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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RPHI&ID_NUMPUBLIE=RPHI_021&ID_ARTICLE=RPHI_021_0003
ces efforts si Pascal lui-même suggère à son lecteur quel qu’il soit (car
on accordera au moins que le lecteur des Pensées n’est pas réductible
à l’interlocuteur libertin si l’on veut expliquer l’universalité et la
pérennité de leur intérêt) que son propos déborde largement la pers-
pective apologétique proprement dite ? Or tel est bien le cas. Jésus-
Christ est la raison de toutes choses, de sorte que toutes choses y
conduisent aussi (du moins aux yeux de ceux qui, le connaissant, dis-
posent du bon point de vue), perspective excédant la perspective
apologétique qui non seulement justifie la diversité des matières, le
recours à l’ordre du cœur ou de la charité, la variété des protagonis-
tes, mais encore relativise la perspective apologétique elle-même, le
christianisme ayant des preuves non pour le faire croire mais pour
rendre inexcusables ceux qui ne le croient pas.
Ensuite, outre ces difficultés internes aux Pensées, on peut se
demander comment concilier le projet d’une Apologie de la religion
chrétienne avec la théologie professée par Pascal. Car, selon cette
théologie, il n’y a aucune continuité entre la nature et la grâce,
entre la raison et la foi. La nature est corrompue, la raison est cor-
rompue. La nature et la raison ne sont guéries que par la grâce. Il
est impossible de croire le christianisme par la seule raison ou par
une foi purement humaine (c’est-à-dire par une foi donnée par
l’homme) : on ne peut le croire que par une foi divine (c’est-à-dire
par une foi donnée par Dieu). L’opuscule De l’art de persuader ne
souligne-t-il pas, d’abord, que les vérités divines, contrairement aux
vérités humaines, n’ont pas à passer de l’esprit dans le cœur, mais
plutôt l’inverse si la connaissance de Dieu dépend elle-même de
l’amour de Dieu, ensuite, que le cœur humain est devenu réfractaire
à ces vérités et qu’il n’appartient donc plus qu’à la grâce efficace de
les faire recevoir ? Mais alors, dira-t-on, pourquoi faire chercher le
christianisme par raison dans les Pensées ? Il reste visiblement à
s’interroger sur le rôle exact dévolu à la raison et au discours de la
preuve, en tenant compte à la fois de la théologie de Pascal (assortie
de ses répercussions dans l’art de persuader) et des éléments conte-
nus dans les Pensées, notamment dans le fragment Lafuma 160
ainsi que dans les fragments Lafuma 5, 7 et 11 de la liasse I.
Cet article portera donc conjointement sur la signification des
Pensées et sur le dispositif apologétique qu’elles mettent en œuvre.
En ce qui concerne le premier point, on s’efforcera d’établir que
le dessein de Pascal est un dessein philosophique sans commune
mesure avec le dessein apologétique qu’on lui prête ordinairement :
car il ne prétend pas démontrer la vérité du christianisme – que le
christianisme est vrai – sans démontrer d’un même mouvement que
o
Revue philosophique, n 1/2002, p. 3 à p. 19
Apologie et théologie 5
qu’ils sont déjà disposés par lui à le chercher. Pour les autres – ceux
qu’elles ne satisferont pas et qu’elles ne convaincront pas –, ils
seront à tout le moins inéluctablement convaincus d’appartenir à la
catégorie des personnes déraisonnables, selon Lafuma 427, c’est-à-
dire inéluctablement condamnés par la raison même avec laquelle
ils auront prétendu condamner le christianisme, selon Lafuma 175.
Enfin, nul ne paraîtra plus raisonnable que ceux qui n’ont pas
besoin de preuves pour croire, s’il est exact que c’est la contrition du
cœur qui fait croire, comme l’indiquent Lafuma 380, 381 et 382.
Le fragment Lafuma 427 avertit donc l’interlocuteur libertin
des conditions dans lesquelles sera mis en œuvre le discours de la
preuve. Le libertin a déjà été débouté de ses prétentions sur un pre-
mier point : l’obscurité de Dieu dont il tire argument pour ne pas le
chercher non seulement ne prouve rien contre le christianisme, mais
encore prouve en partie sa doctrine ; ainsi, sa négligence n’est pas
fondée, et même plus, elle est le signe de la corruption de la nature
que seul le christianisme enseigne. De ce fait, Pascal reconnaît qu’il
est impossible de faire connaître le Dieu du christianisme (qui n’est
pas celui du déisme) par des moyens tout naturels. Le Dieu du
christianisme ne se fait connaître que de ceux à qui il donne lui-
même la foi dont la preuve humaine ne peut jamais être que
l’instrument, selon Lafuma 7. Ce n’est pas qu’il n’y ait des marques
de Dieu comme des preuves du christianisme, mais ces marques
comme ces preuves ne convaincront que ceux à qui Dieu donnera de
vouloir être convaincus, la raison discriminant ceux que la grâce
pousse à s’y rendre et ceux que le péché retient de s’y rendre, selon
Lafuma 835, fragment capital qui rapproche les preuves de
l’apologiste des signes bibliques et qui permet de comprendre que la
résistance du libertin aux preuves de l’apologiste n’a pas d’autre
source que la résistance des juifs aux signes bibliques (Pascal le note
en Lafuma 379, les miracles ne servent pas à convertir mais à
condamner). Il s’ensuit que l’apologiste ne vise nullement à
convaincre en attendant que Dieu convertisse, ou à donner une foi
humaine en attendant que Dieu donne une foi divine, contraire-
ment à ce que soutient Henri Gouhier1.
Quant à ce dernier article, il est temps de renverser l’idée pré-
conçue selon laquelle Pascal viserait à produire chez son interlocu-
teur une foi humaine. En Lafuma 7, il affirme seulement que la
preuve (humaine) est souvent l’instrument de la foi (divine), autre-
donne son titre à la liasse XIII. La difficulté est que les deux pers-
pectives sont étroitement imbriquées l’une dans l’autre : 1 / l’ex-
plication s’inscrit dans l’apologie, puisque l’apologie repose sur une
double explication (de la nature humaine et de l’Écriture) qui
montre que la religion est à la fois vénérable et aimable, avant de
culminer dans l’apparition de Jésus-Christ qui seule démontre
qu’elle est en outre vraie1 ; 2 / l’apologie s’inscrit dans l’explication,
puisque cette démonstration est vouée à l’inefficacité, mais une
explication que justifie rationnellement l’apologie. La raison est
censée se soumettre non seulement parce qu’elle le doit – parce que le
christianisme est vrai –, mais encore où elle le doit – le christianisme,
qui est vrai, n’étant cependant pas vrai hors de toutes les vérités qu’il
articule en les ordonnant, c’est-à-dire en les assignant à leur ordre.
Les Pensées orchestrent tous les autres écrits de Pascal, elles orches-
trent surtout les combats menés par Pascal contre la tyrannie,
définie en Lafuma 58 comme une confusion des ordres et en
Lafuma 797 comme une ignorance de la propriété de chaque chose.
On peut se demander pourquoi la question de l’autorité et des
limites de l’autorité acquiert dans les Pensées une importance qui
va bien au-delà du domaine politique proprement dit. La question
des divers règnes et la question connexe de la manière de régner en
ces divers règnes sont deux questions qui reviennent constamment.
En Lafuma 58, Pascal se contente d’énumérer différents règnes
qu’on ne saurait confondre sans tyrannie : règne de la force, règne
de la beauté, règne de la science, règne de la piété. En Lafuma 308,
le fragment des trois ordres, il ne distingue plus que trois règnes,
non seulement différents, mais encore incommensurables et hiérar-
chisés : 1 / les rois et les riches règnent sur les corps et peuvent satis-
faire la concupiscence de la chair (le désir de posséder) ; 2 / les
savants et les philosophes règnent sur les esprits et peuvent
satisfaire la concupiscence des yeux, la curiosité (le désir de savoir) ;
3 / les saints règnent sur les cœurs et peuvent satisfaire la concupis-
cence de la volonté, l’orgueil (le désir de dominer), s’il est vrai,
comme Pascal le précise en Lafuma 933, le fragment parallèle des
trois concupiscences, qu’il n’y a qu’en Dieu qu’on puisse légitime-
ment se glorifier d’une sagesse inséparable de la sainteté. Selon
Lafuma 933, il y a un « lieu propre » à chaque concupiscence (on ne
peut légitimement s’enorgueillir de sa puissance et de ses biens, ou
de sa science, car ce n’est pas le lieu), de sorte qu’il est « de justice »
de ne régner que là où on le peut légitimement et par la voie