Van Riet Georges. Y a-t-il chez saint Thomas une philosophie de la religion ?. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième
série, tome 61, n°69, 1963. pp. 44-81;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1963.5194
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_69_5194
pas davantage, tel quel, chez saint Thomas, ce que nous appelons
aujourd'hui une épistémologie (ni même une philosophie). Pourtant,
en milieu thomiste, on reconnaît généralement qu'il est légitime de
rechercher si, en réunissant des indications plus ou moins éparses,
on peut reconstituer ce qu'aurait été — s'il l'avait lui-même
élaborée — l' épistémologie (ou la philosophie) de saint Thomas. On le
sait, pareille entreprise a permis de lire l'oeuvre de saint Thomas
dans une nouvelle perspective et en même temps de préciser ce
qu'il faut, en droit, entendre par épistémologie (ou par philosophie).
C'est une recherche analogue que nous voudrions tenter pour la
philosophie de la religion.
A ceux qui acceptent de nous suivre, nous tenons à préciser que
notre tâche, telle que nous l'avons conçue, ne consistera pas à
défendre coûte que coûte la réponse que personnellement nous
ferions à la question posée, mais simplement à élaborer quelque
peu la question elle-même.
Bien que restreinte, cette tâche est malaisée. Car au niveau
philosophique, accepter de poser vraiment une question, c'est
consentir à « remettre en question » les réponses que nous avons toutes
prêtes et qui nous sont tellement familières qu'elles nous semblent
« aller de soi » ; elles nous paraissent « selbstverstândlich » et nous
les proclamons volontiers « évidentes ». Peut-être, bien sûr,
survivront-elles à leur mise en question ; même en ce cas, le travail
n'aura pas été vain, car elles se trouveront transposées à un autre
niveau ; mais peut-être ne survivront- elles pas à leur mise en
question et devront-elles céder la place à d'autres réponses, mieux
fondées.
Pour orienter la recherche, il est bon cependant de disposer
d'une hypothèse de travail ; insistons-y, ce n'est pas encore une
réponse à la question, mais un stimulant qui aide à poser
sérieusement la question. Nous prendrons comme hypothèse de travail
qu'il y a effectivement chez saint Thomas au moins une ébauche de
philosophie de la religion ou, si l'on préfère, une philosophie de la
religion encore embryonnaire. Si cette hypothèse était fondée, il
devrait y avoir moyen de compléter cette ébauche, en prolongeant
saint Thomas ; on constituerait ainsi une philosophie néothomiste de
la religion.
O Cfr l'article « Religion », dans Diet. Théol. Cath., t. XIII, 2, col. 2184.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 47
♦ • •
<*' Le* vertus théologales sont la source des actes religieux; « habent actum
circa Deum, sicut circa proprium objectum; et ideo suo imperio causant actum
religionis, quae operatur quaedam in ordine ad Deum » (II* IIM, q. 81, a. 5, ad 1).
Saint Thomas et la philosophie de la religion 49
'*' Dans une simple incise, J. DE SenàRCLENS parle du Contra Gentile» de saint
Thomas « qui peut être considéré comme sa ' philosophie de la religion ' » (Héri-
tiers de la Réformation, vol. 1, Le point de départ de la foi, Genève, 1956, p. 17).
— H. DUMÉRY voit dans la philosophie de saint Thomas une philosophie de la
religion chrétienne car, d'après lui, « ce titre ne peut être refusé, de droit, a
aucune construction philosophique autonome, faite en fonction de la religion »
(Critique et Religion, p. 94).
50 "' Georges Van Riet
<•» Y. CONGAR, art. « Théologie », dans Diet. Théol. Cath., t. XV. col. 452.
<7> A. GARDEIL, Le donné révélé et la théologie, Paris, 1910, pp. XI, XII,
XXIII.
Saint Thoma» et la philosophie de la religion 53
que noua fait « intelliger » ce don : quant à l'objet premier de la foi, nous
comprenons « quod propter ea, quae exfterius apparent, non eat recedendum a fide »
{ibid., q. 8, a. 2, c).
<"> Summa contra Gentiles, III, 40.
'"' M.-D. RoLAND-GossEUN, De la connaissance affective, dan* Rev. Se. PhU.
Théol., t. 27 (1938), p. 22. — L'auteur insiste par ailleurs sur le cas particulier de
la connaissance affective naturelle de Dieu (pp. 24-26). — II note aussi que l'intel-
36 Georges Van Riet
Thomas dit tout simplement que notre intelligence connaît les vérités surnaturelles
par une lumière due à la grâce de Dieu, par un fumer» gratiae (Ch Ia H*6, q. 109,
a. 1). Cette formule concise, qui demeure exacte en dépit de sa généralité, a
l'avantage de s'appliquer à trois cas typiques de connaissance surnaturelle: la prophétie,
la foi, la vision béatinque.. Mais a-t-on le droit de conclure qu'elle s'applique
de la même façon dans ces trois cas ? Saint Thomas parle-t-il toujours «
formellement » ? Dans le cas de la vision béatifique, la lumière nouvelle (lumen gloriae)
est d'ordre proprement intellectuel; en résulte-t-il que le lumen fidei, lui aussi,
concerne directement et au sens propre l'intelligence ? Pour savoir jusqu'où va
l'analogie, il faut se référer à l'enseignement explicite de saint Thomas sur l'acte
de foi.
58 Georges Van Riet
ce que celle-ci se mue en vision de Dieu ; d'un mot, elle est aussi
affective que spéculative, elle est du type de l'union à Dieu, elle
est « pieuse » (1T>. Pour saint Thomas, au contraire, la théologie est
une sagesse principalement spéculative ; elle revendique le titre
de science ; elle est oeuvre de l'intelligence. Son principe n'est pas
le don de sagesse ; elle ne procède pas « per modum inclinationis,
sicut qui habet habitum virtutis », elle ne juge pas des choses divines
par une sorte de connaturalité. Elle procède « per modum cogni-
tionis », « per studium », et cette voie est distincte de la première,
elle est praticable même par celui qui ne pourrait s'engager dans la
première, « etiamsi virtutem non haberet » (18). Certes, le donné
qu'élabore la théologie est un donné de foi et le but qu'elle poursuit
est finalement de promouvoir la foi ; il semble cependant que le
travail propre effectué à partir de ce donné et en vue de ce but, ne
soit pas une œuvre de foi, mais de science ; en tant que ce travail
consiste à savoir, non à croire, l'intelligence s'y trouve déliée de la
soumission que, dans la foi, elle acceptait à l'égard de la volonté,
et dégagée par là-même de l'influence de la grâce sur la volonté :
elle semble travailler comme intelligence purement naturelle, de
façon autonome, soumise aux lois propres de sa nature. Ne
pourrait-on dire en conséquence qu'elle travaille « de manière
philosophique » ?
Nous sommes ainsi ramenés à notre question : comment la
théologie de saint Thomas justifie-t-elle sa spécificité ? La raison humaine
s'y occupe des vérités révélées. Mais elle travaille suivant ses lois
propres ; elle parvient à démontrer certaines vérités révélées ; les
autres, étant indémontrables, sont tenues pour vraies par la foi
seule, mais leur signification est accessible à la raison, et la raison
peut chercher à la mieux comprendre. L'ensemble de ce travail,
d'après saint Thomas, relève de la « théologie ». Mais en quoi la
théologie, au moins dans ces tâches, constitue-t-elle une discipline
<"> M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIII* nèole, 2e éd. (pro
manuscripto) , 1943, p. 83.
("> Snmma Theologiae, Ia, q. 1, a. 6, ad 3. — Sagesse et science sont
apparentées mais distinctes, comme en témoigne de façon curieuse le terme français
« savoir ». Dérivé de sapere, « savoir » est, par son origine, proche d'une « sagesse »
qui goûte la « saveur » propre des choses. Mais, par sa signification, il s'apparente
à la « science > ; à la fin du moyen âge, comme on écrivait « sçavoir », on voulut
même le dériver de «cire.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 59
originale (lf) ? Ou, plus précisément, étant donné qu'elle fait la part
si large à la raison, en quoi se distingue- 1- elle d'une philosophie de
la religion ?
On pourrait répondre : la théologie est la science de la
révélation divine, elle prend comme principes les articles de foi ou les
vérités révélées ; elle s'élabore tout entière à la lumière de ces
principes et dans le respect absolu de leur signification et de leur vérité.
Au contraire, la philosophie, même la philosophie de la religion,
ignore l'origine divine et ne retient que l'aspect humain de la
révélation ; elle travaille de façon autonome : elle n'est satisfaite que par
l'évidence.
Mais on remarquera que cette réponse doit, pour le moins, être
précisée. Car la méthode de la théologie ne s'applique pas de la
même manière aux vérités révélées démontrables et aux mystères
proprement dits ; la tâche de la raison, les résultats qu'elle obtient,
le rôle qui revient à la révélation, y sont manifestement très
différents.
Considérons donc successivement ces deux groupes de vérités.
<">-Y. Concar, art. c Théologie », dan* Diet. Théol. Cath., t. XV. col. 384.
<M> /où*., col. 390-391.
66 Georges Van Riet
Mais il est temps d'ajouter que cette recherche du quid sit est
indissociable de la question an sit. Comment se nouent les deux
questions ?
La foi, nous l'avons dit, ne compromet pas l'autonomie de la
recherche ; mais elle sous-tend toute la recherche ; elle seule
confère une valeur réelle aux significations initiales : elle donne aux
énoncés de foi valeur de vérité ; de même elle conférera aux
conclusions de la recherche une valeur nouvelle. En tant qu'elle est
constamment sous-tendue par la foi, la recherche doit s'appeler
une « théologie ». L'intelligibilité propre qu'elle procure, en tant
qu'elle est valorisée par la foi, acquiert une « vérité théologique ».
La connexion intime de la raison et de la foi, réalisée dans le
travail « théologique », soulève une dernière question. Si la foi
seule assure la réalité des significations qu'interprète la raison, est-il
légitime d'en faire abstraction ? N'est-ce pas se mettre en quête
d'essences auxquelles peut-être rien de réel ne correspond ? Pareille
recherche, portant sur un objet peut-être imaginaire, est-elle même
concevable ? Et mérite-t-elle le nom de « philosophie » ?
Dans une perspective thomiste, il semble qu'on doive répondre
affirmativement. Le motif en est que le surplus donné par la foi du
chercheur n'est précisément donné, si l'on permet cette expression,
que par la foi, c'est-à-dire par une adhésion intellectuelle (ferme,
certes), mais non par une évidence ou une vision. L'existence, qui
confère à l'essence envisagée sa valeur réelle, n'est pas
effectivement saisie, elle est seulement crue (33> ; elle n'est pas donnée comme
l'est pas pour une recherche scientifique. En fait, nous l'avons dit,
le théologien n'exprime pas son témoignage. Mais en conséquence
son « œuvre », telle qu'il nous la livre, ne se distingue pas de celle
du philosophe. La valeur propre qu'elle prend à ses yeux et aux
yeux des croyants demeure inexprimée, dans le secret de la
conscience ; les réalités qu'elle vise sont le corrélat de l'attitude de foi.
mée dans les textes (où il interprète la signification des dogmes), elle
n'appartient pas à leur contenu. Cette lecture n'altère donc pas et
n'appauvrit pas le sens des textes ; elle en néglige la valeur de vérité.
Elle nous met finalement en présence d'une étude rationnelle, de
qualité philosophique, accessible à toute intelligence.
Nous croyons donc pouvoir maintenir jusqu'au bout notre
hypothèse de travail. Méthodologiquement, dirons-nous, saint Thomas
procède en philosophe, il (ait confiance à la raison, il envisage à
l'aide de sa seule raison, le sens intelligible, rationnellement
acceptable, du contenu de la foi : avec une sereine audace, il en examine
critiquement la crédibilité. Rien dans son œuvre ne force à penser
qu'il effectue ce travail sans respecter les règles qui lui sont propres ;
tout indique au contraire qu'il l'exécute sérieusement.
Ainsi entendue, son œuvre ressemble étrangement à celle des
philosophes de la religion. Certains philosophes, il est vrai, ont
rejeté des dogmes, les jugeant inacceptables pour la raison ; on peut
penser que cela tenait en partie à des erreurs dans la philosophie
dont Us partaient, en partie à une méconnaissance du christianisme
qui faisait l'objet de leur examen (ce christianisme étant, pour Hegel
par exemple, le protestantisme libéral). Mais la plupart, sans rejeter
les dogmes, en ont transposé le sens, c'est-à-dire, à leurs yeux,
dévoilé le sens vrai, le sens profond, le sens intelligible. Ils ont
interprété la religion en s'appuyant sur ce qui, toujours à leurs yeux,
paraissait plus évident, plus clair, c'est-à-dire en s'appuyant sur leur
philosophie générale.
Saint Thomas ne fait-il pas sensiblement la même chose ? Mais,
dans son cas, le miracle, je veux dire la chose étonnante, c'est que
l'Eglise, — après quelques hésitations, il est vrai, — l'a approuvé,
l'a canonisé dans sa doctrine comme dans sa personne (34), l'a
proposé comme modèle à tous les théologiens et philosophes
catholiques. Le thomisme serait, de ce point de vue, comme on l'a dit,
le seul modernisme qui ait réussi.
000
(••) Nous l'avons nous-même rappelé plus d'une fois. Voir entre autres Pro»
blêmes d'épiatémologie, Louvam-Paria, I960, p. 203.
76 • - Georges Van Riet