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Apologie et théologie dans les Pensées de Pascal,

par Hélène BOUCHILLOUX

| P.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'étranger

2002/1 - Tome 127


ISSN 0035-3833 | pages 3 à 19

Pour citer cet article :


— BOUCHILLOUX H., Apologie et théologie dans les Pensées de Pascal,, Revue philosophique de la France et de
l'étranger 2002/1, Tome 127, p. 3-19.

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APOLOGIE ET THÉOLOGIE
DANS LES PENSÉES
DE PASCAL

Les Pensées de Pascal passent pour être une Apologie de la reli-


gion chrétienne. L’auteur ne s’y propose-t-il pas de convaincre son
interlocuteur présumé – le libertin – de la vérité du christianisme ?
Cela ne ressort-il pas du fragment Lafuma 427 qui prend à partie
ceux qui repoussent le christianisme avant même d’en avoir sérieu-
sement examiné les preuves, ainsi que des fragments Lafuma 6 et 12
de la liasse I qui annoncent le plan de l’apologie ?
Cependant, cette réduction des Pensées à une Apologie de la reli-
gion chrétienne présente plusieurs difficultés majeures.
D’abord, le propos de Pascal paraît déborder le discours de la
preuve. On en a trois indices : 1 / la présence de nombreux fragments
étrangers à la perspective apologétique ; 2 / le désordre revendiqué,
ou plutôt la substitution de l’ordre du cœur ou de la charité à celui de
l’esprit ; 3 / la transformation de l’interlocuteur libertin en témoin
de la vérité qu’il combat sans la connaître, son inscription dans une
classification à trois termes (ceux qui ont trouvé Dieu ; ceux qui le
cherchent ; ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé) à par-
tir de laquelle on s’interrogera sur le rôle exact dévolu à la raison
dans l’apologétique, le rapprochement avec d’autres adversaires du
christianisme (notamment les juifs), la glorification finale de ceux
dont la foi n’a pas besoin de preuves. On pourra toujours prétendre
que Pascal n’aurait pas laissé subsister une telle confusion si la
maladie et la mort ne l’avaient empêché d’achever son ouvrage et
tenter d’exhumer l’Apologie dans les Pensées1. Mais à quoi servent

1. Voir l’édition de Port-Royal, intitulée Pensées de M. Pascal sur la reli-


gion et sur quelques autres sujets. Voir aussi l’édition de Francis Kaplan, Les
Pensées de Pascal, Paris, Cerf, 1982.
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ces efforts si Pascal lui-même suggère à son lecteur quel qu’il soit (car
on accordera au moins que le lecteur des Pensées n’est pas réductible
à l’interlocuteur libertin si l’on veut expliquer l’universalité et la
pérennité de leur intérêt) que son propos déborde largement la pers-
pective apologétique proprement dite ? Or tel est bien le cas. Jésus-
Christ est la raison de toutes choses, de sorte que toutes choses y
conduisent aussi (du moins aux yeux de ceux qui, le connaissant, dis-
posent du bon point de vue), perspective excédant la perspective
apologétique qui non seulement justifie la diversité des matières, le
recours à l’ordre du cœur ou de la charité, la variété des protagonis-
tes, mais encore relativise la perspective apologétique elle-même, le
christianisme ayant des preuves non pour le faire croire mais pour
rendre inexcusables ceux qui ne le croient pas.
Ensuite, outre ces difficultés internes aux Pensées, on peut se
demander comment concilier le projet d’une Apologie de la religion
chrétienne avec la théologie professée par Pascal. Car, selon cette
théologie, il n’y a aucune continuité entre la nature et la grâce,
entre la raison et la foi. La nature est corrompue, la raison est cor-
rompue. La nature et la raison ne sont guéries que par la grâce. Il
est impossible de croire le christianisme par la seule raison ou par
une foi purement humaine (c’est-à-dire par une foi donnée par
l’homme) : on ne peut le croire que par une foi divine (c’est-à-dire
par une foi donnée par Dieu). L’opuscule De l’art de persuader ne
souligne-t-il pas, d’abord, que les vérités divines, contrairement aux
vérités humaines, n’ont pas à passer de l’esprit dans le cœur, mais
plutôt l’inverse si la connaissance de Dieu dépend elle-même de
l’amour de Dieu, ensuite, que le cœur humain est devenu réfractaire
à ces vérités et qu’il n’appartient donc plus qu’à la grâce efficace de
les faire recevoir ? Mais alors, dira-t-on, pourquoi faire chercher le
christianisme par raison dans les Pensées ? Il reste visiblement à
s’interroger sur le rôle exact dévolu à la raison et au discours de la
preuve, en tenant compte à la fois de la théologie de Pascal (assortie
de ses répercussions dans l’art de persuader) et des éléments conte-
nus dans les Pensées, notamment dans le fragment Lafuma 160
ainsi que dans les fragments Lafuma 5, 7 et 11 de la liasse I.
Cet article portera donc conjointement sur la signification des
Pensées et sur le dispositif apologétique qu’elles mettent en œuvre.
En ce qui concerne le premier point, on s’efforcera d’établir que
le dessein de Pascal est un dessein philosophique sans commune
mesure avec le dessein apologétique qu’on lui prête ordinairement :
car il ne prétend pas démontrer la vérité du christianisme – que le
christianisme est vrai – sans démontrer d’un même mouvement que
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le christianisme est le centre de toutes les vérités et sans marquer


ainsi dans le christianisme le lieu de sa vérité – ce qui le fait vrai –,
démarche par laquelle la théologie augustinienne est élevée au rang
de science universelle.
En ce qui concerne le second point, on s’efforcera d’établir que
Pascal se targue uniquement de retourner la raison contre ceux qui
en font profession contre le christianisme. Non seulement le chris-
tianisme n’est pas contraire à la raison, mais encore il est contraire
au défaut de raison que traduit la protestation de la raison contre la
soumission de la raison qu’il réclame. Il faut démontrer au libertin
que c’est lui qui est contraire à la raison, non le christianisme. Ainsi,
la raison n’est nullement destinée à convaincre de la vérité du chris-
tianisme ceux dont le cœur y est réfractaire, elle est destinée à les
convaincre d’un défaut de raison. Puisque le libertin ne peut pas
croire ce qu’il ne veut pas croire et que la revendication de la raison
ne fait que dissimuler chez lui un défaut de raison, il suffit de lui
démontrer la vérité du christianisme pour lui démontrer également
cette vérité sur lui-même. Il faut convaincre d’impuissance toute
raison qui ne reconnaît pas que la force de la raison consiste à se
soumettre où elle le doit – en l’occurrence, non seulement au chris-
tianisme qui est vrai, mais encore au christianisme dans ce qui le
fait vrai. Il est cependant possible de préconiser un remède tout
naturel à cette impuissance de la raison : c’est ce que Pascal appelle
« le discours de la machine ».
Qui est l’interlocuteur libertin auquel Pascal s’adresse dans les
Pensées et comment interpréter Lafuma 427, le fragment sur lequel
on est souvent tenté de s’appuyer pour réduire celles-ci à une Apo-
logie de la religion chrétienne ?
D’après ce fragment, le libertin est celui qui nie la vérité du
christianisme sans même se donner la peine de l’examiner sous pré-
texte que Dieu ne lui apparaît pas en toute évidence. Le libertin est
donc celui qui voudrait connaître Dieu par des moyens tout natu-
rels et qui, ne rencontrant rien ni personne pour le lui faire ainsi
connaître, préfère renoncer à le chercher, renonçant du même coup
au vrai et au bien, et à sa qualité d’homme toujours capable du vrai
et du bien jusque dans la méconnaissance actuelle du vrai et du
bien. Pascal lui réplique qu’il a tort de renoncer à le chercher dans le
christianisme, lequel avoue qu’on ne saurait le connaître par des
moyens tout naturels, ce qui ne signifie pas qu’on ne saurait le
connaître du tout. Le christianisme déclare que Dieu donne des
marques de lui, notamment dans l’Église dépositaire des deux Tes-
taments, mais que ces marques ne sont pourtant pas telles qu’elles
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puissent être remarquées indifféremment de tous, mais seulement


de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, autrement dit de ceux
dont le cœur est déjà disposé par Dieu même à le chercher et qui, de
ce fait, l’ont déjà en quelque sorte trouvé1. Loin qu’on puisse objec-
ter l’obscurité de Dieu à la doctrine chrétienne, on l’établit par une
des deux vérités qu’elle comporte. Lafuma 448 précise en effet que
la doctrine chrétienne comporte ces deux vérités : 1 / que Dieu est ;
2 / qu’il est un Dieu caché, c’est-à-dire un Dieu que les hommes, qui
en sont naturellement indignes, ne peuvent connaître naturelle-
ment. La dualité de la vérité chrétienne ôte au libertin tout sujet de
se plaindre de l’obscurité de Dieu : il lui est permis de s’en plaindre
au déisme, non au christianisme. Elle lui ôte par conséquent aussi
toute excuse en faveur de sa négligence.
Une telle négligence, que le christianisme ne laisse pas d’expli-
quer tout en la condamnant, fait au contraire du libertin un témoin
de la vérité qu’il néglige en faisant de lui un témoin de la dénatura-
tion de l’homme. Cette négligence en une affaire où il y va de lui-
même n’est pas naturelle. Elle est consécutive au péché originel qui
rend les hommes indignes de Dieu et qui les prive du Dieu dont ils
ont pourtant été rendus capables dans leur création. Le libertin
atteste ainsi une des deux vérités qu’enseigne le christianisme, à
savoir celle de la corruption de la nature et de l’intérêt naturel. Les
fragments Lafuma 431 et 439 confirment cette transformation de
l’interlocuteur en témoin.
Après avoir rétorqué à son interlocuteur libertin que sa négli-
gence est sans aucun fondement et qu’elle est même le signe de la
vérité qu’il rejette, Pascal annonce à la fin du fragment Lafuma 427
qu’il va désormais pouvoir procéder à l’exposition des preuves de la
religion chrétienne. Il convient néanmoins de ne pas se méprendre
sur son dessein. La preuve humaine étant souvent l’instrument de
la foi divine selon Lafuma 7, c’est-à-dire sa cause occasionnelle, ou
bien le libertin sera touché par la grâce et alors il sera convaincu par
les preuves, ou bien il ne sera pas touché par la grâce et alors il ne
sera pas convaincu par les preuves. Car – Pascal le dit nettement –
il n’y a que ceux qui apporteront à la lecture de ces preuves « une
sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité »
qu’elles satisferont et qui en seront convaincus, ce qui exclut
qu’elles puissent satisfaire ou convaincre ceux dont le cœur ne sera
pas disposé par Dieu.

1. Voir la célèbre formule du Mystère de Jésus (Lafuma 919) : « Tu ne me


chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. »
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Apologie et théologie 7

Le dessein de Pascal est double : 1 / on ne doit abandonner per-


sonne au péché, puisque tout homme est de par sa nature capable
de la grâce, ce qui justifie l’action humaine ; 2 / on ne doit pourtant
pas usurper le pouvoir de Dieu en croyant les preuves humaines
capables de convaincre sans une grâce divine, ce qui subordonne
l’action humaine à l’action divine et ce qui lui confère un rôle pure-
ment discriminant. Ces deux points sont évoqués à la fin du frag-
ment Lafuma 427. En ce qui concerne le premier, Pascal rappelle
que, conformément à la dualité de sa nature, tout homme est tou-
jours capable du péché et de la grâce, le pécheur demeurant capable
de la grâce dont il est actuellement privé comme le juste demeure
capable du péché dont il est actuellement exempt. En ce qui
concerne le second, Pascal suggère que le discours de la preuve a
pour fonction de discriminer les personnes raisonnables. Or il n’y a
que deux sortes de personnes raisonnables : 1 / celles qui servent
Dieu de tout leur cœur parce qu’elles le connaissent ; 2 / celles qui
cherchent Dieu de tout leur cœur parce qu’elles ne le connaissent
pas.
En Lafuma 160, Pascal inclut le libertin dans une classification
à trois termes, puisqu’on peut dire qu’il y a trois sortes d’hommes :
1 / ceux qui servent Dieu, l’ayant trouvé ; 2 / ceux qui le cherchent,
ne l’ayant pas trouvé ; 3 / ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir
trouvé ; les premiers sont raisonnables et heureux ; les troisièmes
sont fous et malheureux ; les deuxièmes sont malheureux et raison-
nables. Toute la question est de savoir 1 / si le libertin est suscep-
tible de passer des derniers à ceux du milieu – de cesser de faire le
brave contre Dieu ou de confesser son malheur en cessant d’être
insensé, selon le clivage proposé par Lafuma 156 ; 2 / si, parmi ceux
du milieu, le libertin fait partie de ceux qui sont destinés à trouver
Dieu parce qu’ils le cherchent de tout leur cœur ou bien de ceux qui
ne sont pas encore destinés à le trouver parce qu’ils ne le cherchent
pas encore de tout leur cœur. Il n’empêche qu’à défaut d’être
convaincus par la raison, ces derniers peuvent être condamnés par
elle. La raison semble donc avoir une double fonction : 1 / prouver
à ceux qui vivent dans l’indifférence qu’ils sont fous et malheu-
reux et les faire ainsi passer dans la catégorie de ceux qui cher-
chent ; 2 / départir dans cette catégorie de ceux qui cherchent ceux
qui sont déjà destinés à trouver, parce que Dieu les y dispose, et
ceux qui ne sont pas encore destinés à trouver, parce que Dieu ne les
y dispose pas.
Les preuves vont permettre de distinguer quels sont ceux qui,
sans connaître encore Dieu, sont déjà destinés à le connaître parce
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qu’ils sont déjà disposés par lui à le chercher. Pour les autres – ceux
qu’elles ne satisferont pas et qu’elles ne convaincront pas –, ils
seront à tout le moins inéluctablement convaincus d’appartenir à la
catégorie des personnes déraisonnables, selon Lafuma 427, c’est-à-
dire inéluctablement condamnés par la raison même avec laquelle
ils auront prétendu condamner le christianisme, selon Lafuma 175.
Enfin, nul ne paraîtra plus raisonnable que ceux qui n’ont pas
besoin de preuves pour croire, s’il est exact que c’est la contrition du
cœur qui fait croire, comme l’indiquent Lafuma 380, 381 et 382.
Le fragment Lafuma 427 avertit donc l’interlocuteur libertin
des conditions dans lesquelles sera mis en œuvre le discours de la
preuve. Le libertin a déjà été débouté de ses prétentions sur un pre-
mier point : l’obscurité de Dieu dont il tire argument pour ne pas le
chercher non seulement ne prouve rien contre le christianisme, mais
encore prouve en partie sa doctrine ; ainsi, sa négligence n’est pas
fondée, et même plus, elle est le signe de la corruption de la nature
que seul le christianisme enseigne. De ce fait, Pascal reconnaît qu’il
est impossible de faire connaître le Dieu du christianisme (qui n’est
pas celui du déisme) par des moyens tout naturels. Le Dieu du
christianisme ne se fait connaître que de ceux à qui il donne lui-
même la foi dont la preuve humaine ne peut jamais être que
l’instrument, selon Lafuma 7. Ce n’est pas qu’il n’y ait des marques
de Dieu comme des preuves du christianisme, mais ces marques
comme ces preuves ne convaincront que ceux à qui Dieu donnera de
vouloir être convaincus, la raison discriminant ceux que la grâce
pousse à s’y rendre et ceux que le péché retient de s’y rendre, selon
Lafuma 835, fragment capital qui rapproche les preuves de
l’apologiste des signes bibliques et qui permet de comprendre que la
résistance du libertin aux preuves de l’apologiste n’a pas d’autre
source que la résistance des juifs aux signes bibliques (Pascal le note
en Lafuma 379, les miracles ne servent pas à convertir mais à
condamner). Il s’ensuit que l’apologiste ne vise nullement à
convaincre en attendant que Dieu convertisse, ou à donner une foi
humaine en attendant que Dieu donne une foi divine, contraire-
ment à ce que soutient Henri Gouhier1.
Quant à ce dernier article, il est temps de renverser l’idée pré-
conçue selon laquelle Pascal viserait à produire chez son interlocu-
teur une foi humaine. En Lafuma 7, il affirme seulement que la
preuve (humaine) est souvent l’instrument de la foi (divine), autre-

1. Voir Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986,


chap. VI, I, p. 97-99.
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ment dit que Dieu peut donner la foi à l’occasion de la preuve. La


preuve est humaine ; la foi est divine ; et il arrive que l’une soit
l’occasion de l’autre. Ainsi, la cause réelle de la foi divine n’est pas
la preuve humaine mais la grâce divine. Il n’est fait mention de la
« foi humaine » qu’en Lafuma 110. Dans ce fragment, Pascal ne
déclare nullement qu’il vise à produire une foi humaine par le
moyen du raisonnement, même en attendant que Dieu produise une
foi divine par la conversion du cœur, il déclare seulement que,
n’étant pas Dieu et ne pouvant donner la religion par sentiment de
cœur afin qu’on en soit légitimement persuadé, il en est quant à lui
réduit à la donner par raisonnement en attendant que Dieu la
donne par sentiment de cœur, et ainsi à suspendre l’efficacité de sa
démarche à l’attente d’une foi divine sans laquelle, la foi n’étant
qu’humaine, on ne saurait être légitimement persuadé de la
religion.
Mais, protestera-t-on, si l’utilité des preuves n’est pas de
convaincre en attendant que Dieu convertisse, ou de produire une
foi humaine en attendant que Dieu produise une foi plus qu’hu-
maine, quelle est donc leur utilité ? À cette question, Pascal répond
explicitement, dans la liasse I des Pensées, par trois fragments dont
l’interprétation est certes loin d’être évidente.
En Lafuma 5, le dialogue s’engage avec l’interlocuteur libertin.
Pascal rappelle qu’il s’agit d’abord pour lui d’ébranler la mons-
trueuse indifférence de son interlocuteur. L’attitude de celui-ci est,
comme on l’a constaté en Lafuma 427, à la fois contraire au bon
sens et à l’intérêt. Ceux qui ne connaissent pas Dieu doivent au
moins le chercher. Il est faux que Dieu ne donne aucune marque de
lui, même s’il est vrai que les marques qu’il donne de lui ne sont pas
telles qu’elles puissent être remarquées indifféremment de tous, ces
marques étant destinées à faire juger de la disposition du cœur et à
départir ceux que Dieu touche et ceux que Dieu ne touche pas. Or,
de l’argument de l’apologiste selon lequel il vaut la peine de cher-
cher puisque Dieu ne s’est pas retranché dans une obscurité totale,
le libertin tire un second motif pour ne pas chercher. En premier
lieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que rien ne paraît ; en
second lieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que, même si ce
qui paraît pouvait l’éclairer, il ne serait pas plus avancé. Il consent
à ne plus faire le brave contre Dieu, il admet enfin qu’il serait heu-
reux de trouver quelque lumière, mais il ajoute « que selon cette
religion même quand il croirait ainsi [c’est-à-dire par le moyen de
ces lumières] cela ne lui servirait de rien », de sorte qu’il aime
autant ne pas chercher. L’interlocuteur libertin épouse le point de
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vue de l’apologiste en ce qu’il reconnaît maintenant que le Dieu


qu’il repousse est celui du christianisme et, plus particulièrement,
celui de l’augustinisme, qui demande à être cru par une conversion
du cœur n’appartenant qu’à lui. Cependant, cet accord avec
l’apologiste semble l’autoriser à contester le projet de celui-ci : à
supposer que les preuves soient efficaces, elles n’en seront pas moins
inutiles. Le libertin ne se figure évidemment pas que les preuves
puissent au contraire être utiles jusque dans leur inefficacité. Mais
le dialogue ne s’arrête pas là. À cette seconde objection du libertin,
Pascal réplique d’un terme : « la machine ». C’est donc que, sur la
base de cette proposition commune selon laquelle les preuves ne
peuvent se substituer à l’action divine, le libertin espère se sous-
traire au discours de l’apologiste, tandis que celui-ci estime avoir
encore de quoi justifier son entreprise. Reste à étudier comment il
compte la justifier aux yeux de son interlocuteur.
En Lafuma 7, Pascal présente une première utilité des preuves.
La preuve humaine est l’instrument de la foi divine, autrement dit
elle permet de mettre à l’épreuve la disposition du cœur, de dis-
cerner en lui la grâce qui fait croire ou le péché qui retient de croire.
Mais qu’est-ce que la machine, de nouveau invoquée dans ce
fragment ?
D’après Lafuma 11, il faut faire chercher par raison – faire exa-
miner les preuves de la religion chrétienne –, ce qui correspond à
l’idée exprimée en Lafuma 110 que l’apologiste doit donner la reli-
gion par raison à défaut de pouvoir la donner par sentiment de
cœur, toutefois non pour convaincre ou persuader de la vérité de
cette religion, mais pour ôter les obstacles à la persuasion et prépa-
rer la machine. Ainsi, au lieu que l’utilité des preuves soit positive
(convaincre ou persuader), elle est toute négative (ôter les obstacles
à la persuasion). Cette conclusion, qui s’impose déjà à partir de
Lafuma 11, va être corroborée par Lafuma 418, le fragment du pari,
dans lequel on découvre l’explication de ce que signifie « ôter les
obstacles ».
Le fragment Lafuma 418 contient une démonstration mathéma-
tique (par les partis) destinée à prouver qu’on ne doit pas hésiter à
miser sa vie pour le bien que promet la religion chrétienne. Or Pas-
cal ne développe pas cette démonstration pour obtenir de son inter-
locuteur qu’il parie, il ne la développe que pour lui témoigner le peu
de force d’une telle démonstration sur son esprit. Quoique l’inter-
locuteur libertin fasse profession de ne suivre que la raison et de ne
se rendre qu’à ce qui est démonstratif, il renâcle devant la démons-
tration et tente de s’y dérober. L’explication de cette résistance est
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à chercher dans la corruption du cœur : « Apprenez au moins, dit


Pascal, que votre impuissance à croire vient de vos passions.
Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez,
travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation des
preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. » Les obs-
tacles qu’il s’agit d’ôter sont les passions. Aussi la raison est-elle
invitée à se démettre. Il faut opposer aux passions un contrepoids
de même nature qu’elles. En faisant comme s’il croyait, en
s’accoutumant aux gestes de la foi, le libertin domptera l’orgueil
d’une raison qui ne prétend à l’autosuffisance que depuis que le
cœur s’est détourné de Dieu, et il atténuera par une action tout
humaine les mouvements de la concupiscence. L’inspiration divine
convertit le cœur et surmonte les obstacles ; l’accoutumance ne fait,
quant à elle, que contrebalancer les inclinations du cœur : elle
amoindrit la prévention que provoque la concupiscence dans la
volonté de l’homme pécheur, sans rétablir l’indifférence qui carac-
térisait la volonté de l’homme encore innocent1. Il y a donc bien
trois moyens de croire, comme l’indique Lafuma 808 : la raison, la
coutume et l’inspiration. La religion chrétienne, qui a la raison pour
elle, ne s’impose pourtant pas par raison. Les preuves sont destinées
à légitimer le recours à la coutume, et la coutume est destinée à
abaisser la superbe, ce qui constitue, du point de vue de la théologie
pascalienne de la grâce efficace, la seule préparation possible à la
réception de la grâce, non que les humiliations puissent mériter
d’aucune manière une grâce qui est toujours absolument gratuite,
mais en ce que les humiliations rendent moins douloureux le
consentement à la grâce obtenu par la grâce elle-même2. Il est ainsi
avéré que ce n’est pas la conviction qui précède la conversion, ce
sont au contraire l’humiliation de la raison et le renoncement aux
preuves qui précèdent la conversion.
On découvre également là l’explication de ce que signifie « pré-
parer la machine ». Lafuma 821 souligne la fragilité d’une croyance
purement intellectuelle qui n’irait pas de pair avec l’inclination du
cœur, que celle-ci procède de la nature ou de la coutume. Préparer
la machine, c’est préparer le cœur à la réception de la grâce en atté-
nuant les mouvements de la concupiscence susceptibles de com-
battre encore les mouvements de la grâce, et libérer progressi-

1. Voir le 2e Écrit sur la grâce : le péché supprime, non la flexibilité de la


volonté au bien et au mal qui, en l’absence de contrainte, fait le libre arbitre,
mais l’indifférence de la volonté qui la subordonne à l’entendement (celle-ci
étant désormais mue par une délectation prévenante).
2. Voir Lafuma 924.
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12 Hélène Bouchilloux

vement l’esprit des obstacles à la conviction qui prennent leur


source dans la corruption du cœur. La force d’esprit qui, selon
Lafuma 394, permet à quelques-uns de voir la vérité, quelques
oppositions qu’ils y aient, consiste précisément à reconnaître la
relativité de l’esprit et l’opposition du cœur corrompu à l’esprit
dans l’adhésion à la vérité1.

Que l’utilité des preuves ne soit pas positive (convaincre ou per-


suader), qu’elle soit négative (ôter les obstacles à la persuasion) est
non seulement confirmé par Lafuma 11 et 418, mais encore rendu
nécessaire par les analyses préliminaires de l’opuscule De l’art de
persuader. L’art de persuader comprend l’art d’agréer et l’art de
convaincre. L’art d’agréer s’adresse au cœur ou à la volonté, et
consiste à faire aimer ou vouloir tel ou tel objet dont on aura fait
percevoir l’amabilité. L’art de convaincre s’adresse à l’esprit ou à
l’entendement, et consiste à faire croire telle ou telle proposition
dont on aura fait percevoir la vérité. L’art de persuader s’adresse
donc au cœur et à l’esprit, à la volonté et à l’entendement, conju-
guant la perception de l’amabilité et celle de la vérité. Dans l’art
d’agréer, on lie sans la médiation du discours les objets qu’on pré-
tend faire aimer ou vouloir aux principes universels de l’inclination.
Dans l’art de convaincre, on lie par la médiation du discours les pro-
positions qu’on prétend faire croire aux principes universels de la
créance. Cependant, la suite de l’opuscule montre que les principes
universels de plaisir et de vrai sont obscurcis depuis que l’homme a
interverti ce qui devait valoir dans le domaine des choses naturelles
et ce qui devait valoir dans le domaine des choses surnaturelles.
Dans le domaine des choses surnaturelles, il est légitime que
l’agrément prime : il faut aimer Dieu pour le connaître. Dans le
domaine des choses naturelles, à l’inverse, l’appréciation du cœur
est subordonnée à celle de l’esprit : il faut connaître les choses pour
les aimer à proportion de leur amabilité, Dieu seul étant absolu-
ment aimable. À partir du moment où l’homme intervertit ces deux
ordres, où il s’aime infiniment lui-même à la place de Dieu, rappor-
tant toutes choses à lui-même au lieu de rapporter toutes choses à
Dieu, il n’aime plus et il ne croit plus ce qui est digne d’amour et de
créance, il n’aime plus et il ne croit plus que ce qu’il lui plaît d’aimer
et de croire au gré de sa seule volonté ou de sa fantaisie. Dès lors,
c’est l’art de persuader tout entier qui menace de s’effondrer avec

1. À comparer avec ce que Pascal dit des prétendus esprits forts en


Lafuma 157.
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Apologie et théologie 13

l’art d’agréer et l’art de convaincre privés de principes universels de


plaisir et de vrai.
En ce qui concerne les vérités divines, Pascal indique d’abord que
Dieu n’est pas assujetti à l’ordre naturel qui doit valoir pour l’homme
dans le domaine des choses naturelles, et qu’il n’est donc pas tenu de
les faire passer de l’esprit dans le cœur : il les donne comme il lui plaît.
Il indique ensuite que ni le cœur ni l’esprit de l’homme ne sont plus
naturellement disposés à aimer et à croire ces vérités à partir du
moment où l’homme a lui-même usurpé la place de Dieu. L’homme
pécheur rapporte tout, y compris Dieu, à lui-même : il n’est prêt à
recevoir les vérités divines que si celles-ci s’accommodent à la concu-
piscence qui meut désormais sa volonté. « De là vient, dit Pascal,
l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion
chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. » Aussi Dieu ne parvient-il à
remédier au désordre du péché que par un ordre conforme à ce
désordre et entièrement contraire à l’ordre naturel qui devait valoir
pour l’homme dans le domaine des choses naturelles. Il fait recevoir
ses vérités par une grâce qui délecte davantage la volonté humaine
que ne la délecte la concupiscence. On ne saurait dire plus clairement
que les vérités divines ne peuvent être acceptées ni par le cœur ni par
l’esprit de l’homme pécheur et qu’elles ne peuvent faire l’objet ni de
l’art humain d’agréer ni de l’art humain de convaincre, que Dieu ne
convertisse le cœur de l’homme pécheur par la grâce efficace.
Il serait bien sûr étonnant que l’apologiste ait oublié de telles
analyses. Rien dans les Pensées ne permet de soutenir que Pascal a
changé de sentiment concernant la grâce et, par suite, de sentiment
concernant l’art d’agréer et l’art de convaincre. Il n’y a que la grâce
efficace qui puisse convaincre l’homme pécheur de la vérité de la
religion chrétienne en le persuadant de cette vérité, la conversion du
cœur entraînant l’adhésion de l’esprit. Mais, s’il est impossible de
convaincre ou de persuader celui que Dieu ne convertit pas, il n’est
pas impossible de démontrer une vérité qui, lors même qu’elle
n’emporte pas la conviction, dénonce et explique le décalage qui
surgit entre démonstration et conviction. L’apologie pascalienne
n’est pas une apologie du christianisme sans être une apologie de
l’augustinisme, et la théologie augustinienne qui commande cette
apologie interdit que la raison puisse être autre chose que
l’instrument d’une foi que Dieu lui-même met dans le cœur.

On a vu jusqu’à présent comment la théologie impose à


l’apologie la forme tout à fait particulière qu’elle revêt effective-
ment dans les Pensées. Reste à montrer comment la théologie en
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vient à occuper une place centrale dans les Pensées, en devenant le


point d’articulation de ce qu’il y a de vrai dans tous les discours. La
perspective proprement apologétique se trouve ainsi relativisée au
profit d’une perspective beaucoup plus large, celle qui érige la théo-
logie augustinienne en science universelle, c’est-à-dire en science
impliquée dans toutes les autres sciences, en l’érigeant comme prin-
cipe de discernement du vrai et du faux dans tous les discours et, du
même coup, comme principe de compatibilité de tous les discours
appréhendés dans leur vérité. Un tel élargissement de la perspective
proprement apologétique justifie la substitution de l’ordre du cœur
ou de la charité à celui de l’esprit et, surtout, une diversité des
matières qu’il ne faut par conséquent nullement considérer comme
accidentelle.
En Lafuma 298, Pascal oppose l’ordre du cœur ou de la charité à
l’ordre de l’esprit. La question abordée dans ce fragment est celle de
l’ordre du discours et, plus particulièrement, celle de l’ordre du dis-
cours scripturaire, qui n’est pas comparable à l’ordre du discours
mathématique. L’ordre de l’esprit est « par principe et démonstra-
tion » ; l’ordre du cœur ou de la charité est par « digression sur
chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours ».
Tandis que les mathématiques ont l’ordre de l’esprit, l’Écriture a
l’ordre du cœur ou de la charité, car le but de l’Écriture est de faire
la part, grâce au dispositif figuratif, des charnels qui s’arrêtent aux
figures et des spirituels qui aperçoivent en elles la vérité qui leur
sert de modèle. En tant que discours démonstratif, le discours apo-
logétique devrait adopter l’ordre de l’esprit. Mais, puisque la
démonstration n’a d’autre but, comme le discours scripturaire, que
de faire la part entre ceux que meut la concupiscence et ceux que
meut la grâce, il est normal que l’ordre du cœur ou de la charité se
substitue à l’ordre de l’esprit. L’explication de l’inefficacité de la
démonstration se surajoute à la démonstration, et l’ordre démons-
tratif est donc brisé par l’irruption de l’ordre explicatif. Cependant,
l’explication de l’inefficacité de la démonstration requiert les lumiè-
res de la théologie. Seule une raison se soumettant à la théologie
peut expliquer à une raison revendiquant au contraire l’auto-
suffisance l’échec prévisible de l’entreprise apologétique.
Lafuma 532 concède, avant Lafuma 694, que les Pensées sont
sans ordre, mais non pas dans une confusion sans dessein, parce que
leur désordre correspond au véritable ordre, cet ordre digressif
approprié au sujet dans la mesure où il s’agit bien de rattacher
chaque point à ce qui en constitue l’ultime raison, à savoir la dua-
lité de l’homme, ou encore le Dieu de Jésus-Christ dont les hommes
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Apologie et théologie 15

sont à la fois naturellement capables (par grâce) et indignes (par


nature), comme le précisent Lafuma 149 et 449.
Non seulement la perspective apologétique elle-même ne prend
sens que par rapport à cette autre perspective, mais encore cela est
valable pour toutes les positions défendues par Pascal, que ce soit
en théologie, en philosophie, en science, en politique ou même en
esthétique. Jésus-Christ est la raison de toutes choses : il est en tout
et le centre de tout, comme le souligne Lafuma 449. On s’écarte
nécessairement de la vérité, que ce soit en théologie, en philosophie,
en science, en politique ou en esthétique, quand on s’écarte de ce
modèle et qu’on méconnaît la dualité de l’homme, sa grandeur et sa
misère, sa capacité de Dieu, du vrai et du bien, et la vacuité de cette
capacité lorsque celui-ci est abandonné à lui-même. Tous les dis-
cours, en quelque domaine que ce soit, ne sont que des figures de
cette unique vérité double1, et ils ne cessent de l’exprimer en la
déformant, de sorte que c’est à celui qui dispose du bon point de vue
– le point de vue de la théologie augustinienne – qu’il revient de
redresser la vérité en tous ces discours réputés faux parce qu’ils ne
sont jamais que partiellement vrais2. On aura reconnu dans cette
démarche l’application du schème des « raisons des effets » déjà
présent dans l’Entretien avec M. de Sacy, pour la philosophie, dans
les Écrits sur la grâce, pour la théologie, et, quoique plus discrète-
ment, dans l’opuscule De l’esprit géométrique, pour la science dont
l’ordre moyen découlant de la dualité du cœur et de la raison
exprime la dualité de l’homme lui-même, selon Lafuma 112. Les
Pensées généralisent l’application du schème des « raisons des
effets », en l’utilisant également pour la politique et pour l’esthé-
tique. Il ne faut donc pas se plaindre de la diversité des matières
qu’elles renferment, ni l’imputer à leur inachèvement. En elles vien-
nent se rejoindre tous les autres écrits de Pascal, et à juste titre si la
perspective apologétique est inséparable d’une perspective explica-
tive qui embrasse tous les domaines.
Mais la perspective explicative est elle-même inséparable de la
perspective apologétique. Il est nécessaire de démontrer la vérité de
la religion chrétienne pour justifier rationnellement la soumission de
la raison à la théologie et l’usage explicatif de cette raison se soumet-
tant à la théologie, selon les termes du fragment Lafuma 167 qui

1. Voir l’Entretien avec M. de Sacy : les discours d’Épictète et de Mon-


taigne sont considérés, jusque dans leurs égarements respectifs, comme des
figures de la sagesse véritable.
2. La vérité essentielle étant double, l’erreur et l’hérésie consistent à
l’amputer d’un de ses deux côtés : voir Lafuma 443, 576, 619, 691, 733.
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donne son titre à la liasse XIII. La difficulté est que les deux pers-
pectives sont étroitement imbriquées l’une dans l’autre : 1 / l’ex-
plication s’inscrit dans l’apologie, puisque l’apologie repose sur une
double explication (de la nature humaine et de l’Écriture) qui
montre que la religion est à la fois vénérable et aimable, avant de
culminer dans l’apparition de Jésus-Christ qui seule démontre
qu’elle est en outre vraie1 ; 2 / l’apologie s’inscrit dans l’explication,
puisque cette démonstration est vouée à l’inefficacité, mais une
explication que justifie rationnellement l’apologie. La raison est
censée se soumettre non seulement parce qu’elle le doit – parce que le
christianisme est vrai –, mais encore où elle le doit – le christianisme,
qui est vrai, n’étant cependant pas vrai hors de toutes les vérités qu’il
articule en les ordonnant, c’est-à-dire en les assignant à leur ordre.
Les Pensées orchestrent tous les autres écrits de Pascal, elles orches-
trent surtout les combats menés par Pascal contre la tyrannie,
définie en Lafuma 58 comme une confusion des ordres et en
Lafuma 797 comme une ignorance de la propriété de chaque chose.
On peut se demander pourquoi la question de l’autorité et des
limites de l’autorité acquiert dans les Pensées une importance qui
va bien au-delà du domaine politique proprement dit. La question
des divers règnes et la question connexe de la manière de régner en
ces divers règnes sont deux questions qui reviennent constamment.
En Lafuma 58, Pascal se contente d’énumérer différents règnes
qu’on ne saurait confondre sans tyrannie : règne de la force, règne
de la beauté, règne de la science, règne de la piété. En Lafuma 308,
le fragment des trois ordres, il ne distingue plus que trois règnes,
non seulement différents, mais encore incommensurables et hiérar-
chisés : 1 / les rois et les riches règnent sur les corps et peuvent satis-
faire la concupiscence de la chair (le désir de posséder) ; 2 / les
savants et les philosophes règnent sur les esprits et peuvent
satisfaire la concupiscence des yeux, la curiosité (le désir de savoir) ;
3 / les saints règnent sur les cœurs et peuvent satisfaire la concupis-
cence de la volonté, l’orgueil (le désir de dominer), s’il est vrai,
comme Pascal le précise en Lafuma 933, le fragment parallèle des
trois concupiscences, qu’il n’y a qu’en Dieu qu’on puisse légitime-
ment se glorifier d’une sagesse inséparable de la sainteté. Selon
Lafuma 933, il y a un « lieu propre » à chaque concupiscence (on ne
peut légitimement s’enorgueillir de sa puissance et de ses biens, ou
de sa science, car ce n’est pas le lieu), de sorte qu’il est « de justice »
de ne régner que là où on le peut légitimement et par la voie

1. Voir Lafuma 12.


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appropriée. Or seuls les sages du troisième ordre, qui « ont pour


objet la justice », savent ce qui est « de justice », non seulement
parce que leur cœur est guéri de la tyrannie qui est naturelle à
l’homme pécheur, mais encore parce qu’ils disposent du bon point
de vue pour déterminer où on peut légitimement régner et par
quelle voie. En Lafuma 797, Pascal distingue en outre deux maniè-
res de régner : en roi ou en tyran. Dans quelque domaine que ce soit,
on règne en roi quand on tient compte de ce qui fait qu’on y est roi,
et on règne en tyran quand on n’en tient pas compte. L’éloquence
qui persuade par douceur plutôt que par empire, manquant à sa fin
qui est de peindre la pensée, persuade en tyran plutôt qu’en roi,
selon Lafuma 578 et 584. Ainsi, dans le domaine politique, un roi ne
doit pas oublier que ce qui le fait roi est la méprise des hommes dont
la concupiscence projette l’image de la justice dans la force (telle est
la leçon des trois Discours sur la condition des Grands, reprise dans
les Pensées). De même, dans le domaine de la philosophie, un pyr-
rhonien ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité du pyrrhonisme
est que les hommes sont privés du vrai et du bien par le péché, ce
qui n’exclut pas qu’ils conservent de par leur nature la capacité du
vrai et du bien – une « idée » ou une « image » du vrai et du bien,
selon les termes de Lafuma 131. De même, dans le domaine de la
science, un géomètre ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité de
la géométrie est son caractère purement phénoménal (non essen-
tiel), ce qui explique d’ailleurs que les pyrrhoniens ne puissent rien
contre la certitude des principes de la géométrie, qu’il s’agisse des
termes indéfinissables, en Lafuma 109, ou des propositions indé-
montrables, en Lafuma 110. De même, dans le domaine de la reli-
gion, un pape ne doit pas oublier qu’il ne règne ni sur les corps ni sur
les esprits, qu’il n’a par conséquent autorité ni en politique ni en
science, et qu’il ne saurait donner la religion ni par contrainte ni par
raison. Tout cela est de grande conséquence pour Pascal.
À partir du moment où Jésus-Christ est la raison de toutes cho-
ses, à partir du moment où la théologie est une science impliquée
dans toutes les autres sciences, il est logique que les Pensées
s’ouvrent à toutes les matières et à tous les protagonistes qu’on y
rencontre effectivement. Pascal y livre bataille sur tous les fronts. Il
a pourtant, indéniablement, un adversaire privilégié : il s’agit de
Descartes. Ayant lu les Principes de la philosophie, il sait que la
métaphysique cartésienne permet de fonder la science tout en écar-
tant la théologie de la philosophie1. Dès lors, rien de plus anti-

1. Voir Principes de la philosophie, I, articles 24 et 25.


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cartésien que d’ériger la théologie en science universelle et de faire


de Jésus-Christ la raison de toutes choses ; rien de plus anti-
cartésien que la légitimation conjointe du pyrrhonisme et de la géo-
métrie qu’entraîne la soumission éclairée et critique au christia-
nisme, si on se réfère à Lafuma 170. Pascal n’emprunte finalement
qu’une chose à son adversaire : sa définition de la philosophie. Il
faut concilier le style digressif d’Épictète et de Montaigne, revendi-
qué en Lafuma 745, avec l’exigence cartésienne d’une systématicité
qui consiste à mesurer dans le principe qu’on se donne toutes les
conséquences qu’il contient, selon l’opuscule De l’art de persuader.
Jésus-Christ devient ainsi, pour Pascal, le principe de toute une phi-
losophie prioritairement dirigée – du moins quant à son contenu –
contre la philosophie cartésienne.
Ainsi aboutit-on à plusieurs conclusions assez polémiques.
Premièrement, il faut en finir avec l’idée qu’il existe une inadé-
quation entre le texte des Pensées recueilli à la mort de leur auteur
et le texte que celui-ci aurait publié si la maladie et la mort
n’avaient pas interrompu son entreprise. Sans doute Pascal en
aurait-il soigné davantage la rédaction, souvent elliptique jusqu’à
l’obscurité, peut-être leur aurait-il apporté quelque ordre. Mais ces
améliorations formelles n’auraient certainement pas modifié la
complexité d’un texte dont on a essayé de montrer qu’il comporte
non seulement une apologie de la religion chrétienne délibérément
vouée à l’échec, l’inefficacité des preuves n’empêchant pas leur uti-
lité, mais encore une explication de cet échec et, à partir de la place
centrale accordée à Jésus-Christ et à la théologie augustinienne, une
explication qui embrasse tous les domaines.
Deuxièmement, il faut en finir avec l’idée que Pascal vise à
convaincre ou à persuader son interlocuteur libertin, idée incompa-
tible avec sa théologie, avec ses analyses sur l’art de persuader et
avec les indications textuelles des Pensées concernant l’utilité des
preuves. Pascal ne déclare nullement que les preuves du christia-
nisme ont pour but de convaincre ceux qui ne s’y appliquent pas de
tout leur cœur, c’est-à-dire avec un cœur déjà gagné à Dieu par
Dieu même. Il déclare explicitement que les preuves du christia-
nisme ont pour fonction de discriminer ceux qui ne les considèrent
qu’avec la concupiscence à laquelle leur cœur est abandonné et ceux
qui les considèrent avec un mouvement de charité dont Dieu seul a
l’initiative. Enfin, la source de la résistance aux preuves du christia-
nisme étant identifiée – il s’agit de la concupiscence –, Pascal pré-
conise non moins explicitement qu’on commence par « quitter
les plaisirs », comme l’indique Lafuma 816 en continuité avec
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Apologie et théologie 19

Lafuma 418. Le renoncement aux plaisirs ne suscite pas automa-


tiquement la foi que rien ne saurait mériter, mais il permet
d’éprouver la vérité du discours de l’apologiste – il ôte les obstacles
à la persuasion en attendant la conversion.
Troisièmement, il faut en finir avec l’idée que les Pensées sont
réductibles à une Apologie de la religion chrétienne, et avec l’idée que
Pascal n’est pas philosophe mais apologiste. Il n’est cependant
guère possible de dépasser la perspective apologétique tant qu’on
n’aperçoit pas la perspective explicative et tant qu’on ne décèle pas
la portée anticartésienne de cette dernière perspective. Pour Pascal,
la philosophie cartésienne est fausse. Il s’oppose à Descartes sur
tout : sur la méthode, sur la connaissance des corps, sur la connais-
sance de soi, sur la connaissance de Dieu. Mais, en attaquant le
contenu de la philosophie cartésienne, il ne laisse pas d’approuver la
forme systématique prise par cette philosophie. Descartes est féli-
cité pour avoir voulu tenir un discours dont la systématicité
requiert de mesurer dans le principe qu’on se donne toutes les consé-
quences qu’il contient. Il est légitime de vouloir constituer « un
corps de philosophie tout entier », comme Descartes s’en flatte dans
la lettre-préface des Principes, à condition que ce corps de philo-
sophie1 ne soit pas celui de la « parfaite connaissance de toutes les
choses que l’homme peut savoir ». Pascal ne fait aucun mystère du
principe qu’il attribue, quant à lui, à sa philosophie : d’après
Lafuma 449, Jésus-Christ est le principe, dûment vérifié par la rai-
son, à la lumière duquel cette même raison peut ordonner tous les
discours, compte tenu de la part de vérité et de fausseté qu’ils recè-
lent. Loin qu’il faille reléguer la théologie hors de la philosophie, il
faut l’inclure en elle et l’élever ainsi au rang de science universelle.
La théologie intervient donc doublement par rapport à l’apo-
logie : 1 / elle confère à l’apologie la forme tout à fait particulière
qu’elle revêt effectivement dans les Pensées ; 2 / elle commande
toute une perspective explicative qui non seulement relativise la
perspective apologétique, mais encore fait de cette perspective
apologétique l’instrument d’une explication philosophique avec
Descartes.
Hélène BOUCHILLOUX,
UFR Connaissance de l’homme
Université de Nancy II,
3, place Godefroy-de-Bouillon,
54015 Nancy Cedex.

1. La théologie n’est-elle pas, selon Lafuma 65, comme un corps de


sciences ?
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