Vous êtes sur la page 1sur 9

INTRODUCTION

La justification par la grâce au moyen de la foi est le thème symbolique du conflit qui
a séparé Catholiques et Luthériens au moment de la Réforme. A travers son ouvrage Sauvés
par la grâce. Les débats sur la justification du XVIe siècle à nos jours, Bernard SESBOÜE
retrace les innombrables débats, d’abord dans un climat grandissant de confrontations
(Première partie) avant de redevenir, au XXe siècle, l’objet d’un dialogue (Seconde partie)
inscrit dans une bienveillance mutuelle retrouvée, et mené dans un espoir de réconciliation
des Eglises. Notre travail ici consistera en une présentation du premier chapitre de la première
partie. Ce premier chapitre, intitulé « Luther et l’article qui fait tomber l’Eglise », montre que,
pour Luther, la justification est l’articulus stantis vel cadentis Ecclesiae (l’article qui fait
tomber l’Eglise). Elle est le dogme fondamental et central du christianisme, le cœur de
l’Evangile car « tous les autres articles de la foi y sont contenus »1. Pour appréhender cette
pensée de Luther, nous exposerons le contenu de ce chapitre en décrivant dans un premier
temps son itinéraire spirituel, puis dans un second temps nous essayerons de rejoindre la
pensée de Luther sur la justification.

1. L’itinéraire spirituel de Luther.


1.1. Une expérience nouvelle2.

Luther, dès son jeune âge, a été formé dans le principe de la tradition monastique au
sein de l’Ordre des Augustins, un ordre réputé, très intellectuel. Et l’idée qui prédominait
l’ordre est que le salut ne peut être obtenu sans le concours des pénitences et des bonnes
œuvres. Mais le jeune Luther, face aux diverses tentations et pulsions qu’il a beaucoup du mal
à maitriser, s’exténuait à faire ce qu’il pouvait et ne recevait pas le sentiment du pardon de
Dieu. Malheureux, abattu et angoissé pour son salut et surcroit la crainte de la damnation de
son âme, il se mit à réfléchir sur la foi, et réalise donc que l’homme ne peut se justifier par ses
œuvres, dans le souci de rendre justice à Dieu pour ses péchés. Aussi, ajoute-t-il l’horreur et la
menace qu’il vit quand il est en face du terme « justice de Dieu ». Force faisant, cette horreur
se transforma en jubilation devant la découverte de la justice justifiante de Dieu. Alors Luther
devient l’auteur d’une nouvelle figure de la foi ; non celle de la foi communautaire, mais
plutôt d’une foi existentielle, dramatique qui traverse des saisons de libération joyeuse et des
1
SESBOÜE, B., Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du XVIe siècle à nos jours, Paris, Editions
Facultés Jésuites de Paris, 2009, p.13.
2
Cf. Ibid., pp.14-18.

1
moments d’espérance comme de désespoir. Ceci l’amené à insister sur la foi-confiance plus
que sur la foi dogmatique, sur le « croire en… » plus que sur « le croire que… ». Dans la
même logique, il privilégie la foi par laquelle on croit (fides qua) par rapport à la foi qui est
crue (fides quae). Autrement dit, pour Luther, ce n’est pas le savoir de la foi qui sauve, mais
l’engagement total du croyant dans la confiance en la grâce toute puissante de Dieu.

1.2. La découverte de la lumière3.

Au couvent des Augustins Luther a découvert la Bible : il la lit et la relit au point d’en
savoir des passages entiers par cœur. Devenu théologien et professeur d’Ecriture sainte, il
commente l’Epître aux Romains, texte majeur de Paul sur la justification. Cette Epître de Paul
nous révèle en quoi consiste la justice que Dieu accorde ; elle est reçue par la foi et rien que
par la foi, comme le dit l’Ecriture, le juste vit de la foi. Mais l’illumination naît pour lui quand
il découvre qu’Augustin interprète Paul de la même manière que lui. En effet, on lui avait
enseigné une justice ascendante, celle que l’homme doit rendre à Dieu pour ses péchés et par
des œuvres actives, et il découvre une justice descendante, gratuite et totalement passive du
côté de l’homme. Autrement dit, pour Luther, les chrétiens justifiés seuls par la foi et leur
position devant Dieu n’est en aucune manière relié à quelconques œuvres méritantes. Dieu
reçoit comme justes ceux qui professent leur foi seule en Jésus, grâce à l’œuvre que Christ a
accompli sur la croix.

1.3. Le témoignage de Paul.

Luther a donc redécouvert l’Evangile dans l’enseignement de Paul. Il nous invite lui-
même à comparer son itinéraire à celui de l’apôtre. « Il faut donc dire clairement que la
doctrine de la justification par la grâce moyennant la foi n’est pas une doctrine simplement
luthérienne, elle est une doctrine paulinienne, donc une doctrine chrétienne »4. Il est d’ailleurs
remarquable que la découverte de l’Evangile par Luther ne se soit pas faite par les évangiles,
mais à partir de l’Evangile de Paul. Cette donnée n’est pas neutre pour l’élaboration ultérieure
de sa « doctrine ».

1.4. Entre Paul et Luther, Augustin.

On peut établir une comparaison signifiante entre l’itinéraire d’Augustin, tel qu’il le
décrit dans ses Confessions et celui de Luther. « C’est surtout grâce à lui qu’il pourra mettre
au point et exploiter ses thèses sur la libération du péché, la justification, le libre arbitre et le
3
Cf. Ibid., pp.18-19.
4
Ibid., p.21.

2
péché originel »5. Au départ Augustin avait une répugnance pour les Ecritures chrétiennes
qu’il jugeait grossières. Mais il fait la découverte de Jean et de Paul et il comprend
l’incarnation. Cette découverte a transformé sa vie avec une force dans laquelle Luther
pouvait se retrouver. Son expérience s’appuie sur celle de ces deux champions de la foi que
sont Paul et Augustin.

1.5. Les indulgences : le motif de l’explosion.

Dans le développement de sa réflexion Luther se heurte inévitablement au problème


des indulgences qui contredit immédiatement à ses yeux la doctrine de la justification par la
foi seule. L’indulgence est pour lui « l’œuvre » par excellence, fortement encouragée par
l’Eglise pour obtenir des rémissions de peine, et présentée comme très utile sinon nécessaire
pour « faire son salut ». « Or la prédication des indulgences est particulièrement d’actualité et
occupe le devant de la scène en Allemagne. Car le pape veut construire la nouvelle basilique
Saint- Pierre de Rome et a grand besoin d’argent. Justement l’indulgence se gagne moyennant
une aumône »6.

Pour Luther la prédication des indulgences trompe le peuple chrétien en lui faisant
croire qu’il peut obtenir le salut avec de l’argent. Les indulgences endorment la conscience
des chrétiens et prétendent leur éviter la pénitence. D’autre part, le pape abuse de son pouvoir
en promettant la transposition des indulgences temporelles, accordées par l’Eglise pour la
pénitence d’ici-bas, en réduction des peines du purgatoire, voire de l’enfer. Il s’en plaint dans
une lettre, adressée le 31 octobre 1517, à Albert de Brandebourg, Archevêque de Magdebourg
et de Mayence, comme des instructions données aux prédicateurs d’indulgences. A cette lettre
sont jointes 95 thèses qui proposent d’instaurer un débat théologique sur les indulgences.
Mais l’archevêque est en contrat avec Rome qui attend le plus vite possible de l’argent frais
Ceci dit, l’archevêque ne lui répondra même pas. Mais le lendemain 1er novembre, Luther
afficha ces mêmes thèses au tableau d’information de sa faculté de théologie 7.

Par ailleurs, le débat théologique proposé sur l’affaire des indulgences dans le cadre de
la Faculté de théologie n’aura pas le temps de se tenir. Car les l’imprimerie s’empare de
l’affaire particulièrement sensible dans l’opinion publique allemande qui supporte de plus en
plus mal la prédication des indulgences et la considère comme un impôt romain. Mais
l’archevêque de Magdebourg estime prudent et même avantageux pour lui de saisir le Saint-
5
Ibid., p.24.
6
Idem.
7
Cf. Ibid., p.26.

3
Siège. Luther essaie de se justifier devant ses maîtres. Il proteste de sa bonne foi et écrit même
au pape, en 1518, pour en relativiser la valeur.

Les péripéties de la crise se déroulent à un rythme extrêmement rapide, puisque tout va


se jouer en quatre ans. L’ordre d’arrestation de Luther est donné ; celui-ci se présente
cependant à deux débats théologiques importants, l’un avec Cajetan (le plus grand théologien
catholique de la Renaissance), puis avec Eck (théologien catholique et l’un des principaux
contradicteurs des réformateurs), au cours desquelles il refuse de se rétracter. La bulle du pape
Léon X Exsurge Domine est promulguée en 1520. Luther la brûle publiquement et est
excommunié en janvier 1521. L’opinion publique s’est prononcée en sa faveur, mais Rome
contre lui. On voit en quoi l’affaire des indulgences est une conséquence immédiate de la
doctrine de la justification par la foi sans les œuvres8.

2- La justification au cœur du Christianisme de Luther.

Aux yeux de Luther tout le discours chrétien est compris dans l’affirmation de la
justification par la foi, dogme majeur qui englobe tous les autres. C’est à partir de là qu’il faut
reconstruire, dans la mesure du possible, la doctrine de la justification qui est au cœur du
christianisme de Luther.

2.1. L’articulus stantis : la justification par la foi.

Pour Luther, nous ne sommes justifiés que par la foi seule, car seule la foi saisit la
victoire du Christ. « Tu possèdes donc cela dans la mesure même où tu le crois. Si tu crois que
le péché, la mort et la malédiction sont abolis, ils sont abolis. Car Christ les a vaincus et portés
en lui-même, et il veut que l’on croie que, comme il n’y a plus la figure du pécheur en sa
personne, ni aucune trace de mort, elle n’est pas non plus dans la nôtre, puisque tout ce qu’il a
fait, il l’a fait pour nous »9. Luther considère ainsi comme une seule et même chose la
justification par la Loi, visée par Paul, et la justification impossible par les œuvres. Elles sont
strictement antinomiques. Il opposera donc de manière polémique cette doctrine tirée de saint
Paul à la pratique catholique qui lie la purification du péché à la pratique des œuvres et en
particulier des indulgences. Mais il reconnaît aussi que les œuvres sont bonnes comme
conséquences de la foi. Pour lui, le rapport entre foi et œuvres est clairement posé.

8
Ibid., p.26.
9
Ibid., p.29.

4
2.2. L’homme pécheur selon Luther.

Si l’homme a besoin de justification, c’est parce qu’il est pécheur. En effet,


l’expérience du péché a été dramatique chez Luther et le conduit jusque dans les affres de la
damnation. Pour lui, le péché atteint tout l’homme et la concupiscence, jadis analysée par
Augustin, n’est pas seulement ce qui entraîne au péché : elle est elle-même péché. Ainsi, pour
Luther, l’homme est radicalement perverti et habité par une disposition fondamentale et
invincible au mal. Autrement dit, tout en lui est péché. Et le péché n’est donc pas d’abord le
péché actuel, c’est le fait d’une disposition fondamentale de l’homme au mal, qui le rend
toujours coupable et capable de porter seulement des fruits mauvais. Aussi, Luther affirme-t-il
que « même les œuvres des justes sont des péchés »10. Le péché apparaît donc comme un état
qui sépare l’homme de son créateur. Celui-ci est également incapable de rejoindre Dieu par la
raison : c’est l’illusion de la connaissance naturelle de Dieu. Mais devant la radicalité de notre
péché, Jésus est notre unique justice. Notre justification ne peut être que purement passive.
Dit autrement, la justice que nous pouvons recevoir de Dieu n’est donc en rien le fruit de nos
bonnes œuvres : elle est un don gratuit de la miséricorde divine et de la justice par laquelle
Dieu nous rend justes.

2.3. En même temps juste et pécheur (simul peccator et justus).

Le fidèle, comme le dit une phrase célèbre de Luther est en même temps juste et
pécheur. Pécheur à cause de ce qu’il est ; juste parce que Dieu décide de le considérer et de le
traiter comme tel. En effet, pour Luther, « le Christ, dans l’acte même de nous sauver par sa
passion, assume en lui-même la totalité des péchés de l’humanité ainsi que leur
condamnation. Il est en ce sens le plus grand pécheur, mais il demeure le seul juste. La
passion et la mort de Jésus sont le lieu où s’affrontent à mort le péché et la justice »11. Pour
Luther, même en celui qui est justifié, la convoitise est toujours là, et donc le péché, puisque
l’homme reste toujours pécheur. Il est juste, en ce sens que par la foi il s’approprie la justice
du Christ. Mais cette justice lui vient de l’extérieur et demeure fragile 12. Ainsi, le pécheur
justifié (comme un malade) a donc reçu une promesse de guérison et de ce fait il peut être
considéré comme déjà guéri. D’ailleurs la guérison peut progresser en lui de jour en jour. Le
justifié est donc en même temps pécheur et juste, mais en mouvement vers le second état.

10
Ibid., p.33.
11
Ibid., p.34.
12
Cf. Idem.

5
2.4. La justification extérieure (forensique)13 ?

Dans le procès qui est intenté à l’homme en raison de son péché, Dieu ne se montre
pas comme le juge sans pitié qui condamne, mais comme le juge miséricordieux qui déclare
au pécheur en lui pardonnant : « Maintenant, tu es à mon côté ». C’est ce qu’on appelle la
justification « forensique », ou « étrangère », parce qu’elle est proclamée au « for externe ».
Cependant, cette justice « étrangère », puisqu’elle demeure la justice personnelle du Christ,
ouvre à une véritable sanctification. D’autres expressions montrent bien que Luther estime
que la justification a un effet intérieur de transformation de l’homme. Ce qu’il dit du progrès
de la justification dans le chrétien, du malade en voie de guérison le suppose. De même, le fait
que l’homme justifié puisse accomplir de bonnes œuvres.

2.5. Une double justice14 ?

Selon Luther, il y a une double justice dans l’homme : une première qui est étrangère
et lui vient du dehors, et une seconde qui est la sienne, non qu’il la produise seul, mais il
collabore avec la première qui est un don.

En ce qui concerne la première, elle est le fondement, la cause, l’origine de toute


justice propre ou actuelle. Cette justice nous est donnée par grâce quand le Père nous attire
vers son Fils, et elle s’oppose au péché originel qui, lui aussi, nous est étranger et que nous
avons contracté par naissance. Ainsi, le Christ chasse de jour en jour, de plus en plus, Adam
au fur et à mesure que grandit la foi en lui. Car elle ne nous est pas donnée entièrement en une
fois, mais elle commence, progresse et arrivera à la perfection quand nous mourrons. Quant à
la seconde justice, c’est-à-dire celle de l’homme, elle est l’œuvre, le fruit et la conséquence de
la précédente et elle ne recherche point son intérêt, mais celui d’autrui et toute la vie devient
ainsi un don de soi. Elle combat le péché actuel.

Par ailleurs, cette dualité de justices n’est pas en effet de la bonne théologie. « Mais
cette distinction montre que le souci du changement intérieur du justifié n’était pas étranger à
Luther. Elle est également significative quant à la capacité nouvelle départie à l’homme
justifié »15. Cependant, en toute hypothèse, l’homme ne peut être le sujet d’aucun mérite
devant Dieu. Ceci dit, les bonnes œuvres sont le fruit de la foi et la foi se nourrit de la Parole
de Dieu. Le sacrement lui-même est proclamation de la parole.

13
Ibid., pp. 36-37.
14
Cf. Ibid., p.38.
15
Ibid., p.39.

6
2.6. La liberté, la grâce et la vie de l’homme justifié16.

Luther insiste tant sur le fait que la justification est passive du côté de l’homme que la
question se pose du rôle de la liberté de ce dernier point qui a fait l’objet de débats avec les
catholiques et a pu susciter un certain nombre de malentendus. Luther n’a jamais tenu que le
péché de l’homme lui avait fait perdre le libre arbitre, ce qui serait le ramener au statut de
l’animal. S’il parle de serf-arbitre, c’est au sens où le péché a fait perdre à l’homme la liberté
évangélique, c’est-à-dire la droiture originelle de la créature et la communion avec Dieu. Il
nie le libre arbitre en théologien : « tant que Dieu ne s’adresse pas à moi, je ne jouis d’aucune
liberté »17. Car il parle toujours de liberté en termes de relation et de rencontre. Dans la
question de la certitude du salut le oui et le non se côtoient et leur lien est la seule garantie de
leur authenticité. Luther oppose aux angoisses du catholique, en raison de son incertitude sur
la suffisance de ses œuvres et de ses mérites, la sécurité de la certitude de la foi. En
effet, l’homme justifié peut accomplir désormais des œuvres bonnes. Mais ces œuvres, par
hypothèse accomplies dans la grâce de la justification et donc postérieures à celle-ci, peuvent-
elles être fécondes au plan de l’économie du salut et donc de la justification des autres ?
Luther et sa tradition l’ont formellement refusé, car ils y voyaient une entorse au principe de
la justification par la foi seule et le retour à la théologie des mérites. En d’autres termes, les
œuvres bonnes du juste sont fécondes au plan de la vie humaine et sociale et leurs heureux
résultats sont des « récompenses » gratuites de Dieu.

2.7. Une théologie de la croix (theologia crucis).

La théologie de Luther est donc construite sur cette bipolarité et cet antagonisme du
péché et de la justice. Il le dit clairement dans son commentaire du Psaume 50 : « Le sujet
propre de la théologie est l’homme coupable de péché et perdu, et Dieu qui justifie et sauve
l’homme pécheur. Tout ce que l’on cherche ou discute hors de ce sujet, en théologie, est
erreur et poison »18. En outre, Luther en revient toujours en définitive à la croix. Comme Paul,
il ne veut « connaître que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2,2). C’est la croix qui
nous révèle le mystère du Dieu miséricordieux. Car la croix est le lieu de l’échange entre la
justice du Christ et notre péché. Le thème patristique et liturgique de « l’admirable échange »
entre la divinité et l’humanité se concrétise chez Luther en ce qu’il appelle ce « joyeux
échange » de la justice et du péché.

16
Cf. Ibid., pp.39-40.
17
Idem.
18
Ibid., p.41.

7
2.8. Le rôle de l’Eglise.

L’article de la justification par la foi est l’article qui fait tenir ou tomber l’Eglise.
« Celle-ci est une organisation de droit humain. Elle n’est pas une institution de salut »19. En
effet, la rupture entre catholiques et luthériens est fondée sur cette réalité. Si la justification
par la foi est l’article qui fait tenir ou tomber l’Eglise, c’est donc qu’elle a un rapport
immédiat avec elle. Car la doctrine ne peut s’accorder avec n’importe quelle pratique
ecclésiale. Aussi Luther ne peut-il pas garder sa découverte pour lui-même, il entend la faire
retentir publiquement dans l’Eglise et, grâce à elle, réformer cette Eglise. Car il ne cherche
nullement au départ à fonder une autre Eglise ; il veut réformer l’Eglise catholique dans
laquelle il a été élevé. Cependant, si son expérience spirituelle a bien eu lieu dans l’Eglise,
elle s’est accomplie d’abord et avant tout dans le sanctuaire de sa conscience. Elle a même
constitué une prise de distance originelle avec les pratiques de l’Eglise, puisque celles-ci,
même les sacrements, lui paraissaient fonctionner comme des œuvres. Luther a redécouvert
l’essentiel de la foi en amont des pratiques ecclésiales extérieures. Ceci explique qu’il se soit
engagé aussi loin dans la voie augustinienne de la distinction entre Eglise invisible et Eglise
visible, ou pour reprendre son langage, entre l’intérieur et l’extérieur. L’Eglise invisible est la
communauté spirituelle et intérieure, que Dieu seul connaît et que l’Esprit Saint assemble et
sanctifie. Elle n’est pas du monde. « Le corps visible de l’Eglise n’est donc pas identifiable au
corps du Christ, même si elle est l’œuvre de l’Esprit Saint chez les croyants. En cela elle est
objet de foi. Mais elle contient beaucoup de pécheurs »20.

Pour le reste, l’Eglise est une organisation de droit humain. Le débat va se nouer
immédiatement autour de l’autorité du pape, attaquée à partir des indulgences. « L’Eglise
catholique professe et enseigne que l’autorité du pape est divine. Luther répond qu’elle est
humaine »21. En effet, les indulgences, qui contredisent manifestement à ses yeux la
justification par la foi, ont été ordonnées par le pape. En un premier temps, il avait cru que
cette prédication se passait à l’insu du pape et que celui-ci allait réagir aussitôt qu’informé. Il
découvre le contraire. Aussi le respect qu’il a encore envers le pape dans sa lettre à Léon X se
change en une aversion rédhibitoire. Le conflit se radicalise et c’est sur ce point d’abord que
Luther est suspect d’hérésie, au sens que ce terme avait à l’époque. Tout au long de sa vie

19
Ibid., p.43.
20
Idem.
21
Ibid., p.44.

8
cette opposition au pape va se durcir ; elle aura même un effet rétroactif dans l’interprétation
de son passé22.

CONCLUSION

Somme toute, au-delà des enjeux historiques et théologiques du sujet, il faut tenir
compte de la portée symbolique de ce catalyseur de conflit et marqueur identitaire qu’est-ce
que les protestants appellent « la doctrine de la justification », les catholiques la « grâce ».
Pour les premiers elle représente « l’article capital » de la foi (« qui fait tenir ou tomber
l’Eglise »), pour les seconds elle est un élément, quoiqu’essentiel, de la rédemption. En effet,
Luther a montré dans ses paroles un unilatéralisme bien propre à provoquer la réaction.
N’oublions pas que la rupture ne s’est pas jouée sur le seul front de la justification, mais
d’abord sur celui de l’autorité de l’Eglise et du pape. C’est sur ces points que Luther sera
d’entrée de jeu suspect d’hérésie. C’est dans ce domaine qu’il va radicaliser ses positions et
du fait même alourdir son dossier doctrinal. Le climat polémique ne pouvait que l’y conduire.
Dans toute rupture les éléments affectifs et interpersonnels jouent leur rôle. Mais après Luther
et avant le concile de Trente, qui interviendra trop tard, que s’est-il passé entre les partenaires
en voie de rupture ?

22
Cf. Idem.

Vous aimerez peut-être aussi