elle-même, dans l'instant de son exercice
et de son déploiement, est traversée par des forces de contre-emprise qui lui
sont antagonistes... » (p. 30-31).
Le scrupule théorique, ici, s'ajoute à un usage sans le modifier.
L'usage savant ne remet guère en cause l'usage indigène ; il n'en diffère
que parce qu'il recèle une évaluation contraire, négative, des droits de l'ins¬
titution ecclésiale. Impliquant une vision uniforme et fixiste des choses
sociales, le concept d'orthodoxie entérine une vision du sujet comme assu¬
jetti, captif institutionnel, pris dans les rets d'un langage impersonnel. En
matière de langage aussi, en effet, l'approche savante décalque bien plus
qu'elle ne déplace la compréhension officielle, institutionnelle, du langage.
Ce qu'un auteur comme J.P. Deconchy appelle « doxème » ressemble for¬
tement à ce que l'institution propose comme « dogme », formule-fétiche
supposée avoir un sens complet en elle-même, en sorte que point ne paraît
encore utile de savoir comment un sujet l'entend, ou comment il dit croire
ou ne pas croire tel énoncé, devant lequel il lui est simplement demandé de
284 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

Placé expérimentalement devant une série de doxèmes comme « D


est créateur », « Dieu exige qu'on lui obéisse », « l'ignorance est péch
« Dieu enverra son Messie » etc., le sujet est déjà mis en condition d'ort
doxie, et il n'est plus très surprenant que l'analyste ne recueille que
échos d'une telle condition ; cependant qu'il estime avoir affaire à des c
firmations de la justesse de son modèle.
L'enquêteur, pourrait-on dire alors, succède au catéchète d'an
dans la mesure où, pas plus que celui-ci, il ne s'attend à une initia
sémantique, interprétative, du sujet d'étude ni, par conséquent, ne fac
son expression. Le constat qu'il fait d'une quasi aphasie du sujet orthod
se trouve ainsi complémentaire du rappel à l'ordre dogmatique auquel,
l'a vu, il arrive que le non-croyant lui-même soumette le croyant comm
une loi quand le croyant, lui, entend dire quelque chose qui fasse sens p
lui et nomme « symbolique » le jeu d'une énonciation liée et déliée à la
par un langage aux potentialités métaphoriques.

IV

Ce sujet croyant, mais répugnant à l'étiquette, savante ou n


d'orthodoxie, tente parfois de se prouver ou de prouver à ses détracteu
qu'il n'est pas piégé par l'institution religieuse ni enfermé dans « l'encei
verbale » aux frontières desquelles elle veille. C'est ainsi que, en mili
chrétiens, on s'est parfois plu à parler de « dialogue » entre chrétien
non-chrétiens, représentant, le plus souvent, le point de vue des scien
humaines. On a parlé de « dialogue » entre la foi et les sciences humai
Or, s'agissait-il bien de « dialogue » ? Structurellement, il n'y a dialo
que dans des conditions fort strictes 12 en particulier lorsque des énon
tions alternent et lorsque la coénonciation qui lie les partenaires leur
obligation de chercher à s'entendre sur la référence de leur débat. Pouv
on et peut-on parler de dialogue quand l'enquêteur d'aujourd'hui, aprè
catéchète ou le confesseur d'hier, ne cherche qu'à amener l'autre au sav
auquel il prétend et qu'il prétend détenir sur son partenaire ?
De même qu'on parlait de dialogue, il était bienséant, pour des rais
similaires aux précédentes, de parler du doute comme d'un moment d
foi, et comme de la preuve de son non-dogmatisme. Or, comme dialo
encore, « doute » était une expression pratiquement malheureuse, tém
gnant d'une méprise grave concernant les conditions pragmatiques
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 285

dit qu'il croit, de l'oreille d'un autre supposé savoir qu'il n'y a de foi que
dogmatique et que la référence du langage religieux n'est que pseudo¬
référence ; que le sens prétendu est absurdité, mesuré au sens plein prêté
aux énoncés scientifiques.
Dire que l'on doute, quand on est croyant, c'est exprimer que l'on
donne raison au point de vue de l'autre quand cet autre n'envisage pas la
possibilité d'un discours religieux qui ne soit pas « réaliste » ou ontothéo-
logique, ni la possibilité de définir la référence de ce discours autrement
qu'en termes de surnature, suressentialité etc. Dire que l'on doute, c'est
donc confirmer le bien-fondé d'une définition de la condition orthodoxe
et, face au point de vue orthodoxe, plaider à moitié coupable. Le sujet du
doute, face à l'autre qu'il crédite du savoir de ce que ne peut pas ne pas être
la croyance, illusion, superstition ou dogmatisme, s'accroche à une posi¬
tion dogmatique et tente de la rendre acceptable en usant d'une catégorie,
celle de « doute », qui ne vaut que dans le champ de l'avancement métho¬
dique de thèses scientifiques. Le sujet croyant tente alors de jouer sur
l'équivoque de croire : croire au sens d'opiner, en l'absence de preuves (ce
pourquoi il dit qu'il doute) ; et croire, quand l'absurde est du côté de l'idée
d'une preuve possible.
Doutes et dialogues nous intéressent ici en tant que témoins d'un pro¬
blème plus général : celui de la rencontre de deux langages dont l'un pré¬
tend faire de l'autre son objet. C'est le problème de l'opération métalin-
guis tique et de la définition de sa portée, dont dépend le sens et la manière
de l'objectivation du sujet croyant. Lorsqu'un concept comme celui
d'orthodoxie prétend valoir comme loi de fonctionnement du langage reli¬
gieux tout entier, une décision a été prise en ce qui concerne la circonscrip¬
tion scientifique du domaine du sens et concernant la délimitation, for¬
melle en apparence, institutionnelle et historique en réalité, des énoncia-
tions recevables. C'est dire que les limites d'un rapport métalinguistique
ont été transgressées et qu'un jugement normatif peut alors s'exercer à
rencontre d'un « langage » qui, d'être invalidé dans sa prétention à énon¬
cer un sens de réalité différent, cesse d'être traité comme un langage. Lan¬
gage déchu, anonyme ; collection hétéroclite de doxèmes abstraits, incapa¬
bles d'être portés ou repris dans une énonciation vive, celle d'un sujet
sachant faire la différence entre vérités scientifiques et vérité
métaphorique 13, le langage religieux, ainsi délesté de la possibilité constitu¬
tive de tout langage de faire sens pour un sujet, ne se voit concéder comme
poids de réalité que la réalité brute ou l'arbitraire nu de quelque pouvoir
institutionnel.

L'ombre de l'idéologie et l'idée contradictoire d'un langage néces¬


saire, dont la nécessité serait le fruit du pouvoir le plus implacable, ne ces¬
286 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

moins du minimum d'écart compatible avec la reproduction institution¬


nelle moyennant la réduction du signifiant à la fonction d'assignation du
sujet à la loi de l'institué.

En regard des difficultés que recèle l'objectivation de la croyance ou


certaines de ses contestations par des croyants, il conviendrait de prêter
attention à la manière dont, dans les « Leçons sur la croyance
religieuse » u, Wittgenstein contribue à définir les rudiments d'une déonto¬
logie de la rencontre entre sujet de croyance et sujet de connaissance lors¬
que celui-ci s'efforce de faire de celui-là un objet à connaître.
Selon Wittgenstein, une telle rencontre se voit menacée par deux dan¬
gers. L'un, celui de l'arrogance ; l'autre, celui de l'apologétique. « Y? arro¬
gance » est du côté de l'analyste dans la mesure où il lui est difficile
d'adopter comme régulateur de la pratique savante l'objectif suivant : ne
dire, du discours d'autrui, que ce dont autrui lui-même pourrait convenir.
Or c'est bien cet objectif que paraît mettre en valeur Wittgenstein lorsqu'il
écrit : « Si (à propos de l'expression : « l'œil de Dieu voit tout ») je dis
qu'il - c.à.d. celui qui en fait usage - a employé une image, mon inten¬
tion n'est pas de dire quoi que ce soit que lui-même ne dirait pas ». Un tel
objectif suppose l'existence d'un sujet capable lui aussi de l'opération
métalinguistique qu'effectue le savant ; elle présuppose que, pour le
croyant, l'énoncé ne soit pas une formule absolue, définitive et définitive¬
ment scellée. Cela revient à supposer que, capable de formuler des images
équivalentes, le sujet croyant puisse s'engager dans un travail dont la con¬
dition de possibilité est double, côté signes et côté réfèrent. Le réfèrent doit
être (ou être tenu) pour ouvert, non entièrement déterminé ; d'autre part,
les signes doivent être considérés comme ne référant qu' obliquement, et
non par désignation ou nomination directes et transparentes, moyennant
une série indéfinie d'interprétants.
Le second danger est celui de « l'apologie » et se situe du côté du
croyant qui refuse d'admettre que son langage a d'autres caractéristiques et
répond à d'autres contraintes que le langage de science. C'est le danger ou
du moins l'écueil de la « superstition », chez « ces personnes qui font de la
croyance une question de science » et veulent prouver là où le jeu de la
preuve est déplacé, sans objet. Selon Wittgenstein, on ne peut dire de la
superstition qu'elle est fausse : ce serait aligner la logique religieuse dont
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 287

elle est une sorte de dévoiement sur la logique de l'assertion scientifique ;


on dira donc plutôt qu'elle est « ridicule » en ce qu'elle procède d'une
méprise sur les conditions normales d'emploi du terme et des formes de la
preuve. Il est en ce sens ridicule de vouloir prouver sa croyance en invo¬
quant de soi-disant preuves auxquelles manque le caractère de ce qu'on
entend d'ordinaire par là.

Le propos de Wittgenstein n'implique cependant pas que si la


croyance peut virer en superstition, toute croyance doive être identifiée à la
superstition. Si, pour reprendre un de ses exemples, il est superstitieux de
croire en la Résurrection non seulement quand on y croit comme à un évé¬
nement prouvé mais encore quand on y acquiesce comme à un événement
« possible » (la probabilité étant elle-même affaire de science non de
croyance), il serait « arrogant » d'y voir un non-sens ou, de façon plus
polie, une simple « opinion ». Pourquoi, en effet, « n'y aurait-il pas une
forme de vie qui trouverait son point culminant dans une profession de
croyance en un Jugement dernier ? ». Wittgenstein suggère en ce point que
l'arrogance pourrait être évitée si, au lieu de débattre avec le superstitieux à
propos de la question fascinante de ce que doit être le réel supposé corres¬
pondre à une expression isolée, on consentait à s'intéresser à Y emploi d'une
telle expression et à envisager qu'elle prenne sens par rapport à une forme
de vie ou d'engagement spécifique. Une expression brute, un énoncé isolé
souffrent en effet d'un défaut de signifiance (non, comme le disent par¬
fois les positivistes, de radicale insignifiance), la signifiance se montrant
dans l'emploi de ce qui est dit plus que dans le dit lui-même. Autrement dit,
le sens a pour condition une énonciation au moins virtuelle ; par consé¬
quent, si faute il devait y avoir dans l'acquiescement croyant à un énoncé
particulier, faute aussi il devrait y avoir dans la demande adressée à
quelqu'un de répondre à cet énoncé comme s'il s'agissait d'un énoncé com¬
plet, nanti de ses conditions pragmatiques et sémantiques d'emploi. La
faute, à en juger d'après la démarche de Wittgenstein au long de ces
« Leçons », est avant tout un défaut de patience. La. patience est une forme
de respect du temps de l'autre, car le temps permet la manifestation de ce
qu'il fait avec ce qu'il dit : c'est ainsi qu'il se peut que quelqu'un disant
croire en un Jugement dernier montre par là qu'il se sent irrévocablement
et éthiquement engagé, par-delà les bornes et limites de sa vie et de son inté¬
rêt biologiques.
Un des propos de Wittgenstein n'est pas sans évoquer une situation
d'enquête assez commune lorsqu'il imagine la scène suivante : « supposez,
écrit-il, que l'on me dise : « à quoi croyez-vous... ? Savez-vous si vous sur¬
vivrez à la mort ? Franchement je répondrais : je ne peux rien dire... Et
cela parce que je n'ai pas une idée claire de ce que je dis quand je dis : « je
288 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

vérifier l'aptitude de l'enquêté à considérer la demande de l'enquêt


comme de peu de conséquences...
Ne rien pouvoir dire, du fait de ne pas avoir une idée claire : le pro
de Wittgenstein est surprenant et égarant et sans doute faut-il sur ce p
rappeler le constant refus du mentalisme par le philosophe. Ce r
s'exprime dans les « Leçons sur la croyance religieuse » : « Une croy
n'est pas analogue à un état d'esprit momentané ». Autrement dit, le
d'une croyance ne peut que se donner à lire, à entendre, sinon même à
dans les propos et les actes du croyant. Le croyant, par conséquent, n
trouve pas par rapport à soi dans une situation différente de celle de
conque par rapport à lui : la critique de l'objectivation ne saurait serv
réhabiliter l'idée d'un sujet maître de ses représentations et leur seul ju
Le rapport à soi ne fait pas exception à la condition générale de tout
gage ; cette condition est dialogique 15 et elle doit être tenue pour fon
mentale sous peine d'opposer aux règles en vigueur dans un groupe do
la fiction d'un langage privé. Wittgenstein, quant à lui, ne cesse de rép
que pour ego la capacité de reconnaître deux représentations comme ide
ques - condition d'une expérience cohérente - suppose la média
d' autrui ; le tiers - représenté par une communauté de sujets parlant
est seul garant de toute supposition valide d'identité en l'absence de ra
dernière. Dans le cadre de l'exercice du langage, public par définitio
serait absurde de chercher une raison à l'emploi d'un mot ou d'une exp
sion, sous peine de succomber à cette autre fiction d'une sortie du lang
qui pourtant ne nous priverait d'aucun des repères que configure le lang
mais qui au contraire nous les ferait « trouver » comme des états de ch
absolus ; comme des absolus de sens qui, cependant, et contradict
ment, seraient muets.
Du fait de son insistance sur les conditions publiques de l'acte de
gage, on se méprendrait sur la portée des analyses de Wittgenstein si, s
prétexte que le concept de règle se trouve par lui compris à partir du r
du paradigme juridique (la règle explicite, partie d'un code faisant loi
voulait défendre la thèse d'un Sujet assuré de soi et du sens de ses expér
ces les plus intimes. Le refus de l'objectivation de la croyance ne peut d
justifier qu'on fasse de la croyance un état du soi, comparable à une d
leur ou une émotion. La grammaire de croire n'est pas celle de « avoir
à la tête » même si, comparée à l'expression : « je sais... », elle semble
rapprocher.
Reste donc à penser ensemble langage et lien social, ou institut
sans subordination du premier au second. Considérer le concept de règ
partir d'une pratique langagière et des formations grammaticales réguli
sans lesquelles nul langage ne serait possible n'implique donc nul déd
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 289

ment, qui sont moins que du langage - et ses usages sociaux spécifiques
devrait éviter de réduire la pluralité des usages - ou « jeux de langage » -
à un seul type, fût-il scientifique et freiner l'escalade dans l'abstraction
conceptuelle et dans la substantivation de certains termes, jusqu'à en faire
des hypostases : règle et institution seraient tout particulièrement soumis à
de telles opérations indues. J. Bouveresse dégage clairement les implica¬
tions de la discussion du concept de règle lorsqu'il écrit : « Dans l'activité
que nous appelons suivre une règle s'exhibe de façon particulièrement évi¬
dente et déconcertante ce que nous pouvons appeler... « la co-présence
déterminée singulière » de la nature et de l'artifice (l'arbitraire, la conven¬
tion, l'institution etc.), de l'initiative et de la passivité, de la décision et de
la contrainte, de la détermination et de l'indétermination. Ce que Wittgens¬
tein nous montre, c'est précisément qu'aucune analogie empruntée à un
domaine quelconque ne peut rendre plus déterminés et plus transparents
ces phénomènes singuliers » l6. Ainsi du rapport à la règle, ainsi peut-être
du rapport à l'institution.

VI

Souligner, comme nous souhaiterions le faire à présent, que le sujet de


la croyance est un sujet parlant ; que sa croyance a d'abord à voir avec
l'exercice le plus ordinaire de l'acte de parole et qu'il n'a affaire à l'Institu¬
tion (avec majuscule de majesté) qu'à travers le fantasme d'une sorte
d 'absolution de quelque mal parler ou d'un mal de parole, ce n'est pas,
encore une fois, plaider de manière détournée pour l'autonomie du sujet,
pour un sujet délié de toute attache sociale. Le langage lui-même est d'insti¬
tution ; mais il est instituant non moins qu'institué. De plus, il en va du
concept d'institution comme de tout autre concept, utile à condition qu'on
en respecte les « bords flous » et qu'on évite ainsi d'en faire un signifié
superlatif, un réfèrent omniprésent et omnipotent.
Pour Wittgenstein, dont le pragmatisme est à juste titre rapproché par
J. Bouveresse de celui de Peirce, définir la philosophie comme une recher¬
che « grammaticale » a pour but de couper court aux tentations de l'intui-
tionnisme et du mentalisme. Ce n'est nullement perdre de vue les condi¬
tions sociales de l'exercice du langage car c'est Y ouvert même de la signi-
fiance qui en appelle, complémentairement, à des régulations sociales. Le
refus d'atomes et d'absolus sémantiques, de « signifiés terminaux » va,
290 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

dans la mesure où un signe n'est pas rapport absolu à une chose. P


s'entendre supposent certes une circonscription du dicible ; mais on
partir d'une indétermination première qui définit le régime mêm
signifiance et inclut la possibilité de régression à l'infini dans le dom
l'explication, du commentaire, et probablement aussi de l'analyse m
guistique. En revanche, on peut parler parce que la « régression pot
est suspendue, dans la réalité, par l'existence d'une pratique sign
par des conduites institutionnelles, des usages, des coutumes » 17 .
De telles considérations ne sont pas étrangères à la croyance c
permettent de localiser la source de cette dernière dans un certain r
au langage. Elles permettent d'éviter de faire de la croyance l'exp
d'une déraison, mais engagent au contraire à voir en elle le double d
de parole.
Ce lien de la croyance et de la condition symbolique géné
l'homme a été mis en relief par Lévi-Strauss à propos du terme
« mana » 18. Cet auteur, en effet, ne définit pas ce terme à partir de q
pouvoir de désignation, à partir de la référence qu'il est supposé eff
une propriété magique des êtres et des choses, puissance magique l
eux et dans l'utilisation de laquelle la religion trouverait sa raison d
l'interprète plutôt comme un marqueur de l'ordre symbolique ; co
signe, non de la clôture des signes, mais de l'inachèvement de tout
grâce à laquelle les choses sont à dire, simultanément offertes et sou
au dit. Généralisons, non sans témérité : « mana », en son étra
« dieu », en sa sublimité ; « truc » et « machin », en leur trivialit
autant de cases vides de notre langage marquant la non-corresponda
mots et des choses ; non-correspondance grâce à laquelle il y a soif d
les et faim de choses parmi les hommes. Il est permis de voir dans cet
correspondance à la fois l'origine du désir de vérité et l'effort san
répété de dénégation du hiatus, du décalage entre mots et cho
accompagne tout parler en tant que sa condition, et non accident re
ble. Dénégation, peut-être, jusqu'au cœur de discours théologiques
la suite de Saint Augustin, considèrent « Dieu » comme le signe-ch
excellence, le point de suture de l'ordre des signes naturels et de l'or
langage.
Une analyse de la croyance à partir d'une commune condition
lique, langagière, peut reconnaître la diversité de ses manifestatio
toute croyance se discernerait le fantasme d'en finir avec le langag
pas que toute croyance se confonde avec ce fantasme, car on pour
contraire soutenir que certaines formations religieuses représentent u
table travail sur ce fantasme (et c'est ainsi que l'on pourrait rendre
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 29

teurs). Pour sa part, la célèbre et énigmatique formule de Wittgenstei


« Ce dont on ne peut parler il faut le taire » 19 indique l'au-delà comm
l'au-delà du langage, c'est-à-dire comme l'intenable de tout discours, san
échappatoire possible ; elle indique la limite au plus près de laquell
s'aiguise l'inquiétude religieuse et la zone où cette inquiétude, si elle n'es
pas assumée comme la condition d'une parole finie, donne lieu à diverse
opérations d'exorcisme, d'incantation ou à d'inextricables paralogismes.
Plutôt que d'emprunter la voie courte du diagnostic simpliste sur l
croyance (considérée comme faiblesse d'esprit, illusion etc.) ou la voie plus
savante de l'explication par l'influence et la domination institutionnelle, on
peut estimer préférable de considérer la croyance à partir des innombrable
manières, plus ou moins « religieuses », par lesquelles le sujet parlant tent
d'en finir avec la dispersion des « jeux de langage » de l'humaine condi¬
tion. Par-delà une immense variété de représentations - de croyances -
on pourrait définir l'enjeu de la croyance à partir de l'espoir de conjurer l
menace d'incomplétude que porte le langage en son procès même de sign
fiance. La croyance, surtout « dogmatique » serait un travail à contre
langage, fasciné, captivé et capturé, par l'une ou l'autre des réductions
« dyadiques » qui, si elles définissent le signe indiciel ou le signe iconique,
laissent échapper, ainsi que le répète Peirce, la spécificité du langage, cons¬
titué triadiquement.
Du point de vue de l'analyse du dogmatisme - considéré en ses for¬
mes faibles et fortes - croire pourrait se décrire à partir des diverses réduc¬
tions dont est passible l'ordre symbolique. Crédulité et superstition par
exemple auraient surtout à voir avec un engagement tantôt plus passif tan¬
tôt plus actif dans un travail de cristallisation du sens ; elles consisteraient
avant tout en une riposte consécutive à l'aperception de la fuite du sens -
du fait de la métaphoricité ultime de tout langage - conduisant, par déné¬
gation et inversion, à prêter corps à la fiction d'une surnature fournissant
ancrage et caution à un exercice du langage qui aspire à la production de
copies et de reflets, de représentations de ce qui est. La crédulité , elle,
s'attacherait, se lierait, à des Signifiés Derniers, condensations et hyposta¬
ses du signifié, rejetons multiples du dieu conçu comme chose parmi les
choses, mais chose éminente, comblant la différence du discours et du rée
et dictant ce qui est à dire. Si la superstition concerne la dimension de la
référence, le délire, lui, concerne principalement la dimension de l'interpré¬
tation ; soit qu'il se propose de faire le pas du virtuel à l'actuel (épuiser le
jeu des interprétants et s'épuiser à ce jeu) ; soit que, dans le délire dogmati¬
que, il prête corps à une Institution dernière supposée le Lieu de toute
vérité ou la détentrice de l'interprétation dernière ; garante, par consé¬
quent, de l'ajointement ultime de la trame des signes et de la chaîne des
292 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

un ordre, une posture fixes, irrévocables, le divers des interprétants


moins qu'il n'immole son corps à la Cause, en désespoir de cause.»

VII

Semblables indications n'ont guère de pouvoir de démonstration. N


plus que cet échange saisissant, rapporté par D. Sibony : « Un jour
fidèle d'une secte me dit simplement, parlant de son Chef : « c'est
dieu... » Comme je demandais une explication : « pour nous, dit-il, il
les mots là où il faut » 20.
On ne cherchera donc nullement à dissimuler le caractère encore
hypothétique de ces remarques ; au contraire, on avancera une hypot
supplémentaire à propos de l'Institution ; on avancera ici que s
croyance s'éveille à l'occasion d'un trouble de l'ordre symbolique, l'In
tution en laquelle elle s'investit fréquemment désigne moins une part
réel qu'une dimension imaginaire, fantasmatique, de tout réel : l'Inst
tion représente l'anticipation de la fin des interprétants et des retrouvai
avec un ordre calme des choses, comme en un Paradis. L'urgence théor
serait moins du côté d'une explication de la croyance par l'institu
(explication du fonctionnement orthodoxe par exemple) que du côté
l'explication de l'Institution par la croyance et ce qu'elle supp
d'angoisse quant à la précarité de l'ordre symbolique. L'Institution
serait pas à définir en premier lieu comme ce qui tarit le langage et oblig
une morne répétition, à une écholalie, au stéréotype, mais comme l'expr
sion d'une raréfaction symbolique, le résultat d'une sorte d'asphy
sémantique. On pourrait dire de l'Institution et du fantasme qui l'accré
qu'elle naît de l'angoisse devant l'acte de parole et Γ immotivation qu
rend et possible et éminemment fragile. L'Institution s'offrirait a
comme le premir croyable, comme « l'incroyable cru »21, plutôt
comme la source de la croyance : un élément majeur du dispositif
s'ingénie à produire ou à reproduire le sujet parlant pour faire face à
crise de confiance concernant le tiers, présent en tant qu'absent, lorsqu
sujet ne sait plus conjuguer présence et absence et se trouve sans cesse
voyé de l'une à l'autre comme à des états exclusifs ; renvoyé, par exem
de l'inerrance et de l'infaillibilité supposées, dont l'Institution fait hy
tase, à sa propre dérive, à sa propre insuffisance, la suffisance de la
mière accusant l'insuffisance du sujet dont pourtant elle se nourrit.
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 2

seul conviendrait ou par peur des blancs du discours et de l'espacement d


mots ; blancs et espacements sont redoutés en tant que signes ou risq
d'une blessure de ce Sujet qu'on voudrait maître de soi et des choses
auquel on voudrait s'identifier. De même arrive-t-il qu'on croit... pou
croire ; dans ce pli du croire sommeille la passion pour une Vérité où s'abo
lirait la finitude du sujet. Dans cet apparent redoublement du croire et dan
la dénégation du ne pas croire qu'il ne dissimule pas tout à fait, s'esquis
la figure de l'Institution et la fiction d'un Corps de Vérité ; d'une véri
faite corps, et corps maternel. Mystère d'un rendu sans commune mesu
avec le prêté : l'investissement dans l'Institution est d'un excellent rend
ment du point de vue de l'imaginaire ; le renoncement à l'acte de parler
son nom y trouve large compensation sinon récompense lorsqu'en échang
est aboli le risque d'errer.

Sur ce point comme lorsque, précédemment, il était question du pr


cessus historique de subjectivation de l'expérience religieuse, l'histoire qu
l'on peut reconstruire à rebours des entraînements de l'Imaginaire nou
confronte, en deçà d'une prétendue chaîne des événements, à une scansio
intime, à l'arborescence, en certaines époques critiques du moins, de poss
bles dont la remémoration délivre de l'illusion de la fatalité. Un poin
d'histoire à nouveau, par conséquent, mérite attention : la critique de l'Ins
titution par les Réformateurs. Aussi loin que soit allé par exemple un Cal
vin dans l'affirmation de la maternité ecclésiale, jamais il n'a cessé, à l'ins
tar des autres Réformateurs, d'insister sur la secondarité de l'Eglise pa
rapport à l'Ecriture. Aujourd'hui, on peut estimer exagérée la polémiqu
autour du problème des relations Ecriture - tradition ou autorité d
l'Ecriture - autorité de l'Eglise : c'est qu'on fait une lecture moderne, pe
ou prou sociologique, de ce conflit et que, ce faisant, on méconnaît l'enje
du point de vue de la désintrication historique de l'imaginaire et du symbo
lique. L'enjeu n'était pas alors de faire la part revenant respectivement
des entités « naturelles » comme un livre et une institution. Du côté de
Réformateurs, l'enjeu était de délivrer le rapport à l'Ecriture aussi bien qu
le rapport à l'Institution d'Investissements imaginaires suscités par la pas
sion spéculative (parlant de cette passion comme d'une voltige, Calvin sug
gérait le rêve d' a-pesanteur qui peut s'attacher à un mode déterminé d
« lecture » de l'Ecriture) ; par le rêve d'un texte qui serait celui de la Vérit
même ; dont le fonctionnement ne serait pas celui, métaphorique, du lan
gage commun, mais celui d'un code plus parfait donnant accès au cœu
d'une Vérité « nue ». Entendre une parole de grâce dans un texte e
l'objectif désormais jugé acceptable ; ce qui implique la primauté de l'ins
tance scripturaire, devenant parole dans l'interpréter dont la tradition e
294 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

tique - d'une « parole de l'Institution » 22 . Elle rend du coup possible un


parole pleinement et seulement humaine. La parole humaine, en réponse
une Ecriture première en laquelle peut s'offrir une Parole divine, est eccl
siale sans doute : mais ecclésial est adjectif plus que substantif ; c'e
l'adjectif d'une parole partagée, non le substantif d'une Vérité captée à s
source.

Le « semper reformanda », dès lors, est à comprendre de l'Eglis


comme étant homologue à un semper interpretanda tacite concernan
l'Ecriture. Ce ne sont pas d'abord des imperfections morales ou organis
tionnelles qu'il s'agit de corriger, ni des abus quelconques ; ce qui est
réformer, c'est l'abus par excellence ; l'abus de pouvoir au nom d'un
Vérité qu'on rendrait muette à imaginer la détenir. « Fermer la bouche
Dieu » désigne, dans la langue théologique d'alors, l'effet de tarissemen
de la source scripturaire lorsque quelque instance s'arroge le droit de di
penser « les humbles fidèles » de l'acte de lire et d'interpréter.

Si la Réforme vaut par son insistance sur le « semper reformanda


on ne saurait opposer simplement Eglise catholique et Eglises protestan
tes ; on ne saurait non plus objecter aux analyses de J.P. Deconchy, qu
souligne lui-même la « catholicité » des sujets dont il étudie l'orthodoxi
l'existence d'une autre réalité institutionnelle, protestante celle-là. Si
semper reformanda n'est pas une simple clause de style, on est conduit
voir dans la Réforme l'émergence d'un possible par rapport à l'imaginair
déposé dans l'Institution. Ce possible est celui d'une institution se recon
naissant radicalement - et non par accident - insuffisante, inégale à ell
même et donc déboutée de la prétention à occuper la place du dieu d
l'onto-théologie, traditionnellement défini par l'aséité. Ce possible, autre
ment dit, est celui d'une institution pour laquelle l'inévitable limitation d
la série des interprétants (mais sans limitation, pas d'institution !)
reconnaît provisoire, déplaçable, révisable ; d'une institution à distance,
jamais, de l'origine qui la fonde. L'expression « semper reformanda
indique aussi que la ligne de partage n'est jamais nette entre une institutio
et l'Institution, entre communauté d e sujets parlants dans l'éloignement d
la Parole divine et corps de vérités déjà dites, qu'il n'y aurait plus qu'à réc
ter. Pas davantage la ligne de partage n'est-elle assurée entre statut symbo
lique et statut idéologique de la croyance.

Le reconnaître est reconnaître la validité de l'analyse de l'emprise dog


matique. Mais c'est aussi reconnaître que cette validité est limitée, malg
le poids de l'évidence statistique.

Le déni de parole dans lequel s'exprime la puissance d'interdire d


l'Institution s'articule à la tentation pour tout sujet parlant de renoncer
G. VINCENT, LE SUJET DE LA CROYANCE 29

Supposer fatal l'enchaînement institutionnel ne rompt pas vraimen


avec l'imaginaire mais le distribue autrement : noir pour l'Institution eccl
siale, blanc pour l'Institution scientifique devenue lieu et mesure sinon d
toute vérité du moins de toute non-vérité, qui commencerait là où el
s'arrête et prendrait fin là où elle commence23. La séparation qu'on effec
tue alors suppose qu'on prête au langage scientifique les attributs d'un
langue parfaite ; elle suppose non seulement qu'on oublie le cadre —
mythologique selon Wittgenstein 24 - à l'intérieur duquel on joue le jeu d
la preuve ; mais encore, et surtout, qu'on tient pour rien l'épreuve du rap
port à soi et au langage qui se joue dans la réflexivité de tout acte de parole
Avec la réflexivité oscille le sens même des opérations métalinguistiques, a
gré des inflexions de « méta » : tantôt coup de force - ou de grâce — su
un langage autre, dont on pense découvrir la raison dernière ; tantôt grâc
d'un coup nouveau, d'un sursis ou du secours d'une parole nouvelle, dan
l'a-côté interprétatif d'une relance métaphorique. Tantôt l'opération mét
linguistique est l'embrayeur de l'ordre symbolique, tantôt elle révèle l'ima
ginaire de la puissance.
Objectiver est s'engager dans la zone équivoque du « meta » et risque
de reproduire soi-même l'imaginaire au registre duquel on compte la parol
de l'autre. Objectiver l'objectivation n'est donc pas trouver meilleur
garantie et meilleure certitude ; c'est se souvenir de la possibilité, en tout
parole, d'une version symbolique dont est peut-être en partie responsabl
l'analyste. En conséquence, la déontologie ne devrait pas se limiter au
conditions du dialogue entre savants ; elle devrait s'étendre aux condition
d'un dialogue possible entre savants et « sujets » d'étude, prenant ains
pleine dimension éthique. Faire d'un dialogue possible, comme le montr
Wittgenstein, la pierre de touche ou l'enjeu d'une « objectivation » accep
table c'est peut-être refuser autant qu'il se peut les séductions du positi
visme qui sont au discours savant ce qu'est l'orthodoxie au discour
croyant et en lesquelles ce qui séduit est l'imaginaire du définitif, de la rai
son dernière.

Université des Sciences Humaines de Strasbourg Gilbert V incen


(Faculté de Théologie Protestante)
Centre de Sociologie du Protestantisme
(UA 892 du CNRS).

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