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Père Auguste BOULENGER

Manuel d’Apologétique
Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel Vitte, Paris
Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.

[ IMPRIMATUR : C. GUILLEMANT, Vic. gen. , Atrebati, die 30 Aprilis 1920.]

LETTRE D’APPROBATION

CHER MONSIEUR L'AUMÔNIER,

Succès oblige. Votre premier ouvrage : La Doctrine catholique, vous a conduit et


presque contraint à lui donner un complément : Le Manuel d'Apologétique.

Ne vous en prenez qu'à vos qualités de méthode, de précision, de probité


scientifique. Ce sont elles qui vous ont conquis tant de lecteurs et de disciples, et qui les
ont autorisés à attendre de vous ce nouvel effort.

Un manuel d'apologétique, en effet, n'est pas chose facile. L'objet en est complexe,
ardu et, du moins en sa partie négative ou défensive, en voie de perpétuelle
transformation. La tâche exige une intelligence toujours en éveil, et autant de souplesse
que de fermeté dans l'esprit.

Et puis, l'Apologétique n'est-elle point, par son but, un art aussi bien qu'une
science? Si elle prétend convaincre et toucher, ne lui faudra-t-il pas compter avec les
circonstances de temps, de pays, de personnes? Le choix des arguments, leur importance
respective, la manière de les faire valoir : c'est en cela que précisément consistera le talent
de l'apologiste, son mérite et son succès.

Votre « Manuel», Monsieur l'Aumônier, trahit de vastes lectures et un long travail


de mise en œuvre.

Vous avez eu raison de donner, pour point de départ à la recherche de la vraie


Religion et de la véritable Église, dés notions rationnelles sur la certitude, sur la nature de
l'homme, sur les rapports qui existent entre l'âme humaine et son Créateur. Rien n'est plus
opportun à l'heure actuelle. Le plus difficile aujourd'hui, c'est d'amener les indifférents à
reconnaître la nécessité d'une religion. Dès qu'ils sont arrivés là, leur choix est vite fait.
La religion chrétienne et catholique défie toute comparaison.

Toutefois, là encore, vous aviez à combattre de redoutables adversaires. Formés


aux disciplines scientifiques, habitués à passer au crible tous les textes et tous les
raisonnements, les savants modernes sont aussi habiles à l'attaque qu'à la riposte. Vous
avez exploré, avec beaucoup de sagacité et de conscience, ce qu'on peut appeler leurs
positions de combat. Je ne crois pas que vous ayez éludé aucune des questions agitées
naguère dans les divers domaines où se rencontrent la foi et le rationalisme : exégèse,
histoire des religions, évolution des dogmes, histoire de l'Église primitive.

Malgré des imperfections inévitables en une matière qui touche à des problèmes si
délicats, vous avez réalisé une œuvre de valeur.

Vous excellez à mettre les idées dans un ordre lumineux et serré. Vous êtes plus
touché par la solidité des arguments que par la renommée de leurs auteurs. Vous savez
puiser les informations aux bonnes sources, sans abdiquer la légitime indépendance de
votre jugement.

Je souhaite donc à votre livre, cher Monsieur l'Aumônier, le même succès qu'à ses
devanciers. Je suis heureux de vous encourager à poursuivre les travaux que vous avez
entrepris, depuis quelques années, pour la diffusion de la science qui est la plus
nécessaire, je pourrais dire, la plus passionnante de toutes : celle de la Religion.

Je bénis, cher Monsieur l'Aumônier, votre vaillante initiative, et je vous renouvelle


l'assurance de mes sentiments paternellement dévoués en Notre-Seigneur.

Eugène LOUIS, évêque d’Arras

Arras, le 23 mai 1920, en la fête de la Pentecôte


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION. - Notions générales

Première Partie : Les Préambules rationnels de la Foi.

SECTION I : DIEU
CHAP. PRÉLIMINAIRE. - Le problème de la certitude
CHAP. I. - De l'existence de Dieu
CHAP. II. - De la nature de Dieu
CHAP. III. - Action de Dieu. Création et Providence

SECTION II : L'HOMME
CHAP. I. - Nature de l'homme
CHAP. II. - Origine et Destinée de l'homme. - Unité de l'espèce humaine.
- Antiquité de l'homme

SECTION III : RAPPORTS ENTRE DIEU ET L'HOMME


CHAP. I. - Religion et Révélation
CHAP. II. - Les Critères de la Révélation. Le Miracle et la Prophétie

Seconde Partie : Recherche de la vraie Religion.

SECTION I : LES FAUSSES RELIGIONS


CHAPITRE UNIQUE. - Les principales Religions non chrétiennes

SECTION II : LA VRAIE RELIGION. LE CHRISTIANISME


CHAP. I. - Les Documents de la Révélation
CHAP. II. - L'Affirmation de Jésus
CHAP. III. - Réalisation en Jésus des prophéties messianiques
CHAP. IV. - Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses miracles, par sa
résurrection
CHAP. V. - La Doctrine de Jésus. Sa rapide diffusion. Sa merveilleuse conservation. Le
Martyre

Troisième Partie : La vraie Église.

SECTION I : RECHERCHE DE LA VRAIE ÉGLISE


CHAP. I. - Institution d'une Église
CHAP. II. - La vraie Église. Ses notes. Seule l'Église romaine les a.
SECTION II : CONSTITUTION DE L'ÉGLISE
CHAP. I. - Hiérarchie et pouvoirs de l'Église
CHAP. II. - Les Droits de l'Église. Relations de l'Église et de l'État

SECTION III : APOLOGIE DE L'ÉGLISE


CHAP. I. - L'Église et l'Histoire
CHAP. II. - La Foi devant la raison et la science
PREMIÈRE PARTIE : Introduction et préambules rationnels de la Foi

INTRODUCTION NOTIONS GÉNÉRALES


1. Définition. Étymologiquement, le mot apologétique (grec apologêtikos, apologia) veut
dire justification, défense. Conformément à l’étymologie, l'apologétique est la
justification et la défense de la foi catholique.
2. Objet. Comme on peut le voir par la définition, l'apologétique a un double objet. Elle
est : a) la justification de la foi catholique. Considérant la religion dans son fondement,
c'est·à-dire dans le fait de la révélation chrétienne, dont l'Église catholique se dit la seule
dépositaire fidèle, elle expose les motifs de crédibilité qui en démontrent l'existence. Le
problème qu'elle doit résoudre est donc celui-ci: Étant donné qu'un certain nombre de
religions se partagent l'humanité, il s'agit de trouver la vraie. Or l'apologiste catholique
prétend que sa foi est la seule vraie, qu'elle est objectivement vraie: il doit donc en faire la
preuve. Ce premier travail constitue l'apologétique démonstrative ou constructive,. - b) la
défense de la foi catholique. Non seulement l'apologétique présente les titres de la
Religion catholique à notre adhésion, mais elle fait front à ses adversaires et répond aux
attaques qu'elle rencontre, chemin faisant. Et comme les attaques varient avec les
époques, il s'ensuit qu'elle aussi doit évoluer et se renouveler sans cesse: laissant de côté
les objections anciennes et démodées, elle doit se porter sur le terrain de combat choisi
par les adversaires de l'heure présente. Envisagée sous ce second aspect, l'apologétique a
un caractère négatif et porte le nom d'apologétique défensive.
3. - Corollaire. - APOLOGÉTIQUE ET APOLOGIE. - L'on a coutume de distinguer
l'apologétique de l'apologie. « Apologétique signifie proprement: science de l'apologie, de
même que dogmatique signifie science des dogmes. L'apologétique est la défense savante
du christianisme par l'exposé des raisons qui l'appuient ... Une apologie est une défense
opposée à une attaque.» L'objet de l'apologétique est donc plus général. L'apologie, au
contraire, se meut dans une sphère restreinte: elle se borne à défendre un point de la
doctrine catholique, qu'il s'agisse du dogme, de la morale ou de la discipline. Elle prouve,
par exemple, que le mystère de la Trinité n'est pas absurde, qu'il est injuste d'accuser la
morale chrétienne d'être une morale intéressée, que le célibat, loin d'être une institution
blâmable, offre de précieux avantages ; elle réhabilite, s'il le faut, la mémoire d'un saint.
L'apologie remonte au premier âge du christianisme; l'apologétique, étant une science,
n'est venue que plus tard, et elle est toujours en voie de formation, ou du moins, de
perfectionnement.

BUT ET IMPORTANCE DE L'APOLOGÉTIQUE.


4. - But. - L'objet de l'apologétique (N° 2) fait ressortir clairement le but qu'elle poursuit.
A. EN TANT QUE DÉMONSTRATIVE, elle vise le croyant, d'une part, et d'autre part,
l'indifférent et l'athée: - a) le croyant, pour le soutenir dans ses convictions en lui
permettant d'établir le bien-fondé de sa foi, en éclairant son intelligence et en affermissant
sa volonté; - b) l'indifférent et l'athée, le premier pour le convaincre que la question
religieuse s'impose, et que l'indifférence, en matière aussi grave, est déraisonnable, le
second pour le tirer de son incrédulité. Elle veut les amener tous les deux à réfléchir, à
étudier et à se convertir.
B. - EN TANT QUE DÉFENSIVE, l'apologétique ne vise que les anti-croyants et elle a
pour but de réfuter leurs préjugés et leurs objections. Nous disons anti-croyants, et non
incroyants, car tandis que souvent les incroyants se contentent de ne pas croire, les anti-
croyants ont leur religion à eux, qu'ils dressent contre la religion catholique: religion de la
science, de l'humanité, de la démocratie, de la solidarité, etc.
5. - Importance. - L'importance de l'apologétique se déduit des deux raisons suivantes: -
a) Elle est à la base de la foi. Rappelons-nous, en effet, que la foi implique un triple
concours: le concours de l'intelligence, de la volonté et de la grâce. Or, le rôle de
l'apologétique est de conduire au seuil de la foi, de la rendre possible en démontrant
qu'elle est raisonnable. Sans doute, à consulter les faits, la question ne se pose pas tout
d'abord pour nous. Elle est résolue, avant même que notre esprit s'attache à la discuter;
car, quelle que soit la religion à laquelle nous appartenons, nous la recevons tous de notre
milieu et de notre éducation: elle nous vient de nos parents et de nos maîtres. Beaucoup
s'en contentent toujours d'ailleurs et l'acceptent ainsi, toute faite, d'autorité, sans
discussion et sans contrôle. Mais il peut arriver un moment oille doute envahisse notre
esprit et où il soit nécessaire d'armer notre foi contre. les attaques de nos ennemis. Saint
Pierre ne recommandait-il pas déjà aux premiers chrétiens de se tenir prêts à répondre
quand on leur demanderait compte de leur croyance (1 Pierre, III, 15). Autant et plus que
jamais, tout catholique doit être en état de se raisonner sa foi et d'en rendre raison aux
autres. - b) L'apologétique est la condition nécessaire de la théologie. En effet,
l'exposition de la Doctrine catholique suppose la foi déjà admise et ne concerne que les
croyants. Il suit de là que, si toutes deux ont des points de contact et s'occupent également
de la révélation, elles diffèrent quant au point de départ et quant à la marche. Ainsi
l'apologiste, sans autre instrument que la raison, part des créatures pour s'élever au
créateur, à un Dieu révélateur et aboutit au fait de l'Église enseignante, au lieu que la
théologie suit un ordre inverse: partant du point d'arrivée de l'apologétique, à savoir, du
magistère infaillible de l'Église, elle expose les enseignements de la foi.
DIVISION DE L'APOLOGÉTIQUE.
6. - La religion catholique ayant pour fondement le lien, les rapports qui existent entre
Dieu et l'homme, ou plutôt l'âme humaine, il s'ensuit que l'apologétique doit traiter de
Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Or la solution des problèmes qui concernent ce
triple objet est du domaine de la philosophie et de l'histoire. D'où deux grandes divisions:
la partie philosophique et la partie historique.
7. - 1° Partie philosophique. - Les principales questions, qui sont du ressort de la
philosophie, sont les suivantes. - A. SUR DIEU. Cette première section traite de
l'existence de Dieu, de sa nature et de son action (Création et Providence). - B. SUR
L'HOMME. La seconde section doit démontrer l'existence de l'âme humaine, d'une âme
qui a pour propriétés d'être spirituelle, libre et immortelle. - C. SUR LEURS RAPPORTS.
La troisième section forme comme la conclusion des deux premières. En partant de la
nature de Dieu et de l'homme, elle a pour but d'établir les rapports qui s'ensuivent
nécessairement et ceux dont il est possible de présumer l'existence. Les trois sections de
la première Partie forment ce qu'on appelle les préambules rationnels de la foi.
8. - 2° Partie historique. - Avec la seconde partie, nous abordons la question de fait. Or
tout fait relève de l'histoire. C'est donc par les documents historiques que l'apologiste doit
prouver l'existence des révélations primitive et mosaïque, puis de la révélation chrétienne
faite par Jésus-Christ et dont l'Eglise catholique garde le dépôt. La partie historique se
subdivise donc en deux sections: la démonstration chrétienne et la démonstration
catholique.
A. DÉMONSTRATION CHRÉTIENNE. - Dans cette 'première section, il s'agit de prouver
l'origine divine de la religion chrétienne par des signes ou critères qui emportent notre
assentiment. Ces signes sont de deux sortes. Il y a : - a) les critères externes ou
extrinsèques, c'est-à-dire tous les faits, miracles et prophéties, qui, ne pouvant avoir
d'autre auteur que Dieu, ont été fournis par lui en vue de la révélation pour déterminer et
confirmer notre foi, et - b) les critères internes ou intrinsèques c'est-à-dire ceux qui sont
inhérents à la doctrine révélée (voir N° 156):
B. DÉMONSTRATION CATHOLIQUE. - Après avoir, prouvé l'origine divine de la
religion chrétienne, l'apologiste doit montrer que l'Eglise catholique seule possède les
marques de la vraie Église fondée par Jésus-Christ.
9. - AUTRE FORME DE DÉMONSTRATION. - Ces deux sections de la partie historique
peuvent être fondues en une seule, et l'on peut faire immédiatement la démonstration
catholique sans passer par l'intermédiaire de la démonstration chrétienne. L'apologiste qui
adopte cette méthode à un degré va droit à l'Église catholique qu'il montre « illustrée de
tels caractères, que tout le monde peut aisément la voir et la reconnaître pour la gardienne
et la maîtresse unique du dépôt de la révélation », possédant elle seule « le trésor
immense et merveilleux des faits divins qui portent jusqu'à l'évidence la crédibilité de la
foi chrétienne », et étant elle-même un fait divin, « un grand et perpétuel motif de
crédibilité, par son admirable propagation, sa sainteté éminente, son inépuisable fécondité
en toute sorte de biens, son unité catholique et son invincible stabilité. » La crédibilité du
magistère divin de l'Église une fois admise il ne reste plus qu'à écouter ses
enseignements.
Telles sont les grandes lignes de l'apologétique démonstrative. Elle marche, du reste, de
pair avec l'apologétique défensive qui lui déblaie le terrain en réfutant les objections que
lui opposent ses adversaires, soit dans la partie philosophique, soit dans la partie
historique.
LES MÉTHODES DE L’APOLOGÉTIQUE

10. - 1° Définition. - On entend par méthode apologétique l'ensemble des procédés que
les apologistes emploient pour démontrer la vérité de la religion chrétienne.
11 - 2° Espèces. - Comme la méthode de l'apologétique doit ,varier nécessairement avec
la nature du sujet qu'elle traite, il y a lieu de distinguer: - a) la méthode philosophique ou
rationnelle dans la partie philosophique où il s'agit de démontrer par la raison l'existence
et la nature de Dieu et de l'âme humaine, et d'établir leurs rapports; - b) la méthode
historique dans la seconde partie où il faut prouver par l'histoire le fait de la révélation.
La méthode historique, à son tour, prend différents noms, selon la manière de procéder de
l'apologiste.
1. SELON LE POINT DE DEPART qu'il adopte, nous avons la méthode descendante et la
méthode ascendante. - 1) Dans la méthode descendante, l'apologiste suit la marche que
nous avons tracée au N° 8 : il va de la cause à l'effet, de Dieu à son œuvre. Remontant
aux origines du monde, il apporte successivement les preuves de la triple Révélation
divine, primitive, mosaïque et chrétienne. - 2) Dans la méthode ascendante, il suit l'ordre
inverse dont nous avons parlé au N° 9 : il va de l'effet à la cause, de l'œuvre à l'auteur.
Partant du fait actuel de l'Église, il établit ses titres à notre croyance; après quoi, il ne
reste plus qu'à écouter son témoignage sur la révélation elle-même.
2. SELON LA NATURE DES ARGUMENTS et l'importance que l'apologiste leur attribue
dans la démonstration, nous avons: la méthode extrinsèque ou externe, et la méthode
intrinsèque ou interne. - 1) La méthode extrinsèque est ainsi appelée parce que son point
de départ est extrinsèque, c'est-à-dire pris en dehors de l'homme, et parce qu'elle fait un
usage presque exclusif des critères extrinsèques ou externes (voir N° 156). - 2) La
méthode intrinsèque, au contraire, part de l'homme pour s'élever jusqu'à Dieu, et attache
plus d'importance aux critères intrinsèques (voir N° 156). Considérant l'homme au point
de vue individuel et au point de vue social, elle montre combien la religion surnaturelle
répond aux appels et aux besoins de son âme.
12. Nota. LA MÉTHODE D'IMMANENCE. A la méthode intrinsèque se rattache la
méthode de l'immanence. Les partisans de la méthode d'immanence prennent leur point
de départ dans la pensée et l'action de l'homme. L'homme, disent-ils, sent en lui un besoin
inassouvissable de béatitude; il a faim et soif d'idéal, d'infini, de divin. A certaines heures
de mélancolie et de tristesse, il éprouve, selon le mot de saint AUGUSTIN, une
inquiétude qui ne lui laisse aucun repos. Ces états d'âme, qui sont l'œuvre de la grâce,
doivent disposer l'homme de bonne volonté à accepter la révélation chrétienne qui seule
peut combler le vide de son cœur. Ainsi les aspirations internes et immanentes (du lat. in
manere, immanens, qui réside dans), c'est-à-dire, d'après l'étymologie du mot, qui sont au
fond de notre être, démontrent que notre nature a besoin d'un surcroît, et qu'elle postule,
pour ainsi dire, le surnaturel, le transcendant, le divin que nous offre la révélation
chrétienne ..
13. - Valeur des différentes méthodes. -1. Nous n'avons pas à apprécier ici les deux
méthodes, descendante et ascendante. Qu'il nous suffise de remarquer que la
démonstration à un degré, méthode ascendante, a l'avantage d'être moins longue, mais
aussi l'inconvénient d'être moins complète. - 2. Que faut-il penser des méthodes
extrinsèque, intrinsèque et d'immanence ? Il est bien évident que leur efficacité, et par
conséquent leur valeur, varie avec les époques et l'état des esprits auxquels elles
s'adressent. Aucune n'est d'ailleurs sans dangers si elle ne reste dans de justes limites. - 1)
La méthode extrinsèque, poussée trop loin, tombe dans l'intellectualisme. En exagérant la
part de l'esprit et la force de la raison, elle paraît détruire la liberté de la foi et risque de
manquer son but. Car elle aura beau démontrer comme un théorème qu'il y a une
révélation divine et que l'Église catholique en garde le dépôt, nous ne consentirons à y
adhérer que si elle correspond à nos aspirations. - 2) De même, la méthode intrinsèque, si
elle rabaisse trop la raison et accorde trop de place à la volonté et au sentiment dans la
genèse de l'acte de foi, aboutit au subjectivisme et au fidéisme, et manque également son
but. Il ne suffit pas, en effet, dé montrer la conformité de la révélation chrétienne avec les
aspirations du cœur humain; si l'on passe sous silence les preuves historiques qui attestent
son origine divine, les adversaires pourront toujours objecter que la religion catholique
n'a pas plus de valeur que les autres religions. - 3) Ce que nous venons de dire de la
méthode interne s'applique à la méthode d'immanence. Celle-ci peut être une excellente
préparation d'âme, mais elle ne saurait être irréprochable que dans la mesure où elle n'est
pas exclusive.
14.-.Apologétique intégrale. - L'apologétique intégrale doit donc réunir les trois
méthodes, extrinsèque, intrinsèque et d'immanence. - a) Pour aboutir plus sûrement à
l'acte de foi, il est bon de faire d'abord la préparation d'âme, soit par la méthode
intrinsèque, soit par la méthode d'immanence. « C'est seulement dans le vide du cœur, dit
M. BLONDEL, c'est dans les âmes de silence et de bonne volonté qu'une révélation se
fait utilement écouter du dehors. Le sens des paroles et l'éclat des signes ne seraient rien
sans doute, s'il n'y avait intérieurement le dessein d'accepter la clarté divine.» - b) Ce
travail préliminaire une fois achevé, la méthode intrinsèque et la méthode d'immanence
doivent rejoindre la méthode extrinsèque et commencer avec elle l'enquête historique
pour faire la preuve du fait de la révélation.
HISTORIQUE DE L’APOLOGÉTIQUE
Que les méthodes de l'apologétique aient varié avec les temps, qu'elles aient dû s'adapter
aux idées et aux besoins des milieux, cela va de soi. Il est permis cependant, parmi les
tendances diverses, de distinguer trois courants principaux, et par conséquent, trois sortes
d'apologétiques : l'apologétique traditionnelle, l'apologétique moderne et l'apologétique
moderniste.
15. - Apologétique traditionnelle. - L'apologétique traditionnelle est celle qui a toujours
été et qui est encore en usage dans l'Église, et qui forme ainsi comme une tradition
ininterrompue. Elle se caractérise par l'importance qu'elle. donne aux critères externes.
Elle s'adresse surtout à l'intelligence, mais il ne faut pas croire toutefois qu'elle se
désintéresse des dispositions morales.
Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur les principaux apologistes, pour se convair1cre
qu'elle a su faire une heureuse alliance des méthodes extrinsèque et intrinsèque. - 1. A
commencer par Notre-Seigneur lui-même, n'est-il pas évident qu'il attache le plus grand
prix à la préparation morale? (Paraboles de la semence, Marc, IV, 1, 20 ; des invités aux
noces, Mat., XXII, Luc, XIV). Il ne consent généralement à donner des signes de sa
mission divine qu'à ceux qui ont la foi, la confiance et l'humilité. - 2. Les Apôtres ne
procèdent pas autrement que leur Maître. - 3. Plus tard, au temps des persécutions,
l'apologétique est avant tout, défensive. Les chrétiens sont accusés de complot contre la
sûreté de l' Etat, d'athéisme et d'immoralité. Pour les défendre de ces calomnies, les
apologistes instituent un parallèle entre le paganisme et le christianisme, ils font ressortir
la transcendance de celui-ci (critères internes), puis ils invoquent les miracles d'ordre
moral: la conversion du monde, la sainteté de vie des chrétiens, leur constance héroïque
au milieu des supplices, leur nombre croissant (saint JUSTIN, TERTULLIEN). - 4. Saint
THOMAS D'AQUIN, le grand apologiste du moyen âge, après avoir exposé les
préambules de la foi et réfuté les objections des adversaires (Somme contre les Gentils),
montre, dans sa Somme théologique, l'harmonie et l'accord des vérités chrétiennes, avec
les aspirations de notre âme (critères intrinsèques). - 5. Au L'on comprendra mieux le
modernisme quand on aura étudié le chapitre suivant et en particulier le système
intuitionniste de M. BERGSON. Au XVIIe siècle, BOSSUET fait, il est vrai, un usage
exclusif des critères externes, mais PASCAL, en revanche, s'attache surtout aux critères
internes, au point qu'il a pu être regardé comme l'initiateur de la méthode d'immanence
dont il a été question plus haut (N ° 12.) Débutant par les critères internes d'ordre
subjectif, il considère la nature humaine dans sa grandeur et sa misère. Il veut ainsi
amener l'homme à reconnaître que la religion lui est nécessaire comme explication et
comme remède à son indigence; elle seule nous fait comprendre, en effet, notre misère en
nous en découvrant la cause dans le péché originel, et elle nous indique le remède dans la
Rédemption du Christ. Pascal fait donc la préparation du cœur avant de prouver la vérité
du christianisme par les critères externes.
16. - 2° Apologétique moderne. - La caractéristique de l'apologétique moderne c'est la
prépondérance accordée aux critères internes. Sous prétexte que les preuves historiques et
les critères externes: miracles et prophéties, ont peu de force pour convaincre les esprits
imbus des idées philosophiques et scientifiques modernes, les apologistes s'attachent
surtout à la préparation morale. Ils exposent les merveilles du christianisme, la parfaite
harmonie du culte catholique avec le sens esthétique (CHATEAUBRIAND), sa valeur et
sa vertu intrinsèque (OLLÉ-LAPRUNE, Yves LE QUERDEC), sa transcendance (Abbé
DE BROGLIE), ses beautés intimes, ses admirables effets, par exemple, en apportant la
consolation à ceux qui souffrent (méthode intime de Mgr BOUGAUD). Ou bien ils
voient dans la religion et l'autorité de l'Eglise le fondement de l'ordre moral et social
(LACORDAIRE, BALFOUR, BRUNETIÈRE), etc. Nous avons déjà dit que cette
méthode, excellente en soi, serait incomplète, si elle supprimait totalement les critères
externes: miracles et prophéties (N° 13).
17. - 3° Apologétique moderniste. - L'apologétique moderniste, dont les représentants
les plus connus sont: en France, LOISY (L'Évangile et l'Église, Autour d'un petit livre),
LE ROY (Dogme et Critique) ; en Angleterre, TYRREL (De Charybde à Scylla), en
Italie, FOGAZZARO (Le Saint), a été condamnée par le Décret Lamentabili (3 juillet
1907) et l'Encyclique Pascendi (8 sept. 1907). En voici les traits principaux:
A. DANS LA PARTIE PHILOSOPHIQUE. - Deux points caractérisent la philosophie
moderniste: - a) Dans son côté négatif elle est agnostique. Nourri des philosophies
modernes: subjectivisme de Kant, positivisme d'A. Comte, intuitionnisme de M. Bergson,
le modernisme professe que la raison pure est impuissante à franchir le cercle de
l'expérience et dés phénomènes et, de ce fait, inapte à démontrer l'existence de Dieu,
même par le moyen des créatures. - b) Dans son côté positif, la philosophie moderniste
est constituée par la doctrine de l'immanence vitale ou religieuse (immanentisme).
D'après cette théorie, rien ne se manifeste à l'homme qui ne soit préalablement contenu en
lui. « Dieu n'est pas un phénomène qu'on puisse observer hors de soi, ou une vérité
démontrable par un raisonnement logique. Qui ne le sent pas en son cœur ne le trouvera
jamais au dehors. L'objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet par
le phénomène religieux lui-même. » Ainsi la raison ne démontre pas Dieu, mais
l'intuition, le découvre au fond de l'âme, ou plutôt, comme ils disent, dans les profondeurs
de la subconscience où nous le trouvons vivant et agissant.
B. DANS LA PARTIE HISTORIQUE. - L'historien moderniste est, quoiqu'il s'en défende,
tributaire de ses principes philosophiques. Agnostique, il prétend que l'histoire n'a pour
objet que les phénomènes. Dieu, étant au-dessus des phénomènes, ne peut donc être
l'objet de l'histoire, mais affaire de foi: d'où la grande distinction entre le Christ de
l'histoire et le Christ de la foi, le premier, réel, le second, transfiguré et défiguré par la foi.
Deux autres principes, l'immanence vitale et la loi de l'évolution expliquent le reste:
l'origine de la religion, née du sentiment religieux du Christ et des premiers chrétiens, sa
transformation successive que l'on constate dans le développement du dogme. Les Livres
Saints, en général, et les Évangiles, en particulier, n'ont du reste aucune valeur historique.
En résumé, l'apologiste moderniste rejette toutes les preuves traditionnelles. Dans la
partie philosophique, partant de la théorie kantiste, que la raison pure ne démontre pas
Dieu, il substitue les preuves de sentiment aux preuves rationnelles. Dans la partie
historique, n'admettant pas que Dieu puisse être un personnage de l'histoire, il supprime
les critères extrinsèques: miracles et prophéties qui sont les grands signes de la révélation
divine. Au reste, il estime superflu de demander à l'histoire ce que le témoignage de la
conscience lui révèle. Pourquoi chercher Dieu en dehors de nous lorsqu'il est en nous et
qu'on le sent en son cœur ? La tâche de l'apologiste se borne donc à descendre dans les
profondeurs de notre âme et à y provoquer l'expérience religieuse. Le sentiment religieux,
c'est-à-dire la conscience individuelle qui nous fait constater que le christianisme vit en
nous et satisfait les profondes exigences de notre nature: telle est l'unique raison de
croire, la seule révélation et la source de toute religion.
Ce bref aperçu suffit à nous montrer que le modernisme détruit toute idée de vraie
religion et va à l'encontre de l'apologétique catholique.
PLAN DE L'OUVRAGE
18. - Nous suivrons, dans notre démonstration de. la foi catholique, l'ordre que nous
avons indiqué plus haut (Nos 6, 7 et 8). Cet ouvrage comprendra. donc trois parties:
1ere Partie. - Les Préambules rationnels de la foi.
2me Partie. - La vraie Religion.
3me Partie. - La vraie Église.
Nous ferons précéder chaque partie d'un tableau synoptique qui en marquera les points
principaux.
BIBLIOGRAPHIE. - MAISONNEUVE, Art. Apologétique, Dict. de théologie Vacant-
Mangenot (Letouzey). - X. M. LE BACHE,LET, Art. Apologétique, Dict. de La foi
catholique d'Alès (Beauchesne). - A. DE POULPIQUET, L'objet intégral de
l’Apologétique (Bloud). - X. M. LE BACHELET, De l'Apologétique traditionnelle et de
l'apologétique moderne (Lethielleux). - BAINVEL, De vera Religione et Apologetica
(Beauchesne). - GARDEIL, La crédibilité et l'apologétique (Gabalda). - BAINVEL, La
Foi et l'acte de Foi (Lethielleux). - WILMERS, De religione revelata libri quinque. _
MARTIN, L'apologétique traditionnelle. - VALENSIN, Art. Immanence, Dict. d'Alès. -
Dans la Revue pratique d'apologétique: BAINVEL, Un essai de systématisation
apologétique, 1er mai et 1er juin 1908; LEBRETON, Art. Le Moderniste, PETITOT,
L'Apologétique moderniste, 1er sept. 1911 ; PACAUD, L'œuvre apologétique de M.
BRUGÈRE, 1er fév.1906; GUIBERT, L'apologétique vivante, 15 janv.1906; CARTIER,
Brunetière apologiste, 15 mars 1907 ; X. DE MAU, Une méthode apologétique, 15 fév.
1906; LIGEARD, Le fait catholique, Une question de méthode, 15 mars 1906. - Mgr MI-
GNOT, Lettre sur l'apologétique contemporaine (Albi). - Dans la Revue « Les Annales
de la philosophie chrétienne» : M. BLONDEL, Lettre sur les exigences de la pensée
contemporaine en matière d'apologétique janv.-juill. 1896 ; articles de LABERTHON-
NIÈRE 1898, 1900, 1901. - M. BLONDEL, L. OLLÉ-LAPRUNE, L'Achèvement et l'Avenir
de son œuvre. - H. PINARD, L'Apologétique, ses problèmes, sa définition (Beauchesne).
Revue du Clergé français; Revue thomiste. - Encyclique Pascendi.
APERÇU GÉNÉRAL DE LA PREMIÈRE PARTIE
19. - Comme on peut le voir par le tableau synoptique qui précède, l'apologiste, dans la
première Partie, se propose de démontrer que l'homme est obligé, à tout le moins, de
professer la religion naturelle. Il suit de là que son étude doit porter sur deux objets: Dieu
et l'homme, car la religion naturelle a pour fondement le lien qui rattache l'homme, en
tant que créature, à Dieu, en tant que créateur.
A. L'APOLOGÉTIQUE DÉMONSTRATIVE doit donc fixer sur ces deux objets les
points principaux que présuppose toute religion. A l'aide de la raison, qui est son unique
instrument, et dont par conséquent il convient de montrer d'abord la valeur, l'apologiste
doit prouver l'existence de Dieu, d'un Dieu personnel qui a créé le monde et qui le
gouverne, qui se distingue de son œuvre, mais ne s'en désintéresse pas. Puis il doit
démontrer l'existence de l'âme, d'une âme qui différencie l'homme de l'animal, d'une âme
qui ne se confond pas avec la matière, qui est un esprit libre et immortel,. libre, sans quoi
elle n'aurait aucun devoir envers son créateur; immortel, autrement l'homme se
désintéresserait de sa destinée,.
Quand l'apologiste a établi l'existence et la nature de Dieu, d'un côté, de l'âme humaine,
de l'autre, il lui est facile de déterminer les obligations qui découlent pour l'homme de ce
fait qu'il est la créature de Dieu: obligations qui constituent la religion naturelle. Telle est
la première conclusion à laquelle l'apologiste doit aboutir dans la première Partie. Ce
premier résultat obtenu, il fait un pas en avant. Restant toujours sur le terrain
philosophique, il se demande si la religion naturelle, basée ,sur la raison, suffit « pour que
les vérités, même naturelles, prises dans leur ensemble, puissent, dans la condition
présente du genre humain, être connues de tous facilement, et sans mélange d’erreurs, s'il
y a lieu de présumer que Dieu ait voulu instruire l'humanité par une révélation, si cette
révélation est possible, et même nécessaire dans le cas où Dieu aurait voulu manifester à
l'homme des vérités qui dépassent sa raison et l'élever à une fin supérieure aux exigences
de sa nature, et dans cette hypothèse, quels sont les signes qui peuvent en attester
l'existence.
B. L'APOLOGÉTIQUE DÉFENSIVE a pour principaux adversaires dans cette
première Partie, les positivistes ou agnostiques, et les matérialistes sur les questions de
Dieu et de l'âme; et les rationalistes sur la question de la révélation.
LE PROBLÈME DE LA CERTITUDE.
20. Au seuil de l'apologétique, un grave problème se pose. L'esprit de l'homme peut-il
connaître la réalité des choses et arriver à la certitude objective Et puisque la raison doit
être l'instrument principal de l'apologiste, que vaut cet instrument pour la recherche de la
vérité ? Pouvons· nous avoir confiance en lui et peut-il nous mener à la certitude ? Telle
est la première question qui s’impose à l’apologiste et à laquelle nous nous proposons de
répondre brièvement. Nous disons brièvement, car il ne saurait rentrer dans notre plan
d'établir ex professo la valeur de notre raison et l'objectivité de notre connaissance. Outre
que le sujet est trop complexe et dépasse les limites d'un simple Manuel, il appartient au
domaine de la philosophie; et s'il y a de nos lecteurs qui désirent étudier la question dans
toute son ampleur, nous ne saurions mieux faire que de les renvoyer aux Traités de
philosophie que nous signalons à la Bibliographie. Notre unique but est donc de donner
une idée du problème et des systèmes qui le solutionnent en sens divers, et par là, de faire
prendre contact déjà avec les adversaires que nous allons bientôt rencontrer sur notre
route.
Ce chapitre comprendra quatre articles: 1° Notion, espèces et critérium de la certitude. 2°
Les fausses solutions du problème de la certitude. 3° La vraie solution. 4° Ce qu'il faut
entendre par certitude religieuse.
ART. I. LA CERTITUDE. NOTION. ESPÈCES. CRITÉRIUM.
21. - 1° Notion. - On entend par certitude l'état de l'esprit qui a l'in· time persuasion de se
trouver d'accord avec la vérité. Etre certain, c'est par conséquent porter un jugement qui
exclut le doute et toute crainte d'erreur.
2° Espèces. - La certitude n'admet pas de degrés: elle est ou elle n'est pas. Car, pour peu
qu'il y ait dans l'esprit crainte d'erreur, la certitude s'évanouit et fait place à l'opinion ou
au doute. Cependant l'on peut distinguer divers ordres de certitude selon les aspects sous
lesquels on la considère.
A. SELON LA NATURE DES VÉRITÉS qu'elle atteint, nous avons : - a) la certitude
métaphysique fondée sur la relation nécessaire des termes du jugement. Ainsi quand je dis
que « le tout est plus grand que la partie », l'attribut convient tellement au sujet que le
contraire ne peut se concevoir. En émettant un semblable jugement, non seulement mon
esprit n'admet pas la possibilité du doute, mais il affirme que la contradictoire est absurde
et ne peut être pensée; - b) la certitude physique fondée sur la constance des lois de
l'univers. Seule l'expérience peut me donner cette sorte de certitude. Ainsi quand je dis
que « les corps tendent à tom· ber vers le centre de la terre, mon esprit juge que la
proposition contraire est fausse parce que, en contradiction avec tous les faits constatés,
mais non pas absurde, car les lois qui sont ainsi pourraient tout aussi bien être autrement;
- c) la certitude morale, fondée sur le témoignage des hommes; quand celui-ci présente
toutes les garanties de vérité. Les vérités historiques et, par conséquent, les vérités
religieuses sont objet de la certitude morale.
B. SELON LE MODE DE CONNAISSANCE, la certitude est : a) immédiate ou directe ou
intuitive quand la vérité apparaît à notre esprit sans l'intermédiaire d'une autre vérité; ex. :
le tout est plus grand que la partie; - b) médiate ou indirecte ou discursive quand nous la
connaissons indirectement et à l'aide d'un raisonnement; ex.: la somme des angles d'un
triangle est égale à deux droits.
C. SOUS LE RAPPORT DE L'ÉVIDENCE, la certitude est: a) intrinsèque, si l'évidence
est perçue dans l'objet lui-même, directement ou indirectement; - b) extrinsèque, si elle
découle de l'autorité de celui qui l'affirme. Dans le premier cas, il y a science proprement
dite; dans le second, il y a croyance ou foi morale, comme il arrive pour les vérités
historiques.
22. - 3° Critérium. - On entend par critérium en général la marque ou le signe par où l'on
distingue une chose d'une autre. Le critérium de la certitude c'est donc le signe auquel on
peut reconnaître qu'une chose est vraie et qu'on peut en être certain. D'où il suit que le
problème de la certitude consiste à dire à quel signe l'on peut reconnaître que c'est la
vérité que l'on a atteinte.
Divers critères ont été proposés: la révélation divine (HUET, DE BONALD), le
consentement universel (LAMENNAIS), le sens commun (REID, HAMILTON), le
sentiment (JACOBI). Tous ces critères doivent être rejetés parce qu'ils sont insuffisants et
procèdent d'une défiance injustifiée. Vis-à-vis de la raison humaine prise en général, ou
vis·à·vis de la raison individuelle.
Le critérium qui est la marque infaillible de toute vérité et le motif de toute certitude, c'est
l'évidence. Mais qu'est-ce que l'évidence ? Le mot évident, conformément à l'étymologie,
indique que la vérité apporte avec elle une clarté qui la fait briller à nos yeux. L'évidence
exerce donc sur notre esprit une sorte de contrainte; elle le met dans l'impossibilité de ne
pas voir. Je suis certain parce que je vois que la chose est ainsi et qu'elle ne peut .pas être
autrement; et je vois que la chose est ainsi soit par une intuition directe, soit par une
démonstration, soit par un témoignage incontestable qui ne permettent pas à mon esprit
de croire le contraire.

ART. II. - LES FAUSSES SOLUTIONS DU PROBLÈME DE LA CERTITUDE.


La possibilité de connaître la vérité et de se reposer dans la certitude est contestée par
plusieurs écoles philosophiques. Nous n'envisagerons ici la question qu'au seul point de
vue du rôle qui revient à la raison dans la découverte de la vérité. Or les sceptiques, les
criticistes, les positivistes et les intuitionnistes ou rabaissent la valeur de ln raison. Nous
allons passer très rapidement en revue ces différents systèmes.

23. - 1° Le Scepticisme. - Les sceptiques prétendent que l'homme est incapable de


discerner le vrai du faux, et partant, qu'il doit suspendre son jugement. Pour prouver leur
thèse, ils invoquent quatre motifs: l'ignorance, l'erreur, la contradiction et le diallèle. - a)
L'ignorance, L'ignorance humaine est manifeste sur une foule de sujets; de plus, comme
les choses s'enchaînent, l'ignorance sur un point, fait qu'une chose ne peut être connue à
fond et telle qu'elle est; nous ne savons « le tout de rien », comme dit PASCAL. - b)
L'erreur. L'homme se trompe souvent, et, qui est pis, quand il se trompe, il croit être dans
le vrai. Comment savoir alors quand il est dans le vrai ? - c) La contradiction. Les
hommes ne sont pas d'accord entre eux. La vérité change: - 1. avec les pays. « Plaisante
justice, qu'une montagne ou une rivière bornent ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-
delà » dit encore PASCAL - 2. avec les siècles, Telles actions, licites aujourd'hui, étaient
défendues autrefois, ou réciproquement ; 3. avec les individus. Ce que l'un juge bien,
l'autre le trouve mal. Bien plus, le même individu n'est pas stable dans sa manière de voir
et de juger. d) Le diallèle. Cet argument, le plus spécieux du scepticisme, peut ,se
formuler ainsi : Il n'y a pas d'autre moyen de prouver la puissance de la raison que par la
raison elle-même. Or c'est là, de toute évidence, un cercle vicieux. Donc pour ce motif,
comme pour ceux qui précèdent, le scepticisme a le droit de soutenir que le doute est le
seul état légitime de l'esprit.
24. - 2° Le criticisme ou relativisme kantien. D'après KANT, tous nos jugements se
conforment aux lois de notre esprit. Notre connaissance ne se règle pas sur les objets; elle
ne vient pas du dehors par l'intermédiaire de l'expérience. Nous ne pouvons connaître les
choses telles qu'elles sont en elles-mêmes. Les objets ne sont que ce que notre esprit les
fait être: ils se moulent, pour ainsi dire, sur les formes de notre entendement et ils seraient
autres à nos yeux si notre esprit était constitué autrement. Ainsi, notre connaissance est
toute relative, elle n'a de valeur que relativement à nous, puisque ce sont nos facultés qui
imposent leurs formes subjectives aux objets qui viennent à leur connaissance: d'où les
noms de relativisme et de subjectivisme donnés encore parfois à la doctrine de Kant.
Mais, si nous n'atteignons que nos idées, il importe que nous fassions la critique de nos
facultés de connaître (de la Raison pure, de la Raison pratique et du jugement), en
déterminant la part de l'influence subjective dans l'objet connu: d'où le nom de criticisme
par lequel on désigne généralement la théorie kantienne. D'autre part, l'esprit est poussé
par son organisation à concevoir trois idées transcendantales: l'âme, le monde et Dieu.
Ces trois idées paraissent avoir trois êtres, objets ou, noumènes correspondants. Mais ces
idées correspondent-elles à des existences réelles ? Par delà les phénomènes y a-t-il
réellement des noumènes? L'esprit humain ne saurait le dire, La raison est impuissante à
résoudre le problème; elle ne peut avoir aucune connaissance de l'être en soi, c'est-à-dire
de l'âme, du monde et de Dieu. Il est vrai que, par un procédé ingénieux, Kant distingue
entre la raison théorique et la raison pratique, et rétablit par la seconde ce que la première
avait supprimé. La raison théorique ignore les choses en soi, mais la raison pratique,
découvrant l'existence de l'obligation au fond de la conscience, en déduit l'existence des
choses en soi, c'est-à-dire de la loi morale qui postule la liberté, la responsabilité,
l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu nécessaire pour expliquer l'existence de la loi
morale et la possibilité de la sanction.
25. - 3° Le positivisme. - Le positivisme (A. COMTE, LITTRÉ, en France;
HAMILTON, H. SPENCER, STUART-MILL, en Angleterre) professe que l'esprit
humain peut atteindre les vérités de l'ordre expérimental ou vérités positives, mais qu'il
est incapable de résoudre tout ce qui ne peut pas être vérifié expérimentalement. Nous
pouvons donc connaître les phénomènes, le relatif, mais non pas la substance, ni l'absolu .
Ainsi l'esprit humain peut constater des faits, en tirer des lois: c'est là le connaissable et
l'objet de la science. Au delà des faits et de leurs lois s'étend le domaine inaccessible des
choses en soi et des causes: c'est l'inconnaissable. D'où le nom d'agnosticisme par lequel
on désigne quelquefois le positivisme.
26. - 4° L'intuitionnisme. - L'intuitionnisme, - nom sous lequel nous désignons ici les
théories de M. BERGSON sur la connaissance,-procède du relativisme de Kant et de
l'évolutionnisme de H. Spencer.
Pour M. BEGSON, nous avons deux manières de connaître : par l'intelligence et par
l'intuition. - a) Par l'intelligence, Comme Kant, il admet que la raison pour arriver à la
connaissance objective des choses, mais à cette impuissance il assigne des causes
différentes Tandis que, dans la théorie kantienne, la connaissance est toujours subjective,
du fait que nous imposons aux objets les formes immuables de notre esprit, M.
BERGSON prétend qu'une première cause d'erreur vient, au contraire, de l’activité de
l'esprit, qui, loin d'avoir des formes invariables, travaille sur les objets avec lesquels il est
en contact, les modifie en se les assimilant, tout comme notre organisme transforme la
nourriture qui lui est confiée. Une seconde cause d’erreur, c'est que les objets eux-mêmes
sont soumis à un perpétuel changement et qu'on ne peut les saisir qu'à un moment de leur
existence mobile. Une troisième cause d'erreur vient de ce que les changements s'opèrent
par d'insensibles liaisons: il y a évolution des choses plutôt que transformation. Or, la
raison étant obligée de procéder par concepts stables, il s'ensuit qu'elle ne peut, ni
exprimer le mouvement des, choses, ni marquer ce qu'il y a de continu dans leur
évolution ; elle doit isoler les états successifs des objets, substituer le discontinu et le
morcelage de la réflexion au continu et à l'unité de leur devenir. b) Par l’intuition. Mais et
c’est ici que M. Bergson entend dépasser Kant, si la raison n arrive pas à une
connaissance objective des choses, il y a. un autre moyen .pour atteindre la réalité. Ce
moyen, c'est l'intuition qui perçoit le réel vivant 'et mobile par une vue immédiate et
directe de l'objet. Seule la connaIssance intuitive est donc objective
Ainsi le système bergsonien pense échapper à la Critique kantienne en ajoutant un nouvel
élément de connaissance. Il suit de là que si la connaissance de Dieu par la raison est sans
valeur, rien ne nous empêche de l'atteindre par l'intuition, par la conscience et par le cœur.
Voilà pourquoi les modernistes, adeptes de la philosophie bergsonienne ont substitué
l'apologétique rationnelle une apologétique de l’intuition ou de l’immanence (voir N°
17).
ART. III. - LA VRAIE SOLUTION DU PROBLÈME. LE DOGMATISME.
VALEUR ET LIMITES DE LA RAISON.
27. - 1° Le Dogmatisme. - On appelle dogmatisme (grec dogmatizô, j'affirme) le système
philosophique qui soutient que l'esprit humain peut atteindre à la certitude et que la
certitude correspond. a la réalIté .des choses, c'est-à-dire qu'il y a accord entre nos
représentations et les objets de notre connaissance.
Le dogmatisme invoque en sa faveur les raisons suivantes: - a) la fausseté des systèmes
opposés; - b) l'intuition immédiate de la vérité objective des principes premiers; et - c) les
exigences du sens commun.
A. FAUSSETÉ DES SYSTÈMES OPPOSÉS. - a) Aux septiques le dogmatisme répond que
l'ignorance et l'erreur sur certains points ne prouvent pas que la certitude ne peut exister
sur d'autres. De ce que nous ne savons le tout de rien, il ne s'ensuit pas que nous ne
sachions rien. Le fait que nous découvrons parfois nos erreurs n'est-il pas, au contraire,
une preuve que notre esprit n'est pas frappé d'impuissance totale ? La contradiction ne
prouve pas davantage en faveur du scepticisme, car elle est loin d'être universelle; elle ne
s'étend pas à tous les domaines et ne porte pas sur toutes les propositions. Quant à
l'argument du diallèle, il vaut tout aussi bien contre ceux qui l'invoquent. Qu'on veuille
démontrer, par la raison, la légitimité ou l'illégitimité de la raison, le cercle vicieux est le
même. - b) Aux empiristes et aux positivistes le dogmatisme fait observer que la
distinction établie par eux entre le phénomène et le noumène ne saurait être absolue et
qu'elle ne peut s'appliquer aux faits de conscience. Nous atteignons en effet dans la même
intuition notre être et la représentation que nous en avons. C'est une autre erreur de
prétendre que notre science s'arrête aux phénomènes, qu'il n'y a de certain que ce qui peut
être vérifié expérimentalement et qu'on ne peut conclure de ce qui paraît à ce qui est. Il
est incontestable au contraire que la raison peut, à l'aide des données fournies par les sens
et la conscience, déduire les principes de causalité et de substance. Des effets elle peut
remonter aux causes, et des causes secondes, relatives, à la cause première et absolue. c)
Le dogmatisme admet, avec M. BERGSON, qu'il y a bien deux modes de connaissance,
mais il estime que la raison est un procédé aussi légitime que l'intuition. La différence
entre les deux n'est du reste pas aussi grande qu'on pourrait le croire. La connaissance
rationnelle suppose, en effet, une intuition à son point de départ et à son point d'arrivée.
Prenons, par exemple, la démonstration d'un théorème de géométrie. La raison doit
s'appuyer d'abord sur les axiomes dont l'esprit perçoit directement la vérité, c'est-à-dire
sur une intuition; et, par une suite de déductions, elle aboutit à une autre intuition, en
mettant en lumière une autre vérité, qui, jusque-là, était cachée et dont l'évidence apparaît
à la fin de la démonstration. Il n'est pas exact non plus de dire que l'activité de l'esprit
transforme la nature des objets. Par l'abstraction l'esprit dégage ce qui est au fond des
choses, car si les êtres sont soumis à une évolution dont la marche est continue, s'ils sont
dans un perpétuel devenir, ils ne deviennent Pas tout entiers. Quelque chose reste en eux
qui ne change pas, et c'est ce que nous appelons la substance: à travers les multiples
changements de mon existence, j'ai conscience d'être le même homme. Dans la mesure où
elle atteint la substance, la raison peut donc arriver à une connaissance objective, tout
aussi bien que l'intuition.
B. L'INTUITION IMMEDIATE DE LA VÉRITÉ OBJECTIVE DES PRINCIPES
PREMIERS. - Il y a un certain nombre de principes premiers que nous découvrons par
une intuition immédiate et dont la vérité nous apparaît avec une telle évidence qu'elle
s'impose à notre esprit: tels sont, par exemple, le principe d'identité et le principe de rai-
son suffisante. Qui oserait prétendre que A n'est pas A ou qu'une chose peut commencer
d'exister sans raison suffisante ? Nous avons l’intime conviction que ces axiomes ne sont
pas seulement des représentations de notre esprit mais des lois de l'être.
C. LE SENS COMMUN. - Il est bien certain que le sens commun est en faveur du
dogmatisme. Tous les hommes croient, - et même les philosophes qui font profession de
ne pas y croire, - que leur pensée a plus qu'une valeur subjective et qu'elle est conforme à
la réalité des choses. « Quel est le savant qui ne se mettrait à rire si on lui soutenait
sérieusement que les propositions de physique ou de chimie qu'il a découvertes après tant
de pénibles tâtonnements, ne correspondent à rien, que l'oxygène ou le carbone, par
exemple, ne sont en en dehors de sa pensée et que les éclipses de la lune ou de. Vé,nus
ne, sont que de pures, « représentations » de sa conscience ? Or il n est guère admissible
que l’instinct naturel et universel du genre humain le fasse ainsi se tromper sur une chose
de cette importance. »
28. - 2° Valeur et limites de la raison. De ce qui précède il résulte: - a) que l'esprit
humain peut, en un certain nombre de matières, arriver soit par l'intuition soit par le,
raisonnement, à, une certitude objective. Nous serions les êtres les plus déshérités de la
création, Si, avec un esprit fait pour connaître, nous nous trompions toujours, ou même si
nous n'étions jamais sûrs de ne pas nous tromper; - b) que la Science ne se borne pas à la
connaissance des phénomènes et qu'elle peut, dans une certaine mesure, atteindre l'être en
soi; - c) Nous disons: dans une certaine mesure, car, même quand nous arrivons à la
certitude, notre connaissance n'est jamais absolue et adéquate; elle ne peut pénétrer
l'essence intime des choses. La raison a des limites infranchissables, et plus l'objet à
atteindre dépasse l'esprit, plus la connaissance est imparfaite. Ainsi elle peut démontrer
l'existence de Dieu et savoir quelque chose de sa nature· mais plus loin elle veut avancer,
plus incomplète est sa science, plus la connaissance s'enveloppe de mystère.
Conclusion. - Ce que nous affirmons des choses est donc vrai, bien que ce ne soit pas
l'exacte et adéquate reproduction de la chose même. Etant hommes, il serait insensé de
désirer l'impossible et de vouloir posséder une science surhumaine. Retenons par
conséquent le conseil de LACTANCE qui nous apprend que « la sagesse consiste à ne pas
croire qu'on sait tout, ce qui n'appartient qu'à Dieu, ni qu'on ne sait rien, ce qui est le
propre de la brute. »
ART. IV. - LA CERTITUDE RELIGIEUSE. RÔLE DE LA RAISON ET DE LA VOLONTÉ.
29. - Certitude religieuse. - De quel ordre est la Certitude qu'engendre l'apologétique ?
Assurément la certitude religieuse est une certitude d'ordre moral. - a) Il est vrai que, dans
la partie philosophique, les vérités sont métaphysiques de leur nature; mais les questions
qu'on y aborde: existence de Dieu et de l'auteur leur nature, les rapports de Dieu avec le
monde, sont si complexes et en· dehors de toute expérimentation directe; que la solution
de ces problèmes ne peut s'imposer à nous avec une évidence mathématique et qu'elle
requiert par conséquent des dispositions morales. - b) Dans la partie historique, les
preuves du fait de la révélation reposent sur la valeur du témoignage: le motif de notre
certitude est donc tiré des signes qui nous attestent l'existence et la crédibilité du
témoignage. Mais, d'un côté comme de l'autre, dans la partie philosophique comme dans
la partie historique, la raison et la volonté doivent jouer, chacune, leur rôle.
Rôle de la raison. - C'est la raison qui doit reconnaître le vrai. Or le critérium de la vérité
c'est, comme nous l'avons dit précédemment (N° 28), l'évidence, et non le sentiment. On
ne croit pas qu'une chose est vraie parce qu'on veut qu'elle le soit, mais on y· croit parce
qu'on voit qu'elle est vraie. Le sentiment et la volonté ne peuvent suppléer la raison, car,
pour aimer et vouloir une chose, il faut d'abord la connaître. Nous n'arrivons donc à la
certitude religieuse que parce que la Révélation se présente à nous avec des caractères
d'évidence manifeste et des motifs de crédibilité qui emportent notre assentiment.
Rôle de la volonté. Toutefois, la raison serait ici insuffisante si la volonté se tenait à
l'écart. Une double besogne lui est assignée. - a) Avant le jugement, il faut qu'elle prépare
l'esprit à voir la lumière. C'est elle qui choisit l'objet à étudier; c'est elle qui y porte
l'attention, et l'y fixe De plus, pour que l'intelligence soit mieux à même de juger, elle doit
refouler de l'âme les préjugés et les passions. - b) Au moment de prononcer le jugement,
l'intervention de la volonté n'est pas moins nécessaire pour déterminer l'intelligence à
adhérer au vrai, car cette adhésion ne va pas sans sacrifices; les vérités morales, telles que
l'existence de Dieu, d'un souverain juge, de l'immortalité de l'âme, de la loi morale et de
la vie future, imposent des devoirs qui coûtent à notre nature et que d'instinct nous serions
souvent tentés de repousser.
Sans exagérer le rôle de la volonté, il est donc permis de dire que la vérité religieuse ne
peut en tirer dans l'esprit par la simple vertu d'un syllogisme. Faut-il ajouter, avec
BRUNETIÈRE, qu' « on ne croit pas pour des raisons d'ordre intellectuel. » Mal
interprétées, ces paroles prêteraient le flanc à la critique; mais, dans l'esprit de leur auteur,
elles signifiaient sans doute que la foi ne naît pas de la force des arguments si,
préalablement, on ne prend pas soin de préparer l'âme par l'humilité, la mortification des
passions et surtout par la prière. Les grandes conversions, les transformations morales
opérées par le christianisme à travers les siècles, ont été l'œuvre de la volonté et de la
grâce, autant et plus, que le fruit du raisonnement.
Concluons donc qu'il faut savoir faire à la raison et à la volonté la part qui leur revient.
Selon le mot de PLATON, il faut « aller au vrai de toute son âme ». Raison, volonté et
cœur doivent s'unir pour la conquête de la vérité ..
Biographie. - Les Traités de philosophie; en particulier ceux de FONSEGRIVE, du P.
LAHR et de G. SORTAIS. - Saint THOMAS, Somme théologique, De la vérité. -
KLEUTGEN, La philosophie scolastique (Gaume). - GÉNY, Art. Certitude, Dict. d'Alès.
- CHOLLET, Art. Certitude, Dict. Vacant-Mangenot. - OLLÉ-LAPRUNE, La certitude
morale (Belin). - FARGES, La crise de la certitude (Berche et Tralin). MICHELET, Dieu
et l'agnosticisme contemporain (Gabalda). - DE PASCAL, Le christianisme, 1re partie,
La Vérité de la religion (Lethielleux). - NEWMAN, Grammaire de l'assentiment (Bloud).
- PACAUD, Art. La certitude religieuse d'après la philosophie d'Ollé-Laprune, Rev. pr.
d'Apol., 1 mai 1907. - L. Ruy, Le Procès de l'Intelligence Chap. Le rôle de l'intelligence
dans la connaissance de Dieu (Bloud). - Abbé JULIEN WERQUIN, L'Évidence et la
Science; Connaître, 1933.

CHAPITRE I. - De l'Existence de Dieu.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.

30. - La question de l'existence de Dieu comporte une triple étude: 1° Une question
préliminaire: est-il possible de démontrer l'existence de Dieu' ? - 2° Seconde étude:
exposé des preuves qui établissent l'existence de Dieu.- 3° Enfin une question subsidiaire:
si la raison démontre Dieu d'une façon péremptoire, comment expliquer qu'il y ait des
athées ? Quelles sont les causes de l'athéisme et quelles en sont les conséquences ? D'où
trois articles:
Art. I - L'existence de Dieu est-elle démontrable ?

Cette première question de la démonstrabilité de l'existence de Dieu se subdivise à son


tour en deux autres: 1° Est-il possible de démontrer l'existence de Dieu ? 2° Par quelles
voies peut-on faire cette démonstration ?

§ 1. - EST-IL POSSIBLE DE DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU ?


ERREURS DU MATÉRIALISME ET DE L'AGNOSTICISME.

31. - Devant le problème de l'existence de Dieu, trois attitudes sont possibles: on peut
répondre par l'affirmation, par la négation, ou par une fin de non-recevoir. Au premier
groupe appartiennent les théistes ou croyants, au second, les matérialistes ou athées, au
troisième, les agnostiques ou indifférents.
1° Théisme (du grec théos, Dieu). - Les théistes affirment qu'il est possible de démontrer
l'existence de Dieu. Dans l'article suivant, nous exposerons les preuves sur lesquelles ils
appuient leur croyance.
2° Matérialisme. - L'athée, de quelque nom qu'il s'appelle, - matérialiste, naturaliste, ou
moniste, - prétend qu'on ne peut démontrer l'existence de Dieu, parce que Dieu n'existe
pas. Il estime qu'il n'est pas nécessaire de recourir à un créateur pour expliquer le monde,
et que Dieu est une hypothèse inutile. La matière est la seule réalité qui soit: éternelle et
douée d’énergie, elle suffit, seule, à résoudre les énigmes de l'univers. Le arguments du
matérialisme seront du reste exposés dans l'article 2 sous le titre d'objections.
3° Agnosticisme. - D'une manière générale, le positiviste ou agnostique déclare que
l'existence de Dieu est du domaine de l'inconnaissable. La raison théorique ne peut en
effet dépasser les phénomènes; l'être en soi, les substances et les causes, ce qui est au
fond intime des apparences, tout cela lui échappe. « Le problème de la cause dernière de
l'existence, écrivait HUXLEY, en 1874, me paraît définitivement hors de l’étreinte de mes
pauvres facultés.» Pour LITTRÉ (1801-1881), l'infini est « comme un océan qui vient
battre notre rive », et, pour l'explorer, « nous n'avons ni barque ni voile ». ( Auguste
Comte et la philosophie positive). D'où conclusion toute naturelle : puisque la recherche
des causes en général et, a fortiori, de la cause dernière, est vouée à l'insuccès, ne perdons
pas notre temps à l'entreprendre. Et c'est bien le conseil que LITTRÉ nous donne encore:
« Pourquoi vous obstinez-vous à vous enquérir d'où vous venez et où vous allez, s'il y a
un créateur intelligent, libre et bon ! Vous ne saurez jamais un mot de tout cela. Laissez
donc là ces chimères... La perfection de l'homme et de l'ordre social est de n'en tenir
aucun compte... Ces problèmes sont une maladie; le moyen d'en guérir est de n'y pas
penser.»
Ainsi, là où le matérialiste prend position contre Dieu, l'agnostique observe une sage
réserve: il « ne nie rien, n'affirme rien, car nier ou affirmer ce serait déclarer que l'on a
une connaissance quelconque de l'origine des êtres et de leur fin» (LITTRÉ). Il consent
même à admettre la distinction entre le phénomène et la substance, entre le relatif et
l'absolu, pourvu,
qu'on lui concède que l'absolu est inaccessible. Ignorance et désintéressement de la
question, telle pourrait donc être la formule agnostique. Il est vrai que cette neutralité
n'est souvent qu'apparente, car il est évident que de l'attitude d'abstention à la négation il
n'y a qu'un pas, et la plupart des agnostiques le franchissent. Après avoir dit: « Au delà
des données de l'expérience nous ne savons rien », ils ajoutent: « Au delà des objets de
notre expérience il n'existe rien.»

Toutefois, tous les agnostiques ne vont pas aussi loin. Certains, comme KANT, LOCKE,
HAMILTON, MANSEL, H. SPENCER, distinguant entre existence et nature de Dieu,
proclament que l'être en soi existe mais que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'il est.
Si, dans ce système, Dieu devient, selon le mot de H. SPENCER, une « Réalité
inconnue», il reste cependant une réalité et un objet de croyance.

§ 2. PAR QUELLES VOIES DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU ERREURS.

32. - 1° Par quelles voies démontrer l'existence de Dieu ? -

Les preuves de l'existence de Dieu nous sont fournies par l'âme tout entière: par la raison,
par le sentiment et la conscience. Cependant, il est bon de noter aussitôt que si la raison
n'est pas l'unique instrument, elle en est certainement l'essentiel. L'on peut aller à Dieu
par d'autres voies, mais à condition de ne pas rejeter celle-là, ni même de la rabaisser,
comme si elle était désormais une voie défectueuse et cadrant mal avec la pensée
moderne. Le concile du Vatican a déclaré, en effet, que « la sainte Église notre Mère, tient
et enseigne que, par la lumière naturelle de la raison humaine, Dieu, principe et fin de
toutes choses, peut être connue avec certitude, au moyen des êtres créés, car depuis la
création du monde, ses invisibles perfections sont vues par l'intelligence des hommes au
moyen des êtres qu'il a faits» (Rom., 1,20). - A son tour, l'Encyclique Pascendi a rappelé
la décision du concile du Vatican. - Et plus récemment, le serment antimoderniste,
prescrit par le Motu proprio du 1er sept. 1910, a confirmé et complété le texte du concile:
« Et d'abord, je professe, y est-il dit, que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être
connu, et par conséquent aussi, démontré avec certitude par la lumière naturelle de la
raison au moyen des choses qui ont été faites, c'est-à-dire par les ouvrages visibles de la
création, comme la cause par ses effets. » Il convient de remarquer les deux additions très
importantes, faites par le serment antimoderniste, au texte du concile du Vatican. Ce
dernier affirmait bien que Dieu peut être connu, mais comme on pouvait épiloguer sur les
voies qui mènent à la connaissance, le serment antimoderniste a précisé ce qu'il fallait
entendre par là : Dieu peut être connu et par conséquent aussi démontré,. donc
connaissable et démontrable. Démontrable, comment ? Par les lumières naturelles de la
raison, qui, prenant son point de départ dans les êtres créés et s'appuyant sur le principe
de causalité, remonte des effets à la cause.
33. - 2° Erreurs. - Par ces différentes décisions l'Église entendait condamner: - a) les
ontologistes, comme MALEBRANCHE, et les intuitionnistes, comme BERGSON, qui
soutiennent que Dieu n'est pas démontrable par la raison. Il est vrai que dans leurs
systèmes cette démonstration n'est pas nécessaire parce que nous avons, soit l'idée innée,
soit l'intuition directe de Dieu; - b) les fidéistes et les traditionalistes (J. DE MAISTRE,
DE BONALD, LAMENNAIS) qui, affirmant ou exagérant l'impuissance de la raison,
prétendent que l'existence de Dieu ne peut être démontrée par le raisonnement et qu'elle
n'est venue à notre connaissance que par la loi ou par suite d'une révélation primitive
transmise d'âge en âge par la voie de la tradition : erreur condamnée par le Concile du
Vatican, sess. III ch. II, can. 1. - c) les criticistes qui, avec KANT, distinguant entre la
raison théorique et la raison pratique, nient la valeur de la première et regardent la
croyance en Dieu comme un postulat de la loi morale (voir N° 24) ; - d) les modernistes
qui ne retiennent que l'expérience individuelle comme l'unique preuve de l'existence de
Dieu, jugeant que les autres sont sans valeur, ou tout au moins incompatibles avec la
philosophie contemporaine. A leur point de vue, Dieu n'est pas démontrable par la raison,
mais le cœur le découvre: l'expérience religieuse tient lieu de tout; elle résout le problème
de la connaissance de Dieu, l'origine de la révélation et de la religion (voir N° 17).
Il convient de remarquer que l'Église a condamné la théorie moderniste de l'immanence,
non parce qu'elle use de cette preuve de sentiment, mais parce qu'elle réduit toutes nos
raisons de croire à la seule présence de Dieu dans l'âme. L’Eglise admet en effet que, chez
les âmes de bonne volonté, Dieu peut faire sentir sa présence et son action, qu'il peut
devenir, d'une certaine manière, immanent, mais elle ne pense pas que l'immanence de
Dieu soit toujours perçue directement par la conscience et le sentiment. Ce sont là des
états mystiques plutôt rares, des faveurs qui ne constituent pas pour nous un droit, et qui,
par conséquent, ne peuvent être considérées comme le seul moyen d'arriver à la
connaissance de Dieu.

Art. II. - Exposé des preuves de l'existence de Dieu.

CLASSIFICATION DES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU.

34. - Il y a bien des manières d'exposer les preuves de l'existence de Dieu. 1° Les uns ne
font pas de classification et se contentent de présenter un certain nombre de preuves.
Ainsi, Saint THOMAS distingue cinq preuves qu'il donne à la suite. Partant des choses
que l'on peut observer dans le monde, il aboutit à cinq attributs qui impliquent l'existence
de Dieu. Il est certain, et les sens le constatent, que dans ce monde il y a des choses qui
sont mues, des êtres qui sont causés par d'autres, des choses qui peuvent être et ne pas
être, qui sont plus ou moins parfaites, des êtres dépourvus d'intelligence qui agissent
d'une manière conforme à leur fin. Or tout être mû ne s'explique que par l'immobile
(argument du premier moteur), tout être causé par une cause première (argument des
causes efficientes ou de la cause première), l'être contingent par l'être nécessaire
(argument de la contingence), les êtres imparfaits par l'Etre parfait (argument par les
degrés des êtres), les choses ordonnées par un ordonnateur (argument tiré de l'ordre du
monde). Donc il est nécessaire de remonter à un premier moteur, une cause première,
etc., que nous appelons Dieu.
2° Les autres classent les preuves en groupes distincts. - a) KANT distingue les
arguments théoriques et les arguments moraux, les premiers tendant à donner une
démonstration rationnelle et les seconds n'étant que de simples raisons de croire. Il
subdivise en outre les arguments théoriques en arguments a priori et a posteriori selon que
l'on prend comme point de départ une idée que nous trouvons dans notre esprit ou un fait,
soit indéterminé, soit déterminé. - b) La classification la plus courante consiste à diviser
les preuves selon la nature du fait qui leur sert de point de départ. On obtient alors trois
classes de preuves: les preuves physiques, les preuves métaphysiques et les preuves
morales, selon que le point de départ est un fait physique, ou une idée rationnelle, ou un
fait moral. Malheureusement, cette classification prête à équivoque, car les subdivisions
des trois classes rie sont pas nettement délimitées; par exemple, l'argument de la
contingence, appelé physique par les uns, est regardé comme métaphysique par les autres.

c) Nous prendrons comme guides les paroles du Concile du Vatican et du serment


antimoderniste : nous partirons des choses que nous pouvons observer dans le monde, et
nous aurons ainsi une double classe d'arguments. En effet, si je considère les ouvrages
visibles de l'univers; .mon étude ne peut avoir que deux objets; ce qui est en dehors de
moi et ce qui est en moi. Or cette double connaissance, du monde extérieur et du monde
intérieur, doit nous conduire à la connaissance de Dieu. D'où deux sortes de preuves: les
preuves cosmologiques fournies par l'étude du cosmos et les preuves psychologiques et
morales fournies par l'étude de l'âme humaine. A ces deux classes de preuves il y aura
lieu d'ajouter comme confirmation le fait de la croyance universelle des peuples.

§ 1. - LE MONDE EXTÉRIEUR. PREUVES COSMOLOGIQUES.

35. - Si nous observons le monde extérieur, tel qu'il est, du moins dans la mesure où nous
pouvons le connaître, nous y constatons trois choses: - a) son existence d'abord; - b) le
mouvement dont il est animé, et - c) l'ordre qui y règne. Or ces trois faits supposent qu'il
y a quelqu'un, en dehors du monde, qui est. la cause de son existence, la source de son
activité et le principe de l'ordre que nous y découvrons. Ce quelqu'un nous le nommons
Dieu. D'où trois preuves tirées: - 1. de l'existence du monde; - 2. du mouvement du
monde; et - 3. de l'ordre du monde.

1ère Preuve tirée de l'existence du monde. Argument dit de la cause première ou de la


contingence.

36. - Argument - Cet argument peut être présenté de diverses façons. On peut dire très
simplement : l'existence d'un monde contingent ne s'explique pas sans un être nécessaire
que nous appelons Dieu. BOSSUET l'a formulé ainsi: « Qu'il y ait un moment où rien ne
soit, éternellement rien ne sera.» Ce qui revient à dire: L'existence d'un monde, qui n'est
ni éternel ni nécessaire, ne s'explique que par l'existence d'un être éternel et nécessaire,
appelé Dieu.
Nous développerons l'argument dans le syllogisme suivant: Les causes secondes
supposent une cause première et les êtres contingents supposent un être nécessaire. Or il
n'y a dans le monde que des causes secondes et des êtres contingents. Donc le monde
suppose une cause première et un être nécessaire: cet être c'est Dieu.

A. PREUVE DE LA MAJEURE. - Les causes secondes supposent une cause première


et les êtres contingents supposent un être nécessaire.

Il faut entendre par cause seconde une cause qui est à la fois cause et effet, qui doit sa
propre existence à une autre cause (ex: le père), et être contingent celui qui n'a pas en soi
la raison de son existence et qui pourrait ne pas être, Au contraire, la cause première est
celle qui ne doit son existence à aucune autre, et l'être nécessaire est celui qui porte en soi
la raison de son existence et qui ne peut pas ne pas être. Comme on le voit, toute cause
seconde est contingente puisqu'elle n'a pas en soi la raison de son existence, et
réciproquement, tout être contingent est cause seconde puisqu'il tient son existence d'un
autre. La différence entre les deux dénominations c'est que, d'un côté, nous considérons le
monde dans le fait de son existence, c'est-à-dire en tant que cause seconde, et de l'autre,
nous l'envisageons dans sa nature, c'est-à-dire en tant que contingent.
Que les causes secondes supposent une cause première, cela découle, à la fois du principe
de causalité et du principe de raison suffisante, car l'on ne peut pas alléguer que les causes
secondes s'expliquent les unes par es autres. Qu'on remonte, en effet, la série des causes
secondes, qu'on aille du fils au père, du père à l'aïeul, et ainsi de suite, aussi loin qu'on le
voudra; qu'on suppose même une série infinie, si la chose le peut, on ne fera que reculer
la difficulté, et il faudra bien recourir à une cause première, car il va de soi que, si chaque
cause subordonnée est insuffisante par elle-même à produire son existence, ce n'est pas le
nombre de semblables Muses qui en changera la nature. Prenez dix, vingt, cent, une
multitude infinie d'ignorants, vous n'aurez pas obtenu un homme savant. Incomplètes et
insuffisantes par nature, les causes secondes requièrent donc une cause première, distincte
d'elles, et qui leur ait donné l'existence, Le raisonnement est le même, si l'on considère les
êtres, non plus comme causes secondes mais comme êtres contingents, n'ayant pas en
eux-mêmes la raison de leur existence, ils demandent un être nécessaire qui soit leur
raison d'être.

B. PREUVE DE LA MINEURE. - Or le monde est composé de causes secondes et


d'êtres contingents. Pour le démontrer, considérons dans le monde la matière brute et les
êtres vivants.

a) Matière brute. - Si nous examinons la matière qui s'offre à nos regards, nous en
concevons très bien la non-existence, Nous ne pensons pas que les minéraux, que les
cailloux du chemin que nous foulons aux pieds, devaient nécessairement exister et
existent par eux-mêmes.

b) Etres vivants. - Mais où la chose apparaît, non pas plus certaine, mais plus facilement
démontrable, c'est quand il s'agit des êtres vivants. A commencer par nous-mêmes, n'est-il
pas évident que nous avons le sentiment de notre contingence. L'être que nous avons,
nous le tenons de nos parents; à aucun moment, nous ne sommes les maîtres de notre vie;
nous aurions pu ne pas naître et nous devrons mourir, Et ce qui est vrai de nous, ne l'est
pas moins des autres hommes, et, a fortiori, des êtres inférieurs, des animaux et des
végétaux.
Nous pouvons du reste aller plus loin. Non seulement nous pensons que les êtres vivants
que nous voyons, ne tiennent pas d'eux-mêmes leur propre vie, qu’ils auraient pu ne pas
exister et n'existeront pas toujours, mais la science positive établit que la vie a commencé
sur la terre, qu'il fut un temps où il n'y avait dans le monde aucun être vivant, où la vie
n'était même pas possible. C'est la géologie qui nous l'apprend. Elle a étudié, en effet, le
globe terrestre et lui a demandé les secrets de son passé. Dans les couches supérieures,
dans les terrains quaternaires, elle a rencontré la trace des races humaines; au-dessous,
dans les couches tertiaires, elle n'a vu que des traces de plantes et d'animaux supérieurs;
puis, plus profondément, dans les terrains secondaires, elle a découvert les restes des
mollusques qui peuplaient les mers et des grands reptiles qui régnaient sur les continents
humides; plus bas encore, dans les étages primaires, la vie revêtait les formes les plus
simples. Enfin plus loin encore, dans les roches cristallines primitives, aucun vestige de
vivants; non point que le temps en ait fait disparaître les traces, mais parce qu'alors aucun
être n'existait et que l'écorce terrestre, étant à l'état de fusion ignée, à 3000°, offrait des
conditions incompatibles avec la vie.
Considéré au point de vue de la matière brute et des êtres vivants qu'il renferme, le
monde ne porte donc pas en soi l'explication de son existence; n'ayant pu se faire seul, il
suppose l'intervention d'un être souverain qui lui a communiqué l'être et la vie (V. la
valeur de cette preuve plus loin).

37. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE.- A. Le principe de causalité sur lequel


s'appuie l'argument de la, cause première et de la contingence, est rejeté par KANT et les
positivistes, « Nous ne nous occupons pas des causes, dit A. COMTE, nous étudions
seulement les relations de succession et de similitude dans les phénomènes.» D'après
HUME, la causalité n'est pas dans les choses, elle n'est que dans notre esprit. Le feu fait
bouillir l'eau, et l'eau transformée en vapeur met en branle la locomotive. Allez-vous
conclure que le premier phénomène est cause du second ? C'est une déduction qui n'a pas
de caractère scientifique. Tout ce qu'il vous est permis d'affirmer c'est que le premier est
l'antécédent invariable et la condition nécessaire du second. - De toute façon, la science
ne connaît que les phénomènes, et jamais elle ne peut passer du phénomène au noumène,
c'est-à-dire à Dieu.

Réfutation. - Les positivistes entendent n'étudier que les phénomènes et leurs relations
de succession et de similitude. Mais qu’est-ce que cet antécédent invariable et cette
condition nécessaire, sinon ce à quoi nous donnons le nom de cause - Quand ils
prétendent en outre que la science ne dépasse pas les phénomènes, nous sommes d'accord
avec eux. Ce n'est pas la science expérimentale qui doit nous mener à Dieu. Dieu ne
s'aperçoit ni au bout d'un télescope ni au fond d'une éprouvette. Aussi n'est-ce pas à la
science positive de rechercher Dieu, mais à la métaphysique. Or celle-ci n'outrepasse pas
ses droits en s'appuyant sur le principe de causalité, qui s'impose à la raison comme
évident, bien que l'expérience ne parvienne pas toujours à en faire la vérification.
Personne ne met en doute, sauf les positivistes, du moins en théorie, que tout ce qui n'a
pas en soi sa raison d'être, a une cause, et que la cause n'est pas seulement suivie de son
effet, mais qu'elle le produit.

38. -B. La causalité, dit-on encore, implique le passage de l'inactivité à l'activité, donc
changement. En effet, concevoir Dieu comme créateur d'un monde qui n'est pas éternel,
c'est dire qu'il a posé dans le temps un acte qui n'est pas éternel, c'est admettre qu'en
devenant cause, Dieu a changé et que, par conséquent, il n'est ni immuable ni nécessaire.

Réfutation. - C'est une erreur de concevoir la cause première comme les causes secondes
que nous observons par l'expérience. Tandis que celles-ci sont soumises à la loi du temps,
celle-là est en dehors. C'est de toute éternité que Dieu est cause première et qu'il conçoit
et décrète la création du monde. Que cet effet se produise dans le temps, cela n'est pas
évidemment sans mystère, mais ne modifie en rien la nature de Dieu , qui reste immuable
et nécessaire.

39. - CONTRE LA MINEURE. - A. Si le monde a commencé, objectent les


matérialistes, sans nul doute il faut admettre un créateur. Mais le monde n'a pas
commencé, il est éternel. Rien ne nous empêche de remonter indéfiniment la série des
causes secondes. L'impossibilité que nous croyons y voir n'est pas dans les choses, mais
dans notre esprit, qui est incapable de concevoir l'infini.

Réfutation - A supposer que nous puissions remonter indéfiniment dans le passé l'échelle
des causes secondes, il faudra toujours dire qui leur a donné l'être, et, si chaque cause
seconde a besoin d'une autre cause pour exister, la chose ne sera pas moins vraie de la
série infinie, comme nous l'avons déjà dit dans la preuve de la majeure.

40. - B. Forme moderne de l'objection matérialiste. - La nouvelle école matérialiste (Karl


VOGT, BUCHNER, MOLESCHOTT, HAECKEL...), qui remonte au milieu du XIX e
siècle, a tenté de donner une explication scientifique de l'origine du monde, dans le but de
supprimer Dieu. Pour cela, elle s'est appuyée sur la philosophie de l'immanence, qui
suppose que le monde contient le principe de son activité. D'après ce système, le monde,
autrement dit, l'universelle substance, a deux attributs qui lui sont essentiels: la matière et
la force. La matière est donc la seule réalité apparente; et comme elle est éternelle et
douée d'énergie, elle suffit à tout expliquer.
a) Mais comment prouver que le monde est éternel - Par trois faits soi-disant vérifiés par
la science : à savoir l'indestructibilité de la matière, la conservation de l'énergie et la
nécessité des lois de la nature: 1. Indestructibilité de la matière. C'est un principe admis,
disent-ils, depuis les expériences de Lavoisier, que la masse des corps n'est pas altérée au
milieu des transformations qu'ils peuvent subir: rien ne se crée, rien ne se perd. - 2.
Conservation de l'énergie. De même que la matière est indestructible, ainsi la quantité
d'énergie que possède l'univers, reste constante. - 3. Nécessité des lois de la nature: la
matière obéit à des lois qui sont invariables. Si la matière et l'énergie se conservent
toujours et qu'elles obéissent à des lois immuables, nous pouvons conclure, disent les
matérialistes, que le monde n'aura pas de fin, et s'il ne doit pas avoir de fin, il n'a pas eu
de commencement : il est éternel.

b) La matière, une fois supposée éternelle, les matérialistes font appel à la théorie de
l'évolution pour expliquer la formation du monde et des êtres vivants. Les atomes éternels
forment à l'origine une immense nébuleuse qui, peu à peu, et sous l'action des forces
inhérentes à la matière, donne naissance aux astres semés dans l'espace infini. Et si nous
voulons considérer spécialement le monde qui est le nôtre, nous le voyons passer par une
série de changements nécessaires. La terre, comme tous les astres, se façonne elle-même,
allant de la période gazeuse à la période solide, se recouvrant avec le temps d'une écorce
qui bientôt devient habitable.
c) Quand les conditions requises pour la vie sont remplies, on voit éclore les premiers
êtres vivants par génération spontanée, par une sorte d'évolution créatrice (BERGSON),
et sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'intervention d'un Dieu créateur. Contenus en
germe dans la matière éternelle, les êtres particuliers sont donc comme les cellules de cet
immense organisme qu'on appelle le monde: s'ils nous apparaissent contingents, c'est
parce que nous avons le tort de les « abstraire de tout continu» (LEROY) et que nous ne les
regardons pas dans leur collectivité.
En résumé, éternité de la matière, formation du monde par l'évolution, apparition des
premiers êtres vivants par génération spontanée et leur transformation en espèces: telles
sont les trois grandes formules avec lesquelles les matérialistes prétendent expliquer tout
sans recourir à un Créateur.

Réfutation. - a) Éternité de la matière. Remarquons d'abord que les deux premiers


principes invoqués par les matérialistes pour prouver l'éternité de la matière, à savoir: son
indestructibilité et la conservation de l'énergie, ne sont que des hypothèses, autorisées
sans doute par l'expérimentation scientifique, mais rien de plus. Les principes ne sont ni
évidents par eux-mêmes ni susceptibles d'une démonstration purement expérimentale,
Mais à supposer qu'ils fussent absolument certains, que prouveraient-ils ? Tout
simplement que la nature de la matière est d'être indestructible et douée d'une somme
d'énergie inaltérable, mais non pas pour cela, qu'elle est éternelle. Que la matière ait été
créée par Dieu indestructible, cela ne nous permet pas de conclure qu'elle existe de toute
éternité. - Quant au troisième principe, la nécessité des lois, il est aisé de voir qu'il ne
prouve rien en faveur de l'éternité; car les lois expriment uniquement la manière d'être
constante de la matière, sans rien dire de son origine.

Mais accordons que la matière soit éternelle. Dira-t-on aussi qu'elle est nécessaire ? Il
faudrait prouver alors qu'elle a en soi sa raison d'être, qu'elle ne peut pas ne pas être, ni
être autrement qu'elle n'est. Mais qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est sujet du devenir,
qui se transforme indéfiniment, qui suit une incessante évolution créatrice ? Qu'est-ce
qu'un être nécessaire qui est borné par deux termes, la naissance et la mort ? - Sans doute,
les matérialistes répondent que ce n'est pas ainsi qu'ils l'entendent., et que, dans leur
conception, le monde n'est un être nécessaire, qu'autant qu'on l'envisage dans son
ensemble, et non dans les parties qui le composent. Mais il ne faut qu'un peu de bon sens
pour voir que, si toutes les parties sont contingentes, l'ensemble ne peut pas être
nécessaire. Ainsi, qu'on le suppose éternel ou non, qu'on le considère soit dans son
ensemble, soit dans ses parties, le monde est contingent. Il suppose donc un être
nécessaire qui l'ait appelé à l'existence.

b) Formation du monde - Après avoir posé en principe que la matière ne requiert pas de
créateur parce qu'elle est éternelle, les matérialistes se mettent en mesure d'expliquer la
formation du monde en dehors de Dieu. Adoptant l'hypothèse cosmogonique de
LAPLACE, d'ailleurs généralement admise, quoique avec des modifications, ils
supposent que l'univers était, à l'origine, une poussière d'atomes, et qu'un jour, sous
l'influence d'un fluide quelconque, appelé indifféremment force, énergie ou électron, la
matière s'est mise à évoluer et a formé successivement les mondes que nous voyons.
Mais de deux: choses l'une: ou bien la matière et l’énergie sont toutes deux éternelles, ou
elles ne le sont pas, - 1. Si elles sont éternelles, elles ont dû évoluer de toute éternité. Or
cette supposition contredit l'hypothèse de LAPLACE qui admet un commencement et une
fin au mouvement de la matière et à l'évolution. Il est clair par ailleurs, que si l'évolution
doit avoir une fin, ce serait chose déjà faite, du moment qu'on suppose qu'elle a lieu de
toute éternité. - 2. Il faut donc admettre la seconde alternative qui pose en principe que la
matière et l'énergie ont eu un commencement, ou tout au moins l'une des deux. Mais si
l'énergie, par exemple, n'est pas éternelle, qui l'a donnée à la matière ? Ne la possédant
pas de toute éternité, elle n'a pu se l'attribuer par la suite: on ne se donne pas ce qu'on n'a
pas. Elle l'a donc reçue de quelqu'un, en dehors d'elle et au-dessus d'elle, et ainsi, de toute
nécessité, il faut arriver à Dieu.

c) Génération spontanée et Transformisme. - Pour expliquer l'origine des êtres vivants,


les matérialistes invoquent deux hypothèses: la génération spontanée et le transformisme.
- 1. Malheureusement, la première hypothèse (génération spontanée) est antiscientifique
et se heurte aux conclusions de la science positive. Comme nous le dirons plus loin (N°
86), aucun savant n'a pu apporter la preuve du passage, réel ou possible, de la matière
inorganique à la vie: le plus ne sort pas du moins. Les expériences de PASTEUR ont
démontré, au contraire, que le vivant ne sort que d'un vivant: omne vivum ex vivo. - 2.
L'hypothèse transformiste, qui explique la formation des espèces par voie d'évolution,
n’est qu'une hypothèse assez vraisemblable (N° 89), mais quand bien même elle serait
une certitude, elle n'a de valeur pour la théorie matérialiste qu'autant qu'elle serait une
suite de la génération spontanée. Si en effet il faut recourir à un Créateur pour le premier
être vivant, on pense bien que les matérialistes n'ont plus que faire de l'hypothèse
transformiste.
Comme on le voit, la théorie matérialiste, loin de pouvoir s'appuyer sur la science
expérimentale, est en opposition avec elle. Son explication du monde sans Dieu n'est pas
plus conforme à la science qu'à la raison. Elle doit donc être rejetée.

2eme Preuve tirée du mouvement constaté dans le monde.

41. - Argument. - Sous sa forme la plus simple, cet argument peut-être ainsi présenté: le
mouvement que nous constatons dans le monde ne s'explique pas sans Dieu. Nous
développerons cette preuve dans le syllogisme suivant: Tout ce qui est en mouvement,
tous les moteurs seconds supposent un moteur premier immobile. Or nous constatons du
mouvement dans le monde. Donc le mouvement du monde suppose un premier moteur.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Les moteurs seconds supposent un moteur premier


immobile. Les moteurs seconds sont des moteurs qui n'ont pas en soi la raison d'être de
leur mouvement et qui ont dû le recevoir d'une impulsion étrangère. Il est clair que, pour
les moteurs seconds comme pour les causes secondes, il nous faut toujours aboutir à un
moteur premier. Qu'on suppose autant de moteurs qu'on veut et même une série infinie;
du moment que chacun reçoit le mouvement dont il est animé, nécessairement il faut
supposer un premier moteur qui soit immobile. Si, en effet, on n'admet pas un premier
moteur qui donne sans recevoir, le mouvement n'aura jamais lieu car il n'aura jamais de
cause. La majeure s'appuie donc, comme l'argument de la contingence, sur le principe de
causalité.

PREUVE DE LA MINEURE. - Qu'il y ait du mouvement dans le monde, la chose est


incontestable. Et si nous voulons seulement nous borner au mouvement local de la
matière, nous constatons que toutes les planètes tournent à la fois sur elles-mêmes et
autour du soleil. Le soleil exécute lui aussi un mouvement de rotation autour de son axe,
et se dirige avec l'ensemble de son système planétaire vers un point fixe du ciel appelé
l'apex. La terre elle-même que nous habitons et qui nous parait immobile est animée de ce
double mouvement de rotation autour de son axe et de translation autour du soleil. Bien
plus, tout ce qui est à sa surface est doué de mouvement: les eaux descendent des
montagnes et courent, lentes ou rapides, formant les rivières et les fleuves, qui s'en vont
vers la mer: la mer a ses flux et reflux, ses vagues et ses courants... (V. la valeur de cette
preuve plus loin).

42. - Objections 1° CONTRE LA MAJEURE - Un premier moteur immobile c'est, dit-


on, une contradiction dans les termes. Tout moteur, en effet, doit passer de la puissance à
l'acte... il ne peut donc rester immobile. De plus, s'il a commencé à mouvoir, il n'est plus
immuable. Cette objection est la quatrième antinomie de Kant.
Réfutation. - Définissons d'abord les termes. On entend par puissance la possibilité de
recevoir ou d'acquérir une qualité, et acte, la possession même de cette qualité. Par
exemple, l'eau froide est en puissance par rapport à la chaleur; elle peut devenir chaude
mais elle ne l'est pas. Quand elle est chaude, on dit qu'elle est en acte. Mais pour passer
du froid au chaud, il faut l'action du feu qui possède la chaleur et qui est lui-même en
acte. - Cette distinction établie, il est facile de voir que la contradiction qu'on a cru
trouver dans le fait d'un moteur immobile, n'existe pas en réalité et provient d'une fausse
conception du premier moteur immobile. Il ne faut pas confondre immobilité avec
inactivité. Quand nous disons que Dieu, moteur premier, est immobile, cela ne signifie
pas qu'il est inactif, mais au contraire qu'il ne passe pas de la puissance à l'acte, qu'étant
acte pur par définition, il est activité même. Il ressemble à un foyer de chaleur qui chauffe
par le fait même qu'il est foyer. Et si ce foyer est éternel, il chauffe éternellement. La
difficulté est évidemment de comprendre comment les effets n'en sont pas éternels et se
produisent dans le temps. Nous avons déjà répondu à cette objection à propos de la cause
première (N° 38).

43. - 2° CONTRE LA MINEURE. - Nous ne songeons pas, disent nos adversaires, à


nier le mouvement qui est dans le monde, mais nous pouvons l'expliquer sans Dieu. Deux
hypothèses peuvent rendre compte du mouvement de la matière: l'hypothèse mécaniste et
l'hypothèse dynamiste

A. Hypothèse mécaniste. Cette hypothèse met en avant la loi d'inertie. D'après ce


principe, admis par la science, les corps sont indifférents au repos ou au mouvement: ils
sont donc incapables de modifier l'état dans lequel ils se trouvent, sans l'intervention
d'une cause étrangère. Mais si un corps persiste dans l'état où il est, repos ou mouvement,
il suffit pour expliquer le mouvement du monde, de supposer qu'il est éternel.

Réfutation - Remarquons d'abord que le principe d'inertie, invoqué par l'hypothèse


mécaniste, en tant qu'il affirme qu'un mouvement continue indéfiniment si aucune cause
n'y met obstacle, ne peut être vérifié par l'expérience.

« On n'a jamais pu l'expérimenter, déclare H. POINCARÉ, sur des corps soustraits


à l'action de toute force et ce n'est qu'une hypothèse suggérée par quelques faits
particuliers (projectiles) et étendue sans crainte aux cas les plus généraux (en
astronomie, par exemple), parce que nous savons que, dans ces cas généraux,
l'expérience ne peut plus ni la confirmer ni la contredire. »

Mais admettons le principe d'inertie. Si les corps sont indifférents au repos! comme au
mouvement, pour expliquer qu'ils sont en mouvement plutôt qu'en repos, il faut une cause
autre que les corps, il faut supposer une cause étrangère qui les ait fait sortir de cet état
d'indifférence. Il ne suffit pas de dire que le mouvement est éternel, il faut dire qui l'a
imprimé. Du reste, nous avons vu précédemment que, selon l'hypothèse de Laplace, le
mouvement a commencé un jour et qu'il est antiscientifique de le supposer éternel (voir la
note sur la loi de la dégradation de l'énergie (N° 40).
B. Hypothèse dynamiste. - Cette hypothèse explique le mouvement du monde d'une autre
manière. Il est vrai, disent les dynamistes, que les corps sont inertes, mais ils ont aussi
une autre propriété, celle de s'attirer mutuellement selon une loi qu'on appelle l'attraction
universelle. Or si les corps ont le pouvoir de s'attirer, plus n'est besoin d'un moteur pour
les mettre en branle: la formation des mondes, le mouvement qui les anime, n'ont pas
d'autre principe que les forces mêmes de la matière.

Réfutation. - Si nous admettons que les corps sont en mouvement en vertu de la loi
d'attraction universelle, c'est-à-dire parce qu'ils sont doués d'une force qui les pousse les
uns vers les autres, comment se fait-il que les atomes ne se sont pas rencontrés en une
masse unique ? Pour rendre compte de la formation des mondes, les dynamistes sont
donc obligés d'admettre deux forces en présence. La force attractive ou centripète est,
selon eux, contrebalancée par une autre force, la force tangentielle ou centrifuge, qui
produit des mouvements giratoires et donne naissance à ces astres innombrables qui
remplissent l'espace. Mais comment expliquer que la matière soit animée de deux
mouvements, celui d'attraction et celui de rotation, dont les effets se contrarient et
s'opposent ? Il y aurait alors dans la matière deux forces contraires. En outre, l'hypothèse
dynamiste supposant que la matière est éternelle. il s'ensuit que les atomes doivent
s'attirer de toute éternité et que l'évolution des mondes n'aurait pas eu de commencement;
et ainsi, encore une fois, nous nous trouvons en contradiction avec le système de Laplace.
Il faut donc toujours, qu'on le veuille ou non, recourir à la chiquenaude initiale, au
premier moteur.

3eme Preuve tirée de l'Ordre du monde.

Argument dit des Causes finales.

44. - Argument. - L'ordre du monde ne s'explique pas sans Dieu. Sous la forme poétique,
c'est le même argument que nous retrouvons dans ces deux vers souvent cités de Voltaire:
«L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge marche et n'ait point d'horloger.»

Nous exposerons l'argument dans le syllogisme suivant: Tout ordre requiert une
intelligence ordonnatrice. Or il y a de l'ordre dans le monde. Donc l'ordre du monde
suppose une intelligence ordonnatrice.
Cette preuve très populaire, présentée déjà par SOCRATE (Mémorables), par CICÉRON
(De natura deorum), par SÉNÈQUE (de Beneficiis), exposée avec beaucoup d'ampleur
par FÉNELON (Traité de l'existence de Dieu), et pour laquelle KANT lui-même
professait de l'admiration, est connue sous le nom de preuve téléologique (de telos, fin)
ou des causes finales.
Ce qu'il faut entendre par causes finales. - Pour comprendre cette expression causes
finales, il faut dire auparavant ce que l'on entend par fin et par moyen. La fin d'une chose
est le but, ce à quoi cette chose est destinée: une horloge a pour fin d'indiquer l'heure,
l'œil a pour fin de voir. Le moyen est ce par quoi l'on atteint une fin. Il va de soi qu'à
chaque fin correspondent des moyens différents. D'où il suit que la fin poursuivie inspire
le travail de l'ouvrier, elle est la cause qui le détermine dans le choix des moyens. La
finalité ou cause finale, c'est-à-dire cette recherche des moyens pour atteindre la fin, cette
appropriation des moyens à la fin, qui constitue l'ordre, suppose donc une intelligence qui
ait conscience, à la fois, du but à atteindre et de l'aptitude des moyens.
Quand il s'agit du monde, l'on peut distinguer deux sortes de finalités: la finalité interne et
la finalité externe. Si l'on prend chaque individu en particulier, nous voyons qu'il a des
organes parfaitement disposés pour la fin qu'il poursuit : le poisson a des nageoires pour
nager, l'oiseau a des ailes pour voler, etc.: c'est la finalité interne. La finalité externe, c'est
la fin qui est assignée à chaque être dans l'ensemble de la création: le minéral a pour fin
de nourrir la plante, la plante est utilisée par l'animal, lequel est utilisé pour l'homme. La
finalité externe étant plutôt difficile à déterminer, nous ne parlerons, dans l'argument, que
de la finalité interne.

1° PREUVE DE LA MAJEURE. - Tout ordre suppose une intelligence ordonnatrice. Le


principe invoqué par la majeure est, comme on le voit, le même que pour les deux
arguments précédents : il s'agit toujours du principe de causalité. L'ordre, avons-nous dit,
consiste dans l'adaptation des moyens à une fin. Il est donc un effet et suppose une cause,
un ouvrier intelligent qui ait choisi les moyens capables d'arriver à la fin qu'il avait en
vue.

2° PREUVE DE LA MINEURE. - Or il y a de l'ordre dans le monde. Considéré dans


son ensemble, le monde nous apparaît comme un vaste système parfaitement ordonné, où
tout est à sa place, selon un plan aussi bien conçu que réalisé. Les savants, chacun dans sa
sphère, pourraient, d'ailleurs, nous dépeindre les merveilles qui éclatent dans tous les
détails de ce plan. Si, guidé par l'astronome, vous scrutez l'immense profondeur des
cieux, vous restez muet devant le spectacle grandiose qui s'offre à votre regard. Mais
votre étonnement grandit, quand vous apprenez que ces astres innombrables qui sont à
d'énormes distances de notre planète, et de dimensions bien plus grandes, se déplacent à
des vitesses vertigineuses suivant un cours déterminé et avec une telle régularité qu'on
peut prédire quand l'astre se lèvera et se couchera à l'horizon, quand il en rencontrera un
autre...
Et maintenant du monde céleste, descendez sur la terre que vous habitez, vous ne
trouverez pas moins d'ordre et d'harmonie. Le physicien vous dira les lois auxquelles les
corps obéissent d'une manière inflexible (lois de la chute des corps, de la chaleur, de la
propagation de la lumière). Le botaniste vous fera admirer la fleur des champs: la
symétrie des parties qui la composent, sa forme élégante, la richesse et la variété de ses
couleurs, tout vous dira qu'elle est l'œuvre d'un artiste consommé. A son tour, le
physiologiste peut vous décrire tout ce qu'il y a de beauté dans les organes du corps
humain, et spécialement, dans ces deux organes si délicats que sont l'œil et l'oreille.
Et si vous voulez même descendre l'échelle des êtres, vous y trouverez encore les choses
les plus étonnantes. Vous aurez à admirer l'instinct de l'abeille qui façonne si
ingénieusement sa ruche, de l'araignée qui tisse sa toile d'une manière si parfaite, de
l'oiseau qui bâtit impeccablement son nid; vous verrez comment tous adaptent les moyens
à la fin qu'ils veulent atteindre.
« Le monde actuel, pouvons-nous conclure avec KANT, nous offre un si vaste théâtre de
variété, d'ordre, de finalité et de beauté que toute langue est impuissante à traduire son
impression devant tant et de si grandes merveilles.» (V. la valeur de cette preuve p. 59).

45. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE. - C'est surtout contre la majeure que les
athées ont dirigé leurs attaques. Ils ont reconnu généralement l'ordre qui règne dans le
monde; mais ils ont essayé de l'expliquer autrement. Tout ordre suppose un ordonnateur,
ont-ils dit, soit; mais cet ordonnateur ce n'est pas Dieu, c'est le hasard, ou plutôt, selon la
formule nouvelle, c'est l'évolution.

A. Le Hasard. - C'est le hasard, disait-on dans l'antiquité. Selon DÉMOCRITE,


ÉPICURE et LUCRÈCE, le monde actuel est une des innombrables combinaisons par
lesquelles l'univers est passé. Obéissant à des forces aveugles, inconscientes et fatales, les
atomes dispersés dans l'espace infini et animés d'un mouvement oblique qui les poussait
les uns vers les autres, se sont rencontrés et se sont accrochés mutuellement. Ces
rencontres fortuites ont donné naissance à des agglomérations instables qui ont plus ou
moins duré, mais un jour une combinaison plus harmonique et plus heureuse s'est
produite et s'est perpétuée, précisément parce que, en raison de son ordre et de son
harmonie, elle était née plus viable que les autres. L'ordre aurait donc été, non l'effet
d'une cause intelligente, mais le résultat du hasard.

Réfutation. - L'explication de l'ordre du monde par l'hypothèse du hasard n'est, en


somme, que l'absence de toute explication. Quand on ne sait pas comment une chose s'est
faite, l'on peut bien alléguer que c'est le hasard qui en est l'auteur, mais personne ne s'y
trompe et ne met en doute votre ignorance. Et puis le hasard a justement pour caractéris-
tique l'inconstance et l'irrégularité, c'est-à-dire juste le contraire de l'ordre « On ne tire pas
le même numéro vingt fois de suite, dit LEGOUVÉ (Fleurs d'hier). On ne fait pas tomber
un dé sur le même numéro vingt fois de suite. Or la nature tire le même numéro et amène
le même dé depuis des milliers de siècles.» Si nous ne comprenons pas qu'une horloge
soit l'effet du hasard, comment pourrions-nous supposer que le monde qui est une
machine autrement compliquée, n'ait pas d'autre cause ? Le hasard peut bien expliquer un
ordre partiel, un heureux coup de chance mais non un ordre qui s'étend à des cas
innombrables. Prétendre que le hasard produit l'ordre universel, c'est donc dire qu'il y a
des effets sans cause, que l'ordre peut sortir du désordre; c'est supposer l'absurde.

B. L'évolution. - Au hasard on a substitué de nos jours un mot qui sonne mieux :


l'évolution. L'ordre du monde, dit-on maintenant, n'est pas l'œuvre de Dieu, mais le
travail de l'évolution. Ce que nous appelons finalité n'est qu'une illusion de notre esprit.
Les ailes n'ont pas été données à l'oiseau pour voler, mais l'oiseau vole parce qu'il a des
ailes; l'homme n'a pas des yeux pour voir, mais il voit parce qu'il a des yeux.

D'autre part, la formation des organes s'explique par un long travail d'évolution. «
Considérons l'exemple sur lequel ont toujours insisté les avocats de la finalité: la structure
d'un œil tel que l'œil humain... Tout paraît merveilleux, en effet, si l'on considère un œil
tel que le nôtre, où des milliers d'éléments sont coordonnés à l'unité de fonction. Mais il
faudrait prendre la fonction à son origine, chez l'infusoire, alors qu'elle se réduit à la
simple impressionnabilité (presque purement chimique) d'une tache de pigment à la
lumière. Cette fonction, qui n'était qu'un fait accidentel au début, a pu, soit directement
par un mécanisme inconnu, soit indirectement, par le seul effet des avantages qu'elle
procurait à l'être vivant et de la prise qu'elle offrait ainsi à la sélection naturelle, amener
une complication légère de l'organe, laquelle aura entraîné avec elle un perfectionnement
de la fonction. Ainsi, par une série indéfinie d'actions et de réactions entre la fonction et
l'organe, et sans faire intervenir une cause extra-mécanique, on expliquerait la formation
progressive d'un œil aussi bien combiné que le nôtre. » Il serait le résultat d'une série
d'adaptations à des circonstances accidentelles, et non la réalisation d'un plan. - Ainsi
l'ordre du monde se serait formé peu à peu par suite d'une évolution lente et par un
concours de lois qui régissent la matière et les forces qui lui sont inhérentes. Mais de
finalité, point, si l'on entend par là l'œuvre d'une intelligence qui aurait dirigé selon un
plan l'organisation de la nature: il ne peut s'agir dans la thèse évolutionniste que d'une
finalité inconsciente.

Réfutation. - La finalité est une illusion de notre esprit, nous disent les évolutionnistes,
ou en tout cas, elle n'est pas l'œuvre d'une cause intelligente, elle est le résultat des forces
inconscientes propres à la nature, qui adaptent les organes aux besoins suivant la loi de
l'évolution. Ainsi, il ne faut pas dire que l'oiseau a des ailes pour voler, il faut dire:
l'oiseau vole parce qu'il a des ailes. - Mais que les ailes aient été faites pour voler, ou que
l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'en reste pas moins qu'il y a une merveilleuse
adaptation entre l'organe et sa fonction, et la conclusion est toujours la même: c’est que
l'adaptation des moyens à la fin suppose un plan, et que le plan, selon lequel le monde a
été conçu, suppose un ouvrier très habile.
Mais, nous réplique-t-on alors, cet ouvrier très habile qui a fait l'aile de l'oiseau et l'œil de
l'homme, c'est l'évolution: c'est le milieu qui a créé l'organe. - C'est là une affirmation
toute gratuite et que les évolutionnistes sont bien incapables de démontrer
expérimentalement.

Nous ne voyons pas bien, en effet, comment l'air a pu créer l'aile de l'oiseau, comment la
lumière a pu produire par son action l'organe qui lui est approprié, ce merveilleux
appareil qui faisait dire à Newton: « Celui qui a fait l'œil a-t-il pu ne pas connaître les lois
de l'optique ? » Admettons néanmoins que l'évolution soit la grande loi qui gouverne le
monde. Nous pourrons toujours demander qui l'a faite, cette loi. Elle suppose d'abord
l'existence de la matière et nous avons vu que la matière n'a pas en soi la raison de son
existence. De toute façon, l'évolution peut être un procédé de formation comme un autre,
elle peut être une loi, mais non une cause. Si par conséquent la théorie évolutionniste
accepte de laisser Dieu à la base, pour créer les atomes, pour leur donner l'énergie et
tracer le plan suivant lequel la matière doit faire son développement dans la suite du
temps, nous n'avons pas à combattre cette hypothèse. Dieu reste alors à sa place et n'est
pas diminué parce qu'il n'interviendrait pas il chaque instant dans l'organisation
incessante de l'univers. Si c'est cela ce qu'on appelle l'évolution créatrice, elle ne rabaisse
pas la grandeur de Dieu. « Il y a plus de gloire encore, dit saint THOMAS, à créer des
causes que des effets. »
Que l'ordre du monde soit le résultat, non d'un acte immédiat de Dieu, mais le produit de
causes secondes et de lois qu'il a établies de toute éternité, nous aimons autant cette
hypothèse qu'une autre.

46. - 2° CONTRE LA MINEURE. - Il n'est pas vrai, disent les pessimistes, que l'ordre
règne dans le monde. Les preuves du désordre sont, au contraire, nombreuses. Le monde
est plein de monstruosités, d'êtres mal faits ou inutiles; les catastrophes y sont fréquentes.
Il y a donc du désordre, donc pas d'ordonnateur.

Réfutation. - Nous répondrons à cette objection quand il sera question de la Providence.


Nous ferons seulement remarquer ici qu'il ne s'agit pas de savoir s'il y a du mal dans le
monde, s'il y a des tares et du désordre, à titre exceptionnel, mais seulement s'il y a un
plan, si l'harmonie existe dans la nature, d'une manière générale, et si alors il y a lieu d'en
rechercher la cause. L'objection porte donc sur des exceptions, sur des cas isolés qui ne
diminuent pas la beauté de l'ensemble. Semblables aux dissonances d'une symphonie qui
aboutissent aux accords les plus harmonieux, les désordres du monde n'en font que mieux
ressortir l'ordre général. Si l'athée veut invoquer les désordres partiels du monde, il est
donc tenu, d'autre part, à convenir aussi de l'ordre qui y règne, et s'il objecte qu'il y a une
déchirure dans la trame, il lui faut bien avouer qu'il y a une trame.

§ II - PREUVES TIRÉES DE L'AME HUMAINE.

47. - Après avoir observé le monde extérieur, nous devons interroger l'âme humaine.
L'étude de ce monde intime qui fait le fond de notre être, nous conduira également à
Dieu. Nous trouvons, en effet, dans notre intelligence l'idée de parfait, dans notre cœur
les aspirations d'infini et dans notre conscience, l'existence de la loi morale. Or, l'idée de
parfait, le besoin d'infini et le fait de l'obligation morale impliquent l'existence de l'être
parfait et infini et du souverain législateur. D'où trois preuves tirées: 1° de l'idée de
parfait; 2° des aspirations de l'âme et 3° de l'existence du devoir.
Ces trois preuves sont toutes trois des preuves psychologiques, dans ce sens qu'elles sont
tirées de l'analyse de notre âme. Toutefois, la première, qu'on appelle ontologique, est
considérée comme une preuve métaphysique. La troisième est connue sous le titre de
preuve morale, de sorte que la seconde seule garde le nom de preuve psychologique.
1ère Preuve tirée de l'idée de parfait.
Preuve ontologique.

48. - Exposé. - Si nous interrogeons notre pensée, elle nous dit que tout ce que nous
voyons est incomplet, borné, dépendant, en un mot, imparfait. Or pour reconnaître que les
choses sont imparfaites, il faut que nous ayons l'idée du parfait, car nous ne pouvons
juger de l'imparfait qu'autant que nous le comparons avec le parfait. Donc l'être parfait
existe, car s'il n'existait pas, il ne serait plus parfait. Cet argument a été exposé
différemment par saint ANSELME, DESCARTES et BOSSUET.

49. - Argument de saint Anselme. - Après avoir cité les mots de l'Écriture: « Dixit
insipiens in corde suo : non est Deus », saint ANSELME se propose de convaincre
l'impie que c'est une folie de nier Dieu. L’homme, dit-il, a l'idée d'un être tel qu'il n'en
peut concevoir de plus grand. Donc cet être parfait existe en réalité. Si en effet il n'existait
que dans l'intelligence, je pourrais le concevoir plus grand, en lui attribuant l'existence
réelle: ce qui ne peut se faire sans contradiction, vu que je le conçois comme le plus
grand. Donc Dieu existe dans l'intelligence et dans la réalité. (V. la critique de la preuve
ontologique p. 61).

50. - Argument de Descartes. - Je trouve en moi l'idée d'un être parfait. Or cette idée ne
peut me venir du néant, incapable de rien donner, ni de moi, puisque je trouve partout
dans mon être des bornes et des imperfections. Donc cette idée doit me venir d'un être
infini et parfait qui l'a mise en moi comme « la marque de l'ouvrier sur son ouvrage ».
51. - Argument de Bossuet. - « L'impie demande: Pourquoi Dieu est-il ? Je lui réponds:
Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait, et la perfection est-elle un
obstacle à l'être? Erreur insensée ! au contraire, la perfection est la raison de l'être.
Pourquoi l'être à qui rien ne manque ne serait-il pas, plutôt que l'être à qui quelque chose
manque ? » (1ère Elévation sur les mystères.)

2ème Preuve tirée des aspirations de l'âme humaine.


Preuve psychologique.

52. - Argument. - C'est un principe admis par la philosophie et par la science qu'un désir
de la nature ne saurait être vain. Or l'homme appelle Dieu de tous ses désirs. Donc Dieu
doit exister.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Un désir de la nature ne saurait être vain: en d'autres


termes, il faut que les tendances naturelles d'un être soient satisfaites. Les philosophes les
plus célèbres: PLATON, ARISTOTE, CICÉRON l'ont proclamé. Les sciences sont
unanimes à le reconnaître. Que la nature ne fait jamais rien en vain et que les instincts
sont toujours en rapport avec des objets réels, il serait facile d'en apporter de nombreuses
preuves: les ailes de l'oiseau attestent l'existence de l'air; la nageoire du poisson,
l'existence de l'eau; l'œil prouve la lumière, et la faim suppose une nourriture. Si, par
conséquent, il y a chez l'homme un désir irrésistible d'idéal et de bonheur, c'est qu'il doit
exister un Dieu capable de l'assouvir un jour.

PREUVE DE LA MINEURE. - Les désirs de l'homme appellent Dieu.

« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux


L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux» (LAMARTINE)

disait le poète. L'homme, en effet, tend à l'infini par toutes les puissances de son âme. Il a
une intelligence qui veut arriver au vrai, une volonté qui, malgré sa faiblesse et ses écarts,
aspire au bien; il a surtout un cœur qui a une soif insatiable de bonheur. Or, non
seulement la terre ne nous donne pas ce que nous voulons, mais elle nous apporte souvent
ce que nous ne voulons pas. Notre intelligence se sent enveloppée de toutes parts par
l'inconnu, notre volonté est poussée vers le mal et notre cœur est souvent torturé par le
chagrin. Alors même que la vie nous est douce et que la fortune paraît nous sourire, nous
ne trouvons nulle part le bonheur rêvé: ni la richesse, ni la gloire, ni la science, ni l'amour
n'épuisent les immenses désirs de notre cœur. Et plus nos désirs sont grands, mieux ils
nous font sentir notre misère.
Mais comment expliquer que notre intelligence, notre volonté et notre cœur, qui sont
pourtant des puissances finies et bornées, nous poussent ainsi :ers le Vrai, le Bien et le
Beau, vers le « souverainement désirable », comme dit ARISTOTE, s'il n'y avait rien
pour répondre à notre appel ? Le besoin d'infini, d'une vie indéfectible et heureuse,
suppose donc l'existence d'un objet infini et d'une source de bonheur qui puisse combler
l'insuffisance de notre âme. Cet infini, c'est Dieu. (V. N° 60).

3ème Preuve tirée de la loi morale.

53. - Argument. - La conscience nous témoigne qu'il existe une loi morale qui nous
commande le bien et défend le mal, et que cette loi morale doit être appuyée par une
sanction. Or la loi morale et la sanction supposent un législateur et un juge qui ne peuvent
être autres que Dieu. Donc Dieu existe.

1° La loi morale. - A. L'existence de la loi morale est hors de conteste. Il y a une règle
absolue, universelle, antérieure et supérieure à toute législation humaine, qui s'impose à
notre volonté, qui nous prescrit certains actes et nous en défend certains autres. Peu
importe du reste que les hommes se trompent parfois sur les conceptions du bien et du
mal, le principe reste intact: ce qui est estimé bien par la conscience, est commandé; ce
qui est jugé mal est défendu.

B. Or l'existence de cette loi morale suppose un législateur. Et ce législateur, il faut le


chercher en dehors de nous et de nos semblables a ) En dehors de nous. On ne peut être à
la fois maître et sujet. Et si nous étions les législateurs, rien ne nous empêcherait
d'abroger une loi faite par nous: la conscience nous dit, au contraire, que si nous avons la
liberté physique de violer la loi morale, nous n'avons pas le pouvoir de la supprimer.
b) En dehors de nos semblables. La loi morale s'impose à, tous les hommes, elle ne
représente donc pas la supériorité d'un homme sur ses semblables. Mais si le législateur
est hors de nous et hors de nos semblables, il faut le chercher plus haut. Dieu seul peut
commander; seul il est la raison d'être du devoir, de l'impératif catégorique. (V. la
Critique de la preuve morale n° 60).

54. - Objection. - On a voulu expliquer l'existence de la loi morale en dehors de Dieu.


Des nombreux systèmes qui l'ont tenté, nous ne mentionnerons que les deux principaux:
la morale évolutionniste et la morale rationnelle.

A. - Morale évolutionniste. - Les positivistes et les matérialistes expliquent ainsi la


formation de la morale. A l'origine, les hommes suivaient leurs appétits et leurs instincts :
était bien ce qui plaisait, mal ce qui répugnait: c'était la morale du plaisir. Cependant, peu
à peu l'expérience leur enseigna que des actions, même agréables aux sens, avaient de
fâcheuses conséquences, tandis que d'autres, pénibles à la nature, avaient de bons
résultats: ce fut la morale de l'intérêt. Plus tard, une sorte d'instinct les détermina à la
sympathie et à la bienveillance réciproques: ce fut la morale de la sympathie et de la
solidarité. Ainsi, tour à tour, le plaisir, l'intérêt individuel, l'intérêt général, la sympathie et
l'altruisme furent les principes qui servirent à classer les actions en bonnes ou mauvaises.
Dans les différents cas, les parents et les chefs de la société intervinrent pour commander
les unes et défendre les autres. La morale, en tant qu'elle établit le caractère absolu du
bien et du mal, est donc, dans l'hypothèse matérialiste, un fruit de l'évolution et ne
suppose pas Dieu comme législateur.

Réfutation de la morale évolutionniste. - De l'exposé de la morale évolutionniste, il


ressort qu'elle n'est pas, à vrai dire, une morale, mais une prétendue histoire de la morale
dont les différentes phases auraient été la morale du plaisir, la morale de l'intérêt et la
morale de la sympathie. Or tous ces principes d'action sont impuissants à fonder la
morale. Ni le plaisir ni l'intérêt individuel ne peuvent être des règles obligatoires de
conduite: rien ne m'oblige à rechercher mon plaisir ni même mon intérêt; l'intérêt d'autrui
et la sympathie sont assurément des motifs plus nobles; mais s'ils commandent seuls et
indépendamment d'un législateur suprême, ils se heurteront à l'égoïsme individuel et
seront incapables de créer l'obligation.

B. - Morale rationnelle. - La raison, disent les partisans de cette morale, suffit à fonder
la morale. L'homme est son propre maître et il a la raison pour lui dicter ses devoirs
envers lui-même (morale individuelle), envers la famille, la patrie et l'humanité (morale
sociale). Le devoir, la loi morale, c'est donc l'obligation que la raison impose, et le bien
c'est le respect de cette loi.

Réfutation. - La morale rationnelle serait irréprochable si elle laissait Dieu à la base. Si


la raison est seule à dicter l'obligation, la volonté est libre de l'accepter ou de la refuser. -
Mais, dit-on, c'est l'ordre de la nature. Nous demanderons alors qui est l'auteur de la
nature, qui a créé l'ordre. Et si l'on nous répond que c'est Dieu, nous sommes d'accord, et
nous concluons que c'est en celui qui a créé l'ordre et la nature, c'est en Dieu que, en
définitive, il faut chercher la source de l'obligation. Nous pouvons donc conclure
qu'aucune morale n'a de base et ne se soutient qu'autant qu'elle fait appel à Dieu.

55. - 2° La sanction. - Avant nos actes, la conscience nous fait connaître l'existence d'une
loi morale qui commande les actions bonnes et défend les mauvaises. Après nos actes, la
conscience intervient à nouveau pour poser la double question de responsabilité et de
sanction. Et quand elle a porté un jugement sur la valeur intrinsèque de l'acte, elle
proclame que le bien a droit à la récompense et que le mal mérite le châtiment. Or Dieu
seul peut appliquer à nos actes une sanction équitable et proportionnée à leur valeur.

56. - Objection. - Mais, dit-on, la sanction n'est pas nécessaire pour fonder la morale; et
si elle l'est, l'on peut trouver des sanctions sans recourir à Dieu. - a) La sanction, disent
les partisans de la morale rationnelle, n' est pas nécessaire pour fonder la morale. Il faut
faire le bien pour le bien, et non pour l'amour de la récompense. Moins il y a de calcul
intéressé dans l'accomplissement du bien, plus notre action gagne en grandeur et en
mérite.- b) Mais, la sanction fût-elle nécessaire, ne peut-on pas trouver de nombreuses
sanctions, sociales et même naturelles, en dehors de Dieu ? Il y a, par exemple: - 1.
l'opinion publique, - 2. les répressions sociales, - 3. la justice immanente des choses, et -
4. par-dessus tout, le témoignage d'une bonne conscience.

Réfutation. - a) Toute sanction, dit-on, est inutile, parce que la vertu doit être
désintéressée.- Que le bien doive être fait pour de bien d'abord, et non pour l'amour de la
récompense, nous ne le contesterons pas, puisque c'est la un des principes essentiels de la
morale chrétienne.

Ne pas prendre la récompense pour motif d'action, c'est assurément très bien; mais la
mépriser est une marque d'orgueil, ce n'est plus la vertu; la rejeter c'est aller contre l'ordre
des choses et la justice. Car s'il n'y a pas de sanctions, s'il n'y a pas de récompense pour la
vertu, il n'y a pas non plus de châtiment pour le crime; le bien et le mal sont dès lors mis
sur le même pied: ce qui est contraire à toute idée de morale. La sanction est donc
nécessaire, non pour fonder la morale, mais pour la couronner.

b) D'autres qui admettent la nécessité de la. sanction pour couronner la morale, allèguent
comme sanctions suffisantes: - 1. l'opinion publique. Or tout le monde sait que l'opinion
publique, loin de pouvoir servir de sanction, est parfois injuste dans ses jugements; la
popularité n'est pas nécessairement un brevet d'honnêteté et de vertu, et les faveurs
officielles ne vont pas toujours au mérite; - 2. les répressions sociales. Combien de crimes
restent impunis et combien de malfaiteurs courent les rues, malgré la bonne volonté des
gendarmes! - 3. la justice immanente des choses. Le mal et le vice portent souvent en soi
le germe de souffrances qui en doivent être, tôt ou tard, la punition. Quelque juste et
fréquente que soit cette sanction, on ne peut la considérer comme une loi inflexible;
4. le témoignage de la conscience. Il faut bien admettre que voilà enfin une sanction, à
première vue, acceptable. La conscience, toutefois, en tant que justicière, n'est pas à l'abri
de tout reproche. Il y a des âmes vertueuses qui connaissent le trouble et le scrupule, et il
y a des criminels qui ignorent le remords et vivent dans la plus douce quiétude.
Mais si, d'une part, la sanction doit être le complément de la loi morale et si, d'autre part,
rien ne nous garantit la justice des sanctions terrestres, n'avons-nous pas tout lieu de
croire qu'il y a ailleurs un Rémunérateur équitable qui, après avoir établi la loi morale,
appréciera les actes à, leur vraie valeur et leur appliquera les sanctions qu'ils méritent ?

§ III. - PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL

57. - Argument. - Le témoignage de l'histoire nous atteste que, dans tous les temps et
dans tous les pays, les hommes ont cru à l'existence de Dieu. Or ce que tous les hommes
tiennent instinctivement pour vrai, dit ARISTOTE, est une vérité de nature. Donc Dieu
existe.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Toujours et partout les hommes ont cru à une divinité.
Il est à peine besoin d'établir ce fait d'histoire « Un peuple sans Dieu, sans prières, sans
serments; sans rites religieux, sans sacrifices, dit PLUTARQUE, nul n'en vit jamais» «
Aucune nation, dit CICERON n'est si grossière et si sauvage, qu'elle ne croie à l'existence
des dieux, encore qu'elle se trompe sur leur nature» (De natura deorum).

Aucune époque n'a poussé plus loin que la nôtre l'étude des religions. Or l'inventaire des
documents fournis par l'histoire et la préhistoire n'a pu signaler le moindre cas d'un
peuple sans croyances religieuses. Telle est la constatation faite par des érudits comme
Max MULLER et de QUATREFAGES: « Obligé par mon enseignement même, dit ce
dernier, de passer en revue toutes les races humaines, j'ai cherché l'athéisme chez les plus
inférieures, comme chez les plus élevées. Je ne l'ai rencontré nulle part si ce n'est à l'état
individuel ou à celui d'écoles plus ou moins restreintes, comme on l'a vu en Europe au
siècle dernier, comme on le voit encore aujourd'hui. L'athéisme n'est nulle part qu'à l'état
erratique.» Ainsi l'histoire des religions nous conduit à cette conclusion qu'aucun peuple,
considéré dans sa masse, n'a jamais été athée, et que l'athéisme a toujours été le fait de
quelques individus ou de quelques écoles. Il importe peu de savoir si leurs conceptions de
la divinité furent plus ou moins justes, et elles furent d'ailleurs moins grossières qu'on ne
pourrait le croire au premier abord. Quelque impression bizarre que puissent nous donner
certaines mythologies, elles contenaient sans doute une part importante de vérité.
De quelque nom que s'appelât la divinité, que ce fût le Zeus des Grecs, le Jupiter des
Romains, le Mardouk des Babyloniens, le Baal des Phéniciens, le Brahmâ des Indiens ou
encore le Grand Esprit des savanes du Nouveau-Monde, c'est toujours au fond le même
Dieu que tous les peuples adorèrent sous des noms divers.
PREUVE DE LA MINEURE. - Or ce que tous les hommes tiennent instinctivement
comme vrai « est une vérité de nature», « Ce qui est affirmé par tous d'un commun
accord, dit saint THOMAS, ne saurait être entièrement faux. Une fausse opinion, en effet,
est une infirmité de l'esprit, elle est donc accidentelle à sa nature. Or ce qui est accidentel
à la nature ne peut se retrouver partout et toujours» (Contra gentes, l. II, c. XXXIV).

58. - 1ère Objection. - Le suffrage universel est une mauvaise marque de vérité. Dire:
tous les hommes croient en Dieu, donc Dieu existe, c'est tirer une conclusion que ne
renferment pas les prémisses. Il y a eu des erreurs universelles ; telle fut, par exemple, la
croyance à l'immobilité de la terre.

Réfutation. - Le consentement des foules n'est pas une preuve infaillible de vérité, il faut
bien en convenir. Toutefois, il constitue déjà une présomption sérieuse. «Avant de croire
que tout le monde se trompe, dit le P. MONSABRÉ, on est tenté de croire que tout le
monde a raison. 1) La croyance collective acquiert surtout une très haute valeur
lorsqu'elle s'appuie sûr des raisons sérieuses. - Il y a eu cependant, dit-on, des erreurs
universelles. Ce n'est pas contestable, mais il faut ajouter aussi que ces erreurs avaient
une cause et qu'elles ont fini par être découvertes et redressées. Ainsi la croyance à
l'immobilité de la terre, qui s'explique par l'illusion des sens, ceux-ci ayant pris
l'apparence pour la réalité, a cessé avec le progrès des sciences.

59. - 2eme Objection. - Précisément, la croyance universelle à la divinité s'explique par


une des causes d'erreur: - a) soit par l'ignorance et la peur. - b) soit par les préjugés de
l’éducation . - c) soit par l'influence des législateurs et des prêtres.

Réfutation. - a) l’ignorance et la peur ne sauraient rendre compte de la croyance


universelle en Dieu. Lorsque l'homme primitif entendit le vent mugir, la foudre gronder,
lorsqu'il vit l'éclair sillonner la nue, il demeura, dit-on, épouvanté, et ne sachant quelle
était la cause de ces phénomènes, il trouva tout simple de les attribuer à des agents
surnaturels.
Il crut alors qu'il y avait un dieu derrière le nuage pour le mouvoir, un autre pour lancer la
foudre, un autre encore dans l'immensité des mers pour pousser les flots sur le rivage...
C'est donc à la fois l'ignorance et la peur qui ont enfanté les dieux, selon le mot du poète
latin STACE: «Primus in orbe deos fecit timor ». Mais la science a expliqué ces
phénomènes, elle a montré qu'ils étaient le résultat des forces de la nature, elle a donc
supprimé du même coup les dieux comme des agents inutiles et inexistants. - Il est vrai
que la science a trouvé la cause immédiate des phénomènes, et pour ne citer qu'un
exemple, il ne faut plus dire: Jupiter lance la foudre, mais la foudre a pour cause
l'électricité. Tout cela est juste, mais l'on n'a découvert encore que les causes immédiates
et les causes secondes, cela ne supprime en rien la cause des causes. Pour l'homme pri -
mitif comme pour le scientifique, le point de départ est le même: ce sont les effets et les
phénomènes qu'il faut expliquer. Et si le primitif avait tort de s'arrêter trop vite dans la
recherche des causes, au moins sa conclusion était juste, tandis que le scientifique, en
ayant raison de remonter plus haut, tire, en fin de compte, une conclusion qui est fausse.
Si d'ailleurs le progrès des sciences avait pu résoudre, en dehors de Dieu, l'énigme de
l'univers, la divinité n'aurait plus d'adeptes parmi les hommes de science. Or si nous
devions nommer tous les hommes illustres qui ont cru en Dieu, la liste en serait longue.
Citons seulement, parmi les mathématiciens et astronomes célèbres: COPERNIC,
GALILÉE, KEPLER, NEWTON, CAUCHY,
HERSCHELL, LE VERRIER, LAPLACE, FAYE...; parmi les physiciens : AMPÈRE,
VOLTA, MAYER, LIEBIG, BIOT, DALTON, BRANLY... ; parmi les naturalistes:
CUVIER, AGASSIZ, LATREII,LE, MILNE-EDWARDS, G. SAINTHILAIRE, WURTZ,
CHEVREUL, PASTEUR, DE LAPPARENT, LAMARCK le père du transformisme, et
DARWIN eux-mêmes rendent hommage au Créateur. Citons enfin le créateur de la
cristallographie HAUY,DE QUATREFAGES, VAN BENEDEN, une des gloires de la
Belgique. F. BACON disait: « Peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y
ramène.» N'est-ce pas la conclusion qu'on est en droit de tirer devant tant de noms
illustres 7 La croyance en Dieu n'est donc pas issue de la peur ni de l'ignorance.

b) Le consentement universel ne vient pas davantage des préjugés de l’éducation. Sans


contredit, l'éducation joue un rôle considérable sur les idées et les croyances, mais il faut
bien remarquer que les préjugés varient de pays à pays, de génération à génération, qu'ils
ne résistent pas à l'instruction et au progrès, et qu'il n'y a pas d'exemple qu'un préjugé qui
va contre les passions, n'ait été vite supprimé.

c) Enfin l'influence des législateurs et des prêtres ne saurait être invoqué pour expliquer la
croyance des peuples. - 1. Les législateurs ont pu se servir de la croyance en Dieu pour
mieux gouverner leurs peuples, mais ils n'ont pas pu la créer. L'on ne cite pas, du reste, le
nom de l'inventeur; et l'on pense bien qu'on devrait le connaître s'il existait, en raison des
difficultés qu'il aurait rencontrés pour imposer un dogme contraire aux inclinations et aux
mauvais instincts du cœur humain. - 2. La supercherie des prêtres est une explication
encore plus mauvaise, car les prêtres n'existant que par la religion, ils ne peuvent être
antérieurs à elle, et ils n'ont leur raison d'être qu'autant qu'il y a déjà un culte. Considérer
les prêtres comme les inventeurs de la Divinité et les fondateurs des religions, c'est donc
commettre, d'après S. REINACH lui-même (Orpheus) « un anachronisme ridicule ».

CONCLUSION. - La croyance universelle ne s'explique donc par aucune cause d'erreur.


Si elle provenait d'une cause d'erreur: crainte, éducation, influence des législateurs et des
prêtres, elle n'aurait pas manqué de disparaître avec la cause qui l'aurait fait naître. Or elle
s'est maintenue partout, en dépit des obstacles qu'elle a rencontrés. Il faut dès lors
admettre qu'elle a une autre origine, et qu'elle découle soit du sentiment religieux déposé
par Dieu au fond de notre âme, soit de la force du raisonnement qui nous permet de
déduire son existence. Dans les deux hypothèses, la conclusion est identique. Si Dieu s'est
manifesté lui-même dans une révélation primitive transmise d'âge en âge, et si,
moyennant certaines dispositions, les hommes le sentent vivant et agissant dans leur âme,
rien de mieux. Si l'idée de Dieu est le fruit du raisonnement, la croyance universelle
s'explique non moins bien, vu que la raison est un patrimoine du genre humain. (V. la
valeur de cette preuve, n° 60).

Conclusion générale des preuves de l'existence de Dieu.

60. - Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur les preuves de l'existence de Dieu, il
n'est pas sans intérêt de rechercher quelle est la valeur et la portée de chaque preuve,
considérée isolément. Nous l'établirons brièvement en reprenant chaque groupe de
preuves.

1° Valeur des preuves cosmologiques. - Des trois preuves qui nous sont fournies par
l'observation du monde extérieur, les deux premières, - argument de la contingence et du
premier moteur, - nous permettent de conclure qu'il y a un Etre nécessaire, et, par le fait,
éternel, puisqu'un Etre nécessaire ne peut pas ne pas être ; distinct du monde, puisque le
monde est sujet du devenir, puisqu'il se transforme et que l'Etre nécessaire, la cause
première et le premier moteur ne peuvent être sujets au changement. La troisième preuve
par l'ordre du monde a moins de portée.

Malgré l'ordre et la beauté qui y règnent, le monde a ses imperfections; il n'implique pas
dès lors un art infini, il requiert seulement un ou plusieurs architectes assez habiles pour
réaliser l'unité de plan. Et puis, l'organisateur du monde n'en est pas nécessairement le
créateur. L'ordre du monde suppose donc une intelligence supérieure, mais non un Etre
infini, unique et créateur. La preuve des causes finales ne doit pas, par conséquent, être
isolée des deux premières preuves. Il n'en est pas moins vrai que celui qui admettrait déjà
un Architecte du monde, sortirait au moins de son athéisme, et il aurait peu de peine à
passer de l'Architecte au Dieu créateur.

2° Valeur des preuves tirées de l'âme humaine. - A. La preuve ontologique tirée de


l'idée d'être parfait contient un sophisme, et partant, ne peut être retenue comme une
preuve valable. On ne peut dire d'un être qu'il possède telles ou telles qualités que s'il
existe. L'existence n'est donc pas un attribut. Mais, à supposer qu'elle en soit un, d'après
les règles du syllogisme, l'attribut doit être de même nature que le sujet. Or quand
j'affirme que l'idée d'être parfait implique l'existence de tel être, il s'agit de l'être parfait
conçu par mon intelligence; l'attribut que je lui donne, à savoir, l'existence, appartient
donc à l'être idéal conçu par moi, non à un être réel. La proposition rigoureusement vraie,
en tant que hypothétique, reste une proposition hypothétique, et les lois du raisonnement
nous demandent de transformer l'hypothèse en réalité, de passer de l'existence idéale à
l'existence réelle.

B. La preuve par les aspirations de l'âme n'a pas une valeur absolue. Il n'est pas
possible, en effet, de démontrer rigoureusement qu'un bonheur fini ne pourrait satisfaire
les désirs de l'homme, et pas davantage, que le désir, même naturel, implique
nécessairement l'existence de l'objet désiré.
C. La preuve par la loi morale et la sanction avait, aux yeux de Kant, une très grande
force; elle lui arrachait cet aveu significatif: « Deux choses me remplissent l'âme d'un
respect et d'une admiration sans cesse renaissants: le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, la
loi morale au-dedans de nous-mêmes. » Toutefois, il est bon de remarquer que, dans
l'exposé de cette preuve, nous ne suivons pas la même voie que le philosophe allemand.
D'après Kant, l'existence de la loi morale suppose Dieu non comme législateur, mais
comme rémunérateur.

L'accomplissement du devoir nous confère, en effet, un droit au bonheur. Or, si nous


sommes libres de bien agir et de nous rendre dignes du bonheur, il ne dépend pas de nous
que le bonheur vienne toujours récompenser nos bonnes actions. En conséquence, pour
que la loi morale ne soit pas une chimère, il faut qu'il y ait une volonté souverainement
juste et puissante qui réalise l'harmonie du bonheur et de la vertu, il faut qu'il y ait un
Dieu: ainsi l'existence de Dieu devient un simple postulat de la loi morale. Au contraire,
dans l'argument tel que nous.1'avons exposé (p. 51), l'existence de la loi morale suppose
Dieu comme législateur, de même que le monde contingent l'exige comme être
nécessaire: dans les deux cas, nous nous appuyons sur le principe de causalité et nous
remontons d'un effet à sa cause.
Cependant, même ainsi présentée, la preuve tirée de la loi morale peut être attaquée dans
sa majeure. En effet, la connaissance claire et distincte d'une loi morale, de caractère
universel et obligatoire, présuppose la connaissance de l'existence de Dieu, c'est-à-dire
d'un législateur suprême qui, seul, a le pouvoir de lier la conscience; de lui intimer une
obligation absolue, (impératif catégorique). Mais si la connaissance de la loi morale exige
au préalable la connaissance de l'existence de Dieu, c'est que la notion de Dieu est
antérieure à la loi morale et, par conséquent, n'en découle pas; L'argument est donc
vicieux de ce fait qu'il contient dans ses prémisses ce qui ne doit venir que dans la
conclusion.

3° Valeur de la preuve par le consentement universel - La croyance universelle est un


confirmation de l'ensemble des preuves. L'unanimité de la croyance ne l'explique, en
effet, que par la valeur intrinsèque des raisons qui l'ont produite: d'où il suit que le
consentement universel, sans être à proprement parler un nouvel argument ni un critérium
de certitude, constitue pourtant une démonstration indirecte de l'existence de Dieu.
Ainsi, l'ensemble des preuves qui se complètent l'une par l'autre et nous présentent Dieu
sous un aspect différent, forme un bloc intangible.

Chacun reste libre d'ailleurs de choisir l'argument qui convient le mieux à sa mentalité, à
sa tournure d'esprit, et le plus apte à étayer ses convictions,.

Art. III - De l'Athéisme.


Y a-t-il des athées ? Causes et conséquences de l'athéisme.
61. - Après l'exposé des preuves de l'existence de Dieu, une question subsidiaire, avons-
nous dit, se pose à nos investigations. Si Dieu est nécessaire pour expliquer le monde,
comment se fait-il qu'il y ait des athées ? Mais est-il vrai tout d'abord qu'il y ait des athées
? Et s'il y en a, quelles sont les causes et les conséquences de l'athéisme.

1° Y a-t-il des athées ? - L'athée (du grec a privatif et theos, dieu) est celui qui ne croit
pas à l'existence de Dieu.

De cette définition il ressort qu'il ne faut pas ranger parmi les athées: - a) les indifférents
qui laissent de côté la question des origines du monde et de l'âme, et vivent sans se
préoccuper de leur destinée. Bien que cette manière d'être aboutisse pratiquement à
l'athéisme, les indifférents ne sont pas des athées proprement dits. - b) Les agnostiques
qui proclament que Dieu est du domaine de l'inconnaissable, ne sont pas non plus des
athées. Aussi longtemps qu'ils s'en tiennent à cette affirmation, leur état d'esprit équivaut
à un scepticisme religieux. - c) Encore moins faut-il compter parmi les athées ceux qui,
ignorant le tout, ou à peu près, de la question religieuse, font profession extérieure
d'athéisme, soit parce qu'ils jugent que cette attitude convient à des esprits forts qui ne
veulent pas suivre le vulgaire troupeau, soit parce qu'ils ont intérêt à aller du côté où
souffle le vent des faveurs officielles.
Il convient donc de ne considérer comme athées, que les scientifiques et les philosophes
qui, après mûr examen des raisons pour et contre l'existence de Dieu, se prononcent pour
ces dernières. De ces athées, qui seuls méritent de retenir notre attention, l'on peut bien
dire que le nombre est fort restreint. Il suffirait, pour le prouver, de nous en référer au
témoignage d'un des leurs. « A notre époque, écrit M. LE DANTEC (L'athéisme), quoi
qu'on dise, il existe une infime minorité d'athées. » Mais il faut ajouter, pour être juste,
qu'en revanche le nombre des agnostiques qui veulent que la question soit insoluble, a
augmenté dans une sérieuse proportion.

62. - 2° Causes de l'athéisme, - L'on explique généralement l'athéisme par des raisons
intellectuelles, des raisons morales et des raisons sociales.

A. RAISONS INTELLECTUELLES. - a) L'incrédulité des scientifiques: physiciens,


chimistes, biologistes, médecins, etc., doit être attribuée souvent à leurs préjugés et à
l'application d'une fausse méthode. Il est clair, en effet, que s'ils prétendent employer ici
la méthode expérimentale, qui n'admet que ce qui peut être vérifié par l'expérience, que
ce qui tombe sous les sens, ils ne pourront pas dépasser les phénomènes et atteindre les
substances. Notons, en outre, que certaines formules, dont ils abusent dans l'intérêt de
leurs négations, ne sont pas vraies, au moins dans le sens où ils s'en servent. Quand, par
exemple, ils allèguent que la matière est nécessaire et non contingente, ils invoquent,
pour le démontrer, la nécessité de l'énergie et des lois (N° 40). Or il apparaît tout de suite
que le mot nécessaire renferme ici une équivoque. La nécessité d'une chose est en effet
absolue ou relative. Elle est absolue si sa non-existence implique contradiction, relative
lorsque la chose en question, dans l'hypothèse de son existence, doit avoir telle ou telle
essence, telle ou telle qualité: ainsi un oiseau doit avoir des ailes, autrement il ne serait
plus un oiseau. De ce que l'énergie et les lois sont nécessaires, au sens relatif, les
matérialistes ont donc le tort de conclure que la matière elle-même est l'Etre nécessaire au
sens absolu.

b) L'athéisme des philosophes contemporains dérive du criticisme de Kant et du


positivisme d'A. Comte. Nous avons vu, dans le chapitre préliminaire, que, d'après les
criticistes et les positivistes, la raison ne peut arriver à une certitude objective ni atteindre
les substances derrière les phénomènes. En rabaissant ainsi la raison, on ruine du même
coup toutes les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu. L'on peut donc dire que,
chez la plupart des philosophes contemporains, la crise de la foi est, en fait, une crise de
la raison: les négateurs de Dieu sont, à notre époque, les négateurs de la raison. Mais
celle-ci, comme il arrive toujours pour les arrêts injustes, sera un jour réhabilitée et
reprendra ses droits.

B. RAISONS MORALES.- Nous citerons parmi les raisons morales: - a) le manque de


bonne volonté. Si l'on étudiait les preuves de l'existence de Dieu avec plus de simplicité,
et moins d'esprit critique, on serait sans doute moins rebelle à la force des arguments. Il
ne faut pas non plus demander aux preuves plus qu'elles ne peuvent donner: leur force
démonstrative, bien que réelle et absolue, n'entraîne pas une évidence mathématique; - b)
les passions. Il est bien évident que la foi se dresse devant les passions comme un
obstacle. Or, quand une chose gêne, on trouve toujours de bonnes raisons pour la
supprimer.
« Il y a toujours dans un cœur égaré par les passions, dit Mgr FRAYSSINOUS, des
raisons secrètes de trouver faux ce qui est vrai... On se persuade aisément ce qu'on aime
et, quand le cœur se livre au plaisir qui séduit, l'esprit s'abandonne volontiers à l'erreur
qui justifie ».

Et Paul BOURGET, dans une analyse très pénétrante de l'incrédulité, écrit les lignes
suivantes: «l’homme, en se détachant de la foi, se détache surtout d'une chaîne
insupportable à ses plaisirs... je n'étonnerai aucun de ceux qui ont traversé les études de
nos lycées en affirmant que la précoce impiété des libres penseurs en tunique a pour point
de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée d'une horreur de l'aveu au
confessionnal. Le raisonnement - quel raisonnement ! - arrive ensuite et fournit des
preuves (!!!) à l'appui d'une thèse de négation acceptée d'abord pour les besoins de la
pratique »; - c) Les mauvais livres et les mauvais journaux. Sous cette dénomination nous
n'entendons pas les livres et les journaux qui sont immoraux, mais ceux qui, sous des
formes parfois dissimulées, s'attaquent à tout ce qui est à la base de la moralité, et veulent
faire croire, au nom du soi-disant Progrès et d'une prétendue Science, que Dieu, l'âme, la
liberté ne sont plus que des mots qui recouvrent des chimères.

C. RAISONS SOCIALES. - Signalons seulement: - a) l'éducation. Il n'est pas exagéré de


dire que les écoles neutres ont été pour l'athéisme un terrain de culture exceptionnel. Prise
en masse, notre société va donc à l'athéisme parce qu'elle le veut; - b) le respect humain.
Beaucoup ont peur de paraître religieux parce que la religion n'est plus en faveur et qu'ils
pourraient être tournés en dérision.

63. - 3° Conséquences de l'athéisme. - L'athéisme, en supprimant Dieu, enlève toute


base à la morale. De là les plus graves conséquences pour l'individu et pour la société.

A. POUR L'INDIVIDU. - a) L'athéisme le livre sans frein à ses passions. Si l'homme ne


reconnaît pas un maître suprême qui ait le pouvoir de lui commander le bien et de le
châtier s'il fait mal, pourquoi ne se laisserait-il pas aller au gré de ses désirs, et ne
courrait-il pas après le bonheur terrestre, ou du moins ce qu'il croit tel, par quelque voie
qu'il pense l'obtenir ? - b) Mais, par réciproque, l'athéisme enlève à l'homme toute
consolation parmi les épreuves de la vie. Celui qui ne croit pas en Dieu doit abandonner
tout espoir de réconfort, lorsque la vie lui devient amère et que la terre lui refuse les joies
qu'il lui demande.

B. POUR LA SOCIÉTÉ. - Les conséquences de l'athéisme sont plus ruineuses encore


pour la société. En supprimant les idées de justice et de responsabilité, il conduit au
despotisme et à l'anarchie, la force remplace le droit. Si les gouvernants ne sentent pas
au-dessus d'eux un maître qui leur demandera compte de leur gestion, ils sont libres de
gouverner la société suivant leurs caprices: « Je ne voudrais pas, disait VOLTAIRE, avoir
affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier: je
serais bien sûr d'être pilé. » D'autre part, il y a dans toute société de grandes distances
entre chaque membre au point de vue du rang, des honneurs, des dignités, de la situation
et des richesses. S'il n'y a pas de Dieu pour récompenser un jour ceux qui, moins bien
partagés, acceptent leur destinée avec courage et font leur devoir, pourquoi ne pas se
révolter contre une société mal faite et lui réclamer sa part de bonheur et de jouissances ?

BIBLIOGRAPHIE. - Dictionnaire de la foi cath. : CHOSSAT, Art. Agnosticisme..


GARRIGOU-LAGRANGE, Art. Dieu.. GRIVET, Art. Évolution créatrice.. DARIO, Art.
Matérialisme. MOISANT, Art. Athéisme. - CHOSSAT, Art. Dieu. Dict. de théol. -
SERTILLANGES, Les Sources de la croyance en Dieu. - MICHELET, Dieu et l'Agnos-
ticisme contemporain. - FARGES, Nouvelle Apologétique.. L'idée de Dieu d'après la
Raison et la Science (Berche et Tralin). - GUIBERT, Les Origines (Letouzey) ; Le Conflit
des croyances religieuses et des sciences de la nature (Beauchesne). - DUILBIÉ DE
SAINT-PROJET et SANDERENS, Apologie scientifique de la foi chrétienne (Pous-
sielgue). - Mgr GOURAUD, Notions élémentaires d'apologétique (Belin). - PRUNEL,
Les Fondements de la doctrine catholique (Beauchesne). - Mgr D'HULST, 1re Conf. car.
1892 (Poussielgue). - POU LIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). - Mgr Le Roy, La
Religion des Primitifs. - C. PIAT, De la croyance en Dieu (Alcan). - VILLARD, Dieu
devant la science et la raison (Oudin). - DE LAPPARENT, Science et Apologétique
(Bloud), Traité de géologie. - P. JANET, Les causes finales ; Le matérialisme contem-
porain (Baillère). - Saint THOMAS, Contra gentes, Somme théologique. - KLEUTGEN,
Philosophie scolastique. - Traités de philosophie de G. SORTAIS, du P. LAHR, de
FONSEGRIVE, de l'abbé DOMECQ, etc. - DE MARGERIE. Théodicée. - Abbé DE
BROGLIE, Le Positivisme et la Science expérimentale (Victor Palmé). - L'Ami du
Clergé, 10 mai 1923.

Chapitre II : LA NATURE DE DIEU


DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

64. - La nature de Dieu, - comme l'existence, - comporte une triple étude : - 1° Une
question préliminaire : La raison qui démontre l'existence de Dieu peut-elle aussi
connaître sa nature ? - 2° Si oui, quelle est-elle t Quels sont ses attributs.- 3° La
connaissance que nous avons de sa nature, nous permet-elle d'affirmer, contre les
panthéistes, que Dieu est une personne distincte du monde ?
D'où trois articles.

Art. I. Pouvons-nous connaître la nature de Dieu ?

Cette première question peut se subdiviser en deux autres : 1° Est-il possible de connaître
la nature de Dieu? 2° Par quelles voies peut-on arriver à cette connaissance ?

§ 1. L'ERREUR AGNOSTIQUE. - DIEU N'EST PAS INCONNAISSABLE.

65. - Dieu est, mais pouvons-nous savoir ce qu'il est? Pouvons-nous avoir de sa nature
une connaissance, sinon parfaite, au moins initiale et confuse?

1° L'erreur agnostique - A cette question les agnostiques dogmatiques) répondent par la


négative. Les philosophes, comme KANT et H. SPENCER, déclarent qu'il ne convient pas
de laisser à la base de la vie religieuse des vérités métaphysiques que la raison pure ne
peut pas prouver. Les protestants libéraux, comme RITSCHL, SABATIER ; les modernistes,
comme LE ROY et TIEREL; les pragmatistes, comme W. JAMES, supposant l'existence de
Dieu démontrée par le sentiment et 1,'expérience religieuse, prétendent qu'il est
impossible, et dès lors inutile, de se faire une représentation quelconque de l'essence
divine, et ils reprochent aux théologiens leur intellectualisme, c'est-à-dire leurs
affirmations catégoriques et définies sur la nature intrinsèque de Dieu. A quoi bon, disent
les pragmatistes, se représenter Dieu ? Une religion n'a de valeur que par ses résultats et
le degré de piété qu'elle produit, et non par ses formules dogmatiques - Sans doute, c'est
la piété qui importe, mais est-il vrai, comme l'affirment les pragmatistes, que la pratique
religieuse soit indépendante des idées de l'esprit ? Si l'on conçoit Dieu comme l'âme de la
nature, ou comme un idéal abstrait, selon la doctrine panthéiste, peut-on encore le prier et
lui rendre un culte? Il est bien évident que non. Pour commencer la vie religieuse, il est
nécessaire que nous ayons d'abord de Dieu une connaissance rationnelle, et la prière ne
sortira du cœur qu'autant que nous connaissons Dieu comme un Etre personnel, distinct
du monde, bon et miséricordieux.

66. - 2° Dieu incompréhensible, mais non inconnaissable. - Quand on parle de la


nature de Dieu, il importe, si l'on veut éviter tout malentendu, de faire la distinction entre
la connaissance et la compréhension de la nature divine. Dieu est incompréhensible mais
non inconnaissable : - a) Incompréhensible. Sous quelque aspect que nous le
considérions, Dieu c'est l'Etre infini. Or il est bien évident qu'une intelligence finie
comme celle de l'homme est incapable de comprendre l'infini ; Dieu dépasse notre
conception et notre langage : il est ineffable, comme disent les théologiens. - b) Mais non
inconnaissable. Là où les agnostiques disent : nous ne pouvons absolument rien savoir,
les apologistes catholiques répondent : nous savons assurément peu de choses, mais nous
savons quelque chose. En nous révélant son existence, la raison nous a appris que Dieu
est la Cause première, l'Etre nécessaire, éternel, le Premier Moteur, l'Organisateur du
monde en même temps que l'Etre parfait, le Souverain Bien et le Législateur Suprême.
Savoir tout cela, c'est avoir déjà une connaissance, qui permet de pousser plus loin notre
recherche

Naturellement, la connaissance à laquelle nous parvenons, n'est pas une connaissance


adéquate et entière de l'objet. Faut-il s'en étonner ? S'il est vrai que nous ne « savons le
tout de rien » combien plus Dieu reste enveloppé d'obscurité ! Alors que la science ne
peut nous expliquer les nombreux mystères de la nature, et qu'elle ne sait nous dire, par
exemple, ce qu'est l'électricité, la lumière, la gravitation, la germination, etc., pourquoi
voudrait-on nous enfermer dans ce dilemme inacceptable : Ou vous connaissez
entièrement la nature de Dieu, ou vous n'en savez absolument rien ?

§ 2. - PAR QUELLES VOIES PEUT-ON CONNAÎTRE LA NATURE DE DIEU ?

67. - En partant des êtres créés, nous avons vu qu« la raison prouvait l'existence d'une
Cause première, d'un Etre nécessaire et d'un premier Moteur. Si nous nous bornons à
cette seule preuve indiquée par le Concile du Vatican, nous arrivons à déduire la nature de
Dieu par une double méthode : a priori et a posteriori.

1° A PR1ORI, c'est-à-dire en déduisant ce qui est contenu dans les notions de Cause
première, d'Etre nécessaire et de premier Moteur, nous pouvons tirer cette triple
conclusion : - a) Dieu est l’Être parfait. En effet, un être imparfait est un être limité et
contingent, puisqu'il pourrait changer pour devenir meilleur et acquérir la perfection qui
lui fait défaut. Or, s'il pouvait recevoir cette qualité d'un autre, il ne serait plus la Cause
première de tout, ni l'Être nécessaire, vu qu'il pourrait être autrement qu'il n'est. La Cause
première, l'Être nécessaire est donc en même temps l'Être parfait. - b) Dieu est infini. La
notion d'infini découle de celle d'Être parfait. Dire que Dieu n'est pas infini, c'est dire
qu'il n'a pas la plénitude absolue de l'être, et, par conséquent, qu'il n'est pas parfait, qu'on
pourrait concevoir un être plus grand, à savoir, celui qui aurait cette plénitude de l'être. -
c) Dieu est unique. L'unicité de Dieu se déduit de la notion d'infini. La raison ne peut
admettre l'existence de deux êtres infinis. Car, ou bien ils sont indépendants l'un de
l'autre, ou l'un dépend de l'autre. Dans le premier cas, la puissance de l'un étant limitée
par la puissance de l'autre, aucun n'est infini. Dans le second cas, celui qui dépend de
l'autre ne saurait être infini. Le dualisme, qui admet l'existence de deux dieux, le
polythéisme qui en admet plusieurs, sont donc des erreurs : la raison nous dit qu'il ne peut
y avoir qu'un seul Dieu.

2° A POSTERIORI, c'est-à-dire en prenant pour point de départ les êtres créés, nous
déduisons les perfections divines. Si nous examinons l'œuvre de Dieu, et en particulier
l'homme, nous y trouvons des qualités mêlées à des imperfections. Or, étant donné que
Dieu est l'Etre parfait, comme nous venons de l'établir a priori, il s'ensuit que nous devons
retrancher de sa nature toutes les imperfections des êtres créés et lui attribuer toutes leurs
qualités. D'où deux procédés : - a) la voie de négation ou d'élimination qui supprime on
Dieu tous les défauts des créatures, et - b) la voie d'éminence qui lui attribue, en les
élevant à l'infini, toutes les perfections des êtres créés. La méthode a posteriori n'est pas
de l'anthropomorphisme. Nous nous servons des qualités des créatures pour nous
représenter Dieu, mais nous ne concevons pas la nature de Dieu sur notre modèle, nous
ne le faisons pas à notre ressemblance. Nous attribuons à Dieu les qualités des créatures
par analogie seulement, et nous pensons bien que l'intelligence divine par exemple n'est
pas seulement supérieure à l'intelligence humaine, mais d'un autre ordre.

Art. II - La Nature de Dieu. Les Attributs de Dieu. Notion. Espèces.

68. - 1° Notion. - L''attribut en général, c'est toute qualité essentielle à un être. Les
attributs de Dieu ce sont donc ses perfections, c'est-à-dire ce qui constitue son essence.
En réalité, attributs et essence désignent une seule et même chose. Il n'y a pas plusieurs
perfections divines, il n'y a que l'essence divine qui est parfaite et indécomposable. La
distinction que nous établissons n'est donc qu'une distinction de raison, nécessitée parla
faiblesse de notre intelligence.

69. - 2° Espèces - Par le double procédé indiqué plus haut, nous obtenons deux sortes
d'attributs : - a) les attributs négatifs ou métaphysiques, par la voie de négation, et - b) les
attributs positifs ou moraux par la voie d'éminence.

§ 1. - LES ATTRIBUTS NÉGATIFS OU MÉTAPHYSIQUES.

70. - Les attributs négatifs s'obtiennent, avons-nous dit, en retranchant de la nature


divine, toutes les imperfections des êtres créés. Or ceux-ci sont contingents, composés de
parties, sujets au changement, limités par le temps et l'espace. Les attributs négatifs de
Dieu seront donc ; l'aséité, la simplicité, l’immutabilité, l'éternité et l'immensité.
1° Aséité. - Sous ce vocable emprunté à la langue scolastique (aseitas), on désigne la
propriété qui appartient à Dieu seul d'exister par soi (ens a se) et non par un autre, d'avoir
la plénitude de l'être, contrairement aux créatures qui tiennent leur existence de Dieu et
sont des êtres imparfaits et contingents.

2° Simplicité. - Dieu n'est pas composé de parties. S'il était composé de parties, celles-ci
seraient finies ou infinies. Si elles étaient finies, Dieu ne serait plus l'infini, car l'addition
du fini avec le fini ne donne pas l'infini. Dire, d'autre part, que les parties sont infinies est
une chose contradictoire : nous venons de voir plus haut que la notion d'infini implique
l'unité. Mais si Dieu est simple c'est qu'il est esprit, vu que le propre de la matière est
d'être composée de parties et divisible.

3° Immutabilité. - Dieu est immuable. On ne change que pour acquérir les perfections
qu'on n'a pas ou pour perdre celles que l'on a. Dans I e8 deux hypothèses, Dieu ne serait
plus ni l'Etre nécessaire ni l'Etre parfait puisqu'il ne serait pas toujours le même et qu'il
passerait d'un état moins parfait à un plus parfait, ou réciproquement.

4° Éternité - Etre nécessaire, ne pouvant pas ne pas être, Dieu est donc éternel.
Toutefois, n'expliquons pas cette perfection en disant que Dieu n'a ni commencement ni
fin. Cette manière de parler serait impropre, car elle ne s'applique qu'au temps. Et
précisément l'éternité est opposée au temps. Quand nous disons que Dieu est éternel, nous
entendons par là, si difficile que la chose soit à concevoir, que Dieu est en dehors du
temps, en dehors du commencement et de la fin. Et pourquoi Dieu est-il en dehors du
temps? C'est que le temps est divisible, qu'il implique le changement, la succession, le
devenir, c'est qu'il est fait d'un passé qui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore, et
d'un présent qui fuit entre le passé et le futur ; en un mot, qu'il est imparfait. Il répugne
donc à la perfection et à l'immutabilité de Dieu : d'où il suit qu'il faut concevoir l'éternité
divine comme un éternel présent où il n'est question ni de passé ni de futur.

5° Immensité. - Ce que nous venons de dire de l'éternité, s'applique à l'immensité de


Dieu. De même que l'éternité est en dehors du temps,. l'immensité est en dehors de
l'espace. Dieu est donc partout, non pas à la manière des corps qui sont limités par leur
propre étendue, mais comme un esprit qui pénètre tout, même les corps matériels, sans
cependant se confondre avec eux (exemple : l'âme humaine). S'il est vrai que Dieu est en
tout et partout, il n'est pas moins juste d'ajouter que tout est en lui et par lui, selon la
parole de saint Paul aux Athéniens : « C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et
l'être. » (Actes, XVIII 28.)

§ 2. - LES ATTRIBUTS POSITIFS OU MORAUX DE DIEU.

71. - Les attributs positifs s'induisent en prenant comme point de départ les facultés de
l'homme et en les élevant à un degré infini. Or les facultés de l'homme sont l'intelligence,
la volonté et la sensibilité. Les attributs de Dieu seront donc : l'intelligence, la volonté et
l'amour.

1° Intelligence. - L'intelligence de l'homme est bornée dans son mode de connaissance et


dans son objet. D'une manière générale, elle n'arrive à connaître que lentement,
péniblement et par le raisonnement. De plus, elle est sujette à l'erreur, au doute, à l'oubli,
et son savoir est toujours limité.
L'intelligence divine, au contraire, est parfaite : - a) dans son mode de connaissance. Elle
voit tout, d'une seule intuition, et sans recourir au raisonnement ; - b) dans son objet. La
science divine embrasse tout : Dieu se connaît lui-même et il connaît ses œuvres d'une
manière parfaite. Le passé et l'avenir n'existent pas devant lui : ils sont un éternel présent.

72. - Objection. Prescience divine et liberté humaine. - Si Dieu connaît l'avenir, que
devient la liberté de l'homme, puisqu'il est entendu que tout ce que Dieu prévoit arrive
nécessairement?

Réfutation. - La conciliation de la prescience divine et de la liberté humaine est une


difficulté plus apparente que réelle. -- a) II importe, avant tout, de s'entendre sur les
mots : - 1. Et d'abord, le mot prescience ou prévision est un terme impropre, appliqué à
Dieu. Nous avons vu, en effet, au N° 70, au sujet de l'éternité, qu'il n'y a en Dieu ni passé,
ni futur, mais seul, un éternel présent. Par conséquent, Dieu ne prévoit pas, il voit.
- 2. Dire, d'autre part, que ce que Dieu a prévu arrive nécessairement n'est pas une
expression plus juste. Sans doute, la science de Dieu est infaillible ; et ce que Dieu voit
de toute éternité, arrivera certainement dans le temps. Mais ne nous y trompons pas. La
chose arrivera : - 1 ) d'une manière nécessaire, s'il s'agit des êtres privés de raison et qui
obéissent aux lois physiques de leur nature ou aux impulsions de leur instinct ;.
- 2) d'une manière libre, s'il s'agit des êtres raisonnables.
b) Mais, à supposer que le terme « prescience» soit juste et puisse être retenu, à propos de
la science divine, n'est-il pas évident que le fait de prévoir un événement n'est nullement
la cause de cet événement? Je prévois qu'un aveugle, qui marche dans la direction d'un
précipice, va tomber dans l'abîme et se tuer. Dira-t-on que ma prévision a été cause de sa
chute et de sa mort? Donc la prescience de Dieu, tout éternelle et infaillible qu'elle est,
n'est pas la cause de nos actions, elle n'en est que la conséquence.
c) I1 est vrai que notre imagination se représente mal ces choses, mais, quand on ne peut
pénétrer tous les secrets d'un mystère, il faut écouter le conseil de BOSSUET, qui nous dit
de tenir fermement les deux bouts de la chaîne, - science de Dieu et liberté de l'homme, -
bien que nous ne voyions pas les anneaux intermédiaires par ou ils se relient.

73. - 2° La volonté de Dieu. - La volonté de l'homme est limitée dans son mode
d'opération et dans son objet. Elle n'arrive souvent à ses ' fins qu'au prix de laborieux
efforts et elle ne fait pas tout ce qu'elle veut, En Dieu, la volonté est toute-puissante : elle
ne connaît ni l'effort ni la limite. Dieu peut tout Ce qu'il veut, mais il ne peut vouloir que
ce qui est conforme aux lumières de son intelligence, c'est-à-dire le bien. Quant au mal,
s'il s'agit du mal physique, Dieu peut le vouloir, comme moyen d'obtenir un bien
supérieur (V. N° 101) ; s'il s'agit du mal moral, il ne peut jamais le vouloir, il ne peut que
le tolérer pour laisser à l'homme le libre choix de ses actes, et conséquemment, le mérite
ou le démérite.

74. - Objection. - Mais, dira-t-on, Dieu n'est pas libre, s'il ne peut choisir entre le bien et
le mal.
Réponse. - Ne confondons pas la liberté divine avec la liberté humaine. L'homme peut
hésiter entre le bien et le mal et se déterminer pour le mal. C'est là une imperfection de la
liberté humaine, car la vraie liberté consiste dans le choix entre deux biens : telle est la
liberté divine. Or, comme Dieu est l'Etre infiniment parfait, le souverain Bien, il se veut
et s'aime lui-même nécessairement. La liberté divine ne concerne donc que ses actes
extérieurs, ceux qui sont relatifs aux créatures : Dieu a créé le monde librement, il a créé
celui qui existe, comme il en aurait pu créer un autre.

75. - 3° L'amour de Dieu. - L'amour c'est le mouvement de la sensibilité vers le bien. Or,
l'homme se trompe souvent sur ce qui en doit être l'objet, et alors qu'il ne se trompe pas,
le bien qu'il atteint n'est jamais complet, soit qu'il s'y mêle la crainte de le perdre, où la
déception de ne pas le trouver aussi grand qu'il l'avait rêvé. Il faut donc supprimer en
Dieu ces imperfections et ces souffrances qui accompagnent même la possession du
bonheur. Dieu aime les choses en proportion de leur valeur : il s'aime donc infiniment et
il aime le bien qu'il trouve dans ses couvres dans la mesure où il reflète ses propres
perfections. Et comme l'amour engendre la bonté, Dieu répand ses bienfaits parmi ses
créatures « bonum diffusivum sui ». C'est en le considérant sous cet aspect que saint Jean
a dit de Dieu qu'il était la charité. « Deus caritas est » ( I Jean, IV, 8).
Parmi les attributs moraux de Dieu, on cite parfois la sainteté, la justice et la miséricorde.
Infiniment pariait, Dieu est évidemment saint, juste et miséricordieux dans une mesure
infinie ; mais, en réalité, ce sont là des perfections de sa volonté plutôt que des attributs
distincts.

Art. III. - La Personnalité de Dieu.

§ 1. - DIEU EST UNE PERSONNALITÉ DISTINCTE DU MONDE.

76. - Les attributs que nous venons d'étudier forment ce qu'on appelle la personnalité
divine. Or, dire que Dieu est un être personnel c'est affirmer qu'il est une substance
individuelle, distincte des créatures. Dieu est : - a) une substance, c'est-à-dire un être qui
demeure, et non un mode ou un phénomène qui passe : il n'est pas un perpétuel devenir ; -
b) une substance individuelle ; en d'autres termes, Dieu est capable d'agir par lui-même,
et ses actes lui sont imputables, comme les effets le sont à leur cause ; - c) une substance
distincte des créatures ; sinon, le monde et Dieu ne seraient plus qu'un seul et même être,
comme le prétendent les panthéistes, dont nous allons parler dans le paragraphe suivant.
La personnalité de Dieu découle de sa perfection infinie. Si Dieu, en effet, n'était pas un
être personnel et distinct du monde, il ne serait pas indépendant. Or s'il n'était pas
indépendant, il ne serait plus l'Être parfait.

§2. - LE PANTHÉISME. RÉFUTATION.

77. - 1° Exposé du Panthéisme. - Pour les panthéistes, Dieu n'est pas une personnalité
transcendante et distincte II ne fait qu'un avec le monde : il lui est immanent. Et voici la
raison principale qu'ils invoquent pour appuyer leur thèse. Dieu, disent-ils, est l'infini. Or
rien ne peut exister en dehors de l'infini. Donc le monde doit en faire partie intégrante :
Dieu est tout et tout est Dieu. D'où l'origine de leur nom (du grec « pan » tout, et « theos»
Dieu).

78. - FORMES DU PANTHÉISME. - Nous venons de voir le principe général du


panthéisme. Tout en gardant ce fonds commun, la doctrine panthéiste a revêtu de
nombreuses formes, dont les deux principales sont : le panthéisme naturaliste ou
matérialiste, et le panthéisme idéaliste ou évolutionniste. - a) D'après le panthéisme
naturaliste, Dieu et le monde sont deux substances incomplètes qui s'unissent comme le
corps et l'âme pour former le même individu. Dans ce système, Dieu est l'âme du monde,
une force inhérente à la nature, le principe de la vie. Cette doctrine se confond d'ailleurs
avec le matérialisme dont nous avons parlé dans le chapitre précédent (N° 40), elle ne
s'en distingue guère que par le nom de Dieu qu'elle retient, c'est, si l'on veut, un athéisme
déguisé, ou, selon le mot du P. GRATRY « c'est l'athéisme, plus un mensonge». - b) Le
panthéisme idéaliste de SPINOZA (1632-1677) et de HEGEL (1754-1831) est devenu très à
la mode par les idées de progrès et d'évolution qui ont été introduites dans le système. Il a
été popularisé en France par RENAN, TAINE et VACHEROT. Dans le panthéisme
évolutionniste, Dieu s'appelle la « catégorie de l'idéal ». Ce qui revient à dire qu'il n'a de
réel que le nom ; c'est un idéal qui évolue, qui se réalise un peu chaque jour, qui est en
marche vers un progrès indéfini ; on ne peut donc pas dire que Dieu est, mais il se fait, il
se crée de jour en jour. Le monde est ainsi l'évolution nécessaire de la substance divine.

79. - 2° Réfutation. - La doctrine panthéiste qui confond Dieu avec le monde est
contredite par les principes de la raison (argument métaphysique), par le témoignage de la
conscience (argument psychologique), et elle est inadmissible à cause des conséquences
désastreuses qui en résultent pour la morale et la société {argument moral).
a) ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. - Le panthéisme va contre le principe de
contradiction qui dit qu'il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas, en même
temps, et sous le même rapport : la même ligne ne peut pas être à la fois droite et oblique.
Or le panthéisme, en faisant de Dieu et du monde la même substance, suppose que le
nécessaire et le contingent, l'infini et le fini, l'esprit et la matière, le moi et le non-moi, le
vrai et le faux, le blanc et le noir ne sont qu'une seule et même chose. Il proclame donc
l'identité des contraires : ce qui est absurde.

b) ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. - Le panthéisme contredit le témoignage de la


conscience. Nous avons tous le sentiment d'être des êtres individuels, des personnes
distinctes les unes des autres, et non des manières d'être, des modes de la même
substance : le moi ne se confond pas avec le non-moi Au surplus, nous n'avons pas
l'impression d'être des parcelles de la divinité : nos imperfections, nos misères et nos
maladies nous rappellent trop bien à la réalité des choses.

c) ARGUMENT MORAL. - Le panthéisme a des conséquences désastreuses pour la


morale et la société. Si nous sommes des parcelles
do la substance divine, de l'Etre nécessaire et parfait, il n'y a plus place ni pour la liberté,
ni pour la responsabilité ; la morale s'écroule et la société est impuissante à la fonder. En
effet, si tout est Dieu, tout est bien ; tout ce qui arrive est l'évolution de la substance
divine. Dès lors il n'y a plus ni vertu ni vice, ni droit ni violence, ni mérite ni démérite :
tout se vaut, tout est respectable et sacré, comme le reconnaissait VACHEROT lui-même :
« Diviniser tout, disait-il, c'est tout justifier, tout consacrer. Quelle affreuse nécessité !
Quelle amère dérision ! »

80. - Objection- - Le monde, disent les panthéistes, doit faire partie intégrante de l'infini,
sinon l'infini aurait des limites, ce qui est contradictoire.
Réponse. - a) Notons d'abord que le panthéisme ne supprime, en aucune façon, la
difficulté, car si les êtres particuliers et finis font partie de la divinité, s'ils sont des modes
de la substance divine, Dieu n'est plus l'Etre infini, vu que les êtres finis sont imparfaits et
contingents et dès lors ne peuvent, aussi nombreux qu'ils soient, former l'infini. - b) Mais,
par ailleurs, l'objection panthéiste repose sur une conception fausse de l'infini. Il ne faut
pas confondre infini avec totalité. L'infini n'est pas une collection infinie d'êtres, c'est la
plénitude de l'être, ce n'est pas une somme, un total, mais une perfection infinie, une
substance transcendante. Peu importent les perfections qui se trouvent dans les êtres, elles
ne diminuent en rien la perfection de l'Etre infini, de même que la science d'un maître
n'est ni augmentée ni amoindrie, au fur et à mesure que ses élèves y participent : après,
comme avant, il n'y a pas plus de science, mais seulement plus de savants.
La création, par conséquent, que les panthéistes considèrent comme impossible parce
qu'elle aurait limité l'infini, n'a rien ajouté à la perfection de Dieu. Il y a eu, en plus, des
êtres seconds, limités, imparfaits, bref, des êtres finis ; l'Etre infini est resté le même. La
coexistence de l'infini et du fini n'est donc pas contradictoire, parce que les deux ne sont
pas du même ordre.

BIBLIOGRAPHIE. - Les mêmes auteurs qu'au chapitre précédent.

CHAPITRE III. - Action de Dieu.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

81 - Après avoir établi l'existence et la nature de Dieu, nous devons rechercher quelle est
son action, ou, si l'on préfère, quels sont ses rapports avec le monde. Dieu est la Cause
première de tout, nous l'avons vu en démontrant son existence. Nous devons poursuivre
plus loin et faire sur ce sujet une double enquête. Nous nous demanderons : 1° Comment
Dieu, qui est le seul Etre nécessaire, a produit le monde, s'il l'a créé, ou s'il l'a tiré de sa
substance, et 2° comment il le gouverne. D'où deux articles.

Art. I. - De la Création.

Cet article se subdivisera en trois paragraphes : 1° Origine du monde. 2° Origine de la


vie. 3° Origine des espèces.

§1. ORIGINE DU MONDE.

82. - 1° Erreurs sur ce point- - On ne peut expliquer l'origine du monde que de trois
manières : - a) Ou bien l'on peut dire que la matière est éternelle, nécessaire,
indépendante comme Dieu qui n'en serait alors que l'organisateur : c'est la réponse du
dualisme. - b) Ou bien le monde est une émanation de la substance divine, Dieu l'aurait
tiré de sa propre substance : c'est la réponse du panthéisme. Une forme de panthéisme,
plus à la mode de nos jours, le panthéisme évolutionniste (N° 78), dit plutôt que Dieu,
c'est le monde qui évolue. - c) Ou bien le monde a été produit de rien par la toute-
puissance de Dieu, il a été créé : c'est la réponse des théistes.
Seule, la dernière réponse est acceptable. Les deux premières constituent des erreurs. - a)
Le dualisme, qui fait de la matière un être nécessaire et indépendant, suppose par le fait
qu'il y a deux dieux. Or nous avons vu (N° 70) que, Dieu étant l'être infini, il ne saurait
exister, à côté de lui, un autre être indépendant, puisque ce dernier limiterait sa puissance
(1). - b) Le panthéisme a été également réfuté dans la leçon précédente (N° 79). La
théorie de l'émanation est, du reste, une hypothèse contradictoire. Comment expliquer
qu'une substance, qui tirerait son origine de l'infini, n'aurait plus les attributs de la
substance d'où elle émane ? Comment la substance nécessaire et infinie deviendrait-elle
contingente et finie ? II faudrait donc supposer qu'une partie de la substance divine
perdrait ses propriétés en se détachant de la substance commune : ce qui est
contradictoire dans un être immuable et simple.

83. - 2° La Création. - A. DÉFINITION. - créer c'est tirer du néant. La création du.


monde, c'est donc Dieu qui tire le monde du néant, et non de sa substance, ni d'aucune
matière préexistante.

B. POSSIBILITÉ. - Mais la création est-elle possible? On objecte que du néant il ne sort


rien. « Ex nihilo nihil fit». Et cela est juste si l'on entend par là que le néant ne peut être
une cause, que, n'existant pas, il ne peut rien produire ; cola est encore vrai si l'on
suppose un néant absolu et que Dieu n'existe pas ; mais cola est faux si l'on prétend que là
où il n'y avait rien, il n'est pas possible que quelque chose soit. Il n'y a dans ce fait ni
contradiction ni impossibilité. D'ailleurs le concept de création peut trouver des analogies
parmi les causes secondes. Si aucune substance créée n'a le pouvoir de créer d'autres
substances, elle peut cependant donner naissance à des accidents nouveaux ou produire
de nouvelles substances. C'est ainsi que notre esprit produit nos pensées ; notre volonté,
nos volitions. Par la synthèse et l'analyse le chimiste produit de nouvelles substances (ex :
l'eau avec l'oxygène et l'hydrogène). Il ne faut donc pas refuser à Dieu, dont la puissance
est infinie, ce que l'homme peut faire dans une certaine mesure.

C. NÉCESSITÉ. - La création est non seulement possible, mais elle est nécessaire. Nous
avons vu en effet que les systèmes, dualiste et panthéiste, étaient inadmissibles. La
création est donc la seule explication valable de l'origine du monde.
Mais si le fait de la création peut être affirmé avec certitude, le problème se complique
quand il s'agit d'en déterminer le mode. Comment le monde a-t-il été formé ? Nous
renvoyons, pour les réponses que la Foi et la Science font à cette question, à notre
Doctrine catholique (Nos 55-57).

§ 2. - ORIGINE DE LA VIE.

84. - Les êtres vivants n'ont pas toujours existé sur la terre: tous les savants sont unanimes
à le reconnaître. L’hypothèse de Laplace qui explique la formation du monde, suppose
que la terre a passé par une période d'incandescence incompatible avec la vie. Mais si la
vie n'a pas toujours existé, comment a-t-elle commencé ? I1 n'y a sur ce point que deux
hypothèses possibles : il y a eu création ou génération spontanée.

85. - 1° Création. - Selon cette hypothèse, les premiers êtres vivants ont été créés par
Dieu. Toutefois, cette création a pu se faire de deux façons. - a) Ou bien Dieu, par un acte
de sa toute-puissance, a fait apparaître les premiers êtres vivants lorsque les conditions
nécessaires à la vie furent réalisées sur la terre : il y aurait eu, dans ce cas, création
directe. - b) Ou bien Dieu a déposé, à l'origine, au sein de la matière, soit des germes, soit
des forces capables de produire les premiers organismes, au moment propice à leur
éclosion : dans ce second cas, il y aurait eu création indirecte. La supposition de germes,
créés par Dieu en même temps que la matière, est du reste peu vraisemblable, car il serait
difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, comment ces germes auraient pu résister aux
températures extrêmement élevées que la terre a connues dans sa période d'incandescence

86. - 2° Génération spontanée. - On appelle génération spontanée ou hétérogénie (du


grec, heteros, autre et genos, race) la naissance d'un être vivant, sans germes préexistants,
et par le simple jeu des activités physico-chimiques de la matière. Autrement dit, le
premier être vivant serait sorti de la matière ; le minéral aurait produit le végétal, le corps
brut aurait donné naissance à un être doué de vie. Que, penser de cette hypothèse? Que
vaut-elle au point de vue scientifique? Et quelle importance aurait-elle au point de vue
philosophique, si elle était vérifiée ?

A. - AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE, l'hypothèse de la génération spontanée est


loin d'être nouvelle. Elle remonte, au contraire, à la plus haute antiquité. ARISTOTE
croyait que le monde était plein d'âmes et de vies, qu'il portait en lui les semences des
êtres. On connaît le passage des Géorgiques (liv. IV) où VIRGILE décrit la naissance d'un
essaim d'abeilles qui sort des flancs d'un taureau mort. D'après LUCRÈCE (De rerum
natura, liv. V, v. 794-795), « l'on voit sortir de terre des animaux qui sont produits par la
pluie et par les chaudes vapeurs du soleil ». OVIDE (Métamorphoses, I, 416-438) fait
sortir les animaux du dépôt limoneux laissé par le déluge. VAN HELMONT, au XVIe
siècle, enseignait encore le moyen de produire spontanément des souris ; d'autres auteurs
donnaient des recettes pour les grenouilles et les anguilles. L'hypothèse de l'hétérogénie
resta en vogue jusqu'au XVIIIe siècle, mais il convient d'ajouter de suite qu'elle n'était pas
exploitée, du moins d'une manière générale, dans un sens athée ; et la preuve en est que
des Pères de l'Église comme saint AUGUSTIN, et plus tard, des scolastiques comme
ALBERT LE GRAND et saint THOMAS, pensaient que tous les êtres vivants avaient été
créés, en puissance et dans leurs germes, au premier instant de la Création, et que la
matière avait reçu de Dieu le pouvoir de s'organiser sous l'action de forces terrestres ou
d'influences astrales. Entendue dans ce sens, la génération spontanée était donc une
création indirecte.
C'est seulement vers le milieu du XIXe siècle, que l'hypothèse de la génération spontanée
prit un autre aspect. Elle fut considérée désormais par l'école matérialiste ou moniste
(VOGT, BUCHNER, HAECKEL) comme le seul moyen de se passer de Dieu. Si l'on pose, en
effet, comme principe, que la matière est éternelle, qu'elle est douée de force et capable
de produire la vie, et que les premiers être vivants purent se développer et s'organiser peu
à peu en espèces, si, selon la formule d'HAECKEL, « depuis la chute d'une pierre jusqu'à la
pensée de l'homme tout se réduit dans l'univers à du mouvement dans les atomes », il sera
permis de dire, avec KARL VOGT, que « Dieu est une borne qui recule à mesure que la
science avance ».
Le premier problème que les adversaires de Dieu avaient donc à résoudre, c'était de
prouver que la vie peut sortir de la matière. A maintes reprises, les hétérogénistes crurent
qu'ils tenaient la solution. Mais les expériences de Pasteur ( 1859-1865) renversèrent
leurs espérances. Un savant de marque, POUCHET, avait prétendu qu'il n'y a pas de germes
dans l'air et qu'il avait obtenu la génération spontanée d'infusoires dans une matière
putrescible. PASTEUR démontra au contraire par une triple expérience : - 1. que l'air
contient en suspens des corpuscules organisés semblables à des germes ; - 2. que, si l'on
prend soin d'éliminer ces germes, on n'obtient jamais de production d'infusoires ; - 3.
qu'on peut obtenir ou supprimer les productions d'infusoires selon qu'on introduit ou
qu'on supprime les germes obtenus par la première méthode.

Devant les conclusions de PASTEUR, les partisans de la génération spontanée ne


s'avouèrent pas cependant vaincus. Changeant de tactique, ils objectèrent que les êtres
unicellulaires, que nous révèle le microscope, ne représentent pas la première ébauche de
la vie, qu'ils sont déjà l'aboutissement d'une longue période d'évolution et de
perfectionnement, que la vie est apparue à l'origine sous la forme d'organismes beaucoup
plus rudimentaires que les microbes, et que les premiers êtres vivants étaient
intermédiaires entre ces derniers et les molécules chimiques. En 1868, on crut avoir
découvert la fameuse monère primitive. On, avait retiré du fond de la mer une matière
gélatineuse semblable à un informe protoplasme. HAECKEL pensa que l'on se trouvait en
présence d'un type élémentaire d'être vivant sorti de la matière inerte. HUXLEY le baptisa
alors du nom de Bathybius (c'est-à-dire qui vit dans les profondeurs). Cependant le
bonheur du camp matérialiste fut éphémère, car la critique scientifique ne tarda pas à
montrer que le Bathybius n'était pas un vrai protoplasme doué de vie, mais « un amas de
mucosités que les éponges et certains zoophytes laissent échapper quand leurs tissus sont
froissés par le contact des engins de pêche» (MILNE-EDWARDS). AU surplus, en admettant
que le Bathybius eût été une monère douée de toutes les propriétés vitales, il aurait encore
fallu prouver qu'il était le résultat de la génération spontanée.
Mais, se dirent alors les matérialistes, si la nature nous refuse des exemples, de
génération spontanée, pourquoi n'essaierions-nous pas de produire chimiquement des
organismes élémentaires tels que la monère ? La science a établi que la matière de l'être
vivant ne lui est pas spéciale, que tout être vivant se compose en grande partie
d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, de carbone et, en petite proportion, de phosphore, de fer,
de soufre, etc. Par ailleurs, BERTHELOT est arrivé â reconstruire artificiellement les
sucres, les éthers, les alcools, reliant ainsi la chimie organique à la chimie minérale. Mais
si la matière vivante est réductible à la matière inorganique, pourquoi ne pourrait-on pas,
par de simples procédés de laboratoire, créer des matières que l'on considérait autrefois
comme l'œuvre de la force vitale ? Les forces physico-chimiques ne sont-elles pas
suffisantes à rendre compte de la vie végétative t Des tentatives furent faites dans ce sens.
Il y eut surtout, dans ces derniers temps, deux expériences qui firent grand bruit et qui
aboutirent d'ailleurs à un piteux échec. Nous les rappellerons brièvement.

a) Les radiobes de Burke. - En 1905, un jeune physicien anglais, J. BURKE, crut qu'il avait
réussi à produire, par le radium, des organismes tout à fait primitifs qu'il appela radiobes,
c'est-à-dire vivants par la toute-puissante vertu du radium. Voici comment il fit ses
expériences. Il prit trois ballons dans lesquels il introduisit un bouillon de culture, c'est-à-
dire un mélange de substances organiques destinées à servir au développement des
microbes. Après avoir soigneusement stérilisé ce bouillon de culture, il introduisit du
bromure de radium dans le premier ballon, du chlorure de radium dans le second et rien
dans le troisième qui devait être le ballon témoin. Après quelques jours, Burke constata
que les deux premiers ballons dans lesquels il avait mis un composé de radium,
présentaient à la surface de leur bouillon un recouvrement qui avait toutes les apparences
d'une culture de microbes, tandis que rien n'apparaissait dans le ballon témoin. Ces fruits
du radium, ou radiobes, étaient, aux yeux de Burke, les microorganismes, tels qu'ils
durent apparaître à l'origine. Mais, quelque temps après, Burke fut obligé de reconnaître
qu'il s'était trompé, qu'il avait pris pour des vivants des apparences de vivants et que ses
radiobes n'étaient que des bulles gazeuses formées par la décomposition de l'eau de la
gélatine sous l'influence du radium.

b) Vers la fin de 1906, un professeur à l'École de médecine de Nantes, M. STÉPHANE


LEDUC, communiqua à l'Académie des Sciences la découverte qu'il venait de faire de «
cellules artificielles réalisant la plupart des fonctions de la vie ». L'expérience consistait à
semer des granules de sulfate de cuivre sur une gélatine formée de ferro-cyanure de
potassium, de sucre, de sel et d'eau. Bientôt les granules se gonflaient comme des graines
et se développaient comme des plantes. M. Leduc concluait qu'il avait ainsi réalisé la vie
sans germes. Conclusion encore prématurée, car on lui démontra bientôt que ce qui s'était
produit sous ses yeux, ce n'était nullement la génération spontanée d'un être vivant, et
qu'on se trouvait en présence d'un cas du phénomène connu en physique sous le nom
d'osmose. Quand deux liquides sont séparés par une membrane ou une cloison poreuse,
l'un d'eux peut se transporter vers l'autre et l'augmenter indéfiniment, ce qui donne à ce
dernier l'apparence de grossir et de croître comme la pousse d'une végétation. M. Leduc
n'avait donc produit qu'une contrefaçon de la vie, « un calembour de la vie » comme
l'appelèrent d'Arsonval et Bonnier, membres de l'Institut.
La science expérimentale en est toujours là. Les expériences de Pasteur restent intactes :
l'être vivant vient d'un autre être vivant. Si les laboratoires ont été impuissants à créer la
vie, c'est qu'entre la matière inorganique et la matière vivante, il y a apparemment une
barrière infranchissable. Le principe vital dépasse les forces de la matière ; en d'autres
termes, la vie ne peut être le produit de la matière. Jusqu'à preuve du contraire, nous
avons donc le droit dé conclure que la vie a dû être créée en dehors des forces de la
nature.

B. AU POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE, que devons-nous penser de la génération


spontanée ? Dans l'état actuel de la science, toutes les expériences ont démontré qu'elle
n'existe pas. Avons-nous le droit d'en conclure qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'est pas
possible , ? Ces deux conclusions seraient téméraires. Car, si nous prétendons qu'eue n'a
jamais existé parce qu'autrement elle existerait encore, vu que les lois de la nature sont
immuables et que la matière n'a pas dû perdre sa puissance, on pourra nous répondre que
les conditions voulues font défaut pour le moment et qu'il n'en a pas été ainsi par le passé.
Et si nous estimons qu'elle n'est pas possible parce que nos adversaires sont incapables
d'en faire la preuve, on pourra nous répondre que la création est également impossible,
puisque nous ne sommes pas non plus en état d'en apporter des exemples.
Les apologistes catholiques n'ont donc pas à prendre parti dans le débat. Ils affirment
seulement que, si la vie a commencé par génération spontanée, c'est que Dieu avait doué
la matière de forces capables de produire la vie. Directement ou indirectement, il faut
toujours recourir à la création. Ainsi nous pouvons conclure, avec le matérialiste
VIECHOW, que la création spontanée « ce ne sont pas les théologiens qui la repoussent, ce
sont les savants ».

§ 3. - ORIGINE DES ESPÈCES. FIXISME OU ÉVOLUTIONNISME.

87. - Quelle que soit l'origine de la vie, elle nous apparaît actuellement sous beaucoup de
formes qui vont des plus simples aux plus compliquées. Si nous considérons les deux
grands règnes, végétal et animal, dans lesquels on classe tous les êtres vivants, nous
constatons que, depuis l'algue unicellulaire jusqu'au chêne, et depuis l'infusoire jusqu'au
mammifère, il y a de multiples variétés, de nombreuses espèces, dont les ressemblances
et les divergences sont en proportion de la distance qui les sépare. D'où viennent ces
espèces? Ont-elles été créées par Dieu, par autant d'actes créateurs qu'il y a d'espèces ?
Ont-elles, au contraire, une origine commune et sortent-elles d'un même tronc, d'un
même protoplasme qui aurait évolué peu à peu? Telles sont les deux hypothèses que
comporte l'origine des espèces. Elles s'appellent : 1° le fixisme, et 2° l’évolutionnisme.

88. - 1° Fixisme. - Dans l'hypothèse fixiste, les espèces ont été créées par Dieu, telles que
nous les voyons. Ou tout au moins, elles proviennent de germes créés directement par
Dieu, en aussi grand nombre qu'il y a d'espèces différentes, et qui auraient éclos lorsqu'ils
auraient été dans les conditions voulues. Quelle que soit, du reste, la manière dont elles
ont été créées, les espèces ont pour caractéristique d'être fixes, de ne pouvoir subir
aucune modification essentielle, et partant, d'être inaptes à produire de nouvelles espèces
par voie d'évolution. Cette hypothèse que, pour cette raison, on appelle fixisme, a eu pour
partisans la plupart des anciens apologistes, et des naturalistes de première valeur :
CUVIER, DE QUATREFAGES, FLOUKENS, AGASSIZ, FAIVRE, HÉBERT,
BLANOCHIARD, DE NADAILLAC, etc. Nous verrons plus loin les arguments qu'elle
oppose à l'évolutionnisme.

89. - 2° Évolutionnisme. - Considéré à un point de vue général, l'évolutionnisme est un


vaste système qui explique l'origine des choses par l’évolution. Suivant cette théorie, tout
ici-bas évolue : matière, vie, pensée. L'évolution de la matière a fait passer celle-ci de
l'état de masse confuse, chaotique, à l'état de monde organisé et habitable (théorie de
Lapidée). L'évolution de la vie a donné naissance aux espèces, et l'évolution de la pensée
explique tous les progrès que les hommes ont faits dans le domaine des lettres, des
sciences et des arts.

90. - Transformisme. - Appliqué aux espèces, l'évolutionnisme porte le nom de


transformisme: Comme le mot l'indique, le transformisme enseigne que les espèces sont
issues les unes des autres par une série de transformations successives, qu'elles ont une
descendance commune et sont ainsi comme les rameaux d'un grand arbre. Mai» comment
ces transformations se sont-elles opérées? Le problème est résolu différemment par les
deux systèmes qui s'appellent le lamarckisme et le darwinisme..

91. - A. LE LAMARCKISME. - D'après LAMARCK (1744-1829) qui peut être regardé


comme le père du transformisme, trois facteurs expliquent le passage d'une espèce à
l'autre : le milieu, l'hérédité et le temps. Le milieu, et il faut entendre par là le climat, la
lumière, la température, la nourriture, etc., est le facteur principal. Le milieu force l'orga-
nisme à s'adapter aux conditions qui lui sont faites, il crée donc de nouveaux besoins, et
les besoins créent les organes, lesquels se transmettent par l'hérédité. Toutefois, les
transformations ne se faisant que lentement et progressivement, le temps est un facteur
indispensable.
92. - B. LE DARWINISME. - D'après DARWIN (1809-1882), un autre facteur plus
important explique le fait des transformations. Ce facteur c'est la sélection naturelle.
Puisque l'homme peut bien améliorer les espèces, végétales ou animales, par la sélection
artificielle, pourquoi la nature, se dit DARWIN, ne serait-elle pas capable d'en faire
autant ? Partant de cette idée, le naturaliste anglais avait à rechercher la raison d'être de la
sélection naturelle. Il crut la trouver dans le fait de la concurrence vitale. La nature
produisant dans les mêmes milieux plus d'individus qu'elle n'en peut nourrir, il s'établit
entre eux une lutte pour la vie (struggle for life), dans laquelle les plus faibles
succombent. Seuls les plus forts survivent et transmettent leurs qualités à leurs
descendants. Ainsi, Darwin ajoute à l'influence du milieu et à l'hérédité la sélection
naturelle, c'est-à-dire la survivance du plus fort dans la lutte pour la vie.

93. - Arguments des transformistes. - Que les espèces ne sont pas fixes et n'ont pas été
créées telles qu'elles sont, qu'elles ont une descendance commune, qu'elles proviennent,
sinon du même ancêtre, tout au moins d'un nombre d'ascendants très restreint, les
évolutionnistes prétendent pouvoir en faire la preuve scientifique par la double étude du
passé et du présent.

A. L'HISTOIRE DU PASSÉ est, à vrai dire, l'argument le plus décisif en faveur de leur
thèse, vu que l'un des facteurs essentiels de l'évolution des espèces, c'est le temps. D'après
les transformistes, les paléontologistes, en étudiant les fossiles retrouvés dans les couches
de la terre, ont constaté : 1) qu'il y a une grande différence entre les espèces actuelles et
les espèces anciennes, que ces dernières ont subi, dans le cours des temps, de nombreuses
modifications, attestant par là qu'elles ne sont pas fixes et n'ont pas été créées telles
qu'elles sont actuellement ; 2) que les espèces ont apparu les unes après les autres, que
leur nombre augmente au fur et à mesure qu'on remonte les terrains. Cette apparition
successive des espèces, leur nombre toujours croissant, indiquent bien qu'elles
descendent les unes des autres ; autrement il faudrait supposer que Dieu retouche sans
cesse son œuvre, changeant les espèces anciennes, leur ajoutant des traits insignifiants
pour en faire des espèces nouvelles.

B. POUR LE PRÉSENT, les évolutionnistes font appel surtout aux données de deux
sciences : l’anatomie et la biologie. - a) En anatomie, disent-ils, nous voyons qu'il y a
similitude entre les organes et les os des différentes espèces : ainsi, la patte d'un lion, celle
d'une tortue, la nageoire d'une baleine, l'aile d'une chauve-souris et le bras d'un homme
comportent les mêmes os semblablement disposés et ne différant que par leurs
dimensions relatives ; or, une telle similitude n'est-elle pas la preuve évidente d'une
descendance commune? - b) De son côté, la biologie peut, de nos jours encore, nous
montrer des êtres en voie d'évolution, de vraies créations d'espèces par la culture
Les évolutionnistes allèguent encore que deux faits sont inexplicables dans l'hypothèse
fixiste : - 1. la présence, chez un grand nombre d'animaux, d'organes rudimentaires si peu
développés qu'ils sont impropres à tout usage : tels sont, par exemple, les dents fœtales de
la baleine, les ailes de l'autruche qui ne lui servent pas à voler, les lobes des poumons
chez les serpents, etc. Dans la théorie fixiste, il faut dire que Dieu a fait œuvre inutile en
créant des tronçons d'organes. Les évolutionnistes y. voient, au contraire, une preuve de la
descendance commune : ces organes atrophiés par suite du manque d'usage, rappellent
l'ancêtre commun et sont comme sa signature ; - 2. L'histoire du développement
individuel que nous révèle l'embryologie. D'après HAECKEL et l'école transformiste,
['ontogenèse (développement de l'individu) serait la reproduction à grands traits de la
phylogénèse (développement de l'espèce) ; en d'autres termes, chaque individu répéterait
brièvement, au cours de sa formation, les phases par lesquelles a dû passer son espèce.
Les transformistes objectent aux fixistes que le passage d'un être par des formes
inférieures à son espèce, est incompréhensible dans leur hypothèse, tandis que pouf eux,
la chose paraît toute simple, l'évolution individuelle étant comme la reproduction abrégée
de l'évolution de l'espèce

94. Arguments des fixistes. -Les fixistes pensent, au contraire, que la théorie des
évolutionnistes n'a aucune base scientifique, ni dans le passé, ni dans le présent, et que
les transformations invoquées par eux n'ont jamais été assez grandes pour former des
espèces nouvelles, qu'elles n'ont abouti qu'à constituer des races parmi les espèces.
A. L'Histoire DU PASSÉ, loin d'appuyer la thèse transformiste, l'infirme. Non seulement
les paléontologistes ont été, jusqu'ici, incapables de retrouver les formes de transition, et
pour la bonne raison que ces formes n'existent pas, mais ils ont dû reconnaître que
souvent, dans les terrains géologiques, de nouvelles espèces apparaissent brusquement et
sans formes transitoires. Le savant DÉPERET a montré en systématique (science qui traite
de la classification des êtres) que les séries des mammifères fossiles se présentaient
comme des rameaux parallèles, absolument séparés les uns des autres, sans lien qui
puisse les rattacher à leur base, ce qui ne permet pas de leur attribuer un ancêtre
commun. D'autre part, les paléontologistes n'ont pas tardé à s'apercevoir que l'évolution
réelle qu'ils ont pu établir d'après les pièces qu'ils avaient recueillies, ne s'était pas
effectuée suivant la théorie transformiste, c'est-à-dire du simple au compliqué. La
fameuse sélection naturelle, invoquée par DARWIN, est contredite par les faits : plus d'une
fois, les animaux les plus faibles ont survécu, tandis que les plus forts ont disparu (ex. :
les reptiles géants des couches secondaires).

B. POUR LE PRÉSENT, ni l’anatomie, ni la biologie, n'apportent d'arguments sérieux en


faveur du transformisme. - a) En anatomie, la conclusion tirée de la ressemblance entre
les organes des différentes espèces, dérive d'une vue superficielle des choses. D'après
l'éminent professeur d'histologie de Montpellier, M. VIALLETON, qui en a fait la
démonstration dans un récent ouvrage très remarqué (Membres et ceintures des vertébrés
tétrapodes, critique morphologique du transformisme), si l'on examine attentivement
chaque os, on voit qu'il revêt dans chaque cas une structure particulière, qu'il a sa nature
propre, adaptée à ses conditions d'existence et qu'en fait, les organismes, une fois formés,
sont comme des systèmes clos ne comportant pas de modification profonde, ce qui est
une preuve manifeste que les passages d'une espèce à l’autre sont impossibles. - b) En
biologie, les fixistes croient trouver leur meilleur argument dans le fait de l'infécondité
qui existe entre les espèces; même les plus voisines. Est-il compréhensible que les
espèces qui, d'après les transformistes, doivent être douées de la plus grande plasticité ou
aptitude à évoluer, soient ainsi frappées de stérilité quand on les rapproche, ou n'aient
qu'une fécondité extrêmement limitée? L'on est donc en droit de conclure, disent les
fixistes, que les espèces sont permanentes, qu'elles constituent des essences différentes
qui répugnent à se mélanger entre elles, puisque les efforts qu'on tente pour les
transformer ne sont pas couronnés de succès. La permanence des formes organiques à
travers de longues périodes est d'ailleurs attestée par l'histoire. C'est ainsi qu'on peut
constater que des espèces décrites par ARISTOTE n'ont pas varié depuis plus de vingt
siècles et .qu'un grand nombre d'espèces actuelles sont absolument semblables à celles
qu'on retrouve dans les terrains tertiaires.
1. Les organes rudimentaires ne prouvent pas plus en faveur de la thèse transformiste que
contre. « L'apparence morphologique, dit le professeur RABAUD (Rev. générale des
Sciences, 1923) ne suffit pas pour nous permettre de dire si des parties que nous tenons
pour rudimentaires, n'ont d'autre raison d'être qu'un état ancestral ». - 2. L'argument tiré
du développement individuel n'a pas plus de valeur. « En réalité, écrit le professeur
BRACHET de Bruxelles (Rev. gén. des Sc. 1915), pourtant transformiste convaincu,
l'ontogenèse n'est jamais une récapitulation de la phylogenèse. » Et ailleurs : « On a fait
de l'embryologie historique un très mauvais usage... Il est bien démontré qu'elle est
incapable d'atteindre le but que ses fondateurs lui avaient assigné ».

95. Conclusion. - 1. A notre époque, dans tous les pays, en France, en Belgique, en Italie,
en Allemagne, aux Etats-Unis, etc., on s'accorde à proclamer que le transformisme passe
par une crise grave et que sa prétention de vouloir expliquer la formation des espèces par
l'évolution lente et graduelle d'un seul ou d'un nombre très restreint de types, ne repose
sur aucun fondement solide.
2. Remarquons, par ailleurs, que seuls sont condamnés par l'Eglise les évolutionnistes
matérialistes, c'est-à-dire ceux qui se servent de l'évolution comme d'une machine de
guerre contre la religion, ceux qui, pour supprimer Dieu, se font fort de tout expliquer par
cette triple formule : éternité de la matière (V. N° 40), génération spontanée sans
intervention surnaturelle (N° 86), formation des espèces par les lois de l'évolution.
Il n'en est pas de même des évolutionnistes spiritualistes. Ces derniers observent, en effet,
à juste titre, que le fixisme n'est nullement un dogme de la religion catholique, et qu'on
peut être à la fois évolutionniste et créationniste. Pourvu qu'on suppose Dieu à l'origine
du monde, à l'origine de la vie et à l'origine de l'âme humaine, la formation des espèces
par suite d'un développement dont le Créateur aurait posé lés lois, n'est pas moins
glorieuse pour Dieu. Elle l'est même plus, puisque l'évolution est une merveille d'ordre et
d'harmonie, tandis que l'hypothèse de créations successives semble rabaisser le Créateur,
en le montrant sous les traits d'un artiste maladroit, qui retouche son œuvre à mesure qu'il
en aperçoit les défauts. Au surplus, nous avons vu que l'évolutionnisme en général (N°
89), que le transformisme en particulier et même la génération spontanée (N° 86) avaient
déjà des partisans parmi les Pères de l'Église et les théologiens scolastiques.
Art. II. - De la Providence.
§ 1. - LA PROVIDENCE. NOTION. EXISTENCE. MODE.

96. - 1° Notion. - La Providence (lat. providere, prévoir et pourvoir) c'est l'action par
laquelle Dieu conserve et gouverne le monde qu'il a créé, dirigeant tous les êtres à la fin
qu'il s'est proposée dans sa sagesse.

97.- 2° Existence.-A. Adversaires.-La Providence a été niée: - a) par Aristote qui n'admet
pas que l'Etre parfait puisse sans déchoir s'occuper des êtres imparfaits ; - b) par les
fatalistes (latin, fatum, destin), qui regardent le monde comme soumis à un Destin
inexorable qui aurait réglé irrévocablement la suite des événements sans laisser de place à
la liberté (voir N° 114) ; - c) par les déistes et les rationalistes qui soutiennent que le
monde, une fois créé, se conserve de lui-même par ses propres lois et indépendamment de
Dieu ; - d) par les pessimistes, qui prétendent que tout est mal dans le monde.

B. PREUVES. - a) A priori. - L'existence de la Providence découle de la nature des êtres


créés et des attributs de Dieu ; - 1. de la nature des êtres créés. A quelque moment qu'on
les considère, les créatures sont contingentes : n'ayant jamais en soi leur raison d'être,
elles restent dépendantes de leur Créateur. Il faut donc que celui qui les a créées, veuille
bien les maintenir dans l'existence ; - 2. des attributs de Dieu, et en particulier de sa
sagesse qui, après avoir créé le monde, doit le conserver dans l'ordre, de sa puissance qui
peut exécuter tous les plans que sa sagesse a conçus, et de sa bonté qui serait on défaut
s'il se désintéressait de ses créatures.

b) A posteriori. - L'existence de la Providence nous est révélée par l'ordre qui règne dans
le monde. - 1. Ordre physique. L'ordre et l'harmonie que nous constatons partout, nous
prouvent que la cause intelligente qui a créé et organisé le monde, continue de le
conserver et de le diriger. - 2. Ordre moral. Non seulement Dieu gouverne le monde phy-
sique, mais il règle la volonté de l'homme en lui faisant connaître la loi morale par la voix
de la conscience. - 3. Ordre social. L'histoire de l'humanité nous atteste l'action
providentielle. Malgré les passions et les égoïsmes qui font et défont les empires, les
sociétés n'en suivent pas moins une loi de progrès dans tous les domaines : progrès
matériel et économique, progrès scientifique, progrès moral. Or ce fait s'expliquerait
difficilement s'il n' y avait pas intervention d'une intelligence supérieure qui coordonne
les efforts, tire le bien du mal et poursuit la réalisation de son plan.

c) Consentement universel. - Dans tous les temps, les peuples ont cru à la Providence.
Les prières et les sacrifices, en usage dans tous les pays en sont une preuve évidente : ces
appels à la divinité, ces actes de dépendance et de soumission pour obtenir les faveurs et
écarter les maux, n'auraient pas, de sens sans la foi à un être souverain qui peut intervenir
dans la marche des événements.

98. - 3° Mode. - La Providence existe ; mais comment gouverne-t-elle le monde ? Quel


est l’objet et le mode du gouvernement divin ?

a) SON OBJET. - Celui-ci comprend l'ensemble des êtres et chaque être en particulier. Il y
a donc une Providence générale qui veille à l'harmonie de l'univers et une providence
spéciale qui s'occupe de chaque être en particulier, depuis le plus grand jusqu'au plus
petit. Que l'homme soit parmi les créatures, l'objet d'une sollicitude plus vigilante, parce
qu'il est un être moral et appelé à une plus haute destinée, c'est ce qu'il serait aisé de
démontrer par l'histoire et ce qui apparaîtra quand nous étudierons la révélation
chrétienne. (Voir BOSSUET, Discours sur l’Histoire universelle.) b) SON MODE. - Quant
à la manière dont gouverne la Providence, nous pouvons dire que son action s'exerce de
double façon : par l'établissement de lois générales et par des interventions particulières. -
1. Par des lois générales : lois physiques selon lesquelles les mêmes causes secondes
amènent les mêmes effets avec cette régularité inflexible qui fait l'ordre du monde ; lois
morales qui s'adressent aux êtres doués dé liberté pour leur prescrire le bien et leur
défendre le mal. - 2. Par des interventions particulières. Si les lois générales sont le mode
ordinaire du gouvernement divin, il va de soi que Celui qui a fait les lois, peut y déroger
et y déroge quand il le juge bon. Ainsi la grâce, le miracle et la prophétie sont autant
d'interventions qui dépassent les forces et l'ordre de la nature. Elles ne sont pas pour cela
un bouleversement dans le plan providentiel : qu'il s'agisse des exceptions ou des lois, il
n'y a rien qui ne soit prévu de toute éternité. Seulement, les dérogations aux lois sont pour
Dieu une manière plus éclatante de nous révéler son action et de nous faire entendre sa
parole.

§ 2. - OBJECTIONS CONTRE LA PROVIDENCE.

99. - On fait contre la Providence trois sortes d'objections. La première est tirée de la
nature de Dieu ; la seconde, de la difficulté de concilier le gouvernement divin avec la
liberté de l'homme ; la troisième, de l'existence du mal dans le monde.

1re Objection tirée delà nature divine. - D'après ARISTOTE, Dieu ne peut s'occuper des
créatures, parce qu'elles sont imparfaites. Le gouvernement du monde détournerait Dieu
de la contemplation de son être et de ses infinies perfections. Il ne serait plus alors
souverainement heureux : ce qui est inadmissible.

Réponse. -- Dieu n'a pas à se détourner de la contemplation de son être pour voir tous les
êtres créés : c'est à travers son essence qu'il connaît toutes choses. Du reste, le fait de
connaître une chose imparfaite et d'en prendre soin, ne constitue nullement une
imperfection

100. - 2me Objection. La Providence et la liberté humaine- - Si Dieu concourt à nos


actes, comment concevoir que notre liberté reste intacte1?
Réponse. - Cette objection revient à celle qui a déjà été faite contre la science divine (N°
72). Le concours divin ne modifie pas la nature des êtres. « Dieu meut les créatures, dit
saint THOMAS, selon le mode de leur nature, si bien que l'acte de l'agent nécessité est
nécessaire, et que celui de l'agent libre est libre.» La coopération divine accompagne
donc et affermit la volonté mais ne la violente pas.

101. - 3me Objection. Existence du mal. - Voici la grande objection contre la Providence.
S'il existe du mal dans le monde, il est incompatible avec les attributs de Dieu : il s'élève
contre sa toute-puissance s'il n'a pu l'empêcher, et contre sa bonté s'il ne l'a pas voulu. Or,
dit-on, le mal existé dans le monde, et il se présente sous une triple forme : le mal
métaphysique, le mal physique et le mal moral.

1° MAL MÉTAPHYSIQUE. - On entend par mal métaphysique l'imperfection des êtres.


Le monde, dit-on, n'a pas la perfection qu'il devrait avoir. Le monde, disent les
pessimistes, est essentiellement mauvais, et si l'on fait le bilan des biens et des maux, la
vie est pire que le néant.
Réponse. - II paraît certain, en effet, que le monde n'a pas toute la perfection qu'il pourrait
avoir. Mais, fût-il plus parfait, il aurait toujours des limites, car qui dit créature, dit être
contingent et limité. Dès lors, reprocher à Dieu d'avoir créé un monde imparfait c'est tout
simplement lui reprocher d'avoir créé. Toute la question est donc de savoir si le monde,
malgré ses imperfections, est bon ou mauvais, s'il vaut mieux être que ne pas être. Or il
ne fait pas de doute que l'être vaut mieux que le non-être, que la vie présente est bonne et
qu'il dépend de nous, créatures libres, qu'elle suive une ascension continue vers le mieux
et qu'elle se rapproche de plus en plus de la perfection. La vie vaut donc ce que nous la
faisons et, si elle devient mauvaise, qui avons-nous le droit d'accuser, sinon nous-mêmes
et notre action.

2° MAL PHYSIQUE. - Tandis que le mal métaphysique est purement négatif, qu'il est le
défaut d'être ou de perfection, le mal physique a un caractère positif : il est la privation
d'un bien qui devait appartenir à la nature. Comment concilier alors le mal physique avec
la puissance et la bonté de Dieu ? Pourquoi tant de désordres dans la nature ? Pourquoi
les tremblements de terre, les inondations, les incendies? Pourquoi les catastrophes ?
Pourquoi les fléaux, la peste, la famine, la guerre? En un mot, pourquoi la douleur?
Comment justifier Dieu d'avoir refusé à la nature et à certains êtres la perfection à
laquelle il semble qu'ils avaient droit î

Réponse. - A. LES DÉSORDRES DE LA NATURE. - A vrai dire, les désordres de la


nature, c'est-à-dire l'existence de choses ou d'êtres qui paraissent nuisibles, comme les
tremblements de terre, les inondations, les fléaux, les animaux malfaisants, rentrent dans
le mal métaphysique : ils sont l'inévitable conséquence des imperfections du monde.
Considéré à ce point de vue, le pourquoi du mal nous échappe, pour la bonne raison que
notre science est trop courte, et que, pour juger une œuvre, il nous faudrait la connaître
dans son ensemble et dans ses détails.

B. LA DOULEUR. - Au surplus, si le mal qui est dans la nature nous révolte, c'est que
nous en souffrons. Tout se ramène donc à cette unique question : pourquoi la douleur ?
Incontestablement, la douleur est un mal, mais si elle se doit tourner en bien, si elle est,
non une fin, mais un moyen, la bonté de Dieu n'est plus en défaut. Pour justifier la
Providence, il suffit donc d'établir que le bien peut sortir du mal, et partant, que le but
pour suivi par Dieu est bon.
Il convient d'abord de ne pas rendre Dieu responsable des maux qui sont le fait de
l'homme. Que d'accidents viennent de sa témérité ou de son incurie ! Que de maladies ont
leur cause dans l'inconduite des individus ! Que de familles, que de sociétés sont
malheureuses par leur faute ! Quant aux cas où la douleur ne saurait être imputée à
l'homme, elle est toujours une conséquence de sa nature et la condition d'un plus grand
bien. - a) Elle est la conséquence de sa nature. Doué de sensibilité, l'homme doit accepter
les peines aussi bien que les joies qui découlent des facultés de son âme. - b) La douleur
est surtout la condition d'un plus grand bien, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre
moral. -, 1. Dans l'ordre physique, elle est la source du progrès en stimulant l'activité et
en poussant à la recherche des remèdes qui peuvent guérir le mal. - 2. Dans l'ordre moral,
elle est l'école des plus belles vertus et un excellent moyen d'expiation. École des plus
belles vertus. La douleur est un merveilleux instrument de perfectionnement moral : elle
développe dans l'homme les plus hautes vertus : la patience, la maîtrise de soi, l'héroïsme.
Rien ne trempe les âmes comme la douleur ; rien ne leur donne cette grandeur morale,
cette énergie surhumaine, cette délicatesse, « ce je ne sais quoi d'achevé», selon le mot de
Bossuet, qui distingue les âmes qui ont connu la souffrance de celles qui ne l'ont pas
connue ou mal supportée. Le poète avait raison quand il disait :
« L'homme est un apprenti, la douleur est son maître Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas
souffert » (A. DE MUSSET). 2) Enfin la douleur est un excellent moyen d'expiation. Elle
est le creuset où l'homme pécheur purifie son âme Elle devient alors « la bonne
souffrance» qui arrache l'homme aux choses de la terre et tourne son regard vers le ciel. «
Les épreuves n'ont-elles pas pour effet de faire rentrer l'homme en lui-même, de l'attacher
à la réalité éternelle, au mépris des plaisirs? Que- d'âmes, qui se perdaient parce que tout
leur souriait ici-bas, ont été ramenées à Dieu par les déceptions, les mécomptes, les
chagrins ! Qui n'a entendu la sagesse antique nous dire que la vertu languit, si elle
n'éprouve pas de contradictions, qu'elle s'épure dans l'adversité comme l'or s'épure dans la
fournaise ? qu'on la reconnaît à sa force au milieu des épreuves, que l » plus beau
spectacle est celui du juste aux prises avec l'infortune, et se montrant supérieur à elle? ..
Si Dieu, lorsqu'il nous châtie, agit comme un père, qui retient ses enfants sous une
discipline sévère, afin de les rendre vertueux, comme un médecin qui donne un breuvage
amer pour rétablir la santé ou la fortifier, loin de se plaindre et de maudire à l'occasion
des épreuves du juste, n'y a-t-il pas lieu, au contraire, de remercier et de bénir? »

3° LE MAL MORAL - Sous ce titre nous comprendrons : - a) toutes les infractions à la loi
du devoir, et - b) secondairement toutes les injustices morales qui sont dans le monde.
Comment admettre que Dieu, qui est la sainteté même, permette le péché ? Et comment
expliquer qu'un Etre souverainement juste ait réparti les biens de ce monde d'une manière
si inégale ? Pourquoi, trop souvent, la fortune sourit-elle aux méchants tandis que les
justes connaissent les insuccès et les revers ? Pourquoi ce mal social ?

Réponse- - «) II en est du mal moral comme du mal physique. Se demander pourquoi


Dieu permet le péché alors qu'il aurait pu l'empêcher, c'est rechercher de quel autre bien il
est la condition. Or il est facile d'apercevoir que le péché est une conséquence de la
liberté. Pour supprimer le péché, il fallait donc supprimer la liberté. Mais alors il n'y avait
plus de place pour le bien moral, plus de mérite ni de vertu. Qui oserait prétendre qu'un
monde sans liberté ni moralité eût été meilleur qu'un monde avec la vertu et le péché?
b) L'inégale répartition des biens est un fait incontestable. La plainte ne doit pas
cependant être exagérée : il s'en faut de beaucoup que la vertu soit toujours malheureuse
et le vice toujours prospère. D'autre part, il est un bien qui n'abandonne pas le juste,
même au sein de la misère, et qui n'appartient qu'à lui : c'est la pais, de l'âme que seul
peut donner le témoignage d'une bonne conscience. Mais surtout il né faut pas perdre de
vue que les biens de la terre peuvent, être nuisibles, qu'ils sont toujours éphémères et que
la vie présente n'est pas un terme, qu'il y a une autre vie où se feront les compensations
nécessaires. Peu importent donc des privations passagères si elles sont le gage d'une
récompense plus élevée.
La vie est un combat dont la palme est aux cieux.
Ainsi l'existence du ma] moral comme du mal physique, loin d'être un argument contre la
Providence, démontre la nécessité d'un Dieu infiniment juste pour rétablir un jour
l'équilibre que nous ne trouvons pas ici-bas, d'un Dieu sage qui se sert de la souffrance
passagère comme d'un moyen pour nous conduire à une gloire éternelle.

BIBLIOGRAPHIE. - Sur la Création. - PINARD, Art. Création, Dict. de la foi cath. -


Mgr FARGES, La Vie et l'Évolution des Espèces (Berche et Tralin). - GUIBERT, Les
Origines (Letouzey) ; Les Croyances religieuses et les Sciences de la Nature
(Beauchesne). - DUILHÉ DE SAINT-PROJET et SANDERENS, Apologie scientifique du chris-
tianisme (Poussielgue). - DE LAPPARENT, Science et Apologétique (Bloud). FANTOM, Les
Radiobes de M. Burke (Rev. prat. d'Apol. 15 fév. 1906). - WINTREBERT, Rev. prat.
d'Apol., 15 janv. 1907. - COLIN, Les théories récentes de l'évolution. Rev. prat. d'Apol.,
19 mai 1910. - L'Ami du Clergé année 1925, N° 20. - La Presse médicale, 3 mai 1924. -
LE DANTEC, La crise du transformisme.
Sur la Providence. - MOISANT. Pour discuter le problème du mal. Rev. prat. d'Apol., 15
avril 1910. Traités de philosophie du P. LAHR, de G. SORTAIS, etc. - PRUNEL., Les
Fondements de la Doctrine catholique. - De LAPPARENT, La Providence créatrice
(Bloud).

SECTION II : L'HOMME

CHAPITRE I. - Nature de l'Homme.


DÉVELOPPEMENT

Nature de l'homme. L'erreur matérialiste. Division du Chapitre


102. - La religion consiste, avons-nous dit (N° 6), dans l'ensemble des rapports qui
existent entre Dieu et l'homme. L'homme est donc le second objet qui s'impose à notre
étude. Or, dans cette étude de l'homme, la première question qui intéressé l'apologiste,
c'est celle de sa nature, car seule la nature d'un être permet d'en déduire l'origine et la
destinée, et conséquemment, les relations qui en découlent entre lui et son créateur. A
cette question capitale, deux réponses peuvent être faites : celle du matérialisme et celle
du spiritualisme.

1° Le matérialisme. - La doctrine du matérialisme sur l'homme est une suite de sa


doctrine sur Dieu, sur l'origine de la vie et des espèces, que nous avons exposée dans le
chapitre précédent. Partant de ce principe, qu'il n'y a rien, en dehors de ce qui peut être
expérimentalement vérifié, les matérialistes n'admettent qu'une seule substance : la
matière éternelle qui a produit un jour la vie par génération spontanée, puis, grâce à des
transformations successives, tous les êtres vivants, y compris l'homme.
Voici, du reste, les quelques points fondamentaux qui résument la théorie matérialiste sur
l'homme : - a) L'homme est formé d'une seule substance : le corps. L'âme est une
hypothèse inventée pour rendre compte de certains phénomènes que la matière paraît, à
première vue, incapable d'expliquer. - b) Entre l'homme et l'animal il n'y a pas de
différence essentielle. L'homme est un animal perfectionné qui doit sa supériorité au
développement de son cerveau. - c) La pensée est un produit de la matière cérébrale, et le
libre arbitre est une pure illusion.

A quelles conséquences graves aboutit le matérialisme, il est facile de le conclure de ces


trois points de sa doctrine. Si l'homme est composé d'une seule substance, le corps, s'il
n'y a qu'une différence de degré, et non de nature, entre l'homme et la brute, si la pensée
n'est qu'un produit du cerveau ; en un mot, si l'homme n'a pas une âme spirituelle et libre,
plus de religion, puisque les deux termes, Dieu et l'âme, sont supprimés ; plus de morale,
plus de devoir, puisque, à supposer qu'il y ait lieu de faire une distinction entre certains
actes, les uns bons, les autres mauvais, l'homme serait privé du libre arbitre et soumis au
déterminisme de la matière.

103. - 2° Le spiritualisme. - Contre une doctrine aussi pernicieuse, nous allons


démontrer, avec le spiritualisme chrétien, que l'homme est formé d'une double
substance : le corps et l'âme ; que, entre lui et l'animal, il y a une différente essentielle qui
fait que les deux êtres sont irréductibles et que l'un n'a pu sortir de l'autre par voie
d'évolution ; que l'homme seul a une âme spirituelle et libre. En même temps nous
exposerons et réfuterons les objections matérialistes. Ce chapitre comprendra donc trois
articles : - 1. Existence ; - 2. Nature ; et - 3. Liberté de l'âme. .

Art. I. - Existence de l'âme humaine. Objection.

104. - 1° Existence de l'âme humaine- - L'existence de l'âme, c'est-à-dire d'une


substance qui se distingue du corps, qui est le principe de la connaissance et de la pensée,
nous est attestée à la fois par Y expérience, par la conscience et par l'intuition.

A. Expérience. - L'observation nous montre qu'il y a en nous deux sortes de


phénomènes : les phénomènes physiologiques, comme la nutrition, la digestion, la
circulation du sang ; et les phénomènes psychologiques, comme la pensée, le jugement, le
souvenir, etc. Or le plus simple raisonnement nous dit que des phénomènes de nature
différente ne peuvent provenir du même principe : tel effet, telle cause. Nous devons donc
admettre dans l'homme deux principes, qui expliquent, l'un, les faits physiologiques, et
l'autre, les faits psychologiques.

B. CONSCIENCE. - La conscience perçoit dans notre être un principe qui, à travers les
vicissitudes de l'existence, reste toujours le même. Quelque lointain que soit mon passé,
j'en garde le souvenir ; je me rappelle ce que j'étais dans ma prime enfance, quels étaient
mes goûts, mes inclinations, mes idées. Aussi me faut-il admettre qu'il y a eu, dans la
marche de ma vie, autre chose qu'une suite plus ou moins longue de faits sans lien qui les
rattache, car, de toute évidence, un phénomène ne porte pas en soi la mémoire de ceux
qui l'ont précédé. Bien plus, je me sens responsable des fautes que j'ai commises, il y a de
nombreuses années ; cela ne se comprendrait pas si la cause qui a posé ces actes avait
changé depuis. I] faut donc conclure qu'il y a en nous un principe qui reste toujours iden-
tique, qui fait que je suis le même être, la même personne, aux différentes étapes de ma
vie; en un mot, un principe permanent, qui constitue mon identité personnelle.
Or ce principe ne peut être le corps, car il est scientifiquement démontré qu'il est soumis
au tourbillon vital, qu'il évolue et se transforme sans cesse, à tel point qu'en quelques
mois, selon certains physiologistes (FLOURENS), en un mois seulement, d'après d'autres
(MOLESCHOTT), le renouvellement est total, et qu'il y a un changement complet de toutes
les molécules qui le composent. Donc la substance identique que nous révèle la
conscience, ne doit pas être confondue avec le corps : ce principe c'est l'âme.

C. INTUITION. - En dehors des raisonnements qui précèdent et qui démontrent


l'existence d'une substance immuable, l'intuition découvre au fond de notre être un
principe qui produit notre pensée et notre action et qui ne peut être le corps. C'est ce
principe distinct du corps que nous appelons l’âme.

Conclusion. - L'homme est donc composé de deux substances distinctes, différant


totalement de nature : l'une, étendue, composée, changeante, autrement dit, matérielle :
c'est le corps ; l'autre, inétendue, simple, identique, en d'autres termes, immatérielle : c'est
l'âme.

105. - 2° Objection. - Personne, disent les matérialistes, n'a jamais vu l'âme. Or la


science expérimentale nous interdit de croire à ce qui ne peut être vérifié. « Un homme
raisonnable, dit BROUSSAIS, ne peut admettre l'existence d'une chose qui n'est démontrée
par aucun sens. » II faut donc considérer l'existence de l'âme comme une hypothèse sans
fondement.
Réponse. - Assurément, l'âme ne tombe pas sous les sons. Mais est-il vrai que les sens,
c'est-à-dire la perception extérieure, soient le seul moyen de connaître? Nous pensons, au
contraire, que la conscience est un procédé tout aussi légitime, et nous venons d'établir
qu'elle perçoit directement le moi, ses actes et ses modifications en même temps que sa
permanence. Au reste, alléguer que l'âme n'existe pas, parce qu'on ne la voit pas, est un
argument qu'on peut tout aussi bien retourner contre ceux qui vous l'opposent. Car si la
pensée était un produit de la matière, une fonction du cerveau, comment se fait-il qu'ils
n'en peuvent faire la preuve expérimentale ? Nous pouvons donc conclure que l'âme ne se
voit pas, non parce qu'elle n'existe pas, mais parce qu'elle est spirituelle (voir N° 108).

Art. II. - Nature de l'âme humaine.


§ 1. L'ÂME HUMAINE ET L'ÂME DES BÊTES.

106. - L'homme a une âme, c'est-à-dire un principe qui est la cause des phénomènes
psychologiques qu'on ne peut expliquer par les simples forces physico-chimiques. - Mais,
dira-t-on, dans ce sens, les animaux aussi ont une âme. - La question qui se pose est donc
de savoir s'il y a entre les deux des différences essentielles, telles qu'on ne puisse
concevoir la transition de l'une à l'autre. Or deux facultés caractérisent l'âme humaine et
la séparent totalement de l'âme des bêtes : ces deux facultés sont la raison et la liberté.
A. LA RAISON. - Sous le titre de raison, il ne faut pas entendre ici l'intelligence en
général, c'est-à-dire la simple faculté de connaître. Car, à ce point d^ vue, il y a des traits
communs entre l'intelligence de l'homme et celle de l'animal. Tous deux ont des
connaissances sensibles qui embrassent des objets particuliers et déterminés ; ils ont la
mémoire des choses sensibles, la faculté de se rappeler et d'associer les sensations, les
impressions extérieures ; l'on admet même que les animaux ont la faculté imaginative. -
La raison, dont il est ici question, c'est la faculté de penser et de raisonner qui appartient
en propre à l'homme et qui met un abîme entre lui et l'animal. Par sa raison, l'homme a le
pouvoir d'abstraire, de dégager du particulier des idées générales : il aura, par exemple,
la notion du triangle en général, sans envisager tel triangle pris en particulier ; il atteint
les réalités immatérielles, comme le vrai, le bien, le beau, l'être, la substance, etc.
De cette faculté de penser, de raisonner et d'abstraire découlent des conséquences d'une
extrême importance et qui dressent une barrière entre l'homme et l'animal. Tels sont : - 1.
le langage. Sans doute, les animaux ont un langage naturel composé de signes extérieurs
par lesquels ils manifestent les impressions de leur âme, mais ce qu'ils n'ont pu et ne
pourront jamais créer, c'est le langage artificiel, conventionnel, qui sert à traduire la
pensée ; et si leur impuissance est définitive, ce n'est pas que l'organe de la parole leur
manque, - le singe a tous les organes requis, la luette y comprise, les perroquets répètent
les mots qu'on leur apprend sans les comprendre, - c'est que la pensée leur fait défaut et
que justement le langage conventionnel a pour but d'exprimer la pensée. - 2. Le jugement
et le raisonnement. L'homme a le pouvoir de comparer les idées entre elles, d'étudier
leurs rapports et de prononcer des jugements ; puis il peut rapprocher ces jugements, et
,par le raisonnement, en tirer des conclusions nouvelles. L'animal, lui, n'ayant pas la
faculté de penser, est incapable, par le fait, de juger et de raisonner. - 3. Le progrès. Grâce
au raisonnement et au langage, c'est-à-dire au pouvoir de se communiquer leurs pensées,
les hommes développent sans cesse leurs connaissances, si bien que l'humanité suit une
marche continue dans la voie du progrès et de la civilisation. L'animal a, pour le servir,
d'admirables instincts, mais il n'invente ni ne progresse. L'art merveilleux avec lequel
l'abeille construit sa ruche ne s'est pas modifié depuis le premier jour où il y a eu des
abeilles : c'est toujours la même perfection, mais, pour ainsi dire, la perfection d'une
machine, qui, de la première minute où elle marche, accomplit parfaitement sa tâche,
mais ne peut en accomplir une autre. h'instinct est donc pour l'animal une précieuse
faculté qui supplée la raison ; toutefois, il faut convenir qu'entre l'instinct et la raison il
n'y a rien de commun : l'un ne peut pas conduire à l'autre. - 4. La moralité. Grâce à sa
raison, l'homme perçoit les notions de bien et de mal, et sa conscience lui dit que les
actions bonnes lui sont commandées tandis que les mauvaises lui sont défendues.
L'animal ne fait point de semblable distinction ; s'il évite le mal, c'est par crainte du
châtiment dont il garde le souvenir. - 5. La religiosité. Si l'homme est un être religieux,
c'est que sa raison lui démontre l'existence d'un Créateur, tandis que l'animal, privé du
pouvoir de penser et de raisonner, ne peut s'élever jusqu'à Dieu. «Seule, dit BOSSUET, la
nature humaine connaît Dieu, et voilà, par ce seul mot, les animaux au-dessous d'elle
jusqu'à l'infini .»

107. - B. LA LIBERTÉ. - La seconde faculté par laquelle l'homme se distingue de


l'animal, c'est la liberté. La liberté est du reste une conséquence de la raison. Pour choisir
entre deux alternatives, il faut connaître par la raison lès motifs qui inclinent plutôt d'un
côté que de l'autre. L'animal ne peut se laisser guider que par ses sensations, ses appétits
et son instinct. Chaque impression reçue par ses organes des sens, en se transmettant au
cerveau, provoque une action réflexe, c'est-à-dire une réaction en rapport avec
l'impression reçue. Si les sensations aboutissent aussi chez l'homme à des vibrations
cérébrales, au moins il a le pouvoir d'en modifier les effets, de diriger les forces mises on
jeu et de les transformer. Nous prouverons d'ailleurs plus loin que l'homme a ce pouvoir
(N° 111).
Il est donc permis de conclure que, grâce à ces deux facultés, raison et liberté, l'homme
est séparé de l'animal par une distance infranchissable, que l'évolution ne peut expliquer
le passage de l'âme animale à l'âme humaine, et que seule l'action divine a pu créer l'âme
humaine

§ 2. - SPIRITUALITÉ DE L'AME HUMAINE. OBJECTION MATÉRIALISTE.

108. - La raison et la liberté sont lés deux facultés par lesquelles l'âme humaine se
différencie de l'âme des bêtes. Nous devons faire un pas plus loin, et nous demander de
quelle nature est ce principe qui produit la pensée : il nous faut donc démontrer, avec le
spiritualisme chrétien, que l'âme humaine est une substance spirituelle, et non pas
matérielle, comme le prétendent les matérialistes.
1° Spiritualité de l'âme humaine. - A. CONCEPT. - Une substance spirituelle ou
immatérielle est une substance indépendante de la matière dans son être et ses opérations.
Une substance matérielle, au contraire, est celle qui, pour être et agir, dépend
intrinsèquement de la matière : v. g. les âmes végétatives et animales qui n'ont d'être et
d'action que par la matière et les organes auxquels elles sont liées. - L'on voit tout de suite
combien grave est cette question de la spiritualité de l'âme. Car, si l'âme de l'homme
n'était pas spirituelle, si elle dépendait du corps pour agir, elle ne pourrait pas lui
survivre.

B. PREUVES. - De la définition qui précède il suit que, pour prouver la spiritualité de


l'âme humaine, il faut établir qu'elle possède une existence et une action propres, au
moins dans sa vie intellective.

a) Preuve tirée de la nature des opérations de l'âme. - C'est un principe admis en


philosophie que l'opération suit l'être, en d'autres termes, que la nature des effets indique
la nature des causes. L'on peut donc juger de l'essence d'un être par ses opérations ou
encore par les objets de ses opérations. Or, nous concevons certains objets qui n'ont rien
de commun avec la matière : telles sont les idées de vrai, de bien, de beau, d'idéal, de
devoir, de vertu ; telles sont aussi toutes les idées abstraites. Il faut donc conclure que ces
idées ont pour principe un agent de la même nature, c'est-à-dire un agent immatériel. Or,
comme le corps est matériel, il faut admettre, en dehors de lui, un principe spirituel.
b) Preuve tirée de la nature de la volonté. - La liberté que nous avons de choisir entre
deux objets, entre le bien et le mal, la faculté que nous avons d'agir ou de ne pas agir,
prouve également que nous avons un principe d'action qui n'est pas la matière. Car la
matière est inerte, indifférente au repos ou au mouvement et, de ce fait, incapable de
modifier l'état où elle se trouve. Par conséquent, si l'âme est libre, si elle peut se mouvoir
à son gré, c'est qu'elle n'est pas, comme le corps, soumise aux lois de la matière.
c) La spiritualité de l'âme apparaît encore dans ce fait, que l'intelligence, loin de
s'affaiblir avec l'âge, se développe souvent et profite de l'expérience acquise. Tandis que
les sens faiblissent avec le temps, que la vue, l’ouïe, le goût baissent avec leurs organes, il
y a des vieillards qui gardent leur intelligence plus vigoureuse et plus lucide que jamais.
Ce phénomène serait inexplicable dans l'hypothèse où l'âme, même dans ses facultés
supérieures, serait dépendante du corps.

109. - 2° Objection matérialiste. - Le cerveau et la pensée. - A. Le grand argument des


matérialistes contre l'existence de l'âme, ou du moins contre une âme spirituelle et
distincte de la matière, est tirée des RAPPORTS DU CERVEAU ET DE LA PENSÉE. - Le
cerveau, disent les matérialistes, est la cause unique qui produit la pensée. « Le cerveau,
dit K. VOGT, sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile et les reins sécrètent l'urine. »
Et BUCHNER, dans une formule plus habile et moins manifestement fausse, déclare « qu'il
y a le même rapport entre la pensée et le cerveau qu'entre la bile et le foie, l'urine et les
reins. » Et la preuve que le cerveau est la cause de la pensée, les matérialistes croient la
trouver dans la corrélation étroite entre l'un et l'autre : dans ce fait que, plus le cerveau
est développé ,plus l'intelligence est grande, et dans cet autre fait, que les accidents, -
lésions, altérations morbides, - qui affectent le cerveau, ont leur contrecoup sur la pensée.
B. Veut-on savoir maintenant le PROCESSUS de la pensée? - Pour montrer comment le
cerveau produit la pensée, les matérialistes font appel à la loi physique de la
transformation des forces. « La pensée, dit MOLES-CHOTT, est un mouvement de la
matière. » Elle est une forme de mouvement propre à la substance des centres nerveux, et
il est permis de dire que le cerveau pense comme le muscle se contracte : des deux côtés,
les faits s'expliquent par une transformation des forces. Ainsi, la vibration nerveuse
devient sensation, émotion, pensée ; et inversement, la pensée se transforme en émotion,
détermination volontaire, vibration nerveuse, puis mouvement musculaire et mécanique.

Réfutation. - A. LES RAPPORTS ÉTROITS ENTRE LE CERVEAU ET LA PENSÉE ne


sont pas contestables. Mais l'unique question est de savoir si le cerveau est cause ou
condition.- a) S'il est cause, il doit toujours y avoir équation entre le cerveau et
l’intelligence, car c'est un principe général que la même cause, dans les mêmes
conditions, produit toujours les mêmes effets. Il faudrait donc nous dire comment on peut
établir cette corrélation. La valeur de l'intelligence dépend-elle du poids ou du volume du
cerveau, ou du nombre et de la finesse de ses circonvolutions, ou encore de la qualité de
la substance qui le compose, de sa richesse en phosphore 1 Les matérialistes seraient bien
embarrassés de le dire. Si en effet ils invoquent le poids, on leur objecte aussitôt que, à
côté de cerveaux comme ceux de Cuvier dont le poids était de 1830 grammes, de lord
Byron, 1795 grammes, on peut leur en citer d'autres comme celui de Gambetta, qui ne
pesait que 1160 grammes. Allèguent-ils le volume? La cérébrologie, ou science des
fonctions du cerveau, leur démontrera alors que le cubage des crânes oscille dans toutes
les races dans d'étroites limites, entre 1477 et 1588 ce; et pourtant il faut bien admettre
qu'il y a des races qui sont supérieures par le degré d'intelligence. Les rapprochements
entre la pensée et le nombre, la finesse, la richesse en phosphore des circonvolutions n'ont
guère plus de fondement. La corrélation entre le cerveau et la pensée est donc loin d'être
une loi rigoureuse, et voilà, du même coup, la thèse matérialiste qui part d'un faux
supposé.
Bien plus, la cérébrologie est parvenue à établir la parfaite ressemblance morphologique
des cerveaux humain et simien. Comment se fait-il alors que, si les cerveaux sont
identiques, l'homme seul pense et raisonne ?
En outre, deux autres faits s'élèvent contre la doctrine matérialiste : la folie et les
localisations cérébrales. - 1. La folie. Il a été reconnu que la folie peut exister sans lésion
cérébrale. Comment expliquer qu'un instrument, qui est l'unique cause de la pensée,
fonctionne mal alors qu'il est intact? - 2. Les localisations cérébrales. Il fut un temps où
les matérialistes fondaient grand espoir sur la théorie des localisations cérébrales : ils
avaient déterminé la place des centres sensitifs et moteurs, de la mémoire, etc., ils
croyaient même pouvoir loger la pensée dans les lobes frontaux. Or, leur théorie, déjà
insuffisamment démontrée par l'expérimentation, a été complètement mise en échec par
les constatations que les médecins ont faites au cours de la guerre 1914-1918. On a pu
observer, en effet, de nombreux cas de lésions du cerveau, - perte considérable de
substance cérébrale, ablation des prétendus centres sensitifs et moteurs, réduction en
bouillie des lobes frontaux, - sans que les blessés s'en soient ressentis gravement et sans
qu'ils aient cessé de jouir de leurs facultés, de sentir, de marcher, de penser et de parler,
comme par le passé. Il faut donc conclure, à l'inverse de la théorie des localisations, qu'il
n'y a dans le cerveau aucune région qui soit le siège et l'organe de la pensée.

b) En second lieu, si le cerveau est la cause de la pensée, il doit y avoir une similitude de
nature entre la cause et l'effet. Si par conséquent la cause est matérielle, l'effet doit l'être
aussi. La parole de K. VOGT retourne donc contre la thèse matérialiste. Il est bien vrai que
le foie sécrète la bile, mais précisément l'effet est matériel comme sa cause. Pour que la
comparaison fût vraie, il faudrait dès lors que le cerveau qui est matériel, composé et
multiple, produisît un effet du même ordre. Or l'intelligence est une,et simple, elle a des
idées qui n'ont rien de commun avec la matière. Elle ne peut donc procéder d'une cause
matérielle ; elle suppose une activité immatérielle, qui est l'âme.

c) Enfin, comment concilier l'identité personnelle du moi, dont nous avons parlé plus
haut (N° 104) avec les changements continuels du corps, et particulièrement, du
cerveau ? Comment l'identique pourrait-il résulter du changement 1 Et comment les
molécules nouvelles qui se sont substituées aux anciennes dans le cerveau, peuvent-elles
garder le souvenir d'événements ou d'impressions qui ont affecté les molécules dont elles
ont pris la place ?
d) II faut donc conclure, avec le spiritualisme, que le cerveau n'est pas la cause de la
pensée ; il n'en est que la condition. Il n'est pas l'organe de l'intelligence ; il est tout
simplement un instrument à son service, semblable à la harpe qui ne peut rendre de sons
que sous les doigts du harpiste. L'âme seule est la cause de la pensée ; absolument
parlant, elle n'a pas besoin d'organe, mais dans l'état actuel des choses, étant donné que
nous ne pensons pas sans images et que les images sont transmises au cerveau par les
organes des sens, le cerveau est un instrument nécessaire à l'exercice de la pensée. Il n'y
a donc pas lieu de s'étonner que les accidents, les lésions qui surviennent dans les centres
nerveux, paralysent les fonctions qu'ils ont à remplir. D'une harpe brisée le harpiste ne
sait plus tirer de sons ; il n'en reste pas moins harpiste, après comme avant.

B. QUANT AU PROCESSUS DE LA PENSÉE, rien n'empêche qu'il soit le même dans les
deux hypothèses. Que le cerveau soit cause, ou simplement condition, la manière dont il
fonctionne ne varie pas. Par le fait que l'âme se sert, du cerveau comme instrument, la
production de la pensée doit être accompagnée de phénomènes matériels qui relèvent de
la physique. Rien donc d'étonnant qu'il entre en vibration, qu'il dégage de la chaleur et
donne naissance à de nouvelles substances chimiques. L'erreur des matérialistes est de
s'arrêter là et de conclure que la pensée n'est que mouvement, parce qu'elle est liée au
mouvement.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que le cerveau seul n'explique pas la pensée,
que par conséquent, il n'en est pas la cause. Il n'en est que la condition nécessaire, au
moins dans l'état présent de la nature humaine.
Art. III. - Liberté de l'âme.
§ 1. LE LIBRE ARBITRE. NOTION. EXISTENCE.

110. - 1° Notion. - Étymologiquement, être libre (latin liber) c'est être affranchi de tout
lien. Et comme il y a des liens physiques et matériels (chaînes), et des liens moraux (lois),
il y a aussi deux sortes de libertés : la liberté physique et la liberté morale. Il est clair que
nous ne jouissons pas de ces deux libertés, toujours et d'une façon complète. Ainsi le
prisonnier qui est enchaîné, n'a pas la liberté physique ; aucun de nous n'a une liberté
morale absolue, car la loi morale la restreint dans la mesure ou elle nous impose ses
commandements. Nous n'avons donc de liberté sur ce point qu'en tout ce qui n'est pas
défendu par notre conscience.
La liberté dont il est ici question, ou plutôt le libre arbitre, c'est le pouvoir que la volonté
a de choisir entre deux alternatives, d'agir ou de ne pas agir, de se déterminer pour une
chose ou pour une autre sans qu'elle y soit contrainte par une force extérieure ou
intérieure. Tandis que la matière obéit nécessairement aux lois qui la régissent et que les
animaux suivent irrésistiblement les impulsions de leur instinct, l'homme est maître de
ses décisions et peut prendre le parti qu'il lui plaît. C'est donc la liberté qui fait de
l'homme seul un être moral, responsable, capable de mérite et de démérite. L'on peut
juger par là combien il importe de prouver l'existence du libre arbitre.

111. - 2° Existence. - A. PREUVE DIRECTE. Témoignage de la conscience. - « Nous


sommes tellement assurés de notre liberté morale, dit DESCARTES, qu'il n'y a rien que
nous connaissions plus clairement.» Avant d'agir, nous délibérons ; au moment d'agir,
nous fixons notre choix. Or, délibérer et choisir sont deux actes qui témoignent que nous
sommes libres. Encore que théoriquement certains nient la liberté, pratiquement personne
n'en doute. Et nous nous croyons d'autant plus libre et responsables que nous avons
mieux réfléchi, pesé d'avance le pour et le contre, et que nous n'avons pas suivi notre
premier mouvement.

B. PREUVE INDIRECTE. - a) Preuves morales. - 1. L'existence de la loi morale


implique la liberté. Nous admettons tous qu'il y a des règles de conduite qui s'imposent à
notre volonté, que certains actes nous sont défendus tandis que d'autres nous sont
commandés. Or cet état de choses serait absurde si nous n'avions pas la liberté
d'accomplir les devoirs qui nous sont prescrits. - 2. l'éducation postule également la
liberté. Quel est en effet le but de l'éducateur ? C'est de diriger la volonté de celui qu'il
éduque, de la pousser à certains actes, et de la détourner de certains autres. Chose qui
serait tout à fait irréalisable s'il n'y avait pas possibilité d'opter entre deux alternatives.
b) Preuves sociales. - 1. Maintes institutions sociales supposent la liberté : tels sont, par
exemple, les contrats, les engagements, les promesses, qui n'auraient pas de valeur si
ceux qui les font n'étaient pas libres de les tenir. -- 2. Les défenses édictées par les lois
civiles ne se comprendraient pas davantage si les individus n'avaient pas la possibilité
d'agir de plusieurs manières dans une circonstance donnée. - 3. Les pénalités, qui
sanctionnent les lois, n'auraient pas de fondement moral en dehors du libre arbitre. Il y
aurait cruauté et tyrannie à châtier des actes que la nécessité aurait imposés. A cela les
adversaires de la liberté objectent que, dans toute hypothèse, les punitions sont utiles
parce qu'elles sont pour la société le seul moyen de garantir l'ordre et d'assurer la pro-
tection réciproque des citoyens. La remarque est juste, mais si le châtiment des ooupables
ne laisse pas d'être utile, même si les hommes ne sont pas libres, il n'en est pas moins vrai
qu'il perd alors tout caractère de moralité. Les faits parlent, du reste, contre cette manière
de voir ; car les juges, avant de prononcer leur sentence, recherchent toujours s'il y a des
raisons, - ignorance, faiblesse d'esprit, manque de préméditation, - qui diminuent la
responsabilité et constituent autant de circonstances atténuantes : ce qui serait superflu si
la peine n'avait d'autre but que de corriger et de guérir.

C. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. - « Non seulement, dit J.


SIMON (Le devoir), tous les hommes, depuis que le monde est monde, croient à la liberté ;
mais cette croyance est naturelle et invincible... Le sauvage croit à sa liberté, comme le
citoyen d'une société civilisée, l'enfant comme le vieillard... Celui qui, à force de méditer,
s'est créé un système où la liberté ne trouve pas de place, parle, sent et vit comme s'il
croyait à la liberté. Il ne doute pas, il s'efforce de douter, et c'est tout le résultat de sa
science. Trouvez un fataliste qui n'ait ni orgueil ni remords... Ou il faut dire que l'homme
est libre, ou il faut dire qu'il a été créé pour croire invariablement à l'erreur. »

§ 2. - LE DÉTERMINISME.

112. - 1° Définition. - Par déterminisme il faut entendre tout système qui nie le libre
arbitre, et qui prétend que la volonté de l'homme est toujours déterminée à tel parti plutôt
qu'à tel autre par des influences nécessitantes.

113. - 2° Formes. - Selon la nature des influences, le déterminisme revêt différentes


formes. Il s'appelle : - a) déterminisme théologique ou fatalisme, lorsqu'on suppose la
volonté subissant l'influence divine d'une manière nécessaire ; - b) déterminisme
scientifique si on considère l'homme comme soumis aux lois nécessaires de la matière ; -
c) déterminisme soit physiologique, soit - d) psychologique, si l'on regarde l'homme
comme entraîné nécessairement par les conditions de sa nature.

114. - A. Déterminisme théologique. - Cette première forme de déterminisme se


subdivise en plusieurs espèces. Il y a : - 1. le fatalisme que nous trouvons à la base de
certaines religions, qui fut comme le dogme fondamental de la religion grecque, et qui
l'est encore aujourd'hui chez les Musulmans. Dans ce système, les hommes sont menés
par une force aveugle, inexorable, appelée le Destin (lat. fatum, d'où le nom de fataliste)
dont ils ne peuvent prévoir ni changer les effets. On n'échappe pas à sa destinée, tout ce
qui doit arriver arrivera. « C'était écrit», disent les disciples de Mahomet ; d'où il suit que
tout effort devient inutile, et que le parti le plus sage c'est de s'abandonner à son sort ; - 2.
le fatalisme panthéistique. Toute doctrine panthéiste doit nécessairement aboutir au
fatalisme. Il est clair, en effet, que si Dieu est l'unique substance, si tout est Dieu, il n'y a
plus de place pour le libre arbitre, car Dieu est l'être nécessaire et il ne peut y avoir en lui
rien de contingent ; - 3. le fatalisme théologique ou prédestinatianisme. La destinée de
tous les hommes, des méchants comme des bons, est fixée d'avance par le choix»de la
volonté divine qu'aucun moyen ne saurait changer. D'autre part, l'homme est incapable de
faire le bien sans la grâce, et la grâce est un don purement gratuit. Nous ne sommes donc
pas libres de faire notre destinée comme nous voudrions ; nous devons l'accepter, comme
Dieu l'a décrété.

Réfutation. - 1. Il apparaît tout de suite que le fatalisme mahométan ,en détachant les
effets des causes, en proclamant que les effets arrivent nécessairement, même en dehors
des causes qui les produisent, et qu'il n'y a pas d'intérêt à fuir le danger, s'il est écrit qu'on
doit en être victime, est un système absurde et tout à fait irrationnel. - 2. Le fatalisme
panthéistique n'est pas plus soutenable. Il ne faut pas observer longtemps le monde pour
y découvrir partout des choses qui commencent, qui se transforment et évoluent sans
cesse : c'est donc que le monde est contingent, puisque tout changement est incompatible
avec l'idée d'être nécessaire. - 3. Les difficultés soulevées par les prédestinatiens
(LUTHER, CALVIN), ont déjà été réfutées à propos de la prescience divine (N° 72). Il est
vrai que nos actes sont prévus et prédéterminés par Dieu, mais ils le sont avec leur nature,
c'est-à-dire que nos actes libres sont prévus et déterminés comme libres ; il est vrai encore
que l'homme ne peut rien sans la grâce et que la grâce est un don purement gratuit, mais
Dieu ne refuse sa grâce à personne et il appartient à la volonté de l'homme d'accepter ou
de rejeter ce secours que Dieu met à sa disposition.

115. - B. Déterminisme scientifique. - Le déterminisme scientifique est le déterminisme


à la mode. Il invoque deux principes de la science (fui, d'après lui, ne peuvent être
contestés : le déterminisme universel et le principe de la conservation de l'énergie. - 1.
Déterminisme universel. Tout dans le monde obéit au déterminisme, c'est-à-dire à une loi
d'après laquelle tous les phénomènes seraient reliés entre eux par des rapports
nécessaires, tous les événements, tous nos actes dérivant d'autres faits, comme des effets
sortent de leurs causes. Le déterminisme est d'ailleurs une condition de la science :
celle-ci, en effet, dans l'hypothèse du libre arbitre, ne pourrait plus établir ses lois.

2. Conservation de l'énergie. D'après ce principe, la quantité d'énergie qui est dans le


monde, reste constante; elle se transforme, mais elle n'augmente ni ne diminue. Il s'ensuit
que nos déterminations, qui nous semblent libres, ne sont, en réalité, qu'un nouvel état des
forces qui sont en nous et qui se transforment selon une loi nécessaire et absolue. - Le
déterminisme scientifique fait partie de la doctrine matérialiste qui, ne voyant dans le
monde qu'une soûle substance, la matière, prétend que tous les phénomènes sont régis par
les lois de la mécanique.

Réfutation.- 1. Dire que lé déterminisme, que nous constatons dans le monde, est une
règle universelle, c'est affirmer une chose qu'on aurait bien de la peine à démontrer. De ce
que le déterminisme des lois paraît régir tous les phénomènes d'ordre physique, est-on en
droit de conclure qu'il s'applique également au monde de l'esprit? Il est d'autant moins
permis de le faire que les deux ordres de faits n'ont rien de commun entre eux et que ce
qui est vrai pour l'un, peut ne pas l'être pour l'autre. - D'autre part, est-il vrai que le libre
arbitre s'oppose à la science, c'est-à-dire à la détermination des lois ? En aucune manière.
La loi dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les mômes
circonstances. Or, que ma volonté modifie les circonstances, qu'elle fasse par exemple,
dévier un mouvement de sa direction normale, il est clair que, en dépit de mon
intervention, la loi reste la même, bien que dans la circonstance elle n'ait pas son
application et que la cause ne soit pas suivie de son effet. La science n'a donc rien à
craindre du libre arbitre et peut continuer d'établir les lois qui régissent le monde
matériel. - 2. Ce qui vient d'être dit du déterminisme des lois, vaut pour le principe de la
conservation de l'énergie. Les déterministes ne peuvent pas démontrer que ce principe,
qui s'applique aux forces de la nature, est également valable pour la volonté. Du reste, à
supposer que nos déterminations soient des transformations des forces qui sont en nous,
notre volonté n'en est pas moins libre de diriger ces forces dans un sens ou dans l'autre, et
cela suffit à constituer la liberté.

116. - C. Déterminisme physiologique. - D'après le physiologique, nos actes que nous


croyons libres, sont, en réalité, la résultante de causes physiques telles que le milieu, le
climat, le tempérament, et tout ce qui fait le caractère de chaque individu. La chose est si
vraie que, si nous connaissions le caractère d'un homme et les circonstances dans
lesquelles il se trouve, nous pourrions toujours prévoir le parti qu'il prendra.

Réfutation. - Sans doute, le tempérament, le caractère, les circonstances de temps et de


lieu sont des facteurs très importants qui ont une grande influence sur nos déterminations,
mais ils ne rendent pas compte de tous nos actes. La preuve en est qu'il nous arrive assez
souvent d'agir différemment dans des circonstances identiques. La pré visibilité ne saurait
jamais être que relative, car le caractère change et c'est justement à la volonté qu'il
appartient de le modifier. Dans l'hypothèse du déterminisme physiologique, la vertu se
confondrait avec un heureux tempérament. N'est-il pas vrai, au contraire, et d'expérience
quotidienne, que l'éducation redresse le caractère et que, selon le mot de BOSSUET, une
âme généreuse est maîtresse du corps qu'elle anime?

117. - D. Déterminisme psychologique. - Le déterminisme psychologique prétend que


nos décisions sont toujours déterminées par le motif le plus fort, non pas évidemment par
le motif qui a la plus grande valeur morale, par le devoir, par le plus grand bien en soi,
mais par le motif qui exerce le plus d'attrait sur nous, sur notre intelligence et surtout sur
notre sensibilité. C'est ainsi que l'égoïste se laisse guider par son intérêt, l'avare par
l'amour de son trésor, l'ambitieux par ses rêves de gloire.

Réfutation. - II n'est pas vrai que nos déterminations soient toujours prises par le motif
qui exerce sur nous l'attrait le plus puissant. Bien souvent, au contraire, l'homme résiste à
ses tendances, préfère le sacrifice au plaisir: l'égoïste n'agit pas toujours en égoïste,
l'avare en avare... Naturellement, le motif qui entraîne notre volonté est le plus fort, mais
il s'agit de savoir si c'est le plus fort qui a été choisi ou s'il est le plus fort parce que la
volonté l'a choisi.
Conclusion. - Aucun des systèmes que nous venons d'exposer rapidement, n'infirme les
preuves de l'existence du libre arbitre. Nous pouvons donc conclure que Dieu a doté l'âme
humaine de la noble prérogative de pouvoir choisir entre le bien et le mal et d'être la
maîtresse de sa destinée. Mais, écrit Paul JANET (La Morale), « l'homme n'est vraiment
libre que lorsqu'il s'est affranchi non seulement du joug des choses extérieures, mais
encore du joug de ses passions. Tout le monde reconnaît que celui qui obéit à ses désirs
d'une manière aveugle n'est pas maître de lui-même, qu'il est l'esclave de son corps, de
ses sens, de ses désirs et de ses craintes... Dans ce sens n'est pas comprise la puissance de
faire le bien ou le mal et de choisir entre l'un, et l'autre. Au contraire, faire le mal, c'est
cesser d'être libre, et faire le bien, c'est l'être en effet. »

BIBLIOGRAPHIE. - Voir chap. suivant.

Chapitre II. - Origine et Destinée de l'homme. - Unité de l'Espèce humaine. -


Antiquité de l'homme.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.

118. - Après avoir établi la nature de l'homme» l'apologiste doit en rechercher l’origine
et la destinée : deux questions, la seconde surtout, qui sont d'un intérêt capital pour la
morale et la religion. Il y a lieu également de se demander si tous les hommes
appartiennent à la même famille et sortent d'un tronc unique, et à quelle date il faut
reporter l'apparition du premier homme. D'où quatre articles : 1° Origine ; 2° Destinée de
l'homme ; 3° Unité de l'espèce humaine ; 4° Antiquité de l'homme.

Art. I. - Origine de l'homme.

119. - État de la question. - En étudiant sa nature, nous avons vu que l'homme est
composé d'une double substance : l'une, spirituelle, qui s'appelle l'âme ; l'autre,
matérielle, qui s'appelle le corps. Il en résulte que la question de l'origine de l'homme se
subdivise en deux points : 1° l’origine de l’âme ; 2° l’origine du corps.

Évidemment, pour le matérialiste, le problème ne se présente pas sous le même aspect.


N'admettant dans l'homme qu'une substance, faisant de l'homme un animal perfectionné,
il n'a pas à se poser la question de l'origine de l'âme, puisque, pour lui, l'âme n'existe pas,
tout au moins comme principe distinct : il lui suffit de rechercher l'origine du corps. Pour
prouver sa thèse, il doit donc nous présenter les êtres de transition, intermédiaires entre
l'animal et l'homme, et nous démontrer, documents en main, que le corps de l'animal a
évolué, qu'il s'est transformé peu à peu pour aboutir à la forme humaine. Il l'a tenté en
effet ; nous verrons plus loin si ses efforts ont été couronnés de succès.
120. - 1° Origine de l'âme. - L'âme, avons-nous dit, est un principe spirituel, distinct du
corps, n'en dépendant que d'une manière toute relative et accidentelle, et pouvant
subsister sans lui. Or l'origine d'une substance doit répondre à sa nature. Étant simple et
immatérielle, elle ne peut être produite par le corps, qui est une substance composée et
matérielle, car il n'y aurait pas proportion entre la cause et l'effet. L'âme ne peut pas sortir
davantage de l'âme des parents, car celle-ci, du fait qu'elle est également simple et
spirituelle, ne saurait se diviser : ce qui est simple ne se fractionne pas. Reste donc que
l'âme soit directement l'œuvre de Dieu et vienne à l'existence par création. Il n'en va pas
ainsi de l'âme de l'animal. Celle-ci en effet dépend totalement du corps et par conséquent,
doit être produite comme lui, c'est-à-dire par voie de génération.

121. - 2° Origine du corps. - A propos de l'origine du corps, la question qui se pose est
la suivante. Le corps du premier homme, considéré indépendamment de son âme, a-t-il
été créé directement par Dieu, ou est-il le fruit de l’évolution, auquel cas le corps de
l'animal se serait élevé, par étapes successives, à la forme humaine?
Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette question n'est 'pas définie par l'Église, et
que, de ce fait, une certaine latitude est laissée aux apologistes catholiques. Sans doute, il
est dit au chapitre n dp la Genèse que « Dieu forma l'homme du limon de la terre et lui
souffla dans ses narines un souffle de vie » et qu'il forma la femme d'une des côtes
d'Adam (v. 7, 21, 22). Il est vrai encore que la plupart des Pères de l'Église ont interprété
ces paroles dans le sens obvie d'une création directe de Dieu, et que, conformément à
cette opinion traditionnelle, l'Eglise réprouve comme téméraire la théorie des
évolutionnistes catholiques, selon laquelle Dieu se serait borné à prendre le corps de
l'animal le plus perfectionné et à lui infuser une âme humaine. Mais il y a une autre
doctrine évolutionniste plus mitigée, qui ne semble pas inconciliable avec l'opinion
traditionnelle de l'Eglise et avec les idées de saint AUGUSTIN (Traité sur la Genèse, l. VII,
c. XXIV) et de saint THOMAS (II-Ia q. 91, 2, ad 4) : c'est celle qui professe que Dieu, pour
créer l'homme, se serait servi d'un corps déjà organisé auquel il aurait fait un certain
nombre de retouches et ajouté quelques perfections avant d'y introduire l'âme. Le limon
dont parle la Genèse aurait donc été, dans cette hypothèse, un organisme préparé peu à
peu par un long travail d'évolution, et mis au point par une nouvelle intervention directe
de Dieu.
Cette remarque faite, voyons, en nous plaçant sur le seul terrain scientifique-, ce que
valent les arguments de la thèse matérialiste.

122.- Théorie matérialiste.-A. Ses arguments. - Pour prouver que l'homme sort de
l'animal par voie d'évolution, qu'il n'est pas un être à part, qu'il est tout simplement un
animal perfectionné, les matérialistes invoquent un triple argument : - a) l'évolution
disent-ils, est la loi générale qui gouverne le monde. Le système de LAPLACE la suppose
comme une hypothèse nécessaire pour expliquer la formation du monde physique.
L'évolution est également admise, du moins d'une manière générale, pour rendre compte
des espèces végétales et animales. Mais, s'il en est ainsi pourquoi l'homme seul ferait-il
exception et échapperait-il à la loi générale ?
b) Les ressemblances qu'il y a entre l'homme et l'animal indiquent leur parenté et leur
origine commune. En examinant l'homme, au point de vue de son organisation corporelle
(anatomie) et au point de vue de ses fonctions vitales (physiologie), les naturalistes le
rangent parmi les mammifères, dans l'ordre supérieur des Primates. Même au-dessus des
autres animaux par la perfection de ses organes et de leurs fonctions, il reste cependant
par tous ses caractères généraux l'un d'entre eux. « Dans cotte hiérarchie des êtres, dit M.
Charles RICHET, l'homme est au premier rang, mais il n'est pas hors rang. Mêmes
organes, mêmes appareils, mêmes fonctions, même naissance, même vie, même mort. »
II serait donc assez étrange, concluent les matérialistes, que Dieu aurait fait de l'homme
l'objet d'une création à part, pour le former sur le même plan et le même modèle que les
animaux.
c) Les matérialistes veulent en outre prouver la descendance animale de l'homme par
l'histoire, ou plutôt, la préhistoire. Si l'homme a pour ancêtre un animal quelconque, le
singe ou le kangourou, la paléontologie doit retrouver, parmi les fossiles, les êtres de
transition qui, conformément à la loi de l'évolution, auraient marqué le passage entre le
point de départ et le point d'arrivée. Ces formes transitoires existent-elles? A plusieurs
reprises, les matérialistes l'ont pensé. Voici, du reste, en suivant, l'ordre de leur
découverte, les principaux fossiles dans lesquels ils ont cru retrouver le précurseur de
l'homme : - 1. le crâne de Neandertal, en Prusse Rhénane (1856), le crâne de Gibraltar
(1866), les deux squelettes de Spy, en Belgique (1886) ; les fameux ossements (fragments
de crâne, fémur et quelques dents) retrouvés dans l'île de Java par le docteur DUBOIS et
baptisés par lui du nom de Pithécanthrope de Java (1895) ; dix à douze crânes et
squelettes humains, de l'abri de Krapina, en Croatie (1899) ; -2. plus récemment, la
mâchoire de Mauer, près de Heidelberg, et celle de Piltdown, en Angleterre (1907) ; les
squelettes de la chapelle-aux- Saints, en Corrèze, de Moustier, en Dordogne (1908) ; les
deux squelettes de la Ferrassie, en Dordogne, l'un d'homme, l'autre de femme (1909) ; le
crâne de la Rhodésie, dans l'Afrique du Sud (1921). Tous ces fossiles sont des
représentants des deux plus anciennes races connues : la race chelléenne et la race
moustérienne dont les types les plus caractéristiques sont, pour la première, le
Pithécanthrope de Java et le crâne de la Rhodésie, et pour la seconde, le crâne de
Neandertal et l'homme de la Chapelle-aux-Saints. Or, les fossiles paraissent, aux yeux des
transformistes, présenter les caractères réclamés par leur théorie : le crâne fuyant,
prolongé en avant par des arcades sourcilières très saillantes, extrême petitesse de l'angle
facial (V. note 4, p. 117), grand développement de la face qui se termine en museau, nez
large et profondément enfoncé, réduction ou même inexistence du menton, bref, tout un
ensemble qui rapproche de la forme pithécoïde (singe) ; d'autre part, des bras, des jambes,
des mains, des doigts qui tiennent de l'homme par leurs dimensions. Tel est, disent les
transformistes, l'être intermédiaire ; en tout cas, si ce n'est pas lui, rien ne nous empêche
de conjecturer qu'il peut avoir existé à l'époque tertiaire et que les paléontologistes l'y
retrouveront un jour.
D'ailleurs, ajoutent-ils, il n'est même pas besoin de recourir au passé pour découvrir les
échelons intermédiaires entre l'homme et l'animal. D'une part, le sauvage actuel est un
témoin vivant de ce type primitif: il lui ressemble par sa structure physique et il n'est
guère supérieur à l'animal, ni par son intelligence ni par sa moralité. D'autre part, l'enfant,
dans sa lente évolution, reproduit toutes les phases de transition qu'a dû traverser
l'intelligence humaine avant de sortir complètement de l'animalité.

123. - B. Ce que valent les arguments matérialistes. - Reprenons les arguments


matérialistes et voyons ce qu'ils valent. - a) l'évolution, disent les matérialistes, est
partout ou elle n'est nulle part. Or il est difficile de contester qu'elle existe, au moins dans
le monde physique. Donc elle s'étend à tous les êtres, sans qu'il y ait lieu de faire
d'exception pour l'homme. C'est là un argument que les fixistes n'ont pas de peine à rétor-
quer. « Si l'évolution, disent-ils, est la loi qui régit la vie dans la plus large acception du
mot, la vie végétale comme la vie animale, elle ne peut être qu'une 1 loi générale
embrassant fous les êtres qui ont habité ou qui habitent le globe, s'étendant à tous les
temps et à toutes les régions. Or, dans les temps actuels comme dans les temps
préhistoriques, aussi haut que nous puissions remonter, nous ne voyons aucune trace de
l'évolution, aucune espèce, aucun genre, aucun ordre en voie de formation, et nous
pouvons dire que les espèces quaternaires, qui ont encore des représentants parmi nous,
n'ont pas éprouvé de modification organique qui autorise l'idée d'une transformation du
type spécifique.» En d'autres termes, si l'évolution est une loi générale qui s'applique à
tous les temps et à tous les êtres, les transformistes devraient être en mesure de nous
fournir des exemples actuels d'animaux en train d'évoluer, de singes, - si les singes sont
nos ancêtres, - en voie de devenir hommes. On ne peut donc pas dire que l'évolution est la
loi générale qui gouverne le monde, et pas davantage, que la théorie du transformisme
soit établie scientifiquement (V. N° 94 et 95).
b) Les ressemblances entre l'homme et l'animal, dont les matérialistes font grand état,
sont singulièrement contrebalancées par les divergences sur lesquelles ils insistent moins.
Si l'on compare le corps de l'homme, avec celui du singe, par exemple, il y a des
différences essentielles : l'attitude verticale propre à l'homme, l'existence de deux mains
seulement, l'angle facial, qui, dans la race humaine, flotte entre 70 et 90°, tandis qu'il
n'atteint chez le singe qu'un maximum de 50° - sans parler des facultés de l'âme, raison et
liberté, qui mettent un abîme entre les deux. Par ailleurs, comment expliquer, dans
l'hypothèse de la descendance animale de l'homme, que l'animal soit supérieur à l'homme
par ses organes des sens (ex : odorat du chien), quand la sélection naturelle aurait dû
développer chez l'homme les qualités qui existaient déjà chez l'animal? Pourquoi
l'homme a-t-il été jeté nu sur la terre nue, nudus in nuda humo, comme dit PLINE
L'ANCIEN? Si les poils étaient pour l'animal un précieux avantage pour le garantir du
froid, n'auraient-ils pas pu rendre le même service à l'homme? Ainsi, tandis que l'animal
porte en soi des armes de défense qui lui permettent de lutter contre ses adversaires,
l'homme en est réduit à les chercher dans les forces de la nature. Donc, même à ne con-
sidérer que le corps, la 'parenté directe entre l'homme et l'animal n'existe pas.
c) Quant aux formes de transition, invoquées par les évolutionnistes matérialistes, il est
permis de dire que la paléontologie n'a pas encore fait jusqu'ici de découvertes bien
concluantes. HUXLEY, dont le témoignage ne saurait être suspect, n'a-t-il pas dit, à propos
des ossements trouvés à Neandertal, qu'ils « ne peuvent être considérés comme ceux d'un
intermédiaire entre l'homme et le singe ?» Les autres documents paléontologiques qui
nous restent, ont souvent d'ailleurs une valeur douteuse : ainsi il est bien difficile de dire
si les ossements qu'on a attribués au pithécanthrope de Java, ont réellement appartenu au
même individu. « Au surplus, les squelettes, nous dit M. BONNIER (L'enchaînement des
organismes), ainsi que plusieurs crânes humains des dépôts quaternaires les plus anciens,
indiquent des races humaines évidemment supérieures aux plus dégradées de celles qui
sont actuellement vivantes. »
Cela nous amène à envisager le cas du sauvage qui, dans l'hypothèse matérialiste, serait
aujourd'hui encore, un représentant de la forme intermédiaire entre l'animal et l'homme.
Les évolutionnistes prétendent qu'il y a moins de distance entre l'animal et le sauvage ?
qu'entre-le sauvage et l'homme civilisé. C'est là une assertion dont l'absurdité est mani-
feste, car il est incontestable qu'entre le sauvage et le civilisé il n'y a aucune différence de
nature, et que seul le développement diffère. Le sauvage, tout sauvage qu'il est, reste
homme dans toute la force du terme, c'est-à-dire doué d'une âme raisonnable qui le rend
apte au progrès, alors que l'animal, même dressé, ne devient jamais capable de penser, de
raisonner, d'inventer, etc. Sans doute, l'intelligence des sauvages est inférieure parce
qu'elle n'est pas cultivée, mais elle ne représente pas un moyen terme entre l'intelligence
du civilisé et l'instinct de l'animal.
Nous pouvons en dire autant de l'enfant. L'évolution, par laquelle il passe, avant de
devenir homme, ne répète nullement les phases qu'aurait traversées l'humanité ; il ne faut
pas considérer l'enfant comme s'il était simple animal d'abord, et s'élevait peu à peu à la
forme humaine. L'enfant obéit seulement aux lois du développement qui régissent la
nature de l'homme.

Conclusion. - De ce qui précède il ressort que, dans l'état actuel de la science, les
matérialistes ne peuvent apporter aucune preuve de la descendance animale de l'homme. -
1. Au point de vue de l'âme, il y a une démarcation radicale entre l'homme et la brute ; le
passage de l'un à l'autre n'a pu se faire, car l'évolution développe bien ce qui existe déjà,
mais ne crée pas ce qui n'est pas en germe. - 2. Au point de vue du corps, l'hypothèse
évolutionniste n'est aucunement vérifiée. Tous les squelettes humains que renferment nos
musées appartiennent à la même humanité que la nôtre ; l'homme a fait son apparition sur
la terre avec tous les caractères qui le distinguent aujourd'hui et le séparent de l'animal.
Que si les recherches scientifiques démontrent un jour le contraire, l'Église sera la
première à adopter une solution qu'elle n'a jamais combattue officiellement.

Art. II. - Destinée de l'homme. Immortalité de l'âme

124. - 1° Importance de la question. - La question de la destinée de l'homme n'offre pas


moins d'intérêt pour l'apologiste que celle de son origine, car, plus encore que belle-ci,
elle est grosse de conséquences. « Toutes nos actions et nos pensées, dit PASCAL, doivent
prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non,
qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la
vue de ce point, qui doit être notre dernier objet... Notre premier intérêt et notre premier
devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite... Je trouve bon
qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic, mais ceci ! Il importe à toute la vie de
savoir si l'âme est mortelle ou immortelle. » (Pensées, art. IX et art. XXIV, 17).

125. - 2° Définition de l'immortalité. - Que faut-il entendre d'abord par l’immortalité ?


Évidemment il faut écarter : - 1. la conception des positivistes pour qui « l'immortalité
réside tout entière dans les suites que peuvent avoir nos actes pour l'avenir et le bonheur
de l'espèce » (H. SPENCER), OU encore dans le long souvenir que nous laisserons dans la
postérité ; - 2. la conception panthéiste qui considère l'âme comme une parcelle de la
divinité, appelée à rentrer un jour dans le Grand Tout dont elle a été momentanément
détachée, et à se confondre avec lui en perdant sa propre personnalité.
L'immortalité, comme les spiritualistes chrétiens l'entendent, c'est la survivance de l'âme
qui, à sa séparation d'avec le corps, continue de vivre de sa vie propre, gardant ses
facultés supérieures, son identité, le souvenir de son passé et le sentiment de sa
responsabilité. D'une immortalité ainsi comprise, nous allons voir quelles sont les
preuves.

126. - 3° Preuves de l'immortalité de l'âme. - Trois arguments nous démontrent


l'immortalité de l'âme : un argument métaphysique, un argument psychologique et un
argument moral.

A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. - L'immortalité de l'âme découle de sa nature,


c'est-à-dire de la double propriété qu'elle a d'être une substance simple et spirituelle - 1.
Etant simple, -non composée de parties, - elle ne peut pas périr par décomposition, à la
manière des corps matériels, dont la mort consiste précisément dans la dissolution des
éléments qui les composent. - 2. Etant spirituelle, - ne dépendant pas essentiellement du
corps, - elle ne saurait être entraînée dans la destruction de celui-ci, vu qu'elle a tout ce
qu'il lui faut pour pouvoir lui survivre. Il est vrai que l'âme humaine, comme toutes les
créatures, est contingente : de même qu'elle aurait pu ne pas exister, de même elle
pourrait être annihilée. Mais la raison démontre qu'urne telle annihilation répugne aux
attributs de Dieu, en particulier à sa bonté et à sa justice, comme nous allons le voir dans
les deux arguments qui suivent.

B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. - II doit y avoir équation entre les penchants


naturels d'un être ci les moyens de les satisfaire, autrement, cet être serait mal fait, et la
«sagesse et la bonté de Dieu seraient en défaut. Or les aspirations de l'homme réclament
l'immortalité de son âme. Son cœur en effet est plein d'un immense désir de bonheur et
soupire après une vie où il puisse connaître le vrai, contempler le beau et aimer le bien. Il
est évident, par ailleurs, qu'il ne rencontre ici-bas que vérités incomplètes, imperfections
et joies éphémères. Il faut donc une autre vie où l'âme étanche sa soif de bonheur, et une
vie sauf fin, car on ne peut jouir pleinement d'un bien qu'autant qu'il n'y a pas crainte de
le perdre un jour. Il faut que Dieu qui a mis dans notre âme le besoin d'infini, en même
temps que le sentiment de ne l'atteindre jamais dans cette vie, nous réserve un avenir où il
y ait proportion entre nos désirs et les moyens de les réaliser ; sinon, l'homme, qui est
l'être le plus parfait de la terre, serait aussi le plus malheureux : au lieu que l'animal
trouve les jouissances que réclame son instinct, lui seul serait condamné par sa nature à
poursuivre une fin à laquelle il lui serait impossible de parvenir.

C. ARGUMENT MORAL. - L'immortalité de l'âme est une condition de la morale. Il est


conforme, en effet, à la justice de Dieu que chacun reçoive selon ses œuvres, que le bien
soit récompensé, et le vice puni. Or il est assez évident que dans la vie présente cet ordre
n'est pas toujours observé ; il n'est pas rare que la force prime le droit et que le vice
l'emporte sur la vertu. C'est là assurément une situation injuste et anormale que Dieu ne
peut tolérer que passagèrement. Il faut donc admettre que Dieu ne dit pas son dernier mot
ici-bas, qu'il attend une autre vie où il fera les compensations nécessaires et où chacun
recevra selon son mérite. Pour cela, l'âme humaine doit être immortelle et garder sa vie
individuelle, consciente de son passé, de ses fautes comme de ses vertus.

D. CONSENTEMENT UNIVERSEL. - Aux preuves qui précèdent, la croyance de tous les


peuples peut être ajoutée comme un confirmatur. Nous trouvons des traces de la croyance
à l'immortalité de l'âme dans tous les temps et dans tous les pays. Que le séjour des bons
s'appelle Ciel ou Elysée ; le séjour des méchants, Enfer ou Tartare, c'est toujours de la
même foi à une survie des âmes qu'il est question. Les cérémonies funèbres, le culte des
morts, les prières en leur faveur, n'auraient guère de sens en dehors de la croyance à
l'immortalité de l'âme. Ajoutons enfin que cette croyance n'est pas un fruit de la
civilisation, car elle se retrouve aussi bien chez les peuples sauvages : « Quelle que soit la
dégradation de certaines peuplades sauvages, dit LIVINGSTONE, il est deux choses qu'on
n'a pas besoin de leur enseigner, c'est l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. »

Art. III. - Unité de l'espèce humaine.

127. - État de la question. - Tous les hommes qui composent l'humanité ont-ils une
descendance commune et appartiennent-ils à la même espèce? Voilà bien une question
qu'il importe de résoudre, car le monogénisme, c'est-à-dire la provenance de tous les
hommes d'un couple unique, est impliqué dans les dogmes du péché originel et de la
rédemption, qui sont à la base de la religion chrétienne. Il s'agit donc de savoir si la
science est en opposition ou s'accorde avec la foi qui, s'appuyant sur l'Écriture, affirme
que le genre humain tout entier est issu d'un seul homme, Adam, et d'une seule femme,
Eve.
Le monogénisme a été nié, au XVIIe siècle, par un gentilhomme protestant, DELÀ
PEYRÈRE, qui, se figurant que les hommes dont la Genèse rapporte la création au VIe jour
(Gen., i, 26 et suiv.), n'étaient pas les mêmes qu'Adam et Eve dont il n'est parlé qu'au
chapitre n, crut qu'il y avait eu deux créations, et partant, deux espèces : la première, les
Préadamites d'où seraient venus les Gentils, la seconde, les Adamites d'où seraient issus
les Juifs. Cette opinion qui s'appuie uniquement sur une fausse interprétation de la Bible,
et qui fut rétractée par son auteur, lorsqu'il passa au catholicisme, fut reprise par les
philosophes du XVIIe siècle, au nom de la science et de la raison. Mais depuis que DE
QUATREFAGES a accumulé, dans son ouvrage l’Espèce humaine, les faits et les preuves
qui démontrent lé monogénisme, la question est résolue dans ce sens. Nous allons, du
reste, passer rapidement en revue les arguments des polygénistes, et nous verrons
comment les monogénistes y répondent.

128. - 1° Arguments des polygénistes. - Si l'on compare les différents groupes humains
et que l'on considère les principaux caractères morphologiques qui les distinguent, tels
que la couleur de la peau, la nature des cheveux, la conformation du crâne et de la face,
l'angle facial, l'on peut partager l'humanité en trois types fondamentaux : le type blanc ou
caucasien, le type jaune ou mongolique, le type nègre ou éthiopique. - a) La race blanche
se caractérise par la couleur blanche de la peau, par les cheveux soyeux, lisses ou
bouclés», par un crâne bien développé, un front large et élevé, par des arcades
sourcilières peu saillantes, par l'ouverture des yeux horizontale, le nez droit, le menton
non fuyant et par un angle facial voisin de 90°. Cette race que nous trouvons en Europe,
au nord de l'Afrique et de l'Amérique et dans une partie du sud-ouest de l'Asie, comprend
42 % de la population totale du globe. - b) La race jaune se distingue par la couleur
jaune, les cheveux raides, le crâne brachycéphale c'est-à-dire court d'avant en arrière, la
face large, les pommettes saillantes, les yeux obliques et étroits, le nez plus large que
chez le blanc, mais non aplati, comme chez le nègre, un angle facial un peu plus petit que
chez le blanc. La race jaune qui occupe presque toute l'Asie, sauf le sud-ouest, représente
44 % de l'humanité. - c) La race nègre se caractérise par la couleur, qui va du brun foncé
jusqu'au noir le plus pur, les cheveux laineux, le crâne dolichocéphale c'est-à-dire allongé
d'avant en arrière, le front étroit et fuyant, les arcades sourcilières saillantes, les yeux
grands et noirs, le nez court et aplati, lés mâchoires prognathes (du grec pro, en avant et
gnathos, mâchoires) c'est-à-dire projetées en avant et terminées par des lèvres épaisses, ce
qui rend le menton fuyant, par un angle facial qui descend quelquefois à 70°. La race
nègre qui peuple l'Afrique, sauf le Nord, les îles africaines méridionales, Madagascar,
quelques îlots asiatiques, l'Australie et la Mélanésie, et qui se trouve disséminée en
Amérique, compte 12 % de l'espèce humaine. - L'on pourrait ajouter à ces trois types
principaux les races mixtes, comprenant des groupes aux caractères mélangés, tels que les
Peaux-rouges qui sont dispersés dans toute l'Amérique et forment 1 ou 2 % de l'humanité.
Ainsi, les polygénistes, insistant sur les différences qui caractérisent les trois types que
nous venons de passer en revue, concluent que l'humanité n'a pas une descendance
commune et se rattache à plusieurs ancêtres.

129. - 2° Preuves du monogénisme. - Les partisans du monogénisme prouvent l'unité de


l'espèce humaine par un double argument. - a) Ils montrent d'abord que les différences
invoquées par les polygénistes ne sont pas telles qu'elles constituent des espèces
différentes, mais seulement des races distinctes : c'est la preuve indirecte ou négative. - b)
Puis ils établissent que les ressemblances entre les races appellent l'unité de l'espèce :
c'est la preuve directe et positive.

A. PREUVE INDIRECTE. - Aucun des traits qui différencient les trois types ci-dessus
mentionnés, ne peut être considéré comme constituant une divergence essentielle entre
eux, d'autant plus qu'il y a des différences plus grandes entre certaines races d'animaux
dont on ne conteste pas l'unité d'espèce.
Les polygénistes invoquent : - 1. la couleur. Or tout le monde sait que la coloration de la
peau résulte de l'influence du milieu et du régime, et qu'elle dépend de la couche de
pigment qui se trouve entre le derme et l'épiderme, couche qui s'épaissit et brunit au soleil
; - 2. la nature des cheveux. Quelle que soit leur couleur ou leur forme, leur nature est la
môme dans toutes les races ; les cheveux restent toujours des cheveux. Les variations
sont plus grandes chez certains animaux, par exemple, chez les moutons qui perdent leur
toison en Afrique pour se couvrir d'un poil court et lisse ; - 3. les différences
anatomiques, en ce qui concerne surtout là conformation du crâne et de la tête. Or il y a
pou de différence entre les races sous le rapport de la capacité crânienne : le poids moyen
du cerveau des hommes blancs dépasse un peu 1400 grammes tandis qu'il atteint à peine
1250 grammes chez les nègres ; encore faut-il ajouter que bien des cerveaux de blancs
dont l'intelligence est incontestée, comme celui de Gambetta, s'abaisse au-dessous de
celui des nègres. Combien moins grandes sont ces différences si on les compare à celles
qui existent dans certaines races animales telles que le bouledogue, le lévrier et le barbet!
La différence dans la conformation de la tête, -crâne brachycéphale (court et large) chez
les blancs; dolichocéphale (allongé d'avant en arrière) chez les nègres, l'allongement de la
face qui distingue les orthognathes des prognathes,- n'a pas davantage une valeur absolue,
car il est facile de constater qu'il existe des dolichocéphales et des prognathes dans toutes
les races. L'on pourrait encore alléguer la différence dans la taille : il y a des Patagons qui
mesurent environ deux mètres tandis que des Bochimans ont à peine un mètre ; mais
combien cet écart est moins grand que parmi certaines races d'animaux! le chien épagneul
n'a que les 2/10 de la taille du Saint-Bernard. - 4. h'angle facial varie à peine de 20°
parmi les races humaines tandis qu'il descend brusquement à 40° chez les singes.
Les polygénistes objectent encore la diversité des langues dont certaines paraissent
n'avoir aucune racine commune. S'il en était ainsi, -- et plusieurs philologues distingués
comme Max Muller le contestent, - l'on pourrait seulement en conclure que la langue
primitive unique aurait disparu sans laisser partout de traces.

B. PREUVE DIRECTE. - Les différences entre les races ne dressent pas entre elles une
barrière infranchissable. Il y a plus. Leur communauté d'origine ressort de leurs
ressemblances : - 1. Ressemblances anatomiques. « Plus on étudie, dit DE QUATREFAGES,
et plus on s'assure que chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu'au plus
petit, porte avec lui dans sa forme et dans ses proportions, un certificat d'origine
impossible à méconnaître ». - 2. 'Ressemblances physiologiques. Tant au point de vue de
la vie de l'individu que de la conservation de l'espèce, les races sont identiques et
diffèrent notablement des animaux. De plus, l'interfécondité des races est le signe le plus
évident de l'unité de l'espèce.- 3. Ressemblances psychologiques. Si nous considérons les
races, du point de vue intellectuel et moral, il y a sans contredit de notoires différences
dans leur degré de culture et de moralité, mais elles sont loin d'être irréductibles et les
distances peuvent être comblées, plus ou moins vite, par l'éducation : aussi bien ne peut-
on pas observer de pareils écarts entre individus de même race et de même pays? N'y a-t-
il pas, à Paris même, des individus à demi-sauvages à côté de gens de la plus haute
culture? Quoi qu'il en soit du degré de civilisation propre à certains individus et à
certaines races, il est bien certain que tous les hommes sont doués d'intelligence,
capables, par le fait, de penser, de raisonner, de progresser et d'inventer.
Mais, dira-t-on encore, si les hommes actuels paraissent descendre du même couple,
peut-on affirmer la môme chose des hommes qui ont appartenu aux temps
préhistoriques? « Quand on visite les collections préhistoriques, répond à cela le marquis
DE NAPAILLAC, il est impossible de se défendre d'un véritable étonnement en voyant
partout les mêmes formes, les mêmes procédés de travail, et cela chez des populations
sans communication entre elles, séparées par des océans ou par des déserts arides. »
Conclusion. - De ce qui précède nous pouvons tirer une double conclusion : - a) Si l'on se
place sur le seul terrain scientifique, l'on constate que tous les hommes sont
morphologiquement et physiologiquement semblables : leur descendance commune est
donc vraisemblable. « En a-t-il été réellement ainsi? ajoute DE QUATREFARGES. N'y a-t-il
eu, en effet, au début, pour chaque espèce animale, qu'une seule et unique paire? Ou bien
plusieurs paires entièrement semblables morphologiquement et physiologiquement, ont-
elles apparu simultanément et successivement? Ce sont là des questions de fait que la
science ne peut ni ne doit aborder, car ni l'expérience ni l'observation ne lui apportent la
moindre donnée pour les résoudre. Mais ce que la science peut affirmer, c'est que les
choses sont comme si chaque espèce (et par conséquent l'espèce humaine) avait eu pour
point de départ une paire primitive unique. » - b) La science ne fait donc pas opposition à
la doctrine de l'Église qui enseigne que tous les hommes descendent d'un seul couple,
qu'ils sont tous frères par l’origine et la nature.

Art. IV. - De l'Antiquité de l'homme.

130. - La foi nous enseigne, - et la science n'y contredit pas, - que l'humanité tout entière
descend d'un couple unique. Une dernière question intéresse l'apologiste : c'est celle de
savoir quand ce couple primitif fit son apparition sur la terre. Quel est sur ce point
l'enseignement de l'Église? Est-il en opposition avec les données de la science?

1° Antiquité de l'homme d'après la Foi. - Pour fixer l'âge de l'humanité, l'Église ne peut
trouver d'autres renseignements que ceux de la Bible qui raconte la création du premier
homme. Malheureusement, « la Bible, dit François LENORMANT, ne donne aucun chiffre
positif au sujet de la naissance du genre humain. Elle n'a pas, en réalité, de chronologie
pour les époques initiales de l'existence de l'homme, ni pour celle qui s'étend de la
création au déluge, ni pour celle qui va du déluge à la vocation d'Abraham. Les dates que
les commentateurs ont prétendu en tirer sont purement arbitraires et n'ont aucune autorité
dogmatique ; elles rentrent dans le domaine de l'hypothèse historique. La chronologie de
la Bible, dont on ne connaît pas le vrai texte, ne se présente à nous que profondément
corrompue... On est forcément amené à refuser tout caractère historique aux chiffres de
durée énoncés dans la Genèse, à l'occasion des patriarches antédiluviens... les nombres
sont aujourd'hui tellement incertains que l'étude vraiment scientifique on est presque
impossible. Les trois recensions du texte canonique : hébreu ou de la Vulgate, des
Septante, Samaritain, offrent entre elles des divergences énormes ; et saint Augustin
n'hésitait pas à reconnaître, comme le fait aujourd'hui la critique, les traces de
remaniements artificiels et systématiques.»
Ainsi, notons ces deux points importants : - a) La Bible ne fournit aucun chiffre sur la
date d'apparition du premier homme ; - b) on ne connaît pas le texte original de la Bible,
et les dates données pour la vie des patriarches antédiluviens varient avec les différentes
versions : il y a donc eu de la part des copistes altération des chiffres. Pour ce double
motif les calculs des exégètes qui ont voulu établir l'âge de l'humanité, présentent de
grands écarts, si bien que la création du premier homme remonterait, selon les uns, à
3.500 ans environ avant Jésus-Christ, à 7.000 ans, selon les autres.
Mais en admettant même que le texte original de la Bible fût connu, il resterait à
démontrer que l'autour inspiré entendait nous donner une chronologie authentique et une
histoire complète du peuple hébreu. Il apparaît, au contraire, que son but essentiel était
d'inculquer aux Juifs des vérités morales et religieuses. Qu'il existe des lacunes dans les
arbres généalogiques des premiers patriarches, la chose paraît vraisemblable, évidente
même, si l'on prend soin de remarquer que les écrivains sacrés comme tous les Orientaux,
se laissèrent guider généralement dans leurs chronologies par une raison
mnémotechnique. Il ne faut pas oublier en effet que les Livres sacrés étaient destinés à
être appris par cœur. Alors pour faciliter le travail de la mémoire, leurs autours
n'hésitaient pas, dans les listes généalogiques, à supprimer des intermédiaires et à grouper
les noms dans des nombres plus commodes à retenir. C'est pour cette raison sans doute
que les patriarches d'avant et d'après le déluge, sont partagés en deux groupes de dix. L'on
peut trouver, d'ailleurs, des exemples analogues, dans des livres où les omissions sont
faciles à contrôler : telle, par exemple, la généalogie de Jésus par saint Matthieu, où trois
noms d'ancêtres les plus connus, Ochozias, Joas et Amazias, sont passés sous silence,
sans doute parce que l'Évangéliste voulait diviser sa liste en trois groupes symétriques de
quelques noms chacun.
Il faut donc conclure que la Bible ne fixe aucune date pour l'apparition du premier
homme. Mais, objectent les adversaires mal intentionnés ou mal informés, comme
Gabriel DE MORTILLET, est-ce que BOSSUET lui-même dans son Discours sur l'Histoire
universelle n'a pas fait remonter la création du monde à 4.000 ans avant Jésus-Christ, date
que certains catéchismes ont répétée et répètent encore? Sans doute, mais ni Bossuet, ni
les catéchismes n'ont jamais émis la prétention de donner cette chronologie comme un
enseignement officiel de l'Église. Et la preuve en est bien que ceux qui font profession
d'exégèse ne se croient nullement liés par une date quelconque, et que l'un des plus
illustres d'entre eux, LE HIE, a pu écrire les paroles suivantes que nous adoptons comme
conclusion. « La chronologie biblique flotte indécise ; c'est aux sciences humaines qu'il
appartient de trouver la date de la création de notre espèce. »

131. - 2° Antiquité de l'homme d'après la Science. - La question de l'antiquité de


l'homme, que l'Église n'a jamais eu la prétention de trancher, est-elle résolue par la
Science? Celle-ci est-elle en mesure de déterminer, au moins d'une manière
approximative, la date à laquelle il faut reporter les débuts de l'humanité ? Avant de
répondre à cette question, demandons-nous de quels éléments d'information la science
dispose pour résoudre le problème. Évidemment l'histoire ne saurait lui apporter sur ce
point aucun renseignement ; celle-ci, remonte en effet, à peine à 2.000 ans avant Jésus-
Christ. Il y a bien encore les monuments et les traditions populaires que l'on rencontre
dans les pays réputés les plus anciens comme la Chine, l'Inde, l'Egypte, la Chaldée. Mais
les monuments datent d'une époque où les nations étaient déjà constituées et ne peuvent
avoir dès lors qu'une antiquité très restreinte, et quant aux traditions populaires, elles
appartiennent plutôt au domaine de la légende qu'à celui de l'histoire ; par exemple, le
chiffre de plus de deux millions que certains lettrés chinois assignent à l'existence de leur
pays ne repose sur aucun fondement, L''histoire n'est donc d'aucune utilité dans la
solution du problème ; tout au plus, peut-elle fixer un minimum au delà duquel la science
doit porter son enquête. L'antiquité de l'homme ne saurait dès lors être déterminée que par
la préhistoire, si tant est qu'elle puisse l'être. Or la science préhistorique est elle-même
très imparfaite pour la bonne raison qu'elle doit faire appel à d'autres sciences telles que
la géologie, la paléontologie, l'archéologie, qui sont incapables de marquer des dates
précises.
Quoi qu'il en soit, il s'agit pour la préhistoire de retrouver les premières traces de l'espèce
humaine et de calculer combien d'années ont pu s'écouler depuis. Or, comme on peut le
voir aisément, le problème une double difficulté. La première c'est que la géologie n'est
jamais sûre d'atteindre les traces du premier homme, et la seconde c'est qu'il n'est guère
possible d'établir de chronologie.
Voici maintenant comment les savants procèdent pour solutionner le problème. Le
premier travail est celui de la géologie. Étudiant les différentes phases par lesquelles la
terre a passé, depuis la formation de son écorce, les géologues distinguent cinq périodes,
de durée plus ou moins longue, désignées, suivant la nature des terrains et leur ordre de
superposition, sous les noms de primitive, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire.
La vie commence à partir de la période primaire, mais c'est seulement dans les terrains
quaternaires que l'on trouve des traces certaines de l'homme ; l'hypothèse de son
apparition à l'époque tertiaire n'a pu être démontrée jusqu'ici. Et il faut entendre par traces
certaines, non seulement les ossements qui sont un témoignage irrécusable de son
existence, mais encore les objets dont on peut garantir qu'ils furent travaillés ou utilisés
par lui : tels sont les silex taillés, les os façonnés en poinçons, en aiguilles et en harpons,
les colliers et les pendeloques qui lui servaient d'ornements. Tous les préhistoriens
s'accordent à dire que les silex de la forme chelléenne, taillés en amande aplatie,
représentent pour le moment les traces les plus anciennes de l'existence de l'homme. En
1867, l'abbé BOURGEOIS, supérieur du petit séminaire de Pontlevoy, découvrira Thenay
(Loir-et-Cher),dans des couches marneuses du miocène, de nombreux éolithes ou silex
éclatés qui lui paraissaient indiquer les traces du travail humain. Mais, en 1878, au
congrès du Trocadéro, la majorité d'une commission scientifique fut d'avis contraire. Il a
été reconnu, depuis, que ces éolithes pouvaient tout aussi bien être le résultat d'agents
naturels et que, par exemple, des silex entraînés par un torrent pouvaient, en
s'entrechoquant, produire les éclatements que l'abbé BOURGEOIS avait pris pour l'œuvre
de l'homme. Il n'y a donc pas de preuve que les débuts de l'humanité doivent être reportés
au tertiaire.

La chronologie doit, par conséquent, jusqu'à preuve du contraire, s'établir à partir de


l'époque quaternaire. Or celle-ci se divise en deux parties : l'époque glaciaire et l'époque
moderne. L'époque glaciaire se subdivise elle-même en trois phases principales
d'avancement suivies d'une période intermédiaire de recul des glaciers. Les restes de
squelettes humains font défaut au commencement de l'ère quaternaire ; par contre, les
plus anciens silex travaillés par l'homme, qu'on a retrouvés, sont considérés par les
géologues comme de l'époque qui a précédé la seconde invasion glaciaire.
Toute tentative de chronologie doit dès lors prendre là son point de départ. Mais comment
apprécier l'âge de l'époque quaternaire? On l'a essayé en se basant sur la marche des
glaciers. Les uns, comme DE MORTILLET, ont évalué l'âge de l'humanité à plus de deux
cent mille ans ; d'autres, à dix mille ans. L'écart des deux chiffres suffit à montrer com-
bien les résultats de la science manquent de précision.

Conclusion. - Ainsi, comme on peut le voir, d'une part, la Foi ne peut être en
contradiction avec la Science, vu qu'elle ne fixe aucun chiffre ; d'autre part, la Science
manque encore de données suffisantes pour résoudre un problème qui doit rester bien son
domaine.

BIBLIOGRAPHIE. - L'Ami du Clergé, 1er mars 1923 (N° 9). - Mgr FARGES, Le
Cerveau, l'Ame et les Facultés (Berche et Tralin). - P. JANET, Le Matérialisme
contemporain. - Mgr DUILHÉ DE SAINT-PROJET, Apologie scientifique de la Foi. -
GUIBERT, Le conflit des croyances religieuses et les sciences de la nature ; Les Origines.
- POULIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). - Dans le Dictionnaire ap. de la Foi ; DARIO,
Art. Matérialisme ; COCONNIER, Art. Ame Dr SURBLED, Art. Cérébrologie ; P. DE
MONNYNCK., Art. Déterminisme ; abbés BREUIL et BOUYSSONIE, Art. L'Homme
préhistorique d'après les documents paléontologiques ; GUILBERT, Unité de l'Espèce
humaine. - DAUMOIJT, Le problème de l'évolution de l'homme (Se. et Foi). - DE
NADAILLAC, L'homme et le singe (Bloud), Le problème de la vie (Masson). - DE
QUATREFAGES, L'Espèce humaine (Alcan). - DE LAPPARENT, L'ancienneté de l'homme et
les silex taillés (Bloud). - M. BOULE, Les Hommes fossiles, Éléments de Paléontologie
humaine. Voir sur ce livre le compte rendu des Études (5-20 mars 1921) et la Chronique
de Préhistoire dans la Rev. d'Ap. (1er et l5 avrill921).-VIALLETON, L'Origine des êtres
vivants, L'Illusion transformiste, Paris, 1929.

SECTION III RAPPORTS ENTRE DIEU ET L'HOMME

CHAPITRE I. - Religion et Révélation.

DÉVELOPPEMENT

Les Rapports entre Dieu et l'homme. Division du Chapitre.

132. - Les Rapports entre Dieu et l'homme. - Entre Dieu, créateur et Providence, et
l'homme doté d'une âme raisonnable, libre et immortelle, il importe de savoir quels sont
les rapports. Que le lien de dépendance qui rattache la créature à son créateur, impose à
l'homme des devoirs envers Dieu, cela va de soi. Ce qui est certain encore, c'est qu'à
l'aide de sa raison seule, l'homme peut déterminer, plus ou moins bien sans doute,
l'ensemble de ses obligations qui constituent ce qu'on appelle la religion.
Mais la raison ne saurait aller plus loin. Ce qu'elle ne peut pas dire a priori c'est si les
rapports qui doivent exister en droit, sont ceux qui existent en fait. Car les relations, qui
se forment entre deux personnes, ne dépendent pas, toujours et uniquement, de l'ordre
naturel des choses, mais encore et surtout, de leur libre volonté. Or, sur ce point, seule,
l'histoire peut nous renseigner. C'est donc elle qu'il faut consulter pour apprendre si, en
dehors du lien naturel qui unit la créature à son créateur, il a plu à Dieu d'établir d'autres
rapports avec l'humanité, s'il n'a pas élevé l'homme à une destinée plus haute que celle à
laquelle il avait droit, et conséquemment, s'il ne lui a pas imposé des devoirs nouveaux.
Si cette dernière hypothèse est la vraie, comment pouvons-nous en acquérir la certitude 1!
A supposer que Dieu soit intervenu dans la marche de l'humanité, qu'il soit entré en
communication avec elle, nous ne pouvons pas refuser créance à sa parole, mais à une
condition toutefois» c'est que son intervention soit entourée de signes qui ne laissent
aucun doute dans notre esprit.

133. - Division du chapitre. - La recherche historique de la vraie religion suppose donc


trois questions préliminaires. Il nous faut savoir : -- 1° ce qu'est la religion en général; -
2° ce qu'est la Religion révélée ; et - 3°œ quels signes on peut reconnaître la "Révélation.
Nous traiterons les deux premières questions dans ce chapitre et la troisième dans le cha-
pitre suivant.

Art. I. - De la Religion en général.

134. - Si nous considérons la religion au point de vue général, nous pouvons nous
demander : 1° quel concept nous devons nous en faire ; 2° quelle en est la nécessité ; et
3° quelle en est l’origine.

§ 1.- LA RELIGION EN GÉNÉRAL. SES ÉLÉMENTS. DÉFINITION. OBJECTION.


135. - Étymologiquement, le mot religion vient : - a) selon les uns CICÉRON), de «
relegere» recueillir, ramasser, considérer avec soin, et s'oppose à negligere, faire peu de
cas, négliger ; la religion serait alors l'observation fidèle des rites ; - b) selon les autres
(LACTANCE, saint JÉRÔME, saint AUGUSTIN), de religare, relier, la religion ayant pour
fondement le lien qui rattache l'homme à Dieu. Si la première étymologie paraît plus
probable, la seconde est plus simple et indique mieux la raison d'être de la religion.
136. - 1° Éléments qui constituent la Religion. - II y a deux façons de déterminer les
éléments qui constituent la religion considérée en général : par la méthode a priori et par
la méthode a posteriori. - a) A PRIORI. Si l'on prend comme point de départ ce que nous
savons déjà sur la nature de Dieu et de l'homme, il est possible de déduire les rapports qui
naissent de ce fait que le premier est Créateur et Maître, et le second, créature et serviteur.
-b) A POSTERIORI. Si, au lieu de considérer la religion d'une manière abstraite, nous
interrogeons les faits, si, à la lumière de l'histoire, nous étudions ce que l'on appelle le
phénomène religieux, tel qu'il nous apparaît dans le passé comme dans le présent, il est
assez facile de découvrir ce qui fait le fond de toutes les religions.
Par ce double procédé nous aboutissons au même résultat, et nous voyons que la religion
comporte un triple élément ; des croyances, des préceptes et un culte : - 1. Des croyances
ou dogmes. Il est clair, en effet, qu'aucune religion ne peut subsister sans un certain
nombre de croyances, tant sur l'existence même et la nature de la divinité, que sur
l'existence et la survivance de l'âme humaine. « Sans doute, dit DE QUATREFAGES, cette
religion pourra être rudimentaire, souvent puérile ou bizarre... maie elle « ne perd pas
pour cela son caractère essentiel... Toute religion repose sur la croyance à certaines
divinités. Les idées que les divers peuples se sont faites de ces êtres qu'ils vénèrent ou
qu'ils redoutent ne pouvaient évidemment être les mêmes. Pour le sauvage comme pour le
mahométan, le juif ou, le chrétien, l'être auquel il s'adresse est le maître de ses destinées,
et il le prie, comme eux, dans l'espoir d'obtenir le bien ou d'écarter le mal. » Ainsi, à la
base de la religion, nous trouvons la foi en une divinité supérieure, de laquelle dépend
notre destinée et que dès lors il importe de se rendre favorable. - 2. Des préceptes fondés
sur la distinction entre le bien et le mal. Toute religion entraîne avec soi des obligations
morales dont l'accomplissement ou l'infraction implique récompense ou punition, II est
assez évident que si l'on admet une divinité souveraine, l'impiété et l'injustice ne doivent
pas avoir le même sort que la piété et la justice. - 3. Un culte, c'est-à-dire des rites, -
cérémonies extérieures, prières, sacrifices, - par lesquels l'homme traduit son respect et sa
reconnaissance vis-à-vis de son Maître et Bienfaiteur, fait l'aveu de sa dépendance,
implore les faveurs de la divinité et s'efforce de calmer son courroux, dans le cas de faute.
Le culte est donc une suite et une conséquence de la croyance à un, ou plusieurs Etres
supérieurs : aussi le retrouvons-nous, d'une manière plus ou moins parfaite, au centre de
toutes les religions.

137. - 2° Définition. - La religion, dont nous venons de déterminer les éléments


constitutifs, peut donc se définir : l'ensemble des croyances, des devoirs et des pratiques
par lesquels l'homme confesse la divinité, lui adresse ses hommages et implore son
assistance.
Nota. - La définition qui précède s'applique à la religion en général, mais, en fait, il y a
lieu de distinguer la religion naturelle et la religion surnaturelle. - a) La religion naturelle
est l'ensemble des obligations qui découlent pour l'homme du fait de sa création, et qu'il
peut discerner à l'aide de sa raison. - b) La religion surnaturelle ou positive est l'ensemble
des obligations qui sont imposées à l'homme par suite d'une révélation divine et qui ne
découlent pas nécessairement de la nature des choses.

138. - 3° Objection. - II n'est pas vrai, nous objecte-t-on, que toutes les religions
comprennent les trois éléments que nous venons de signaler comme formant l'essence de
la religion en général. Il est possible de découvrir partout une sorte de culte, si l'on
appelle de ce nom les innombrables pratiques de superstition et de magie. Mais il n'en va
pas de même des croyances et des préceptes. - a) Pour ce qui concerne d'abord les
croyances, il y a des religions qui n'admettent aucune divinité. Telle est par exemple la
religion des sauvages dont les seuls éléments, sont, d'après M. Salomon REINACH
(Orpheus), l'animisme, la magie, les tabous et le totémisme. - b) Quant à la morale, elle
n'a, d'après TYLOR, « aucun rapport avec la religion ou n'a tout au plus que des rapports
rudimentaires. » Et les principaux facteurs du développement de la morale auraient été,
selon G. LE BON, l'utilité, l'opinion, le milieu, les sentiments affectifs, l'hérédité, mais
non la religion.

Réfutation.. - A. CROYANCES. Ainsi, d'après M. S. REINACH, la religion des sauvages


ou Primitifs, désignée souvent sous le nom de Fétichisme, comprend bien un certain
nombre de superstitions et de pratiques, telles que l'animisme, la magie, les tabous et le
totémisme, mais non la croyance à une divinité.
Définissons d'abord les mots. - 1. L'animisme est la croyance à l'existence d'êtres
spirituels, les uns attachés à des corps dont ils sont l'âme, les autres indépendants des
corps, mais pouvant entrer en communication avec eux. L'animiste peuple donc le mondé
d'âmes et d'esprits avec lesquels il peut entrer en relations. - 2. La magie, c'est
précisément l'art d'entrer en communication avec les esprits qui sont supposés être
derrière les corps, de capter leur influence, de se les associer par un pacte pour des
œuvres occultes. - 3. Le tabou est une interdiction de caractère sacré. Ce mot « s'applique
à tout ce qui a été désigné par l'autorité compétente, - personnes, animaux, plantes, lieux,
mots, actions, etc. - comme sacré et interdit, sous peine, en cas d'infraction, de souillure
ou de péché, entraînant la mort ou un autre dommage, à moins qu'on n'ait été absous à
temps, et qu'on n'ait satisfait par une pénitence appropriée, ordinairement une offrande ou
un sacrifice». - 4. Le totémisme est difficile à définir. D'après M. S. REINACH, le
totémisme est « une sorte de culte rendu aux animaux et aux végétaux considérés comme
alliés et apparentés à l'homme » ; le nom de totem, d'origine indienne (otam = marque ou
enseigne) désigne « l'animal, le végétal, ou plus rarement, le minéral ou le corps céleste
en qui le clan reconnaît un ancêtre, un protecteur et un signe de ralliement ». Le
totémisme » n'a pas créé le tabou, dont la raison d'être part d'un autre principe, mais il a
été l'occasion de nombreux tabous : c'est ainsi qu'il est généralement interdit aux
membres de la famille qui porte le nom d'un totem ou qui se réclame de lui, de le tuer ou
de le manger, - si ce n'est en sacrifice et par manière de communion, - de le toucher ou
même de le regarder. » « L'animal ou le végétal dont il est convenu qu'on doit s'abstenir
est tantôt considéré comme sacré, tantôt comme immonde ; en réalité il n' est ni l'un ni
l'autre : il est tabou. La vache est tabou chez les Hindous, le porc est tabou chez les
Musulmans et les Juifs, le chien est tabou dans presque toute l'Europe. »

Est-il vrai que la Religion des Primitifs consiste uniquement dans quelques croyances et
pratiques superstitieuses dont nous venons de signaler brièvement les principales ? Sans
doute, « il y a, dit Mgr LE ROY, du Fétichisme chez les Noirs, mais il y a autre chose : le
Fétichisme n'est pas tout leur culte, et encore moins toute leur Religion... Quand on a
longtemps vécu avec nos Primitifs... on arrive bientôt à cette constatation que, derrière ce
qu'on appelle leur Naturisme, leur Animisme, leur Fétichisme, surgit partout, réelle et
vivante, quoique souvent plus ou moins voilée, la notion d'un Dieu supérieur - supérieur
aux hommes, aux mânes, aux esprits et à toutes les forces de la Nature. Les autres
croyances, en fait, sont variables comme les cérémonies qui s'y rattachent ; celle-ci est
universelle et fondamentale ». La Religion des Primitifs n'est donc pas, comme on l'a
prétendu, un Fétichisme pur et simple. Là, comme ailleurs, il importe de distinguer ce qui
constitue les vrais éléments de la Religion, de ceux qui n'en sont que la contrefaçon.

B. MORALE. - Quant au second élément de toute religion, la Morale, peut-on dire que la
connaissance de Dieu soit sans influence sur la vie du Primitif ?... Nous ne pouvons
mieux faire que d'emprunter la réponse à M. S. REINACH lui-même. « L'humanité, écrit-il,
croit d'instinct qu'il existe une relation intime entre la morale et la religion, malgré les
philosophes qui voudraient constituer la morale comme une simple création de la raison...
Une restriction (morale) rentre dans la classe des tabous dont les prohibitions ayant un
caractère de moralité permanente, ne sont qu'un cas particulier. Or un trait caractéristique
des anciennes législations religieuses... c'est de ne pas distinguer nettement les
interdictions morales des autres qui sont de nature superstitieuse ou rituelle. »
Conclusion. - Pour les préceptes, comme pour les croyances, il faut donc savoir faire la
distinction entre les défenses de nature religieuse et celles de nature superstitieuse. Mais
il reste incontestable que les Religions, même les plus rudimentaires comme celle des
Primitifs, comportent une croyance à un être supérieur et des obligations qui découlent
de cette connaissance.

§ 2. NÉCESSITÉ DE LA RELIGION.

139. - Le lien de dépendance qui rattache l'homme à Dieu est le fondement de la


Religion. Il s'agit maintenant de savoir si l'homme est libre de s'affranchir de ce lien et de
rejeter les obligations qu'il lui impose. La religion est-elle pour l'homme un devoir auquel
il n'a pas le droit de se dérober?

1° Adversaires. - Cette nécessité est niée : - a) par les athées. Que la religion n'ait pas sa
raison d'être pour ceux qui n'admettent pas l'existence de Dieu, comme les athées, ni
même pour ceux qui le déclarent inconnaissable, comme les positivistes et les
agnostiques, c'est là une conséquence toute naturelle ; - b) par les indifférentistes qui,
sans être athées, pensent que Dieu n'a que faire de nos hommages ; - c) par certains
déistes, qui ne croient pas à l'utilité de la prière ou qui estiment que Dieu doit être adoré
en esprit et en vérité, et non par un culte extérieur et public.

140. - 2° Thèse. - Il y a obligation morale pour tout homme de professer la religion, c'est-
à-dire de reconnaître Dieu comme son Seigneur et Maître et de lui rendre un culte. Cette
proposition s'appuie sur trois arguments : un argument métaphysique, un argument
psychologique et un argument historique.

A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. - Le fait que Dieu est notre Créateur, notre


Providence et notre Législateur, - ce qui a été démontré dans la première section, -
impose à l'homme des devoirs auxquels il ne peut se soustraire. En tant que Créateur,
Dieu a droit à nos hommages et à nos adorations : il faut que, par des actes de culte, nous
reconnaissions, d'une part, son souverain domaine et, de l'autre, notre absolue dépen-
dance. En tant que Providence, Dieu nous conserve la vie, il continue ses bienfaits : il a
droit dès lors à notre reconnaissance. En tant que Législateur, et à ne considérer que la
Religion naturelle, il nous a donné la raison qui nous permet de distinguer entre le bien et
le mal. Nous devons donc obéir à cette loi que la conscience nous fait connaître et, quand
il y a lieu, réparer nos fautes par la pénitence.

B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. - Si nous interrogeons les facultés de notre âme,


la religion nous apparaît nécessaire, dans ce sens qu'elle seule peut satisfaire leurs
aspirations. - 1. Notre intelligence cherche irrésistiblement le vrai, mais elle ne peut le
trouver qu'en Dieu, la Vérité infinie. Or la religion a pour but de l'y conduire et de
l'arracher déjà aux angoisses du doute : « Comment vivre en paix, dit JOUFFROY, quand
on ne sait ni d'où l'on vient ni où. l'on va, ni ce qu'on a à faire ici-bas ? quand tout est
énigme, mystère, sujet de doutes et d'alarmes ? » En nous donnant précisément la solution
de ces problèmes, la religion fixe et tranquillise notre esprit. - 2. Notre volonté tend au
bien ; mais pour l'accomplir, elle se sent faible, incertaine, et réclame un secours qu'elle
ne trouve pas en dehors de la religion. - 3. Notre cœur enfin a soif de bonheur. Mais il a
beau le demander aux richesses, à la gloire, aux plaisirs de ce monde. Celui qu'il
rencontre par hasard se flétrit et se décolore aussitôt ; jamais il ne tient ses promesses : il
n'est pas ce qu'il paraissait ni surtout ce que l'on voudrait qu'il soit. Semblable à une
ombre, à un rêve trompeur, le bonheur vient dans la mesure où il existe ici-bas : illusoire
et fugitif. La religion seule peut combler le vide de notre âme en y mettant Dieu.

C. ARGUMENT HISTORIQUE. - L'histoire nous témoigne que la religion est un fait


universel, à tel point que des anthropologistes ont défini l'homme « un animal religieux».
Or ce fait serait incompréhensible, si la croyance au surnaturel ne répondait pas à un
besoin intime d« l'homme et ne s'imposait pas à lui comme une nécessité.
Que la religion soit un fait universel, c'est là un point d'histoire que l'on ne conteste plus à
notre époque.- 1. Sans doute, certains paléontologistes, comme Gabriel DE MORTILLET,
l'ont nié de l'homme primitif et ont prétendu que la préhistoire ne pouvait apporter aucune
preuve que la religion aurait existé à l'âge de la pierre taillée. Les choses seraient telles
que nous ne pourrions rien conclure plutôt dans un sens que dans l'autre, vu que des
générations aussi éloignées de nous ont pu disparaître sans laisser de traces de leurs
manifestations religieuses. Mais il n'en est pas ainsi, et l'on a retrouvé dans plusieurs
stations paléolithiques de nombreux objets que les paléontologistes s'accordent à regarder
comme des instruments de culte, des talismans ou amulettes. - 2. Nos adversaires ont
encore allégué l'exemple des sauvages actuels ; et certains voyageurs, comme LUBBOCK,
ont cherché à établir qu'ils n'avaient rencontré parmi eux aucune croyance religieuse.
Nous avons vu précédemment (N° 138) ce qu'il fallait penser de cette opinion. Elle
s'appuie sur des recherches superficielles, ainsi que le constate le célèbre professeur
hollandais TIELE, dans son Manuel de l'histoire des religions : « L'assertion, dit-il, d'après
laquelle il y aurait des peuples ou des tribus sans religion, repose, soit sur des
observations inexactes, soit sur une confusion d'idées... On a donc le droit d'appeler la
religion prise dans son sens le plus large un phénomène propre à l'ensemble de
l'humanité. »
3. Il est vrai que des positivistes, tels que A. COMTE, tout en reconnaissant le fait, essaient
d'en contester la valeur en faisant entrevoir la disparition des dogmes dans un avenir plus
ou moins prochain, en montrant la science succédant à la religion, et l'ère théologique
faisant place à la religion de l'Humanité, laquelle doit répondre, d'une façon définitive, à
l'irréductible instinct religieux de la nature humaine. C'est là une pure hypothèse qui ne
repose sur aucun fondement et qui, en tout cas, sort du domaine des faits. Nous n'avons
pas à percer le voile de l'avenir, ni à rechercher ce que l'humanité sera un jour ; il s'agit de
ce qu'elle fut et de ce qu'elle est. Sur ce double terrain des faits, - le seul sur lequel puisse
se placer tout positiviste conséquent avec lui-même, - nous pouvons dire que les hommes
de tous les temps, non seulement ont affirmé l'existence du surnaturel, mais même ont cru
à la possibilité d'entrer en relations avec des êtres supérieurs, de se les rendre propices
soit par la prière, soit par d'autres moyens. Toutes les religions se sont proposé de mettre
l'homme en rapport avec la divinité, et la Religion naturelle, quelque séduisante qu'elle
puisse paraître dans les descriptions de Jean-Jacques ROUSSEAU (Profession de foi d'un
Vicaire Savoyard), de V. COUSIN et de J. SIMON (La Religion naturelle), a toujours paru
insuffisante.
Nous avons donc le droit de conclure que la nécessité de la Religion nous est démontrée
par la raison, par les aspirations de l'âme humaine et par l'histoire.
Remarque. - Nous pourrions nous demander si la nécessité d'une Religion en général
implique le devoir d'accomplir certains actes de religion en particulier, et quels actes plus
spécialement doivent nous concilier la divinité. Ces différents points rentrent mieux dans
l'exposition de la Doctrine catholique, où il est question de la prière, des actes de culte et
du sacrifice. Nous y renvoyons.
§ 3. - ORIGINE DE LA RELIGION.

141. - Position du problème. - Rechercher l'origine de la Religion, c'est se demander si la


Religion vient de l'homme ou de Dieu, si elle est une invention humaine ou si elle est de
provenance divine. Or la question peut être envisagée à un double point de vue : au point
de vue historique et au point de vue dogmatique. Evidemment l'apologiste n'a le droit de
traiter la question que du seul point de vue historique, mais il a en même temps le devoir
de montrer qu'il n'y a pas opposition entre les deux points de vue.
Deux hypothèses principales ont été proposées pour expliquer l'origine de la religion : la
première, soutenue par les rationalistes, suppose que la religion primitive est le produit
de l'homme et que la première forme en fut le polythéisme ; la seconde pense, au
contraire, que l'espèce humaine fut instruite, d'abord, par Dieu lui-même, et que la
religion primitive fut le monothéisme. Nous allons exposer rapidement ces deux
opinions.

142. - I. Hypothèse rationaliste. - 1° Préliminaires. Remarquons, avant d'aborder le


système rationaliste, que beaucoup d'historiens des religions, à tendances matérialistes et
positivistes, attachent le plus vif intérêt à la question qui nous occupe, moins par une
curiosité philosophique, assurément très légitime, que par l'arrière-pensée de trouver un
terrain où ils puissent battre en brèche le catholicisme. Ils étudient donc les faits religieux
comme le physicien et le chimiste étudieront les faits de la nature. Appliquant la méthode
positive, ils décrivent, analysent, classent les phénomènes religieux avec une précision
rigoureuse ; puis, comme dans toute science positive, ils recherchent les lois qui président
à l'éclosion et au développement du sentiment religieux. Passant ainsi en revue les
croyances, pratiques, cultes, superstitions et magies des peuples, tant anciens que
modernes, ils prétendent aboutir à cette conclusion : que toutes les religions ont une
origine naturelle qui ne suppose aucune intervention supérieure. L'on voit tout de suite les
conséquences d'une telle hypothèse, si elle était démontrée historiquement vraie. Ce ne
serait rien moins que la ruine du dogme catholique qui enseigne qu'Adam et Eve furent
éclairés au sujet de leurs devoirs par une révélation divine.

2° Exposé du système rationaliste. - L'hypothèse rationaliste s'appuie sur un double


argument : philosophique et historique.

A. ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.- Les rationalistes qui adoptent la thèse de


l'évolution, - et c'est la majeure partie, - raisonnent de la manière suivante. L'homme,
disent-ils, étant sorti de l'animal par une longue série de lentes transformations, ne fut pas
religieux à l'origine, il ne le devint que peu à peu. Sa religion fut d'abord vague et
grossière, comme nous Je constatons encore aujourd'hui chez les sauvages qui repré-
sentent à nos yeux les mœurs et les croyances des hommes primitifs. Elle se perfectionna,
s'idéalisa petit à petit : le primitif fut d'abord animiste, fétichiste, puis idolâtre, puis
polythéiste, et enfin monothéiste. Les différentes croyances religieuses marquent donc les
étapes qui vont de l'état sauvage à la civilisation.
Cependant l'évolution n'est qu'une partie du système rationaliste, car il va de soi que, si
elle suffit à expliquer, dans une certaine mesure, le développement des religions, elle ne
dit pas comment est né le sentiment religieux. La question de l'origine de la religion n'est
donc pas résolue par la doctrine de l'évolution. Si l'homme n'a pas toujours été religieux,
ou même s'il l'a toujours été, d'où lui est venu ce besoin du surnaturel? Les rationalistes
ont proposé, pour solutionner le problème, de multiples théories dont les trois principales
sont : la théorie naturiste, la théorie sociologique et la théorie psychologique. - 1. Théorie
naturiste. A mesure qu'il se dégagea de l'animalité, l'homme voulut se rendre compte des
phénomènes merveilleux de la nature qui frappaient son imagination. Incapable d'en
découvrir la cause réelle, il supposa qu'il y avait derrière eux des agents qui les
produisaient à leur gré ; c'est ainsi qu'il peupla le monde d'êtres invisible, d'âmes, de
génies, de dieux, etc. L'origine de la religion serait donc à chercher dans l'étonnement
devant la grandeur des phénomènes atmosphériques, dans l'ignorance et la crainte
physique ou morale, dans les troubles de conscience nés de la peur du châtiment. Cette
théorie est adoptée, au moins dans son fond, par les positivistes A. COMTE, LITTRE, H.
SPENCER, LUBBECK, et plus récemment, par A. RÉVILLE. - 2. Théorie sociologique.
D'après les partisans de cette théorie (DURKHEIM, MAUSS, LÉVY, HUBERT...) la religion
serait l'œuvre de la société ; elle aurait été d'abord un ensemble de croyances et d'inter-
dictions (tabous) imposées par la collectivité à ses membres : croyances et interdictions
sans lesquelles aucune société ne saurait ni exister ni se développer. Et la preuve que telle
est bien l'origine de la religion, disent les sociologistes, c'est que le culte et toutes les
manifestations religieuses ont toujours fait partie de la vie sociale. - 3. Théorie
psychologique. Bien que-différant dans leurs explications, tous les psychologistes
s'accordent sur ce point général que la religion serait issue de la nature de l'homme, que
les croyances, la morale, le culte, bref, toute l'organisation religieuse serait le produit du
cœur humain. Et le principal argument sur lequel ils s'appuient, est tiré de la permanence
et de l'identité du phénomène religieux. Les mêmes effets supposant les mêmes causes, il
faut, disent-ils, rejeter l'hypothèse d'une simple coïncidence ou du hasard, et admettre
comme seule cause possible l'identité de la nature humaine. « II faut donc, dit M.
Salomon REINACH (Culte, Mythes et Religions), chercher l'origine des religions dans la
psychologie de l'homme, non pas de l'homme civilisé, mais de celui qui s'en éloigne le
plus, dans la psychologie des sauvages actuels. »
A la théorie psychologique l'on pourrait rattacher la théorie moderniste qui attribue
l'origine de la religion à l'action de Dieu ou du divin dans la subconscience. D'après les
partisans de ce système, les relations entre Dieu et l'homme s'établiraient d'abord au fond
de l'âme, dans cette partie qui constitue le domaine de l'inconscient. La religion naîtrait le
jour où ces rapports intimes entre Dieu et l'homme sortiraient de la subconscience et
seraient perçus par la conscience qui ferait, alors seulement, l'expérience individuelle de
ses relations avec l'invisible ; le subconscient serait, dans cette ' hypothèse, le trait d'union
entre les deux mondes : le surnaturel et la nature (voir W. JAMES, L'Expérience
religieuse).

B. ARGUMENT HISTORIQUE. Quels que soient les services que la philosophie puisse
rendre dans la recherche de l'origine de la religion, il est clair que la question est, avant
tout, historique. Les rationalistes, d'ailleurs, ne l'ont pas compris autrement, et ils ont
demandé à l'histoire des preuves que celle-ci était bien incapable de leur donner. Ils ont
donc prétendu que l'animisme (voir Î7° 138) faisait le fond des religions des peuples les
plus anciens, des Sumir et des Acead, races primitives de la Chaldée, des Égyptiens et des
Chinois, et que c'est de cette forme primitive, de cette simple croyance aux esprits
invisibles et aux génies que seraient sorties les formes les plus parfaites et les religions
les plus élevées.

143. - II. Hypothèse catholique. - Nous appelons de ce nom l'hypothèse des historiens
des religions qui, sans s'appuyer Sur le dogme catholique prétendent que, du seul point de
vue historique, il est tout aussi admissible et même plus vraisemblable, d'attribuer l’
origine de la religion à une révélation primitive et de croire que la première forme
religieuse fut le monothéisme. L'hypothèse catholique s’appuie sur un double argument :
un argument négatif et un argument positif.

A. ARGUMENT NÉGATIF. - L'un des meilleurs arguments en faveur de la thèse


catholique, c'est précisément la faiblesse et l'insuffisance du système rationaliste. Les
historiens catholiques n'ont pas de peine à montrer que les raisons apportées par les
rationalistes à l'appui de leur thèse ne sont pas convaincantes. - a) Tout d'abord pour ce
qui concerne l'argument philosophique, ils font remarquer que la doctrine de l'évolution,
en dépit de la vogue dont elle jouit, est loin d'être une certitude et qu'elle ne semble pas
applicable à tous les domaines. Or, disent-ils, baser une théorie religieuse sur une
hypothèse non vérifiée, n'est pas un procédé scientifique. Quant aux trois systèmes qui se
font fort d'expliquer l'origine du phénomène religieux, s'ils contiennent des parcelles de
vérité, ils n'en sont pas moins incomplets. - 1. La théorie naturiste qui met l'origine de la
religion dans l'ignorance ou la peur, ne rend pas compte de la permanence du culte, si, à
la rigueur, elle en peut expliquer l'origine ; car l'ignorance et la peur sont des causes
passagères qui doivent disparaître avec l'explication des phénomènes merveilleux de la
nature. - 2. La théorie sociologique est-elle plus soutenable quand elle donne pour cause
au sentiment religieux l'influence de la société ? II est permis d'en douter. Il est vrai que
l'un des caractères du phénomène religieux, c'est d'être collectif et ce trait a paru si
essentiel à certains apologistes qu'ils en ont parfois exagéré l'importance, comme en
témoignent les paroles suivantes : « II n'y a pas, dit BRUNETIÈRE, de religion individuelle,
on ne peut pas plus être seul de sa religion, qu'on ne le pourrait être de sa famille et de sa
patrie : patrie, famille, religion, sont des expressions collectives s'il en fut jamais.» Mais
de ce que la religion est ordinairement sociale, - et cela n'est pas étonnant, puisque le lien
qui nous rattache à Dieu est le même pour tous les hommes, - il n'en faut pas conclure
que l'homme ne peut être religieux qu'autant qu'il fait partie de la société ; ni davantage,
que l'origine de la religion se trouve dans la collectivité. On peut être religieux tout en
vivant dans les déserts, témoin les ermites et les anachorètes. Tout au plus peut-on dire
que la forme sociale accompagne généralement le phénomène religieux, mais il ost faux
de prétendre qu'elle le crée. Donc le sociologisme ne résout pas le problème. - 3. La
théorie psychologique et la théorie moderniste n'ont pas tort quand elles font une large
place soit au sentiment religieux, soit à l'influence de Dieu sur l'âme humaine, mais elles
sont insuffisantes en laissant de côté le rôle de la raison.
b) L’argument historique invoqué par les rationalistes n'a pas plus de valeur. L'histoire ne
prouve pas que l'animisme soit la plus ancienne forme religieuse. « En effet, dit l'abbé DE
BROGLIE, il est une conception religieuse, toute différente de la conception animiste, tout
aussi ancienne que celle-ci et qui semble lui être irréductible, et ne pouvoir nullement en
sortir. C'est la conception de la divinité q\ie nous trouvons dans les Védas dé l'Inde et
dans la religion officielle de l'Egypte et qui paraît aussi être l'antique religion de la Syrie.
Ce qui caractérise ces religions c'est une conception de la divinité très élevée, mais
vague.» Mais à supposer que l’histoire fût en faveur de la thèse rationaliste, la question
de l’origine de la religion ne serait pas encore résolue, car de l’histoire il faudrait
remonter à la préhistoire, et celle-ci, nous l'avons déjà vu, ne peut nous donner que des
éléments très incomplets de solution (voir N° 140, Argument historique).

B. ARGUMENT POSITIF. - Si nous considérons comment se fait l'éclosion du sentiment


religieux dans chaque individu, nous constatons que l'enfant reçoit sa religion de ses
parents et de son milieu. Sans doute l'homme apporte en naissant des facultés et des
dispositions religieuses. Non seulement son cœur a des aspirations qui le poussent vers
l'Infini, vers le Divin, mais sa raison, consciente de sa faiblesse et de son insuffisance,
s'élève de la contingence du monde à l'idée d'une Cause première, de l'Etre suprême.
Assurément ce sentiment de dépendance est une des sources principales de la croyance en
Dieu. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans le cours ordinaire des choses, ces
dispositions ne se développent pas spontanément, et que l'initiation religieuse se fait par
la tradition. Pourquoi ne pourrait-on pas alors supposer que ce qui se passe tous les
jours pour l'individu, a eu lieu à l'origine pour l'espèce humaine ? Pourquoi le premier
homme n'aurait-il pas pu être instruit directement par Dieu ? Pour trouver cette hypothèse
inadmissible, il faudrait dire, ou que Dieu n'existe pas, ou que, s'il existe, il se
désintéresse de son œuvre. L'idée d'une révélation primitive est donc vraisemblable. Elle
a de plus l'avantage de rendre compte de ce fond identique que nous retrouvons dans les
conceptions religieuses de tous les temps et de tous les pays.

Conclusion. - Comme on le voit, l'hypothèse catholique est une interprétation des faits
aussi simple et aussi logique que l'hypothèse rationaliste. Du seul point de vue historique,
rien ne nous empêche donc d'admettre : - 1. que la religion a son origine dans un
enseignement primordial donné par le Créateur à sa créature, enseignement qui trouva
dans les aspirations religieuses de l'homme un terrain tout préparé ; et - 2. que peu à peu,
au contact des passions humaines, cette religion spiritualiste est allée se dégradant, et a
pris les formes les plus grossières, sauf chez un peuple (peuple juif), qui est resté
monothéiste et a gardé seul le dépôt de la tradition primitive.

Art. II. - La Révélation.


La religion naturelle est pour l'homme un devoir autant qu'un besoin, voilà ce dont
l'article précédent nous a donné la certitude (N° 139). Autre question maintenant : la
religion naturelle suffit-elle ? Certainement oui, s'il n'existe entre Dieu et la créature que
les rapports qui découlent de la création. Non, au contraire, si Dieu a établi un nouvel
ordre de choses, s'il lui a plu, par un don purement gratuit, d'appeler l'homme à une vie
supérieure, à une vie surnaturelle entraînant la connaissance d'autres vérités et d'autres
devoirs. Mais il est clair, d'autre part, que, si cette hypothèse s'est réalisée, les hommes
n'ont pu l'apprendre que par révélation divine. D'où le travail préliminaire, qui s'impose à
notre étude, de rechercher : 1° ce qu'il faut entendre par la révélation ; 2° si elle est
possible, et 3° si elle est nécessaire.

§ 1. - LA RÉVÉLATION. NOTION. ESPÈCES.

144. - 1° Notion. - Étymologiquement, révéler (lat. revelare} signifie écarter le voile qui
recouvre un objet et nous empêche de le voir.
a) Dans le sens général du mot, la révélation c'est la manifestation d'une chose cachée ou
inconnue. Elle est humaine ou divine, selon que la chose est révélée par l'homme ou par
Dieu. - b) Dans le sens spécial et théologique, la révélation c'est la manifestation, faite
par Dieu, de vérités ou de devoirs que l'homme ne connaît pas. La révélation est donc
toujours un fait surnaturel, vu qu'elle implique l'intervention de Dieu. Mais elle peut l'être
de double façon, soit quant à la substance, soit quant au mode : - 1. Quant à la substance,
si la vérité révélée (mystères) dépasse les forées dé la raison : c'est alors la révélation
proprement dite. - 2. Quant au mode, si la vérité révélée est une vérité naturelle et que la
raison peut, à la rigueur, la découvrir (existence de Dieu) : c'est, dans ce cas, la révélation
improprement dite.

145. - FAUSSES CONCEPTIONS DE LA RÉVÉLATION. -De quelque nature qu'elle soit,


la révélation ne doit pas être entendue : - 1. à la manière des rationalistes ou des
protestants libéraux qui, à la suite de KANT, SCHLEIERMACHER, RITSCHL, SABATIER,
appliquent le mot révélation à un certain commerce avec l'Être suprême, qui s'établit
surtout par la prière; - 2. ni à la manière des modernistes, pour qui la révélation n'est pas
la manifestation d'une doctrine ayant pour objet, comme ils disent, « des vérités tombées
du Ciel » (LOISY), mais uniquement « la conscience acquise par l'homme de ses rapports
avec Dieux. Dans cette théorie, la révélation est toute subjective, et se produit dans la
conscience de chaque individu.

146 - 2° Espèces. - A. Selon la MANIÈRE dont elle est faite, la révélation est immédiate
ou médiate : - a) immédiate, lorsqu'elle vient directement de Dieu lui-même ; - b)
médiate, lorsqu'elle est portée à notre connaissance par l'intermédiaire d'un autre homme,
comme par exemple, la révélation qui nous a été transmise par les Apôtres.
La révélation immédiate se subdivise elle-même en : - 1. révélation interne, si Dieu
manifeste la vérité sans l'accompagner de signes visibles et par une simple action directe
sur les facultés de l'âme ; et - 2. révélation externe, lorsque la lumière qui se fait dans
l'âme est accompagnée de signes sensibles.
B. Selon le BUT qu'elle poursuit, la révélation est : - a) privée, lorsqu'elle s'adresse à une
ou plusieurs personnes particulières ; - b) publique, si elle s'adresse à une collectivité (ex :
révélation mosaïque pour le peuple juif) ou à tout le genre humain (révélation
chrétienne).

§ 2. - POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION.

147. - La révélation, entendue dans le sens d'une communication, faite par Dieu, soit de
vérités inaccessibles ou non à la raison, soit de préceptes qui obligent la conscience
humaine, est-elle possible ?

1° Adversaires. - La possibilité de la révélation est niée : - a) par les athées,


matérialistes, panthéistes, etc. Il est évident que pour ceux qui n'admettent pas l'existence
ou la personnalité de Dieu, il n'y a pas d'intervention divine possible ; - b) par les déistes
et les rationalistes qui, pour la plupart, rejettent la révélation en général, et plus
spécialement, la révélation médiate et celle des mystères.
148. - 2° Thèse. - La révélation, quels qu'en soient la substance et le mode, n'implique
aucune impossibilité. La proposition s'appuie sur une double preuve : indirecte et directe.

A. PREUVE INDIRECTE TIRÉE DE LA CROYANCE UNIVERSELLE. - Si l'on jette un


coup d'œil sur les religions, du passé comme du présent, on constate que tous les peuples
ont cru à l'existence et, par le fait, à la possibilité d'un commerce surnaturel avec Dieu. La
religion des Primitifs elle-même comporte des relations avec les Etres supérieurs (N°
138). Tous les cultes n'ont-ils pas leurs Livres saints où sont consignées les vérités
révélées1? Nous trouvons le Zend Avesta chez les Perses, le Véda chez les Hindous, le
Coran chez les Musulmans, la Bible (Ancien Testament) chez les Juifs, la Bible (Ancien
et Nouveau Testament) chez les Chrétiens.

B. PREUVE DIRECTE TIRÉE DE LA RAISON. - La raison ne voit rien qui s'oppose à la


révélation, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme, ni du côté de l'objet révélé. - a) Du
côté de Dieu, La révélation ne répugne pas aux attributs de Dieu ; elle ne répugne ni à sa
majesté, ni à sa sagesse. - 1. Pourquoi Dieu, qui a créé l'homme, ne pourrait-il lui parler
pour l'instruire et lui donner une règle de vie ? Il n'y a rien dans cette hypothèse qui soit
contraire à sa majesté. - 2. La sagesse divine n'est pas non plus mise en défaut, du fait de
la révélation, car celle-ci n'est pas, comme l'a prétendu le rationaliste allemand STRAUSS,
une retouche de l'œuvre divine. La révélation, aussi bien que la création, ont été prévues
de toute éternité ; bien qu'elles se soient réalisées dans le temps et qu'elles nous
apparaissent ainsi comme deux moments de l'action divine, elles n'en sont pas moins
éternelles dans la pensée de Dieu.
b) Du côté de l'homme, la révélation ne blesse en rien l'autonomie de la raison. Elle
respecte son indépendance sur le terrain des recherches scientifiques. Si parfois les vérités
qu'elle contient sont au-dessus de la raison, elles ne sont jamais contre : loin de la
contredire, la révélation a généralement pour but de la confirmer et de la compléter.
c) Du côté de l'objet révélé.- 1. Que Dieu puisse nous révéler des vérités accessibles à la
raison, mais que l'intelligence humaine, réduite à ses seules forces, découvrirait
difficilement, cela est évident. - 2 Qu'il révèle des préceptes positifs qui ne découlent pas
de la nature des choses et qui dépendent de sa libre volonté, cela se comprend encore, car,
en tant que créateur. Dieu est notre maître, et en tant que maître, il est législateur. Il a
donc le droit de faire des lois soit pour préciser les commandements de la loi naturelle,
soit pour réclamer de nous la soumission que toute créature lui doit mais que trop souvent
nous perdons de vue. - 3. La difficulté commence lorsqu'il s'agit de mystères, c'est-à-dire
de vérités qui dépassent la raison, au point que celle-ci, non seulement ne peut les
découvrir, mais ne peut ni les démontrer ni même les comprendre, lorsqu'elle en connaît
l'existence. La révélation de semblables vérités est-elle chose possible?

149.- POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION DES MYSTÈRES. - La révélation des mystères


n'implique aucune répugnance, ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme. - 1) De la
part de Dieu. Dieu est omniscient. S'il lui plaît de communiquer à l'homme des vérités de
l'ordre surnaturel, qui sont inaccessibles à la raison humaine, quels motifs pourraient bien
l'en empêcher ? Mais, dira-t-on, le mystère c'est le mystère. Dieu ne peut le révéler sans
qu'il cesse d'être un mystère. La révélation d'un mystère qui reste mystère implique donc
une contradiction dans les termes. - La contradiction n'est qu'apparente, car, quand nous
disons que Dieu révèle un mystère, nous n'entendons pas par là qu'il nous fait pénétrer
dans la nature intime de la chose révélée. La révélation nous apprend seulement qu'une
chose est ; elle nous fait savoir par exemple que trois personnes distinctes subsistent dans
une seule nature divine, mais elle s'arrête là, elle ne nous fait pas comprendre comment la
chose est, ni comment elle peut être. Le mystère reste donc incompréhensible. Mais ne
confondons pas incompréhensible avec inintelligible. Le mystère serait inintelligible s'il
était dépourvu de sens. Or il n'en est pas ainsi. Lorsque nous affirmons que le Christ est
présent sous les espèces sacramentelles, nous savons ce que nous disons et nous
comprenons qu'il n'y a pas contradiction entre les deux termes de notre jugement ; le
mystère commence lorsque nous voulons aller plus loin ot rechercher comment la chose
se fait et peut se faire. - 2) De la part de l'homme. L'homme aurait le droit de rejeter le
mystère si celui-ci était absurde et répugnait à sa raison. Mais le mystère ne contient
aucune absurdité. Les contradictions apparentes que les incrédules y croient rencontrer,
proviennent soit d'une explication défectueuse, - ce qui est la faute de théologiens
inhabiles, - soit d'une fausse interprétation de la vérité proposée, - ce qui leur est
imputable. Loin de répugner à la raison, le mystère peut lui être de grande utilité. Outre
qu'il abaisse son orgueil et lui rappelle sa faiblesse et son insuffisance, il n'y a peut-être
pas de thème plus propice à la piété affective que la méditation des grands mystères
d'amour tels que la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, l'Eucharistie, etc.
Conclusion. - Nous pouvons donc conclure que la révélation, considérée au point de vue
de sa substance, ne répugne pas, et même, qu'elle convient. La même conclusion s'impose
si l'on envisage le mode par lequel elle nous est connue, et en particulier la révélation
médiate. Si la révélation immédiate nous paraît un procédé plus commode pour nous, la
révélation médiate se recommande pour une double raison : - 1. D'abord elle rentre dans
l'ordre choisi par Dieu dans ses œuvres. L'expérience ne nous montre-t-elle pas à chaque
instant que Dieu se sert des causes secondes pour réaliser ses desseins ? - 2) De plus, ce
mode de révélation est en harmonie avec la nature sociale de l'homme. Au lieu que la
révélation immédiate isolerait les hommes sur la question religieuse, la révélation
médiate les unit par les liens les plus étroits de la charité et de l'obéissance

§ 3. - NÉCESSITÉ DE LA RÉVÉLATION.

150. - La révélation est possible ; bien plus, elle convient ; faut-il aller plus loin et dire
qu'elle est nécessaire?

1° Ce qu'il faut entendre par nécessité. - D'une manière générale, on dit qu'une chose
est nécessaire, quand elle est le seul moyen d'atteindre la fin que l'on poursuit. Or le
moyen est : - a) physiquement nécessaire lorsque aucun autre ne peut le suppléer ; - b)
moralement nécessaire, lorsque, sans lui, la fin ne saurait être atteinte qu'avec beaucoup
de peine ou imparfaitement.

151. - 2° Nécessité de la Révélation. - Quand on se demande si la révélation est


nécessaire, il importe avant tout de dédoubler la question et d'envisager les doux
hypothèses d'une religion naturelle et d'une religion surnaturelle. La doctrine de l'Église
peut se formuler dans les deux propositions suivantes :

1re Proposition. - HYPOTHÈSE DE LA RELIGION NATURELLE. Dans la condition


présente de l'humanité, la révélation est moralement nécessaire, pour que tous les
hommes puissent arriver à une connaissance, certaine et exempte d'erreurs, de l'ensemble
des vérités et des devoirs de la religion naturelle.
Nota. - Remarquons, avant de prouver la thèse catholique, qu'il s'agit : - a) d'une nécessité
relative et morale ; relative, en tant qu'elle résulte des conditions actuelles de l'humanité ;
morale, c’est-à-dire provenant d'une difficulté très grande de connaître les vérités de la
religion naturelle. - b) II s'agit, en outre, de l'ensemble du genre humain et de l'ensemble
des vérités religieuses, et non pas d'un individu prie en particulier ou d'une vérité
considérée isolément. L'Église ne prétend donc pas que la raison soit radicalement
impuissante. Elle tient un juste milieu entre : - 1. l'opinion des traditionalistes et des
fidéistes (HUET, DE BONALD, BAUTAIN), d'après laquelle la raison est tellement faible
que, réduite à elle seule, elle ne peut arriver à connaître aucune vérité religieuse ; et - 2.
l'opinion des rationalistes (Jean-Jacques ROUSSEAU, COUSIN, JOUFFROY, J. SIMON), qui
soutiennent que la révélation est superflue, et que la raison peut arriver par ses propres
forces à la connaissance de la religion naturelle.
La thèse catholique s'appuie sur un argument historique et sur un argument
psychologique.

A. ARGUMENT HISTORIQUE. - L'histoire nous montre que tous les peuples, même les
plus civilisés, comme les Grecs et les Romains, tombèrent dans les plus graves erreurs sur
la religion. Nous voyons par leurs mythologies, que, non seulement ils étaient
polythéistes idolâtres, mais qu'ils concevaient leurs dieux à leur image : vicieux et
criminels comme eux, afin de trouver un encouragement ou une excuse à leurs pires
excès, car il est tout à fait logique que d'une notion fausse de la divinité découlent les
conséquences les plus fâcheuses pour la morale. Le culte lui-même ne fut-il pas chez eux
un prétexte à la débauche ? Qui n'a entendu parler, par exemple, des bacchanales, des
lupercales et des saturnales, de ces fêtes en l'honneur des dieux où le désordre et la
licence se donnaient libre cours ?
Mais, dira-t-on, les philosophes illustres de l'antiquité, les Socrate, les Platon, les Aristote,
les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle ne pouvaient-ils pas instruire le peuple ? - Sans
compter qu'ils avaient pour lui le mépris le plus profond, témoin ce vers du poète latin :
« Odi profanum vulgus et arceo » (HORACE, l. III, Ode 1.)
ils auraient dû auparavant se mettre eux-mêmes d'accord sur les questions les plus vitales
de la religion : sur la nature de Dieu et du monde, sur l'origine et la destinée de l'âme
humaine, etc.
Dira-t-on encore que ce que le passé n'a pu faire, les philosophes modernes l'ont réalisé,
et que, s'il se rencontre parmi ces derniers un certain nombre de matérialistes, de
positivistes ou d'agnostiques, il y a eu aussi des spiritualistes comme J. SIMON, qui, sans
autre secours que la raison, ont pu tracer tous les devoirs de la religion naturelle? Sans
doute, mais à supposer que les philosophes en question n'aient subi aucunement
l'influence de la révélation chrétienne, - ce qui serait difficile à prouver, car les traces du
contraire apparaissent avec évidence dans le livre de J. SIMON (La Religion naturelle), où
l'auteur promet par exemple la vision béatifique à ses adeptes, - à supposer donc que la
raison soit assez puissante pour établir les grandes lignes de la religion naturelle, cela
démontrerait justement les deux points de notre thèse : à savoir que la raison, considérée
individuellement, n'est pas radicalement impuissante, mais qu'elle l'est si on l'envisage
dans l'ensemble du genre humain.

B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. - Cette preuve est une conséquence de la


précédente. Si l'expérience de tous les âges nous démontre que le genre humain s'est
généralement trompé dans la solution de la question religieuse, il faut bien supposer qu'il
doit y avoir une cause permanente d'erreur. Or cette cause ne peut être autre que la
faiblesse relative de la raison. C'est que les hommes, pris dans leur ensemble, sont
incapables, soit par défaut d'intelligence, soit par faute de temps ou d'application, soit par
suite des préjugés et des passions, d'atteindre la vérité et de solutionner les problèmes
essentiels qui forment,1a base de la religion naturelle.

Conclusion. -De cette insuffisance de la raison humaine, nous pouvons donc déjà
présumer l'existence de la révélation, ou tout au moins, d'un secoure spécial. Car nous
avons peine à croire que la Providence ait pu nous faire défaut dans des choses aussi
nécessaires, et nous ne comprendrions pas que là bonté ot la sagesse de Dieu n'aient pas
répondu aux besoins de notre nature.

152. - 2eme Proposition. - DANS L'HYPOTHÈSE D'UNE RELIGION


SURNATURELLE, c'est-à-dire dans le cas où Dieu aurait voulu établir avec l'homme
d'autres rapports que ceux qui découlent du fait de la création, la révélation se présente
alors comme une nécessité absolue. Il est clair en effet que, si Dieu, par un don tout
gratuit, a daigné assigner à l'homme une fin surnaturelle et lui fournir en même temps les
moyens adaptés à cette fin, l'homme ne peut en avoir la connaissance que par une
révélation spéciale.
Or l'on peut présumer qu'une telle révélation existe, de ce double fait : - 1. que toutes les
religions se donnent comme surnaturelles et supposent l'intervention divine, et - 2. que le
genre humain est incapable, par ses seules forces et en dehors d'un secours de Dieu,
d'acquérir la somme de vérités religieuses nécessaires pour accomplir sa destinée.

153. - Corollaire. - De ce que la révélation est possible, qu'elle est moralement


nécessaire dans l'hypothèse de la religion naturelle, et absolument nécessaire dans
l'hypothèse d'une religion surnaturelle, devons-nous conclure qu'il y a obligation pour
nous de rechercher si elle existe ?

Cette obligation a été niée : - a) par les rationalistes qui pensent que la raison suffit à
établir la religion naturelle ; - b) par les indifférentistes qui affirment que toutes les
religions sont bonnes ; et - c) par les modernistes qui, plaçant la révélation et la religion
dans la conscience que nous avons de nos rapports avec Dieu, en font une affaire
individuelle : ce qui signifie en d'autres termes que toutes les religions sont vraies, dans la
mesure où nous en faisons l'expérience.
Malgré les prétentions des rationalistes, des indifférentistes et des modernistes,
l’obligation s'impose pour nous de rechercher et d'embrasser la vraie religion. Si Dieu
nous offre un don, nous ne sommes pas libres de l'accepter ou de le refuser. Nous
l'admettons bien lorsqu'il s'agit de la vie du corps. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour la
vie surnaturelle de l'âme, s'il est établi que Dieu a daigné nous combler de ce nouveau
bienfait?
Il ne faut pas prétexter davantage que toutes les religions sont bonnes et que Dieu est
indifférent à la manière dont on l'honore. Cela ne peut pas être, car il est inadmissible que
Dieu mette sur le même pied le vrai et le faux, le juste et l'injuste. Il importe donc de
rechercher quelle est la vraie religion, mais l'enquête ne se peut mener à bien que si l'on
dépose auparavant tout préjugé, toute idée préconçue, et si l'on va à la lumière de toute
son âme.

BIBLIOGRAPHIE. - Voir à la fin du chapitre suivant.


CHAPITRE II. - Les Critères de la Révélation. Le Miracle et la Prophétie.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

154. - Nous avons vu dans le chapitre précédent que la révélation est moralement
nécessaire pour constituer la religion naturelle, et absolument nécessaire dans l'hypothèse
d'une religion surnaturelle. Mais si la révélation existe, comment pouvons-nous le
savoir ? Par l'histoire sans doute. Il nous faut cependant des signes auxquels nous
puissions la reconnaître. Il va de soi, en effet, qu'avant de croire à la parole de Dieu, il
faut être sûr que Dieu a réellement parlé. L'assentiment de foi n'est raisonnable que s'il
s'appuie sur des motifs moralement certains, disons plus, sur des motifs d'autant plus
certains et plus forts que la vérité révélée est plus obscure, et ne porte pas en soi une
évidence intrinsèque (mystères). Nous allons traiter de ces signes ou critères en général,
et en particulier, du miracle et de la prophétie. Ce chapitre comprendra donc trois
articles : 1° Des critères en général ; 2° Du miracle ; 3° De la prophétie.

ART. I. - DES CRITÈRES EN GÉNÉRAL.

155. - 1° Définition. -Les critères (grec « critêrion » qui sert à juger) sont les signes qui
permettent de discerner la vraie révélation de celles qui sont fausses.

156. - 2° Espèces. - Les critères sont intrinsèques ou extrinsèques. A. CRITÈRES


INTRINSÈQUES. - Les critères intrinsèques ou internes sont ceux qui sont inhérents à la
doctrine révélée elle-même. Ils sont de deux sortes : négatifs ou positifs. - 1. Les critères
négatifs ont un double aspect : - 1) Ou bien ils sont des signes qui dénotent la fausseté
d'une doctrine ; ils sont alors éliminatoires. Par exemple, si une doctrine soi-disant
révélée va contre la raison, - nous ne disons pas, si elle dépasse la raison, ce qui est le cas
du mystère, - mais si elle va contre, si elle est contradictoire, nous pouvons conclure
aussitôt qu'elle ne vient pas de Dieu : tel est le cas de toute religion qui enseigne
l'existence de plusieurs dieux, qui nie la liberté humaine et l'immortalité de l'âme. Les
critères négatifs nous serviront, au début de la seconde partie, à exclure les diverses
religions autres que le judaïsme et le christianisme, de leur prétention à être la vraie
religion. - 2) Ou bien ils sont des signes qui indiquent qu'une révélation peut être vraie
sans prouver cependant qu'elle le soit. Ainsi, qu'une religion soit exempte d'erreur, cela
est déjà une marque qu'elle peut être d'origine divine, mais non une preuve qu'elle le soit
effectivement.
2. Les critères positifs sont des signes qui démontrent, dans une certaine mesure, que la
révélation qui les possède, est divine. Qu'on suppose, par exemple, une religion qui, non
seulement soit en conformité avec la raison et les aspirations du cœur humain, mais qui
produise, dans l'ordre moral, des effets qui paraissent dépasser la puissance de toute autre
doctrine philosophique ou religieuse : il y a tout lieu de croire qu'elle est d'origine divine.
Les critères internes positifs apparaissent donc dans toute leur valeur lorsque, à l'aide de
l'analyse et de la comparaison, l'on peut faire ressortir la transcendance d'une religion sur
toutes les autres (méthode de l’abbé de Broglie).

B. CRITÈRES EXTRINSÈQUES. - Les critères extrinsèques ou externes sont des faits


surnaturels, distincts de la révélation elle-même, mais fournis par Dieu en vue de la
révélation, pour en attester l'origine divine. Ces critères peuvent être également de
caractère négatif ou positif, - 1. De caractère négatif : par exemple, si l'intermédiaire qui
proposé une révélation, est malhonnête et indigne, on peut conclure à la fausseté de son
affirmation. - 2. De caractère positif. Ces critères sont : - 1) les vertus surhumaines, la
sainteté du messager qui communique, de la part de Dieu, la doctrine révélée : - 2) les
miracles et les prophéties (voir articles suivants).

ART. II. - LE MIRACLE.

Nous diviserons la question en quatre points. Nous étudierons : 1° la nature, 2° la


possibilité, 3° la constatation et 4° la valeur probante du miracle.

§ 1. - NATURE DU MIRACLE.

157. - 1° Définition. - Étymologiquement, le miracle (lat. miraculum, mirari, être


surpris), désigne tout ce qui est merveilleux et excite la surprise. Or un phénomène est de
caractère merveilleux quand il se présente comme un effet inattendu, inexplicable par une
cause ordinaire.

A. DANS UN SENS LARGE, le miracle est un phénomène dont la cause est un agent
surhumain, un phénomène insolite qui semble l'effet d'êtres intelligents autres que
l'homme. Si l'agent surhumain n'est pas Dieu, mais simplement une créature supérieure à
l'homme, ange ou démon, c'est le miracle improprement dit. Ces sortes de miracles
s'appellent plutôt prodiges ou prestiges.

B. AU SENS STRICT, le miracle est un fait sensible et extraordinaire produit par Dieu,
autrement dit, un effet qui ne peut avoir pour cause aucune nature créée. Seuls ces faits,
ou effets, constituent le miracle proprement dit.

158. - 2° Conditions du miracle proprement dit. - De la définition qui précède, il


ressort que trois conditions sont requises pour constituer un miracle proprement dit. - a) II
faut que le fait soit sensible. Le miracle ayant pour but de fournir une preuve irrécusable
de l'intervention divine, il s'ensuit que le phénomène doit être perçu par les sens, faute de
quoi il ne saurait être un signe. Par conséquent, toute œuvre surnaturelle, toute opération
divine qui ne tombe pas sous les sens, comme la justification de l'homme par la grâce,
n'est pas un miracle. - b) II faut que le fait soit extraordinaire. Tout phénomène insolite et
rare, dont on ne découvre pas la cause, n'est pas nécessairement un miracle ; il faut qu'il
soit en dehors des lois générales, tant naturelles que surnaturelles, qu'il soit inexplicable
par une cause créée, en un mot, qu'il soit extraordinaire. Il suit de là que la création, par
exemple, n'est pas un miracle, car, précédant, au moins logiquement, l'existence des lois,
elle ne peut être en dehors. De même, la présence de Jésus-Christ sous les espèces eucha-
ristiques, produite par les paroles de la consécration, n'est pas davantage un miracle, car
non seulement elle n'est pas un fait sensible, mais elle rentre dans l'ordre surnaturel établi
par Notre-Seigneur ; si un jour cette présence se manifestait aux sens, elle serait un
miracle, parce que, fait sensible et extraordinaire.

159. - LES DEUX MANIÈRES DE CONCEVOIR LE FAIT EXTRAORDINAIRE. - Nous


avons dit que le fait doit être extraordinaire, c'est-à-dire en dehors des lois établies. Mais
il est bon de remarquer ici, qu'on peut concevoir le fait miraculeux de deux façons : - 1.
Ou bien l'on peut dire que le miracle est une dérogation aux lois, qu'il est contre les lois. -
2. Ou bien on peut le concevoir, - et c'est ainsi que nous venons de l'expliquer, - comme «
une chose qui arrive en dehors de l'ordre » (saint THOMAS), comme un fait qui est à côté
ou au-dessus de la loi, mais qui ne la viole pas, et encore moins la détruit. Ainsi conçu, le
miracle apparaît comme l'action d'une force surnaturelle qui s'oppose à l'application d'une
loi. Prenons un exemple. Supposons qu'un caillou détaché d'une montagne roule dans le
ravin qui borde la route, et que l'apercevant, j'arrête sa chute en lui opposant la résistance
de ma main, dira-t-on que j'ai violé la loi de la pesanteur ? Évidemment non, je l'ai
seulement empêchée d'avoir son application. Supposons maintenant qu'au lieu d'un
caillou, un énorme bloc de granit qu'aucune force naturelle ne pourrait retenir, se
précipite du sommet de la montagne, et s'arrête soudain, soutenu par une force
surnaturelle ; c'est le même cas que le précédent : il n'y aura eu ni violation ni même
suspension momentanée d'une loi de la nature, il y aura eu seulement non application.
L'ordre des choses établi est resté ce qu'il était, mais l'intervention de Dieu qui a
superposé à la nature une force qui la dépasse, qui a agi non contre l'ordre des choses,
mais en dehors de cet ordre, constitue ce qu'on appelle un miracle.
c) Pour qu'il y ait miracle proprement dit, il faut en troisième lieu que le fait soit produit
par Dieu. Mais comment le reconnaître? La chose est difficile s'il s'agit d'un ange ou
d'une autre créature prise par Dieu comme intermédiaire; peu importe du reste, puisque,
dans ce cas, le thaumaturge n'est que l'instrument de la volonté divine. Quant aux œuvres
accomplies par le démon, on les distingue de celles qui ont Dieu pour auteur par certains
signes que nous signalerons plus loin (N° 166).

160. - CONCEPTION FAUSSE DU MIRACLE. - Les modernistes regardent le miracle comme


une disposition subjective du croyant, non comme une réalité objective ni comme un fait
divin. Selon les uns, le miracle présuppose la foi, pour être constaté et cru tel. Selon les
autres (LE ROY, Dogme et Critique), c'est la foi qui cause le miracle : agissant à la façon
« d'une force de la nature », elle produit comme une secousse physiologique, et, sous son
influence, l'esprit triomphe de la matière.
161. - 3° Espèces. - On peut distinguer trois sortes de miracles. Le miracle est : - a)
d'ordre physique, quand il est en dehors des lois ordinaires de la nature physique : ex.
multiplication des pains, guérison d'un lépreux, résurrection d'un mort ; - b) d'ordre
intellectuel, quand l'intelligence découvre des choses qui sont au-dessus de ses moyens :
ex. prophétie, connaissance des secrets ; - c) d'ordre moral, lorsque les faits sont
inexplicables par les règles ordinaires qui gouvernent les actes humains : ex. propagation
de l'Évangile en dépit de» obstacles, la constance de» martyrs.

§ 2. - POSSIBILITÉ DU MIRACLE.

162. - 1° Adversaires. - A. Parmi les adversaires du miracle il faut signaler : - a) les


athées et les panthéistes. Il va de soi que ceux qui ne croient pas à l'existence de Dieu ou
qui ne le conçoivent pas comme un être personnel, ne peuvent admettre la possibilité
d'une intervention divine ; - b) les déistes du XVIIIe et du XIXe siècles qui prétendent que
le miracle répugne à la sagesse et à l'immutabilité de Dieu.
B. A notre époque, l'idée du miracle est rejetée surtout par deux systèmes philosophiques,
qui se placent, pour le faire, à deux points de vue tout à fait différents et même opposés
l'un à l'autre. - a) D'un côté, les rationalistes et les déterministes disent : L'univers obéit à
des lois inflexibles. S'il n'en était pas ainsi, toute science serait impossible, car la science
consiste dans la détermination des lois qui régissent les corps : ce qu'elle ne pourrait faire
si les mêmes causes ne produisaient pas toujours les mêmes effets. Or la science existe.
Donc le miracle n'existe pas, puisqu'il est une exception à la loi et s'oppose au
déterminisme. - b) A l'opposite, les théoriciens de la contingence et de la continuité,
comme Ed. LÉ ROY, disent : Loin d'être soumis au déterminisme, l'univers est une réalité,
qui évolue, qui change sans cesse, et ne se répète jamais exactement. Donc impossibilité
d'établir des lois immuables : il ne peut y avoir que des lois qui se modifient sans cesse
avec la marche des choses. En outre, en vertu du principe de continuité, tout se tient dans
le monde ; un phénomène ne doit donc pas être isolé de l'ensemble des phénomènes
auxquels il se rattache et qui l'expliquent. Mais, si dans le monde tout est imprévu et
continu, s'il n'y a pas de lois absolues, comment pourrait-il y avoir miracle ? Il n'y a
d'exception que là où il y a une règle.

2° Thèse. - Rien ne s'oppose à la possibilité du miracle, ni du côté des lois de la nature,


ni du côté de Dieu.

163. - A. DU COTÉ DES LOIS DE LA NATURE. - Plaçons-nous successivement dans les


deux conceptions du miracle (N° 159). - a) Considérons-le d'abord comme une
dérogation à la loi, comme un fait qui n'est pas seulement en dehors ou au-dessus du
cours ordinaire des choses, mais qui va contre. Le miracle, ainsi conçu, est-il impossible ?
Oui, disent les déterministes, parce que les lois sont nécessaires. Mais précisément il
faudrait prouver que les lois sont nécessaires. - 1. Or si l'on envisage la question du point
de vue philosophique, du moment que l'on admet Dieu, on ne voit pas bien comment
celui qui a fait le monde, qui l'a assujetti à des lois, n'aurait plus aucun pouvoir sur son
œuvre et ne pourrait rien modifier à l'ordre qu'il a établi? - 2. Du point de vue
scientifique, la nécessité des lois est loin d'être un fait acquis et la preuve en est bien que
les théoriciens de la contingence soutiennent, au contraire, que, le monde évoluant, il ne
peut être gouverné par des lois immuables. Sans prétendre avec ces derniers que les lois
scientifiques ne sont que des constructions arbitraires, ne reposant sur aucun fondement
objectif, nous voulons bien concéder aux déterministes que les lois sont nécessaires s'ils
entendent par nécessité la manière constante dont les causes produisent leurs effets. Mais,
tout nécessaires qu'elles sont, par rapport au monde, les lois de la nature n'en restent pas
moins contingentes par rapport à Dieu ; en d'autres termes, celui qui a fait les lois reste
au-dessus et peut y déroger s'il lui semble bon.
b) Si nous considérons maintenant le miracle comme une œuvre extraordinaire, à côté ou
au-dessus de la loi, mais non pas contre, toute objection tombe, car le miracle n'est pas
alors, comme nous l'avons dit plus haut (N° 159), la violation d'une loi, mais sa non-
application. Or il est évident qu'au point de vue de leur application, les lois sont
contingentes, et n'ont qu'une nécessité conditionnelle. La loi porte seulement que, dans
telles conditions, telle cause produira tel effet. Que la volonté de l'homme vienne à
changer les conditions, la cause ne produira plus son effet : le caillou qui se détache de la
montagne doit tomber par terre, oui, mais à une condition, c'est qu'aucun obstacle ne
s'oppose à sa chute. Les exemples abondent, du reste, des cas où l'homme empêche
l'application des lois : il dresse des digues qui arrêtent ou détournent les fleuves de leur
cours, il assainit les marais, sa vie se passe à mettre en œuvre les forces dont il dispose
pour lutter contre les éléments. Oserions-nous dès lors refuser à Dieu le pouvoir de faire,
dans une mesure supérieure, ce que l'homme accomplit dans la sphère de ses forces? Ne
semble-t-il pas évident que, de même qu'il pouvait établir un autre ordre de choses, de
même il peut agir en dehors de l'ordre établi, vu qu'il lui reste supérieur!

164. - B. DU COTÉ DE DIEU. - Le miracle ne répugne ni à l'immutabilité ni à la sagesse


de Dieu. - a) II ne répugne pas à son immutabilité. Le miracle ne doit pas être regardé
comme une mutation de la volonté divine, car il a été prévu de toute éternité. « Autre
chose, dit saint THOMAS, est changer sa volonté, et autre chose vouloir le changement du
cours ordinaire des événements. » - b) Le miracle ne répugne pas davantage à sa sagesse.
Car il ne faut pas croire, comme l'ont écrit VOLTAIRE et A. FRANCE, que le but poursuivi
parDieu est de faire des retouches à son œuvre. S'il en était ainsi, l'on pourrait dire avec
M. SÉAILLES que le miracle «est un procédé enfantin indigne d'une haute intelligence, à
laquelle il ne saurait convenir de troubler les lois qu'elle a établies. » Mais les choses ne
sont pas telles. Si Dieu opère des prodiges, c'est pour des motifs dignes de lui : - 1. Pour
la manifestation de sa puissance. Non pas que la puissance de Dieu n'éclate pas partout
dans le spectacle de l'univers, mais l'homme ost ainsi fait que les merveilles qu'il a cons-
tamment sous les yeux ne le frappent plus, «assueta vilescunt ». « Gouverner le monde
entier, c'est assurément, dit saint AUGUSTIN, un plus grand miracle que de rassasier cinq
mille hommes avec cinq pains ; le premier, pourtant, personne ne l'admire, tandis que les
hommes admirent le second, non parce qu'il est plus grand, mais parce qu'il est plus rare
» ; - 2. pour la manifestation de sa bonté. Dieu pourrait-il mieux montrer sa miséricorde
et sa bonté qu'en accordant, par exemple, la guérison à un malade, à cause de sa foi et de
ses prières ? - 3. et surtout pour la confirmation de sa doctrine. N'est-il pas évident,
comme nous l'avons déjà dit, que si la révélation est moralement nécessaire, le miracle
s'impose, du même coup, comme le meilleur moyen de nous en faire connaître l'existence
?

§ 3. - CONSTATATION DU MIRACLE.

Le miracle est possible. Mais s'il existe, comment le constater? En d'autres termes,
comment discerner le caractère miraculeux d'un fait t

165. - 1° Adversaires. - La possibilité de constater le miracle est niée par certains


rationalistes et surtout parles positivistes (LITTRÉ, RENAN, CHARCOT, SÉAILLES). « Nous
ne croyons pas, dit M. SEAULES, qu'on ait jamais constaté dans la suite des faits
l'intervention d'une puissance surnaturelle.» Dans le même courant d'idées, R ENAN avait
déjà écrit, à la suite de Littré : « Ce n'est pas au nom de telle ou telle philosophie, o'est au
nom d'une constante expérience que nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous ne
disons pas : « Le miracle ost impossible » ; nous disons : « II n'y a pas eu jusqu'ici de
miracle constaté. » C'est toujours, comme on voit, la même formule positiviste : on ne nie
pas, on déclare ne pas connaître. Nous verrons plus loin quelles raisons on invoque.

166. - 2° Thèse. - La constatation du miracle est possible.


Deux cas sont à envisager : - a) le cas du fait actuel rapporté par un témoin oculaire, et -
b) le cas du fait passé rapporté par l'histoire.

A. Cas du fait actuel. - Que faut-il pour qu'un témoin oculaire qui rapporte un fait de
caractère miraculeux soit digne de foi? Deux choses : qu'il soit bien informé et sincère,
autrement dit, qu'il ait la compétence voulue pour être à même de constater le miracle, et
la probité, pour raconter les faits tels qu'il les a vus et ne pas en dénaturer le caractère.

a) LA COMPÉTENCE. -Étant donné que le miracle est un fait sensible, extraordinaire,


produit par Dieu, il s'ensuit que le témoin doit constater l'existence de ces trois conditions
: la réalité du fait sensible, son caractère merveilleux et la causalité divine. Or ces trois
conditions n'impliquent pas une compétence spéciale, comme nous allons le voir.

1. Pour l'existence du fait sensible, la question ne fait pas de doute. Bien que le miracle
soit en dehors des lois de la nature, il reste un fait comme tous les autres faits : tombant
sous les sens, il est donc observable. Tout le monde peut constater la guérison d'un
aveugle-né : il suffit de savoir que l'individu en question était aveugle de naissance et
qu'il a recouvré la vue ; de même, pour la résurrection d'un mort, il suffit de constater
deux moments différents : l'état de vie qui succède à l'état de mort. - 2. Peut-on connaître
également si le fait est de caractère surnaturel ? Certainement oui. Et la chose est même
facile dans un bon nombre de cas. Il suffit de constater qu'il n'y a pas de proportion entre
les moyens employés et les effets produits, si bien que les effets ne sont attribuables qu'à
une cause surnaturelle. Il est évident, par exemple, - et personne ne pourrait le contester, -
qu'un homme qui est mort depuis quatre jours, ne revient pas à la vie, sur l'injonction d'un
autre homme, ce dernier fût-il le médecin le plus réputé du monde ; un peu de poussière
humectée de salive n'est pas un moyen suffisant à rendre la vue. Si par conséquent de
semblables faits sont constatés, ils dépassent sans nul doute les forces de la nature. Il n'y a
donc lieu de requérir l'attestation de spécialistes, que pour les cas pathologiques dont le
diagnostic exige des connaissances spéciales. - 3. Constater la causalité divine- constitue
une difficulté plus grande. La chose n'est pourtant pas impossible, car il y a des signes qui
distinguent les œuvres de Dieu de celles des démons. Ces signes sont : - 1) la nature et
l'éclat de l'œuvre. Les démons n'ont pas une puissance illimitée : ils ne peuvent pas, par
exemple, ressusciter un mort, car ressusciter c'est, en réalité, créer, et le pouvoir de créer
n'appartient qu'à Dieu ; - 2) les caractères moraux de l'œuvre. Toute œuvre divine étant
nécessairement morale et bonne, il faut donc considérer les circonstances dans lesquelles
s'accomplit le miracle. Circonstance de personne. Le thaumaturge ne peut être
l'intermédiaire choisi par Dieu que s'il est vertueux et de bonnes mœurs. Circonstance de
mode. Si les moyens employés pour l'accomplissement du miracle ne sont ni honnêtes ni
décents, ils décèlent une origine qui n'est certainement pas divine. Le but de l'œuvre.
L'action de Dieu ne peut poursuivre d'autre but que la bienfaisance ou l'enseignement
d'une doctrine. Si les miracles sont faits en confirmation d'une doctrine révélée, c'est la
valeur de celle-ci qui nous permet de juger de la valeur de ceux-là. Si la doctrine est
certainement fausse et contraire à Dieu, Dieu ne saurait la confirmer par de vrais
miracles. « Les miracles, dit PASCAL, discernent la doctrine et la doctrine discerne les
miracles.» b) LA PROBITÉ. - A la compétence le témoin doit joindre la probité pour que
son témoignage soit recevable. Mais comment savoir qu'un témoin est sincère ? Nous
n'avons d'autre moyen d'en juger qu'en recherchant son état d'âme, ses tendances
naturelles et ses dispositions, et en nous demandant si son témoignage a pu être inspiré
parla passion ou par l'intérêt. Il est clair encore que, plus le témoin est crédule,
impressionnable, exalté, amoureux de l'extraordinaire, moins de créance nous devons lui
accorder. Au contraire, s'il est défavorable au merveilleux, s'il a des préjugés contre lui,
s'il est sceptique, à plus forte raison, s'il est athée, plus son témoignage aura de force.
Ajoutons enfin que la valeur d'un témoignage s'accroît avec le nombre de témoins
compétents et probes.

167. - Objection. - 1. Les rationalistes et les positivistes objectent que le miracle est
scientifiquement indémontrable, car, disent-ils, la seconde condition requise pour la
constatation du miracle, ne pourrait être remplie que si l'on connaissait préalablement
toutes les forces de ta nature. « Puisqu'un miracle, écrit Jean-Jacques ROUSSEAU, est une
exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connaître ces lois, et pour en juger
sûrement, il faut les connaître toutes.» - 2. R ENAN et CHARCOT sont moins exigeants : ils
se contenteraient, si Dieu voulait bien accomplir ses miracles « devant une commission
composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la
critique historique.»
Réponse. - 1. Le miracle, assure-t-on, n'est pas scientifiquement démontrable. Entendons-
nous. Si l'on veut dire par là que la science est incapable de prouver le caractère
miraculeux d'un fait, nous n'avons garde de le contester. On ne le lui demande pas, du
reste. Car n'oublions pas que la constatation du miracle se passe sur le triple domaine de
l'histoire, de la science et de la philosophie. L'histoire doit démontrer l'existence du fait,
en montrant que les témoins sont dignes de foi. La science doit déclarer ensuite si le fait
est conforme ou non aux lois de la nature, et son rôle se borne là. C'est alors à la
philosophie et à elle seule, qu'il revient de dire si le fait est explicable par une autre cause
que Dieu. Or, pour cela, il n'est nullement nécessaire de connaître toutes les forces de la
nature. Il suffit, comme nous l'avons dit plus haut (N° 166), que l'on soit certain qu'il n'y a
pas proportion entre la cause et l'effet.
2. Quant à la prétention émise par RENAN et CHARCOT, que Dieu ait à opérer ses prodiges
« devant une commission de savants », c'est une amusante plaisanterie. Prennent-ils donc
les miracles pour des tours de force destinés à amuser le public ou à provoquer les
recherches des savants ? Les miracles ne sont pas cela. Ils viennent à leur heure ; et quand
Dieu juge à propos de manifester sa puissance ou de faire entendre sa parole, il choisit les
témoins qu'il lui plaît, les humbles et les ignorants tout aussi bien que les superbes et les
savants. Le témoignage des non-professionnels a la même valeur que celui des
professionnels, puisqu'il ne s;'agit, dans la plupart des cas, que d'avoir les organes des
sens en bon état, de constater les faits tels qu'ils sont et de les rapporter tels qu'ils se sont
passés. Au surplus, si les commissions scientifiques tiennent à être témoins de miracles,
au lieu de sommer Dieu de comparaître devant elles et d'accomplir ses merveilles en leur
présence, pourquoi ne vont-elles pas là où ces merveilles ont lieu, à Lourdes, par exemple
?

168. - Instance. Le fait de Lourdes - Mais précisément, répliquent les adversaires du


miracle, le fait de Lourdes, comme tous les autres faits du même genre, peut s'expliquer
sans recourir à une intervention surnaturelle. Les nombreux prodiges qui s'y opèrent et
que nous ne contestons pas, sont dus soit à la vertu curative de Veau de la grotte, soit à la
suggestion, soit à toute autre force inconnue de la nature.

Réponse. - Examinons successivement ces trois solutions proposées.


- 1. On allègue tout d'abord la vertu curative de l'eau de la grotte. Pour les besoins de la
cause, on lui attribue, soit des propriétés chimiques spéciales, soit une puissance radio-
active, ou bien l'on invoque les effets thérapeutiques des bains froids que les malades
prennent dans la piscine.
- Or il a été reconnu, par l'analyse de cette eau, qu'elle ne diffère en rien de celle de la
fontaine publique qui se trouve dans la ville et qu'elle « ne renferme aucune substance
active, capable de lui donner des propriétés thérapeutiques marquées.» Quant à
l'hydrothérapie et à la radioactivité de l'eau, -à supposer que l'eau de la grotte eût ces
propriétés,- jamais elles n'ont produit des cures aussi merveilleuses que celles qui sont
constatées à Lourdes. Mais il y a plus ; dans cette première hypothèse qu'on nous propose
comme une solution vraisemblable, comment se fait-il que des guérisons se soient
produites en dehors de tout usage de cette eau? Et pour ne citer qu'un cas, celui du Belge
Pierre de Rudder, comment expliquer que les fragments de ses os brisés se soudèrent
brusquement à Oostacher, près de Gand, dans une chapelle de Notre-Dame de Lourdes,
bien loin des piscines de la Grotte pyrénéenne?
2. La suggestion semble, à notre époque, une solution plus heureuse. D'après les
suggestionneurs « toute cellule cérébrale actionnée par une idée, actionne les fibres
nerveuses qui doivent réaliser cette idée »; en d'autres termes, il suffirait d'être persuadé
que l'on va guérir, que l'on est guéri, pour l'être en effet. - Est-il donc vrai que la
suggestion produise des résultats si merveilleux1? Disons d'abord que les médecins ont
coutume de distinguer deux ordres de maladies : les maladies organiques où il y a lésion
de l'organe, et les maladies fonctionnelles ou nerveuses où l'organe est intact et sans
lésion, mais fonctionne mal. Or tout le monde admet aujourd'hui que la suggestion ne
guérit que les maladies fonctionnelles et jamais les maladies organiques, qu'elle n'a que
des résultats éphémères et que, pour obtenir ces résultats, encore faut-il qu'elle s'exerce
fréquemment et pendant un certain temps. Au contraire, les guérisons de Lourdes portent
tout aussi bien sur les maladies organiques que sur les maladies nerveuses ; elles sont
radicales et durables et se font instantanément. Donc la suggestion ne solutionne pas le
problème de Lourdes.
3. -Obligés d'abandonner ces deux premières hypothèses, les incrédules n'ont plus d'autre
ressource que d'en appeler aux forées inconnues de la nature dont il a été parlé dans
l'objection précédente. Nous sommes loin, disent-ils, de connaître toutes les forces de la
nature. La science, depuis un siècle, a multiplié ses découvertes : vapeur, électricité,
téléphone, radiographie, télégraphie sans fil, etc. Ne sommes-nous pas en droit alors de
supposer que les miracles sont dus à des forces ignorées, et non à l'intervention divine 1? -
II est certain que nous ne connaissons pas toutes les lois des corps, mais il importe peu,
car, que nous connaissions les lois ou non, les corps n'en gardent pas moins leurs
propriétés et produisent quand même leurs effets. Ainsi, les corps n'ont pas attendu que
Newton découvrît sa fameuse loi, pour s'attirer en raison directe de leurs masses et en
raison inverse du carré des distances. Si par conséquent, les guérisons de Lourdes sont le
fait d'une force inconnue, elles doivent se produire toujours de la même façon, les
conditions étant les mêmes. Or c'est justement le contraire qui arrive. La force
mystérieuse agit dans les circonstances les plus diverses et les plus dissemblables, aussi
bien en plein soleil sur le passage du Saint-Sacrement que dans l'eau, au milieu des
piscines, le soir comme dans le jour, et, ce qui paraît plus étrange encore, sur certaines
personnes seulement, et non sur d'autres, d'ailleurs aussi croyantes et aussi vertueuses et
qui ont peut-être prié plus que les premières.
Par ailleurs, bien qu'on ne connaisse pas toutes les forces physiques et psychiques du
monde, l'on sait bien que, pour ce qui concerne la guérison des maladies organiques, qui
suppose la restauration du tissu malade soit par la rénovation des cellules anciennes, soit
par la création de nouvelles, il n'y a pas de forces naturelles qui soient capables de se
passer du concours du temps pour accomplir cette œuvre de régénération. Les trois
explications données par nos adversaires au fait de Lourdes ne peuvent donc pas être
sérieusement soutenues ; et décidément, si l'on tient, malgré tout, à écarter l'hypothèse du
surnaturel, de l'intervention divine, il faudra trouver mieux.

169. - B. Cas du fait ancien rapporté par l'histoire. - S'il s'agit d'un fait de date
ancienne, avant de procéder à la critique du témoignage, il faut commencer par la critique
du document qui le contient. Donc deux points à établir.

a) CRITIQUE DU DOCUMENT. - Pour juger de la valeur d'un document écrit, - car c'est
celui-ci qui nous intéresse surtout, - il faut d'abord s'assurer si nous le possédons dans son
intégrité ; il faut ensuite en rechercher l'auteur, la date de composition, les sources ; enfin,
dernier travail, il faut l'interpréter en essayant de pénétrer la pensée intime de l'auteur, le
but qu'il poursuit, les raisons qui ont pu déterminer sa manière de voir. Toutes ces
questions, nous aurons à nous les poser lorsque nous étudierons les Livres Sacrés qui
contiennent le dépôt de la Révélation.

b) CRITIQUE DU TÉMOIGNAGE. - Lorsque l'étude du document nous a révélé le nom


de l'auteur et la date de composition, il n'y a plus, pour la critique du témoignage,'qu'à
appliquer les mêmes règles que nous avons signalées précédemment à propos du témoin
d'un fait actuel, c'est-à-dire établir sa compétence et sa probité.

170. - Objections. - Nos adversaires rejettent le miracle rapporté par l'histoire pour
différents motifs. - a) Les uns, comme MM. SEIGNOBOS et LANGLOIS, et les positivistes,
en général, écartent le miracle historique parce qu'il est en contradiction avec les lois
scientifiques. - Réponse. - Que cette assertion soit fausse, cela ressort des preuves qui
démontrent la possibilité du miracle (voir N°8163 et 164).
b) D'autres (STUART MILL, HUME) sont d'avis qu'il faut toujours, dans l'interprétation des
faits, chercher les explications les plus simples et les plus vraisemblables, ou, en d'autres
termes, celles qui ne recourent pas à l'intervention du surnaturel. - Réponse. - Cette
opinion n'est pas plus admissible que la précédente. Dans un tel système, en effet, il
faudrait retrancher de l'histoire tous les faits qui sont rares, singuliers, anormaux, tout ce
qui n'a pas encore été vu. L'application d'une pareille théorie conduirait fatalement aux
résultats les plus regrettables : c'est ainsi qu'il est arrivé d'ailleurs que des faits exclus
jadis de l'histoire (aérolithes, stigmates) parce que, apparemment invraisemblables, ont dû
par la suite être reconnus authentiques.
c) D'autres encore disent, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que « le miracle qui n'est connu
que par le témoignage humain ne saurait garantir avec certitude une révélation ». -
Réponse. C'est là rejeter l'histoire, qui n'a d'autre fondement que l’autorité du
témoignage. S'il n'y avait de sûr que ce que l'on peut expérimenter soi-même, non
seulement il n'y aurait plus de certitude historique, mais la somme de nos connaissances
serait bien restreinte puisque la plupart des choses que nous savons, nous les tenons du
témoignage d'autrui.
d) A la suite de Jean-Jacques ROUSSEAU, RENAN et LOISY font remarquer que jadis
l'humanité voyait le miracle partout. Mais, avec les progrès de la critique, le merveilleux
a perdu du terrain, et il est, selon eux, appelé à disparaître. Des causes naturelles ont déjà
expliqué beaucoup de phénomènes regardés autrefois comme des miracles et rien
n'empêche de croire qu'un jour on pourra expliquer de la même manière tout ce qui est
resté jusqu'ici inconnu. - Réponse. Cette objection est à peu près identique à celle que
nous avons déjà exposée (N°167). Ce qui la différencie, c'est qu'au lieu de se placer
uniquement sur le terrain scientifique, elle invoque les erreurs historiques. Il est vrai
qu'autrefois, beaucoup de forces de la nature étant inconnues, bien des phénomènes
passèrent pour merveilleux, qui ne l'étaient pas. A ce point de vue, il est juste de dire que
la science, en découvrant certaines lois ignorées, a fait reculer le domaine du merveilleux.
Mais il est bon cependant de ne pas exagérer. Les anciens n'ignoraient pas toutes les lois
de la nature ; tout aussi bien que nous, ils pouvaient dire, par exemple, que la résurrection
d'un mort est un fait qui est en dehors et au-dessus du cours normal des choses.
e) Dans le même ordre d'idées, RENAN dit que les miracles rapportés par TITE-LIVE et
PAUSANIAS sont controversés. Donc, conclut-il, il en est de même des miracles
évangéliques. - Réponse. De ce qu'il y a eu dans tous les temps, et, dans le passé plus que
de nos jours, des historiens dont les récits étaient fantaisistes, on n'a pas le droit de
conclure que tous doivent être mis sur le même pied. On ne passe pas ainsi du particulier
au général : à Tite-Live et à Pausanias l'on peut opposer du reste des historiens
consciencieux, comme Thucydide et Tacite.

§ 4. - VALEUR PROBANTE DU MIRACLE.

171. - Thèse. - Les miracles, opérés en faveur d'une doctrine, sont une marque certaine de
son origine divine. Cette proposition s'appuie sur la raison et le consentement universel.

A. PREUVE DE RAISON. - Le miracle proprement dit apparaît comme une œuvre qui ne
peut avoir d'autre auteur que Dieu (N° 158). Sans doute, considéré en soi, il signifie
uniquement qu'il y a eu intervention divine. Mais s'il est associé à un autre fait, si le
thaumaturge l'opère en confirmation de la doctrine qu'il enseigne, il est évident que cette
doctrine doit venir de Dieu, ou tout au moins, avoir son approbation. Sinon, il faudrait
dire que Dieu ratifie le mensonge et l'imposture, qu'il est « un témoin de fausseté » (S.
THOMAS), ce qui répugne à ses attributs.

B. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. - Chez tous les peuples nous


retrouvons cette croyance que les miracles sont une preuve incontestable de l'intervention
divine. Aussi toutes les fausses religions attribuent-elles à leurs fondateurs la puissance
de faire des miracles. -
Précisément, objecte-t-on, la croyance universelle témoigne contre la valeur des miracles
allégués par le christianisme, puisque chaque religion' prétend avoir les siens. - Cette
objection porte à faux. Car il ne s'agit pas pour le moment d'instituer une comparaison
entre la valeur respective des miracles allégués par les différentes religions. Nous
invoquons la preuve du consentement universel dans le seul but de montrer que tous les
peuples ont cru à l'existence de miracles opérés par Dieu en faveur d'une doctrine. Quant
à ce qui est de savoir si les prodiges de telle ou telle religion sont des miracles
proprement dits ou non, des œuvres de Dieu ou du démon, c'est une question "qui
appartient à la critique historique et dont nous nous occuperons lorsque nous serons à la
recherche de la vraie religion.

Art. III. - LA PROPHÉTIE.

La question de la prophétie ne comporte pas de long développement. La prophétie est, en


effet, un miracle d'ordre intellectuel (N°161). Ce qui a été dit du miracle en général,
convient par conséquent à la prophétie. Nous ne ferons ici qu'indiquer rapidement ce
qu'elle a de particulier en suivant le même ordre que pour le miracle. Donc 1° nature ; 2°
possibilité ; 3° constatation, et 4° valeur probante de la prophétie.

§ 1. - NATURE DE LA PROPHÉTIE.

172. - 1° Définition. - Étymologiquement le mot prophétie (gr. prophètes ; pro, avant,


phêmi, je dis) signifie prédiction.

A. AU SENS LARGE, et conformément à l'étymologie, la prophétie, c'est la prédiction


d'un événement futur. Dans ce sens, la prédiction d'une éclipse est une prophétie.168

B. AU SENS STRICT du mot, et comme on l'entend généralement, la prophétie peut être


définie, d'après saint THOMAS, « la prévision certaine et l'annonce de choses futures gui
ne peuvent être connues par les causes naturelles.

173. - 2° Conditions de la prophétie. - De la définition qui précède il ressort que deux


conditions sont requises pour qu'il y ait prophétie au sens strict du mot. - a) II faut que la
prévision soit certaine, et non de caractère ambigu, comme c'était souvent le cas pour les
oracles païens, dont CICÉRON disait qu'ils « étaient si adroitement composés que tout ce
qui arrivait paraissait toujours prédit, et si obscurs que les mêmes vers pouvaient en
d'autres circonstances, s'appliquer à d'autres choses.» - b) II faut que la prévision ne
puisse être fournie au moyen des causes naturelles. Que l'astronome annonce une éclipse,
le marin une tempête, et le médecin, la mort de son malade, ce ne sont pas là des
prophéties proprement dites, car la prédiction de ces événements futurs peut se déduire
facilement de la connaissance des lois de la nature. Il n'y a de véritable prophétie que si
l'événement à venir ne peut être connu par ses causes naturelles parce que celles-ci
n'existent pas encore et dépendent de la volonté humaine.

§ 2 - POSSIBILITÉ DE LA PROPHÉTIE.

174. - La possibilité de la prophétie est démontrée par une double preuve : indirecte et
directe.
A. Preuve indirecte tirée de la croyance universelle. - L'histoire nous atteste que tous les
peuples ont eu leurs devins à qui ils demandaient les secrets de l'avenir. Que les oracles
rendus par eux aient été de vraies prophéties ou non, ce n'est pas ici la question, il s'agit
seulement de montrer la croyance de tous les peuples comme une présomption en faveur
de la possibilité de la prophétie.
B. Preuve directe tirée de la raison.- Pour que la prophétie soit possible, deux conditions
sont requises. Il faut : -a) que Dieu connaisse!'avenir, et - b) qu'il puisse nous le révéler.
Or ces deux conditions sont certainement réalisables. Car, d'une part, Dieu est
omniscient. Aucun des secrets de l'avenir ne lui échappe. Il connaît tous les événements
futurs, non seulement ceux qu'on appelle les futurs nécessaires, c'est-à-dire ceux qu'on
peut prévoir par la connaissance de leurs causes, mais même les futurs libres, c'est-à-dire
ceux qui dépendent de la libre détermination de la volonté. La chose ne doit pas étonner
du reste, puisque, comme nous l'avons déjà vu, le mot prescience appliqué à Dieu, est un
terme impropre. Dieu ne prévoit pas, il voit. Pour lui tous les événements qui, selon notre
manière de parler, seront un jour, sont déjà. - D'autre part, Dieu peut nous révéler l'avenir,
cela ressort des preuves qui démontrent la possibilité de la révélation en général. S'il est
établi en effet que Dieu peut faire connaître à l'homme des vérités que celui-ci ignore, l'on
ne voit pas ce qui l'empêcherait de lui révéler l'avenir.

§ 3. - CONSTATATION DE LA PROPHÉTIE.

175. - Constater une prophétie revient à vérifier les deux points suivants : 1° la réalité de
la prophétie, et 2° son accomplissement.
1° Réalité de la prophétie. - Ce premier point n'est pas difficile à établir : il suffit de se
rendre compte que les deux conditions nécessaires pour constituer une prophétie sont
remplies. C'est là un travail qui appartient à la critique historique : celle-ci doit contrôler
les documents où se. trouvent consignées les paroles qui annoncent les événements de
l'avenir, juger si la prévision a été faite en termes clairs et précis, et si le fait prédit ne
pouvait être connu par la science des lois naturelles.
2° Accomplissement de la prophétie. - Ce second point ne présente pas de difficulté plus
grande. Il suffit en effet de rapprocher l'événement en question des paroles qui
l'annoncent et de constater si le fait correspond bien et dans tous ses détails à la prédiction
qui l'a précédé.
Qu'on n'objecte pas, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que la constatation de la prophétie
exigerait que le même homme fût témoin de la prophétie et de l'événement. - I1 semble
bien plutôt que plus la prédiction est éloignée de l'accomplissement, plus elle acquiert de
valeur, car s'il est. déjà difficile d'annoncer quelques jours à l'avance un événement qui
dépend de la liberté humaine, la difficulté ne fera que croître avec l'intervalle qui sépare
la prophétie de sa réalisation.
Qu'on n'allègue pas davantage les prédictions des somnambules. Tout le monde sait
qu'elles sont d'une valeur très relative, et que, semblables aux oracles antiques, elles ne
brillent pas généralement par leur clarté.
§ 4. - VALEUR PROBANTE DE LA PROPHÉTIE.

176. - La prophétie est un miracle proprement dit, vu que Dieu seul connaît les
événements qui dépendent des déterminations libres de l'homme. D'où il suit que tout
ce qui a été dit de la valeur démonstrative du miracle s'applique aussi bien à la prophétie.

Conclusion. - Ainsi, de ce qui a été dit des critères en général, et en particulier, du


miracle et de la prophétie, il ressort que la vraie doit être celle qui réunit on soi
l'ensemble de ces signes: d'abord les critères internes : excellence, transcendance de la
doctrine ; puis les critères externes qui sont, à vrai dire, le principal argument, comme le
Concile du Vatican l'a parfaitement-indiqué dans la décision dogmatique suivante : « Pour
que la soumission de notre foi fût on accord avec la raison, Dieu a voulu joindre aux
secours intérieurs de l'Esprit Saint des preuves extérieures de sa révélation, à savoir des
faits divins, et surtout les miracles et les prophéties, lesquels, en montrant abondamment
la toute-puissance et la science infinie de Dieu, sont des signes très certains de la
révélation divine et sont approprias à l'intelligence de tous. »

BIBLIOGRAPHIE. - Saint THOMAS, Contra Gentiles. - TANQUEREY, Théologie


fondamentale (Desclée). - BAINVEL, De vera Religione et Apologetica ; Nature et
Surnaturel (Beauchesne). - VALVEKENS, Foi et Raison (de Meester, Bruxelles). - DE
PASCAL, Le Christianisme, La Vérité de la Religion. (Lethielleux). - MICHELET, Dieu et
l’Agnosticisme contemporain. - Mgr LE ROY, La Religion des Primitifs (Beauchesne). -
DE BROGLIE, Critique et Religion (Lecoffre) ; Problèmes et conclusions de l'histoire des
Religions (Putois-Cretté).- GONDAL, La Religion, Le Surnaturel (Roger et Chernovitz). -
HUBY, Christus (Beauchesne). -- BRICOUT, L'Histoire des Religions et la Foi chrétienne
(Bloud). - BRUNETIÈRE, Sur les Chemins de la croyance (Perrin) ; Emile BOUTROUX,
Science et religion (Flammarion), LIGEARD, Vers le catholicisme (Vitte), ALFARIC, Valeur
apologétique de l’Histoire des religions, Rev. Prat. d’Apol., 15 juill. 1907.
Sur le miracle. - Dans le Dict. de la Foi cat. : J. DE TONQUÉDEC, Art. Miracle ; G.
BERTIN, Lourdes (Le fait de). - LEROY, La Constatation du miracle et l'Objection
positiviste ; La Constatation du miracle (Bloud). - DE BONNIOT, Le Miracle et ses
contrefaçons (Rétaux). - MONSABRÉ, Introduction au Dogme (tome III). - MÉRIC, Le
Merveilleux et la Science. - Dr LAVRAND, La suggestion et les guérisons de Lourdes
(Bloud). - VOURCH, Quelques cas de guérisons de Lourdes et la Foi qui guérit (Lethiel-
leux). - COSTE, Le Miracle (Sc. et Rel.). - GONDAL, Le Miracle. - DE LA BARRE, Faits
surnaturels (Bloud). - J. DE TONQUÉDEC, Introduction à l'étude du Merveilleux et du
Miracle (Beauchesne). - G. SORTAIS, La Providence et le Miracle (Beauchesne) - B.
RABIER, Leçons de philosophie. - BOUTROUX, De la contingence des lois de la nature.
DEUXIÈME PARTIE : Recherche de la vraie religion

Aperçu général de la seconde Partie.

177. - Deux points ont été établis dans la première Partie de l'Apologétique. Le premier,
c'est que l'homme, en tant que créature douée d'une âme raisonnable et libre, est obligé, à
tout le moins, de professer la religion naturelle. Le second c'est que, selon toute
vraisemblance. Dieu, Créateur et Providence, est intervenu dans la marche de l'humanité
-pour guider l'homme dans sa recherche de la vérité religieuse, et peut-être même, pour
l'élever à une dignité plus grande et à une destinée plus haute.
Il s'agit maintenant, dans cette seconde Partie, de soumettre à l'examen cette dernière
hypothèse. Pour cela, il nous faut interroger l'histoire et lui demander si, en fait, elle nous
apporte le témoignage d'une Révélation divine. Or, comment instituer cette enquête
religieuse? La chose serait simple, s'il n'existait par le monde qu'une seule religion : il
suffirait alors de vérifier ses titres à notre créance. Mais il n'en est pas ainsi, et les
religions sont nombreuses, soit dans le passé, soit dans le présent, qui ont revendiqué ou
revendiquent une origine divine.
Deux voies sont dès lors ouvertes à l'apologiste chrétien qui prétend que sa religion est, à
l'heure actuelle, la seule Religion révélée, - 1. Ou bien, laissant de côté toutes les autres
religions, il peut aller droit au christianisme et lui faire l'application des critères dont nous
avons parlé précédemment (N° 156). Et si, de cet examen, il résulte que la religion
chrétienne est, sans doute aucun, une religion révélée, toute enquête ultérieure devient
superflue. Car, comme d'une part, il est manifeste que, en beaucoup de points de son
dogme et de sa morale, elle est en opposition avec les autres religions, et comme d'autre
part, il n'est pas moins évident que Dieu n'a pu révéler des vérités successives et
contradictoires, la vérité de l'une implique la fausseté des autres. L'étude de ces dernières
ne pourrait, dans ce cas, se faire qu'à titre de contre-épreuve.
2. Une seconde méthode consiste à suivre l'ordre inverse. L’apologiste chrétien se tourne
d'abord vers les religions, autres que la sienne, et dont il veut démontrer la fausseté. A
vrai dire, cette première enquête pourrait paraître un chemin bien long s'il s'agissait
d'exposer en détail toutes les formes de religion qui ont existé et existent encore sur la
terre ; mais une telle nécessité ne s'impose pas, car il va de soi que, si l'on peut prouver
que les religions qui se recommandent le plus à notre attention, soit par le nombre de
leurs adeptes soit par la valeur de leur doctrine, doivent être rejetées comme fausses, plus
n'est besoin de s'occuper des autres religions dont l'infériorité est incontestable.

Ce premier travail terminé, et, comme on dit, le terrain une fois déblayé, il n'y a plus qu'à
aborder la seule religion qui n'ait pas été éliminée, c'est-à-dire, dans l'espèce, la religion
chrétienne. Cependant il n'est pas permis de dire, comme tout à l'heure dans la première
méthode, que la fausseté de toutes les religions, passées en revue, implique la vérité de la
religion chrétienne : celle-ci pourrait être fausse comme les autres. Pour être en droit de
tirer une telle conclusion, il faudrait démontrer auparavant qu'il y a certitude de
l'existence d'une religion révélée. Que la chose puisse être présumée, cela ne fait pas de
doute. Mais un fait d'histoire s'établit par l'histoire, et non par le raisonnement. C'est, dès
lors, par l'histoire qu'il faudra prouver l'existence et la vérité de la Religion chrétienne.
C'est cette seconde méthode que nous suivrons ici. Cette partie comprendra donc deux
sections.

A. LA PREMIÈRE SECTION, beaucoup moins étendue, sera un exposé très rapide et très
succinct des principales religions non chrétiennes, où il apparaîtra, par la seule
application des critères négatifs, qu'elles ne portent pas les marques d'une origine divine.

B LA SECONDE SECTION sera la démonstration proprement dite du christianisme. En


nous appuyant sur le témoignage des Évangiles, dont nous aurons préalablement à établir
la valeur historique, il nous faudra vérifier les titres du fondateur et contrôler la qualité
de sa doctrine. Si de cette étude il ressort que Jésus est « Envoyé de Dieu », il ne restera
qu'à conclure que le christianisme dont la diffusion s'est faite à travers le monde d'une
façon si extraordinaire, est une religion d'origine divine, qu'il est la vraie religion.

SECTION I
CHAPITRE UNIQUE. - Les fausses Religions.

DÉVELOPPEMENT
L'enquête religieuse.

178. - Il convient, avant de commencer notre enquête religieuse, de déterminer les


conditions dans lesquelles elle doit se faire et sur quelles religions elle doit porter.
1° Conditions. - Nous avons vu (N° 156) qu'il y a deux sortes de critères auxquels on peut
reconnaître la valeur objective d'une religion. - a) Les uns sont tirés de la doctrine
(critères intrinsèques). Ainsi toute religion qui a sur Dieu et sur l'homme des conceptions
opposées aux conclusions que la raison soûle nous a permis d'établir dans la première
Partie, ne peut être la vraie religion. - b) Les autres sont tirés du fondateur ( critères
extrinsèques). L'on pense bien qu'il ne suffit pas a un homme de se présenter comme
chargé d'une mission divine, il faut qu'il la prouve et qu'il garantisse son enseignement
par des signes authentiques qui soient comme le sceau de Dieu.
Pour savoir ce que vaut une religion, nous la soumettrons donc à une double éprouve.
Nous nous tournerons d'abord vers le fondateur et nous lui demanderons ses litres. Puis
nous étudierons sa doctrine et nous verrons ce qu'elle vaut.
2° Religions sur lesquelles portera notre enquête. - Notre enquête portera d'abord sur les
religions auxquelles nous ne reconnaissons pas les marques d'origine divine. Nous
parlerons ; - 1° du paganisme ; - 2° des religions de la Chine ; -- 3° de la religion de la
Perse ; - 4° du Mithriacisme ; - 5° des religions de l’ Inde ; - 6° de L’Islamisme ; et - 7°
du Judaïsme actuel.
Art. I. - Le Paganisme.

179. - Sous ce titre il faut entendre les diverses religions qui ont professé ou professent
encore le polythéisme. Aussi loin que remonte l'histoire, nous constatons que le
paganisme fut la religion de tons les peuples de l'antiquité, exception faite des Juifs : les
Chaldéens, les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs et les Romains, tous
furent polythéistes. De nos jours, le paganisme est encore la religion des peuplades
fétichistes dû l'Asie et de l'Afrique.

1° Fondateur. - Non seulement il est superflu de rechercher les fondateurs du


paganisme, mais il n'est même pas possible de savoir comment les mythologies ont pu se
former. - a) D'après EVHÉMÈRE, philosophe grec du ive siècle avant Jésus-Christ, les
mythes auraient été des récits légendaires, et les dieux, des héros divinisés. - b) Selon
PLOTIN et PORPHYRE (IIIe siècle de notre ère), les mythes païens seraient des symboles
cachant des dogmes philosophiques et des notions morales : ainsi l'aventure d'Ulysse et
des Sirènes serait une allégorie destinée à mettre en garde contre les séductions du mal. -
c) l’école traditionaliste a voulu voir dans les mythes des déformations de la tradition
primitive qui n'aurait été conservée intacte que chez les Juifs : ainsi s'expliqueraient sans
difficulté bien des parallélismes que l'on peut remarquer entre les croyances païennes et
les récits de la Bible : par exemple, la boîte de Pandore d'où sortirent tous les maux
correspondrait à la chute d'Eve. - d) D'après une école plus récente (Max MULLER, en
Angleterre, Michel BRÉAL en France), les mythes auraient leur origine dans le langage.
Les dieux ayant été considérés à l'origine comme les agents mystérieux des phénomènes
de la nature, leurs noms ne seraient autres que les épithètes qui désignent ces
phénomènes.

180. - 2° Doctrine. - La doctrine du paganisme se trouve consignée dans les mythologies


dont nous trouvons des descriptions chez des poètes comme HOMÈRE OU des historiens
comme HÉSIODE. Or, les mythologies sont un ensemble de fables plus ou moins
ridicules, de mythes bizarres sur la vie des dieux et leurs rapports avec les hommes. Pour
souligner l'infériorité des doctrines païennes, il n'est pas nécessaire d'entrer dans les
détails : nous n'avons qu'à montrer la multiplicité de leurs dieux et les imperfections de
leur nature où se mêlent la grandeur et la faiblesse, la vertu et le vice.
N'ayant pas de valeur au point de vue doctrinal, comment le paganisme en aurait-il eu au
point de vue moral? Comment les dieux, qui avaient les mêmes passions et les mêmes
défauts que l'homme auraient-ils prêché la vertu à celui-ci ? L'homme échappe d'autant
plus facilement aux devoirs de la morale qu'il trouve des excuses dans ses croyances. ,

181. - 3° Critique. - Religion imparfaite et n'ayant aucune trace d'origine divine, faut-il
conclure que le paganisme était une religion absolument mauvaise et inutile ? Gardons-
nous de le croire. Malgré ses inconcevables lacunes, le paganisme avait au moins
l'énorme avantage d'entretenir chez l'homme le sentiment religieux, de lui faire lever les
yeux vers le ciel, de le faire penser à sa destinée future. Le païen qui vivait en rapport
constant avec des puissances cachées, qui craignait de leur déplaire, qui sollicitait leur
appui et s'humiliait devant elles, pouvait trouver là des moyens efficaces de lutter contre
les mauvaises tendances de sa nature.
Tout compte fait, par conséquent, et « si l'on veut comparer le polythéisme antique à un
état de l'humanité où il n'y aurait aucune religion, à l'état où voudraient nous amener les
matérialistes modernes, peut-être la conclusion sera-t-elle que le paganisme est préférable
et que mieux vaut une croyance quelconque, même superstitieuse, à un monde invisible,
qu'un état où l'homme serait entièrement renfermé dans le monde terrestre...
« Quel était maintenant l'état des âmes sincères et droites qui cherchaient la vérité dans
ces longs siècles d'erreur ?... Nous pouvons nous en tenir à ce que la foi nous enseigne au
sujet de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde, et à ce que saint Paul nous dit
au sujet des païens, qui, n'ayant pas de loi écrite, seront jugés d'après la loi naturelle
gravée dans leur conscience.
« Quoi qu'il en soit de ce problème, il est de toute évidence que le polythéisme antique ne
saurait entrer en comparaison, en tant que solution des problèmes de la destinée humaine,
avec le christianisme, ni même avec les religions fondées sur l'idée d'une révélation
positive. »

Art. II. - Les Religions de la Chine.

182. - La Chine compte trois religions officielles : deux indigents, le Taoïsme et le


Confucianisme, la troisième importée de l'Inde, le Bouddhisme dont nous parlerons plus
loin. (Nos 194 et suiv.)

I. Le Taoïsme. 1° Fondateur. - La religion connue sous le nom de Taoïsme, est attribuée


à LAO-TSEU, philosophe contemporain et rival de Confucius. On. sait peu de chose de sa
vie. Certains pensent même que la religion fondée sous son nom ne serait nullement son
œuvre, et qu'elle serait seulement une collection de vieilles superstitions de la Chine
repoussées par Confucius, et que, dans le but de faire opposition au Confucianisme, on
aurait recueillies et groupées sous le nom d'un sage, Lao-tseu, afin de leur donner plus
d'autorité.

183. - 2° Doctrine. - Le Taoïsme est un amalgame de superstitions grossières, de


sorcellerie et de magie, avec les doctrines philosophiques de LAO-TSEU dénaturées par ses
disciples. C'est du reste une religion polythéiste et, pour cette raison, il est inutile que
nous insistions davantage.

184. - II. Le Confucianisme- - 1° Fondateur. - Confucius naquit en 551 avant notre ère
dans le royaume de Lou, d'une ancienne famille du nom de Khoung. Il se distingua de
bonne heure par la vivacité de son intelligence et par la droiture de son caractère, si bien
que le roi de Lou n'hésita pas à lui confier, malgré sa jeunesse, des fonctions importantes
dans son gouvernement. Il les abandonna du reste bientôt pour suivre sa vocation. Il se
mit alors à l'étude des Kings ou Livres sacrés de la Chine, et voulut se consacrer à la
direction des peuples. Dans ce dessein il parcourut les principautés féodales qui
composaient l'Empire chinois, puis, fatigué de cette vie errante, il revint à Lou où il ouvrit
une école et professa jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ses nombreux élèves, il en distingua
soixante-douze, pris parmi les meilleurs, qu'il appela ses disciples. Telle fut l'origine des
Lettrés, qui, depuis cette époque, ont joué un si grand rôle en Chine, en formant une sorte
de caste fermée à qui allaient toutes les faveurs du pouvoir. Cet état de choses a duré
jusqu'au commencement de notre siècle. « Maintenant, sous la République chinoise, tout
est changé. La caste des Lettrés est défunte. La doctrine de Confucius a cessé d'être
classique. Les auteurs de la Chine nouvelle n'ont pas encore attenté aux temples désertés
du Sage. Mais ils ont éliminé ses œuvres de l'enseignement primaire comme surannées, et
les ont reléguées, à titre de philosophie antique, dans les accessoires de l'enseignement
secondaire... Ainsi disparaît, sans secousse, sans bruit, une chose qui paraissait un roc
inébranlable et qui n'était qu'un bois vermoulu.»

185. - 2° Doctrine. - Le confucianisme est plutôt une philosophie morale qu'une


religion. Les dieux, c'est-à-dire le Ciel (Châng-Tï), la Terre et les Esprits supérieurs sont
considérés, non comme des personnes réelles mais comme des abstractions. Aussi le seul
culte qui soit en grand honneur est celui des ancêtres ; c'est par là que le confucianisme
est une religion bien nationale ; il semble du reste que, aux yeux de Confucius et de ses
adeptes, le Chang-Ti ou Seigneur du Ciel, et les autres dieux ne soient que les esprits des
premiers ancêtres de la nation. Biais, chose étrange, tout en affirmant la survivance des
esprits, Confucius ne parle pas de la vie future et ne tranche pas la question de
l'immortalité de l'âme.
La morale de Confucius ne manque pas d'élévation et se distingue par un réel amour de
l'humanité ; toutefois, elle ne dépasse pas les limites d'une morale humaine. Elle
proclame bien qu'il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas que les autres vous
fassent à vous-même, mais elle ne va pas au delà de cette simple règle de justice.

186. - 3° Critique - Si la doctrine de Confucius ne contient pas d'erreurs très graves,


c'est une religion « incomplète, insuffisante pour le besoin des âmes ; un ensemble de
conseils sages et sensés, mais sans rien qui inspire l'enthousiasme. On comprend qu'elle
n'ait pas suffi au peuple chinois et qu'il ait préféré l'idolâtrie et là magie du Taoïsme et du
Bouddhisme ... Nous pouvons donc considérer cette doctrine comme une assez belle
œuvre humaine, un code religieux et moral à peu près pur, péchant par défaut plutôt que
par excès. Mais nous n'avons pas besoin d'ajouter, tant cela est évident, qu'il n'y a eu ni
dans la vie du fondateur, ni dans sa doctrine, aucun signe d'une révélation divine.
Confucius n'a jamais prétendu au titre de prophète et n'a réclamé pour sa doctrine d'autre
preuve que celles de la raison et de la tradition immémoriale. »

Art. III. - La Religion de la Perse. Le Zoroastrisme ou Mazdéisme.

187. -L'ancienne religion de la Perse, autrement dit, de l'Iran, s'appelle Zoroastrisme, du


nom de son fondateur, ou Mazdéisme du nom du dieu Ahura- Mazdâ que Zoroastre met
au-dessus de tous les autres dieux, même au-dessus de Mithra, le dieu de la lumière.

1° Fondateur. - On ne sait si le prophète à qui l'on attribue la fondation de la religion des


mages, appartient à l'histoire ou à la légende. Selon l'une ou l'autre, ZOEOASTEI; vécut au
vie siècle avant Jésus-Christ. Révolté des abus de l'idolâtrie et du culte des Dêvas ou
mauvais génies, il se retira dans une grotte solitaire et se livra, sept années durant, à la
méditation. Là, il eut des révélations d'Ahura-Mazdâ, le seigneur tout-puissant, qui
confirma sa mission, en faisant de nombreux prodiges en sa laveur.

188. - 2° Doctrine. - Le Zend-Avesta est le livre sacré du Zoroastrisme. La date de


composition en est incertaine. Il renferme du reste des morceaux d'âge différent, et dont
certains paraissent être de composition relativement récente.
En métaphysique, le zoroastrisme admet la doctrine du dualisme. Il est vrai que le Dieu
suprême, Ormazd, est créateur, Dieu du ciel. Mais à Ormazd est opposé un principe
mauvais, appelé Ahriman, qui lui dispute l'empire. Les deux principes du bien et du mal
sont éternels sinon égaux. Entourés, chacun d'une armée, ils doivent lutter pendant 9.000
ans ; Ormazd sera alors vainqueur et précipitera Ahriman et les Dévas, ses acolytes, dans
l'enfer.

La morale du mazdéisme est pure et élevée. Elle impose le respect de la femme et de


l'enfant, elle recommande les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions.
Malheureusement, le culte n'est pas à la hauteur de la morale, car il est entaché de
pratiques de superstition et de magie.

189. - 3° Critique- - « Nous n'avons pas besoin de discuter le caractère purement humain
de cette religion. Elle est sans doute, par certains côtés, supérieure au paganisme, elle
combat l'idolâtrie ; elle enseigne un spiritualisme élevé. Mais le principe du dualisme est
une erreur funeste... Le dualisme ébranle la morale du zoroastrisme et la rend
irrationnelle... La révélation faite à Zoroastre est dénuée de preuves sérieuses. On ne
comprendrait pas que Dieu eût fait une révélation à un homme et n'eût pas donné, pour
preuves de la vérité de sa parole, des témoignages plus certains que les récits légendaires
des livres sacrés d'un petit peuple. »

190. - REMARQUE. - On a constaté entre la religion des Perses et celle des Juifs un
certain nombre de ressemblances qui semblent indiquer que l'une des deux a influencé
l'autre. Ainsi toutes deux attendent le royaume de Dieu et admettent la résurrection des
morts. Naturellement, les rationalistes prétendent que les Juifs sont les emprunteurs. Sans
doute, ces derniers, ayant été sous la domination des Perses, auraient pu adopter une
partie des croyances de leurs vainqueurs. Cependant cette hypothèse n'est guère
vraisemblable, car les convictions des Juifs étaient trop fortes, elles remontaient trop loin
dans le passé pour subir aussi facilement les influences étrangères. Et pour ce qui
concerne l'idée du royaume de Dieu, il ne fait aucun doute, dit le P. LAGRANGE, que « le
règne attendu qui est celui de Dieu et celui du bien, dont les justes procurent l'avènement
et qui aura son Messie, c'est le royaume de Dieu, des prophètes et ensuite de l'Évangile.
Or s'il est une idée dont il soit possible de suivre le développement chez le peuple juif,
c'est celle du royaume de Dieu et de son Messie... Cette première conception
eschatologique est pour nous certainement d'origine juive.» De même, à propos de la
résurrection des morts, « il est difficile de faire remonter très haut la croyance des
Perses... Dans Israël, elle fait partie, d'après les Pharisiens contemporains de Jésus, de la
foi nationale et elle s'appuie sur des textes qu'on ne peut pas, en tout cas, faire descendre
aussi bas que 150 avant Jésus-Christ. D'une façon générale, on constate que les Perses ont
été bien plus entraînés par les Sémites qu'ils n'ont eux-mêmes agi sur leurs sujets conquis.
»

Art. IV. - Le Mithriacisme.

191. - Le Mithriacisme est une religion dérivée du Mazdéisme. Il y avait peu de temps
qu'il avait pénétré à Rome et en Occident, lorsque les apôtres du christianisme vinrent
pour y prêcher la foi du Christ. Nous ne nous attarderions pas à parler de cette religion
d'importance secondaire, si nos adversaires, profitant, ici encore, des nombreuses
analogies ~qui existent entre le Mithriacisme et le Christianisme, n'accusaient ce dernier
de plagiat. Voici du reste les principales ressemblances qu'ils se plaisent à relever. Mithra
est un jeune dieu qui a vécu parmi les hommes. Il naquit, lui aussi, dans une grotte ou une
étable. Quand il fut devenu grand, il terrassa les animaux malfaisants, et en particulier, un
taureau, puis il remonta au ciel, d'où il continue à veiller sur ceux qui se font initier à ses
mystères et le prient.
La morale mithriaque impose aux initiés le respect de la vérité, la fidélité au serment, la
fraternité, le culte de la pureté physique et morale. C'est sur l'accomplissement de ces
préceptes que Mithra juge l'âme après la mort : si elle est trouvée juste, il l'emmène au
ciel avec Ormazd : si elle est coupable, elle est livrée au feu et consumée avec Ahriman.
Le culte de Mithra offre avec le culte chrétien des analogies non moins perceptibles.
L'initiation mithriaque comprenait sept degrés qu’on a comparés à nos sept sacrements :
elle comportait, entre autres choses, des ablutions symboliques, l'impression d'un signe
sur le front, l'oblation de pain et d'eau, des onctions de miel...
On rapproche également certains détails des deux liturgies, mithriaque et chrétienne. Par
exemple, la fête de la Nativité du Christ aurait été fixée le 25 décembre, jour où l'on
célébrait déjà la naissance de Mithra. Telles sont entre les deux religions les
ressemblances les plus frappantes. Les historiens rationalistes des religions en concluent
que le mithriacisme est un ancêtre du christianisme. Ne serait-ce pas le contraire qu'il fau-
drait dire ? Les points de contact que nous venons de signaler entre les deux religions ne
sont-ils pas de date postérieure dans la tradition romaine sur Mithra? Les premiers
apologistes chrétiens, saint JUSTIN et TERTULLIEN le pensaient et dénonçaient déjà le
plagiat mithriaque des rites chrétiens. S'ils avaient eu tort, s'il en était autrement,
comment expliquer que l’empereur JULIEN qui aurait été trop heureux de prendre le
christianisme et ses apologistes en défaut, n'ait pas accusé ces derniers d'avoir emprunté
leur doctrine à la religion de Mithra ? L'hypothèse d'une influence mithriaque sur les
dogmes et sur le culte chrétiens n'a donc pas de fondement historique.

Art. V. Religions de l'Inde.

192. - Les religions principales qui se sont succédé dans l'Inde sont : le Védisme, le
Brahmanisme, le Bouddhisme et l'Hindouisme ou Néo-brahmanisme.

I. Le Védisme. - Le Védisme est, parmi les diverses religions des Hindous, la première
qui ait laissé des traces dans l'histoire. La religion védique est contenue dans les livres
sacrés appelés Védas, et particulièrement dans le plus ancien d'outre eux, le Rig-Véda.
C'est une religion naturaliste où les phénomènes et les forces de la nature sont divinisés,
et par là, le Védisme peut être rapproché du Paganisme dont nous avons parlé
précédemment, ce qui nous dispense d'insister pour en démontrer la fausseté.

193. - II. Le Brahmanisme. - 1° Fondateur. - Aucun document ne nous permet de fixer,


d'une manière certaine, l'origine du brahmanisme encore moins par conséquent, de dire le
nom du fondateur.

2° Doctrine. - Celle-ci se trouve bien dans les Védas, mais l'interprétation des Livres
sacrés est laissée entièrement aux brahmanes, c'est-à-dire aux prêtres de Brahmâ. Or les
Védas contiennent comme deux religions superposées : l'une qui faisait le fond de la
vieille religion védique et qui est un polythéisme naturaliste ; l'autre qui est un
panthéisme idéaliste joint à l'idée de la métempsycose, et c'est le brahmanisme
proprement dit.
Le dieu Brahmâ est l'être unique : de lui procède le monde par émanation. Tous les êtres
sortent donc de lui et y retournent pour en sortir de nouveau, et ainsi un certain nombre
de fois, jusqu'à ce que l'âme, purifiée de toute souillure, puisse s'absorber définitivement
en Brahmâ et entrer pour toujours dans le Nirvana.
La morale du brahmanisme dérive de cette doctrine de la métempsycose. Étant donné
que, à la mort, l'âme passe dans un autre corps, dans le corps d'un animal ou d'un
monstre, suivant qu'elle a été jugée plus ou moins coupable, il faut considérer la vie
comme le mal suprême. I1 importe donc de mettre un terme à ces morts et à ces
renaissances continuelles. Or, pour arriver à ce résultat, il faut pratiquer le renoncement,
anéantir la concupiscence, bref, éteindre on soi la soif de l'existence, cause de tout le mal.
Et voilà comment la doctrine brahmaniste a conduit à la pratique de l'ascétisme, à ces
mortifications exagérées des fakirs qui habitent les forêts, ne se nourrissant que d'herbes
et de fruits sauvages, restant de longs mois dans la même posture ou s'exposant aux
ardeurs du soleil des tropiques des journées entières.
3° Critique. - Nous avons vu que les Védas contiennent un mélange de polythéisme et de
panthéisme. Il n'est donc pas possible de leur reconnaître une origine divine. Bien que la
partie morale contienne de sages préceptes sur la lutte contre les passions, et d'excellentes
prescriptions sur la chasteté, la véracité, la fidélité aux promesses, elle est muette sur les
devoirs de la bienfaisance et de la charité.
194. - III. Le Bouddhisme. - Le brahmanisme ancien, avec sa inorale austère et son culte
froid, sans temples et sans idoles, ne pouvait être une religion populaire. Il n'est donc pas
étonnant que l'Inde accueillit avec faveur la religion du Bouddha.

1° Fondateur. - La vie du Bouddha fut écrite longtemps après sa mort : ses biographes
furent donc à leur aise pour y introduire autant de légendes que bon leur sembla. C'est
seulement après l'ère chrétienne, - qu'on remarque bien oe point, - que l'on mit en œuvre
les documents qu'on possédait en y ajoutant de nombreuses interpolations.
Le Bouddha naquit au VIe ou au Ve siècle avant l'ère chrétienne. Ilappartenait à la famille
des ÇAKYAS et s'appelait SIDDARTHA. Le titre de Çakya-Muni sous lequel il est connu,
veut dire moine de la famille des Çakyas. De nombreuses légendes entourent son berceau
et sa jeunesse : il serait trop long de les raconter. Un certain temps après s'être marié, il
quitta sa femme et sa famille pour devenir moine et travailler à son salut. Pendant
plusieurs années, Use livra à des austérités effrayantes. Un jour qu'il méditait sous un
figuier, il sentit qu'il était Bouddha (racine budh, comprendre) c'est-à-dire sage, éclairé,
celui qui a compris. Il-avait trouvé le secret pour ne plus renaître. De ce bonheur il voulut
faire profiter l'humanité en lui prêchant sa doctrine. Mais auparavant il décida de passer
quatre semaines dans la solitude. C'est durant cette retraite que Mâra, l'Esprit tentateur,
lui proposa de le faire entrer immédiatement dans le Nirvana pour lui épargner les peines
et les déceptions de la vie. Le Bouddha rejeta l'offre, jugeant qu'il se devait au salut de ses
frères et à la propagation de la vérité.
Le parallélisme qui existe entre la retraite et la tentation du Bouddha, d'une part, et celles
de Notre-Seigneur, au désert, d'autre part, n'échappera à personne. Mais il est superflu de
défendre les traditions chrétiennes contre l'accusation de plagiât, vu que les Évangiles
sont antérieurs à la rédaction définitive des documents bouddhistes. (V. n° 278).
Plus de quarante ans, le Bouddha prêcha sa doctrine de la délivrance. De toutes parts on
venait le consulter. Lui-même allait de pays en pays, vivant d’aumônes et instruisant les
peuples. Il avait quatre-vingts ans lorsqu'il mourut à la suite dune indigestion. Ses
biographes racontent qu'une musique céleste se fit alors entendre et que Brahmâ en
personne vint chercher Je Bouddha pour l'introduire dans le Nirvana. Ainsi, visiblement,
la légende se mêle à l'histoire dans des proportions telles que celle-ci disparaît et que des
savants ont pu se demander si le Bouddha avait réellement existé.

195. - 2° Doctrine. - Les points principaux qui caractérisent la doctrine bouddhiste sont :
- a) l'athéisme, ou, si l'on préfère, l'agnosticisme. S'il y a une Cause première, un Etre
suprême, le Bouddha ne le recherche pas, estimant qu'une telle question est insoluble et
oiseuse ; - b) la croyance à la métempsycose-: doctrine qui lui est commune avec le
brahmanisme. A sa mort l'homme est transporté au tribunal de Yama qui le juge et le
remet entre les mains de ses bourreaux. Quand la peine est expiée, car l'enfer n'est pas
éternel, l'âme est rejetée dans le monde pour recommencer une nouvelle existence ; elle
reprend dans l'échelle des êtres la place qu'elle a pu mériter par sa vie antérieure. Seuls
ceux qui sont proclamés Bouddhas sont affranchis de la renaissance et entrent dans la
béatitude parfaite du Nirvana ; - c) le pessimisme. Dans la doctrine du Bouddha,
l'existence est un mal, et le bonheur suprême consiste précisément à en être délivré et à
parvenir au Nirvana. Mais qu'est-ce que le bonheur du Nirvana ? Il serait bien difficile de
le dire. Le Nirvana n'est pas le néant, mais c'est la non-existence individuelle, c'est la
délivrance de la transmigration, et par conséquent, de la douleur, c'est une sorte de
béatitude passive et négative d'où l'amour et la vie sont absents.
La morale bouddhiste ressemble bien à celle du brahmanisme. Partant de ce principe que
l'existence est un mal, elle professe, elle aussi, qu'il n'y a d'autre remède que la pratique
du renoncement. Or la pratique du renoncement comporte une série d'exercices assez
semblables à ceux qui sont en usage dans nos Ordres religieux. Ainsi la méditation, la
confession des fautes, la direction de conscience, la chasteté, la pauvreté sont des règles
strictes pour les Bhikchous, ou moines bouddhistes. C'est, comme on le voit, tout le côté
négatif de la perfection chrétienne, c'est le renoncement absolu qui doit aboutir à la mort
et au Nirvana ; ce n'est pas, comme dans la mystique chrétienne, le détachement des biens
de ce monde pour aller plus sûrement à Dieu et pour trouver en Lui un jour la vie pleine
et l'amour parfait. Le culte bouddhiste était à l'origine réduit à son strict minimum. Et à
quoi ce culte eût-il bien pu se rapporter, puisque la doctrine bouddhiste était athée et que
dès lors il était inutile de prier un dieu dont on ignorait l'existence? Mais, à la mort de
Çakya-Muni, il s'établit un culte de vénération en son honneur. Pour conserver ses
reliques, on construisit d'abord des monuments très simples, puis des temples
magnifiques, généralement au centre d'un monastère. Par la suite, on rendit un culte, non
seulement au grand Bouddha Çakya-Muni, mais à tous les autres Bouddhas, semblables à
lui, c'est-à-dire qui étaient entrés dans le Nirvana On y joignit le culte des images et des
statues ; et ce fut ainsi un véritable polythéisme, en même temps qu'une- idolâtrie mêlée
de magie.

196. - NOTA. - Le bouddhisme se propagea surtout en Chine, dans l'Indochine, au


Cambodge, au Siam, en Birmanie, au Japon et au Tibet. Sa diffusion si étendue s'explique
par l'insuffisance du culte brahmanique sans idoles et sans temples, par l'apostolat de ses
moines et aussi par la protection du pouvoir civil : protection qui était accordée d'autant
plus facilement que, les moines bouddhistes étaient des auxiliaires précieux pour
développer l'influence des rois en dehors de leur pays. De plus, si la morale
recommandait avant tout la pratique du renoncement, elle ne défendait aux laïques ni la
polygamie ni le divorce.

197- 3° Critique. - Nous n'avons pas à insister pour prouver que la religion bouddhiste
n'est pas d'origine divine, car Çakya-Muni n'a jamais voulu se faire passer ni pour Dieu ni
pour envoyé de Dieu ; il n'a jamais prétendu qu'au titre de sage. Si nous considérons
maintenant sa doctrine, il faut bien reconnaître que, au point de vue moral, elle a une
valeur incontestable. En prêchant le renoncement, le détachement des biens de là terre, la
chasteté et l'esprit d'apostolat, en inspirant aux hommes une grande crainte des châtiments
futurs, elle a pu atteindre de sérieux résultats. Mais malheureusement sa doctrine
métaphysique n'est pas à la hauteur de la morale. Elle encourt d'abord le grave reproche
l’athéisme, quoique, en pratique, ses partisans soient polythéistes et idolâtres. En outre,
les doctrines de la transmigration et du Nirvana ont également pour conséquence
fâcheuse de placer l'idéal de la vie monastique dans la contemplation pure et la mendicité
sans travail. Autant la vie monastique, animée par le sentiment chrétien, réglée de
manière à donner sa part au travail, a été en Occident une force civilisatrice, autant les
couvents bouddhistes sont devenus des causes de torpeur et de léthargie chez les peuples
où cette institution a fleuri. C'est une religion sans action sociale... Çakya-Muni a prescrit
le célibat aux religieux, mais il ne s'est pas occupé des laïques... Aussi les hommes
impartiaux, même dans le camp rationaliste, renoncent à comparer le bouddhisme au
christianisme et professent hautement que le christianisme est supérieur... Nous ne
trouvons donc pas dans le bouddhisme, plus qu'ailleurs, cette parole divine que nous
cherchons. »

198. - IV. L'Hindouisme ou Néo-brahmanisme. 1° Fondateur. - Le bouddhisme, tel


que nous venons de l'exposer, ne vécut dans l'Inde que les quelques siècles. Vers le IIIe
siècle avant Jésus-Christ, d'autres sectes naquirent, auxquelles on donna le nom générique
d'hindouisme ou néo-brahmanisme. La nouvelle religion était le produit de plusieurs
écoles, et aucun nom ne s'attache à sa fondation : elle est d'ailleurs une sorte de fusion
entre le brahmanisme et les vieux cultes idolâtriques de l'Inde. Les deux principales
sectes sont le Vishnouisme et le Civaïsme, noms qui lui viennent de ce qu'elles regardent
soit Vishnou, soit Civa comme Dieu suprême. Le Vishnouisme seul nous intéresse à cause
des ressemblances que sa doctrine offre avec le christianisme.

199. - 2° Doctrine. - Ce qui caractérise le Vishnouisme, ou du moins, ce qui lui donne à


nos yeux le plus vif intérêt, c'est la présence dans sa doctrine des deux dogmes de la
Trinité et de V Incarnation,- a) La Trinité hindoue ou Trimurti se compose de Brahmâ, le
dieu créateur, de Vishnou, le dieu conservateur, et de Civa, le dieu destructeur. - b) Les
incarnations ou avatars de Vishnou tiennent une place capitale dans l'hindouisme.
Vishnou s'incarne un certain nombre de foie : il prend successivement les formes de
poisson, de tortue, de sanglier, de lion, et il apparaît surtout dans la personne de deux
héros fameux Bâma et Krishna. Ce dernier est particulièrement célèbre : il a une
naissance miraculeuse, il est adoré par des bergers, persécuté par le roi Kamsa qui le
redoute comme un compétiteur et ordonne le massacre des enfants. Il y a là, on le devine,
matière à rapprochement entre le bouddhisme et le christianisme, et les adversaires de
celui-ci ne se sont pas fait faute de l'accuser de plagiat. Mais accuser n'est pas prouver et
il faudrait avant tout montrer que les légendes du Vishnouisme existaient avant leur
rédaction définitive qui n'eut lieu que vers le XIIe ou le XIIIe siècle de notre ère - ce qui
jusqu'ici n'a pas été fait. (V. N°s 194 et 278.)

200. - 3° Critique. - Pas plus dans l'hindouisme que dans le bouddhisme nous ne
trouvons des traces de l'action divine. Le culte néobrahmanique se signale, au contraire,
par des rites grossiers et cruels ; il va d'un extrême à l'autre, d'un ascétisme exagéré à la
débauche ; il est un mélange d'exaltation religieuse et de corruption morale. Pour en
donner une idée il n'y a qu'à rappeler que le gouvernement anglais qui a pourtant pour
principe de respecter les croyances des peuples qui sont sous son autorité, s'est vu forcé
de défendre un grand nombre de cérémonies religieuses et de coutumes barbares, on
particulier, les sacrifices humains offerts encore récemment à la déesse Kali, le suicide
des veuves sur la tombe de leurs maris, les immolations volontaires des fanatiques qui se
faisaient écraser sous le char du dieu Vishnou.

Art. VI. - L'Islamisme.

201. - Avant la fondation du Mahométisme, les Arabes, sémites comme les Hébreux, se
disant descendants d'Ismaël, fils d’Abraham et d'Agar,, étaient divisés en tribus
indépendantes, les unes nomades, et les autres sédentaires. Un lien rapprochait ces tribus :
c'était la Kaaba, leur sanctuaire commun, qui s'élevait dans une gorge de l'Hedjaz, à
environ 90 kilomètres de la mer Rouge. Là, ils adoraient le Dieu d'Abraham, mais ce
culte n'excluait pas celui des idoles particulières à chaque tribu. Les Arabes y venaient
chaque année en pèlerinage.
Notons encore, pour mieux faire connaître les influences qui purent s'exercer sur l'esprit
de Mahomet, que la Mecque qui fut construite vers le VI e siècle après Jésus-Christ, était
peuplée en partie de Juifs et de chrétiens.

1° Fondateur. - MAHOMET (Mohammed, en arabe) naquit à la Mecque en 570 après


Jésus-Christ. Pauvre, et orphelin de bonne heure, il fut. mis au commerce par son oncle
Abu-Talib. C'est justement dans un voyage commercial qu'il fit pour le compte d'une
riche veuve, KHADIDJA, qu'il épousa par la suite, qu'il eut, dit-on, l'occasion de rencontre!
un moine chrétien avec qui il put s'entretenir. Il eut aussi des relations avec Zeïd, un
judéo-chrétien, qui voulait restaurer la religion d'Abraham. Faut-il chercher là l'origine de
sa vocation ? On peut en douter ; mais ce qui est certain, c'est que vers l'âge de 40 ans il
commença à se préoccuper des questions religieuses et se livra dans la solitude à de
longues méditations. Un jour qu'il était en contemplation au mont Hira, il eut deux
visions au cours desquelles l'Archange Gabriel lui apparut et lui ordonna de prêcher qu'il
n'y avait d'autre Dieu qu'Allah, et que Mahomet était son prophète. Conformément à cet
ordre, Mahomet prêcha d'abord à la Mecque, mais il fut accueilli par les railleries des
Koreischites, ses parents, et il eut à subir les objections des Juifs. Il dut même, à la suite
d'une persécution plus violente, quitter la ville. Il partit alors avec quelques fidèles à
Médine, ville rivale, de la Mecque : c'est de cette fuite, appelée Y-hégire, que date l'ère
musulmane (16 juillet 622). Reçu en prophète à Médine, il s'y installa ; et, à partir de
cette date, il prêcha la guerre sainte. Il dit à ses partisans : « Faites la guerre à ceux qui ne
croient pas en Dieu, ni en son prophète. Faites-leur la guerre jusqu'à ce qu'ils paient le
tribut et qu'ils soient humiliés. » Alors, de son vivant, et après sa mort, les Arabes entre-
prirent la guerre sainte. C'est ainsi, par les armes, qu'ils imposèrent la religion nouvelle
chez les peuples de l'Asie (Syrie, Egypte, Perse) et de l'Afrique (Tripoli, Tunisie, Algérie,
Maroc). Au début du VIII6 siècle, ils attaquèrent l'Europe ; ils pénétrèrent en Espagne, où
la victoire de Xérès leur livra le pays ; ils entrèrent en Gaule par la vallée du Rhône
jusqu'à Lyon, puis ils conquirent la vallée de la Garonne et ils s'avançaient déjà dans la
vallée de la Loire lorsque les Francs commandés par Charles Martel vinrent les arrêter et
les battre à Poitiers (732). Cette victoire brisa l'élan musulman sur le front d'Occident,
comme, quinze ans plus tôt, l'empereur LÉON III et les Byzantins l'avaient brisé sur le
front d'Orient.

202. - 2° Doctrine. -Le Coran est le livre sacré de l'Islam, il contient les révélations de
l'archange Gabriel au prophète. Mais le livre n'a pas été écrit par le prophète lui-même ; il
est le recueil de? fragments de discours que ses disciples avaient retenus ou recueillis sur
des tablettes. Le Coran est pour le mahométan Je livre par excellence, celui qui remplace
tous les autres : il renferme la loi civile aussi bien que la loi religieuse, le Code du juge et
l'Évangile du prêtre.
En voici les points principaux. - a) Sur la question de Dieu, Mahomet enseigne l’unité
divine. Il rejette la Trinité et l'Incarnation, et considère les chrétiens qui adorent Jésus-
Christ comme des polythéistes. Parmi les attributs de Dieu il insiste surtout sur sa
puissance, laquelle se manifeste bien plus par l’ordre et la beauté du monde que par les
miracles ; il parle aussi du « Dieu clément et miséricordieux ». Mahomet admet les
anciens prophètes dont les principaux sont Abraham, Moïse, Jean-Baptiste et Jésus.
Mahomet, lui, est le dernier et le plus parfait ; il est le «Paraclet promis par Jésus à ses
Apôtres » (Jean, XV, 26).
b) Sur la question de l’homme. D'après le Coran, il semble bien que la destinée humaine,
ici-bas et là-haut, dépende absolument de la volonté arbitraire et souveraine de Dieu. Ilest
vrai que les docteurs musulmans n'admettent pas que leur religion soit fataliste ; elle en a
au moins toutes les apparences, et si en théorie elle ne l'est pas, elle y aboutit
certainement en pratique. L'or sait que les populations musulmanes se plient sans peine
aux coups du sort, au Destin, comme on disait danS l'antiquité. Le mot islam signifie du
reste résignation, abandon à la volonté de Dieu.
La mort est suivie du jugement particulier : l'âme est destinée alors au Paradis ou à
l'Enfer, mais, jusqu'à la résurrection, elle reste dans la tombe, heureuse -ou malheureuse
suivant la sentence prononcée.
c) La morale et le culte de la religion de Mahomet prescrivent cinq devoirs principaux : -
1. la foi : « I1 n'y a de Dieu qu'Allah, et Mahomet est son prophète », telle est la brève
profession de foi imposée à celui qui veut appartenir à l'Islam ; - 2. la prière. Le
mahométan doit prier cinq fois par jour : à l'aurore, à midi, dans l'après-midi, au coucher
du soleil et après la tombée de la nuit. Il peut prier, soit en particulier, soit à la mosquée ;
pour les mosquées, l'heure de la prière est annoncée par le muezzin du haut des minarets.
La prière est précédée des ablutions : le musulman se lave les mains et les bras jusqu'au
coude, les pieds jusqu'aux chevilles ; il se déchausse avant d'entrer dans la mosquée. Les
attitudes sont prescrites ; en même temps qu'il récite les formules de prières, tirées pour la
plupart du Coran, le musulman fait des génuflexions, des prosternations, il élève les
mains de chaque côté de la tête, les abaisse le long du corps ou sur les genoux. Il prie sur
des tapis spéciaux, et tourné vers la Mecque, comme le chrétien vers Jérusalem ; - 3.
Aumône. Celle-ci affecte une double forme : l'une obligatoire et à un taux fixé d'après la
fortune individuelle, l'autre non officielle, en argent ou en nature, et pratiquée surtout à la
fin du mois de jeûne ; -4. le jeûne. Le Coran impose un mois entier de jeûne : le mois de
Ramadan. Deux heures avant le lever du jour, les fidèles sont avertis d'avoir à préparer
leur repas du matin ; puis, à partir de ce moment jusqu'au coucher du soleil, le musulman
ne peut ni manger, ni boire, ni fumer, ni même avaler exprès sa salive ; - 5. un pèlerinage
à la Mecque que tout musulman qui en a les moyens, doit accomplir au moins une fois
dans sa vie.

203. - 3° Critique. - On s'est demandé si Mahomet qui se donnait pour un prophète


inspiré, était réellement convaincu de sa mission. Le ton enthousiaste de ses prédications,
la conviction profonde qu'il sut inspirer à ses compatriotes, pourtant si fiers, sa ténacité
devant l'indifférence, et même l'hostilité des siens, tout cela peut nous autoriser à croire
qu'il fut sincère au début de sa mission, mais il n'en reste pas moins vrai que, dans la
seconde phase de sa carrière, il n'a plus rien du messager divin. Non seulement il ne
recule devant aucun moyen pour propager ses idées, mais il prétexte même de fausses
révélations pour excuser son immoralité et ses brigandages.
« Si l'on voulait, dit l’abbé DE BROGLIE, attribuer à l'islamisme une origine divine, on
pourrait poser ce dilemme : ou le christianisme directement opposé à l'islamisme est divin
de son côté, ou c'est une œuvre humaine. S'il est divin, il y aurait donc deux religions
divines opposées, l'une prêchant la chasteté, la patience, la douceur de ses martyrs, l'autre
permettant les mœurs dissolues, la propagation de la vérité par le sabre. Si, d'autre part,
on considérait l'islamisme comme divin et le christianisme comme uns œuvre humaine,
ce serait alors l'homme qui prêcherait la chasteté, l'indissolubilité du mariage, la patience,
le mépris des richesses, et ce serait Dieu qui, par son prophète, autoriserait les hommes à
se livrer à leurs passions sensuelles et à leur cupidité. »
Nous pouvons donc conclure que l'islamisme « présente le plus singulier mélange
d'erreur et de vérité que l'on puisse imaginer. Son dogme fondamental, l'unité de Dieu, est
une grande et salutaire vérité. Il en est de même du principe dé l'exclusion de l'idolâtrie,
qui en est la conséquence... La sanction de la morale se trouve également dans l'idée de la
vie future, du jugement, du ciel et de l'enfer.» Les prières précédées d'ablutions qui ont
lieu cinq fois par jour, le jeûne rigoureux du Ramadan, sont des pratiques excellentes. On
peut supposer que les musulmans qui « croient que Dieu existe et qu'il récompense ceux
qui l'approchent», selon la parole de saint Paul (Héb., XI, 6), qui sont de bonne foi dans
leur religion et suivent leur conscience, y trouvent les éléments nécessaires pour leur
salut.

Art. VII. - Le Judaïsme actuel.

204. - Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur le judaïsme actuel. La preuve qu'il n'est
pas la vraie religion découle, en effet, de la démonstration' que nous ferons plus loin de la
divinité du christianisme. Nous verrons plus loin (N° 213) que la religion mosaïque était
une religion préparatoire, et qu'un des dogmes principaux de sa doctrine c'était l'idée
messianique, c'est-à-dire L'attente d'un Envoyé divin qui transformerait la religion
particulariste et nationale des Juifs en une religion universelle. Or, si nous apportons la
preuve que cette espérance s'est réalisée dans le Christ, le judaïsme actuel est dans l'erreur
lorsqu'il prétend, soit que le Messie n'est pas venu et qu'il viendra un jour comme un roi
temporel à qui toutes les nations seront soumises, soit qu'il est venu, mais qu'il est resté
inconnu à cause des péchés de son peuple.

205. - Conclusion générale - 1° De l'examen rapide que nous venons de faire des
principales religions de l'humanité, il ressort qu'aucune ne porte les signes d’une origine
surhumaine. - a) D'une part, leurs fondateurs ne sont pas, et généralement, ne prétendent
pas être, des envoyés de Dieu; il arrive même parfois que leur existence, comme celle de
Zoroastre, est problématique, ou que les récits qu'on fait de leur vie, comme c'est le cas
pour Çakya-Muni, s'ont plutôt du domaine de la légende que de celui de l'histoire. - b)
D'autre part, leur doctrine est mêlée d'imperfections, et les miracles qu'on leur attribue
sont des faits, dont la réalité n'est pas suffisamment établie, ou qui sont explicables par
une^ cause naturelle : tels sont, par exemple, les oracles de Delphes et de Memphis, i e8
faits miraculeux mis sur le compte de l'empereur Vespasien, et les faits de magie qui se
produisent encore fréquemment de nos jours dans l'Extrême-Orient. 2° De ce que les
religions que nous venons de passer en revue sont fausses, nous n'avons garde de
conclure que le christianisme est vrai. Ce serait évidemment tirer une conséquence que ne
renferment pas les prémisses. Mais n'est-ce pas un semblable illogisme que commettent
les historiens rationalistes des religions, lorsqu'ils prétendent que, les religions ci-dessus
mentionnées étant fausses, le christianisme l'est aussi. Il est vrai qu'ils cachent le vice de
leur raisonnement sous une forme plus habile. Ou bien, en effet, ils accordent que la
religion chrétienne est une religion supérieure, que sa doctrine est la plus belle, et son
fondateur, l'homme idéal; en un mot, ils veulent bien concéder qu'elle est transcendante,
mais pour mieux lui dénier toute origine divine. Ou bien ils exaltent les fausses religions
et rabaissent la religion chrétienne pour pouvoir plus facilement conclure que toutes se
valent, qu'il y a équivalence de doctrines et de fondateurs, et dès lors, que toutes les
religions sont fausses. La seule réponse à de telles attaques c'est la démonstration de
l'origine divine du christianisme, comme nous nous proposons de le faire dans la section
suivante, en justifiant les titres du fondateur et en faisant ressortir la qualité de la
doctrine.
3° Quand nous disons que la religion chrétienne est la seule vraie, et que toutes les autres
formes religieuses sont fausses, cela ne veut pas dire qu'il y ait opposition totale entre
l'une et les autres, ni que tout soit à condamner dans les fausses religions. Elles sont, au
contraire, vraies et bonnes dans tous les points où elles sont d'accord avec la vraie
religion.

BIBLIOGRAPHIE- - DE BROGLIE, Problèmes et conclusions de l'histoire des religions


(Tricon) ; Religion et critique (Lecoffre). - DUFOURCQ, Histoire comparée des religions
païennes et de la religion juive (Bloud). - POULIN ET LOUTIL, La Religion (Bonne
Presse). - Du Dictionnaire d'Alès : CONDAMIN, art. Babylone et la Bible ; J. HUBY, art.
Religion des Grecs ; MALLON, art. Egypte ; LAGRANGE, Religion de l'Iran ; D'ALÈS, La
Religion de Mithra ; ROUSSEL, Religions de l'Inde ; CARRA DE VAUX, L'Islamisme et ses
sectes ; POWER, art. Mahomet ; TOUZARD, Le peuple juif dans l'Ancien Testament. -
BRICOUT, Où en est l'histoire des religions (Letouzey). - HUBY, Christus (Beauchesne).

SECTION II
LA DIVINITÉ DU CHRISTIANISME

CHAPITRE I. - Les Documents de la Révélation. Valeur historique du Pentateuque et


des Évangiles.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

206. - Deux méthodes s'offrent à l'apologiste chrétien pour démontrer l'origine divine du
christianisme. - 1° Ou bien, procédant comme il vient d'être fait à propos des fausses
religions, il va directement au fondateur et lui demande ses titres. Si celui-ci peut lui
apporter le témoignage de nombreux miracles, dûment constatés et consignés dans des
documents authentiques, dont la valeur et l'autorité ne sauraient être contestées, il "n'y a
pas de doute : il est un envoyé divin, et nous n'avons plus qu'à écouter sa parole et
accepter sa doctrine. - 2° Si cette première méthode paraît très logique, elle n'en a pas
moins le défaut de ne pas être totalement conforme à l'histoire. Car il ne faut pas oublier
que Jésus-Christ, le fondateur du christianisme, ne s'est pas donné comme un simple
envoyé de Dieu, mais comme l'Envoyé attendu par les Juifs, comme le Messie promis par
Dieu au peuple qu'il s'était choisi et chez lequel il avait gardé le trésor de la vraie religion.
La démonstration chrétienne ne doit pas être, par conséquent, une démonstration
indépendante : le christianisme se présentant comme la troisième phase de la Révélation
divine, et se rattachant plus particulièrement à la Religion mosaïque dont il se dit le
couronnement, c'est, en réalité, la démonstration de cette triple Révélation qu'il s'agirait
de faire. Pour cela, il est indispensable, avant tout, de vérifier les documents qui
rapportent le fait de cette triple Révélation. Il faut donc établir la valeur historique : - a)
du Pentateuque qui contient les deux premières Révélations : la Révélation primitive et la
Révélation mosaïque ; et - b) celle des Évangiles où est consignée la Révélation
chrétienne.

Nous suivrons cette seconde méthode, de préférence à la première qui nous paraît
incomplète et dangereuse, sans cependant nous croire obligé à faire la démonstration
complète de l'origine divine des deux premières Révélations : leur vérité est en effet
impliquée dans la démonstration chrétienne. Nous nous contenterons d'établir rapidement
l'autorité humaine du Pentateuque, et d'indiquer la marche de la démonstration mosaïque
(N° 213). Ce chapitre comprendra donc deux articles. 1° Le premier traitera de la valeur
historique du Pentateuque. 2° Le second, de la valeur historique des Évangiles.
REMARQUE PREMMINAIRE AUX DEUX ARTICLES

207. - Il s'agit de savoir si les documents qui contiennent le fait de la Révélation méritent
notre confiance tout aussi bien que les autres documents de l'histoire profane, tels que les
Annales de Tacite et les Commentaires de César. Or, pour se rendre compte de la valeur
historique d'un document, il faut le soumettre à un triple examen. La première chose à
vérifier c'est le document lui-même : le possédons-nous dans sa teneur originelle et -tel
qu'il est sorti des mains de son auteur ? Le second point c'est de rechercher l'auteur. Le
troisième c'est de s'assurer si cet, auteur est digne de foi. Ces trois conditions de la valeur
historique d'un livre : intégrité, authenticité, véracité, nous allons voir si les deux docu-
ments de la triple Révélation, c'est-à-dire le Pentateuque et les Évangiles, les
remplissent ; et, comme nous avons surtout besoin, dans cette seconde Partie, des
documents de la Révélation chrétienne, nous insisterons davantage sur la valeur des
Évangiles.

Art. I - Valeur historique du Pentateuque.

Nous allons démontrer dans trois-paragraphes : 1° l'intégrité ; 2° l'authenticité, et 3° la


véracité du Pentateuque.

§ 1. - LE PENTATEUQUE. SON INTÉGRITÉ.

208. - 1° Le Pentateuque. - Division. - Le Pentateuque (du grec « pente » cinq et «


teuchos » livre) est ainsi nommé parce qu'il contient cinq,, livres, à savoir : - a) lav
Genèse (gr. « genesis » origine), qui raconte la "création et l'origine des choses ; - b)
l’Exode (gr. « excodos» sortie), qui raconte la sortie des Israélites de la terre d'Egypte ; -
c) le Lévitique, c'est-à-dire la loi des prêtres ou lévites, ainsi appelé parce qu'il est comme
le rituel du culte et des sacrifices ; - d) les Nombres : appellation qui vient de ce que le
livre commence par un dénombrement du peuple et des lévites ; - e) le Deutéronome ou
seconde loi ; livre qui contient une récapitulation de la loi déjà donnée. Le Pentateuque
était désigné par les Juifs sous le nom de Torah, ou la Loi, parce qu'il contient la
législation mosaïque.

209. - 2° Intégrité. - Avant de se servir d'un document, il est nécessaire, avons-nous dit,
d'en contrôler le contenu, et de s'assurer si le texte qu'on a entre les mains est conforme
au manuscrit autographe de l'auteur. La chose serait très simple si l'on possédait l'original,
l'autographe même de l'auteur. Mais il n'en va pas ainsi quand il s'agit des ouvrages de
l'antiquité. Les originaux en sont perdus depuis longtemps, et nous ne pouvons les
connaître qu'à travers les copies plus ou moins fidèles qui en ont été faites. Il y a donc
lieu de distinguer deux sortes d'intégrités : - a) l'intégrité absolue, quand le texte original
est parvenu dans toute sa teneur primitive, et - b) l'intégrité substantielle, lorsque les
modifications qui ont été apportées, ne détruisent pas ce qui fait l'essence de l'ouvrage, ce
qui en compose, pour ainsi dire, la vraie substance.
L'intégrité du Pentateuque actuel est une intégrité substantielle ; L'on comprend aisément
que, dans un si long cours de siècles, quelques modifications se soient produites. La
Commission biblique, dans son décret du 27 juin 1906, signale plus spécialement quatre
sources de modifications : - 1. des additions postérieures à la mort de Moïse, même faites
par un auteur inspiré : il est de la plus grande évidence que le récit de la mort de Moïse, à
la fin du Deutéronome, est une addition ; -2. des gloses et des explications insérées dans
le texte primitif et qui avaient pour but d'expliquer les passages qui ne se comprenaient
plus ; - 3. des termes et des expressions tombés en désuétude, et traduits en langage plus
moderne; -4. enfin des leçons fautives attribuables à l'incorrection des copistes. Ceux-ci
ont pu se tromper, soit involontairement en transcrivant un mot pour un autre, soit
volontairement en croyant bien faire en corrigeant le texte qu'ils avaient sous les yeux.

Ainsi, comme l'admet la Commission biblique, le Pentateuque a subi dans la suite des
temps un certain nombre de modifications portant sur des points accessoires et
n'atteignant pas le fond de l'ouvrage. Quelles furent ces modifications, c'est à la critique
de le déterminer : la Commission biblique lui en reconnaît le droit, mais à une condition,
c'est qu'elle justifie ses suppositions et qu'elle laisse le dernier mot à l'Église, celle-ci
devant toujours juger, en dernier ressort, et dire si les critiques ont raison ou si leurs
conclusions manquent de valeur.

§ 2. - AUTHENTICITÉ DU PENTATEUQUE.

210. - 1° Définition. - On dit qu'un livre est authentique, quand il est bien de l'auteur
auquel la tradition l'attribue. Ainsi, le Pentateuque est authentique s'il a été vraiment écrit
par Moïse.

211. - 2° Authenticité. - A. ADVERSAIRES. L'origine mosaïque du Pentateuque a été


révoquée en doute par les critiques rationalistes. Mais, bien qu'ils affirment tous que le
Pentateuque n'est pas l'œuvre de Moïse, ils sont incapables de se mettre d'accord sur
l'auteur et le mode de composition de l'ouvrage. Parmi les hypothèses qu'ils ont faites,
les trois principales sont : l'hypothèse documentaire, l'hypothèse fragmentaire si
l'hypothèse complémentaire, - a) Hypothèse documentaire. Le Français Jean ASTRUC (en
mort 1766), l'Allemand EICHHORN (mort en 1827) ont vu, le premier dans la Genèse
seulement, le second dans tout le Pentateuque, une réunion de documents, dont les deux
principaux sont :1e document élohiste et le document jahviste, ainsi dénommés parce que
Dieu est appelé dans l'un Elohim, et dans l'autre, Jahweh. Cette opinion est restée en
vogue, mais a subi des" modifications ; de nos jours, les rationalistes considèrent
généralement le Pentateuque comme la fusion de quatre documents : l’Elohiste, le
Jahviste, le Deutéronome et le Code Sacerdotal, rédigés tous à des dates diverses, allant
du IXe au VIe siècle, de beaucoup postérieurs, par conséquent aux événements qu'ils
rapportent et ne -pouvant être attribués à Moïse. - b) Hypothèse fragmentaire. Cette
opinion, professée par l'Ecossais GEDDBS (mort en 1802) et par l'Allemand VATER (mort
en 1826), regarde le Pentateuque comme une réunion de nombreux fragments, d'ailleurs
assez mal assemblés. - c) Hypothèse complémentaire. Cette hypothèse, dont l'Allemand
EWALD (mort en 1875) fut le premier représentant, admet un écrit primitif, composé par
des prêtres au XIe ou Xe siècle, l’Elohiste, auquel un auteur plus récent, qui appelait Dieu
Jahweh, ajouta de nombreux suppléments.

B. PREUVES. - L'origine mosaïque du Pentateuque repose sur quatre preuves


traditionnelles, rappelées par la Commission biblique le 27 juin 1906 : - a) sur. le
témoignage de nombreux passages de l’Ancien Testament. D'abord le Pentateuque se
présente à nous comme ayant été écrit par Moïse (Exode, XVII, 14 ; XXIV, 4 ; Deut.,
XXIX, XXX). Tous les livres postérieurs au Pentateuque confirment l'origine mosaïque :
le livre de Josué en fait mention ; les Psaumes et les Prophètes sont tout imprégnés de la
loi de Moïse. Supprimer Moïse et la Législation mosaïque contenus dans le Pentateuque,
c'est rendre inintelligible toute l'Histoire sainte ; - &) sur la tradition juive, qui attribue le
Pentateuque à Moïse : ainsi les écrivains JOSÈPHE et PHILON ne laissent aucun doute à cet
égard ; - c) sur le témoignage du Nouveau Testament. Notre-Seigneur et les auteurs du
Nouveau Testament parlent très souvent de Moïse : ils sont unanimes à le regarder
comme l'auteur du Pentateuque (Mat., VIII, 4 ; XIX, 7, 8 ; Marc, VII, 10; XII, 26; Luc,
XVI, 29, 31 ; XXIV, 44; Act., XXI, 21 ; XXVI, 22 ; ROM., X, 5) ; - d) sur les critères internes
qui se tirent du livre lui-même.

A vrai dire, cette quatrième preuve de l'origine mosaïque du Pentateuque est utilisée, en
sens contraire, par les rationalistes dont nous avons signalé plus haut les principales
hypothèses. C'est, en effet, sur la critique interne du livre qu'ils s'appuient pour prétendre
que le Pentateuque est un ensemble d'écrits, - documents, fragments ou suppléments, -
d'époques diverses et ne saurait être attribué à Moïse. Pour démontrer leur thèse, ils
allèguent : - 1. les diversités de langue, de style, d'idées qui trahissent une époque et des
auteurs différents ; - 2. l'emploi de deux noms, Elohim et Jahweh, pour désigner Dieu, - 3.
les doublets, c'est-à-dire les faits racontés deux fois : il y a, par exemple, un double récit
de la création, du déluge, de l'enlèvement de Sara, de l'expulsion d'Agar ; Joseph est
vendu à des Ismaélites et à des Madianites : la chose leur paraît inexplicable dans
l'hypothèse de l'unité de composition et d'auteur ; -- 4. les passages relatant des faits ou
des institutions manifestement postérieurs à Moise, par exemple, les endroits où il est
question de la terre au-delà du Jourdain que Moïse n'habita jamais, de la mort de Moïse,
et de lois concernant le royaume (Deut, XVII, 19).

A ces difficultés soulevées par les rationalistes, nous répondrons, en nous inspirant des
conclusions de la Commission Biblique : - 1. que de nombreux mots égyptiens témoignent
que l'auteur a vécu en Egypte, ce qui est le cas de Moïse, que les diversités de langue et
de style s'expliquent non seulement par la diversité des sujets, mais par ce fait que Moïse
a pu se servir de secrétaires qui, sous sa direction et d'après son plan ont rédigé, chacun,
des œuvres complètes par elles-mêmes et souvent parallèles, qu'il a pu utiliser, lui-même
ou par ses collaborateurs, des sources, antérieures ou contemporaines, écrites ou orales,
sources qui ont été insérées, mot à mot, ou quant aux idées, tantôt abrégées, tantôt
développées comme certains épisodes de l'histoire d'Abraham, de Jacob et de Joseph.
Ajoutons, d'autre part, que rien, dans le décret de la C. B. du 27 juin 1906 ne nous oblige
à supposer que ces œuvres de Moïse et de ses scribes auraient été fusionnées en un seul
tout de leur vivant. Il nous suffit de croire que ces documents remontent à Moïse, qu'ils
en dépendent, qu'ils lui sont imputables et n'ont subi aucune altération substantielle. - 2.
L'emploi des deux mots, Elohim et Jahweh pour nommer Dieu, n'implique nullement
qu'il y ait eu deux sources ou deux auteurs différents : les deux mots, en effet, n'ont pas le
même sens ; le premier désigne Dieu en tant que Créateur et Providence, le second
désigne le Dieu d'Israël, le Dieu qui a contracté une alliance solennelle avec son peuple
d'élection. - 4. Pour ce qui concerne les passages d'origine certainement postérieure à
Moïse, la chose s'explique par des modifications qui ont pu se produire au cours des
siècles sans détruire, pour cela l'intégrité substantielle (V. N° 209).
Des quatre preuves qui précèdent il résulte que l'authenticité mosaïque du Pentateuque
reste incontestable.

§ 3. - VÉRACITÉ DU PENTATEUQUE.

212. - De ce que le Pentateuque est substantiellement intègre et qu'il est l'œuvre de


Moïse, pouvons-nous conclure qu'il est digne de foi ? Ou mieux, le témoignage de Moïse
que nous trouvons dans le Pentateuque, réunit-il les conditions de la véracité ? Un
témoignage est véridique, il mérite d'être cru, lorsque le témoin n'a pas pu se tromper et
n'a pas voulu tromper. Or en est-il ainsi pour ce qui concerne le témoignage de Moïse?
Que Moïse n'ait pas pu se tromper, cela paraît bien évident, car il racontait les faits dont
lui-même avait été le principal acteur. Pas davantage il n'a voulu tromper ; quel intérêt
aurait-il eu à le faire ? Mais, même s'il en avait conçu le dessein, la chose lui aurait été
impossible, car il écrivait pour son peuple qui, lui aussi, avait été témoin et acteur des
événements que Moïse racontait.

213. - Remarque. - La valeur historique du Pentateuque une fois admise, il faudrait


démontrer ici l'origine divine de la Révélation primitive, et surtout de la Révélation
mosaïque, à laquelle la Révélation chrétienne se rattache si étroitement. Nous indiquerons
seulement la marche à suivre pouf la Révélation mosaïque. Deux points sont à discuter,
comme nous l'avons fait pour les fausses religions : les titres du fondateur et la valeur de
la doctrine.

A. LE FONDATEUR. - La mission divine du fondateur, ressort de ce fait que, par son


intermédiaire, Dieu a opéré de nombreux prodiges, dans le détail desquels nous ne
pouvons entrer. Rappelons seulement les Dix plaies d'Egypte, le passage de la Mer
Rouge, la manne qui nourrit les Israélites durant quarante jours dans le désert, l'apparition
de Dieu sur le Sinaï, etc.
B. LA DOCTRINE. - Pour faire apparaître la transcendance de la religion juive, il suffirait
d'en signaler les deux traits essentiels : le monothéisme et l'idée messianique : - a) Et
d'abord le monothéisme, c'est-à-dire la croyance à un Dieu unique et créateur et
l'adoration exclusive de ce Dieu. Or ce monothéisme est un fait unique dans l'histoire des
religions : à lui seul, il suffit à classer la religion juive hors de pair. Aucune cause
naturelle ne peut en donner une explication suffisante : ni la race, ni le climat, ni la
langue, ni les circonstances ne sont des causes acceptables ; le peuple juif, en effet,
n'était-il pas entouré de peuples de même race, sémites comme lui, de même langue,
Assyriens, Arabes, Araméens qui tous étaient polythéistes ? Mieux que cela : les Juifs
eux-mêmes n'étaient-ils pas enclins à l'idolâtrie, ne s'y sont-ils pas laissé entraîner
maintes fois au point que les rationalistes ont pu prétendre que la nation juive a
commencé comme toutes les autres, par le polythéisme ? Le monothéisme hébreu n'est
donc explicable que par l'intervention surnaturelle de Dieu. Si le peuple juif ne reconnaît
d'autre Dieu que Jahvé, s'il bannit du camp ou de la ville toute idole qui rappellerait le
souvenir d'un dieu étranger, c'est parce qu'il a reçu l'enseignement de Moïse qui l'a
instruit au nom de Dieu, enseignement que les prophètes devront plus tard lui rappeler
tant de fois pour le retenir dans la voie tracée par Dieu et le garder de l'idolâtrie. - b) Le
second caractère de la religion juive c'est l'espérance messianique. Si, d'une part, Moïse
et les prophètes ont proclamé que le monothéisme était le dogme essentiel de leur
religion, ils ont, d'autre part, annoncé que leur religion n'était pas définitive et qu'à sa
forme imparfaite et restreinte succéderait une autre forme religieuse destinée à devenir la
religion universelle. Et de cette future religion ils ont prédit qu'un Envoyé de Dieu, un
Messie, serait l'apôtre et le fondateur. L'espérance messianique c'est donc l'attente du
royaume de Dieu qui s'étendra à tout l'univers et l'attente d'un Roi, d'un Oint, - Christ ou
Messie, - qui conquerra le monde au vrai Dieu.
La question qui maintenant va se poser, c'est par conséquent de savoir si cette espérance
est réalisée, si elle est désormais un fait accompli. Les apologistes chrétiens qui
répondent affirmativement, ont donc pour tâche de montrer que Jésus-Christ, le fondateur
du christianisme, est bien le Messie attendu, fit qu'il l'est parce qu'il réalise en sa personne
tous les caractères annoncés par les Prophètes : de la tribu de Juda et de la race de David,
et parce qu'il a prouvé son origine divine par ses œuvres. C'est le travail que nous ferons
quand nous aurons vérifié tes documents de la Révélation chrétienne.

Art. II - Valeur historique des Évangiles.

214. - Les quatre Évangiles selon saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, sont
les principaux documents qui contiennent le fait de la Révélation chrétienne. Il y a donc
lieu, comme pour le Pentateuque, d'en rechercher la valeur historique. Dans trois
paragraphes nous établirons : 1° leur intégrité ; 2° leur authenticité ; et 3° leur véracité.

§ 1. - INTÉGRITÉ DES ÉVANGILES.

215. - Les textes actuels des Évangiles sont-ils tels qu'ils sont sortis des mains de leurs
auteurs? Telle est la première question qui se pose. Que la solution en soit difficile, on le
devine aisément, si l'on remarque, d'un côté, que les originaux, écrits sans doute sur du
papyrus, matière friable et de peu de durée, ont disparu depuis longtemps, et de l'autre,
que les critiques ont relevé plus de 150.000 variantes dans les nombreuses copies qui en
ont été faites. Variantes qui n'ont du reste rien d'étonnant, car il était impossible que le
texte primitif passât entre tant de mains sans être altéré, au moins dans ses détails. Parfois
les copistes ont oublié des mots, passé une ligne, écrit un mot pour un autre ; parfois aussi
les variantes n'étaient pas accidentelles, et il est arrivé que les copistes ont, de propos
délibéré, substitué à un passage obscur des expressions qu'ils jugeaient meilleures ou
même remplacé des idées par d'autres plus conformes à leurs opinions personnelles et à
leurs préoccupations doctrinales.
Le premier travail de la critique historique a donc été de reconstituer, aussi fidèlement
que possible, les textes originaux, au moyen des manuscrits qui ont été retrouvés, des
versions anciennes et des citations des Pères. La chose n'allait pas sans difficultés, vu le
grand nombre de variantes. Toutefois, comme la plupart de ces dernières sont sans impor-
tance et que les corrections tendancieuses sont plutôt rares et assez facilement
reconnaissables, il n'y a pas à douter que le texte critique actuel soit identique dans sa
substance, au texte original.
216. - Voici, du reste, pour chaque Évangile, les endroits dont l'authenticité est mise en
doute. - a) Saint Matthieu. La question d'authenticité du premier Évangile est plus
complexe que celle des autres: la raison en est que cet Évangile a été très
vraisemblablement écrit d'abord dans l'idiome araméen, la langue courante des Juifs de
Palestine, puis traduit en grec. Quel rapport exact y a-t-il entre le texte grec que nous
possédons et le texte primitif araméen? A cette question la Commission biblique a
répondu, dans son décret de juin 1911, que l'Évangile grec est en substance identique à
l'Évangile écrit par l'Apôtre dans la langue de son pays. - b) Saint Marc. Seule
l'authenticité de la finale (XVI, 9-20) a été rejetée par un certain nombre de critiques sous
le prétexte qu'elle manque dans beaucoup de manuscrits anciens et qu'elle n'est pas
conforme au style de saint Marc. La Commission biblique (26 juin 1912) a déclaré qu'il
fallait tenir Marc pour l'auteur des douze derniers versets. - c) Saint Luc. Il n'y a
discussion que sur quelques points de détail, spécialement sur les versets 43 et 44 du
chapitre XXII La Commission biblique a décrété (26 juin 1912) qu'il n'est pas permis de
douter de la canonicité des. récits de saint Luc sur l'Enfance du Christ, sur l'Apparition de
l'Ange qui réconforta Jésus et la sueur de sang. - d) Saint Jean. Les difficultés à propos
du IVe Évangile se bornent à trois passages : 'au récit relatif à l'ange de la piscine
probatique (V, 3, 4), à l'épisode de la femme adultère (VII, 53 ; VIII, 11) et enfin à
l'appendice (XXI). Mais n'insistons pas. Ces différents passages que nous venons de
mentionner, - les seuls dont l'authenticité soit sérieusement contestée, - sont de peu
d'intérêt pour l'apologétique et ne doivent guère être utilisés dans les arguments qui
serviront à la démonstration de la divinité du christianisme. Qu'ils aient été interpolés ou
non, c'est donc ici une question secondaire.

§ 2. - AUTHENTICITÉ DES ÉVANGILES.


217. - Les Évangiles une fois reconstitués dans leur texte primitif, il faut rechercher de
qui ils viennent, quels en sont les auteurs et quelle en est la date de composition. Un
document n'a en effet de valeur, que dans la mesure où l'auteur a pu connaître les faits
qu'il rapporte et a voulu les rapporter fidèlement. Les Évangiles ont-ils été écrits par saint
Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, comme l'apologiste chrétien le prétend,
conformément à la doctrine de l'Église? Ce n'est pas par les écrits eux-mêmes que nous
pouvons l'apprendre, car, outre que les anciens et spécialement les Orientaux, ne
mettaient pas leur nom-en tête de leurs ouvrages, nous avons dit plus haut qu'il y a beau
temps que les originaux ont disparu. L'authenticité des Évangiles ne peut donc être établie
que par deux sortes d'arguments : - a) des arguments extrinsèques, tirés du témoignage de
l'histoire, et - b) des arguments intrinsèques tirés de la critique interne, c'est-à-dire de
l'examen du livre lui-même, de son style, de sa méthode, de ses idées, des idées surtout,
car il va de soi que les idées d'une époque ne peuvent être fidèlement rendues que par un
contemporain. C'est en nous appuyant sur ces deux arguments que nous allons démontrer
l'authenticité de chaque Évangile.

1° Authenticité de l'Évangile de saint Matthieu. - A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. -


A la fin du IIe siècle, la tradition commune dans toutes les Églises chrétiennes admet que
l'apôtre saint Matthieu est l'auteur de notre premier Évangile : ainsi en témoignent
CLÉMENT D'ALEXANDRIE, TERTULLIEN, saint IRÉNÉE. Ce dernier disait vers 185 : « Ainsi,
Matthieu publia par écrit l'Évangile chez les Hébreux, dans leur langue, tandis que Pierre
et Paul évangélisaient Rome et fondaient l'Église.» Déjà, au milieu du n e siècle, PAPIAS,
évêque d'Hiérapolis en Phrygie, et qui fut l'ami de Polycarpe, disciple de saint Jean,
parlait de l'Évangile hébreu composé par saint Matthieu : « Matthieu, disait-il, écrivit les
Logia en langue hébraïque, et chacun les a traduits comme il a pu. » Et les critiques les
plus en vue pensent que le terme de logia ne doit pas être restreint aux discours du
Seigneur, mais qu'il peut s'appliquer à des récits et désigner par conséquent notre
Évangile actuel.
Comme on le voit par les témoignages qui précèdent, les écrivains ecclésiastiques des
premiers siècles attribuent unanimement la composition du premier Évangile à l'apôtre
saint Matthieu. La chose ne peut s'expliquer que par la vérité du fait, car s'il s'était agi de
mettre un ouvrage anonyme sous l'autorité d'un nom célèbre, on aurait choisi un nom plus
en relief, celui de Pierre, par exemple, et non pas celui de saint Matthieu, tard venu dans
l'apostolat et qui n'avait joué dans le collège apostolique qu'un rôle accessoire.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. - Le témoignage de la tradition est confirmé par la


critique interne du livre. Celle-ci établit, en effet, que l'auteur était à la fois, juif
palestinien, publicain, et qu'il écrivait pour les Juifs convertis : trois caractères qui
conviennent parfaitement à l'apôtre saint Matthieu.
a) L'auteur du premier Évangile était juif palestinien. Les hébraïsmes abondent dans son
œuvre. On sent qu'il est au courant de toutes les coutumes juives ; il connaît la loi de
Moïse et les prophètes mieux qu'aucun autre. En outre, il décrit la Palestine avec une
stricte fidélité ; il sait la topographie des lieux : Capharnaüm est désigné comme une ville
maritime sise sur les confins de Zabulon et de Nephtali, il parle des lis qui couvrent les
champs, des rudes tempêtes qui s'élèvent sur le lac de Génésareth, etc. L'auteur était donc
palestinien ou tenait ses renseignements d'un palestinien. - b) L'auteur était publicain, du
moins si l'on s'en rapporte à la compétence spéciale qu'il témoigne en matière d'impôts.
Seul des évangélistes, il note que l'apôtre saint Matthieu était publicain à Capharnaüm et,
dans son énumération des Apôtres, il nomme Thomas avant lui, tandis que saint Marc et
saint Luc font le contraire. Il est à supposer dès lors que par humilité il a laissé la
première place à son compagnon. - c) L'auteur écrivait pour des Juifs convertis : la
preuve en est qu'il emploie de nombreuses locutions d'origine araméenne, telles que
rabbi, raca, mammona, gehenna, corbona, sans éprouver le besoin de les expliquer. Mais
ce qui indique encore mieux qu'il s'adresse à des Juifs, c'est le dessein de son ouvrage.
Partout il apparaît qu'il veut prouver que Jésus était le Messie. Pour cela il place en tête
de son Évangile l'arbre généalogique qui montre dans le Sauveur un descendant de David
et d'Abraham ; puis, à chaque instant il rappelle que Jésus accomplit les prophéties
anciennes. Un tel but et une telle méthode n'auraient pas de raison d'être avec d'autres
lecteurs que des Juifs.
Nous pouvons donc conclure que l'authenticité du premier Évangile repose sur un
ensemble de preuves, d'ordre externe et interne de la plus grande valeur.
Date et lieu de composition. - La majorité des critiques catholiques placent la
composition du premier Évangile entre 36 et 70, et croient que saint Matthieu l'a écrit en
Palestine, peut-être à Jérusalem. De toute façon, il n'est pas possible de reculer la date
après 70, comme l'ont fait les rationaliste» en général, encore moins de la rejeter jusqu'à
130, selon le système de l'école de Tubingue. (BAUR.)

218. - 2° Authenticité de l'Evangile de saint Marc. - A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE.


- L'on possède, à partir du ne siècle, de nombreux témoignages qui attribuent le second
Évangile à saint Marc, disciple de saint Pierre à Rome : les principaux sont ceux de
TERTULLIEN, de CLÉMENT D'ALEXANDRIE, de saint IRÉNÉE, du Canon de Muratori, de
saint JUSTIN, de PAPIAS. Ce dernier rapporte, vers 150, que « Marc, l'interprète de Pierre,
écrivit avec exactitude, non pas cependant dans leur ordre chronologique, tout ce dont il
se souvenait, des choses dites ou faites par Jésus. Car il n'avait pas vu le Seigneur et ne
l'avait pas accompagné, mais il avait accompagné Pierre qui donnait ses enseignements
selon les besoins de ceux qui l'écoutaient... De la sorte, Marc ne fit aucune faute en
écrivant quelques faits comme il se les rappelait. Sa seule préoccupation était de ne rien
omettre de ce qu'il avait entendu et de ne rien altérer. »
Le témoignage de la tradition représente une valeur de premier ordre, car il est
incontestable que, le second Évangile contenant les souvenirs de saint Pierre, on n'aurait
pas manqué de le lui attribuer si par ailleurs on avait eu des doutes sur le véritable auteur.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. - De l'étude du livre lui-même il résulte que l'auteur


était juif, disciple de saint Pierre et qu'il a écrit pour des Romains : - a) Il était juif,
comme le témoignent les nombreux hébraïsmes qu'on y rencontre et les citations syro-
chaldaïques ou araméennes telles que « Ephpheta» (ouvre-toi) VII, 34 ; « Eloï, Eloï,
lamma sabachtani» (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?), XV, 34.
La manière dont il décrit les usages, les mœurs, et la géographie de la Palestine, indiquent
même qu'il était juif palestinien, et qu'il s'était trouvé à Jérusalem lors de la mort de Jésus,
car le jeune homme, dont il est parlé dans la scène de l'arrestation à Gethsémani, qui
suivait Jésus « n'ayant sur le corps qu'un drap », semble bien ne pas être autre que lui-
même. - b) Il était disciple de saint Pierre. Cela ressort de la place prépondérante que
saint Pierre occupe dans cet Évangile : tous les faits et gestes du premier des apôtres y
sont rapportés avec la plus grande précision. L'auteur s'étend même avec plus de
complaisance sur les défauts, les faiblesses et les fautes du chef de l'Église que sur ce
qu'il y a de glorieux dans sa vie : ce qui ne s'explique que si l'auteur reproduit la prédi-
cation de saint Pierre. - c) Le second Évangile a été écrit pour des Romains. Les multiples
détails qu'il fournit à ses lecteurs sur la langue, les mœurs, les coutumes juives, le soin
qu'il prend de traduire les termes araméens qu'il cite, les expressions et tournures latines
qui abondent dans sa langue grecque, en sont une preuve très nette.
Or tous les caractères que nous venons d'indiquer conviennent bien à Marc, disciple de
saint Pierre, et dont la mère, nommée Marie, possédait à Jérusalem une maison où Pierre
s'abrita lorsqu'il sortit de la prison d'Hérode Actes, XII, 12).

Date et lieu de composition. - D'après les critiques catholiques, le second Évangile a été
écrit au plus tard de 67 à 70, et fort probablement à Rome, vu que l'ouvrage était destiné
aux Romains.

219. - 3° Authenticité de l'Évangile de saint Luc. - A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. -


Dès la fin du IIe siècle, la tradition commune attribue le troisième Évangile à saint Luc,
disciple et compagnon de saint Paul, « le médecin bien aimé», comme l'apôtre des Gentils
l'appelle dans son Épître aux Colossiens (IV, 14). Parmi les principaux témoignages, il
faut citer ceux de CLÉMENT d'Alexandrie, de saint IRÉNÉE, de TERTULLIEN, du Canon de
Muratori. Or, saint Luc était dans la communauté chrétienne un personnage trop obscur
pour qu'on mît sous son nom une œuvre qui représentait en partie la prédication de saint
Paul.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE, -r L'analyse interne du livre confirme le témoignage de


la tradition. Elle montre, en effet, que l'auteur était médecin, grec d'origine et esprit
cultivé, et disciple de Paul. - a) IL était médecin, comme le prouve la précision avec
laquelle il décrit les maladies ; - b) grec d'origine et esprit cultivé : un style plus pur et
plus élégant que celui des deux premiers Évangiles, une plus grande richesse de
vocabulaire, un art plus grand dans la composition, sont un indice certain que le grec était
la langue maternelle de l'auteur ; - c) disciple de saint Paul. Il y a, en effet, entre le
troisième Évangile et les écrits de saint Paul, des affinités remarquables, tant au point de
vue du fond que de la forme. Le récit de la Cène dans le troisième Évangile (XXII, 17, 20)
est presque identique à celui de la première Épître aux Corinthiens (XI, 23, 25). Le
troisième Évangile, plus que les autres, met en relief les thèses favorites de saint Paul : la
nécessité de la foi, la gratuité de la justification et le caractère universel du christianisme.
Et quant à ce qui concerne la forme, on a pu relever 175 mots particuliers aux deux écri-
vains.
Date et lieu de composition. - L'opinion de la plupart des catholiques et même des
protestants, c'est que le troisième Évangile a été composé avant l'an 70, soit à Borne, soit
en Asie-Mineure, soit à Corinthe ou à Césarée.

220.- 4° Authenticité de l'Évangile de saint Jean. - L'authenticité du quatrième


Évangile est niée par un certain nombre de critiques protestants et rationalistes (BAUR,
STRAUSS, J. RÉVILLE, LOISY). Beaucoup de critiques libéraux, parmi lesquels RENAN,
HARNACK, JULICHER, lui reconnaissent une authenticité partielle : le quatrième Évangile
contiendrait un fond traditionnel, plus ou moins important, qui aurait l'apôtre saint Jean
pour auteur.
L'authenticité de l'Évangile de saint Jean, admise par tous les critiques catholiques,
repose sur les mêmes arguments que celle des trois premiers Évangiles

A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. - A la fin du IIe siècle, nombreux sont déjà les


témoignages qui attribuent le quatrième Évangile à l'apôtre saint Jean. Outre ceux de
TERTULLIEN, du Canon de Muratori, de THÉOPHILE D'ANTIOCHE, voici deux témoignages
importants : - 1. celui de saint Irénée, évêque de Lyon, disciple de saint Polycarpe, qui
lui-même avait été disciple de saint Jean. Il écrit vers 185 : « Jean, disciple du Seigneur,
qui a reposé sur sa poitrine, a écrit lui-même aussi son Évangile, tandis qu'il vivait a
Éphèse, en Asie»; -2. celui de Clément d'Alexandrie qui écrit, quelques années après saint
Irénée, que « d'après la tradition des Anciens, Jean, le dernier des Évangélistes, a écrit
l'Évangile spirituel, sous l'inspiration du Saint-Esprit et à la prière de ses familiers. » - 3.
La tradition chrétienne est elle-même corroborée par les témoignages de la tradition
hétérodoxe. CELSE, les judaïsants, les gnostiques BASILIDE et VALENTIN sont formels en
faveur de l'origine johannique du quatrième Évangile.

Ainsi le quatrième Évangile était déjà répandu dans tout l'univers chrétien, au milieu du
ne siècle, ce qui suppose qu'il remonte au I er siècle, et des témoins orthodoxes et
hétérodoxes autorisés l'attribuent à l'apôtre saint Jean. Il est invraisemblable qu'ils se
soient trompés sur le véritable auteur et qu'ils aient confondu Jean l'apôtre avec Jean
l'Ancien, dont parle Papias ; il est du reste assez probable que les deux noms désignent la
même personne.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. - De l'examen intrinsèque du livre il résulte que l'auteur


du quatrième Évangile était juif d'origine, apôtre, plus que cela, qu'il était « l'apôtre que
Jésus aimait ». - a) IL était juif d'origine. Les nombreux hébraïsmes que l'on rencontre
dans sa langue grecque, les termes araméens qu'il cite et qu'il interprète très correctement
à ses lecteurs, les usages juifs qu'il décrit fidèlement, les détails topographiques qu'il
donne sur la Palestine et sur Jérusalem, tout cela prouve bien que nous avons affaire à un
auteur familiarisé avec les idées juives, avec la langue et les traditions religieuses des
Juifs. - b) L'auteur était un apôtre. Les récits des faits sont si vivants, si précis et si
intimes qu'ils supposent un témoin oculaire qui rapporte ce qu'il a vu. - c) L'auteur était «
l'apôtre que Jésus aimait». Si nous en croyons le dernier chapitre dont l'authenticité ne
paraît pas douteuse, le quatrième Évangile a pour auteur « le disciple que Jésus aimait »
(XXI, 20, 24). Or des trois apôtres : Pierre, Jacques le Majeur et Jean, qui étaient dans une
familiarité plus grande avec Notre-Seigneur, les deux premiers doivent être éliminés, car
ils étaient morts bien avant la composition du livre. Il faut remarquer en outre que
l'Apôtre Jean et les membres de sa famille ne sont jamais nommés explicitement dans le
quatrième Évangile, tandis que les autres apôtres le sont fréquemment. Ce silence est tout
naturel dans l'hypothèse où l'auteur du livre tairait son nom par discrétion.
Date et lieu de composition. - Le quatrième Évangile a été composé à Éphèse, vers la fin
du Ier siècle, entre 80 et 100, du moins d'après l'opinion des critiques catholiques.

§ 3. - VÉRACITÉ DES ÉVANGILES

221. - Les Évangiles nous sont parvenus dans leur intégrité substantielle, et ils ont bien
pour auteurs deux apôtres : saint Matthieu et saint Jean, et deux disciples d'apôtres : saint
Marc et saint Luc. Troisième question à résoudre : quelle est la valeur historique de ces
documents ?
Deux conditions sont requises pour qu'un historien soit digne de foi, Il faut 1° qu'il soit
bien informé et 2° qu'il soit sincère (V. Nos 166 et 169). Connaître les événements tels
qu'ils se sont déroulés, savoir la vérité et vouloir la dire, tout est là. Nous allons donc
rechercher si les Évangélistes ont rempli ces deux conditions, en nous posant la question
séparément, pour les Synoptiques, c'est-à-dire les trois premiers Évangiles, et pour le
quatrième.

222. - I. Valeur historique des Synoptiques. - Le mot « Synoptiques » attaché aux trois
premiers Évangiles vient de ce que, si l'on dispose les textes de ces trois Évangiles sur
trois colonnes, en prenant soin de faire correspondre les parties communes, l'on obtient
une synapse (gr. « sunopsis» vue simultanée), c'est-à-dire une vue d'ensemble du contenu
évangélique, concordante en de nombreux points.
Pour déterminer la valeur historique des Synoptiques, nous allons donc répondre à cette
double question : 1° Les trois premiers Évangélistes étaient-ils bien informés? 2° Étaient-
ils sincères?

223. - 1° Les trois premiers Évangélistes étaient bien informés. - Pour établir ce
premier point, un travail préliminaire s'impose : il faut étudier les documents eux-mêmes
pour savoir comment ils ont été composés. Sont-ils des récits de témoins oculaires et
auriculaires qui se bornent à rapporter exactement ce qu'ils ont vu et entendu? Ou bien
ont-ils été écrits par des historiens qui ont puisé à des, sources et utilisé d'autres
documents? Autrement dit, sont-ils œuvres de première main ou œuvres de seconde
main? Et s'ils sont œuvres de seconde main, quelle est la valeur de leurs sources? Ceux de
qui ils tiennent leurs renseignements sont-ils dignes de foi? Cette question, nous sommes
d'autant plus amenés à la poser, que les trois premiers Évangiles présentent entre eux des
ressemblances frappantes, tandis qu'ils diffèrent entièrement du quatrième. Comment
expliquer leurs rapports? Problème délicat qui n'a reçu jusqu'ici d'autre solution que celle
d'hypothèses plus ou moins acceptables. Nous allons dire un mot et du problème et des
solutions qui ont été proposées pour le résoudre.

224. - A. LE PROBLÈME SYNOPTIQUE. - Si l'on compare les trois premiers Évangiles


entre eux, on n'est pas longtemps à discerner de nombreux passages identiques, à côté
d'autres absolument divergents. - a) Ressemblances. 1. Tout d'abord même plan général.
Alors que le quatrième Évangile ne reproduit que le ministère de Jésus en Judée avant la
dernière semaine, les trois premiers adoptent une division quadripartite et encadrent les
événements de la vie publique de Notre-Seigneur dans ces quatre points : le baptême de
Jésus, le ministère en Galilée, le voyage à Jérusalem et la dernière semaine dans la Ville
Sainte (passion, mort et résurrection). - 2. Récits des mêmes faits. Les trois premiers
Évangiles rapportent souvent les mêmes miracles et, qui plus est, dans le même style et
les mêmes expressions ; mêmes discours aussi, surtout dans saint Matthieu et dans saint
Luc, introduits par les mêmes procédés et se dénouant par les mêmes conclusions. - b)
Divergences. A côté de ces ressemblances, des divergences curieuses. C'est ainsi qu'on
trouve dans saint Matthieu et saint Luc des récits de l'enfance de Jésus, différant de l'un à
l'autre, tandis qu'ils font complètement défaut dans saint Marc. En outre, la partie
narrative est plus développée dans saint Marc, les discours moins abondants. Des parties
sont spéciales à chacun des Évangélistes.

225. - B. SOLUTIONS PROPOSÉES. - Les trois principales solutions proposées pour


résoudre le problème synoptique sont les hypothèses de la dépendance mutuelle, de la
tradition orale et des documents - 1. Hypothèse de la dépendance mutuelle. D'après les
partisans de ce système, les Évangiles se seraient utilisés réciproquement, ou plus exacte-
ment, ceux de date postérieure, auraient utilisé l'œuvre de leurs devanciers. Mais qui
écrivit le premier ? Ici, désaccord entre les critiques ; l'hypothèse la plus généralement
suivie, suppose que Marc, qui est le plus bref, est antérieur à saint Luc et à saint Matthieu
(version grecque), et leur a servi de source. - 2. Hypothèse de la tradition orale. D'après
ce système (MEIGNAN, CORNÉLY, FILLION, FOUARD, LE CAMUS, LEVESQUE...) les
Evangiles n'auraient pas d'autre source ou du moins, auraient pour source principale, la
tradition orale ; ils seraient la reproduction de la catéchèse ou prédication primitive. Les
Apôtres et les missionnaires de la nouvelle religion, voulant donner un enseignement
unique, auraient été amenés à faire un choix dans les actes et les paroles du Seigneur :
voilà comment nous retrouvons le même fond dans les trois Evangiles. Bien plus, les
Apôtres, hommes simples et sans culture, ne se préoccupaient pas de varier la forme sous
laquelle ils présentaient ce fond identique : à force d'être répété, ce qui faisait la matière
de la catéchèse, finit donc par prendre une forme unique, et pour ainsi dire, stéréotypée.
Cependant la tradition orale étant appelée, sinon à se perdre, du moins à s'altérer- peu à
peu avec la disparition des témoins de la vie du Christ, les chrétiens voulurent la fixer
dans des écrits autorisés : d'où l'origine des Synoptiques. Ainsi les ressemblances
s'expliqueraient par un fond unique qui était l'objet principal de la catéchèse primitive.
Les divergences ne s'expliqueraient pas moins bien par ce fait que la catéchèse devait être
adaptée aux milieux différents auxquels s'adressaient les premiers prédicateurs de la foi.
Il est clair que le point de vue juif n'était pas le même que le point de vue grec ou romain.
Devant les Juifs il s'agissait de montrer que Jésus était le vrai Messie, annoncé par les
prophètes, et qu'il avait fondé le royaume attendu. A Rome ou dans les villes grecques,
l'argument prophétique étant sans portée, les Apôtres présentaient Jésus comme un
envoyé divin à qui Dieu avait donné tous ses pouvoirs. - 3. Hypothèse des documents.
D'après cette hypothèse, les rapports des Synoptiques seraient dus à l'emploi de
documents écrits;les uns (EICHHORN...) supposent un seul document primitif plus ou
moins retouché ; d'autres (SCHLEIERMACHER, RENAN, SCHMIEDEL, LOISY) admettent à la
base des synoptiques plusieurs documents araméens et grecs que les auteurs sacrés
auraient utilisés et adaptés à leur but ; d'autres enfin (WEISS, WENDT, STAPFER, A.
RÊVILLE...) distinguent dans les Évangiles deux sources principales : un Proto-Marc en
grec ou recueil des principaux faits et discours du Seigneur et un Proto-Matthieu en
hébreu ou recueil de discoure. Une hypothèse plus récente (BATIFFOL, ERMONI,
LAGRANGE, GIGOT, CAMERLYNCK) suppose, au lieu d'un Proto-Marc, le Marc actuel
lequel aurait été utilisé par les deux autres Synoptiques qui se seraient servis en même
temps des Logia ou discours du Proto-Matthieu et d'autres sources particulières, comme
le témoigne saint Luc (I, 1).

Que valent ces trois hypothèses? - L'hypothèse 1 de la dépendance commune n'explique


pas les divergences qui existent entre les trois documents Saint Marc, en effet, n'a pu
servir de source que pour les faits. D'autre part, si l'on suppose que saint Luc a utilisé
saint Matthieu, comment se fait-il que leurs récits de l'enfance de Jésus ne concordent
pas, et que des discours et des paraboles de saint Matthieu manquent chez Luc, alors que
tous deux attachent tant de prix à l'enseignement de Jésus? - L'hypothèse 2 de la tradition
orale rend bien compte de la ressemblance générale au point de vue du fond : il est assez
vraisemblable que la catéchèse primitive ait eu le même objet : mêmes faits, mêmes
miracles, 'mêmes discours. Mais ce que cette hypothèse n'explique pas, c'est 1) que les
mêmes faits soient groupés dans le même ordre et par des liaisons artificielles identiques,
et 2) que les auteurs sacrés s'accordent dans des détails secondaires, tandis qu'ils diffèrent
dans des parties plus importantes telles que la formule de l'oraison dominicale et le récit
de l'institution de l'Eucharistie. Incontestablement, ces particularités supposent une
dépendance à l'égard de documents écrits. - L'hypothèse 3 d'un document primitif unique
est inadmissible, car on ne comprend pas dans ce cas pourquoi saint Marc aurait éliminé
les discours. L'hypothèse de plusieurs documents rend bien compte des divergences, mais
non de l'accord des écrivains sacrés, soit dans leur plan général, soit dans le choix des
matériaux, soit dans l'ordre où ils les ont disposés. Aussi l'hypothèse des deux sources a-t-
elle été rejetée par la Corn. Biblique le 26 juin 1912.

Conclusions. - 1. Aucune des trois hypothèses : dépendance mutuelle, tradition orale,


documents, n'est donc satisfaisante. On ne peut dès lors résoudre le problème synoptique
par l'une de ces trois hypothèses, à l'exclusion des autres. L'explication la plus
vraisemblable consiste sans doute à les combiner toutes les trois et à prendre ce qu'il y a
de bien dans chacune. Tout d'abord il convient de faire une part très large à l'influence de
la tradition orale. Puis il est à supposer que chaque Évangéliste a utilisé ses souvenirs
personnels et ses sources particulières. Enfin rien n'empêche de croire, pour expliquer le
plan général, que les Synoptiques se soient servis d'un ou de deux documents primitifs :
l'un contenant une sélection des actes du Seigneur, l'autre étant un choix de ses discours.
2. Quoi qu'il en soit du mode de composition des Synoptiques, il ressort de ce qui vient
d'être dit, - et telle est l'unique question qui nous intéresse ici, - que nous pouvons
considérer le témoignage des trois premiers Évangiles comme venant d'historiens bien
informés, car, ou bien les Synoptiques racontent ce dont eux-mêmes ont été les témoins,
ou ils rapportent ce que beaucoup d'autres avaient vu et entendu, ce qui faisait l'objet de
la prédication courante, ce que les premiers missionnaires de la religion chrétienne
annonçaient partout, sans que leurs adversaires aient pu les convaincre d'erreur. Dans l'un
comme dans l'autre cas, nous sommes en présence de témoins qui connaissaient
exactement les choses qu'ils rapportaient.

226. - 2° Les trois premiers Évangélistes étaient sincères. - Non seulement les
Synoptiques étaient bien informés, mais ils étaient sincères. Leur sincérité ressort avec
évidence : - a) de la critique interne des Évangiles. Les récits que nous y trouvons
donnent l'impression que nous avons affaire à des gens qui rapportent les faits tels qu'ils
se sont passés, et qui disent les choses telles qu'elles sont : c'est ainsi qu'ils font d'eux-
mêmes un portrait peu flatteur ; ils n'hésitent pas à confesser leur basse extraction, à
dévoiler leur intelligence étroite et bornée, leurs faiblesses, leur lâcheté au cours de la
Passion de leur Maître, leur découragement après sa mort, leur incrédulité ; - b) du
manque d'intérêt qu'ils avaient à mentir. Les hommes ne mentent pas, généralement, si le
mensonge ne doit pas leur profiter. Mais ils songent encore bien moins à mentir s'ils
risquent de payer leur imposture de leur vie. Il est vrai qu'on peut mourir par fanatisme et
pour défendre une idée fausse. Encore faut-il cependant qu'on la croie vraie, car à moins
d'être fou, on ne ment pas pour soutenir ce qu'on croit être une erreur, ce qui ne vous est
d'aucune utilité, ce qui vous coûte et vous demande des sacrifices, et s'il n'est pas
absolument juste de conclure, avec PASCAL, qu'il faut croire « les histoires dont les
témoins se font égorger », tout au moins pouvons-nous dire qu'il n'y a pas lieu de douter
de la sincérité de semblables témoins.
Mais à quoi bon insister sur la sincérité des Évangélistes ? A notre époque, elle n'est plus
mise en doute par les critiques sérieux. Sans doute « il fut un temps, dit M. HARNACK, OÙ
l'on se croyait obligé de regarder la littérature chrétienne primitive, y compris le Nouveau
Testament, comme un tissu de mensonges et de fraudes. Ce temps est passé. » Oui, le
temps où les adversaires du christianisme accusaient les Evangélistes d'imposture et de
fraude, est bien passé, mais les attaques n'ont fait que changer de terrain, comme nous
allons le voir.

227. - Objection. - Théorie de l'idéalisation. - Les rationalistes modernes admettent


donc la sincérité des Evangélistes. Mais ils prétendent qu'il y a lieu de distinguer dans les
récits évangéliques deux éléments : l’élément naturel et l'élément surnaturel. Partant de
ce principe a priori, que le miracle n'existe pas et n'est même pas possible, ils ne
reconnaissent de valeur historique qu'à l'élément naturel. Comment expliquer alors la
présence de l'élément surnaturel dans les Évangiles? Un ancien système, - école
naturaliste de Paulus, - prétendait que les miracles étaient des faits ordinaires, qui avaient
pris un caractère de merveilleux en passant par l'imagination des Orientaux, et que la
critique pouvait ramener à de justes proportions et expliquer suivant les lois de la nature.
Un autre système, le seul dont nous ayons à tenir compte à l'heure actuelle, entend
éliminer l'élément surnaturel en l'attribuant à un long travail d'idéalisation progressive
accompli autour de la vie et de la personne du Christ. Les Évangiles ne seraient pas des
livres purement historiques, mais « avant tout, des livres d'édification » où le critique doit
démêler « ce qui est souvenir primitif de ce qui est appréciation de foi et développement
de la croyance chrétienne. » Les récits des cures merveilleuses opérées par le Christ ne
seraient nullement « des procès-verbaux authentiques de ce qui advint en telle ou telle
occasion. Ils ont été transposés, corrigés, amplifiés selon le goût des Evangélistes,
l'intérêt de l'édification, les besoins de l'apologétique. » En d'autres termes, les miracles
seraient des mythes ou légendes, qui se seraient greffées sur l'histoire réelle du Sauveur.
Et combien de temps ces légendes ont-elles mis à se former? A peine un siècle, d'après
l'école mythique de Strauss. Beaucoup moins, d'après une école nouvelle (BRANDT,
SCHMIEDEL, LOISY), qui estime que le travail d'idéalisation a pu se faire en moins d'un
demi-siècle.

Réfutation. - 1. Le point de départ du système de l'idéalisation, à savoir la négation du


surnaturel, est un préjugé rationaliste dont il n'est pas possible d'établir le bien-fondé. -
2. Le système lui-même, appliqué . aux Synoptiques, est en contradiction avec les faits.
Tout d'abord il ne s'accorde pas avec la date de composition des Évangiles. La rédaction
de ceux-ci a suivi de très près les événements. Or l'idéalisation, la légende requiert, pour
se former, un long espace de temps : c'est du reste ce qui déterminait le rationaliste
allemand STRAUSS à rejeter la composition des Évangiles vers 150. Lorsque la critique
impartiale dut reconnaître que les Synoptiques avaient été composés avant la fin du 1 er
siècle, il fallut bien apporter quelques modifications à la théorie de l'idéalisation. On
prétendit alors que le travail d'idéalisation peut se faire beaucoup plus rapidement, puis
on mit sur le compte de la foi ce qui autrefois était attribué à la légende, et l'on eut la
fameuse distinction entre le Christ de la foi et le Christ de l'histoire. Mais comment la foi
aurait-elle pu se mettre en contradiction si flagrante avec les faits de l'histoire, lorsque
ceux-ci étaient encore si récents que tout le monde pouvait en contrôler l'exactitude ? - 3.
Il serait facile par ailleurs de démontrer que les Evangélistes s'attachent, avant tout, à
faire un récit fidèle de la carrière de leur Maître. Ce n'est qu'incidemment qu'ils décrivent
la foi chrétienne de leur temps ; à ce point de vue, il est incontestable qu' ils sont en retard
sur saint Paul dont les Épîtres étaient pourtant antérieures. Saint Paul, en effet, n'affirme-
t-il pas déjà clairement la divinité du Christ et la valeur satisfactoire de sa mort, alors que
ces deux dogmes ne sont qu'insinués dans les Synoptiques, à ce point même que les
rationalistes ont pu prétendre qu'ils ne l'étaient pas du tout?

La théorie de l'idéalisation manque donc de base, et la conclusion qui s'impose de


l'examen des Synoptiques, c'est que leurs récits sont indépendants de la foi nouvelle de
l'Eglise, qu'ils n'ont pas subi l'influence des idées ambiantes, en un mot, qu'ils sont
purement historiques.

228. - II. Valeur historique du IV e Évangile. - A. ADVERSAIRES. La plupart des


critiques rationalistes ont dénié au quatrième Évangile toute valeur historique, ou ne lui
ont accordé qu'une historicité relative. - a) Les uns (STRAUSS) ont prétendu que l'auteur
du quatrième Évangile avait peint un Christ historique d'après l'idéal qu'il s'en était forgé.
- b) D'autres, comme RENAN et certains critiques indépendants de notre époque
(HARNACK), reconnaissent dans cet ouvrage un fond de tradition historique, mais
considèrent les discours comme des fictions. - c) D'autres enfin, comme J. RÉVILLE,
LOISY, GUIGNEBERT, regardent le quatrième Évangile, - tant dans sa partie narrative que
dans ses discours, - comme une composition artificielle destinée à exposer, sous le voile
de l'allégorie, les idées propres de l'auteur.

B. PREUVES DE L'HISTORICITÉ. - Le quatrième Évangile n'est nullement une


composition artificielle : il est facile, en effet, de montrer le caractère historique des faits
et des discours qui y sont contenus. - a) Caractère historique des faits. Que les faits
miraculeux rapportée par le quatrième Évangile ne soient pas de simples allégories, mais
des faits bien réels, cela ressort : - 1. du but de l'ouvrage. L'auteur déclare lui-même, à la
fin de son œuvre (XX, 31), qu'il veut amener ses lecteurs à croire « que Jésus est le Christ,
le Fils de Dieu, pour qu'en croyant ils aient la vie en son nom ». A moins de le prendre
pour un imposteur, - ce que ne font pas les rationalistes, - il faut admettre qu'il a entendu
démontrer sa thèse en s'appuyant, non sur des récits allégoriques, mais sur des faits
empruntés à l'histoire de Jésus. Que de cette histoire il détache un petit nombre de faits,
qu'il choisisse les plus typiques, ceux qui vont le mieux à son but, qu'il omette les gestes
et les paroles du Seigneur qui ne lui importent pas, et plus particulièrement ce qui a déjà
été raconté par les Synoptiques, cela n'est que trop naturel. Mais ce qui ne reste pas moins
certain, c'est qu'il est un témoin qui raconte « ce qu'il a vu de ses yeux, ce qu'il a entendu
de ses oreilles, ce que ses mains ont touché du Verbe de vie» (I Jean, I, 1, 3) ; - 2. de
l'examen interne du livre. On ne saurait prétendre tout d'abord que l'Évangile johannique
n'est pas historique parce qu'il n'a pas le même fond que les Synoptiques, car ni les
Synoptiques ni Jean n'ont la prétention d'être complets, et si saint Jean a voulu compléter
ses devanciers, comme nous l'avons insinué plus haut, les divergences de fond
s'expliquent très bien. Du reste, tout n'est pas divergences ; les Synoptiques et le
quatrième Évangile ont des points communs. Qu'on veuille bien les comparer, et l'on
constatera que, parmi des variantes de peu d'importance, les faits sont rapportés de part et
d'autre avec la même exactitude : tels sont, par exemple, les récits de la multiplication des
pains, de la marche de Jésus sur les flots, de son entrée triomphale a Jérusalem et de sa
Passion. Or si, sur ces différents points, l'on concède aux Synoptiques une valeur
historique, de quel droit la refuserait-on au quatrième Évangile ? - Quant aux récits qui
sont propres à ce dernier, l'on peut remarquer encore que les événements y sont rapportés
avec une foule de détails qui seraient bien superflus dans l'hypothèse de récits
symboliques. Le quatrième Évangile note les circonstances de personne, de temps et de
lieu avec plus de soin que saint Luc lui-même : il signale, par exemple, que Nicodème est
venu à Jésus la nuit (III, 2), que la rencontre de Jésus avec la Samaritaine eut lieu à la
sixième heure (IV, 7) ; il dit que la piscine probatique se trouve à Jérusalem, près de là
porte des Brebis (V, 2). Il décrit non moins minutieusement les usages et les traditions des
Juifs, leurs fêtes, les divisions intestines entre Juifs et Samaritains, entre Pharisiens et
Sadducéens ; l'état politique de la Palestine ; les détails topographiques touchant la
Galilée, le lac de Génésareth, Jérusalem. Tout cela indique bien un historien exact qui
raconte les faits tels qu'ils se sont passés, et non un mystique qui invente des his toires
adaptées à la thèse qu'il a en vue.
b) Caractère historique des discours. - Si les faits rapportés dans le quatrième Évangile
sont historiques, l'on ne voit pas la raison pour laquelle les discours ne le seraient pas.
L'on fait remarquer, il est vrai, que, plus encore que les faits, ils diffèrent, soit au point de
vue du fond, soit au point de vue de la forme, de ceux que nous trouvons chez les Synop-
tiques. Mais, encore qu'il ne faudrait pas exagérer l'étendue de ces divergences, celles-ci
s'expliquent très bien par le caractère et le but différents que poursuivent les écrivains
sacrés. Tandis que les sujets traites dans les Synoptiques sont très variés et portent surtout
sur des préceptes de morale : humilité, charité, aumône, mépris des richesses et des
honneurs, le quatrième Évangile insiste sur la doctrine christologique, sur le caractère
suréminent et la mission du Christ. 'Voulant prouver plus particulièrement la divinité du
Sauveur, sans doute parce qu'elle était alors attaquée par le gnostique CERINTHE, il relève
dans l'enseignement de Jésus, et qui pouvait servir son but. En cela, il ne contredit pas les
Synoptiques, il les complète. Les critiques rationalistes objectent encore que l'auteur du
quatrième Évangile a emprunté sa doctrine du Logos, ou Verbe de Dieu incarné, à l'école
grecque d'Alexandrie et au Juif PHILON. Il serait difficile de dire quelle fut la genèse des
idées de saint Jean mais ce qui est certain c'est que l'identification du Christ avec le Verbe
de Dieu p'a pu germer dans l'esprit de l'apôtre saint Jean, pas plus que chez les chrétiens
de l'époque, - car il est reconnu que la doctrine était chose reçue au dernier quart du I er
siècle en Asie-Mineure et dans la plupart des Églises, - sans que la croyance eût été
déterminée par la réalité historique.

CONCLUSION. - IL est donc permis de conclure que l'Évangile selon saint Jean a une
valeur historique, comme les Synoptiques. « Sans doute l’Apôtre a pu imprimer son
cachet propre dans la manière de raconter les miracles du Sauveur, dans le choix qu'il a
fait de scènes évangéliques. Il est même incontestable que ses comptes rendus de discours
ne prétendent pas reproduire la pleine réalité, étant donné l'éloignement où l'auteur était
des faits. » Cependant « ses narrations ont beau avoir leur cachet propre, elles n'en
correspondent pas moins aux faits. Ses discours peuvent porter la marque de son esprit,
ils n'en reproduisent pas moins la pensée authentique du Sauveur. » Nous avons donc le
droit, dans! la démonstration de la divinité du christianisme, de nous appuyer sur le
quatrième-Évangile comme sur les Synoptiques.

BIBLIOGRAPHIE. - MANGENOT, L'authenticité mosaïque du Pentateuque ; Les


Évangiles synoptiques - MÉCHINEAU, L'origine mosaïque du Pentateuque (Bloud). -
VIGOUROUX, Manuel biblique, t. I (Roger et Chernoviz). - LESÊTRE, L'authenticité du
Pentateuque (Rev. pr. d'Ap. 15 mai, 15 juin 1910). - Dom HOEPFL, art. Pentateuque et
Hexateuque (Dict. d'Alès).
BRASSAC, Manuel biblique (à l'index), t. III. - LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu;
L'origine du quatrième Évangile; La valeur historique du quatrième Évangile; Évangiles
canoniques, Évangiles apocryphes (Dict. d'Alès) ; Les théories de Loisy (Beauohesne).-
MÉCHINEAU, L'origine du Nouveau Testament (Bloud). - JACQUIER, Histoire des livres du
Nouveau Testament (Gabalda). - ROSÉ, Les évangiles, traduction et commentaires
(Bloud). -FOUARD, Vie de Jésus-Christ (Lecoffre). - BATIFFOL, Six leçons sur l’Évangile
(Bloud). - CALMES, Comment se sont formés les Évangiles (Lethielleux). - LEVESQUE,
Nos quatre Evangiles. Leur composition et leur position respective (Beauchesne). -
FILLION, Introduction générale aux Évangiles (Lethielleux). - CAMERLYNCK, De quatro
Evangelii auctore (Bruges). - DURAND, A propos des décrets de 1912 sur les Évangiles
(Rev. pr. d'Ap., 1er fév. 1914). - TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale
(Desclée). - LANGLOIS et SEIGNOBOS, Introduction aux. Études historiques (Hachette).

CHAPITRE II
La divinité du Christianisme. Le Fondateur. L'Affirmation de Jésus.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.
229. - Pour connaître l’origine, et par conséquent, la valeur d'une religion, il faut, avant
tout, se tourner du côté du fondateur, et lui demander qui il est.^ Personne, mieux que lui,
n'est à même de le savoir et de le dire. S'il est un Envoyé de Dieu, c'est à lui de nous le
faire connaître et de nous en apporter la preuve.
Or, l'apologiste chrétien veut démontrer : - 1° que Jésus est l’ Envoyé de Dieu, l'Oint ou
Messie, annoncé par la voix des prophètes ; - 2° que ce Messie n'est pas un Envoyé
ordinaire, qu'il est le Fils unique de Dieu, Dieu lui-môme. Il est clair que, s'il arrive à
faire cette démonstration, il aura le droit de conclure que la Révélation chrétienne est
d'origine divine.
Nous avons donc à rechercher tout d'abord si Jésus s'est bien donné pour le Messie
attendu des Juifs et pour un Messie d'une nature tout à fait transcendante, pour le Fils de
Dieu, ayant la même essence que Dieu le Père. À cette double question quelle a été la
réponse de Jésus et quelle foi devons-nous y ajouter ? D'où trois articles: - 1°
L'affirmation de Jésus sur sa messianité. 2° L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine.
3° La valeur de ce double témoignage.

230. - Nota - A vrai dire, la première question, seule, importe à l'apologiste, IL lui suffit,
en effet, de montrer que Jésus a déclaré et prouvé qu'il était un Envoyé de Dieu, qu'il était
le Messie attendu et qu'il a fondé une Église infaillible, chargée d'enseigner, jusqu'à la fin
des siècles, ce qui doit être cru et pratiqué. Ce résultat une fois acquis, il ne reste plus qu'à
écouter cette Église et à accepter les dogmes qu'elle propose à notre foi, parmi lesquels se
détache au premier rang la divinité du Christ. La seconde question sort donc du domaine
de l'apologétique ; tout au moins de l'apologétique constructive (V. N° 2). Car s'il s'agit
de l'apologétique défensive c’est une autre affaire. Les rationalistes modernes prétendent,
comme nous le verrons plus loin, non seulement que Jésus n'est pas Dieu, mais qu'il n'a
jamais revendiqué ce titre, qu'il n'a jamais eu conscience d'être Dieu, et que dès lors le
dogme n'a aucune base historique : c'est à ce point de vue, c'est-à-dire sur le terrain de
l'apologétique défensive, ou si l'on préfère, sur le terrain de l'apologie des dogmes, que
nous aurons à traiter la question dans l'article II.

Art. I. - L'affirmation de Jésus sur sa messianité.

231. - Jésus s'est-il donné pour le Messie prédit par les Prophètes? Que croyait-il être et
qu'a-t-il dit qu'il était1! Le seul moyen de nous éclairer sur ce point, c'est de consulter les
Évangiles et d'y recueillir son témoignage. Avant de le faire, remarquons que les
Évangiles ne sont pas considérés ici comme des écrits divinement inspirés, mais comme
de simples documents humains dont nous avons établi précédemment la valeur his-
torique.

1° Adversaires. - Certains protestants libéraux et les rationalistes n'admettent pas


l'affirmation de Jésus sur sa messianité. - a) Leur tactique consistait autrefois (STRAUSS,
BAUR) à considérer les Évangiles comme un recueil de mythes ou légendes formées après
coup par les Apôtres ; les déclarations de Jésus sur sa messianité seraient donc pure
invention de la part des écrivains sacrés. - b) Les rationalistes et modernistes
contemporains (WELLHAUSEN, WREDE, WEISS, LOISY) prétendent, ou que Jésus n'a
jamais eu conscience d'être le Messie, ou en tout cas, qu'il n'a pensé l'être qu'à la fin de sa
vie, ou encore qu'il pensait que son rôle de Messie « était essentiellement eschatologique
», c'est-à-dire ne devant se réaliser qu'à la fin du monde dans le royaume céleste.

232. - 2° Thèse. - Du début à la fin de sa vie publique, Jésus a manifesté, soit


implicitement, soit explicitement, sa qualité de Messie.

Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour remarquer qu'il y a eu dans les
déclarations de Jésus comme une marche ascendante, et que son affirmation comporte des
degrés. Mais, qu'elle se soit traduite, soit d'une manière implicite, en raison des
circonstances de temps et de personnes, soit d'une manière explicite, il n'en est pas moins
certain qu'elle n'a jamais varié dans sa substance et que Jésus a toujours eu conscience de
sa messianité. Nous distinguerons donc entre ses affirmations implicites et ses
affirmations explicites, en insistant davantage sur les premières parce qu'il est plus facile
d'en contester le sens et la portée.
A. AFFIRMATIONS IMPLICITES. - Au début de sa vie publique, Jésus ne manifeste sa
qualité de Messie que d'une manière implicite et avec une extrême réserve. Si nous
voulons avoir le secret de sa conduite, de ses réticences, de ce que, à première vue, on
pourrait prendre pour les hésitations d'une conscience imparfaitement éclairée, il est
nécessaire que nous envisagions un instant la situation politique et religieuse de la Judée
contemporaine de Jésus.
A l'heure où commença la carrière publique du Sauveur, la nation juive était tombée sous
le joug romain ; le sceptre était sorti de Juda et, plus que jamais, l’espérance messianique
travaillait les âmes. Deux grands partis rivaux les Saducéens et les Pharisiens, se
disputaient l'influence. Les premiers, amis du pouvoir, occupaient les hautes charges du
sacerdoce mosaïque, et ils avaient surtout l'insigne privilège de choisir dans leurs rangs
celui qui devait exercer les fonctions de grand-prêtre. Les seconds, moins favorisés,
étaient un parti religieux avant tout, et se distinguaient par leur zèle outré pour
l'observation de la Loi et par leur répugnance à entrer en contact avec les païens : d'où
leur nom de Pharisiens (du grec pharisaioi, séparés). Parmi eux, un petit groupe de
fanatiques, appelés Zélotes, parce qu'ils étaient plus étroits et plus formalistes que les
autres, interprétaient la Loi avec un rigorisme insupportable. C'est de ces derniers que
Notre-Seigneur eut surtout à subir les contradictions et dont il se plut du reste à dénoncer
l'hypocrisie et l'orgueil.
L'on devine aisément que dans des sectes où les intérêts étaient si opposés, l'espérance
messianique ne se présentait pas sous le même aspect. S'accommodant assez bien-de leur
situation, les Sadducéens n'attachaient qu'un prix très minime à la venue du nouveau
royaume, et si, par orgueil national, ils souhaitaient l'indépendance de leur pays, la
sujétion leur rapportait assez de bénéfices pour ne pas courir au devant d'un boule-
versement qui pouvait ne pas tourner à leur profit. Les Pharisiens, au contraire,
supportant mal un régime qui humiliait leur orgueil et les laissait sans privilèges,
appelaient de tous leurs vœux l'avènement du Royaume attendu qui ferait de Jéhovah,
leur Dieu, le Maître de l'univers, qui mettrait surtout la nation juive à sa place, c'est-à-dire
au premier plan, et qui ferait succéder aux humiliations et aux injustices du jour les
triomphes et les réparations du lendemain. Telles étaient les aspirations de la plupart des
Juifs, mais lorsqu'il s'agissait de déterminer le caractère du futur royaume, les esprits se
divisaient. Les uns, insistant sur le côté moral et religieux, considéraient l'avènement
messianique comme le triomphe des justes, comme le grand jour où chacun recevrait
selon son mérite. Les autres, - c'était la masse, et les Apôtres partageaient cette mentalité,
- faisaient des rêves de grandeur et de prospérité matérielle, et voyaient déjà dans le
Messie un grand conquérant, un guerrier fameux qui apparaîtrait soudain sur les nuées du
ciel et ferait son entrée triomphale à Jérusalem. Jamais il n'était question d'un Messie
souffrant, libérateur des âmes, et non des corps, rachetant les fautes des hommes et
réconciliant l'humanité coupable avec Dieu.
Que, dans de telles conditions, Jésus ne se soit pas révélé brusquement le Messie, et le
Messie, tel, qu'il devait être, il n'est que trop naturel. Il ne pouvait le faire sans éveiller les
appréhensions des Sadducéens, et sans provoquer les enthousiasmes des Pharisiens et
déchaîner des manifestations et des troubles qui auraient entravé son œuvre, s'il ne
rentrait pas dans les desseins de Dieu de briser les oppositions à coup de miracles. Le
premier travail qui s'imposait, était donc de préparer les esprits à la réalité et de faire
pressentir la vérité avant de la dévoiler sans ambages.
Les choses étant telles, comme du reste l'indiquent les récits évangéliques, nous n'avons
plus à nous étonner que Jésus, au début de sa carrière, ne manifeste pas ouvertement sa
qualité de Messie, qu'il l'insinue seulement par des déclarations indirectes, par ses œuvres
et par toute son attitude. - a) Par des déclarations indirectes. C'est ainsi que, sans pro-
noncer le nom de Messie, il dit qu'il est « venu », qu'il a été « envoyé», pour prêcher
l'Évangile du royaume (Marc, I, 38), pour appeler les pécheurs (Marc, II, 17), pour
prêcher l'Évangile aux pauvres (Luc, IV, 18). Puis il commence déjà son enseignement,
mais craignant de faire briller tout d'un coup une lumière trop vive, il enveloppe sa
pensée sous les dehors énigmatiques de la parabole, dans le but d'intriguer les esprits, de
les pousser à la recherche de la vérité, se réservant d'ailleurs d'aller plus loin avec les
disciples qu'il s'est attachés, et de les instruire, en dehors de la foule. - b) Par ses œuvres.
Jésus multiplie ses miracles ; mais, pour ne pas précipiter les événements, il impose la
consigne rigoureuse de n'en point parler. Cependant il n'hésite pas à répondre aux
envoyés de saint Jean-Baptiste qui lui demandent s'il est « celui qui doit venir », que les
œuvres qu'il opère doivent être pour eux un signe évident que l'œuvre messianique
annoncée par Isaïe (XXXV, 5, b) se réalise (Luc, VII, 18, 23). - c) Par son attitude. Jésus
s'arroge des pouvoirs que n'ont jamais revendiqués les plus illustres prophètes. Il se met
au-dessus de la Loi. Il supprime le divorce toléré dans certains cas par Moïse. Il déclare
que « le Fils de l'homme»,- c'est ainsi qu'il se désignait, - était « maître du Sabbat »
(Marc, il, 28), etc.

233. - B. DÉCLARATIONS EXPLICITES. - IL faut arriver à la dernière année du


ministère de Jésus pour trouver une affirmation explicite de sa messianité. Voici, du reste,
les trois grandes circonstances où Jésus se révèle publiquement ce qu'il est. - a)
Confession de Pierre. A Césarée de Philippe, le Maître, se trouvant au milieu de ses
disciples, leur pose enfin sans détour l'importante question : « Qui dit-on que je suis? »
Jusque-là, il avait laissé sa personnalité au second plan, il avait eu pour unique
préoccupation de prêcher le royaume de Dieu ; mais il est temps que ses intimes sachent
qui il est. Il les interroge donc successivement, et quand saint Pierre confesse qu'il est le
Christ, il ne manque pas de l'approuver (Mat., XVI, 13-17). - b) Entrée triomphale à
Jérusalem. La confession de saint Pierre n'avait pas dépassé le petit cercle des Apôtres, et
même avec ceux-ci, Jésus n'avait pas sitôt avoué qu'il était le Christ qu'il leur défendait
sévèrement de le publier (Mat., XVI, 20). La manifestation de sa messianité était réservée
pour un autre jour et un autre théâtre. C'est, peu de jours avant sa mort, à Jérusalem, la
capitale de la Judée, que Jésus revendiqua son titre de Messie, à la face d'une foule de
pèlerins venus pour la fête de Pâques, de tout un poupin qui l'acclama comme « celui qui
vient an nom du Seigneur» (Mat., XXI, 1-9). - c) Le procès devant le Sanhédrin. Enfin la
grande affirmation de Jésus eut lieu devant le Sanhédrin. Le grand-prêtre lui pose la
question suprême qui doit décider de son sort. Le Sauveur le sait, mais, maintenant que sa
mission est terminée, il dédaigne les réticences et les réponses évasives : il proclame
hautement qu'il est « le Christ » ( Mat., XXVI, 63, 64).
Donc, soit d'une manière implicite, soit d'une manière explicite, Jésus a bien affirmé qu'il
était le Messie attendu, et les prétentions des rationalistes qui le nient, ne reposent sur
aucun fondement. On ne peut plus soutenir sérieusement que les Évangiles sont une
collection de légendes, maintenant qu'il est admis par les meilleurs critiques, qu'ils datent
du 1er siècle. Il est bien évident par ailleurs que la vie de Jésus et la propagation du
christianisme ne sauraient s'expliquer par des légendes (Voir N° 229) . Quant à la seconde
thèse rationaliste qui affirme que Jésus n'a pas eu conscience d'être, de son vivant, le
Messie, et qu'il a considéré son rôle comme eschatologique et ne concernant que le
royaume des cieux à venir, il faut, pour arriver à une telle conclusion, qu'elle laisse de
côté ou interprète à sa façon et d'une manière fantaisiste, les déclarations que nous avons
rapportées plus haut. Il est vrai que certaines paroles de Jésus visent le futur royaume, le
royaume des élus dont le Christ doit être le chef suprême : il est vrai que le titre de
Messie lui conviendra, d'une manière spéciale, à la fin des temps, et quand le royaume
messianique aura reçu son achèvement définitif. Sans doute aussi, sa Résurrection et son
Ascension le manifesteront déjà comme un Messie glorieux. Mais quel que soit le
moment de la carrière messianique qu'on envisage, qu'on la prenne à ses origines, au
moment où Jésus prépare le royaume messianique, ou à la fin des temps qui sera le
couronnement de son œuvre, Jésus ne s'en présente pas moins dans les Évangiles, non pas
seulement comme celui qui doit être le Messie, mais comme celui qui l'est déjà, comme
le Messie en personne et en fonction.

Art. II. - L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine.

234. - Nous savons que Jésus s'est donné pour le Messie. Mais de quelle nature ce Messie
prétendait-il être? Simple créature, quoique dépassant le commun des mortels par sa
mission, ou être divin ; homme ou Dieu. La réponse à cette nouvelle question ne peut se
trouver ailleurs que dans le témoignage de Jésus.

1° Adversaires. - a) D'après les Protestants libéraux (SABATIER, HARNACK, JULICHER,


BOUSSET, WEIXHAUSEN) Jésus dépasse la commune mesure de l'humanité, il est une
personnalité transcendante, il y a même, si l'on veut, quelque chose de divin en lui, mais
il n'est pas Dieu, il est seulement le médiateur entre Dieu et les hommes, il est l'homme
qui a eu l'union la plus étroite avec Dieu, l'homme, comme dit A. SABATIER, « dans lequel
s'est révélé le plus complètement le cœur paternel de Dieu ». - b) Les rationalistes
admettent encore moins la divinité de Jésus. « Que jamais Jésus n'ait songé à se faire
passer pour une incarnation de Dieu lui-même, dit R ENAN, c'est ce dont on ne saurait
douter. Une telle idée était profondément étrangère à l'esprit juif ; il n'y en a nulle trace
dans les trois premiers Évangiles ; on ne la trouve indiquée que dans certaines parties de
l'Évangile de Jean, lesquelles ne peuvent être acceptées comme un écho de la pensée de
Jésus. » Comment expliquer alors le fait chrétien? Tout simplement par un malentendu de
la première génération chrétienne qui a mal interprété le témoignage de Jésus et le titre
qu'il se donnait de « Fils de Dieu». Jésus du reste ne serait arrivé à s'attribuer ce titre
qu'après être passé par une série d'états d'âme, et comme par un travail progressif de sa
pensée qui se serait adaptée aux circonstances. « L'admiration de ses disciples, dit encore
RENAN, le débordait et l'entraînait. Il est évident que le titre de rabbi, dont il s'était
d'abord contenté, ne lui suffisait plus ; le titre même de prophète ou d'envoyé de Dieu ne
répondait plus à sa pensée. La position qu'il s'attribuait était celle d'un être surhumain, et
il voulait qu'on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des
autres hommes. » Ainsi, d'après, les rationalistes, Jésus a été divinisé par ses disciples qui
l'ont entraîné et poussé à prendre un titre qu'au début de sa carrière il eût jugé blas -
phématoire de s'arroger. - c) Les modernistes, avec leur distinction subtile entre « le
Christ de la foi et le Christ de l'histoire », aboutissent, en fait, aux mêmes conclusions. Ils
enseignent en effet que, pour la foi, Jésus est bien le Fils éternel de Dieu, consubstantiel à
son Père et incarné dans le temps, pour racheter l'humanité et enseigner la vraie religion ;
mais ils s'empressent d'ajouter que le Christ de la foi n'est pas celui de l'histoire. Il est vrai
que Jésus se donne le titre de « Fils de Dieu », mais, dit M. LOISY, « en tant que le titre de
Fils de Dieu appartient exclusivement au Sauveur, il équivaut à celui de Messie, et il se
fonde sur la qualité de Messie ; il appartient à Jésus... comme à l'unique agent du
royaume céleste.» « La divinité de Jésus est un dogme qui a grandi dans la conscience
chrétienne, mais qui n'avait pas été expressément formulé dans l'Évangile ; il existait
seulement en germe dans la notion du Messie Fils de Dieu. » Et suivant M. LOISY
toujours, le passage de l'idée de Jésus-Messie à celle de Jésus vrai Dieu, serait l'œuvre de
saint Paul, de saint Jean et des conciles de Nicée, d'Éphèse et de Chalcédoine. Ainsi, dans
la théorie moderniste comme dans la théorie rationaliste, ce sont les disciples du Christ,
c'est l'Église qui a regardé Jésus comme Dieu, sans qu'il se fût jamais déclaré tel, et sans
qu'il eût jamais élevé la prétention d'être autre chose que le Messie.

235. - 2° Thèse. - Jésus s'est donné four le Fils de Dieu, dans le sens strict du mot, soit
explicitement par ses paroles, soit implicitement par sa manière d'agir.
Remarques préliminaires. - 1. Il importe, avant tout, de bien comprendre le sens du
problème que nous avons à résoudre. Nos adversaires prétendent que Jésus n'est pas
Dieu, qu'il n'a jamais énoncé l'idée sacrilège qu'il fût Dieu, et que le titre de Fils de Dieu
qu'il se donne, est l'équivalent de celui de Messie. La question qui se pose donc est de
savoir si Jésus s'est vraiment déclaré Fils de Dieu dans un sens qui ne se confond pas
avec le titre de Messie. En d'autres termes, le dogme catholique qui enseigne que Notre
-Seigneur est le Fils de Dieu, le Verbe incarné, a-t-il sa racine et son fondement dans
l’affirmation de Jésus ; découle-t-il de ce que Jésus a dit de sa personne et de sa nature,
ou bien n'est-il que l'expression de ce que Jésus était, depuis le commencement, pour la
conscience chrétienne?
2. Les limites de la question étant ainsi tracées, il apparaît avec évidence que notre
proposition ne peut être démontrée que par l'affirmation personnelle de Jésus. Invoquer le
témoignage des Apôtres ou de l'Église, comme le font certains apologistes, c'est prêter
des armes à l'adversaire, - rationalistes et modernistes, - dont la tactique consiste
précisément à dire que Jésus n'a jamais voulu se faire passer pour Dieu, qu'il n'a été Dieu
que vis-à-vis de la conscience chrétienne, autrement dit, qu'il n'a été Dieu que parce que
ses disciples et les premiers chrétiens se sont figuré qu'il l'était, sans que lui-même l'eût
dit. Encore une fois, la seule preuve de la divinité de Jésus, c'est son affirmation
personnelle.
3. Comme les adversaires refusent, en général, toute valeur historique, à l'Évangile de
saint Jean, nous distinguerons les témoignages tirés de saint Jean de ceux qui se trouvent
dans les Synoptiques, et nous appuierons plus particulièrement sur ces derniers.
4. Évidemment nous ne prétendons pas que le dogme de la divinité du Christ se retrouve
dans l'enseignement de Jésus, formulé dans les termes mêmes par lesquels l'Église l'a
défini. Ce que nous soutenons seulement, c'est que le dogme est en germe et quant à la
substance, dans les Évangiles, que nous pouvons en reconnaître les linéaments, non
seulement dans l'Évangile de saint Jean dont le but était de mettre en lumière la divinité
de Jésus-Christ, mais même chez les Synoptiques.

230. - A. TÉMOIGNAGES TIRÉS DE SAINT JEAN. - Laissant de côté les passages, tels
que le Prologue, où l'Évangéliste expose ses idées personnelles sur la nature du Messie,
nous citerons rapidement les textes principaux qui contiennent un enseignement de Jésus
sur sa personne et sur ses rapports avec Dieu le Père. - a) Dans sa rencontre avec
Nicodème, Jésus déclare que « Dieu a aimé le monde au point de donner son Fils unique
» (Jean, III, 16). - b) Au chapitre v (16, 18) il est rapporté que Jésus, ayant guéri un
paralytique le jour du sabbat, fut poursuivi par les Juifs, et que « ceux-ci cherchaient à le
faire mourir, parce que, non seulement il profanait le sabbat, mais il appelait Dieu son
propre père, se faisant l'égal de Dieu». - c) Discutant un jour avec les Pharisiens, il pose
en principe que les hommes ne peuvent avoir la connaissance du Père que par
l'intermédiaire du Fils : « Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père, leur dit-il ; si vous me
connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père» (Jean, VIII, 19). Si le Père et le Fils sont
seuls à se connaître réciproquement, c'est qu'ils sont de même nature et de même dignité.
- d) Jésus va plus loin : il ne craint pas de s'identifier avec son Père : aux Juifs qui lui
posaient cette question : « Si tu es le Christ, dis-nous-le ouvertement, Jésus répondit : « Je
vous l'ai dit et vous ne me croyez pas ; les œuvres que je fais au nom de mon Père
témoignent pour moi... Moi et le Père nous sommes un. » Et les Juifs comprirent si bien
quel titre Jésus revendiquait par là, qu'ils prirent des pierres pour le lapider (Jean, X, 23-
31). - e) Ces deux idées, - que la connaissance du Père ne s'acquiert que par le Fils, et que
le Fils se confond avec le Père, - reviennent dans la bouche de Jésus, lors de son dernier
entretien avec ses Apôtres. Saint Thomas lui demandait d'indiquer le chemin qui conduit
au séjour où est le Père. Jésus lui dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie; personne ne va
au Père, si ce n'est par moi. Si vous m'aviez connu, vous connaîtriez aussi le Père. » Et
comme Philippe interrompt Jésus pour le prier de leur montrer le Père, Jésus répond : «
Depuis si longtemps je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu, Philippe! Celui qui m'a
vu, a vu le Père, comment dis-tu : montre-nous le Père? Tu ne crois pas que je suis dans
le Père et que le Père est en moi? » (Jean, XIV, 5,10).
Les déclarations de Jésus sur sa nature, sur son union substantielle avec le Père sont donc
bien claires dans le quatrième Évangile, mais il n'est pas besoin d'insister, puisque aussi
bien nos adversaires ne discutent pas le sens de ces textes et ne rejettent que l'autorité
historique du livre.

237. - B. TÉMOIGNAGES TIRÉS DES SYNOPTIQUES. - L'affirmation de Jésus sur sa


qualité divine ne se présente pas dans les Synoptiques avec le même caractère de netteté
que dans l'Évangile de saint Jean ; mais il est possible cependant d'en retrouver
l'équivalent dans les paroles et dans les actes du Sauveur.
a) Dans ses paroles. - 1. Il est incontestable que le titre de « Fils de Dieu » est un de ceux
que Jésus se donne parfois ou qu'il accepte de la part de ses interlocuteurs et de ses
adversaires. Nous avons vu précédemment que Pierre le proclame le « Christ, le Fils du
Dieu vivant « ( Mat., XVI, 16), et que devant le Sanhédrin, lorsque le grand-prêtre l'adjure
de dire s'il est « le Christ, le Fils de Dieu», il répond affirmativement. La question revient
dès lors à savoir quel sens cette appellation a dans la bouche de Jésus. Sans nul doute, le
titre de Fils de Dieu est une expression courante dans la Sainte Écriture. C'est de ce nom
que Dieu lui-même désigne le peuple d'Israël : « Ainsi parle Jéhovah : Israël est mon fils,
mon premier né» (Exode, IV, 22). « Le juste est fils de Dieu» est-il dit dans la Sagesse (II,
18). L'on peut même aller plus loin et prétendre que, à un certain point de vue et sous le
rapport de la création, tout homme est fils de Dieu. Que Jésus ne se soit pas donné ce titre
dans un sens aussi large, c'est ce qu'il est superflu de démontrer. Mais faut-il admettre,
avec les rationalistes et les modernistes, que le titre de Fils de Dieu ne dépasse pas celui
de Messie? Il De semble pas, car, même en laissant de côté la confession de Pierre et son
affirmation solennelle devant le Sanhédrin où il marque nettement que sa filiation divine
lui confère les mêmes droits que son Père, entre autres, celui d'être un jour le grand juge
de l'humanité, il y a d autres manières de dire de Notre-Seigneur qui indiquent bien que
ses relations avec le Père sont d'un ordre unique. Ainsi, qu'il parle de Dieu avec ses
disciples, il dit : « mon Père », « votre Père », jamais il ne dit « notre Père ». Le Notre
Père qu'il enseigne à ses disciples ne fait même pas exception, car la prière est censée
sortir de la bouche de ses disciples et non de la sienne ; ainsi il dit encore à propos du
jugement dernier : « Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes
bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation
du monde... (Mat., XXV, 34); et à l'institution de l'Eucharistie, il fait ses adieux à ses
disciples par ces mots : « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour
où je le boirai avec vous dans le royaume de mon Père » ( Mat., XXVI, 29). Ce soin que
met Jésus, d'ailleurs si humble, à ne pas se confondre avec ses disciples, à se séparer
d'eux sur la question des rapports avec Dieu, n'est-il pas une preuve suffisante que sa
filiation est transcendante et d'un ordre unique? - 2. Dans les Évangiles de saint Matthieu
et de saint Luc, Jésus déclare, comme nous l'avons déjà vu dans saint Jean, que la
connaissance du Père ne se fait que par l'intermédiaire du Fils : « Personne ne connaît le
Fils, si ce n'est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n'est le Fils» (Mat., XI,
27). - 3. Le témoignage le plus suggestif de Jésus sur sa filiation divine est assurément la
parabole des vignerons homicides. La voici, telle que la rapporte saint Matthieu (XXI, 33,
39) : « Un père de famille planta une vigne, il l'entoura d'une haie, y creusa un pressoir, y
bâtit une tour de garde et il la loua à des vignerons et quitta le pays. Lorsque le temps de
la récolte fut venu, il envoya ses serviteurs aux vignerons, pour recevoir le produit de sa
vigne. Mais les vignerons, s'étant saisis de ses serviteurs, battirent l'un, tuèrent l'autre, et
lapidèrent un troisième. Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les
premiers ; et ils leur firent de même. Finalement il leur envoya son fils, en disant : Ils
respecteront mon fils. Mais, quand les vignerons virent le fils, ils dirent entre eux : Voici
l'héritier ; venez, tuons-le, et emparons-nous de son héritage. Et, l'ayant pris, ils le
jetèrent hors de la vigne, et le tuèrent... » Le sens de cette parabole est transparent. Elle
contient en raccourci l'histoire des relations d'Israël avec son Dieu. Les serviteurs qui
viennent percevoir le fruit de la vigne, ce sont les prophètes que Jéhovah envoie à son
peuple élu et que celui-ci reçoit mal. Le Fils unique que le Père envoie en dernier lieu,
l'héritier qui subit le même sort, c'est évidemment Jésus. - 4. Nous avons encore comme
dernier témoignage, - celui-là, il est vrai, après sa résurrection, - la formule solennelle du
Baptême où le Fils apparaît entre les noms du Père et du Saint-Esprit, associé à eux dans
une Trinité mystérieuse.
b) Dans ses actes. - Plus encore que ses paroles, la manière d'agir de Jésus rend
témoignage de sa divinité. - 1. Jésus s'attribue les perfections, divines : impeccabilité,
.éternité, ubiquité... - 2. Il revendique les droits divins : il demande de ses disciples la fo,i,
l'obéissance et l'amour, même jusqu'au sacrifice de la vie : « Quiconque m'aura confessé
devant les hommes, je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux. Qui aime
son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi» (Mat., X, 32, 37). Il accepte des
hommages qui ne sont rendus qu'à la divinité, il souffre qu'on se prosterne devant lui et
qu'on l'adore : c'est dans cette humble attitude que le lépreux au pied du mont des
Béatitudes (Mat., VIII, 2), que le possédé de Gérasa (Marc, V, 6) implorent leur
guérison ; Jaïre, un chef de la Synagogue, se prosterne également devant Jésus pour le
prier de rendre la vie à sa fille qui vient de mourir (Mat, IX, 18). Nous voyons, au
contraire, les Apôtres agir tout différemment dans les mêmes circonstances. Lorsque saint
Pierre se rend auprès de Corneille, celui-ci « tombant à ses pieds se prosterne. Mais
Pierre le releva en disant : « Lève--toi, moi aussi je suis un homme» (Actes, X, 25, 26).
De même, Paul et Barnabé, après avoir guéri un boiteux, se dérobent aux honneurs qu'on
veut leur rendre (Actes, XIV, 10-17). L'attitude de Notre-Seigneur est donc- d'autant plus
significative qu'elle contraste avec celle de ses Apôtres. - 3. Il s'arroge les pouvoirs
divins. Nous avons vu déjà qu'il se met au-dessus de la Loi, qu'il traite sur le pied
d'égalité avec le divin Législateur du Sinaï. Il interprète et modifie, comme il l'entend, les
préceptes du Décalogue, et il le fait avec une autorité souveraine : « Vous avez appris
qu'il a été dit aux anciens... Et moi je vous dis..., répète-t-il plusieurs fois (Mat., V, 22, 28,
32, 34, 39, 44). Nous avons vu encore qu'il remet les péchés : privilège exclusivement
réservé à Dieu, et pour montrer qu'il n'usurpe pas un pouvoir qui ne lui appartient pas, il
opère aussitôt un miracle. Il annonce qu'il sera un jour le juge suprême de l'humanité,
qu'il enverra à ses Apôtres l'Esprit Saint. Il accomplit surtout de nombreux prodiges, si
bien qu'on croit qu'une vertu divine sort de lui : il commande en maître à la nature, il
chasse Ios démons, il guérit les malades, ressuscite les morts, et le tout sans faire appel à
une puissance étrangère. Il agit en son propre nom, et qui plus est, il confère à ses
disciples la puissance qu'il détient sans limites.

Conclusion. - Qu'il s'agisse donc de ses déclarations ou de ses actes, Jésus se présente uni
à Dieu d'une manière si étroite ; il revendique une telle participation aux pouvoirs et aux
privilèges de Dieu que ses prétentions seraient vraiment incompréhensibles, s'il était
étranger à la nature divine. Pour parler ainsi, pour agir ainsi, il fallait qu'il eût pleine
conscience que Dieu était en lui, non pas seulement par sa puissance et sa vertu, mais par
sa nature et son essence ; en un mot, il fallait qu'il fût Dieu. Nous pouvons conclure par
conséquent, même à n'écouter que le. témoignage des Synoptiques, que la Divinité de
Jésus-Christ repose sur une base solide, et qu'il n'y a pas solution de continuité entre le
fait historique et son interprétation, entre l'affirmation de Jésus et le dogme défini par
l'Église

Art. III. - Valeur du double témoignage de Jésus.

238. - Dans les deux articles qui précèdent, nous avons recueilli le témoignage de Jésus
sur sa personne. Nous avons vu qu'il s'était affirmé Messie, Fils de Dieu. Cela ne suffit
pas, car il est évident qu'un témoignage ne vaut que ce que vaut le témoin. Or trois
hypothèses sont possibles. Ou bien le témoin manque de sincérité et veut nous tromper.
Ou bien il se méprend et s'illusionne sur son propre cas. Ou bien il sait la vérité et veut la
dire. Donc, ou imposteur, ou illusionné, ou véridique, telles sont les trois alternatives
entre lesquelles il faut choisir. Nous prouverons qu'il faut écarter les deux premières et
retenir la troisième.
1° Jésus n'était pas un imposteur. - Jésus a-t-il trompé? Lorsqu'il affirmait qu'il était le
Messie, File de Dieu, Jésus avait-il conscience de ne pas être ce qu'il disait être? Mentait-
il? Les critiques contemporains sont trop pénétrés de la grandeur morale du Christ pour
s'arrêter à une hypothèse aussi injurieuse. Tous reconnaissent que la loyauté et l'humilité
de Jésus le mettent au-dessus de tout soupçon. - a) Sa loyauté. S'il est, en effet, une
qualité à laquelle Jésus attache le plus grand prix, c'est bien la franchise, au point qu'on a
pu le trouver dur pour ceux qui ne l'ont pas, pour ceux dont l'extérieur est en désaccord
avec l'intérieur, dont les paroles ne traduisent pas les sentiments de l'âme, disons le mot,
pour les hypocrites. Personne n'a flagellé ce vice plus que lui, et n'a dénoncé avec tant de
véhémence la souillure du dedans qui se cache sous la propreté du dehors : « Malheur à
vous ! dit-il aux scribes et aux pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des
sépulcres blanchis qui paraissent beaux au dehors et qui, au dedans, sont pleins
d'ossements de mort et de toute espèce d'impuretés. Vous de même, au dehors, vous
paraissez justes aux hommes mais au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. »
(Mat., XXIII, 27, 28). Et Jésus professe un amour tel de la droiture, il veut l'inculquer si
profondément dans l'âme de ses disciples qu'il leur défend le serment, devenu désormais
inutile, en raison de la confiance réciproque que chacun doit avoir dans la parole de son
semblable. « Moi je vous dis de ne point jurer du tout... Que votre parole soit oui, oui,
non, non» (Mat., V, 34, 37). - b) Son humilité. Supposer que Jésus voulut se faire passer
pour le Messie et le Fils de Dieu, alors qu'il aurait eu conscience de ne pas l'être, c'est
l'accuser d'un orgueil extravagant, dont il doit être facile de retrouver d'autres traces dans
les Évangiles. Or qu'on lise ceux-ci avec attention, et l'on sera frappé, au contraire, de
l'insistance que Jésus met à prêcher l'humilité par le discours et par l'exemple. Il n'est pas
moins dur pour l'orgueil que pour l'hypocrisie,: il cingle de ses traits acérés qui
recherchent partout les premières places, qui se laissent guider dans leurs actes par
l'ostentation et le désir de paraître. Les Scribes et les Pharisiens, dit-il à ses disciples, «
font toutes leurs actions pour être vus des hommes... Ils aiment la première place dans les
festins, les premiers sièges dans les synagogues, les salutations dans les places publiques,
et à s'entendre appeler par les hommes Rabbi. » (Mat., XXIII, 6-7). « Gardez-vous, dit-il
ailleurs à ceux qui veulent être ses disciples, de faire vos bonnes œuvres devant les
hommes, pour être vus d'eux... Quand vous faites l'aumône, ne sonnez pas de la trompette
devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être
honorés des hommes.» (Mat., VI, 1, 2). Une autre fois il présente le modèle du publicain
contrit et humilié devant Dieu (Luc, XVIII, 9, 14). Lui-même déclare qu'il est venu pour
servir et non pour être servi. I1 se dérobe à l'enthousiasme des foules qui veulent le
proclamer roi. Or une telle conduite est incompatible avec l'excès d'orgueil qui l'aurait
poussé à se dire le Messie, le Fils de Dieu, le futur Juge de l'humanité.
Nous ne faisons appel ici qu'à deux vertus du Christ qui s'opposent plus directement à
l'hypocrisie et à l'orgueil présupposés nécessairement par l'hypothèse qui veut faire passer
Jésus pour un imposteur. Nous pourrions invoquer toutes ses autres vertus, sa personne
morale tout entière, sa sainteté incomparable qui ne connaît pas la moindre défaillance,
mais à quoi bon insister, puisque aussi bien on ne prend plus au sérieux les railleries de
VOLTAIRE et des Encyclopédistes qui regardaient Jésus comme un fourbe et les Apôtres,
comme des faussaires qui auraient inventé les miracles de l'Évangile dans le but de faire
adorer leur Maître.

239. - 2° Jésus n'est pas un illusionné. - Jésus n'a pas voulu tromper mais il a pu se
tromper. Il a pu se faire illusion sur sa personne et tromper sans le vouloir. C'est à cette
seconde hypothèse que se rallient, de nos jours, les adversaires de la divinité du Christ.
Partant de ce principe a priori que le surnaturel n'existe pas et qu'il n'y a pas d'Envoyé
divin, les rationalistes modernes concluent que Jésus a été victime de l'illusion et qu'il est
une sorte d'halluciné. Nous avons eu l'occasion déjà (N° 234) de signaler comment le plus
habile d'entre eux décrit les états d'âme par lesquels le Sauveur serait soi-disant passé
pour arriver à la conscience de sa messianité. Au point de départ, il suppose « la
conviction profonde» que Jésus avait « de son union intime avec Dieu », union telle qu'il
« se croyait avec Dieu dans les relations d'un fils avec son père, bien plus, qu'il se croyait,
à un degré unique et incomparablement au-dessus des autres hommes, le Fils de Dieu. » «
Dieu est en lui, il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il dit de son Père... Il se
croit en rapport direct avec Dieu, il se croit Fils de Dieu. » Et alors convaincu qu'il était le
« Fils de Dieu, Jésus se sentit aussitôt la mission de faire participer tous les hommes à sa
filiation divine, en leur apprenant à connaître Dieu comme leur Père et à recourir à lui
comme des fils. » A partir de ce jour, où il « se proposa de créer un état nouveau de l'hu-
manité», où son « idée fondamentale» fut « l'établissement du royaume de Dieu», Jésus
accepte le rôle de Messie. Et comme tout aussitôt il se heurta à l'opposition violente des
pharisiens, il comprit qu'avant d'être le Messie triomphant et d'être appelé à la fonction
glorieuse de Juge suprême de l'humanité, il devait passer par la souffrance et la mort.
Assurément cette psychologie de l'âme de Jésus ne manque pas de savoir-faire, mais les
conceptions de RENAN sont plus ingénieuses que solides. Nulle part, en effet, dans les
Évangiles, on ne découvre les traces d'une pareille évolution dans les idées de Jésus. C'est
à partir du premier instant de sa vie publique, qu'il a conscience d'être le Messie, et s'il y
a évolution, ce n'est pas dans la pensée de Jésus, mais dans la manière de l'exprimer, ou
plutôt, la foi de Jésus en sa mission reste à chaque instant la même ; c qui se développe et
progresse, c'est la conviction qui se fait dans l'âme de ses disciples et de ses auditeurs.
Mais écoutons, pour répondre à RENAN, un des représentants les plus fameux du
protestantisme libéral en France : « Jésus, écrit M. STAPFER, s'est dit Messie. Cela est
prouvé, cela est certain. Comment en est-il arrivé là? Y a-t-il eu folie, oui ou non? Telle
est, nous semble-t-il, la seule alternative qui se pose désormais entre les croyants et les
non-croyants. » « Renan a dit : Jésus, enivré par le succès, s'est cru le Messie. Il était sain
d'esprit au commencement de son ministère, il ne l'était plus à la fin, et son histoire, telle
que la raconte Renan, est, malgré les ménagements qu'il y apporte, l'histoire de la
surexcitation croissante d'un homme qui a commencé par le bon sens, la clairvoyance, la
santé morale d'un noble et beau génie, et qui a fini par une exaltation maladive voisine de
la démence. Le mot folie n'a pas été écrit par Renan, mais la pensée se trouve exprimée à
chaque page. Eh bien, les faits s'opposent à cette explication. » « Ce qui frappe au
contraire» en Jésus, « plus on l'étudié de près, c'est sa possession de lui-même, sa
clairvoyance, son absence complète d'illusion . » IL est extrêmement remarquable que la
foi de Jésus en lui-même et en son œuvre reste absolument identique à elle-même Cette
confiance inébranlable de Jésus en son œuvre, en son Père et en lui-même est
certainement surnaturelle... Il y a dans cette assurance qu'aucun événement extérieur ne
trouble, une preuve d'une force énorme de la nature divine de Jésus . » (E. STAPFER).

Ainsi, de l'aveu de ceux-là mêmes qui rejettent le dogme catholique de la divinité de


Jésus-Christ, l'on ne saurait prétendre que Jésus se soit illusionné à ce point sur son
propre compte, sans recourir à l'hypothèse de la folie, qu'on prononce le mot, ou qu'on le
remplace par d'autres équivalents tels que l'exaltation mystique, l'hallucination ou le
déséquilibre Mais alors comment expliquer ce désordre mental avec l'élévation d'esprit,
avec l'intelligence profonde et lucide qui se manifestent partout dans les discours et les
entretiens de Jésus? Comment ce déséquilibré peut-il être l'auteur d'une doctrine
religieuse qui dépasse les plus hautes conceptions des philosophes anciens, et d'une
morale qui est devenue l'idéal de l'humanité? Non, vraiment, un fou n'a pas tant de
sagesse. Jamais un déséquilibré n'aurait accompli une œuvre aussi grandiose, créé un
mouvement d'âmes aussi intense, et exercé une influence aussi considérable sur le monde.

Conclusion. - Dès lors, la conclusion s'impose, Jésus n'est ni un imposteur ni un dément.


Il n'a pas trompé et il ne s'est pas trompé. Son affirmation doit donc être retenue. S'il a dit
qu'il était le Messie, Fils de Dieu, c'est qu'il l'était.
BIBLIOGRAPHIE. - LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu (Letouzey) ; Christologie ;
Les théories de M. Loisy (Beauchesne). - BATIFFOL, L'enseignement de Jésus (Bloud). -
DE GRANDMAISON, art. Jésus-Christ (Dict. d'Alès). - ROSÉ, Études sur les Évangiles
(Bloud). - FRÉMONT, Lettres à l'abbé Loisy (Bloud). - Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-
Christ (Palmé). - HUGUENY, Critique et catholique (Letouzey). - MANGENOT, Jésus,
Messie et Fils de Dieu (Bloud). - F. PRAT, La théologie de saint Paul (Beauchesne).

CHAPITRE III. - Réalisation en Jésus des prophéties messianiques.

DÉVELOPPEMENT
L'argument prophétique.

240.- Préliminaire. - Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Jésus s'était donné
pour le Messie prédit par les prophètes. Quelque de foi que puisse être la parole d'un
homme que recommandent par ailleurs la sainteté de sa vie et la sublimité de sa doctrine,
il n'en reste pas moins qu'une telle affirmation demande à être contrôlée.
Si Jésus est un Envoyé divin, il doit nous apporter des marques non équivoques de sa
mission divine, telles que prophéties et miracles. Mais, avant tout, si Jésus est l'Envoyé
divin annoncé par les prophètes, il doit réaliser dans sa personne et dans son œuvre les
prophéties faites à son sujet ; il faut qu'il y ait relation étroite entre l'Ancien et le Nouveau
Testament, que l'un s'explique par l'autre, que le second confirme le premier.

241. - 1° Adversaires. - L'argument tiré des prophéties a deux sortes d'adversaires. Les
uns nient l'existence même des prophéties. Les autres en contestent la réalisation en
Jésus.

A. A LA PREMIÈRE CATÉGORIE appartiennent les rationalistes et les protestants


libéraux qui prétendent que le Messie n'a pas été prédit et que les prophéties alléguées ne
sont ni des prophéties, ni des prophéties messianiques. D'après M. J. RÉVILLE, les
passages de l'Ancien Testament « où l'on se plaisait à voir des prédictions surnaturelles »
ont été mal interprétés par les prédicateurs et les théologiens. Pas plus que les sibylles et
les devins, les prophètes n'ont eu le privilège de connaître et d'annoncer les secrets de
l'avenir. Ce qui ne les empêche pas, suivant SABATIER, d'avoir été des hommes d'une
valeur incomparable ; et si leurs prédictions sont inexistantes ou sans valeur, leur
prédication les place bien au-dessus de leurs contemporains, et à ce titre, ils sont des
hommes providentiels qui ont eu une idée plus pure et plus haute de Dieu et de la loi
morale. Comme on le voit, les rationalistes et les protestants libéraux veulent bien
reconnaître la grandeur morale des prophètes, ils veulent bien les mettre au premier rang
parmi leurs contemporains, mais c'est pour mieux refuser tout caractère surnaturel à leur
œuvre et à leur parole. Donc, prédicateurs hors de pair, mais non prophètes au sens strict
du mot, voilà tout ce que l'on peut dire d'eux. D'où il suit que l'argument prophétique, tel
qu'il nous a été transmis par l'apologétique traditionnelle, est dénué de valeur.

B. DANS LA SECONDE CATÉGORIE d'adversaires il faut ranger les Juifs qui, tout en
reconnaissant l'existence des prophéties messianiques, n'admettent pas qu'elles se soient
réalisées en Jésus. Pour prétendre le contraire, il faudrait, selon eux, détourner les
prophéties de leur sens naturel et les interpréter en dehors de leur contexte. C'est pourquoi
- et c'est encore SABATIER qui nous le dit - « les Juifs, d'après leur exégèse, ont bien pu ne
pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu'ils attendaient, puisqu'ils n'auraient pu
croire eu lui qu'en renonçant aux espérances politiques et nationales que leurs livres leur
avaient données. Il est permis de dire que les prophéties messianiques, en tant qu'elles ont
un sens historique et grammatical, n'ont jamais été accomplies, et qu'elles n'ont paru l'être
dans la vie, l'enseignement, la mort de Jésus-Christ et le merveilleux développement de
son œuvre, que suivant un sens que certainement elles n'avaient pas dans l'esprit de ceux
qui les avaient prononcées tout d'abord. »

242. - 2° Argument. - L’argument prophétique peut se formuler dans le syllogisme


suivant : IL existe dans l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent, qui
décrivent à l'avance la personne et l'œuvre du Messie. Or ces prophéties se sont réalisées
dans la personne et l'œuvre de Jésus. Donc Jésus est le Messie.
L’argument comprend donc deux points à établir : - 1. l'existence des prophéties
messianiques ; - 2. leur réalisation en Jésus. Si nous parvenons à démontrer ces deux
points qui forment la majeure et la mineure du syllogisme, nous aurons répondu, par le
fait, aux deux classes d'adversaires que nous avons devant nous. Nous tâcherons de le
faire dans les deux articles qui suivent.

REMARQUES. - 1. Auparavant, il convient de rappeler, - comme nous avons eu déjà


l'occasion de le dire, - que, à la rigueur, la démonstration chrétienne peut se faire en
dehors de l'argument prophétique. N'y eût-il eu aucune prophétie, Jésus n'en apparaîtrait
pas moins « Envoyé de Dieu », du moment qu'on peut établir qu'il a fait de nombreux et
incontestables miracles, qu'il a réuni dans sa personne toutes les qualités qui conviennent
à un envoyé céleste et que sa doctrine et sa morale portent bien les marques d'une origine
surnaturelle. Moïse, le fondateur de la religion qui porte son nom, n'a été annoncé par
aucune prophétie ; et cependant sa mission divine ressort très clairement des multiples
prodiges qu'il accomplit et de la transcendance de sa doctrine.
2. Néanmoins, l'argument prophétique a une valeur de premier ordre pour une double
raison : - 1) Tout d'abord il est indiscutable que le fait d'avoir été prédit d'une manière
claire et formelle, ajoute un nouveau poids aux autres preuves qui attestent que Jésus est
un Envoyé de Dieu. - 2) D'autre part, l'argument prophétique remonte aux origines du
christianisme. L'on peut même dire que, aux yeux des Juifs, il était l'argument capital.
Jésus, le premier, s'appuie très souvent sur cet argument pour prouver sa mission. Il y
revient d'autant plus, que les Juifs, - les Apôtres y compris, - s'étaient surtout arrêtés aux
prophéties de l'Ancien Testament qui concernaient la gloire du Messie saris prendre garde
à celles qui prédisaient ses humiliations et ses souffrances. Il lui fallait donc redresser les
fausses conceptions de ses contemporains : travail souvent infructueux et long, si long
que nous l'entendons, au matin de sa Résurrection, reprocher aux deux disciples qui
allaient à Emmaüs, de ne pas saisir encore le sens des prophéties : « O insensés, leur dit-
il, dont le cœur est lent à croire tout ce qu'ont dit les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le
Christ souffrît ces choses et qu'il entrât ainsi dans sa gloire? Et commençant par Moïse et
par tous les prophètes, il leur expliquait, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. »
(Luc, XXIV, 25, 27).

Art. I- - Existence des prophéties messianiques.

Avant de démontrer qu'il y a eu des prophéties et des prophéties messianiques, il convient


de donner quelques notions générales sur les prophètes. Cet article comprendra donc
deux paragraphes : 1° Notions générales sur les Prophètes. 2° Le fait des prophéties
messianiques.

§ 1. - NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES PROPHÈTES.

243. - 1° Définition. - Étymologiquement, le mot prophète (du grec « prophètes »


interprète; celui qui prévoit l'avenir) désigne en grec soit un interprète des dieux, soit
celui qui prédit l'avenir.
A. Dans le premier sens, ou sens large, le prophète, appelé nabi en hébreu, est donc un
interprète. C'est ainsi que Moïse qui alléguait sa difficulté de parole pour se dérober à la
charge redoutable que le Soigneur lui imposait, entendit Dieu lui répondre : « Aaron, ton
frère, sera ton nabi» (Ex., IV, 16) ; autrement dit : Aaron parlera à ta place. - Dans la
Bible, le mot prophète est encore employé pour désigner un homme qui chante les
louanges de Dieu : il est dit, par exemple, de Saul, que dans ses accès de mélancolie, il
prophétisait (c'est-à-dire chantait) dans sa maison, pendant que David jouait des
instruments (I Sam., XVIII, 10).
B. Au sens strict, le prophète était un homme à qui Dieu révélait l'avenir, et donnait la
mission de le communiquer aux autres.
Comme on le voit, dans quelque sens qu'on entende le mot, le prophète était « l'interprète
de Dieu, l'intermédiaire entre Dieu et son peuple ; il recevait les ordres du Seigneur et
communiquait à la race d'Abraham le plan divin... Sa mission était double, l'une se
rapportant au temps présent, l'autre à l'avenir ».

244. - 2° Le mode de la révélation prophétique. - Interprète de Dieu, le prophète


recevait les communications divines de triple façon : par la parole, par des visions et par
des songes : - a) par la parole. Il faut entendre par là, du moins ordinairement, non pas un
langage articulé et sensible qui aurait frappé l'oreille du prophète, mais une voix qui
résonnait au fond de son âme ; - b) par des visions. Dieu faisait-il passer devant les yeux
du prophète des imagos matérielles et physiques, ou les faisait-il percevoir par son
imagination, sans qu'elles fussent produites par aucune réalité extérieure, les deux
hypothèses sont admissibles, quoique la seconde paraisse plus vraisemblable ; - c) par
des songes. Cette sorte de manifestation divine, beaucoup plus rare que les autres, diffère
de la seconde, en ce que la vision avait lieu pendant l'état de veille, tandis que le songe ne
se produisait que pendant le sommeil.
« IL faut remarquer d'ailleurs que, de quelque manière que fût communiquée la révélation
céleste, le prophète n'était jamais dans l'état de délire, à plus forte raison, de démence, qui
caractérisait les devins du paganisme lorsqu'ils rendaient les oracles des faux dieux. Il
savait donc toujours ce qu'il prophétisait », alors même qu'il ne saisissait pas entièrement
la portée de ses prédictions et la manière dont elles se réalisaient.

245. - 3° Les particularités du langage prophétique. - Les événements de l'avenir se


présentent d'ordinaire à l'esprit des prophètes comme des faits présents, déjà réalisés :
c'est là ce qui explique les particularités du langage prophétique. D'abord l'emploi très
fréquent du prétérit au lieu du futur ; puis, tout au moins d'une manière générale,
l'absence de toute chronologie : les faits ne sont pas annoncés nécessairement dans
l'ordre de leur réalisation future ; les intervalles qui doivent les séparer ne sont pas
indiqués. Le tableau de l'avenir s'offre à eux sans perspective : tout y est mis sur le même
plan. Il a fallu généralement l'accomplissement des divins oracles pour que la séparation
ait pu être opérée. Toutefois, quoique, d'une manière générale, Dieu ait jugé suffisant
d'annoncer la fondation de son royaume sans en fixer la date et le mode de réalisation, il
arrive parfois que les prophètes indiquent clairement l'époque des événements qu'ils
prédisent.

246 - 4° Les prophètes de l'Ancien Testament. - A prendre comme points de


comparaison l'étendue et l'importance de leur œuvre, les prophètes se divisent en deux
classes : les grands et les petits prophètes.
a) Les premiers, au nombre de quatre, sont : ISAÏE, JÉRÉMIE avec BARUCH pour
appendice, ÉZÉCHIEL et DANIEL. - b) Les seconds, au ombre de douze, sont : OSÉE, JOËL,
AMOS, ABDIAS, JONAS, MICHÉE, NAHUM, HABACUC, SOPHONIE, AGGÉE, ZACHARIE,
MALACHIE.
L'ère prophétique s'ouvrit avec ABDIAS au début du IXe siècle avant Jésus-Christ et fut
close avec MALACHIE, vers l'an 435 : c'est donc une période de quatre siècles et demi
qu'elle embrasse.
Outre les grands et les petits prophètes dont nous venons de citer les noms, il y eut dans
l'Ancien Testament une longue suite d'hommes illustres qui méritent le nom de
prophètes, entendu dans le sens large du mot, c'est-à-dire qui ont été soit auprès du peuple
d'Israël, soit auprès de ses chefs, les représentants et les interprètes des volontés divines.
Tels sont MOÏSE, le libérateur et le législateur du peuple hébreu ; SAMUEL qui détourna
Israël des cultes de Baal et d'Astaroth ; NATHAN sous le règne de David, et DAVID lui-
même ; ÉLIE et ELISÉE qui, après le schisme d'Israël, furent chargés par Dieu de restaurer
le vrai culte de Jahvé.

§ 2. - LE FAIT DES PROPHÉTIES MESSIANIQUES.


247. - Est-il vrai, comme l'affirme la majeure de l'argument prophétique, qu'il existe dans
l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent la personne et l'œuvre du
Messie? Telle est la première question qui se pose.
Il n'est pas besoin d'étudier longuement les livres de l'Ancien Testament, et en particulier,
les écrits des prophètes, pour constater qu'il règne dans toute l'histoire juive une grande
pensée, une idée-maîtresse, ou comme on Fa dit, une idée-force, laquelle revient partout
comme un invariable leitmotiv et tient une si grande place dans la vie et l'âme de la
nation : cette idée c'est l’idée messianique. Mais que faut-il entendre par là? L'idée
messianique comprend deux choses : - a) Elle est d'abord l'attente d'un royaume qui doit
s'établir un jour, - par l'intermédiaire et sous la domination d'Israël, - groupant tous les
peuples dans le culte du vrai Dieu, reconnu désormais et adoré partout comme le Maître
de l'univers. - b) Elle est, en second lieu, l'attente d'un roi, - « Oint ou Messie » - chargé
d'établir ce royaume universel, d'en être le roi terrestre et d'être un jour au ciel le roi des
élus, le juge qui récompense les bons et précipite les méchants dans la géhenne.

Comme on le voit, les prophéties ont un double objet. Elles concernent soit le royaume
futur, soit le Roi qui instaurera et régira le royaume.

248. - 1° Prophéties concernant le royaume. - L'attente messianique concernant le futur


royaume peut être envisagée au triple point de vue de son origine, de sa nature et du rôle
joué far les prophètes dans la genèse de cette idée.

A. ORIGINE DE L'ESPÉRANCE MESSIANIQUE. - Le moindre examen des Livres


sacrés indique qu'il ne faut pas en chercher d'autre que les révélations et les promesses
divines. Celles-ci remontent aux origines de l'humanité. Adam et Eve avaient à peine
commis leur péché de désobéissance que Dieu leur promettait un rédempteur (Gen., III,
14, 15), Maintes fois Dieu renouvela ses promesses de bénédictions : plus spécialement il
les adressa à Noé, à Abraham, à Isaac et à Jacob. Voici, du reste, parmi ces promesses
prophétiques, les deux plus solennelles et les plus précises : « Toutes les nations de la
terre seront bénies dans votre race, dit le Seigneur à Abraham, parce que vous avez obéi à
ma voix. »(Gen., XXII, 18). « Le sceptre ne sortira pas de Juda, dit le prophète Jacob à
son quatrième fils Juda, jusqu'à ce que vienne un chef de sa race, jusqu'à ce que vienne
l'Envoyé qui rassemblera les peuples. »(Gen., XLIX, 8 et suiv.). Ainsi, des les premières
heures de l'humanité, Dieu annonce déjà son plan, non pas certes en formules expresses
qui marquent tous les détails de l'œuvre future, mais en paroles suffisamment claires pour
faire comprendre au peuple juif qu'il a un grand rôle à jouer dans l'œuvre annoncée, pour
découvrir à son regard de brillantes perspectives, des horizons lumineux et pour éveiller
dans son âme de grandes espérances. A la lumière de ces promesses, il devient facile
d'apercevoir dans les multiples péripéties de l'histoire juive, à la fois l'unité et la
continuité du plan divin. Celui qui y regarde de près, constate sans difficulté que, si
l'œuvre se prépare et se développe avec une mystérieuse lenteur, avec des moments
d'interruption, ou tout au moins, de ralentissement, elle n'en poursuit pas moins la route
avec un progrès indéfini. A travers les vicissitudes de fidélité, et de défection du peuple
juif, l'on discerne toujours la volonté de Dieu de garder au sein d'une nation élue le
monothéisme, appelé à devenir un jour la religion de toute la terre.

B. NATURE DE L'ATTENTE MESSIANIQUE. - On ne saurait contester qu'il se mêle


dans l'idée messianique deux éléments tout à divers. L'établissement du futur royaume,
du règne universel de Dieu, est lié dans la pensée juive au rétablissement de leur
royaume terrestre. Cette espérance d'une restauration nationale est tellement ancrée dans
tous les cœurs que, au moment de l'Ascension de leur Maître, les Apôtres lui posaient
encore cette question ; « Seigneur, est-ce maintenant que vous rétablirez le royaume
d'Israël? » (Actes, I, 6). Il y a cependant des oracles où le côté temporel de l'espérance
messianique ne tient aucune, ou presque aucune place (Is., II, 2, 5 ; XI, 1, 8 ; XLII, 1, 4 ; L,
4, II ; LII, 13 ; LIII, 12). De nombreuses prophéties décrivent la nature du futur royaume
sous les traits d'une union intime entre Dieu et l'âme de chaque fidèle (Osée, II, 19).
D'autre part, le fait que les prophéties annoncent que tous les peuples participeront au
royaume messianique, indique bien que tout ce qui constitue le particularisme juif dans le
domaine religieux et politique, sera un jour abrogé.

C. ROLE DES PBOPHÈTES. Le rôle des prophètes, dans la genèse et le développement


de l'espérance messianique, fut certainement dé tout premier plan. - 1. Ils ont d'abord été
les défenseurs du monothéisme. A toutes les époques de l'histoire, et avant les prophètes
proprement dits, Dieu suscite des hommes qui doivent être les interprètes de ses volontés
et de ses desseins. C'est MOÏSE, le législateur d'Israël qui prêche le culte exclusif de
Jahvé, Maître souverain, Seigneur juste et bon, miséricordieux à ceux qui l'aiment et
gardent sa loi. C'est SAMUEL qui détourne les Hébreux des cultes idolâtriques de Baal et
d'Astaroth. Ce sont, après le schisme d'Israël, ÉLIE et ELISÉE qui chassent les fausses
divinités et rétablissent le vrai culte. - 2. Ils ont annoncé que le monothéisme, qui
constituait le dogme principal de la religion juive, s'étendrait à toutes les nations de
l’univers. C'est ISAÏE qui prédit que Jérusalem deviendra un jour le centre du vrai culte où
« toutes les nations afflueront » (Is., II, 2). C'est JÉRÉMIE qui ne craint pas de déclarer aux
Juifs que la religion n'est pas seulement un pacte social entre Jahvé et Israël, mais encore
une union intime entre Dieu et l'âme de chaque croyant, union intime qui convient aux
étrangers, aux Gentils comme aux Juifs. C'est ÉZÉCHIEL, le plus grand des prophètes de la
captivité, qui soutient la foi et l'espérance des Juifs malheureux et châtiés pour leurs
crimes, mais non pas abandonnés de Dieu, et qui leur prédit la résurrection d'Israël. Ce
sont les trois prophètes postexiliens : AGGÉE, ZAMIER et MALACHIE qui annoncent le
futur royaume messianique ; c'est MALACHIE, en particulier, qui entrevoit un ordre de
choses nouveau, et un nouveau sacrifice ( Mal. I, 11).

Conclusion. - Ainsi, le rôle des prophètes au sujet du royaume à venir fut double. - Leur
première mission fut de garder intacte chez le peuple juif la foi en un Dieu unique, et de
maintenir l'adoration exclusive de Jahvé. - La seconde mission qui fut réservée, d'une
manière plus spéciale, aux prophètes proprement dits, fut d'annoncer, pour un avenir plus
ou moins rapproché, un ordre nouveau, une religion spirituelle qui ferait une plus large
part au culte intérieur, une religion non plus nationale et restreinte au peuple juif, mais
universelle, à laquelle tous les hommes seraient appelés, et qui serait ainsi comme le
complément de l'antique religion juive.

249. - 2° Prophéties concernant la personne et l'œuvre du Messie. - Pour établir le


royaume en question, Dieu enverra son représentant. Or les prophètes ne se contentent
pas d'annoncer cet Envoyé ou Messie ; longtemps à l'avance ils en déterminent l'origine,
la naissance, les fonctions et le mode dont il accomplira son œuvre.

A. SON ORIGINE. - Le Messie sera de la race d'Abraham (Gen. XII) et de la famille de


David (II Sam., VII).

B. SA NAISSANCE. - 1. La date. Le Messie ne viendra pas avant que le sceptre soit sorti
de Juda (Gen., XLIX, 10) : voilà déjà une indication très précieuse ; mais la célèbre
prophétie de Daniel est autrement précise, puisqu'elle fixe l'époque de la venue du Christ,
cinq siècles avant l'événement : « Depuis l'ordre donné pour rebâtir Jérusalem, dit le
prophète DANIEL, jusqu'au Christ chef, il y aura sept semaines et soixante-deux
semaines... Et après soixante-deux semaines, le Christ sera mis à mort» (Dan., IX, 25-26).
Suivant les paroles du prophète Daniel qui tient son inspiration de l'ange Gabriel, le
Messie sera mis à mort dans la semaine qui viendra lorsque sept semaines et soixante-
deux semaines, c'est-à-dire soixante-neuf semaines (d'années), seront écoulées après le
décret relatif à la reconstruction de Jérusalem : ce qui nous donne le chiffre approximatif
de 486 ans. Or en retranchant 33 ans, - âge probable du Christ à sa mort, - de 486, on
obtient l'année 453 qui nous conduit en plein règne d'Artaxerxés Longuemain, auteur de
l'édit permettant de rebâtir Jérusalem. - 2. Le lieu. Le Messie doit naître à Bethléem,
d'après le prophète MICHÉE : « Et toi, Bethléem Ephrata, tu es petite entre les mille de
Juda ; de toi sortira celui qui dominera sur Israël, et dont l'origine est dès le
commencement; dès les jours de l'éternité. » (Michée, V, 2). - 3. Le caractère miraculeux
de sa naissance : « Une vierge concevra, est-il dit dans ISAÏE (VII, 14), et elle enfantera
un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel. »
C. SES FONCTIONS. - Le Messie exercera la triple fonction de roi, de prêtre et de
prophète : - 1. Le Messie sera roi ; comme les autres rois, il sera appelé et sera, d'une
manière plus éminente, le Fils de Dieu (Ps., II, 7) ; mais sa royauté sera toute spirituelle
(Is., XLIX, 6) et pacifique ; il sera le « Prince de la paix » (Is., IX, 5). - 2. Le Messie sera
prêtre. Ainsi le dépeint DAVID dans un de ses psaumes (CX, 1-5). « Le Seigneur a dit à
mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je fasse ramper vos ennemis à
vos pieds... Le Seigneur l'a juré, il ne se rétractera point : vous êtes prêtre pour toujours
selon l'ordre de Melchisédech. » Les anciens docteurs juifs ont reconnu dans ces paroles
du Roi-prophète les traits du Messie. - 3. Le Messie sera prophète (Deut., XVIII, 15 ; Is.,
LXI, 1).

D. LE MODE DONT IL ACCOMPLIRA SON ŒUVRE. - Nous le trouvons décrit en


entier dans la seconde partie d'Isaïe, dans quelques passages de Zacharie et dans
quelques psaumes, en particulier le psaume XXI. Dans ISAÏE, le Messie est représenté
comme le serviteur de Dieu qui sauvera son peuple, non pas en écrasant ses ennemis,
mais par son humble obéissance, par sa passion et sa mort ignominieuse : le chemin de la
croix sera donc le chemin du salut. Avant de remporter la victoire et de consommer son
œuvre de rédemption, le Messie subira toutes les humiliations : il sera trahi par l'un des
siens (Ps., XL, 10), vendu pour trente pièces d'argent (Zach., XI, 12-13) ; il sera flagellé,
rendu semblable à un lépreux, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple (Ps., XXI) ; on
lui donnera le fiel en nourriture et le vinaigre en breuvage (Ps., LXVIII). Il aura les pieds et
les mains percés ; les soldats tireront ses habits au sort (Ps., XXI, 17,19); son cœur sera
percé d'une lance (Zach., XII, 10). Mais les humiliations du Christ seront suivies de sa
glorieuse résurrection et de son ascension ; son corps ne sera pas livré à la corruption
(Ps., XV, 10) ; il ressuscitera le troisième jour (Osée, VI, 3). Puis triomphant il s'élèvera de
la montagne des Oliviers (Zach., XIV, 4) et ira s'asseoir à la droite de Dieu (Ps., CIX, 1).
Ainsi, la vie de Jésus est déjà écrite, pour ainsi dire, longtemps à l'avance. Les
circonstances en sont si bien marquées qu'il sera facile de constater si le Messie attendu
en réalise toutes les conditions.

ART. II. - RÉALISATION DES PROPHÉTIES MESSIANIQUES EN JÉSUS.

250. - Or les prophéties messianiques, dit la mineure de l'argument prophétique, se sont


réalisées dans la personne et dans l’œuvre de Jésus.

1° La personne de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. - Jésus est-il bien


l’Envoyé annoncé par les prophètes pour fonder le royaume attendu ? A-t-il réalisé dans
sa personne tous les traits marqués par les prophètes au point de vue de l'origine, de la
naissance, des fonctions et de la manière dont l'œuvre messianique devait être accomplie.

A. SON ORIGINE. - Jésus est de la race d'Abraham ; il appartient à la famille de David,


comme le prouvent les tableaux généalogiques de saint Matthieu et dé saint Luc, les
exclamations des infirmes qui implorent son assistance : « Ayez pitié de nous, fils de
David »( Mat., IX, 27), et les acclamations de la foule le jour des Rameaux : « Hosanna au
fils de David» (Mat., XXI, 9, 15). - B. SA NAISSANCE. - Jésus est né : - 1. au temps
marqué par les prophètes, alors que la Judée était tombée sous la domination romaine et
que le sceptre était par conséquent sorti de Juda ; - 2. au lieu indiqué et de la manière
prédite (Luc, I, 34 ; II, 1, 7). - C. SES FONCTIONS. - Jésus a exercé la triple fonction de
roi, de prêtre et de prophète : - 1. de roi. Devant Pilate, il a affirmé qu'il était roi, mais que
sa royauté n'était pas de ce monde (Jean, XVIII, 37), qu'elle était spirituelle et devait
s'établir, non par la force des armes, mais par la persuasion des cœurs (Mat., XVIII, 18) ; -
2. de prêtre. Jésus s'offrit lui-même volontairement en sacrifice sur l'arbre de la croix, et
il a voulu que ce sacrifice de son corps et de son sang se renouvelât jusqu'à la fin des
siècles ; - 3. de prophète. Jésus a prédit l'avenir, comme nous aurons l'occasion de le dire
plus loin (Nos 255 et suiv.).
D. MANIÈRE DONT JÉSUS ACCOMPLIT L'ŒUVRE MESSIANIQUE. - L'on connaît
trop bien tous les détails de l'histoire de Jésus, pour qu'il soit nécessaire de nous y
arrêter : inutile donc de montrer que Jésus, par les humiliations de sa vie, par sa passion
ignominieuse, par sa mort infâme sur la croix, a réalisé le programme tracé par les
prophètes, en particulier par Isaïe et le Roi-prophète au psaume XXI.

251. - 2° L'œuvre de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. - Est-il vrai que
Jésus a établi le royaume attendu et qu'il a ainsi réalisé l'espérance messianique?
L'histoire est là pour nous attester que Jésus-Christ a vraiment fondé une religion dont les
racines plongent dans le judaïsme, une religion qui peut être considérée comme la
continuation et le perfectionnement de la religion mosaïque. Sans doute, il n'a pas établi
le royaume temporel que les Juifs, avides de jouissances matérielles, avaient entrevu dans
leurs rêves de grandeur terrestre, mais il a fondé le vrai royaume, celui où Dieu régnerait
et étendrait sa domination spirituelle sur les âmes. Mais est-il vrai, se demandera-t-on
peut-être, que celui-là même, le règne du vrai Dieu, se soit implanté de la manière que
l'annonçaient les prophètes? Il semble bien qu'il ne soit pas difficile d'en faire la
démonstration. - 1. Remarquons d'abord, que la diffusion du culte de Jahvé au milieu du
monde, a eu Israël pour intermédiaire, comme il était prédit. Le christianisme n'a-t-il pas
été propagé par douze fils d'Israël? Il est vrai que, pour accomplir leur œuvre, ils ont dû
rompre avec de nombreuses exigences de l'Ancienne Loi. Pour rendre la religion chré-
tienne accessible à tous les peuples, ils ont dû se débarrasser des observances légales et
attacher plus de prix au culte intérieur consistant dans le respect et surtout l'amour de
Dieu. Mais précisément les prophètes leur avaient préparé la voie. Il en est, en effet,
parmi eux, qui, dans leurs perspectives d'avenir, considèrent déjà comme secondaires les
formes liturgiques du. judaïsme et qui renoncent aux objets les plus sacrés du culte
israélite : c'est ainsi que JÉRÉMIE prévoit le jour où, non seulement il n'y aura plus d'arche
d'alliance, mais où le temple de Jérusalem pourra disparaître comme celui de Silo (Jér.,
VII, 12, 15). - 2. Il est certain, d'autre part, que le monothéisme a depuis longtemps
franchi les limites de la Judée, et il est permis de dire, sans exagération, que, si la religion
chrétienne n'est pas devenue la religion de tout l'univers, elle est au moins répandue par
tout l’univers et elle s'est implantée parmi les nations les plus civilisées.
Avant de conclure, nous avons à nous demander si les oracles qui annonçaient le Messie
remplissent les conditions de la prophétie proprement dite (Nos 172 et 173). Étaient-ils la
prévision certaine et l'annonce de choses futures qui ne peuvent être connues par les
causes naturelles? Il est facile de démontrer que les oracles messianiques avaient les
caractères requis pour être de véritables prophéties. - a) Ils étaient d'abord des prédictions
certaines, et non conjecturales. La preuve en est que l'attente messianique était générale,
comme en témoignent les Évangiles et même les auteurs profanes : juifs et païens. - b) Ils
étaient l'annonce de choses futures. Il est certain que les livres prophétiques existaient
plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, puisqu'ils se trouvent dans la version alexandrine
des Septante commencée au IIIe siècle et terminée vers 130 avant Jésus Christ. Même les
rationalistes qui contestent l'authenticité de la seconde partie d'Isaïe et reportent la
prophétie de Daniel beaucoup plus tard, ne mettent pas en doute l'existence des livres
prophétiques avant l'avènement de Jésus, et ils admettent que, du moins dans l'ensemble,
ils ont été composés entre le IXe et le Ve siècle avant Notre-Seigneur. Les prophéties n'ont
donc pas été forgées après coup. - 3. Ils étaient l'annonce de choses futures qui ne
pouvaient être connues par des causes naturelles. Qu'il s'agisse du règne de Dieu lui-
même ou du Roi qui devait en être le fondateur, aucune cause naturelle ne pouvait les
faire entrevoir cinq siècles à l'avance.
Conclusion. - Il est donc permis de conclure : - 1. qu'il y a dans l'Ancien Testament de
véritables prophéties messianiques ; et - 2. que Jésus les a réalisées dans sa personne et
dans son œuvre, si bien qu'on peut accepter cet adage connu de l'École :
Novum Testamentum in Veteri latet.
Vetus Testamentum in Novo latet.
Il est bien vrai que le Nouveau Testament se trouve déjà en germe dans l'Ancien, et que
l'Ancien à son tour ne s'explique que par le Nouveau.

252. - Objections. - 1° Certains rationalistes (KUENEN, DARMESTETER, J. RÉVILLE,


LOISY) font appel à la doctrine de l'évolution pour dépouiller les prophéties de tout
caractère surnaturel. Dans leur hypothèse, les prédictions dont nous avons parlé,
s'expliqueraient par une évolution de la pensée dont ils marquent les différentes phases, à
peu près comme il suit. A la première étape, ils signalent l’apparition soudaine du
prophétisme, sortant d'une cause inconsciente, et se manifestant comme Un phénomène
nouveau dans l'histoire d'Israël. Hommes transcendants, les prophètes parvinrent, par la
supériorité de leur esprit, à la conception du monothéisme le plus pur, c'est-à-dire à la
notion d'un Dieu unique, créateur et maître du monde. De là à reporter ces attributs sur
leur Dieu à eux, sur Jéhovah, il n'y avait qu'un pas. Concevant donc leur Dieu comme le
Dieu unique, créateur et maître du monde, ils passèrent facilement à cette idée que
Jéhovah triompherait un jour partout, et qu'il serait adoré, non plus seulement dans le
temple de Jérusalem, mais dans tout l'univers. Et puisque c'était leur Dieu qui devait
triompher, il ne faut pas s'étonner que, par un développement normal de leur pensée, ils
aient prédit que le soin d'établir le règne universel de Jéhovah reviendrait à Israël, et que,
plus particulièrement, un descendant de la race de David serait chargé de cette mission.
C'est ainsi, en flattant les vœux et les rêves de domination de leurs compatriotes, en leur
montrant dans l'avenir le jour où ils seraient délivrés de leurs ennemis et domineraient
eux-mêmes les autres nations, qu'ils exercèrent un si grand ascendant sur leurs
contemporains. La pensée des prophètes a donc travaillé l'âme des Juifs ; elle y a fait
naître cette grande espérance qu'on appelle l’idée messianique. Et comme les idées ont
une tendance à se traduire dans les faits, il est arrivé qu'un jour il s'est trouvé un
personnage qui s'est cru le Messie, et qui s'est attribué les titres et la mission indiqués par
les oracles prophétiques.

Réponse. - La thèse rationaliste qui prétend trouver dans l'évolution une explication très
simple des prophéties messianiques, est fausse à son point de départ et à son point
d'arrivée.
1. AU POINT DE DÉPART, elle suppose que l'origine du monothéisme s'explique par des
causes naturelles. Or ceci est en contradiction avec les faits. - 1) Notons tout d'abord que
les prophètes sont les premiers à avouer qu'ils n'exposent pas leur propre doctrine, mais
ce qu'ils ont appris par révélation. Ainsi AMOS déclare qu'il a été envoyé par le Seigneur «
comme prophète vers le peuple d'Israël » (Amos, VII, 15) ; JÉRÉMIE dit que ses paroles
sont celles de Dieu ( Jér., I, 2). Du reste, il suffit de les lire pour se convaincre aussitôt
qu'ils n'argumentent pas comme des philosophes, mais qu'ils parlent en voyants et
décrivent ce que Dieu leur manifeste. - 2) En dehors du propre témoignage des prophètes,
le principe de l'évolution, c'est-à-dire la loi du déterminisme qui veut que les mêmes
causes placées dans les mêmes conditions produisent les mêmes effets, n'explique pas
pourquoi le peuple d'Israël seul a eu des prophètes, tandis que les peuples voisins, de
même race, de même origine, de même climat comme les Iduméens, n'en ont pas eu, ou
n'ont eu que des devins, qui n'avaient pas de plus grande importance que nos
somnambules modernes. Le monothéisme des prophètes n'est donc pas explicable par une
cause naturelle (V. N° 213).- 3) IL n'est pas plus juste de prétendre que les prophètes
prirent un grand ascendant sur leurs contemporains parce qu'ils surent entrer dans leurs
idées et flatter leurs rêves. En prêchant le monothéisme, ils allaient au contraire, contre
leurs instincts charnels et leurs passions qui les entraînaient si souvent vers l'idolâtrie. En
annonçant que le culte du vrai Dieu, de leur Dieu à eux, s'étendrait un jour à toutes les
nations de l'univers, ils ne leur étaient pas plus agréables, tant il répugnait à ce peuple si
particulariste et si exclusif, de partager ses privilèges avec les Gentils qu'il détestait.

2. LE POINT D'ARRIVÉE de la thèse rationaliste n'est pas plus solide. L'on soutient que
l'idée messianique, une fois jetée dans la circulation par les prophètes, y a travaillé à la
manière d'une idée-force qui s'est emparée des esprits, les a échauffés et y a produit une
telle effervescence que l'idée a fini par se résoudre en fait. Or tout ceci est encore
contraire à l'histoire. Le règne des prophètes n'a duré qu'un peu plus de quatre siècles ;
leur voix qui annonçait l'établissement du royaume messianique s'est fait entendre du IX e
au Ve siècle avant Jésus-Christ ; puis tout d'un coup elle s'est tue et, pendant quatre
siècles, elle est restée muette. Il n'y a donc pas eu progrès, développement de l'idée,
comme le voudrait la loi de l'évolution. Les rationalistes devraient donc nous expliquer
comment le mouvement d'opinion, la marche de l'idée, le prophétisme, en un mot, s'arrête
tout d'un coup pendant quatre cents ans, et ne reprend son évolution qu'à l'avènement de
Jésus. Et non seulement l’idée ne progresse pas ; au lieu de se développer et de se
préciser, elle dévie de la pensée des prophètes. Ceux-ci avaient parlé d'une religion de
l'avenir plus spirituelle et plus élevée, d'un culte du cœur où l'amour de Dieu et de la
justice tiendraient une plus large place, et pendant quatre siècles, les Juifs se cantonnent
dans un ritualisme étroit, dans une foule d'observances mesquines qui faussent les
conceptions prophétiques. Les prophètes avaient annoncé le règne universel de Dieu, et
les Juifs pratiquent, comme nous l'avons dit plus haut, un exclusivisme jaloux, ne traitant
pas avec les autres peuples, les méprisant et en étant méprisés, s'attachant à la partie
matérielle des prophéties, au point qu'ils ne surent jamais y renoncer, pas même lorsque
l'espérance messianique se présenta devant eux comme un fait accompli.
Concluons donc que la théorie de l'évolution ne rend pas compte de l'existence des
prophéties messianiques, et que la seule explication qui reste valable c'est la révélation
divine.

253. - 2° Mais si tant est, objectent encore les rationalistes, qu'il y a eu des prophéties
messianiques, elles ne se sont pas réalisées. Les Juifs n'ont connu ni la félicité temporelle
ni le rétablissement du royaume d'Israël que les prophètes leur avaient prédits. Tout au
contraire, ils ont vu la destruction de leur temple, la ruine de Jérusalem et leur dispersion
à travers le monde.

Réponse. - Il convient de distinguer dans les prophéties un double élément : l'élément


spirituel et l'élément matériel. - a) Que l'élément spirituel qui tenait la première place se
soit réalisé, c'est ce que nous avons déjà démontré (N° 251). - b) Quant à l’élément
temporel, il apparaît au premier abord que les prophéties ont été mises en défaut ; il n'en
est rien cependant. Car : - 1. les promesses de prospérité matérielle et nationale ne
formaient qu'un élément secondaire dans l'espérance messianique et n'avaient d'autre but
que de servir de cadre à l'élément spirituel. I1 fallait bien que Dieu accommodât ses
révélations à la mentalité de ses destinataires. La part excessive que les Juifs firent dans
leurs conceptions à l'élément temporel prouve bien qu'ils n'auraient jamais consenti à être
les propagateurs du culte de Jahvé, s'ils n'avaient espéré en même temps la restauration de
leur royaume temporel. - 2. De plus, il faut remarquer que les promesses de Dieu
concernant la félicité terrestre et le rétablissement du royaume d'Israël, ont toujours été
conditionnelles. Les prophètes n'ont jamais cessé de lier l'avenir temporel des Juifs à leur
fidélité à Jahvé. Il n'y a plus dès lors à s'étonner si les Juifs, persévérant dans leur
endurcissement et leur orgueil, s'obstinant à ne pas vouloir reconnaître le Messie, ont été
privés du bénéfice des promesses matérielles dont le rôle était accessoire.

254. - 3° Si les prophéties avaient été claires, les Juifs n'auraient pas refusé en si grand
nombre de reconnaître le Messie qu'ils attendaient.

Réponse- - Remarquons d'abord que, si Jésus n'avait pas été persécuté et rejeté par les
siens, s'il n'avait pas été mis à mort par eux, - bref, s'il avait été reconnu par le peuple juif,
- il ne serait pas le Messie, puisque les oracles messianiques qui annonçaient ces
différents points, ne se seraient pas réalisés.
Malgré cela, l'on a toujours le droit de se demander comment les Juifs ont pu se tromper
en si grand nombre sur l'interprétation des prophéties, et comment il se fait que les uns se
sont convertis au christianisme, tandis que les autres se sont obstinés dans le judaïsme. - «
Les Israélites, dit l'abbé DE BROGLIE, qui ont résisté à la lumière de l'Évangile, ceux qui
n'ont pas voulu recevoir le Messie, s'étaient attachés d'avance à la conception d'un
royaume temporel ; ils s'y étaient tellement attachés qu'ils ne voulaient point s'en
déprendre. Ils tinrent à cette conception au point de tout sacrifier, et, dès qu'ils virent que
le Sauveur s'écartait de leur pensée, ils le rejetèrent.
Les Apôtres, au contraire, et les premiers disciples du Christ, avec cette même
conception, avaient l'esprit plus simple, plus soumis et plus docile. Ils avaient reconnu en
Jésus-Christ le caractère du Messie ; et saisis d'admiration par sa sainteté, par sa sagesse,
par ses œuvres incomparables, certains qu'il était le Fils de Dieu, ils sacrifièrent leur
propre pensée à son enseignement. Ils se dirent : « Voilà comment nous comprenions les
prophéties, mais peut-être nous nous trompions. Et, avec répugnance, sans doute avec
peine, en sacrifiant leur propre jugement, ils acceptèrent dans leur vrai sens les paroles de
Notre-Seigneur. Ils avaient résisté d'abord : ils se soumirent et l'événement leur donna
raison. »

BIBLIOGRAPHIE. - TOUZARD, art. La religion juive (Dict. d'Alès) ; Sur l'étude des
prophètes de l’Ancien Testament (Rev. pr. d'Ap. 1907-1908) ; L'argument prophétique
(Bloud). - Abbé DE BROGLIE, Questions bibliques ; Les prophéties messianiques (Bloud).
- S. PROTIN, L'argument prophétique (Rev. Augustinienne, 15 octobre 1909). - Mgr PELT,
Histoire de l'Ancien Testament (Lecoffre). - Mgr MEIGNAN, Les Prophètes d'Israël et le
Messie. - CONDAMIN, Le livre d'Isaïe (Lecoffre). - LAGRANGE, Le Messianisme chez les
Juifs (Gabalda). - LE HIR, Les prophètes d'Israël. - Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-
Christ (Palmé). - Abbé FRÉMONT, La divinité de Jésus-Christ et la libre-pensée (Bloud).
-HUGUENY, Critique et catholique (Letouzey). - BOSSUET, Discours sur l'Histoire
universelle, 2e partie, chap. IV. - LACORDAIRE, 41e conférence. - MONSABRÉ, Introduction
au dogme catholique, 16e et 17e conférences. -A. NICOLAS, Études philosophiques sur le
christianisme, t. II (Vaton). - TANQUEREY, Théologie fondamentale. - VALVEKENS, Foi et
raison (de Meester).

CHAPITRE IV. - Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses miracles
et par sa Résurrection.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

Pour prouver qu'il disait vrai lorsqu'il affirmait qu'il était le Messie (voir chapitre II),
Jésus ne s'est pas borné à réaliser en sa personne et en son œuvre les prophéties de
l'Ancien Testament ; il a voulu encore appuyer sa parole par des signes propres à
authentiquer sa mission et à en démontrer l'origine divine. Ces signes sont : 1° les
prophéties ; 2° les miracles ; et 3° le miracle suprême de sa résurrection. Nous traiterons
ces trois points dans les trois articles qui suivent.

Art. I. - Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties.

Trois choses sont nécessaires pour que les prophéties de Jésus aient la valeur d'un signe
confirmatif de son affirmation. Il faut : 1° que les prédictions qu'il a faites se soient
réalisées ; 2° que ces prédictions remplissent les conditions de la vraie prophétie ; et 3°
qu'elles aient été faites en confirmation de sa parole, ou si l'on veut, de la vérité de sa
mission.

§ 1. - JÉSUS A FAIT DES PRÉDICTIONS QUI SE SONT RÉALISÉES.

255. - Tous les Évangélistes sont d'accord pour attribuer à Jésus le don de prophétie, la
faculté de deviner les secrets des cœurs et de lire dans l'avenir. D'après, leur commun
témoignage, Jésus a fait des prophéties relatives : - 1° à lui-même ;. - 2° à ses disciples ; -
3° aux destinées de l'Église et des Juifs ; - 4° à la ruine de Jérusalem et du temple et à la
fin du monde.

1° Relativement à lui-même. - Jésus a prédit sa passion, sa mort et sa résurrection. Un


jour qu'il allait à Jérusalem avec ses douze Apôtres, « il se mit à leur dire ce qui devait lui
arriver : Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux princes
des prêtres, et aux scribes, et aux anciens ; ils le condamneront à mort, et ils le livreront
aux Gentils ; et ils l'insulteront, et cracheront sur lui, et le flagelleront, et le feront mourir,
et il ressuscitera le troisième jour (Marc, X, 32, 34). Il est superflu de prouver, par le
témoignage des Évangélistes qui rapportent la Passion, le crucifiement et la Résurrection
de Jésus, que ces prédictions se sont réalisées à la lettre.

256. - 2° Relativement à ses disciples. - Jésus a prédit la trahison de Judas, la fuite des
Apôtres et le triple reniement de Pierre. Au cours de la célébration de la Cène, Jésus
annonce ainsi ce qui doit arriver : « Et pendant qu'ils mangeaient, il dit : En vérité, je
vous le dis, l'un de vous trahira ... Vous serez tous scandalisés cette nuit à mon sujet. Car
il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais après
que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre, prenant la parole, lui dit :
Quand même tous seraient scandalisés à votre sujet, moi je ne serai jamais scandalisé.
Jésus lui dit : En vérité, je te le dis, cette nuit même, avant que le coq chante, tu me
renieras trois fois (Mat., XXVI, 21, 31-34). - Jésus annonce aux Apôtres les persécutions
qui les attendent, « Mettez-vous en garde contre les hommes : car ils vous livreront aux
tribunaux, et ils vous flagelleront dans leurs synagogues, et vous serez traduits à cause de
moi, devant les gouverneurs et devant les rois, pour servir de témoignage à eux et aux
nations. » (Mat., X, 17, 18). - Jésus prédit à Pierre son futur martyre, et lui annonce « par
quelle mort il devait glorifier Dieu. » (Jean, XXI, 18, 19). - Que l'avenir ait réalisé ces
prédictions, les événements sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'insister.

257, - 3° Relativement aux destinées de l'Église et des Juifs. - a) DESTINÉE DE


L'ÉGLISE. - Jésus annonce : - 1. La descente du Saint-Esprit sur les Apôtres et
l'admirable propagation de l'Église. Avant son Ascension, il leur dit : « Vous recevrez la
force du Saint-Esprit qui descendra sur vous et vous serez mes témoins à Jérusalem, et
dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » (Actes, I, 8). Ainsi
Jésus prédit que le Royaume de Dieu qui a des débuts si humbles, ira grandissant, tel
l'imperceptible grain de sénevé qui peu à peu devient un grand arbre (Mat., XIII, 32). - 2.
Il promet à son Église l’indéfectibilité. Il dit, en effet, à Pierre : « Je te dis que tu es
Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront
point contre elle. » (Mat., XVI, 18). L'histoire en main, il serait facile d'établir que l'Église
a eu jusqu'ici les destinées que Jésus lui avait prédites. - b) DESTINÉE DES JUIFS. Jésus
prédit le rejet de la synagogue et le châtiment des Juifs. A cause de leur endurcissement
dans le mal, les Juifs seront exclus du royaume ; leurs places seront prises par les
Gentils : tel est bien le sens des deux paraboles des vignerons rebelles et des noces
royales (Mat., XXI, 33 et suiv. ; XXII, 2, 14). Aucun doute encore sur la réalisation de ces
prophéties.

258. - 4° Relativement à la ruine de Jérusalem et du temple, et à la fin du monde. -


Les trois premiers Évangélistes nous rapportent une double prédiction de Jésus à propos
de la ruine de Jérusalem et de la destruction de son temple, et à propos de la fin du monde
(Mat, XXIV ; Marc, XIII ; Luc, XXI) ; et quand ses disciples lui demandent « quand ces
choses arriveront et quels signes il y aura » de son « avènement », « et de la
consommation des siècles » (Mat, XXIV, 3), Jésus répond en indiquant un certain nombre
de signes auxquels on pourra reconnaître la proximité de ces événements, - Or si nous ne
pouvons rien dire encore sur la réalisation des signes indiqués pour la fin du monde, il est
certain que la prophétie sur la destruction de Jérusalem et du temple s'est vérifiée au
moment de la prise de Jérusalem par Titus, en l'an 70.

§ 2 - LES PRÉDICTIONS DE JÉSUS SONT DE VRAIES PROPHÉTIES.


OBJECTION.

259. - 1° Les prédictions de Jésus sont de vraies prophéties. - Les prédictions dont
nous venons de parler remplissent toutes les conditions de la prophétie. Elles sont, en
effet : - a) des prédictions certaines, et non conjecturales. Elles annoncent des
événements d'une façon claire, et non ambiguë : ainsi, Jésus prédit, non seulement sa
mort prochaine, mais les circonstances qui doivent la précéder ; - b) des prédictions de
choses futures. Pour dire le contraire, il faudrait prétendre que les Évangélistes auraient
fabriqué les prophéties après coup, qu'ils seraient des imposteurs et que leur témoignage
n'est pas digne de foi. Or nous avons établi précédemment qu'ils sont des historiens
sincères et que leur témoignage, considéré du seul point de vue humain, est recevable ; -
c) des prédictions de choses futures qui ne pouvaient être connues par des causes
naturelles: il s'agissait d'événements qui dépendaient de la liberté humaine, de futurs
contingents que Dieu seul pouvait connaître. Les rationalistes objectent, il est vrai, que
Jésus, connaissant, d'une part, la haine et la jalousie des Pharisiens, et de l'autre, la
timidité de ses Apôtres, pouvait parfaitement prévoir qu'il serait mis à mort par ses
adversaires et abandonné par les siens. Dans une certaine mesure, l'hypothèse est admis-
sible, mais si, à la rigueur, Jésus pouvait prévoir sa condamnation et la lâcheté de ses
disciples, il ne pouvait pas connaître les détails de sa passion et de sa mort. En dehors de
là, comment Jésus aurait-il pu conjecturer les admirables destinées de son Église et la
ruine de Jérusalem et du temple?
260. - 2° Objection. - A cette dernière prédiction les rationalistes et les modernistes
objectent deux choses. - a) D'un côté, ils prétendent que la prophétie sur la ruine de
Jérusalem est l’œuvre des Évangélistes qui, écrivant après l'événement, attribuèrent à
Jésus une prédiction qu'il n'avait jamais faite. - b) De l’autre, s'appuyant sur ce passage :
« En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera point que toutes ces choses
n'arrivent» (Mat., XXIV, 34), et soutenant qu'il s'applique à la fin du monde dont il venait
d'être question, ils déclarent que Jésus a commis une erreur manifeste, puisqu'il a donné
la fin du monde, ainsi que son glorieux avènement ou parousie, comme des faits
imminents et dont la génération à laquelle il s'adressait devait être témoin.

Réponse. - Ne dissimulons pas que les passages qui rapportent la double prédiction de
Jésus sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde sont de ceux dont l'exégèse est loin
d'être facile. - a) Quant à la première attaque qui porte sur l’ensemble du passage et qui
accuse les Evangélistes d'avoir forgé eux-mêmes la prophétie, elle ne résiste pas à
l'examen. On ne saurait prétendre que nous sommes on présence de prédictions faites
après coup, car il y a dans les récits un tel enchevêtrement de faits, une confusion de
choses qui ne se comprendrait pas si la rédaction avait été faite après l'événement. Si les
Évangélistes avaient écrit après la ruine de Jérusalem, ils auraient distingué mieux entre
la ruine de Jérusalem et la fin du monde, et ils auraient indiqué avec plus de clarté
l'événement dont ils donnaient les signes précurseurs. - Par ailleurs, l'historien EUSÈBE
(Hist. eccl., III, 5, 3) nous apprend que les chrétiens de la Judée se souvinrent de la
prédiction de Jésus, lorsqu'ils virent les Romains s'approcher, qu'ils s'enfuirent en grand
nombre à Pella, de l'autre côté du Jourdain, et qu'ils échappèrent ainsi aux horreurs de
l'invasion.
b) Quant à la seconde attaque des rationalistes et des modernistes qui prétendent que
Jésus a donné la fin du monde comme imminente, et que par conséquent il a commis une
erreur, elle n'a pas plus sa raison d'être. Sans doute il y aurait erreur si les paroles de Jésus
« cette génération ne passera pas que ces choses n'arrivent», s'appliquaient à la fin du
monde, mais il n'en est pas ainsi. C'est en effet une règle élémentaire d'exégèse que les
passages obscurs doivent être interprétés d'après les autres plus intelligibles. Or, dans le
même discours, Jésus déclare que le jour du jugement n'est connu de personne, sauf de
Dieu (Mat., XXIV, 36) ; il déclare, en outre, qu'avant la fin du monde l'Évangile doit être
prêché dans le monde entier, et à toutes les nations (Mat., XXIV, 14). Voilà donc deux
passages qui, dans l'hypothèse rationaliste, seraient en contradiction flagrante avec la
première prédiction. Est-il admissible que, d'un côté, Jésus affirme que la fin du monde
est proche, quand, de l'autre côté, il déclare qu'il n'en connaît pas l'époque et qu'elle n'aura
pas lieu avant que l'Évangile soit prêché dans le monde entier c'est-à-dire avant un laps de
temps forcément de grande étendue. Il s'ensuit que ces paroles « Cette génération ne
passera pas... » doivent s'entendre de la destruction de Jérusalem, et non de la fin du
monde et de son glorieux avènement.

Concluons avec le P. LEMONNYER que : « ni Jésus n'a annoncé, ni les Synoptiques ne lui
font dire que son avènement glorieux et la fin du monde se produiront du vivant de ceux
qui l'écoutaient ou même dans un avenir prochain. Peut-être cependant quelques-unes de
ses paroles, mal comprises des premiers chrétiens, ont-elles contribué, sous l'action
d'idées et de sentiments où Jésus n'était pour rien, à former l'état d'esprit que les écrits
apostoliques nous révèlent touchant la parousie... Il reste simplement ceci, que Jésus n'a
pas cru nécessaire de mettre au point, par des déclarations précises et tout à fait claires,
les préoccupations eschatologiques de ses disciples immédiats... L'on dirait qu'il s'est
appliqué à les mettre dans une complète et vive incertitude touchant la date, lointaine ou
toute proche, de son retour, multipliant à la fois les appels à la vigilance et à la fidélité. »
(Art. Fin du monde. Dict. d'Alès.)

§ 3. - LES PRÉDICTIONS DE JÉSUS ONT ÉTÉ FAITES


POUR CONFIRMER SA PAROLE.

261. - Les prophéties faites par Jésus sont en connexion étroite avec sa mission. C'est
pour prouver l'origine divine de celle-ci, et par conséquent, la vérité de son affirmation,
que Jésus prophétise. Plusieurs fois il en fait la déclaration formelle à ses Apôtres. Ainsi,
après avoir prédit la trahison de Judas, il déclare : « Dès maintenant, je vous le dis, avant
que la chose arrive, afin que, lorsqu'elle sera arrivée, vous croyiez à ce que je suis.
»(Jean, XIII, 19). de même, après leur avoir annoncé les persécutions qui les attendent, il
ajoute : « Je vous ai dit ces choses, afin que. lorsque l'heure en sera venue, vous vous
souveniez que je vous les ai dites. » . (Jean, XVI, 4). Comme on le voit, Jésus indique
clairement le but qu'il se propose par ses prophéties: il veut que les Apôtres croient plus
fermement à sa parole et à son origine divine, lorsqu'ils verront ses prédictions se réaliser.

Conclusion.- Il est donc permis de conclure que Jésus a fait des prédictions qui se sont
réalisées, que ces prédictions avaient tous les caractères de la vraie prophétie et qu'il les a
faites dans le but de prouver sa mission divine. Donc il est un Envoyé divin.

Art. II. - Jésus a confirmé son affirmation par ses miracles.

Nous suivrons ici la même marche que dans l'article précédent. Trois choses sont
nécessaires pour que les miracles attribués à Jésus-Christ aient la valeur d'un signe divin.
Il faut : 1° qu'ils soient historiquement certains ; 2° qu'ils soient de vrais miracles ; 3°
qu'ils aient été accomplis en confirmation de sa mission.

§ 1. - LES MIRACLES ATTRIBUÉS A JÉSUS-CHRIST SONT HISTORIQUEMENT


CERTAINS.

262. - La certitude des miracles attribués à Jésus ressort de la valeur historique des
Évangiles qui les rapportent. Il a été établi précédemment (Nos 223 et suiv.) que les
Évangélistes sont dignes de foi et que leur autorité humaine est indiscutable : les écrivains
sacrés étaient à la fois bien informés et sincères ; bien informés, puisque deux d'entre eux,
saint Matthieu et saint Jean étaient des Apôtres, et partant, des témoins oculaires ;
sincères, la chose ne prête plus à discussion à notre époque, aucun critique ne prenant les
Évangélistes pour des imposteurs.
Qu'on ne prétende pas que les miracles soient des interpolations qu'on aurait introduites
après coup dans les récits évangéliques. Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour
être convaincu du contraire. Que les miracles appartiennent à la substance même de
l’histoire évangélique, cela résulte : - a) de la place considérable qu'ils tiennent dans les
Évangiles. S'il ne s'agissait que de deux ou trois miracles, on pourrait, à la rigueur,
admettre qu'ils auraient été ajoutés par la suite, mais comme ils dépassent la quarantaine,
l'hypothèse de l'interpolation est absolument invraisemblable ; - b) du rôle qui leur est
attribué dans l'histoire évangélique. Retrancher les miracles des Évangiles, c'est rejeter
l'histoire du Christ Les miracles sont une partie si essentielle des Évangiles que ceux-ci,
sans eux, deviennent incompréhensibles. Ce sont les miracles qui expliquent la foi des
Apôtres et de beaucoup de Juifs : ainsi, il est dit, que, après le miracle de Cana, « ses
disciples crurent en lui » (Jean, II, 11),que «pendant qu'il était à Jérusalem pour la fête de
Pâque, beaucoup crurent en son nom, voyant les miracles qu'il faisait » (Jean, II, 23). Le
jour de la Pentecôte, saint Pierre, s'adressant au peuple, rappelle les miracles accomplis
par Jésus (Actes, II, 22). Or comment saint Pierre aurait-il osé en appeler aux miracles de
Jésus, s'ils avaient pu être mis en doute par ses auditeurs? Au reste, ni les Juifs
contemporains du Christ, ou postérieurs, qui ont écrit dans le Talmud, ni les païens
adversaires de la religion chrétienne : Celse, Porphyre, Hiéroclès, Julien et autres, n'ont
rejeté la réalité des miracles de Jésus. Ces derniers se sont contentés de les attribuer à la
magie et à un commerce avec les démons ; ils ont repris à leur compte l'accusation des
Pharisiens, à savoir que, si Jésus chassait les démons, c'était par Belzébuth, prince des
démons (Mat., XII, 24). Devant la notoriété publique des miracles et la non-protestation
des Juifs, ils n'ont pas osé dire que c'étaient là des fables inventées par l'imagination
fertile des Évangélistes.

§ 2. - LES MIRACLES OPÉRÉS PAR JÉSUS-CHRIST SONT DE VRAIS MIRACLES,

263. - 1° Les miracles. - Nous laisserons de côté les miracles opérés par Dieu en faveur
de Jésus : apparition des Anges aux bergers, apparition d'une étoile aux Mages lors de sa
naissance ; témoignage rendu à l'occasion de son baptême et de sa transfiguration, etc.
Nous ne parlerons que des miracles que Jésus-Christ a accomplis lui-même pour prouver
la divinité de sa mission.
Or les miracles qui font partie de la matière évangélique, - plus de quarante, comme il a
été dit plus haut, - peuvent être divisés en trois classes. Il y a : - a) les miracles opérés sur
les substances spirituelles ; autrement dit, la délivrance des possédés. Jésus a chassé les
démons ; les Évangiles nous rapportent sept miracles de ce genre ; - b) les miracles
opérés sur les éléments et les êtres privés de raison. Dans cette catégorie, il faut ranger : -
1. le miracle du changement de l'eau en vin aux noces de Cana (Jean, II, 1-11) ; - 2. la
tempête du lac apaisée (Mat., VIII, 24, 26) ; - 3. deux pêches miraculeuses (Luc, v, 1, 11 ;
Jean, XXI, 3, 11) ; - 4. la multiplication des pains (Mat., XIV, 15, 21 ; Marc, VI, 30, 44 ;
Luc., IX, 10, 17 ; Jean, VI, 1, 15) ; - 5. le figuier desséché (Lue, XIII, 6-9) ; - 6. la marche
de Jésus sur les flots (Mat., XIV, 25) ; - c) les miracles opérés sur les hommes. Les
Évangélistes ne relèvent pas moins de quinze guérisons de maladies corporelles :
guérisons de lépreux, de paralytiques, du serviteur du centurion qui a la main desséchée,
d'hydropiques, de sourds-muets et d'aveugles. Outre ces guérisons de maladies, Jésus a
ressuscité trois morts : le fils de la veuve de Naïm, la fille de Jaïre et Lazare.

264. - 2° Ce sont de vrais miracles- - Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur les
miracles rapportés dans les Evangiles, il nous faut établir que ces faits sont bien des
miracles proprement dits, c'est-à-dire des faits surnaturels et divins.

A. CE SONT DES FAITS SURNATURELS. - Rappelons d'abord ce que nous avons dit
plus haut, à savoir que les contemporains du Christ et ses premiers adversaires païens
n'ont pas contesté l'apparence surnaturelle des miracles. - Sans doute, disent nos
modernes rationalistes, mais leur méprise n'a pas d'autre cause que leur ignorance totale
des lois de la nature Au dire de ces derniers, les prodiges en question s'expliquent donc
par des causes naturelles: - a) soit par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge : «
La présence d'un homme supérieur traitant le malade avec douceur, et lui donnant par
quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement, est souvent un remède
décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas et en dehors des lésions tout à fait
caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la
pharmacie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une
espérance, et cela n'est pas vain. » Ainsi parle RENAN dans la Vie de Jésus (2e éd., p. 260);
- b) soit par la suggestion et l'hypnotisme ; - c) soit par la « foi qui guérit » the faith-
healing, comme disent les Anglais. Cette dernière hypothèse est celle à laquelle se rallient
de préférence beaucoup de nos adversaires actuels, et en particulier les modernistes (Ed.
LE ROY, FOGAZZARO...), du moins pour les faits dont ils reconnaissent la réalité.
Comprenant bien, en effet, que tous les miracles ne sont pas explicables par la foi, ils
n'admettent la réalité historique que des faits qui peuvent s'expliquer par cette hypothèse.
Pour prouver le bien-fondé de leur théorie, ils s'appuient surtout sur ce fait qu'avant de
guérir les maladies, Jésus requiert la foi : « Si tu peux croire, tout est possible à celui qui
croit (Marc, IX, 22), dit Jésus au père d'un jeune épileptique qui lui demande la guérison
de son fils. « Ma fille, ta foi t'a guérie » (Marc, V, 34), dit-il à l'hémorroïsse. « Va, ta foi
t'a sauvé » (Marc, X, 52), dit-il encore à l'aveugle de Jéricho.
Aucune des explications qui précèdent ne suffit à rendre compte de l'ensemble des
miracles contenus dans l'Évangile. Nous disons de l'ensemble des miracles, car, ou bien l?
on admet la valeur historique des Évangiles, ou bien on la rejette. Si on la rejette, si l'on
considère la partie miraculeuse comme mythique ou légendaire, toute discussion devient
inutile. Mais si on l'admet, il n'y a aucune raison qui permette de faire un choix entre les
miracles et de retenir tel miracle plutôt que tel autre. Ceci posé, nous prétendons que les
miracles ne s'expliquent : - a) ni par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge. Tout
d'abord on ne saurait prendra Jésus pour un adroit metteur en scène : tout ce que nous
savons de son caractère s'y oppose. Et puis, quoique habile que soit une personne,
quelque influence morale qu'elle ait sur une autre, il va de soi qu'elle ne pour rendre la
vue à un aveugle, l'ouïe à un sourd et la parole à un muet ; - b) ni par la suggestion et
l'hypnotisme. Nous avons vu déjà (N° 168) que la suggestion a des limites très étroites
par rapport aux sujets et aux affections qu'elle peut guérir. Elle est sans efficacité sur les
maladies organiques, telles que la lèpre, l'atrophie, la cécité, l'hémorragie habituelle. On
ne voit pas bien non plus l'influence que la suggestion pourrait avoir sui les vents
déchaînés ni comment elle pourrait calmer soudain une tempête. Ajoutons on outre que le
Christ opère ses miracles instantanément ; ce qui n'arrive jamais dans les guérisons dues
à l'hypnotisme et à la suggestion qui exigent et le temps et l'emploi des moyens ;, - c) ni
par la foi qui guérit. Il est faux de prétendre que Jésus requiert toujours la foi : il l'exige,
il est vrai, de ceux qui viennent lui demander la guérison, et ce n'est que trop juste ; mais
il ne l'exige pas, dans toutes les circonstances, du malade lui-même ; la preuve en est que
plusieurs fois il accomplit ses miracles à distance, comme il arriva pour la Cananéenne.
On ne peut donc soutenir que la foi des malades fut toujours la cause de leur guérison. En
outre, l'hypothèse de la foi qui guérit ne pour s'appliquer qu'à un nombre très restreint de
cas ; elle est sans valeur pour tous les mi-racles opérés sur la nature : elle ne rend compte
ni des tempêtes apaisées, ni des pains multipliés, ni des morts ressuscités. Aussi les
partisans de cotte théorie se voient-ils contraints, comme nous l'avons dit plus haut, de
faire un choix arbitraire dans les matériaux fournis par l'histoire évangélique, et de
rejeter, contrairement aux règles de la méthode historique, tous les faits qui sont on
opposition avec leurs préjugés philosophiques.

B. CE SONT DES FAITS DIVINS. - a) Nous venons de prouver que les miracles attribués
à Notre-Seigneur sont au-dessus de la nature ; il n'est pas nécessaire d'insister longuement
pour montrer qu'ils ne sauraient être l'œuvre du démon. Car il est. évident que la plupart
dépassent la puissance de tout être créé ; toiles sont, par exemple, les trois résurrections
que Jésus a opérées, sans parler de la sienne. - b) Si Jésus avait usé de la puissance du
démon, il ne l'aurait pas utilisée assurément à chasser les démons ; il n'est pas admissible
que Satan se mette en opposition lui-même. - c) Mais comment admettre que Jésus-Christ
dont la sainteté est au-dessus de tout soupçon, ait pu servir d'agent au démon? D'ailleurs
tous ses miracles ont un caractère moral ; ils sont des œuvres de bonté et de miséricorde,
ils ont souvent pour fin dernière la sanctification de l'âme plutôt que la guérison du
corps : autant de propriétés que ne pourraient pas avoir les œuvres de Jésus, si elles
dérivaient de la puissance diabolique.
Conclusion. - De ce qui précède nous avons le droit de conclure que les prodiges attribués
à Notre-Seigneur sont de vrais miracles. D'où il suit qu'il faut reconnaître en Jésus
l'existence d'une force surhumaine, transcendante, surnaturelle. Ceux qui n'acceptent pas
la conclusion sont obligés de rejeter les faits eux-mêmes et de contester la valeur
historique des Évangiles : c'est là une nécessité à laquelle ils se trouvent acculés mais
dont ils ont à fournir l'explication.

§ 3. - LES MIRACLES ONT ÉTÉ FAITS PAR JÉSUS POUR CONFIRMER SA


MISSION.
265. - A. Jésus ne se contente pas d'affirmer qu'il est le Messie ; il entend le prouver par
ses œuvres et particulièrement par ses miracles. - a) Aux envoyés de Jean-Baptiste qui lui
demandent s'il est le Messie, il renvoie à ses miracles (Mat., XI, 5). - b) Aux Juifs qui lui
posent la même question, il répond : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père
rendent elles-mêmes témoignage de moi» (Jean, X, 25). - c) Avant la résurrection de
Lazare, il déclare que le miracle qu'il va accomplir, c'est pour que le peuple qui l'entoure
croie à sa mission (Jean, XI, 42).
B. Les miracles de Jésus ne furent d'ailleurs pas interprétés autrement par tous ceux qui
en ont été les témoins. - a) Par ses disciples. Nous avons dit précédemment qu'ils crurent
en lui à partir et à cause du miracle de Cana ; - b) par Nicodème, qui le confesse on ces
termes : « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu comme docteur ; car
personne ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n'est pas avec lui» (Jean, III,
2) ; - c) par l'aveugle-né qui croit en Jésus après sa guéri-son (Jean, IX, 38) ; - d) par les
foules en général « qui étaient dans l'admiration et disaient : N'est-ce point là le fils de
David? » (Mat., XII, 23).
Conclusion. - Les miracles évangéliques sont donc des miracles historiquement certains ;
ils sont de vrais miracles et ils ont été faits pour démontrer que Jésus était un Envoyé de
Dieu. Si par conséquent cet Envoyé de Dieu nous dit qu'il est le Messie, et plus, qu'il est
le Fils de Dieu, dans le sens propre du mot, sa parole est digne de foi, car il est
inadmissible que Dieu ait consacré par sa puissance la parole d'un imposteur.

Art. III. - Jésus a confirmé son affirmation par sa Résurrection.

266. - 1° Importance de la question. - Au moment où nous en sommes de la


démonstration chrétienne, et après avoir établi la réalité historique des miracles de Jésus,
il pourrait sembler que le miracle de la Résurrection ne soit plus désormais nécessaire
pour attester sa mission divine et que ce soit chose faite. Il est vrai. Cependant il importe
au plus haut point que l'apologiste démontre la Résurrection par les preuves les plus
solides et qu'il ne laisse point les attaques des adversaires sans réponses, car, outre qu'elle
est bien le miracle des miracles, et qu'elle est un miracle prophétisé par Notre-Seigneur
lui-même, - donc miracle et prophétie à la fois, - elle a toujours été comme la base et la
clef de voûte de la prédication chrétienne. Les Apôtres ont cru et prêché que le Christ
était ressuscité des morts. Saint Pierre a affirmé la résurrection du Christ en termes for-
mels dans ses deux premiers discours (Act., II, 24 ; III, 15). Saint Paul, qui est revenu
souvent sur le sujet, n'hésitait pas à dire aux Corinthiens que leur foi était vaine si le
Christ n'était pas ressuscité (I Cor., XV, 17). L'on peut juger par là de l'importance de la
question.

2° Position de la question. - IL convient d'abord de bien déterminer comment se pose la


question du miracle de la Résurrection en face de la critique moderne.
Deux choses sont nécessaires pour que la Résurrection de Jésus ait toute sa valeur
apologétique et puisse être regardée comme un signe divin IL faut : 1° que le fait soit
historiquement certain, et 2° qu'il se soit accompli pour confirmer la mission divine de
Jésus. Il n'y a pas lieu en effet de démontrer le caractère miraculeux du fait, que personne
ne conteste. D'où deux paragraphes seulement

§ 1. - LA RÉSURRECTION EST UN FAIT HISTORIQUEMENT CERTAIN.

267. - 1° Adversaires. - Le miracle de la Résurrection a rencontré à toutes les époques de


nombreux adversaires. Seuls, ceux de l'heure présente doivent retenir notre attention.
D'une manière générale, l'on pourrait poser en principe que l'opinion des ennemis du
christianisme fut toujours commandée par leurs passions et leurs préjugés, Celle de nos
rationalistes modernes dérive de leur philosophie qui repousse a priori tout miracle, à
supposer même qu'il fût attesté par les témoignages les plus forts et les plus dignes de foi.
« Aujourd'hui, dit M. STAPFER, pour l'homme moderne, une résurrection véritable, le
retour à la vie organique d'un corps réellement mort est l'impossibilité des impossibilités.
» Le siège de ces critiques est donc fait d'avance, et la seule question qui se pose pour eux
c'est de découvrir le meilleur terrain sur lequel ils puissent donner l'assaut à
l'apologétique catholique. Ce terrain, ils ont cru le trouver dans la critique littéraire et
historique. L'on ne dit donc plus aujourd'hui : nous ne croyons pas à la Résurrection,
parce que le fait est impossible, parce qu'il est en dehors des lois de la nature ; l'on se
contente de dire : Tout fait historique doit être prouvé par le témoignage de ceux qui ont
pu le connaître. Or « la Résurrection, si on veut la prendre pour une réalité historique, de
même ordre que la mort, n'est attestée que par des témoignages discordants... la mort, fait
naturel et réel, a eu des témoins et pouvait être racontée ; la Résurrection, matière de foi,
n'a jamais été vérifiée... On ne parle que de visions et les récits qu'on en donne sont
contradictoires. » La Résurrection est « une croyance chrétienne, non un fait de l'histoire
évangélique. Et s'il fallait y voir un l'ait d'ordre historique, on serait obligé de reconnaître
que ce fait n'est pas garanti par des témoignages suffisamment sûrs, concordants, clairs et
précis. » Comme il est permis d'en juger par ces deux brèves citations, c'est bien au nom
de la critique historique qu'on entend nier le fait de la Résurrection: c'est en s'appuyant
sur les témoignages qui le rapportent, en les opposant entre eux, que l'on espère ruiner
l'un des points principaux de la croyance chrétienne. C'est ainsi que l'on met le
témoignage de saint Paul en parallèle avec le témoignage des Évangélistes, et comme le
premier est moins circonstancié et qu'il est de date antérieure, l'on prétend qu'il représente
la tradition primitive, laquelle n'aurait cru d'abord qu'à l'immortalité du Christ et ne serait
arrivée à la foi à la Résurrection corporelle de Notre-Seigneur que peu à peu et par des
étapes successives dont les récits évangéliques portent les traces. Nous allons voir si
toutes ces prétentions sont justifiées.

268. - 2° Preuves de la Résurrection. - Les deux principaux témoignages qui nous


rapportent le fait de la Résurrection sont, d'après l'ordre chronologique : - a) le
témoignage de saint Paul, consigné dans la première Épître aux Corinthiens, dont la date
de composition peut être fixée, de l'avis de tous les critiques, entre 52 et 57 ; et - b) le
témoignage des Évangiles, composés entre 67 et la fin du 1er siècle.

A. TÉMOIGNAGE DE SAINT PAUL. - Saint Paul, avons-nous dit plus haut, a souvent
prêché la Résurrection du Christ. Mais le passage le plus important où il en rende
témoignage, se trouve dans son Épître aux Corinthiens (XV, 11-14). Voici d'ailleurs les
points principaux de ce passage ; « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai
annoncé... je vous ai enseigné avant tout, comme je l'ai appris moi-même, que le Christ
est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; qu'il a été enseveli et qu'il est
ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures ; et qu'il est apparu à Képhas,
puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une seule fois à plus de cinq cents frères,
dont la plupart sont encore vivants, et quelques-uns se sont endormis. Ensuite il est
apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Après eux tous, il m'est apparu aussi à moi,
comme à l'avorton... Or, si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment
quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts? S'il n'y a
point de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est
pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, vaine aussi est votre foi. »
De l'analyse impartiale de ce texte, il ressort que saint Paul affirme la mort,
l'ensevelissement et la résurrection de Jésus : - a) la mort de Jésus « Je vous ai enseigné
que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures. » La mort de Jésus,
- la mort rédemptrice, Jésus s'immolant volontairement sur la croix pour le rachat de
l'humanité coupable, - voilà bien le thème ordinaire de la prédication de saint Paul. Or le
fait et la doctrine qui s'y rattache, il déclare les avoir reçus de la tradition apostolique ; --
b) la sépulture de Jésus : « Je vous ai enseigné... qu'il (le Christ) a été enseveli. » Le mot
grec « etaphê» dont saint Paul se sert, et que l'on a traduit par: « a été enseveli», désigne
généralement, chez les écrivains sacrés du Nouveau Testament, une sépulture honorable :
c'est le mot que saint Luc emploie quand il parle de la sépulture du riche dans la parabole
de Lazare (Luc, XVI, 22), et c'est encore le mot que nous trouvons dans les Actes des
Apôtres (II, 29), à propos de la sépulture de David. Il ne peut donc être question d'un
enfouissement, comme M. Loisy en a fait l'hypothèse dans un fragment de lettre reproduit
par 1'Univers du 3 juin 1907, où il ne craint pas de dire que « l'ensevelissement par
Joseph d'Arimathie et la découverte du tombeau vide, le surlendemain de la passion,
n'offrant aucune garantie d'authenticité, l'on est en droit de conjecturer que, sur le soir de
la passion, le corps de Jésus fut détaché de la croix par les soldats et jeté dans quelque
fosse commune, où l'on ne pourrait avoir l'idée de l'aller chercher et reconnaître au bout
d'un certain temps. » On ne voit pas bien sur quels textes une telle hypothèse petit
s'appuyer ; en tout cas ce n'est pas sur le mot etaphê employé par saint Paul et qui désigne
à tout le moins une sépulture ordinaire. Conjecturer après cela que Jésus fut jeté dans une
fosse commune n'est plus de la critique historique, c'est de la critique fantaisiste ; - c) le
fait même de la Résurrection. Ce troisième point est, à vrai dire, celui qui importe le plus
à l'Apôtre, le seul qui aille à la thèse qu'il soutient. Toutefois, il convient de le remarquer
aussitôt, il ne s'agit pas tant pour saint Paul de prouver la résurrection de Jésus qui n'est
pas en cause, que de la rappeler comme une vérité admise et de s'en servir comme de
point d'appui pour la démonstration d'un autre dogme mis en discussion. Quel est en effet
le but de la première lettre aux Corinthiens 1! C'est de prouver aux fidèles de cette Église,
précédemment évangélisée par saint Paul, que ceux d'entre eux qui nient la résurrection
des morts sont dans l'erreur et l'illogisme, puisqu'ils admettent bien la résurrection de
Jésus-Christ. Car, dans la pensée de l'Apôtre, les deux choses s'enchaînent, l'une est
impliquée dans l'autre. L'on ne peut nier la résurrection des morts sans nier la
Résurrection du Christ; et nier la Résurrection du Christ c'est donner un démenti au
témoignage des Apôtres, c'est dire qu'ils ont enseigné une chose fausse, et que dès lors le
christianisme est sans valeur. « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est
pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est votre foi.» (1 Cor., XV, 16,
17). Étant donné le but de l'Apôtre, il est assez naturel qu'il n'insiste pas autrement sur les
preuves de la Résurrection du Christ. Il lui suffit de faire un choix et de retenir celles qui
sont le plus aptes à faire impression sur ses lecteurs. Or des deux arguments employés par
les Évangélistes : le tombeau vide et les apparitions, il est indiscutable que le premier a
une moindre portée que le second, vu que le tombeau vide peut s'expliquer par d'autres
hypothèses que la résurrection. Saint Paul laisse donc de côté ce premier argument, ou
tout au moins, n'en parle-t-il que d'une manière indirecte. Nous disons cependant qu'il en
parle d'une manière indirecte, car lorsqu'il déclare que « le Christ est mort», « qu'il a été
enseveli » « et qu'il est ressuscité », c'est bien celui qui est mort et a été enseveli, qui
ressuscite, et comment la chose pourrait-elle se faire si le corps était resté au tombeau?
Toutefois, si le tombeau vide est dans la pensée de saint Paul, il faut reconnaître que
l'Apôtre ne cherche pas à en tirer un argument et qu'il se contente d'insister sur le fait des
apparitions.
Pour prouver, ou mieux, pour rappeler aux Corinthiens que Jésus est ressuscité, saint Paul
invoque donc six apparitions qu'il divise en trois groupes : - 1. Dans le premier groupe,
deux apparitions, l'une à Pierre, l'autre aux Douze ; - 2. dans le second, trois apparitions,
la première à cinq cents frères, la seconde à Jacques, la troisième à tous les Apôtres ; - 3.
dans le troisième, une seule apparition, celle dont il fut lui-même gratifié. Toutes les
apparitions d'ailleurs sont mises sur le même pied, mais il y a tout lieu de présumer que,
aux yeux de saint Paul, l'apparition aux cinq cents frères avait une importance
particulière, car, au moment où il écrivait, quelque vingt-cinq ans après l'événement, la
plupart de ces témoins étaient encore vivants, et c'est une sorte d'appel à leur témoignage
commun que l'Apôtre ne craint pas de leur adresser.

269. - Objection. - Les apparitions, objectent les rationalistes, sont mises par saint Paul
sur le même pied ; toutes furent du même genre, puisque l'apôtre les décrit de la même
manière, et qu'il emploie partout le même mot, le verbe ôphtê qu'on peut traduire par les
expressions françaises, « il a été vu» ou « il est apparu». Telle fut l'apparition de Jésus à
Saul sur le chemin de Damas ; telles furent donc les autres apparitions. La question
revient dès lors à déterminer ce que l'Apôtre a voulu signifier en disant qu'il avait vu le
Christ ressuscité. Or saint Paul n'a pas pu entendre par là qu'il avait vu le Christ revenu en
vie dans le corps qui avait été déposé dans le tombeau ; il n'a vu qu'une lumière, « un
corps de gloire» (Phil., III, 21). Et la lumière même qu'il a vue n'était pas une lumière
réelle et objective. « IL a eu la sensation de voir, sans qu'il y ait rien à la portée de son
regard. Il était halluciné.» Et comment cette hallucination se produisit-elle? C'est que,
d'après M. MEYER, saint Paul, homme de génie mais atteint d'une maladie nerveuse, et
coutumier de semblables visions, se trouvait corporellement et intellectuellement pré-
disposé à l'événement du chemin de Damas. Les idées de Jésus Messie, de Jésus principe
de vie, de Jésus vivant et immortel s'étaient formées peu à peu à son insu dans sa
subconscience. Sur la route de Damas, ces idées firent soudain irruption de sa
subconscience à sa conscience, et il vit alors le Christ dans un corps de gloire, un corps
spiritualisé ou pneumatique, qui projeta sur lui une lumière aveuglante, mais ce corps
n'était pas le cadavre de Jésus revenu à la vie. Toutes les apparitions mentionnées par
saint Paul, concluent alors les rationalistes, étant de la même nature que la sienne, n'ont
été que des visions subjectives.

Réfutation. - Nous admettons avec les rationalistes, comme nous l'avons du reste dit
précédemment, que les apparitions décrites par saint Paul, sont mises sur le même pied.
Mais est-il vrai que l'Apôtre, en rappelant l'apparition dont il fut témoin sur le chemin de
Damas, veut parler d'une « vision subjective» Le contexte indique tout le contraire. La
pensée intime de l'Apôtre peut on effet se déduire du but qu'il poursuivait dans sa lettre.
Voulant combattre l'opinion de certains fidèles de Corinthe qui niaient la résurrection
corporelle des morts, saint Paul entend en démontrer l'existence et la nature en s'appuyant
sur la Résurrection de Jésus. Son raisonnement eût donc tombé à faux, si, pour prouver
que les morts reprendront leurs corps, leurs vrais corps, quoique glorieux et doués de
propriétés nouvelles, il eût commencé par dire, que la Résurrection du Christ, qui en était
le principe et le modèle, n'avait pas été corporelle. Quand il déclare que le Christ
ressuscité lui est apparu, il veut donc dire qu'il l'a vu dans le même corps qui était mort et
avait été enseveli, identique à ce qu'il avait été durant sa vie terrestre, sauf la qualité de
gloire en plus. Telle est, à ne pas en douter, le fond de la pensée de l'Apôtre. - Cela est
juste, répliquent les rationalistes, « les Évangélistes et saint Paul n'entendent point
raconter des impressions subjective? ; ils parlent d'une présence objective, extérieure,
sensible, non d'une présence idéale, bien moins encore d'une présence imaginaire. Les
conditions d'existence de ce corps étaient différentes, mais c'était le même qui avait été
mis dans le tombeau, et que l'on croyait n'y être point demeuré ». Oui, mais c'était là,
d'après M. LOISY toujours, pure hallucination ou simple illusion, de la part des Apôtres.
1. Pour ce qui concerne le propre cas de saint Paul, peut-on dire qu'il fut halluciné? Il est
vrai que plusieurs fois dans sa vie, il eut des visions, mais il a toujours pris soin de
distinguer entre celle-ci et les autres. La vision du chemin de Damas était, à ses yeux, le
fondement de sa vocation. C'est parce qu'il avait vu le Christ glorieux, qu'il s'était
rencontré avec lui et avait entendu son appel, qu'il revendiquait le titre d'apôtre. Jamais il
n'aurait osé se prévaloir de ce titre s'il n'avait eu la conviction d'avoir vu le Christ aussi
réellement que les autres Apôtres, et d'avoir ouï sa voix qui l'appelait à l'apostolat.
Sans doute, poursuivent nos adversaires, saint Paul fut sincère, mais cela n'empêche pas
qu'il fut victime de l'hallucination. Tout en poursuivant les chrétiens, il se fit au fond de
son être un travail inconscient ; il eut des doutes sur la vérité de la doctrine de Jésus, sur
la légitimité de ses persécutions, bref, il eut des remords. Ces impressions restées d'abord
latentes, à l'intérieur de son être, jaillirent subitement de sa subconscience à sa
conscience, provoquant les hallucinations de la vue et de l'ouïe, et produisant dans son
esprit des convictions nouvelles et causant sa conversion. - Or rien de tout cela n'est
historique. Ce prétendu travail préparatoire à la conversion, qui se serait passé dans la
conscience subliminale de saint Paul, n'apparaît nulle part. C'est toujours de bonne foi
que Paul persécuta les chrétiens, et parce qu'il croyait bien faire en défendant les «
traditions» de ses « pères», comme il L'a déclaré lui-même (Gal., I, 14 ; Act., XXVI, 9). Ce
qu'il a fait, il l'a fait « par ignorance» (I Tim., I, 13). L'hypothèse du remords n'a aucune
base dans les textes. C'est en un instant que Saul se trouva converti et qu'il crut en Celui
dont il persécutait les disciples.
2. Mais supposons, si on le veut, que saint Paul fut halluciné. Dira-t-on que les autres
témoins, dont parlent saint Paul et les Évangélistes, furent tous hallucinés ? Tout repousse
cotte supposition : les conditions de nombre, de temps et de circonstances ne comportent
pas une telle hypothèse. - 1. Le nombre. Il n'est pas raisonnable de supposer que tant de
témoins d'un caractère si différent aient été victimes d'une illusion de leurs sens. Ce n'est
pas une fois que Notre-Seigneur se montre ressuscité, mais de nombreuses fois ; ce n'est
pas à une personne, ce n'est pas même à ses soûls Apôtres qu'il apparaît, mais à cinq cents
frères à la fois. - 2. Le temps. Les apparitions ont ou lieu après la mort de Jésus, c'est-à-
dire à un moment où les disciples étaient désemparés et songeaient à se cacher. Dans un
pareil état d'esprit, ils ne pouvaient s'imaginer que le Crucifié leur apparaissait dans la
gloire. Les apparitions ont donc dû s'imposer du dehors et dans des conditions
d'objectivité telles qu'elles ont entraîné une foi irrésistible à la Résurrection. - 3 Les
circonstances. Saint Paul il est vrai, ne mentionne aucune circonstance, mais si nous nous
reportons aux récits des Évangélistes, nous voyons que les Apôtres sont d'abord
incrédules et croient voir un esprit. Jésus leur fait alors toucher ses plaies (Luc, XXIV, 37,
40 ; Jean, XX, 27) ; il mange devant eux (Luc, XXIV, 43) ; il leur fait remarquer « qu'un
esprit n'a ni chair ni os » (Luc, XXIV, 39) ; il permet aux saintes femmes d'embrasser ses
pieds (Mat., XXVIII, 9).
Dira-t-on encore que les hallucinations, telles qu'on les entend, ont été des hallucinations
vraies, des hallucinations objectives, produites directement par Dieu pour obtenir la foi
des Apôtres à Jésus vivant et triomphant? Cette hypothèse n'est pas plus historique que
les autres ; elle est de plus blasphématoire, vu qu'elle regarde Dieu comme la cause
directe de l'erreur.

CONCLUSION. - Les attaques des adversaires manquent donc de base sérieuse, et nous
avons le droit de conclure que, suivant le témoignage de saint Paul, la Résurrection est
un fait historiquement certain, démontré par six apparitions. De ces apparitions saint Paul
peut rendre témoignage d'une, puisqu'il a conscience d'en avoir été l'heureux témoin.
Quant aux outres, il affirme qu'elles sont venues à sa connaissance par le récit qui lui en a
été fait lors de sa première rencontre à Jérusalem avec les Apôtres, an particulier avec
saint Pierre et saint Jacques, trois ans après sa conversion (Gal., I, 18), c'est-à-dire
environ quatre ans après l'événement lui-même, si l'on suit la chronologie adoptée par M.
HARNACK qui reporte la conversion de saint Paul à l'année même de la mort de Jésus.
Ainsi, à une époque aussi rapprochée des faits, les Apôtres croyaient déjà à la Résur-
rection corporelle de leur Maître. Il n'est donc pas possible d'admettre, avec l'école
mythique, que la Résurrection est une légende qui s'est formée au milieu du II e siècle, ni,
avec certains critiques contemporains (LOISY), que les Apôtres et les disciples n'ont ni cru
ni prêché que le corps de leur Maître était sorti vivant du tombeau au troisième jour après
sa mort, et que les chrétiens ne seraient arrivés à cette foi qu'en défigurant les croyances
primitives et les impressions des premiers disciples.

270. - B. TÉMOIGNAGE DES ÉVANGILES. - D'après le témoignage des quatre


Évangiles, la foi à la Résurrection de Jésus est née d'une double cause : - a) de la
découverte du tombeau vide, et - b) des apparitions du Ressuscité.
a) Argument tiré de la découverte du tombeau vide. - Suivant les récits des quatre
Évangélistes, les femmes et les disciples qui se rendirent au sépulcre pour embaumer
Jésus, trouvèrent le tombeau vide. La pierre qui fermait l'entrée du sépulcre était rejetée
sur le côté (Marc, XVI, 4). A l'intérieur du sépulcre, les linges gisaient à terre, les linceuls
et le suaire séparément (Jean, XX, 7) ; le corps de Jésus n'était plus là (Luc, XXIV, 3). Un
Ange leur annonça la Résurrection. Les gardes effrayés avaient fui et étaient allés
annoncer la nouvelle aux princes des prêtres qui leur donnèrent une forte somme d'argent
pour publier que les disciples avaient enlevé le corps pondant qu'ils dormaient (Mat,
XXVIII, 11, 13).
Ainsi le premier argument invoqué par les Évangélistes en faveur de la Résurrection est
tiré de ce fait que le lendemain du sabbat, le dimanche matin, le corps de Jésus avait
disparu du tombeau où il avait été enseveli l'avant-veille par Joseph d'Arimathie.

271. - Objection. - L'argument tiré de la découverte du tombeau vide a été, de tout temps,
l'objet des plus vives attaques de la part des adversaires dix christianisme. - 1. Ou bien ils
ont admis la matérialité du fait, et ils se sont ingéniés a en fournir des explications
naturelles : - 1) Les Juifs, au 1er siècle, recoururent à l'hypothèse de l’enlèvement. Ils
accusèrent les disciples d'avoir dérobé le corps de leur Maître, la nuit, pendant que les
gardes dormaient. - 2) Parmi les critiques modernes. les uns ont complètement abandonné
l'hypothèse de l'enlèvement par les disciples de Jésus. C'est ainsi que l'école naturaliste
allemande (BRET-SCHNEIDER, PAULUS, HASE) supposa que Jésus n'était pas mort sur la
croix et qu'il était seulement tombé en léthargie. La fraîcheur du tombeau, la vertu des
baumes et la forte odeur des aromates l'ayant rappelé à la vie, il se débarrassa de ses
linceuls et du suaire qui lui couvrait la tête, et il put sortir du sépulcre grâce à un
tremblement de terre qui fit rouler la pierre qui on scellait l'entrée. Il apparut alors à ses
disciples qui le crurent ressuscité. Les autres, au contraire, ont repris l'hypothèse de
l'enlèvement en la modifiant. Comme le découragement dans lequel étaient tombés les
Apôtres, écarte d'eux tout soupçon d'imposture, ils ont supposé que l'enlèvement avait été
fait soit par les Juifs qui voulaient empêcher l'affluence des visiteurs, soit par le
propriétaire du jardin qui voulait débarrasser son caveau du cadavre qui en avait pris
possession, soit par Joseph d'Arimathie lui-même qui, n'étant pas un disciple de Jésus, et
n'ayant prêté son caveau que par charité, se serait empressé, le sabbat passé, de faire
transporter le corps dans un autre endroit.

2. Ou bien ils ont nié la matérialité du fait et ont prétendu que le récit de la découverte du
tombeau vide est une légende inventée par la seconde ou la troisième génération
chrétienne, et ils en veulent voir la preuve dans le silence de saint Paul. Si saint Paul,
disent-ils, dont le témoignage est antérieur à celui des Évangiles, ne mentionne pas
l'argument du tombeau vide, c'est qu'il ne le connaissait pas et que la légende n'était pas
encore formée au moment où il écrivait.

Réfutation. - Nous ne nous attarderons pas à répondre longuement à ceux qui, prenant
les Apôtres pour des imposteurs, soutiennent qu'ils ont été les auteurs du rapt. Quel intérêt
pouvaient-ils avoir à inventer la fable de la Résurrection et à faire adorer comme un Dieu,
un séducteur dont ils auraient été les premières victimes? Un tel plan n'était-il pas
d'ailleurs irréalisable? Comment auraient-ils enlevé le corps? Par violence, par corruption
ou par ruse? Aucune des trois hypothèses n'est sérieuse. La violence n'est pas admissible,
de la part de gens qui avaient montré si peu de courage au cours de la Passion. La
corruption n'est possible qu'avec de l'argent, et les Apôtres étaient plutôt pauvres. Reste le
troisième moyen : enlever le corps par ruse. Il s'agissait alors de surprendre les gardes
par un chemin détourné, ou la nuit, alors qu'ils auraient été endormis, de pousser la pierre
sans le moindre bruit, puis d'enlever le corps sans éveiller personne, et de le cacher dans
une retraite assez sûre pour qu'on ne pût le découvrir : une telle entreprise ne dépasse-t-
elle pas les limites de la vraisemblance ?

2. L'hypothèse de la mort apparente de Jésus est tombée aujourd'hui dans le plus


complet discrédit. Il faut choisir en effet. Ou l'on accepte les récits des Évangélistes tels
qu'ils sont, et alors rien n'autorise à croire que la mort de Jésus ne fut qu'apparente. Si les
souffrances de la croix et le coup de lance ne l'avaient pas fait mourir, il aurait sûrement
été asphyxié par les cent livres d'aromates et par le séjour au tombeau. Ou bien l'on
regarde les récits évangéliques comme des légendes, et alors l'on tombe dans l'objection
qui nie la matérialité du fait et à laquelle nous répondrons plus loin.

3. Dire que le rapt a été commis par les Juifs, est une hypothèse plus absurde encore et
contredite par les faits. Il faut se souvenir en effet que les Apôtres prêchèrent la
Résurrection, non seulement devant le peuple, mais devant les chefs de la nation. Pierre
et Jean furent emprisonnés pour cela, et ils comparurent devant le tribunal juif (Actes, IV,
1, 12). Conçoit-on alors le silence des Sanhédrites? « La pièce à conviction était entre
leurs mains ; ils pouvaient ébranler d'un seul geste, d'une parole, la foi nouvelle dont les
progrès rapides les inquiétaient... Si les Sanhédrintes se sont tus, s'ils n'ont pas opposé ce
démenti éclatant, c'est parce qu'ils n'étaient pas en état de le fournir. A Jour insu et sans
eux le sépulcre avait été dépouillé de son cadavre. » Et qui donc l'avait enlevé? « Ce n'est
pas un ami. Ce n'est pas un ennemi. Ce n'est pas un étranger. Depuis plus de dix-neuf
siècles (Mat., XXVIII, 12-15) on a épuisé toutes les hypothèses pour échapper au miracle ;
à aucune on n'a pu donner quelque vraisemblance. Il ne reste qu'une réponse possible. Le
Christ est sorti de lui-même de son sépulcre. Il est ressuscité corporellement » !

4. Est-on mieux fondé à prétendre que la découverte du tombeau vide est une légende
inventée par la seconde ou la troisième génération chrétienne ? Comment expliquer alors
la foi des Apôtres, la transformation totale, qui s'est faite en eux quelque temps après le
grand drame de la croix qui les avait laissés si découragés et si abattus? Si rien n'est venu
les remettre de leur déception, si la foi à la Résurrection ne s'est formée que peu à peu,
comment se fait-il que, de lâches et timides qu'ils étaient au cours de la Passion, ils soient
devenus, après, intrépides, audacieux et qu'ils prêchèrent la Résurrection jusqu'au
sacrifice de leur vie? Faut-il croire « ces témoins qui se font égorger » ou les prendre pour
des exaltés et des fous?

272. - b) Argument tiré des apparitions. - Tandis que l'argument tiré du tombeau vide
n'est qu'une preuve indirecte, vu que le fait peut être expliqué par d'autres hypothèses que
la Résurrection, les apparitions constituent une preuve directe.
Si l'on compare les deux témoignages de saint Paul et des Évangélistes, l'on peut compter
onze apparitions, celle du chemin de Damas à saint Paul non comprise. Deux apparitions
mentionnées par saint Paul ne figurent pas chez les Évangélistes, à savoir l'apparition aux
cinq cents disciples et l'apparition à Jacques. Le total des apparitions relatées par les
Évangélistes s'élève donc à neuf, dont sept eurent lieu à Jérusalem ou aux environs, et
deux en Galilée. Dans le premier groupe, - les apparitions hiérosolymitaines, - l'on
compte les apparitions : - 1. à Marie-Madeleine (Marc, XVI, 9 ; Jean, XX, 14, 15) ; - 2.
aux femmes qui revenaient du sépulcre ( Mat., XXVIII, 9) ; - 3. à Simon Pierre (Luc, XXIV,
34) ; - 4. aux deux disciples qui allaient à Emmaüs (Marc, XVI, 12 ; Luc, XXIV, 13 et
suiv.) ; et - 5. aux Apôtres réunis dans le Cénacle, Thomas absent (Marc, XVI, 14 ; Luc,
XXIV, 36 et suiv. ; Jean, XX, 19-25). Ces cinq premières apparitions eurent lieu le jour de
Pâques. - 6. Huit jours plus tard, à Jérusalem encore, Jésus apparut aux onze Apôtres,
Thomas présent et invité par le Seigneur à toucher les plaies de ses mains et de son côté
(Jean, XX, 26-29). - 7. En Galilée, il apparut à sept disciples sur le lac de Tibériade (Jean,
XXI, 1, 14) ; puis - 8. aux onze Apôtres sur une montagne de (ralliée (Mat., XXVIII, 16,
17). - 9. Enfin, une dernière apparition qui précéda l'Ascension et qui eut lieu sur le Mont
des Oliviers devant tous les Apôtres assemblés (Luc, XXIV, 50).

273. - Objection. - On objecte contre l'argument tiré des apparitions les divergences que
l'on trouve dans les narrations évangéliques. - 1. L'on fait remarquer que les Évangélistes
ne s'entendent pas sur le nombre des femmes qui se rendirent au tombeau, ni sur le
nombre des Anges qu'elles virent. - 2. Mais l'on invoque surtout la soi-disant opposition
entre les auteurs sacrés à propos du théâtre des apparitions. D'après les critiques libéraux
et rationalistes, il y aurait dans les récits évangéliques comme deux traditions
superposées et d'ailleurs inconciliables : l'une représentée par saint Matthieu et saint
Marc, plaçant les apparitions en Galilée, conformément au message que l'ange donne aux
saintes femmes pour les Apôtres au matin de la résurrection ; l'autre représentée par saint
Luc et saint Jean et mettant le théâtre des apparitions exclusivement en Judée.

Réfutation. - 1. Loin d'infirmer leurs récits, les divergences prouvent au contraire


l'indépendance des historiens. Les divergences portent d'ailleurs sur des points
secondaires, tels que le nombre des femmes et le nombre des anges ; elles laissent intact
le fait lui-même de la Résurrection. Il apparaît avec évidence que les variantes de détails
n'empêchent nullement l'identité du fond. - 2. L'opposition qu'on signale entre les
Évangélistes à propos du théâtre des apparitions, n'est pas aussi évidente qu'on l'affirme,
et il est loin d'être démontré qu'il y eut deux traditions distinctes, l'une hiérosolymitaine,
l'autre galiléenne, et encore moins, que chaque évangéliste ne connut que l'une des deux
traditions. Comment peut-on prétendre, en effet, que saint Matthieu qui, avec saint Marc,
représente la tradition galiléenne, ignore la tradition judéenne, alors qu'il rapporte une
apparition de Jésus aux saintes femmes, au moment où elles sortaient du sépulcre? (Mat.,
XXVIIÎ, 8, 9). La finale de saint Marc rapporte également des apparitions
hiérosolymitaines, mais n'insistons pas sur ce fait, vu que nos adversaires considèrent
cette finale comme apocryphe. De même, l'Évangile de saint Jean, si on le prend en son
entier et avec son appendice, raconte des apparitions judéennes et des apparitions
galiléennes. Saint Luc ne rapporte que les apparitions judéennes. Donc, en définitive, si
l'on excepte saint Luc, les Evangélistes connaissent les deux théâtres des apparitions du
Christ, et l'exclusivisme qu'on voudrait trouver dans leurs narrations, n'existe en réalité
que dans l'esprit des critiques rationalistes. Trois Évangélistes au moins sur quatre ont
recueilli la double tradition : hiérosolymitaine et galiléenne.
Remarquons, par ailleurs, que la plupart des divergences s'expliquent très bien par le but
différent que les Évangélistes poursuivaient. Ainsi saint MATTHIEU, écrivant pour le
milieu juif où le bruit courait que les disciples avaient enlevé le corps du Christ montre
l’invraisemblance d’une telle accusation par le récit de la garde mise au tombeau et de
l'apposition des scellés sur la pierre du sépulcre. Saint MARC écrivant pour le milieu
romain, très attaché aux formes juridiques, rapporte d'abord que la mort de Jésus a été
constatée officiellement par une enquête de Pilate auprès du Centurion chargé de
l'exécution de la sentence, puis il insiste sur l'incrédulité des disciples qui refusent
d'ajouter foi au récit de Marié-Madeleine. - Saint Luc, écrivant pour le milieu grec, où le
témoignage des femmes n'était pas reçu en justice et où la résurrection des morts était
regardée comme une absurdité, ne mentionne que les apparitions aux hommes (aux deux
disciples d'Emmaüs, à Pierre, aux Onze et à leurs compagnons) et apporte des détails
matériels afin de démontrer que le corps ressuscité du Christ n'était pas un fantôme, mais
bien un corps réel, puisqu'il se laissait toucher et qu'on pouvait le voir manger et boire.
Ne suivant pas la même marche, les Évangélistes se sont donc approprié ce qui rentrait
dans leur plan et convenait le mieux à leurs lecteurs : ce serait dès lors une erreur de
conclure qu'ils aient ignoré les faits qu'ils passent sous silence.

Conclusion. - Ainsi, de l'examen des documents, il résulte que, dès les premiers jours, les
Apôtres, tant par la découverte du tombeau vide que par les apparitions, crurent que leur
Maître était ressuscité, qu'ils se le représentèrent survivant, non seulement dans son âme
immortelle, mais dans son corps. Ils crurent que son corps n'était pas resté au tombeau,
mais qu'il vivait à nouveau et pour toujours, transformé et glorifié.

§ 2. - LE MIRACLE DE LA RÉSURRECTION FUT ACCOMPLI POUR CONFIRMER LA


MISSION DIVINE DE JÉSUS.

274. - La connexion entre la Résurrection de Jésus et sa mission divine est chose si


manifeste qu'elle n'a jamais été l'objet de controverse. Entre les adversaires du
christianisme et les apologistes chrétiens le débat n'a jamais porté que sur le fait même de
la. Résurrection. Il a toujours été admis que, si Jésus était ressuscité, sa mission était
divine ; il était le Messie, le Fils de Dieu.

Il ne sera donc pas nécessaire d'insister longuement sur ce point. La pensée de Jésus de
lier sa mission au miracle de la Résurrection, ressort : - 1. de ce fait qu'il prédit
l'événement à plusieurs reprises, comme étant une marque révélatrice du Messie : « Alors
(après la confession de Pierre) il commença à leur (aux Apôtres) enseigner qu'il fallait
que le Fils de l'homme souffrît beaucoup... qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât trois
jours après. » (Marc, VII, 31). A trois autres reprises, Jésus prédit encore sa mort et sa
résurrection (Marc, IX, 8, 9 ; 30 ; X, 32-34) ; - 2. de cet autre fait qu'on doux
circonstances Jésus fit appel à sa Résurrection future comme au seul signe qui serait
donné pour prouver sa mission. - 1. Dans une première circonstance, un groupe de
Pharisiens lui demande un signe de sa mission : « Maître, nous voudrions voir un signe
de vous. » Il leur répondit : « Cette race méchante et adultère demande un signe, et il ne
lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas : de même que Jonas fut trois
jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de
la terre trois jours et trois nuits. » (Mat., XII, 38-40). - 2. Dans une seconde circonstance,
alors qu'il venait de chasser les vendeurs du Temple, les Juifs, s'étonnant de le voir agir
ainsi, lui demandent un signe qui l'autorise a user d'une telle autorité ; Jésus répond en ces
termes : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs repartirent : «
C'est en quarante-six ans que ce temple a été bâti, et vous, en trois jours, vous le relèverez
! » Mais lui, il parlait du temple de son corps. Lors donc qu'il fut ressuscité des morts, ses
disciples se souvinrent qu'il avait dit cela. » (Jean, II, 18-22).

Conclusion. - Ainsi le seul signe que Jésus consente à donner à ses ennemis en faveur de
sa mission divine, c'est sa Résurrection. Et comme celle-ci est un fait historiquement
certain, nous pouvons conclure que Jésus nous a laissé le témoignage le plus authentique
et le plus grand de son origine divine.

BIBLIOGRAPHIE. - Sur les prophéties et les miracles. - Les Vies de Jésus-Christ par
l'abbé FOUARD, Mgr LE CAMUS, le P. DIDON. le P. BERTHE.- LEMONNYER, art. Fin du
monde (Dict. d'Alès). - LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu. - BATIFFOL, Six leçons sur
l'Évangile (Blond). - FILLION, Les miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, - DE
BONNIOT, Les miracles de l'Évangile (Étude 1888) - BOURCHANY, PÉRIER, TIXERONT,
Conférences apologétiques (Gabalda). - Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-Christ -
COUGET, La divinité de Jésus-Christ.- FRAYSSINOUS, Défense du Christianisme, Des
miracles (Le Clère). - LACORDAIRE, 38e conférence. - MONSABRÉ, 28e , 29e , 36e
conférences, Introduction au Dogme.

Sur la Résurrection. - MANGENOT, La Résurrection de Jésus (Beauchesne) - LADEUZE,


La Résurrection du Christ devait la critique contemporaine (Bloud). - CHAUVIN, Jésus
est-il ressuscité? (Bloud). - LEPIN, Christologie (Beauchesne).- LEBRETON, art. Sur la
Résurrection, Rev pr. d'Ap., mai 1907. - LESÊTRE, Jésus ressuscité, Rev. du Clergé
français, 1907. L'Ami du Clergé, Année 1923, Nos 36, 44, 49. - BOURDALOUE, Sermon sur
la Résurrection...

CHAPITRE V. - La Doctrine chrétienne, Sa rapide diffusion. Le Martyre.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

275. - Maintenant que nous avons vérifié les titres du fondateur du christianisme et que
nous avons démontré que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes, il semble
superflu de mettre en lumière la qualité de la doctrine. Il y a tout lieu, en effet, de
préjuger qu'elle est transcendante, puisqu'elle est l'œuvre d'un Envoyé divin.
Comme nous aurons l'occasion, dans le second article, de parler de l’excellence de la
doctrine chrétienne (V. N° 285), nous laisserons de côté la question pour le moment. De
toute façon, il n'est pas possible, dans un Manuel d'Apologétique, de donner à cette
preuve de la divinité du christianisme (critère intrinsèque) les développements qu'elle
comporte. Ce travail nous entraînerait trop loin, et nous prenons la liberté de renvoyer à
notre « Doctrine catholique ».
Nous plaçant sur le seul terrain de l'apologétique défensive, nous nous bornerons ici à
répondre à une objection que les rationalistes tirent de l'histoire comparée des religions.
Lorsque nous avons parlé des fausses religions, à dessein nous avons mis en relief les
ressemblances qui existent entre elles et le christianisme. Nous tenons à y revenir, afin
d'écarter définitivement l'objection rationaliste qui voudrait représenter la doctrine
chrétienne comme une doctrine d'emprunt et sans individualité propre.
Après cela, nous envisagerons les circonstances historiques du christianisme, ses
destinées dans l'espace et dans le temps, autrement dit, sa rapide diffusion parmi le
monde, et sa merveilleuse vitalité à travers les siècles, en dépit des obstacles nombreux
qu'il a rencontrés, en particulier, des violentes persécutions qui ont essayé de l'étouffer à
ses origines. Ce dernier point nous amènera à la question du martyre.
Ce chapitre comprendra donc trois articles : 1° Dans le premier, nous établirons le
caractère original de la doctrine du Christ. 2° Dans le second, nous parlerons de sa
merveilleuse propagation. 3° Enfin nous traiterons du martyre.
Art. I. - La doctrine chrétienne n'est pas une synthèse de doctrines
étrangères.

276. - 1° Objection rationaliste. - Nous avons vu précédemment (N° 142) que les
rationalistes, s'appuyant sur la doctrine de l'évolution, assignent au sentiment religieux
une origine tout humaine, où il n'y a place ni pour le surnaturel ni pour la révélation.
Partant de ce principe qu'ils érigent en dogme, ils étudient les religions comme des
institutions humaines, ils en relèvent avec soin les points de ressemblance, et n'hésitent
pas à tirer les conclusions suivantes : à savoir que toutes les religions sont de la même
essence, qu'elles se sont influencées réciproquement, que le judaïsme et le christianisme
ne sont pas des religions plus originales que les autres, et qu'en particulier, le
christianisme est une religion d'emprunt, qu'il a puisé son dogme, sa morale et son culte
soit au judaïsme, soit aux doctrines philosophiques de la Grèce et de Rome, soit surtout
aux religions de plus vieille date, telles que le zoroastrisme, le bouddhisme et le
mithriacisme, bref, qu'il est une synthèse de doctrines étrangères.

277. - Réfutation. - Ainsi, les historiens rationalistes des religions, après avoir noté les
points de contact qu'il y a entre le christianisme et les autres religions, se croient en droit
de conclure que le christianisme est coupable de plagiat, et que, de ce fait, il ne saurait
revendiquer une origine divine, puisqu'il aurait emprunté sa doctrine à des religions que
lui-même déclare d'origine humaine.
Il convient, pour répondre à ces allégations, de distinguer deux choses : la question de
fait, et la question de l'interprétation du fait, ou si l'on veut, la matérialité du fait, et les
conclusions qu'on en tire.

A. LA QUESTION DE FAIT. - Dans le but de prouver que le christianisme n'a pas


d'individualité propre, qu'il n'est pas une religion originale, les rationalistes relèvent donc
les ressemblances qui existent entre sa doctrine et les autres doctrines antérieures, soit
philosophiques, - soit religieuses. Voici les principales analogies qu'ils signalent sur le
triple terrain du dogme, de la morale et du culte.
a) Dogme. - D'après les rationalistes, qu'il s'agisse des vérités naturelles ou des vérités
surnaturelles, il n'y a rien dans le christianisme qui ne se trouve déjà ailleurs. - 1. Ainsi,
les philosophes de l'antiquité grecque et latine, tels que Socrate, Platon, Aristote, Cicéron,
Sénèque, etc., ont enseigné, plus ou moins clairement, l'existence d'un Dieu unique, d'une
Providence qui gouverne le monde, d'une âme spirituelle et libre destinée à une survie où
elle recevra soit la récompense de ses bonnes actions, soit le châtiment de ses fautes.
D'une façon plus précise encore, ces vérités sont enseignées par les livres sacrés des Juifs.
- 2. Passons maintenant aux dogmes qui paraissent former le fond original de la religion
chrétienne, c'est-à-dire aux trois grands mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la
Rédemption, celle-ci avec son corollaire obligé, le sacrifice. Eh bien, disent les
rationalistes, non seulement ces dogmes ne sont pas nouveaux et appartiennent tous, plus
ou moins, aux religions de l'Inde, mais même les circonstances historiques, ce que l'on
pourrait appeler les alentours des dogmes, sont comme une réédition de ce qui se lit dans
les Livres sacrés de religions d'origine plus ancienne. Nous avons signalé ces différents
points au chapitre des fausses religions (V. Nos 191 et suiv.) Nous les rappelons ici
brièvement. Dans le mithriacisme, le jeune dieu Mithra naît dans une grotte comme Jésus.
Mais c'est surtout avec lès religions de l'Inde que la parenté du christianisme est étroite.
Krishna, dieu incarné de. l'hindouisme, est adoré, à sa naissance, par des bergers et
quelque temps après, il doit, comme Jésus, fuir en exil. Le Bouddha, à son tour, nous
rappelle maints traits de la vie de Jésus. Avant d'entreprendre sa prédication et de
commencer son rôle de libérateur, il passe quatre semaines dans la solitude où il subit les
assauts du démon tentateur, Mâra. Les livres sacres de la Perse racontent également une
tentation de Zoroastre. Ajoutons enfin que la résurrection de Jésus elle-même n'est pas un
fait unique dans l'histoire des religions : elle a comme parallèles la mort et la résurrection
de trois jeunes dieux, Osiris, Adonis et Atys.
b) Morale. - La morale chrétienne ne présenterait pas, d'après les rationalistes, de
caractère plus original. Elle serait, en grande partie, une adaptation de la morale
stoïcienne et de la morale de Zoroastre. Bien plus, le christianisme ne serait même pas
neuf sur le terrain de l’ascétisme. Les conseils évangéliques, - le célibat volontaire, la
pauvreté volontaire et la vie commune, - auraient été mis en pratique avant l'Évangile :
nous avons vu en effet que le bouddhisme a ou ses moines longtemps avant le
christianisme (V. N° 195).
c) Culte. - 1. L'on prétend retrouver les sept sacrements dans le mithriacisme. Le
bouddhisme et le brahmanisme ont également la confession des fautes. La communion
qui fait partie intégrante du sacrifice eucharistique a pour pendant dans les cultes païens
l'usage de participer aux victimes immolées à la divinité. - 2. Le culte des saints et des
images correspond, dit-on, au culte des dieux et des idoles. - 3. Le christianisme a
emprunté au paganisme tous ses rites et toutes ses cérémonies ; il adore et implore la
divinité de la môme façon, par les mêmes signes extérieurs, par les mêmes gestes, voire
par les mêmes formules. Les ex-voto qui recouvrent les murs des églises célèbres, et qui
sont des marques de faveurs obtenues, ont leurs analogues dans le paganisme : les
monuments d'actions de grâces abondaient près du temple d'Esculape à Épidaure et près
du temple de Jupiter à Dodone. Donc, concluent les rationalistes, sur ce point comme sur
les autres, la religion chrétienne n'a rien innové ; elle est une copie évidente des autres
cultes.

278. - B L'INTERPRÉTATION DU FAIT. - Des ressemblances qui existent entre le


christianisme et les autres religions, les rationalistes s'empressent de tirer la conclusion
que le premier est l'emprunteur. Mais c'est précisément ce qu'il s'agirait de démontrer, car
il va de soi que le plagiat ne se présume pas, il faut en faire la preuve. Or c'est chose
facile de noter les ressemblances ; ce qui est plus difficile c'est d'établir la filiation. En
reprenant les trois divisions : dogme, morale et culte, nous allons voir que cette filiation
n'existe pas ou qu'elle s'explique par des raisons valables.
a) Dogme. - 1. Que les vérités naturelles, telles que l'unité et l'immortalité de l'âme aient
été enseignées par des philosophes antérieurs au christianisme, cela se conçoit, puisque la
raison peut, par ses seules forces, découvrir ces vérités. L'on pourrait cependant
remarquer qu'elles ont été rarement connues sans mélange d'erreur. Ainsi PLATON, tout en
reconnaissant une Divinité suprême, est dualiste. ARISTOTE rejette la Providence,
SÉNÈQUE paraît plutôt panthéiste, et presque tous ont représenté la Divinité comme
soumise à l'aveugle Destin.
Mais on objecte aussi que le monothéisme, l'immortalité de l'âme, la croyance à une vie
future, étaient déjà les éléments essentiels de la religion juive. Assurément, et ce serait un
contresens de vouloir en tirer parti contre le catholicisme, puisque celui-ci est le premier,
non seulement à admettre sa parenté, mais à affirmer cotte filiation comme un de ses
dogmes.
Les ressemblances d'ailleurs s'arrêtent là. Et si nous voulions relever les divergences entre
les deux religions, établir le contraste entre le rigorisme, l'orgueil et la justice austère des
Pharisiens, d'une part, et d'autre part, la bonté, l'humilité la charité inépuisable de Jésus,
nous forcerions nos adversaires à confesser que la religion chrétienne, tout en étant une
évolution de la religion juive, a accompli un tel progrès qu'elle peut être considérée
comme une religion tout à fait neuve et originale.
2. Le point important de l'objection rationaliste concerne évidemment les trois dogmes de
la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, c'est-à-dire ce qui paraît être le fond
propre de la religion chrétienne. Remarquons tout d'abord que ces trois dogmes ont leur
fondement dans les Livres sacrés du Nouveau Testament et en particulier dans les Évan-
giles. Pour démontrer que 1P christianisme a emprunté des dogmes, il faudrait donc faire
la preuve que les documents de la révélation chrétienne n'ont pas de caractère original,
qu'ils portent des traces d'importation étrangère. Or si l'on rapproche nos Livres sacrés de
ceux de l'Inde et de la Perse, on constate aisément, par la critique interne, que les
premiers n'ont pas été influencés par les seconds.
Par ailleurs, les ressemblances signalées sont-elles si complètes que l'on puisse dire que
les dogmes du christianisme sont empruntés? « Ne consistent-elles pas fort souvent en de
simples analogies très éloignées, de telle sorte qu'il y ait entre les éléments
correspondants du christianisme et des autres cultes autant de différence que de
ressemblance?... Nous voyons dans plusieurs religions l'idée d'une trinité divine, mais
entre les triades païennes, vagues et changeantes, composées généralement d'un père,
d'une mère et d'un fils, et la conception de la Trinité chrétienne, il y a un abîme. Sur un
grand nombre de points il est possible de constater, à côté des ressemblances, des
différences aussi grandes. »
L'on pourrait s'étonner encore que l’idée d'un libérateur se retrouve en dehors du
christianisme, que Çakya-Muni, par exemple, se soit donné, avant Jésus, pour le .sauveur
de l'humanité. Mais il convient de se rappeler que l'attente messianique avait dépassé les
bornes du territoire juif. Cette idée, dont les prophètes avaient été les ardents
propagateurs, avait pénétré partout. Elle faisait écho du reste aux sentiments du cœur
humain. A la vue de ses misères et de ses fautes, devant la crainte des châtiments futurs,
l'homme ne conçoit-il pas, comme d'instinct, le désir et l'espoir de la délivrance? « Or
qu'arrive-t-il, dit l'abbé DE BROGLIE, lorsque les hommes animés de ces sentiments se
trouvent privés du bienfait de la révélation véritable et de la religion divine? Il arrive
naturellement qu'ils cherchent ce qui leur manque, qu'ils le créent, qu'ils l'imaginent selon
leurs lumières et leurs forces Sentant le besoin d'une révélation, ces hommes écouteront
le premier prophète venu, sans vérifier ses titres ; sentant le besoin d'un libérateur ils
écouteront celui qui dira qu'il peut, qu'il veut les sauver. Sentant le besoin d'émotions
religieuses, ils organiseront des cérémonies, des chants capables de les leur inspirer.
Croyant au surnaturel, ils s'adresseront à des êtres invisibles pour obtenir d'eux la santé et
la richesse... Ainsi se développeront les fausses religions où il y aura toujours une part
d'imposture, et où le bien sera mêlé au mal.»
Quant aux circonstances historiques des dogmes. c'est-à-dire à tout ce qui porte sur la vie
et les actes des fondateurs, les rapprochements signalés plus haut sont loin d'être
défavorables au christianisme. Sans parler du mithriacisme qui s'est propagé dans
l'Empire romain à la même époque que le christianisme et que les apologistes chrétiens
ont pu accuser de plagiat sans recevoir de démenti (V. N° 191), l'on ne saurait regarder la
vie du Bouddha comme un modèle sur lequel les Évangélistes auraient calqué la vie du
Christ. Au contraire, la biographie de Çakya-Muni est relativement moderne dans la
littérature de l'Inde, la rédaction définitive n'en ayant pas été faite avant le XII e siècle de
notre ère. Pour démontrer que le christianisme est tributaire du bouddhisme, il faudrait
donc prouver que les livres actuels qui contiennent la vie du Bouddha sont identiques aux
originaux ; et c'est ce qui n'a pas été fait. Il n'y a pas lieu davantage de nous arrêter au
parallélisme qu'on a voulu établir entre la résurrection de Jésus dont nous avons apporté
précédemment les preuves indiscutables, et la mort et la résurrection des dieux
mythologiques, Osiris, Adonis et Atys, lesquelles ne sont autre chose que des symboles,
destinés à figurer la succession des saisons, la mort apparente de la nature en hiver et sa
résurrection au printemps.
b) Morale. - La morale chrétienne n'a aucunement la prétention d'être en tous points une
morale nouvelle. Les préceptes fondés sur la nature des choses et imposés par la raison ne
sont pas sa propriété exclusive. Il ne faut donc pas s'étonne des rapports qu'elle peut avoir
avec d'autres morales, comme celle des stoïciens et celle de Zoroastre. Au surplus, la
morale chrétienne les dépasse, tant dans l'ensemble de ses préceptes et de ses conseils que
dans les motifs qui l'inspirent. Ainsi les stoïciens, tout en recommandant la pratique du
bien comme la condition unique du bonheur, ne poursuivent que leur propre félicité ; ils
ne connaissent pas la pitié à l'égard du prochain. D'autre part, en nous imposant comme
premier devoir de supprimer le sentiment et de n'écouter que la raison, ils vont à
l'encontre de la nature humaine et nous proposent une morale impraticable. Combien la
morale du Christ, basée sur l'amour de Dieu et du prochain, compatissante à la faiblesse
et indulgente aux défaillances, toujours guérissables par le repentir, est plus humaine et
meilleure, on ne saurait le mettre en doute.
Mais on dit encore qu'il y a eu dans l'Inde des moines qui ont pratiqué les conseils
évangéliques avant et tout aussi bien que les ascètes chrétiens. Nous voulons bien
l'admettre, mais tout au plus peut-on en conclure que la nature humaine a été la même
dans tous les temps et sous tous les cieux, qu'il y a toujours eu des âmes d'élite qui ont
aspiré à un idéal de perfection, et que leurs instincts religieux leur ont découvert les
mêmes moyens d'y parvenir.
c) Culte. 1. Nous n'avons pas à répondre à l'objection qu'on tire des ressemblances qu'il
peut y avoir entre les sept sacrements chrétiens et les sept degrés de l'initiation
mithriaque, puisque le mithriacisme n'est pas antérieur au christianisme, et que, s'étant
répandu à Rome, il a pu entrer facilement en contact avec la religion de Jésus et lui
emprunter ses rites. - 2. Quant au culte des saints et des images que l'on rapproche du
culte des dieux et des idoles, les deux s'expliquent par la tendance de la nature humaine «
à multiplier les objets de culte et à choisir des objets visibles de vénération religieuse :
cette tendance, abandonnée à elle-même, a produit dans l'antiquité païenne le polythéisme
et l'idolâtrie. Dans l'histoire du christianisme, ces mêmes aspirations, gouvernées et
dirigées pari Esprit-Saint et par l'Église, ont trouvé leur satisfaction dans un culte de
vénération envers les saints, distinct du culte d'adoration qui est réservé à Dieu seul, et
dans l'usage légitime d'images qui ne sont nullement des idoles ». S’il est arrivé parfois
que la distinction entre le culte de Dieu et celui des saints n'a pas été suffisamment établie
et que le culte d'un saint a remplacé purement et simplement le culte d'un dieu local sans
qu'il y eût de différence dans la manière de vénérer l'un et d'adorer l'autre, ce sont là des
abus qui sont imputables à l'ignorance des nouveaux convertis, et non à la religion elle-
même. - 3. On allègue enfin l'identité des cérémonies du culte chrétien et du culte païen
pour accuser le premier de plagiat. A supposer que la liturgie chrétienne ait emprunté tous
ses rites secondaires soit au culte juif, soit au culte païen, c'est-à-dire en somme, au
milieu dans lequel elle pénétrait, et qu'elle les ait adaptés à ses besoins, il n'y aurait pas là
de quoi l'accuser de plagiat. Les cérémonies, en tant que formes extérieures par lesquelles
l'homme se propose d'adresser ses hommages à la divinité, sont du domaine public.
Pourquoi voudrait-on refuser à la vraie religion le droit de faire usage, par exemple, des
encensements, des processions, des chants, des vêtements sacerdotaux, sous prétexte que
d'autres cultes les auraient employés avant elle ? La nature humaine étant la même
partout, comme nous le disions plus haut, comment trouver étrange qu'elle traduise ses
sentiments d'une manière identique ? « L'homme qui se sent coupable et malheureux se
tourne naturellement vers son Créateur, vers une puissance invisible capable de le
délivrer. A quelque race qu'il appartienne, il risque fort d'imploré! la miséricorde divine
dans les mêmes sentiments et presque dans les mêmes termes. L'attitude de la prière, les
manifestations extérieures du respect et de l'humilité sont à peu près les mêmes partout :
on lève les bras au ciel, on se prosterne ; plus est grand le désir d'obtenir une grâce, plus
on insiste en répétant la même formule dans une sorte de litanie... Il est assez naturel de
porter solennellement en procession les images de ceux qu'on veut présenter à la
vénération publique. La purification, réelle ou symbolique, au moyen d'ablutions, la
transmission d'un pouvoir ou d'une influence par l'imposition des mains et bien d'autres
pratiques religieuses sont autant de choses très conformes aux dispositions de la nature
humaine. Il est puéril de s'étonner des similitudes en pareille matière et de les noter avec
empressement comme une découverte ; ou de se laisser prendre à quelques traits
extérieurs de ressemblance entre certaines images, et de vite conclure à une imitation. »

CONCLUSION. - Tout ceci nous amène à la double conclusion suivante : - l. que les
points de ressemblance entre le christianisme et les autres religions antérieures ne sont
pas aussi caractéristiques que le voudraient les historiens rationalistes des religions, que
les divergences qui se mêlent aux ressemblances sont souvent plus importantes ; et - 2.
que les conclusions adoptées par les rationalistes dépassent les prémisses, et que par
conséquent, le christianisme ne peut être accusé de plagiat sur aucun point, sauf, si l'on
veut, sur les questions telles que les vérités naturelles et les accessoires du culte, qui font
partie du domaine commun de l'humanité.

Art. II. - La rapide diffusion du Christianisme.

279. - État de la question. - La rapide diffusion du christianisme a toujours été


considérée par les apologistes comme un solide argument en faveur de son origine divine.
Cependant, la question n'a pas toujours été vue par eux sous le même angle. Dans le
rapide essor du christianisme tous ont reconnu la main de la Providence, mais comme
celle-ci a deux modes d'action, et qu'elle mène le monde, soit par le moyen des causes
secondes, soit en dehors et au-dessus d'elles, l'on comprend qu'il y ait eu divergence de
vue sur l'interprétation des faits.
Les apologistes qui adoptent la première hypothèse, font une part très large aux
circonstances favorables à la propagation du christianisme. De l'admirable enchaînement
des causes secondes qui ont permis à la religion nouvelle de faire une pénétration si
rapide, ils remontent à la Cause suprême « qui prépare les effets dans les causes les plus
éloignées », de la même façon que de l'ordre du monde l'on peut conclure à un sage
ordonnateur. Une telle hypothèse, bien que supposant l'action continue de Dieu, est
exclusive du miracle. Elle est du reste parfaitement soutenable, mais elle a, à notre
époque, le grave inconvénient de prêter des armes à nos adversaires, qui, partant de là,
exagèrent, d'un côté, les circonstances favorables à la rapide diffusion du christianisme, 3t
de l'autre, affaiblissent les obstacles qui s'opposaient à ses progrès, pour pouvoir aboutir à
cette conclusion que la propagation du christianisme s'explique très bien par des causes
naturelles et en dehors de Dieu.
La seconde hypothèse, qui est celle que nous exposerons, tout en laissant aux causes
humaines la part qui leur revient, les regarde comme impuissantes à produire de tels
effets et suppose par conséquent qu'il a dû s'y ajouter un élément divin ; en d'autres
termes, elle prétend qu'il y a eu disproportion entre les moyens employés et les résultats
obtenus, donc, miracle d'ordre moral.
Mais que faut-il entendre par miracle d'ordre moral ? Pour bien saisir le sens de cette
expression, il faut se rappeler que tous les êtres créés obéissent à des lois propres à leur
nature : les êtres sans raison à des lois nécessaires, les êtres raisonnables à des lois
morales où la liberté joue son rôle. Ainsi, des leçons que l'histoire tire de la marche des
événements, il résulte que l'on peut considérer comme une loi morale qu'une masse
d'hommes ne changent pas d'opinion ni de mœurs, lorsque leurs passions, leurs intérêts et
surtout leur vie sont en jeu. Si le changement se produit, il faut donc l'attribuer à une
intervention spéciale de Dieu, et non aux causes secondes, et de ce fait, recourir à
l'hypothèse du miracle moral. D'où il suit que le miracle moral, c'est tout fait qui, ne
s'expliquant pas par les lois ordinaires de l'histoire, suppose, comme condition nécessaire,
l'intervention spéciale de Dieu.
Pour démontrer le bien-fondé de cette hypothèse, nous avons dès lors à établir: 1° le fait
même de la rapide diffusion du christianisme, et 2° le caractère surnaturel de ce fait.

§ 1. - LE FAIT DE LA RAPIDE DIFFUSION DU CHRISTIANISME.

280 - La diffusion du christianisme peut être envisagée au point de vue du développement


numérique et géographique, et au point de vue de l'expansion sociale.

1° Développement numérique et géographique. - Le christianisme se donnant comme


une religion universelle, il importe de distinguer entre le nombre des nouveaux convertis
et l'importance du territoire conquis.

A. LE NOMBRE. - Notre enquête sur l'expansion numérique du christianisme s'arrêtera


au début du IVe siècle. A cette époque, en effet, les conquêtes de la nouvelle religion sont,
non pas certes définitives, mais elles ont pris une importance telle, qu'elles ont forcé le
pouvoir impérial, représenté par Constantin, à la tolérance d'abord par l'édit de Milan
(313), puis à la bienveillance, et enfin au patronage officiel. Il devient dès lors difficile
de faire le départ, dans le développement du christianisme qui s'intensifie chaque jour,
entre ce qui peut être attribué aux causes secondes, c'est-à-dire aux auxiliaires humains, et
ce qui semble impliquer une intervention spéciale de Dieu. En d'autres termes, le miracle
moral n'est discernable que dans les trois premiers siècles où le christianisme, laissé à ses
seules ressources, rencontre devant lui des obstacles humainement insurmontables.
a) Au 1er siècle - Nous avons, pour nous renseigner sur la marche de l'Évangile, le
témoignage des auteurs sacrés et celui des auteurs profanes. - 1. Témoignage des auteurs
sacrés. C'est aussitôt après la descente du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, que se
place le berceau du christianisme. Les Actes des Apôtres rapportent que les deux premiers
discours de Pierre font cinq mille convertis (Act, II, 41 ; IV, 4). Ailleurs, ils parlent « de
milliers de Juifs convertis » (Act., XXI, 20). Dans l'Apocalypse (I, 11) il est fait mention
de sept Églises. Les progrès de la nouvelle doctrine sont si rapides que la finale de saint
Marc constate que, selon l'ordre donné par Jésus, d'annoncer dans le monde entier
l'Évangile du royaume (Mat., XXIV, 14), « les disciples partirent et prêchèrent en tous
lieux» (Marc, XVI, 20). Saint Paul, à son tour, entre 53 et 57, c'est-à-dire vingt ans
environ après l'Ascension de Notre-Seigneur, ne craint pas d'écrire aux Romains que «
leur foi est annoncée dans le monde entier» (Rom., I, 8). - 2. Témoignage des auteurs
profanes. TACITE et SUÉTONE parlent de nombreux chrétiens qui périrent par la
persécution de Néron, en l'an 64.
2) Au IIe siècle, - 1. Nous avons, tout au début du IIe siècle, vers 112, l'important
témoignage de Pline le jeune. Api es avoir parcouru, en vertu de ses fonctions de légat
impérial, les vastes provinces de Bithynie et du Pont, il écrit une lettre-rapport à Trajan,
dans laquelle il lui exprime sa surprise d'avoir rencontré « de nombreux chrétiens de tout
âge, de tout sexe et même de tout rang, et d'avoir constaté que les temples des dieux
étaient presque abandonnés, les sacrifices depuis longtemps interrompus, les victimes
destinées aux dieux ne trouvant plus que de rares acheteurs ». - 2. Témoignage des Pères.
Saint JUSTIN, philosophe célèbre de l'école de Platon, converti au christianisme, déclare
dans son Dialogue avec Tryphon, qu'« il n'y a pas une seule race d'hommes, soit barbares,
soit grecs, ou de quelque nom qu'ils s'appellent, Scythes qui vivent sur les chars ou
nomades qui habitent sous la tente, chez qui ne soit invoqué le nom de Jésus-Christ ».
Saint IRÉNÉE, vers 170, voulant prouver l'unité de l'Église, la montre répandue par tout
l'univers : « Les langues sont diverses dans le monde, écrit-il, mais la tradition de la foi
est partout la même. Ni les Églises qui s'élèvent en Germanie n'ont une autre foi ou une
autre tradition, ni celles qui sont en Ibérie ou chez les Celtes, ni celles qui sont vers le
Levant, ni celles qui sont en Egypte, ou en Libye, ni celles qui sont vers le centre du
monde (c'est-à-dire vers la Palestine)». A la fin du II e siècle, vers 197, TERTULLIEN écrit
dans son Apologétique, c. XXXVII, n° 124 : Nous ne sommes que d'hier et nous
remplissons tout votre empire, vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos municipes,
les assemblées, les camps mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum,
nous ne vous laissons que vos temples. » Et Tertullien ajoute même, plus loin : « Il est
évident que si les chrétiens voulaient se révolter, ils seraient plus redoutables que les
Maures, les Parthes ou les Marcomans ; ou si seulement ils venaient à se retirer de
l'Empire, les païens seraient effrayés de leur solitude ; il y aurait un silence et une sorte de
stupeur comme si le monde était mort. »
Que, dans les paroles de Pline le Jeune, aussi bien que dans celles de saint Justin, de saint
Irénée et de Tertullien, il y ait une part à faire à l'exagération et à l'emphase oratoire, la
chose ne semble pas contestable, mais l'amplification n'équivaut pas à la falsification de
la vérité. La preuve o'est que plus tard, vers 212, le même Tertullien, écrivant au
proconsul d'Afrique Scapula pour protester contre une reprise de persécution, parle de «
l'immense multitude » des chrétiens formant déjà « presque la majeure partie de chaque
cité », paroles qui ne s'expliqueraient pas, et qui, en de telles circonstances, seraient bien
maladroites si elles allaient ouvertement contre la réalité des choses.
c) Au IIIe siècle. Un des plus précieux témoignages du me siècle est celui d'Oui GÈNE qui,
après avoir écrit, dans sa IXe homélie sur la Genèse, qu'il n'y avait « presque aucun lieu
qui n'eût reçu la semence de la parole divine», avouait, avec une loyauté digne d'un
historien moderne, que «la fin du monde était encore loin, puisque l'Évangile n'avait pas
encore été prêché partout». Un autre témoignage de la même époque doit être rappelé,
quoique moins précis et moins mesuré que le précédent ; c'est celui de saint CYPRIEN qui
compare l'Église de son temps au soleil dont les rayons éclairent tout le monde, à un arbre
dont les rameaux couvrent toute la terré, à un fleuve qui répand ses eaux de tous côtés.
Nous arrivons ainsi au début du IV e siècle où nous entendons, d'un côté, le païen
PORPHYRE qui se plaint de trouver des chrétiens partout, et de l'autre, l'historien EUSÈBE,
évêque de Césarée, qui proclame que le Christ est adoré dans le monde entier. D'ailleurs
les nombreux conciles, - on en compte plus de cinquante avant le concile œcuménique de
Nicée en 325, - qui se sont tenus de toutes parts, à Rome, en Afrique, dans les Gaules, en
Espagne, en Grèce, dans la Palestine, etc., sont une preuve évidente que le christianisme
était déjà en pleine floraison ayant la conversion de l'empereur Constantin.
281.- B. LE TERRITOIRE CONQU1S. -Les documents qui contiennent l'histoire du
christianisme aux trois premiers siècles, nous le montrent répandu partout dans le vaste
Empire romain, qui comprenait presque l'Europe tout entière et une grande fraction de
l'Afrique et de l'Asie. Si l'on classe les provinces par rapport au nombre de leurs chré-
tiens, M. HARNACK pense qu'on peut les partager dans les quatre groupes suivants : - a)
Le premier groupe, où le christianisme comptait presque la moitié des habitants et formait
la religion dominante, comprend l’Asie Mineure actuelle, la partie sud de la Thrace, l'île
de Chypre, l'Arménie, la ville et le territoire d'Edesse. - b) Le deuxième groupe se com-
pose des provinces où le christianisme a gagné une partie notable de la population et peut
rivaliser avec les autres religions : ce sont Antioche et la Célé-Syrie, l'Egypte et la
Thébaïde, surtout Alexandrie, Rome avec des parties de l'Italie centrale et méridionale,
l'Afrique proconsulaire et la Numidie, l'Espagne, les principales parties de la Grèce et la
côte méridionale de la Gaule. - c) Le troisième groupe formé des provinces où le
christianisme était peu répandu, comprend la Palestine, la Phénicie, l'Arabie, quelques
districts de la Mésopotamie, l'intérieur de la Péninsule grecque avec les provinces
danubiennes, le nord et l'est de l'Italie, la Mauritanie et la Tripolitaine. - d) Le quatrième
groupe, composé des provinces où le christianisme est tout à fait clairsemé et pour ainsi
dire inexistant, embrasse les villes de l'ancienne Philistin, les côtes nord et nord-ouest de
la mer Noire, l'ouest de la haute Italie, le contre et le nord de la Gaule, la Belgique, la
Germanie et la Rhétie, peut-être aussi la Bretagne et la Norique.

282. - 2° Diffusion sociale. - Après avoir établi l'expansion numérique et géographique


du christianisme, il importe de savoir quelle était la qualité ou la valeur sociale de ses
adeptes, car il va de soi que si le nom-Tire est une force, la qualité en est une autre. En
principe, le christianisme, étant une religion universelle, s'adresse à toutes les classes de
la société. - 1. Or il est indéniable que la diffusion de la religion chrétienne s'est faite, à
l'origine, surtout parmi ce qu'on peut appeler la classe des petites gens. Saint Paul écrit en
effet aux Corinthiens qu'il n'y a parmi eux « ni beaucoup de sages selon la chair, ni
beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles» (I Cor., I, 26). Il s'en glorifie d'ailleurs,
puisqu'il ajoute que « Dieu a choisi ce qui était faible pour confondre les forts », c'est-à-
dire l'orgueil et la fausse science du monde. Malgré cela, ce serait une erreur de croire
que le premier noyau chrétien ne se composait que de gens de basse condition. - 2. Il y
eut, au contraire, et dès la première heure, quelques personnages de marque : à Chypre,
le proconsul SERGIUS PAULUS (Act., XIII, 7, 12) ; à Athènes DENIS L'ARÉOPAGITE (Act.,
XVII, 34), convertis tous ceux par saint Paul ; à Thessalonique plusieurs ferûmes de haut
rang (Act., XVII, 4, 12). À Rome, on peut citer POMFONIA GRAECINA dont Tacite raconte
qu'elle fut accusée de superstition étrangère (Ann., XIII, 32), AGILIUS GLABRION, sénateur
et personnage consulaire, que Domitien fit mettre à mort. En Bithynie, il y avait, suivant
la lettre de Pline dont il a été question précédemment, des chrétiens appartenant à tous les
rangs de la société. La un du IIe siècle marque surtout un accroissement notable du
christianisme dans les rangs de l'aristocratie romaine ; les épitaphes que l'on a retrouvées
dans un des plus anciens hypogées de Rome, et qui portent les noms des CAECILII, des
ATTICI, des ANNII, des POMPONII, des AURELII, illustres familles de l'époque, en font foi.
- 3. A côté des représentants de la richesse, nous trouvons ceux de la science. Dès les
temps apostoliques, les Actes signalent « un Juif nommé APOLLOS, originaire
d'Alexandrie, homme éloquent et versé dans les Écritures » (Act., XVIII, 24). Plus tard, les
apologistes étaient tous des hommes de grande culture ; il suffit de nommer TERTULLIEN,
juriste distingué, et ORIGÈNE, esprit d'une rare puissance. - 4. A la cour, la doctrine chré-
tienne eut aussi ses partisans. Saint Paul parle des chrétiens « de la maison de César»
(Phil., IV, 22), de ceux « de la maison d'Aristobule et de Narcisse» (Rom., XVI, 10, 11). A
la fin du Ier siècle, FLAVIUS CLEMENS, le cousin de l'empereur Domitien, est chrétien ainsi
que ses enfants qui sont les héritiers» présomptifs du trône. Le nombre des chrétiens
augmente surtout dans l'entourage des empereurs plus libéraux, Constance Chlore et
Licinius. - 5. Dans l'armée, le recrutement était difficile, la douceur évangélique
paraissant sans doute incompatible avec la profession des armes. Cependant, sous Marc
Aurèle, la douzième légion (fulminata) comptait un grand nombre de chrétiens ; c'est de
ses rangs que sortirent plus tard les quarante martyrs de Sébaste. Au IV siècle, la
christianisation de l'armée était suffisamment accomplie pour que Constantin pût arborer
la croix sur ses étendards. - 6. Après avoir parlé des chrétiens en général et sans
distinction de sexe, il est juste d'accorder une mention spéciale aux femmes, en raison du
rôle important qu'elles jouèrent dans la primitive Église. De nombreux noms de femmes
sont rapportés par les Actes des Apôtres, entre autres celui d'une personnalité importante,
PRISCILLE, femme d'Aquila (Act., XVIII, 2 et 26). Les salutations qui terminent les Épîtres
de saint Paul comprennent généralement des noms de femmes : l'Epître aux Romains
spécialement en contient huit contre dix-huit noms d'hommes. Saint Paul se préoccupe
des mariages mixtes (I Cor., vu, 12) et de la tenue des femmes dans les assemblées (I
Cor., XI, 5), et l'on sait que, de bonne heure, il fut institué un corps de vierges chrétiennes
et de diaconesses.

Conclusion. - De ce bref aperçu, il est permis de conclure que le christianisme a fait une
pénétration rapide presque dans le monde entier, et que, s'il a trouvé plus d'adeptes dans
la classe ordinaire, il n'a jamais été la religion d'une caste ni d'un parti. Il a été, dès les
premiers jours, une religion universelle et une véritable puissance morale.

§ 2, - LE CARACTÈRE SURNATUREL DU FAIT.

283. - Le fait de la rapide diffusion du christianisme à travers le monde s'explique-t-il par


des causes naturelles, tant extrinsèques qu'intrinsèques, c'est-à-dire tirées soit du milieu
où le christianisme pénétrait, soit de la doctrine elle-même? Ou bien suppose-t-il une
intervention spéciale de Dieu et faut-il conclure qu'il y a eu miracle d'ordre moral?
Pour résoudre le problème, il suffit de savoir s'il y a, oui ou non, juste proportion entre les
moyens employés et les résultats obtenus. Comme on le devine bien, tous les rationalistes
répondent par l'affirmative, quoiqu'ils se divisent sur le caractère et sur le nombre des
causes qu’ont produit la rapidité du développement chrétien. Les apologistes catholiques
soutiennent la thèse contraire. Avant d'exposer les arguments que font valoir ces derniers,
il convient, en toute justice, que nous passions en revue les circonstances favorables
invoquées par nos adversaires.

284. - 1° Thèse rationaliste. Explication naturelle des faits. - D'après M. HARNACK, le


succès de la nouvelle religion était normal, tant il y avait adaptation et harmonie entre le
milieu et la doctrine.

A. LE MILIEU. - Le christianisme s'est propagé dans deux sortes de milieux : le milieu


juif et le milieu païen.
a) Le milieu juif. - Sous ce nom il faut entendre non seulement les Juifs qui habitaient la
Palestine, ou Juifs palestiniens, dont la langue était le dialecte araméen, mais les Juifs
helléniques, c'est-à-dire tous ceux qui, à partir de l'exil de Babylone, avaient essaimé dans
le monde gréco-romain et qui ne parlaient que le grec. Ces derniers, au début de l'ère
chrétienne, formaient une population importante dans les centres principaux de l'Empire
romain ; on trouvait des communautés juives ou juiveries à Antioche, à Damas, à
Smyrne, à Éphèse, à Thessalonique, à Athènes, à Corinthe, à Alexandrie, à Rome.
L'ensemble des communautés constituait ce qu'on a appelé la Diaspora, d'un mot grec qui
veut dire dispersion. Chaque juiverie avait sa synagogue ; elle y menait sa vie religieuse
comme dans la mère-patrie, restant inviolablement attachée à ses institutions, à son culte
et à ses espérances Toutefois, bien que gardant leur individualité de race et évitant tout
contact avec les païens sur le terrain religieux, les Juifs avaient, par l'élévation de leur
doctrine monothéiste, exercé une assez forte influence autour d'eux. Ils avaient même
détaché des cultes païens bon nombre d'âmes droites qui, désabusées des erreurs
idolâtriques, avaient reconnu le vrai Dieu et s'étaient affiliées au Judaïsme par la
circoncision et l'observance des prescriptions mosaïques.
Il est donc incontestable, concluent les rationalistes, que la Diaspora favorisa les débuts
du christianisme en lui fournissant les cléments des premières chrétientés. - Contentons-
nous de remarquer ici que les apologistes chrétiens reconnaissent le fait de cette première
circonstance favorable à l'éclosion du christianisme, mais toute la question revient à
savoir si la chose doit être regardée comme l'effet du hasard ou comme une heureuse
disposition de la Providence.
b) Le milieu païen. - Le monde païen, de beaucoup plus considérable que le monde juif,
constituait l'ensemble de l'Empire romain. Nous allons voir quels avantages il offrait à la
pénétration chrétienne, tant au point de vue politique et général, qu'au point de vue
religieux.
1. Au point de vue politique, on peut regarder comme circonstances favorables : - 1)
l'unité politique de l'Empire romain embrassant la presque totalité du monde civilisé :
ainsi le terrain semblait préparé pour une Eglise catholique ; - 2) la paix universelle
indispensable à la propagation religieuse ; - 3) L’usage général de la langue grecque.
L'hellénisme, regardé comme la plus haute forme de civilisation, avait créé l'unité de
langue et d'idées ; - 4) la facilité des communications qu'assuraient les multiples voies
romaines et la navigation méditerranéenne.
2. Au point de vue religieux, le paganisme se trouvait en pleine décadence. Personne ne
croyait plus à son absurde et grossière mythologie, et le seul culte qui eût gardé quelque
faveur était celui de Borne et de l'empereur, c'est-à-dire le culte de la force. Cependant,
toute préoccupation religieuse n'avait pas disparu. Depuis les conquêtes de l'Asie et de
l'Egypte, les religions orientales avaient au contraire provoqué un réveil des âmes, et les
cultes de Cybèle, Isis, Adonis, Astarté, Mithra avaient « empêché », dit Mgr DUCHESNE,
« le sentiment religieux de mourir» et lui avaient « permis d'attendre la renaissance
évangélique ». Tous ces cultes, du reste, vivaient côte à côte, en bonne harmonie, et il
était admis qu'on pouvait les pratiquer tous à la fois, si bien qu'il s'était produit entre
toutes ces croyances diverses une sorte de fusion qu'on désigne généralement sous le nom
de syncrétisme gréco-romain. Au contact de ces religions étrangères, le monde païen
avait fait plus que de garder sa foi en la divinité ; ses idées sur Dieu, sur le monde et sur
l'âme, s'étaient épurées. Les esprits étaient donc prêts, disent les rationalistes, à accepter
une religion plus spirituelle.

285. - B. LA DOCTRINE CHRÉTIENNE. - Tel était le milieu où la semence chrétienne


allait être jetée Voyons si celle-ci avait toutes les qualités voulues pour y germer, croître
et se développer. D'après les rationalistes, la doctrine chrétienne était tout ce qu'il y a de
plus adapté au milieu qui devait la recevoir - a) Si on la considère dans son dogme, elle
était à la fois simple et complexe, claire et mystérieuse, pouvant se résumer en quelques
brèves formules on s'épanouir en riches aperçus, présentant une telle variété d'aspects
qu'elle était apte à satisfaire les besoins religieux de toutes les âmes. Au lion des froides
divinités païennes, elle montrait un Dieu unique, créateur et maître tout-puissant, un Dieu
qui n'était lié à aucune race ni à aucun peuple, Dieu et Père en même temps Fère dont la
bonté était allée jusqu'à donner son Fils unique, lequel après voir passé sur la terre en
taisant le bien, s'était offert en sacrifice pour le rachat des péchés de l'humanité. - b) Si on
le considère dans sa morale, le christianisme, en professant que tous les hommes sont
frères dans le Christ, apportait l’Évangile de l’amour. Il proclamait la grande loi inouïe
jusque-là, de la fraternité universelle qui n'exclut personne pas même les ennemis ; loi
d'où découlent tous les devoirs sociaux : la charité, la solidarité, le dévouement la
miséricorde et le pardon des injures. - c) Si nous la considérons dans son culte, la doctrine
chrétienne n'est pas moins salutaire. Le Christ ne s'est pas contenté de prêcher l’Évangile
du salut et de la guérison, il l'a réalisé. Il a guéri les malades, i1 a consolé les affligés et
relevé les pécheurs. Il a été vraiment le Sauveur et il le reste toujours par les Sacrements
qu'il a institués : c'est ainsi que le Baptême est un bain salutaire qui donne une vie
nouvelle et engage les âmes dans la voie de l'immortalité bienheureuse. Or, pour atteindre
une si radieuse perspective, les âmes comprirent aisément qu'elles devaient être pures et
saintes, et par conséquent, qu'elles devaient pratiquer la continence, et renoncer au
monde, aux plaisirs, aux richesses. Appliquant ces principes à la lettre, les chrétientés
primitives ne souffrirent dans leur sein aucun membre impur ; luttant contre tous les
désordres sociaux, elles défendirent le luxe, les théâtres et les spectacles. - d) Si l'on
considère la religion chrétienne, non plus dans sa substance, mais dans son mode
d'enseignement, elle est tout ensemble la religion de l'autorité et de la raison. D'une part,
elle s'impose par la foi, par une foi absolue qui ne souffre pas la discussion. Or ce
dogmatisme intransigeant devait lui gagner bien des âmes, trop heureuses d'être délivrées
de leur doute, et de rencontrer une doctrine qui leur apportait la lumière complète sur
Dieu, sur le monde et sur leur destinée. D'autre part, la raison n'était pas sacrifiée ; il lui
revenait de montrer l'harmonie des mystères et leur conformité avec la nature humaine.
Ainsi, concluent les rationalistes, l'on peut voir avec quelle richesse et quelle complexité
la doctrine chrétienne apparut dès l'abord au monde païen. Renfermant en soi tout ce qui
peut être demandé à une religion, elle a capté toutes les forces et toutes les idées pour les
mettre à son service.
Ces conclusions, nous nous garderons d'autant plus de les contredire que nous sommes
les premiers à proclamer l'excellence de la doctrine chrétienne et à regarder la
transcendance de l'enseignement du Christ comme une présomption en faveur de son
origine divine.

286. - 2° Réfutation de la thèse rationaliste. Explication vraie. -

Les circonstances favorables à la propagation du christianisme ne sauraient être mises en


doute, encore que les rationalistes en exagèrent l'importance et en tirent des conclusions
fausses. Car toute là question, avons-nous dit revient à savoir si les circonstances
favorables ci-dessus mentionnées ne sont pas l'œuvre de la Providence, si elles n'ont pas
été préparées par elle comme autant de moyens propres à ouvrir les voies à la nouvelle
religion. Ce que nous voudrions démontrer maintenant, c'est que toutes les causes
signalées comme éléments de succès n'auraient pas suffi à produire de tels effets,
contrebalancées qu'elles étaient par la grandeur des obstacles et la petitesse des moyens
employés.

287. - A. OBSTACLES.- La diffusion du christianisme rencontrai-deux sortes d'obstacles :


les uns inhérents à la doctrine elle-même (obstacles intrinsèques) ; les autres venant du
dehors (obstacles extrinsèques).

a) Obstacles intrinsèques. - Tout excellente qu'elle fût, la doctrine chrétienne ne


s'adaptait pas plus à l'esprit des Juifs qu'à celui des païens - 1. Les mystères, qui
composaient son dogme, étaient une rude humiliation pour la raison humaine. Plus
spécialement, le mystère de la Rédemption devait choquer les esprits : il était « scandale
pour les Juifs » (1 Cor., I, 23) qui attendaient un Messie glorieux et conquérant, et il était
« folie pour les Gentils » qui regardaient la croix comme un objet infâme, comme une
ignominie réservée à de vils esclaves. - 2. Les exigences de la morale n'étaient pas un
moindre obstacle. Habitués qu'ils étaient à adorer des dieux pleins d'indulgence pour leurs
vices, les païens devaient, en embrassant la religion chrétienne, renoncer aux plaisirs, aux
théâtres, aux jeux, même à leurs relations de société, puisque les réunions étaient mêlées
presque toujours de superstitions idolâtriques. En outre, la vie chrétienne demandait des
vertus, - douceur, humilité, pitié, chasteté, - qui semblaient dépasser les forces humaines.
Se convertir au christianisme, c'était donc pour tout païen rompre avec son passé, c'était
sortir de son milieu, se priver de multiples jouissances, alors que les autres cultes
syncrétistes n'avaient aucune exigence et n'imposaient aucun sacrifice.

b) Obstacles extrinsèques. - La nouvelle religion eut à lutter contre deux sortes


d'ennemis, contre la calomnie et contre la persécution. - l.- La calomnie, Les adversaires
du christianisme, mal intentionnés, allaient répétant les pires calomnies sur les croyances
et les mœurs des chrétiens. Ils les accusèrent par exemple, d'adorer un dieu à tête d'âne,
de se livrer, dans leurs réunions nocturnes, à des orgies sans nom. Interprétant faussement
le sacrifice eucharistique, ils prétendirent que les chrétiens égorgeaient un enfant et se
nourrissaient de sa chair, si bien que Tertullien fut obligé de rappeler que les chrétiens
n'étaient ni des ogres ni des monstres inhumains. On les fit passer pour des athées et on
les accusa d'être, par leurs impiétés et leurs sortilèges, la cause de tous les maux. - 2. La
persécution. Pendant deux siècles et demi, de Néron à Constantin, les chrétiens furent en
butte aux plus atroces persécutions (au nombre de dix), et ce n'est rien exagérer que de
dire avec TERTULLIEN que tout païen converti était « un candidat au martyre». M.
HARNACK le reconnaît d'ailleurs : « Ce serait, écrit-il, une illusion de se représenter la
situation des chrétiens comme tout à fait supportable : l'épée de Damoclès restait
suspendue sur la tête de chaque chrétien, et celui-ci restait toujours en face de la terrible
tentation d'apostasier : car l'apostasie le rendait libre... Aussi n'a-t-on pas le droit de
méconnaître le courage qu'il y avait à se faire chrétien et à vivre en chrétien ; il faut
surtout glorifier la fidélité de ces martyrs qui n'avaient qu'un mot à dire ou un geste à
faire pour être délivrés du châtiment et qui préférèrent la mort à cette délivrance. Dans
cette interdiction légale il y avait, à n'en pas douter, un fort obstacle pour la propagande
chrétienne. » Il est vrai que M Harnack se reprend un peu plus loin et déclare, sans se
laisser arrêter par une évidente contradiction, que « l'histoire nous apprend, qu'une
religion opprimée s'accroît et grandit sans cesse et qu'ainsi la persécution est un bon
moyen de propagande ». Il faudrait pourtant choisir : une mémo chose ne saurait être à la
fois obstacle et circonstance favorable. Loin d'être un bon moyen de propagande, la
persécution est assurément le plus rude obstacle qu'une doctrine puisse rencontrer sur son
chemin. L'histoire en témoigne, contrairement à ce que prétend M. HARNACK: « I1 y a
des persécutions qui ont réussi, dit G. BOISSIER, et le sang a quelquefois étouffé des
doctrines qui avaient toutes sortes de raisons de vivre et de se propager... Ne disons donc
pas d'un ton si assuré que la force est toujours impuissante quand elle s'en prend à une
opinion religieuse ou philosophique. » Les albigeois, les vaudois, les hussites ont
succombé sous les coups de la répression. Le protestantisme a disparu, là où il a
rencontré l'opposition des pouvoirs publics. Le catholicisme lui-même, quand il était
déchu de sa première ferveur, a été balayé par la persécution, comme il est arrivé au XVIe
siècle sous le règne d'Elisabeth. « Mais une fois au moins, dit encore BOISSIEK, en parlant
du christianisme naissant, la force a été vaincue ; une croyance a résisté à l'effort du plus
vaste empire qu'on ait vu ; de pauvres gens ont défendu leur foi et l'ont sauvée en
mourant pour elle. »

288. - B. MOYENS EMPLOYÉS. - Autant les obstacles étaient grands, autant les moyens
employés étaient faibles. Nous venons de voir précédemment que la religion chrétienne
n'avait à son service, comme moyens de propagande, ni les séductions de sa morale, ni la
protection du pouvoir civil. Au lieu d'allécher les peuples par les séductions de la volupté
et de subjuguer les esprits par la force des armes, comme le fit Mahomet, elle déclara la
guerre aux passions et aux vices, et pendant trois siècles elle fut impitoyablement traquée
par ses adversaires. Aussi pouvons-nous dire avec PASCAL que « si Mahomet a pris la
voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement. Et au lieu
de conclure que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire
que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr. »
N'ayant pour elle ni les attraits séducteurs de sa morale, ni la force des armes, la nouvelle
religion avait-elle au moins à sa disposition l’éloquence de ses prédicateurs ? Douze
hommes, appartenant à une race mal vue, douze Juifs, sans crédit, sans argent et sans
puissance, presque tous illettrée, parlant mal la langue grecque, comme leurs écrits le
prouvent ; même saint Paul, saint Jean et saint Luc qui sont des esprits de plus grande
envergure, sont, sur ce point, inférieurs aux philosophes-grecs ou latins de l'époque. Voilà
les seuls instruments que le Christ a choisis pour faire la conquête du monde. Da reste, les
apôtres de la nouvelle religion ne se targuent pas de gagner les esprits par la logique et la
force des arguments, et saint Paul ne se fait pas scrupule de dire que « Dieu a choisi ce
qui était insensé aux yeux du monde pour confondre les sages, la bassesse et l'opprobre
du monde, ce qui n'est rien, pour réduire au néant ce qui est, afin que nulle chair ne se
glorifie devant Dieu. » (I Cor., I, 27, 29). Ils ne s'appuient que sur une chose, sur l'autorité
divine, sur les miracles du Christ et en particulier sur sa résurrection.

Conclusion. - La rapide diffusion du christianisme, pénétrant dans des milieux si


différents et s'adaptant à toutes les intelligences, les plus raffinées comme les plus frustes,
en dépit d'obstacles apparemment insurmontables, peut donc être considérée comme «
l'un des faits de l'histoire qui se dérobent le plus aux explications ordinaires ». Aussi
pouvons-nous poser à nos adversaires le fameux dilemme de saint AUGUSTIN : Ou bien
des miracles évidents ont été opérés pour la conversion du monde, et alors le
christianisme est divin et approuvé de Dieu, ou bien il n'y a pas eu de miracle et alors la
conversion du monde sans miracle est le plus grand des miracles, parce que contraire aux
lois de l'ordre moral.

289. - Remarque. - La merveilleuse conservation du christianisme.

Les apologistes ont coutume de compléter l'argument tiré du fait de la rapide diffusion du
christianisme par celui tiré du fait de son étonnante vitalité à travers les siècles. Nous
nous contenterons de le signaler, car c'est toute l'histoire de l’Église qu'il y aurait lieu de
faire pour présenter l'argument dans toute sa force, h'intervention divine n'apparaît pas
moins évidente dans le fait de la conservation de la religion chrétienne que dans son
admirable propagation. Si, par suite des obstacles qui se dressaient devant elle, il était
humainement impossible à la doctrine du Christ de conquérir le monde, il lui était peut-
être plus difficile encore de continuer à vivre et de résister à l'éprouve du temps. C'est
qu'on effet le temps est un impitoyable démolisseur. L'attrait du nouveau, l'expérience qui
montre la faiblesse des doctrines, le danger de corruption qui les menace sans cesse,
l'opposition qu'elles rencontrent de toutes parts, voilà autant de causes qui font que leur
succès est toujours éphémère. Or toutes ces cause» de mort, le christianisme les a
trouvées sur son chemin. Dans la longue suite des siècles, il eut à lutter contre les assauts
répétés des sectes hérétiques et contre la domination du pouvoir civil. A peine était-il
sorti de l'ère des persécutions, qu'il fut menacé d'asservissement en passant sous la
protection des empereurs et que sa victoire faillit tourner en défaite. Puis il assista à la
ruine de l'Empire romain auquel son sort semblait lié. Plus tard, au Moyen Age, il connut
l'ingérence despotique des pouvoirs civils, la grave querelle des investitures, le schisme
d'Occident, le relâchement de l'esprit chrétien jusque chez les pasteurs de l'Église, les
excès de l'humanisme, la crise protestante, la crise plus grave de l'esprit moderne avec ses
conséquences sociales et politiques...
Ainsi, tandis que dans le monde tout disparaît avec le temps, tandis que les empires
s'écroulent les uns après les autres, que les écoles philosophiques ne gardent la faveur du
public que peu de temps, en un mot, tandis que toutes les institutions humaines, quelles
qu'elles soient, naissent et meurent tour à tour, seul le Christianisme demeure, gardant
toute sa vitalité et ne donnant aucun signe de déclin : Stat crux, dum volvitur orbis. Aussi
le concile du Vatican a-t-il, avec raison, présenté le fait de l'Église comme « un grand et
perpétuel motif de crédibilité. »

Art. III. - Le Martyre.

290. - État de la question. - La diffusion du christianisme a rencontré, avons-nous dit


(N° 287), comme principal obstacle, les violentes persécutions que les empereurs romains
ont déchaînées contre lui durant les trois premiers siècles. Le martyre fait donc, en réalité,
partie intégrante de l'article qui précède. Mais les apologistes ont coutume de détacher
cette question pour en faire un argument spécial on faveur de la divinité du christianisme.
Dans ce but, ils considèrent le martyre chrétien sous un double jour : à un point de vue
psychologique et à un point de vue historique. - 1. Au point de vue psychologique, ils
prennent comme point de départ le fait de cette phalange innombrable de chrétiens qui
bravent les pires tourments et la mort, avec un héroïsme et un courage qui ne se
démentent pas un instant, et ils concluent que pareil fait dépasse les forces humaines et ne
s'explique pas sans l'intervention divine. - 2. Au point de vue historique, les martyrs, du
moins les premiers, ceux qui ont été les contemporains du Christ, ont rendu témoignage
des miracles de Jésus, et plus spécialement de sa Résurrection : miracles qui servent de
fondement à la doctrine chrétienne et prouvent la divinité du christianisme. En ne recu-
lant pas devant le sacrifice de leur vie, pour affirmer ce qu'ils avaient vu, ils ont donné à
leur témoignage une valeur sans égale, et l'on peut dire avec PASCAL qu'il y a tout lieu de
croire « les histoires dont les témoins se font égorger ». (Voir supra).
Nous ne considérerons la question que du seul point de vue psychologique. Le second
point de vue, outre qu'il nous paraît très discutable (V. N° 297),se rattache à une autre
question ; il appartient entièrement à la preuve historique des miracles du Christ, qu'il
s'agisse de ses miracles en général, ou du miracle de la Résurrection (V. N° 271).
Au point de vue psychologique, nous aurons à établir deux points : - 1° le fait du grand
nombre des martyrs et 2° le caractère surnaturel du fait.

§ 1. - LE FAIT DU MARTYRE CHRÉTIEN.

291. - Nous allons voir : 1° ce qu'il faut entendre par martyrs ; 2° quel fut le nombre de
chrétiens martyrisés ; et 3° s'ils furent martyrisés parce que chrétiens

1° Définition. - Étymologiquement, martyr (du grec martus, marturos) veut dire témoin.
Ce mot a donc été choisi pour désigner les Apôtres et les premiers disciples qui, ayant vu
les miracles et la Résurrection du Christ, versèrent leur sang pour en rendre témoignage.
Le mot a été employé depuis dans un sens plus large. Il désigne tous les chrétiens qui ont
souffert la mort plutôt que de renier leur foi. Peu importe donc que les chrétiens aient
sacrifié leur vie pour attester un fait dont ils avaient été les témoins, ou pour confesser
leur foi à une doctrine ; les uns comme les autres sont des martyrs du christianisme.

292. - 2° Le nombre. - « Aucune donnée statistique, dit M. P. ALLARD ne permet de


retrouver, même approximativement, le nombre des martyrs ; on ne saurait douter qu'il
n'ait été très grand. » Ainsi, d'après le célèbre historien des persécutions, il n'est pas
possible, faute de documents, d'évaluer par un chiffre quelconque, même approximatif, le
nombre des victimes des persécutions. La raison en est que les listes dressées par les
Églises et composant leurs Martyrologes, sont loin d'être complètes et ne mentionnent
que les noms des martyrs dont l'anniversaire était célébré. Ce qui n'est pas douteux, c'est
que le nombre en fut très grand. Cette opinion repose sur le témoignage des auteurs
profanes et des auteurs chrétiens : - a) Témoignage des auteurs profanes- - 1. TACITE dit
que, sous Néron, il périt une immense multitude de chrétiens, « multitudo ingens ». - 2.
DION CASSIUS rapporte que « Domitien mit à mort, avec beaucoup d'autres, son cousin
Flavius Clemens, alors consul, et la femme de celui-ci, FLAVIA DOMITILLA, sa parente ».
- b) Témoignage des écrivains chrétiens. LACTANCE écrit dans son ouvrage De la mort
des persécuteurs (ch. XV) : « Toute la terre était cruellement tourmentée, et, à l'exception
des Gaules, l'Orient et l'Occident étaient ravagés, dévorés par trois monstres. » L'historien
EUSÈBE écrit à son tour dans son Histoire ecclésiastique (liv. VII, ch. IX) : « II est
impossible de dire quelle multitude de martyrs la persécution fit en tout lieu. En Phrygie,
une ville chrétienne fut livrée aux flammes avec tous ses habitants, sans en excepter les
femmes et les enfants. ».
La tradition sur le grand nombre des martyrs fut d'ailleurs acceptée sans conteste jusqu'à
la fin du XVIIe siècle. Elle fut mise en doute en 1684 par le protestant DODWELL qui, tout
en réduisant le nombre des victimes des persécutions, admet cependant qu'il fut assez
considérable pour être une preuve en faveur du christianisme. Après le critique anglais, la
même thèse fut soutenue, au XVIIIe siècle, par VOLTAIRE naturellement, et tout récemment
par certains rationalistes: HOCHARD (Études au sujet de la persécution de Néron), HAVET
(Le Christianisme et ses origines), AUBE (Histoire des persécutions de l’Église jusqu'à la
fin des Antonins), M. HARNACK (op. cit.).
Mais la thèse du grand nombre des martyrs a été suffisamment prouvée par d'autres
historiens tels que TILLEMONT dans ses Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique
des six premiers siècles, par RUINART, dans ses Acta sincera Martyrum, par LE BLANC
dans son Supplément aux « Acta sincera» de Dom RUINART, par P. ALLARD, dans son
Histoire des persécutions du Ier au IVe siècle, par G. BOISSIEK dans La fin du Paganisme,
et même par RENAN dans son Histoire des Origines du Christianisme.
Au demeurant, alors même qu'il faudrait diminuer le nombre des martyrs, le chiffre en
resterait toujours imposant, et il ne faut pas oublier que l'atmosphère de crainte et de péril
dans laquelle vivaient tous ceux qui faisaient profession d'être chrétiens, équivalait pour
ainsi dire à la mort. , Dans le passage que nous avons cité (N° 287), M. HARNACK
n'hésite pas à le reconnaître, et il confesse sans détour que là situation des chrétiens était
intolérable.
Et si nous n'arrêtions pas notre enquête aux trois premiers siècles, nous pourrions ajouter
qu'à travers sa longue histoire- l'Église a toujours eu des martyrs, et que le témoignage du
sang ne lui a jamais fait défaut. Qu'on consulte les Annales de la Propagation de la Foi
des cinquante dernières années, et l'on pourra lire le récit du martyre de nombreux
chrétiens, missionnaires et laïques, qui sont tombés pour la foi du Christ, au Japon, en
Chine, en Cochinchine, au Tonkin, en Mongolie, dans l'Ouganda, etc.

293. - 3° Ils ont été martyrisés parce que chrétiens. - Il n'est pas besoin d'insister
longuement pour démontrer que les chrétiens ont été martyrisés pour le seul crime d'être
chrétiens. Il est vrai que le premier édit de persécution porté par NÉRON paraît avoir ou
pour prétexte l'incendie de Rome, mensongèrement imputé aux chrétiens. Mais, outre que
ce cas est exceptionnel dans l'histoire des persécutions, l'accusation portée par l'empereur
n'a jamais été prise au sérieux, comme en témoignent les historiens de l'époque, TACITE
et SUÉTONE. Toutes les persécutions ont pour point de départ la promulgation d'un édit ou
rescrit qui défend de se convertir à la nouvelle religion. Aussi l'interrogatoire des juges
est-il très simple. On pose une première question pour savoir si l'accusé fait profession de
christianisme, et, dans l'affirmative, s'il veut renier sa foi et sacrifier aux dieux du
paganisme, s'il veut être renégat ou martyr.

§ 2. - LE CARACTÈRE SURNATUREL DU FAIT.

294. - Le caractère surnaturel du fait découle des circonstances du martyre, de la


grandeur des supplices, d'une part, et du courage héroïque des chrétiens, d'autre part.
1° La grandeur des supplices. - Comment dépeindre les affreuses tortures morales et
physiques qui guettaient les nouveaux convertis. - a) Les tortures morales. Lorsque la
persécution sévissait, la vie des chrétiens était dans un danger continuel ; « l'épée de
Damoclès, comme dit M. HARNACK, restait suspendue sur leur tête. » Surtout s'ils
appartenaient aux classes riches, leur situation était intolérable. Non seulement ils ne pou-
vaient briguer les honneurs et les dignités de l'Empire, mais ils étaient dans la nécessité
de les refuser, si on les leur offrait, parce que toute charge impliquait l'obligation de
sacrifier aux dieux païens. Il est même arrivé parfois que dans l'armée les officiers furent
dégradés et chassés des rangs Une autre peine plus grave que la précédente consistait
dans la confiscation des biens, c'est-à-dire, en fait, dans la misère pour toute la famille, et
la déchéance, puisque la perte de la fortune entraînait comme conséquence de rejeter les
gens de haute condition dans la classe des plébéiens. A côté de ces tortures qui
concernaient surtout les hommes de condition élevée, il y avait un ignoble supplice que
l'on infligeait parfois à la femme chrétienne. Nous ne le mentionnerons qu'en passant, tant
il répugne de penser que, dans une société soi-disant civilisée, il ait pu se trouver des
persécuteurs assez bas pour imposer à des jeunes filles la honte de la prostitution.
b) Tortures physiques. Les tortures physiques n'étaient pas moindres que les tortures
morales. Depuis l'arrestation jusqu'à l'exécution, il arrivait fréquemment que les
malheureux accusés devaient passer par les plus rudes épreuves. Jetés dans d'affreuses
geôles où ils étaient chargés de lourdes chaînes, ayant parfois les jambes emboîtées dans
des blocs de bois munis de trous (neivus) et tenues dans un écart douloureux, comme il
arriva à Paul et à Silas, lors de leur séjour à Philippes (Act., XVI, 24), ils avaient presque
toujours à y endurer tous les tourments de la faim et de la soif et ils attendaient parfois
plus de deux ans le moment où ils devaient comparaître devant le juge. Et quand
l'interrogatoire était venu, pour obtenir d'eux le désaveu de leur foi, on leur faisait subir
différentes tortures : la flagellation, la tension de leur corps sur le chevalet, la lacération
de leurs membres avec des ongles de fer, l'application du fer rouge ou des torches
enflammées. Enfin la peine était prononcée : c'était, soit le bannissement, soit la
déportation, soit les travaux forcés dans les carrières de pierre, de marbre, dans les mines
d'or, d'argent, de plomb, de cuivre, soit la peine de mort. La peine de mort comportait à
son tour des degrés dans les supplices suivant la gravité des cas et la condition des
personnes. La peine la plus cruelle et la plus ignominieuse était le supplice de la croix
puis venaient la peine du feu, la mort sur un bûcher, l'exposition aux bêtes, le supplice le
plus dramatique, celui qui servait de jeu et de réjouissance publique à la société païenne .
il y avait enfin la décapitation, la peine la plus douce appliquée aux condamnés de haut
rang.

295. - 2° Le courage des martyrs devant les supplices - A voir la somme de


souffrances qui étaient réservées aux nouveaux convertis, il semble bien que le
christianisme n'ait pu recruter d'adeptes que parmi les hommes dans la force de l'âge, et
encore parmi les âmes douées d'une trempe exceptionnelle. Or, il n'en est rien : la religion
du Christ compte des martyrs de tout âge, de tout sexe, et de toute condition Il y a donc
tout lieu de croire qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire et qu'un secours d'en haut
soutenait les martyrs dans leurs épreuves Il est clair qu'une telle opinion ne saurait
s'établir par des preuves rigoureuses, mais au moins elle s'appuie sur le témoignage des
victimes elles-mêmes et sur celui des païens qui assistaient au spectacle de leurs
souffrances.- l. Que les chrétiens aient été convaincus de recevoir un secours surhumain,
cela ressort de leur témoignage. Citons, entre autres, celui de la martyre FÉLICITÉ. Ses
historiens racontent que, étant encore en prison et ayant été prise un jour des douleurs de
l'enfantement, elle ne put retenir ses cris. Un des assistants lui dit alors : « Si tu ne peux
supporter en ce moment la souffrance, que feras-tu donc en face des bêtes féroces ? » Elle
répondit : « C'est moi, en ce moment, qui souffre mes douleurs : mais alors un autre sera
en moi, qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour lui. » - 2. Le fait n'était pas
jugé moins étrange par les païens qui ne comprenaient pas comment des femmes, des
enfants, des vieillards pussent supporter de telles douleurs, alors qu'un mot, un simple
geste auraient suffi à les sauver. Leur étonnement était pour beaucoup d'ailleurs le
principe de leur conversion. « Bien des hommes, dit TERTULLIEN, frappés de notre
courageuse constance, ont recherché les causes d'une patience si admirable ; dès qu'ils ont
connu la vérité, ils sont devenus des nôtres et ont marché avec nous.» Le « sang des
martyrs» devenait ainsi selon la parole du même auteur, « une semence de chrétiens ».

296. - Objections. - 1° La constance des martyrs, objectent les rationalistes, s'explique -


a) soit par l’amour de la gloire, - b) soit par la perspective des biens futurs, - c) soit par le
fanatisme.

Réponse. - C'est en vain que les rationalistes cherchent, en dehors dé l'intervention


divine, des causes qui puissent expliquer la constance des martyrs. - a) Invoquer Y amour
de la gloire, c'est se mettre en contradiction avec les faits. La plupart des martyrs se
distinguent par leur humilité. Un certain nombre furent envoyés au supplice loin de la
foule, et partant, sans qu'il y eût possibilité pour eux de faire admirer leur courage. Qu'on
ne dise pas non plus que ce qu'ont fait les martyrs, les soldats le font tous les jours sur les
champs de bataille. Car le soldat se bat pour le butin ou pour la gloire, et, s'il a conscience
d'aller au danger, il garde toujours 1’espoir d'y échapper - b) La perspective des biens
futurs a été un motif de courage, c'est indéniable, mais cela ne suffit pas à rendre raison
de la constance de si nombreux martyrs, car ne savons-nous pas, par expérience que,
malgré l'attente des biens futurs, nous sommes souvent très faibles, non seulement vis-à-
vis de la douleur, mais même en face de nos passions - c) Ce serait une autre erreur de
prendre le courage des martyrs pour du fanatisme. Le fanatisme est un zèle aveugle et
extravagant qui emploie tous les moyens, même les plus mauvais, pour la défense d'une
opinion. Le fanatique ne discute pas, il s'obstine dans ses idées et veut les faire triompher
à n'importe quel prix. Loin d'être fanatiques, nos martyrs sont calmes et réfléchis. Certes,
ils ont une foi invincible, mais ils sont prêts à en discuter le bien-fondé, et s'ils y restent
inviolablement attaché, jamais ils ne cherchent à l'implanter chez les autres par des
moyens violents. Du reste, le fanatisme ne s'expliquerait qu'aux origines de la religion et
pendant un laps de temps restreint, mais non pendant trois siècles, ou plutôt, dix-neuf
siècles.

297. - 2° Mais, répliquent encore les rationalistes, toutes les religions ont leurs martyrs.
L'hindou, le musulman, le protestant peuvent donc, tout aussi bien et pour les mêmes
motifs que le catholique, se réclamer de leurs martyrs en faveur de la divinité de leur
religion.
Réponse. - Si toute mauvaise cause peut avoir des partisans capables de mourir pour elle,
si l'on a vu des pétroleurs tomber bravement en criant : Vive la Commune, des nihilistes et
des anarchistes se faire tuer pour leurs idées révolutionnaires, à plus forte raison toute
religion, même fausse, peut avoir ses martyrs. Sur ce point comme sur bien d'autres, rien
n'empêche qu'il y ait ressemblance entre la vraie et les fausses religions. Tout n'est pas
erreur dans les religions fausses, et tout n'est pas mauvais on dehors du christianisme.
Pourquoi voudrait-on alors que le christianisme ait le monopole de la vertu et du
courage?
Ces concessions une fois faites, qui oserait prétendre qu'il y ait équivalence entre
l'histoire du martyre chrétien et celle des autres religions! Qu'on compare, non pas
seulement quelques martyrs entre eux, mais qu'on regarde l'ensemble, et l'on verra que
jamais, à nulle époque de l'histoire, aucune religion n'a donné tant d'exemples de
constance et de courage devant la souffrance et la mort. Le fait du miracle moral, ce n'est
donc pas dans quelques cas isolés que nous le voyons ; c'est dans cette multitude
d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards qui vont au devant des plus affreuses
tortures et que l'on doit même parfois retenir, qui supportent la douleur sans pousser une
plainte et sans prononcer une parole de désaveu. Non, jamais aucune religion n'a donné
autant de marques de virilité, n'a manifesté un héroïsme aussi pur, aussi universel, aussi
persévérant. Et cela nous suffit pour ne pas douter que Dieu était avec la religion
chrétienne et ses martyrs.

BIBLIOGRAPHIE. - 1er Art. - Abbé DE BROGLIE, Problèmes et conclusions de l'histoire


des religions. - HUBY, Christus. - BRICOUT, Où en est l’histoire des religions. -
CONDAMIN, art. Babylone et la Bible (Dict. d'Alès). - CHOLLET, La Morale stoïcienne en
face de la Morale chrétienne (Lethielleux). - POULIN ET LOUTIL, Les religions diverses
(Bonne Presse).
2e et 3e Art. - Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Église (Fontemoing). - Pau'
ALLARD. Histoire des persécutions ; Dix leçons sur le Martyre (Lecoffre). - J. RIVIÈRE,
La propagation du christianisme dans les trois premiers siècles (Bloud) : Autour de la
question du martyre (Rev. pr. d'Ap., 15 août 1907). - BATIFFOL, Ancienne littérature
chrétienne (Gabalda). - BOISSIER, La fin du paganisme (Hachette). - G. SORTAIS, Valeur
apologétique du martyre (Bloud).- DE POULPIQUET, L'argument des martyrs (Rev. pr.
d'Ap., 15 mars 1909). - Dubois, Rev. du Clergé français, 15 mars, 15 avril 1907. -
VALVEKENS, Foi et raison - TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale. - DIDIOT,
Logique surnaturelle objective, th. 43, 44. - FOUARD, Saint Pierre et les premières années
du Christianisme. - BOSSUET, Discours sur l’Histoire universelle. - FRAYSSINOUS,
Conférences. - LACORDAIRE, 29e-36e Conférences.
TROISIÈME PARTIE : LA VRAIE ÉGLISE

Aperçu général de la troisième partie.

298. - Ainsi que l'indique le tableau qui précède, cette troisième Partie de l'Apologétique
se partage en trois sections.

A. LA PREMIÈRE SECTION comprend deux chapitres groupés sous le titre général de «


Recherche de la vraie Église ».
La conclusion à laquelle nous avons abouti, dans la seconde Partie, c'est que, entre toutes
les religions actuelles qui revendiquent le nom de religion révélée, une seule porte les
marques d'origine divine ; cette religion c'est la religion chrétienne. Mais cela ne suffit
pas, et il reste à savoir où nous pouvons la trouver. Donc deux questions : Jésus-Christ a-
t-il fondé une institution quelconque, une Église dont il nous soit possible de découvrir
les traits essentiels dans l'Écriture, et à qui il ait confié le dépôt exclusif de sa doctrine!
Dans l'affirmative, - et étant donné que plusieurs sectes prétendent être cette Église
fondée par le Christ, - quelles sont les marques auxquelles nous puissions la discerner?
Quelle est la vraie Église?

B. DEUXIÈME SECTION. - A vrai dire, lorsque l'apologiste a démontré que l'Église


romaine est la vraie Église, son œuvre est terminée. Les deux autres sections sont donc en
dehors de l'apologétique constructive, Nous les avons ajoutées pour répondre à des
questions du plus haut intérêt et d'ailleurs généralement inscrites aux Programmes d'Ins-
truction religieuse.
La seconde section, qui porte le titre général de « Constitution de l’Église », comprend
deux chapitres : Le premier où l'on étudie» du point de vue théologique, la hiérarchie et
les pouvoirs de l'Église ; le second, sur les droits de l'Église et ses relations avec l’État.

C. TROISIÈME SECTION. - La troisième section est consacrée à la défense de l'Église,


non pas évidemment contre toutes les attaquée qui lui ont été faites, sur le terrain
historique, philosophique et scientifique, mais contre les principales, et celles qu'on
rencontre le plus couramment dans les livres et sur les lèvres des adversaires mal
intentionné» ou mal informés. Cette section aura deux chapitres: 1° L'Église et l'Histoire,
et 2° l'Église ou la Foi devant la raison et la Science.

DÉVELOPPEMENT

Notions préliminaires. Division du Chapitre

299. - I. Notions préliminaires. - Pour qu'aucune confusion ne naisse dans l'esprit, il


importe, avant tout, de bien déterminer le sens des deux mots « royaume de Dieu» et
«Église », dont l'usage sera fréquent au cours de ce chapitre.

1° Concept du royaume de Dieu. - L'expression « royaume de Dieu » ne revient pas


moins de cinquante fois dans les Évangiles de saint Marc et de saint Luc. Saint Matthieu
au contraire ne l'emploie que rarement (XII, 28 ; XXI, 31, 43) ; il lui substitue l'hébraïsme
« royaume des cieux». Peu importe du leste : les deux expressions ont même sens. Le
royaume de Dieu ou des cieux est bien le point contrai de la prédication de Jésus. L'on se
rappelle que les Juifs, instruits par les oracles messianiques, attendaient depuis plusieurs
siècles l'avènement d'un vaste Royaume appelé à s'étendre au loin, et d'un Roi que Jahvé
enverrait pour le gouverner. L'établissement de ce royaume doit donc être l'œuvre propre
du Messie. Mais ce royaume dont Jésus vient annoncer la venue, n'est pas tel que les Juifs
se le représentent. Dans son ensemble il est la nouvelle religion, la grande société
chrétienne que le Christ va instaurer, qu'il doit inaugurer sur cette terre jusqu'à ce qu'il en
devienne le juge et le roi à son dernier avènement. Le royaume de Dieu a donc deux
phases. Il est : - a) un royaume terrestre dans lequel pourront se grouper tous les sujets de
l'univers, et - b) un royaume céleste, transcendant, qui sera établi dans le ciel, un royaume
eschatologique.

300. - 2° Concept de l'Église. - Étymologiquement, le mot Église (du grec « ekklêsia»


assemblée), désigne une assemblée de citoyens convoquée par un crieur public.

A. DANS LE LANGAGE SCRIPTURAIRE, le mot est employé avec une double


signification. - a) Au sens restreint et conforme à l’étymologie, il s'applique soit à
l’assemblée des chrétiens qui tiennent leur réunion dans une maison particulière (Rom.,
XVI, 5 ; Col., IV, 15), soit à l’ensemble des fidèles d'une même cité ou d'une même
région : telles sont, par exemple, l'Église de Jérusalem (Act., VIII, 1 ; XI, 22 ; XV, 24),
l'Église d'Antioche (Act., XIV, 26 ; XV, 3 ; XXIII, 1), les Églises de Judée (Gal., I, 22), les
Églises d'Asie (I Cor., XVI, 19), les Églises de Macédoine (II Cor., vin, 1). - b) Dans un
sens général, le mot désigne la société universelle des disciples du Christ. Le mot est
ainsi employé par saint Matthieu dans le fameux « Tu es Petrus... Tu es Pierre et sur cette
pierre je bâtirai mon Église » ( Mat., XVI, 18). Le même sens est assez fréquent dans les
Actes (V, 11 ; VIII 1, 3 IX, 31), dans les Épîtres de saint Paul (I Cor., X, 32 ; XI, 16 ; XIV, 1
; XV, 9 ; Gal, I, 13 ; Eph., I, 23 ; V, 23 ; Col, I, 18), dans l'Épître de saint Jacques (V, 14).

DANS LE LANGAGE DES PÈRES, le mot Église se retrouve avec les deux mêmes sens -
a) sens restreint, soit d'assemblée des fidèles : ex. Didachè ( IV, 12) soit de groupement
local ou régional des fidèles: ex. première Épître de saint Clément pape aux Corinthiens
dans la suscription et XLVII, 6; - b) sens général, pour désigner l'ensemble des fidèles
appartenant à la religion chrétienne : le mot se trouve ainsi employé dans les écrits du
pape saint Clément, de saint Ignace, de saint Irénée, de Tertullien et de saint Cyprien.

B. D'APRÈS LA DOCTRINE CATHOLIQUE, le mot Église pris au sens général, s'entend


de la société des fidèles qui professent la religion du Christ sous l'autorité du Pape et des
Évêques - a) En tant que société, l'Église offre les trois caractères communs à toute
société, à savoir une fin, des sujets aptes à atteindre cette fin et une autorité qui a la
mission de les y conduire. - b) En tant que société religieuse, les caractères de l'Église
sont d'une nature spéciale. La fin qu'elle poursuit est d'ordre surnaturel. Les sujets
auxquels elle s'adresse sont considérés, non par rapport à leurs intérêts temporels, mais au
seul point de vue du salut de leur âme. De même, l'autorité qui assume la direction est
une autorité surnaturelle qui a reçu de Jésus-Christ un triple pouvoir: - 1 un pouvoir
doctrinal pour enseigner d'une manière infaillible la doctrine du Christ ; - 2. un pouvoir
sacerdotal pour communiquer la vie divine par les sacrements; et - 3. un pouvoir de
gouvernement pour obliger tous les fidèles à ce qui est jugé nécessaire ou utile à leur
salut.

301, - Nota. - I. Il est facile de voir, par les deux notions qui précèdent, que le concept du
royaume est beaucoup plus étendu que celui de l'Église. L'Église est quelque chose du
royaume. Elle en est le côté visible et social, mais elle n'est pas tout le royaume, celui-ci
ayant deux aspects : l'aspect terrestre et l'aspect céleste ou eschatologique (N° 299).
Cependant l'Église, entendue au sens large, se confond avec le royaume de Dieu. Les
théologiens distinguent en effet le corps et l’âme de l'Église, c'est-à-dire, d'un côté, la
communauté visible et hiérarchique des chrétiens, et, de l'autre, la société invisible, l'âme,
à laquelle appartiennent tous ceux qui sont en état de grâce, quelque religion qu'ils
professent. Ils comprennent en outre dans la notion d'Église, non seulement les fidèles de
la terre (Église militante), mais aussi les élus qui sont au ciel (Église triomphante) et les
âmes qui souffrent en Purgatoire (Églises souffrante). - 2. Au point de vue apologétique,
et comme il est entendu dans ce chapitre, où nous recherchons si Jésus-Christ a institué
une Eglise, ce mot ne s'applique qu'à la société visible et hiérarchique des chrétiens ici-
bas, donc à la société considérée sous son aspect extérieur et social (sens général).

302. - II. Division du Chapitre. - Une double question doit faire l'objet de notre étude.
1° Tout d'abord nous avons à rechercher si Jésus a pu songer à fonder une Église : c'est la
question préalable. 2° Puis, dans l'affirmative, nous aurons a établir, d'après les
documents de l'histoire, quels sont les caractères essentiels de l’Église fondée par le
Christ. D'où deux articles. Dans le premier, nous rencontrerons devant nous les rationa-
listes, les protestants libéraux et les modernistes. Dans le second, nous aurons les mêmes
adversaires, et en plus, les Protestants orthodoxes et les Grecs schismatiques.

Art. 1. - Question préalable : Que Jésus a pu songer à fonder une Église.

303. - D'après les protestants libéraux et les modernistes, l'institution d'une Église ne
pouvait pas être dans la pensée de Jésus, la prédication du Sauveur n'ayant d'autre but que
l'établissement du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, en effet, tel que nos
adversaires le conçoivent, est incompatible avec la notion catholique de l'Église. Le
royaume de Dieu prêché par Jésus serait: - 1. un royaume purement spirituel, d'après les
uns (SABATIER, STAPFER, HARNACK) ; - 2. un royaume uniquement eschatologique,
d'après les autres (M. LOISY). NOUS allons examiner ces deux systèmes, et nous
montrerons qu'ils sont une interprétation incomplète, et par conséquent fausse, de la
pensée et de l'œuvre de Jésus.

§ 1. - LE SYSTÈME D'UN ROYAUME DE DIEU SEULEMENT INTÉRIEUR.


RÉFUTATION.

304. - 1° Exposé du système. - Si nous en croyons SABATIER et HARNACK, Jésus n'a


jamais songé à fonder une Église, en tant que société visible. Il s'est borné à prêcher un
royaume de Dieu intérieur et spirituel ; son unique préoccupation a été d'établir le règne
de Dieu dans l'âme de chaque croyant, en produisant en lui une rénovation intérieure et
on lui inspirant envers Dieu les sentiments d'un fils à l'égard de son Père. Dans sa race,
dans son milieu, dans la génération de son temps, Jésus trouvait une religion
exclusivement rituelle et formaliste. Sans doute, il un l'a pas interdite d'un seul coup ;
mais ce côté extérieur de la religion, il l'a on visage comme secondaire. Ce que l'on peut
au contraire regarder comme la grande nouveauté apportée par lui, comme l'élément
original et qui lui appartient en propre, ce qui, en d'autres termes, est bien l'essence du
christianisme, c'est la place prépondérante accordée désormais au sentiment. Ainsi le
royaume de Dieu serait un royaume intime et spirituel, s'adressant aux besoins de l'âme,
n'impliquant aucune adhésion à des dogmes, à des institutions positives et à des rites
tout extérieurs, laissant donc toute liberté au sens individuel. D'où il suit que
l'organisation du christianisme en société hiérarchique serait en dehors du plan tracé par
le Sauveur ; l'Église serait une création humaine dont il appartient à l'histoire de
découvrir les origines et les causes.

305. - 2° Réfutation. - Que la religion prêchée par le Christ, autrement dit, le royaume de
Dieu soit surtout d'essence spirituelle, que la grande innovation du christianisme ait été la
rénovation intérieure par la foi, la charité et l'amour du Père, que ces conceptions de Jésus
aient créé un abîme entre le pharisaïsme alors régnant et la religion nouvelle, c'est ce dont
nous aurions mauvaise grâce à ne pas convenir avec HARNACK. Il ne faudrait pourtant
rien exagérer, car, dans une certaine mesure, le royaume spirituel n'était nullement
étranger à l'enseignement des prophètes, comme nous l'avons vu en étudiant l'argument
prophétique (N° 248). Toutefois il n'en est pas moins vrai, - et c'est ce qu'il fait
reconnaître avec HARNACK, - que le royaume spirituel et intérieur est bien l'œuvre de
Jésus. Alors que la voix des prophètes avait eu peu d'écho, Jésus seul eut assez d'autorité
pour remonter le courant et opposer à la justice tout extérieure et matérielle du culte
mosaïque la
justice du nouveau royaume où les vertus intérieures telles que l'humilité, la chasteté, la
charité, le pardon des injures, occupent la première place.
Mais, ces justes concessions une fois faites, s'ensuit-il qu'il y ait lieu de conclure, avec
HARNACK, que le royaume de Dieu annoncé et établi par le Christ, soit un royaume
purement individuel, une société invisible composée des âmes justes, et qu'il n'ait aucun
caractère collectif et social ? Est-on même en droit de prétendre que la perfection
intérieure doit être considérée comme l’essence du christianisme, parce que seule elle est
l'œuvre du Christ? Il semble bien que non, et il y a dans cette manière de voir un
sophisme que M. LOISY a relevé dans les termes suivants. « II y aurait, dit-il, peu de
logique à prendre pour l'essence totale d'une religion ce qui la différencie d'avec une
autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à l'islamisme. On
n'en conclura pas que l'essence de ces trois religions doive être cherchée en dehors de
l'idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman n'admettent que la foi à un
seul Dieu ne soit pas le premier et le principal article de leur symbole. . C'est par leurs
différences qu'on établit la destination essentielle de ces religions, mais ce n'est pas
uniquement par ces différences qu'elles sont constituées... Jésus n'a pas prétendu détruire
la Loi, mais l'accomplir. On doit donc s'attendre à trouver dans le judaïsme et dans le
christianisme, des éléments communs, essentiels à l'un et à l'autre... L'importance de ces
éléments ne dépend ni de leur antiquité, ni de leur nouveauté, mais de la place qu'ils
tiennent dans l'enseignement de Jésus et du cas que Jésus lui-même en a fait. » Autrement
dit, ce n'est pas parce que le Messie a enseigné que le « royaume de Dieu » devait être
surtout spirituel, qu'il faut en conclure qu'il doit être exclusivement spirituel.
Du reste, la chose apparaît tout à fait évidente si l'on prend soin de remettre le langage de
Jésus dans les conditions de milieu et d'idées dans lesquelles il a été tenu. Si le Sauveur
insiste tout particulièrement sur l'idée de perfection intérieure et de rénovation spirituelle,
c'est qu'il doit corriger les conceptions fausses des Juifs. Ceux-ci attendent un royaume
temporel ; ils se sont attachés dans les prophéties à l'élément secondaire (V. N os 248 et
253) et ils croient à la restauration du royaume d'Israël. Le Messie veut donc redresser
leurs conceptions fausses et leur faire comprendre que le royaume de Dieu qu'il est venu
établir, n'est nullement un royaume temporel, qu'il n'est pas le triomphe d'une nation sur
les autres, mais un royaume qui s'adresse à tous les peuples et dans lequel aura accès tout
homme de bonne volonté qui pratique les vertus morales et intérieures.
Que le royaume ne soit pas purement spirituel, qu'il ait au contraire un caractère collectif
et social, c'est ce qui ressort surtout de nombreuses paraboles, qui sont, on le sait, une
des formes les plus ordinaires sous lesquelles Jésus donne son enseignement. Il est clair,
par exemple, que les paraboles où Notre-Seigneur compare le royaume au champ du père
de famille sur lequel poussent à la fois le bon grain et l'ivraie (Mat., XIII, 24, 30), au filet
du pécheur où se confondent les bons et les mauvais poissons (Mat., XIII, 47), n'auraient
aucun sens dans l'hypothèse d'un royaume purement intérieur et spirituel.
D'autre part, le terme de royaume de Dieu ne serait-il pas bien impropre s'il fallait
l'entendre du règne de Dieu dans l'âme individuelle? Ce n'est plus en effet d'un royaume
qu'il s'agirait, mais d'autant de royaumes qu'il y aurait d'âmes.
Les partisans de ce système s'appuient, il est vrai, pour prouver leur thèse, sur ce texte de
saint Luc (XVI, 20) « Ecce regnum Dei intra vos est » qu'ils traduisent ainsi : « Le
royaume de Dieu est en vous. » Mais ce texte comporte un autre sens, et il semble plus
juste et plus en rapport avec le contexte de traduire : « Le royaume de Dieu est au milieu
de vous. » D'après saint Luc, en effet, ce sont les pharisiens qui interrogent Notre-
Seigneur. Comme ils lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, il leur répond : «
Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il
est ici, ou : il est là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous. » Ainsi remise
dans son cadre, la parole de Jésus paraît plutôt contredire le système d'un royaume
purement intérieur que de le favoriser. S'adressant à des pharisiens qui étaient incrédules,
qui, du fait qu'ils rejetaient l'Évangile, se mettaient en dehors du royaume, n'est-il pas
évident que Jésus ne pouvait leur dire que ce royaume était en eux, c'est-à-dire dans leurs
âmes? La pensée du Sauveur est donc tout autre. Se heurtant aux idées fausses de ses
adversaires, qui s'imaginaient que la venue du royaume et du Messie serait accompagnée
de signes éclatants, de prodiges extraordinaires dans le ciel, Jésus apprend aux pharisiens
comment le royaume de Dieu doit venir. Il ne viendra pas, leur dit-il alors, comme une
chose qu'on peut observer, comme un astre dont on pourrait suivre le cours, car le
royaume sera surtout spirituel et se dérobera par conséquent à l'observation. Du reste,
ajoute Notre-Seigneur, n'allez pas le chercher où il ne faut pas, car il est déjà venu, il est
au milieu de vous.

Conclusion. - De la correcte interprétation du texte de saint Luc, ainsi que des raisons qui
précèdent, il résulte donc que le royaume de Dieu ne peut être considéré comme un
royaume purement spirituel, qu'il est au contraire collectif et social, et qu'on ne peut
induire de là que Jésus n'ait jamais songé à fonder une Église visible.

§ 2. -. LE SYSTÈME D'UN ROYAUME DE DIEU PUREMENT ESCHATOLOGIQUE.


RÉFUTATION.

306. - 1° Exposé du système.- Suivant M. LOISY, l'institution d'une Église n'a pu rentrer
dans les desseins du Sauveur. Voici à peu près comment l'auteur de l’Évangile et l'Église
entend le démontrer. A l'époque où parut Notre-Seigneur, c'était une idée courante parmi
les Juifs, que le Messie aurait pour mission d'inaugurer le règne final et définitif de Dieu
ou, si l'on aime mieux, le royaume eschatologique. Or, si l'on analyse les textes des
Évangiles, du seul point de vue critique et sans les déformer par une interprétation
théologique, il semble bien que Jésus partageait l'erreur de ses contemporains. En
conséquence, sa prédication a eu un double but : --1. annoncer la venue prochaine du
royaume en même temps que la fin du monde qui devait en être l'accompagnement obligé
; et - 2. y préparer les âmes par le renoncement aux biens de ce monde et par la pratique
des vertus morales capables de procurer la justice. Le Christ de l'histoire n'a donc pas pu
songer à fonder une Église, c'est-à-dire une institution durable, puisque son œuvre n'était
pas appelée à durer et qu'elle devait se terminer à brève échéance par l'avènement du
royaume
final.
On ne saurait donc parler à l'institution divine de l'Église. Ce sont les circonstances et la
non-réalisation du royaume eschatologique qui ont déterminé les disciples à corriger le
programme de leur Maître, à « réinterpréter » ses paroles « pour accommoder à la
condition d'un monde qui durait, ce qui avait été dit à un monde censé près de finir ».
D'où il paraît légitime de conclure que Jésus « annonçait le royaume, et c'est l'Église qui
est venue. » Cependant, d'après la théorie moderniste, si l'Église ne procède pas d'une
pensée et d'une volonté expresse de Jésus, l'on peut dire cependant qu'elle se rattache à
l'Évangile, en tant qu'elle fait suite à la société que Jésus avait groupée autour de lui en.
vue du royaume. Elle est ainsi, en un certain sens, le résultat légitime, quoique inattendu,
de la prédication du Christ, et rien n'empêche de voir, entre l'Évangile et l'Église, un
rapport étroit, et de dire en toute vérité que l'Église continue l'Évangile». En d'autres
mots, Jésus avait groupé autour de sa personne un certain nombre de disciples à qui il
donna la mission de préparer l'inauguration prochaine du royaume, et comme les
événements ont trompé l'attente des apôtres, - le royaume si ardemment désiré et si
impatiemment attendu n'étant pas venu, - la petite société a grandi et, en grandissant, elle
a donné naissance à l'Église. L'on peut donc définir l'Église : la société des disciples du
Christ, qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique, se sont organisés et adaptés
aux conditions d'existence de l'heure présente.
L'on pourrait se demander ce que M. LOISY fait des textes évangéliques qui rapportent
l'institution de l'Église. C'est bien simple. Comme les protestants libéraux, il les déclare
sans valeur pour l'historien, et il en donne comme raison que « les textes qui concernent
véritablement l'institution de l'Église sont des paroles du Christ glorifié ». Ces textes
seraient donc des produits de la pensée chrétienne. Et M. LOISY conclut que « l'institution
de l'Église par le Christ ressuscité n'est pas un fait tangible pour l'historien».

307. - 2° Réfutation. - N'ayant d'autre objectif que de préparer les âmes à la venue
imminente du royaume des cieux et à sa parousie, le Christ ne pouvait songer à organiser
une société durable : telle est l'idée maîtresse du système de M.Loisy. Or nous allons
prouver que, pour soutenir une thèse aussi absolue, il est nécessaire de se livrer à un
découpage de textes que rien n'autorise, et procéder à un choix inadmissible ou à une
interprétation fantaisiste des passages de l'Évangile qui s'appliquent à l'Église.
Considérons d'abord le point de départ Est-il vrai que les contemporains de Jésus n'aient
eu d'autre idée que l'établissement du règne définitif de Dieu? Comme l'a fort bien
démontré le P. LAGRANGE, l'on peut distinguer au contraire dans la littérature de l'époque
deux manifestations de la pensée juive : celle que l'on trouve dans les apocalypses et celle
des rabbins. Or, pas plus dans l'une que dans l'autre, le règne messianique n'est identifié
avec le règne final de Dieu ; ni d'un côté ni de l'autre l'on ne se désintéresse de l'avenir
d'Israël en ce monde. Il y a toutefois cette différence entre les deux que les auteurs
apocalyptiques insistaient beaucoup plus sur le royaume eschatologique tandis que les
rabbins, dans leur concept du règne messianique, attachaient une part plus importante au
monde présent. Si, par conséquent, Jésus avait adopté les idées des apocalypses et n'avait
voulu prêcher qu'un royaume purement eschatologique, il n'aurait pas manqué de corriger
les croyances des rabbins Or cela, il ne l'a pas fait. De l'examen impartial des Évangiles il
résulte au contraire que le Sauveur présente le royaume comme devant avoir une double
phase : une phase terrestre avant la période de consommation finale. Il y a en effet de
nombreux caractères par lesquels Jésus décrit le royaume, qui sont totalement
inconciliables avec le royaume eschatologique et qui ne s'accordent qu'avec la vie
présente. C'est ainsi que Jésus parle du royaume comme déjà inauguré. « Depuis les jours
de Jean-Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux est emporté de force», est-il dit
dans sain,t Matthieu (XI, 12). Ainsi encore il réplique aux Pharisiens qui l'accusent de
chasser les démons au nom de Belzébuth : « Que si c'est par l'Esprit de Dieu que je
chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous » (Mat., XII, 28).
Mais c'est surtout dans les paraboles que l'enseignement de Jésus transparaît le plus. Le
royaume y est représenté comme une réalité déjà existante et concrète, comme un
royaume destiné à grandir et à se développer, - parabole du grain de sénevé (Mat., XIII,
31, 35; Marc, IV, 30, 32), - comme un royaume comportant le mélange des bons et des
méchants, - paraboles du bon grain et de l'ivraie (Mat., XVIII, 24, 30), du filet qui ramasse
des poissons de toutes sortes, bons et mauvais (Mat., XIII 47, 50), des vierges sages et des
vierges folles (Mat., XXIV, 1, 18). Autant de caractères qui ne sont pas applicables au
royaume eschatologique et qui ne peuvent convenir qu'à un royaume déjà formé,
susceptible de s'étendre et de se perfectionner, préparatoire à une autre forme de royaume
qui, elle, sera la forme; définitive, où le bon grain seul sera engrangé, où le tri entre les
bons et les mauvais poissons sera chose faite, et d'où les vierges folles seront exclues.
Tout cela serait juste, répliquent alors les partisans du système eschatologique, si les
textes allégués pour prouver l'annonce d'un royaume terrestre étaient authentiques. Mais,
ils ne le sont pas. Ils ont été introduits dans la trame évangélique par la première
génération chrétienne qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique attendu, n'a pas
craint de travestir 1 enseignement du Sauveur pour mettre sa pensée et ses paroles en
harmonie avec les faits. Qu'il y ait dans les Évangiles deux séries de textes : l'une
eschatologique, l'autre non eschatologique, et que les textes qui annoncent la fin du
monde et la parousie soient incompatibles avec ceux qui parlent d'un royaume terrestre,
c'est ce que tout critique de bonne foi doit reconnaître. Mais si les deux séries sont
exclusives l'une de l'autre, il faut donc choisir entre les deux et rechercher la tradition
primitive, celle qui doit être attribuée à Jésus. Or, ajoute-t-on, il y a tout
lieu de croire que la série eschatologique seule représente la pensée authentique de Jésus,
car elle n'a pu être inventée au moment où les événements venaient la démentir. La
seconde série aurait donc été élaborée ultérieurement pour adapter l'Évangile du salut aux
circonstances nouvelles imposées par le développement chrétien.
L'objection des modernistes est plus spécieuse que solide. Ils ont raison sans doute,
lorsqu'ils affirment qu'il y a dans les Évangiles deux séries de textes, mais sont-ils en
droit de conclure que ces deux séries sont exclusives l'une de l'autre? N'y a-t-il pas plutôt
un moyen de les concilier? Le nœud du problème est là. Si Jésus a annoncé la fin du
monde et l'avènement du royaume eschatologique comme des choses imminentes, il y a
sans contredit opposition entre les deux séries de textes. Jésus qui se serait mépris si
gravement en montrant le royaume eschatologique dans un avenir tout proche, ne pourrait
plus être l'auteur de la série non eschatologique. Mais la question est précisément de
savoir s'il a présenté la fin du monde et la venue du royaume eschatologique comme des
événements prochains. A la question ainsi posée nous pourrions d'abord répondre qu'il y a
tout lieu de croire a priori que la conciliation est possible, car comment admettre que les
Évangélistes rapportant les paroles de Notre-Seigneur, assez longtemps après qu'elles
avaient été prononcées, auraient été assez maladroits pour introduire dans leurs récits des
textes en contradiction avec ces paroles? De deux choses l'une. Ou bien les Évangélistes
sont sincères ou ils ne le sont pas. Dans la première hypothèse, ils auraient reproduit
fidèlement les paroles de leur Maître et nous n'aurions qu'une série de textes : la série
eschatologique. Dans la seconde hypothèse, ils n'auraient pas manqué de supprimer la
série eschatologique, puisque les événements lui donnaient tort, et ils lui auraient
substitué purement et simplement la série non eschatologique
Mais voyons si les textes de la série eschatologique ne comportent pas d'autre explication
que celle donnée par les modernistes Cela nous ramène à la célèbre prophétie sur la fin du
monde dont nous avons parlé dans la seconde Partie (N° 260). Nous n'insisterons donc
pas sur ce point. Qu'il nous suffise de rappeler que la parole de Notre-Seigneur « Cette
génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne s'accomplissent» (Mat, XXIV,
34 ; Marc, XIII 30 ; Luc, XXI, 32), invoquée par nos adversaires pour prouver que Jésus
croyait à la fin imminente du monde, s'applique plutôt, d'après le contexte, à la ruine de
Jérusalem et du peuple juif. Que les Évangélistes ne distinguent pas les deux catastrophes
avec assez de netteté, que leurs récits concernant à la fois la fin du monde et la ruine du
Temple manquent de précision, c'est ce qui n'est pas douteux. Et cela est si vrai que
beaucoup de critiques ont pu croire que, entraînés par les idées courantes de leur milieu,
les Apôtres s'étaient trompés sur la pensée de Jésus. Nous avons vu (p. 272) ce qu'il fallait
penser de cette opinion. En toute hypothèse, on ne saurait admettre que Jésus lui-même
ait commis l'erreur que nos adversaires lui imputent. Tout au contraire, il ne paraît pas
douteux, - à s'en tenir aux simples données d'une sage critique littéraire, - que la
catastrophe dont Jésus annonce la date prochaine et à laquelle la génération de son temps
doit assister, c'est la ruine de Jérusalem et du Temple, tandis que l'époque de la seconde
ne serait envisagée que dans une perspective beaucoup plus lointaine, puisque Jésus dit
que « personne n'en connaît ni le jour ni l'heure » (Mat., XXIV, 36).
Quant aux passages qui déclarent imminente la venue du Fils de l'homme sur les nuées du
ciel (Mat., XVI, 28 ; XXVI, 64 ; Marc, IX, 1 ; Luc, IX, 27 ; XXII, 69), il est permis
d'entendre par là la prédiction de l'admirable essor que prendra bientôt le règne
messianique et dont la génération à laquelle Notre-Seigneur s'adresse sera témoin. Ainsi
interprétés, ces textes se sont vérifiés à la lettre, vu que la diffusion de la religion
chrétienne s'est faite avec une merveilleuse rapidité.

Conclusion. - De la discussion qui précède il n'est donc pas téméraire de conclure que,
pas plus que le système d'un royaume purement intérieur et spirituel, le système d'un
royaume exclusivement eschatologique n'est acceptable. Il n'est pas vrai de dire alors que
Jésus n'a pu nullement envisager l'établissement d'une Église en tant que société visible.

Art. II. - Jésus-Christ a fondé une Église. Ses caractères essentiels.

308. - Position du problème - Il vient d'être démontré ci-dessus que « le royaume de


Dieu» prêché par le Christ comporte une première période qui peut s'appeler la phase
terrestre et préparatoire du royaume eschatologique. Or ce royaume comprend tous ceux
qui acceptent la doctrine enseignée par Jésus. Il est par conséquent une société et c'est à
cette société que nous donnons le nom à'Église. La question qui se pose donc à présent,
c'est de savoir quelle est la nature de cette société. Se compose-t-elle de membres égaux :
auquel cas l'interprétation de la doctrine du Christ serait laissée à l'arbitraire du jugement
individuel? Est-elle au contraire constituée sur le principe de la hiérarchie, comprenant
deux groupes distincts, l'un qui enseigne et gouverne, l'autre qui est enseigné et gouverné!
Jésus a-t-il institué lui-même une autorité à laquelle il ait confié la charge d'enseigner
authentiquement sa doctrine! Bref, le christianisme est-il « religion de l'esprit » ou «
religion d'autorité »?
Les Protestants orthodoxes, que nous avons désormais devant nous, soutiennent la
première hypothèse. Ils n'admettent pas que Jésus ait créé une autorité vivante. Les
vérités à croire, les préceptes à suivre et les moyens de sanctification, tout serait
abandonné à l'appréciation subjective de chaque croyant. Entre Dieu et la conscience
Jésus n'aurait placé aucun intermédiaire obligatoire. Que si on leur demande alors
pourquoi ils se groupent et tiennent des réunions; ils répondent que c'est tout simplement
pour prier en commun, pour lire et commenter l'Évangile, pour pratiquer les rites du
baptême et de la cène, et pour s'édifier mutuellement dans l'amour de Dieu et la charité
fraternelle mais non pour obéir à une autorité constituée. C'est d'ailleurs sur l'histoire que
les Protestants entendent appuyer leur point de vue. Nous verrons plus loin comment ils
expliquent la création d'une hiérarchie, et partant, les origines du catholicisme (V. N°
312).
Contre de telles affirmations il s'agit donc de prouver que Jésus a institué une hiérarchie
permanente, - le collège des Douze et leurs successeurs, - à la tête de laquelle il a placé
un chef unique, Pierre et ses successeurs : hiérarchie à laquelle il a octroyé une autorité
gouvernante, revêtue d'une divine garantie: l’infaillibilité doctrinale. Pour mieux
atteindre notre but, nous décomposerons les questions dans les propositions suivantes.
Nous prouverons : 1° que Jésus a fondé une hiérarchie en conférant aux Apôtres le triple
pouvoir d'enseigner, de régir et de-sanctifier, qu'il a donc constitué une autorité vivante ; -
2° que cette hiérarchie est permanente, le triple pouvoir des Apôtres devant se transmettre
à leurs successeurs ; - 3° que, à la tête de la hiérarchie, il a placé un chef unique (primauté
de Pierre et de ses successeurs) ; - 4° qu'il a garanti la conservation intégrale de sa
doctrine en octroyant à l'Eglise enseignante le privilège de l'infaillibilité. D'où quatre
paragraphes.

§ 1. - JÉSUS-CHRIST A FONDÉ UNE ÉGLISE HIÉRARCHIQUE.

309. - État de la question. - a) Les Protestants orthodoxes, avons-nous dit (N° 308),
n'admettent pas que Jésus ait constitué à la tête de son Église une autorité vivante, mais
ils concèdent l'historicité et même l'inspiration des textes évangéliques invoqués par les
catholiques en faveur de leur thèse. - b) Au contraire, les rationalistes, les Protestants
libéraux et les modernistes rejettent l'authenticité de ces textes. Ils prétendent qu'ils sont
dus à un travail postérieur et rédactionnel d'auteurs inconnus et auraient été introduits
dans la trame évangélique après les événements, c'est-à-dire au moment où l'institution
d'une Église hiérarchique était un fait accompli.
La thèse catholique s'appuie donc sur un double argument: - 1. sur un argument tiré des
textes évangéliques que nous sommes en droit d'invoquer contre les Protestants
orthodoxes, et - 2. sur un argument historique, où nous aurons à réfuter la fausse
conception des libéraux et des modernistes sur les origines de l'Église hiérarchique.

310. - 1° Argument tiré des textes évangéliques. - Nota. -Lorsque nous soutenons qu'il
est possible de retrouver l'institution d'une Église hiérarchique dans les textes
évangéliques, qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne voulons pas dire que
Jésus a déclaré explicitement qu'il fondait une Église hiérarchique qui serait gouvernée un
jour par les Évêques sous le principat du Pape. Des paroles aussi formelles n'ont pas été
prononcées. I1 suffit, pour la démonstration de notre thèse, d'établir que nous on
retrouvons l'équivalent dans ce double fait qu'il choisit Douze Apôtres et leur délégua des
pouvoirs spéciaux à eux, à l'exclusion des autres disciples.
A. CHOIX DES « DOUZE ». - Tous les Évangélistes sont d'accord pour témoigner que,
parmi ses disciples, Jésus en choisit douze qu'il nomme ses Apôtres (Mat., X, 2, 4 ; Marc,
III, 13, 19 ; Luc, VI, 13, 16 ; Jean, I, 35 et suiv.), qu'il instruit d'une façon toute
particulière, à qui il dévoile le sens des paraboles qui restent incomprises de la foule
(Mat., XIII, 11), qu'il associe déjà à son œuvre en les envoyant prêcher le royaume de
Dieu aux fils d'Israël (Mat., X, 5, 42 ; Marc, VI, 7, 13 ; Luc, IX, 1,6).

B. P0UV0IRS CONFÉRÉS AU COLLÈGE DES DOUZE. - a) A ce collège des Douze, -


à Pierre en particulier (Mat., XVI, 18, 19), à l'ensemble du collège (Mat., XVIII, 18), -
Jésus commence par promettre le pouvoir de « lier dans le ciel ce qu'ils auront lié sur la
terre », c'est-à-dire une autorité gouvernante qui les fera juges des cas de conscience, qui
leur donnera la faculté de prescrire ou de défendre, et partant, de créer des obligations, si
bien que celui qui n'écoutera pas l'Église sera regardé « comme un païen et un publicain»
(Mat., XVIII, 17). Mais, objectent les Protestants à propos de ce dernier texte, le mot
Église est employé au verset 17 dans le sens restreint d'assemblée (N° 300), et dès lors, ce
passage ne saurait servir d'argument en faveur de l'existence d'une autorité hiérarchique.-
Nous ne contesterons pas que, dans le texte en question, le mot Église prête à deux
interprétations. Il faut donc faire intervenir ici la règle de critique qui veut que tout
passage obscur soit interprété d'après les autres passages parallèles qui sont plus clairs. Or
il ne fait pas de doute que, dans les autres textes où il est question des pouvoirs accordés
par Notre-Seigneur à son Église, cette concession ne concerne jamais que le collège
apostolique. Il y a donc lieu de présumer le même sens pour le passage de saint Matthieu.
b) Le pouvoir qu'il avait d'abord promis, Jésus le confère, peu de jours avant son
Ascension, au collège des Douze, alors devenu le collège des Onze par la défection de
Judas : « Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre, leur déclare-t-il. Allez
donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-
Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je suis avec
vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » (Mat., XVIII, 19,20). Ainsi le Christ accorde
à ses Apôtres le triple pouvoir: - 1. d'enseigner : « Allez, enseignez toutes les nations » ; -
2. de sanctifier, par les rites institués à cet effet, en particulier, par le baptême ; - 3. de
gouverner, puisque les Apôtres devront apprendre au monde à garder ce que Jésus a
commandé.
Et qu'on n'objecte pas encore que ce texte n'a aucune valeur sous prétexte que les paroles
et les actes du Christ ressuscité ne peuvent être contrôlés par l'historien. Le préjugé
rationaliste serait manifeste. Du moment en effet que la Résurrection peut être démontrée
comme un fait historique et qu'elle est une réalité dont les Apôtres ont acquis la certitude,
il y aurait autant de parti-pris à rejeter les paroles du Christ ressuscité que la résurrection
elle-même. Du reste, les paroles du Christ ressuscité sont si bien liées avec les paroles de
la promesse, que contester les unes c'est contester les autres, et que nier les unes et les
autres c'est rendre inexplicable la conduite des Apôtres qui, après la mort de leur Maître,
revendiquèrent le triple pouvoir ci-dessus mentionné.

311. - 2° Argument tiré de l'histoire. - Préliminaires. - 1. Quelle que soit la valeur des
textes évangéliques qui nous prouvent que l'Église n'est pas hors de la ligne de l'Évangile,
il va de soi que la question de l'institution divine d'une Église hiérarchique est, avant tout,
historique. Si l'histoire en effet nous apportait la preuve que la création de l'Église serait
postérieure à l'âge apostolique, et aurait été le résultat de circonstances accidentelles, l'on
aurait beau invoquer les textes de l'Évangile : nos adversaires seraient certes en droit de
les considérer comme des interpolations.
2. Les documents qui servent à l'étude du christianisme naissant sont les Actes des
Apôtres, les Épîtres de saint Paul, et pour la période sub-apostolique (c'est-à-dire pour les
trois générations qui suivent les Apôtres) les écrits des Pères et des écrivains
ecclésiastiques.
3. Il est parlé de « charismes » à maintes pages des Actes des Apôtres. Que faut-il
entendre par là? Les charismes (grec « charis » et « charisma » grâce, faveur, don) sont
des dons surnaturels octroyés par le Saint-Esprit en vue de la propagation du
christianisme et pour le bien général de l'Église naissante. Ce sont des manifestations de
l'Esprit Saint, parfois même étranges et désordonnées, telles que le don des langues ou
glossolalie qui consistait à louer Dieu en langue étrangère et en des accents
d'enthousiasme, exalté (Lire à ce sujet : I Cor., XIV). Les charismes auxquels on attachait
le plus de prix étaient le don des miracles et le don des prophéties ; mais quelle qu'en fût
la nature, ils étaient toujours des signes divins qui avaient pour but de confirmer la
première prédication de l'Évangile. - 4. Nous allons exposer, en nous plaçant sur le seul
terrain de l'histoire, les deux thèses, rationaliste et catholique, sur les origines de l’Église.
La première que nous mettons sous l'étiquette générale de rationaliste, est, en réalité, le
point de vue, non seulement des rationalistes, mais de tous les historiens protestants,
orthodoxes ou libéraux, et des modernistes. Le meilleur exposé français en a été fait par
A. SABATIER (Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit, pp. 47-83, 4e éd.) En
voici un résumé, aussi objectif que possible.

312. - A. THÈSE RATIONALISTE. - Les origines de l'Église. - 1. La création d'une Église


hiérarchique ne saurait être l'œuvre de Jésus. « Non seulement il n'a pas voulu cette
Église, mais il ne pouvait même la prévoir, pour la bonne raison qu'il croyait venir aux
derniers jours du monde et que tout ce développement historique du christianisme restait
en dehors de son horizon de Messie.» - 2. Comme les Apôtres « attendaient de jour en
jour le retour triomphant de leur Maître sur les nuées du ciel», ils vivaient « dans
l'exaltation et la fièvre», se regardant i comme des étrangers et des voyageurs qui passent
sans songer à aucun établissement durable ».- 3. Les premières communautés formées par
les disciples du Christ n'eurent donc rien d'une société hiérarchique. « Les dons
individuels (charismes) départis car l'Esprit aux divers membres de la communauté
répondaient à tous les besoins. C'était l'Esprit agissant dans chaque fidèle qui déterminait
ainsi les vocations et attribuait aux uns et aux autres, suivant la faculté ou le zèle de
chacun, des min stères et des offices qui paraissaient devoir être provisoires.» - 4. Les
premières communautés chrétiennes composées à l'origine de membres égaux entre eux
et distingués par la seule variété des dons de l'Esprit» deviennent avec le temps « des
corps organisés, de véritables églises qui se développent et prennent d'abord des
physionomies différentes, suivant la diversité des milieux géographiques et sociaux.
L'assemblée des chrétiens se modèle, en Palestine et au delà du Jourdain, sur la
synagogue juive... En Occident, elle semble plutôt reproduire la forme des collèges ou
associations païennes, si nombreuses à cette époque dans les villes grecques. Cependant «
les associations chrétiennes dispersées dans l'empire entretiennent entre elles des relations
fréquentes… Il est donc naturel qu’elles aient eu dès le principe, la conscience très vive
de leur unité spirituelle et qu’au dessus des Eglise particulières et locales ait apparu,
précisément dans les lettres de l’apôtres aux païens, l’idée de l’Eglise de Dieu, ou du
Christ une et universelle... L’unité idéale de l'Eglise tendra à devenir une réalité visible,
par l'unité de gouvernement, de cul le et de discipline». - 5. Pour créer cette unité, deux
conditions nécessaires manquent encore. Il faut d'abord que la chrétienté apostolique
trouve Un centre fixe autour duquel les églises particulières puissent se grouper. Ensuite
il faut qu'elles arrivent à tiret d'elles-mêmes une règle dogmatique et un principe
d'autorité qui leur permette de vaincre toutes les hérésies et toutes les résistances». Or ces
deux conditions se réalisèrent de la façon suivante. Après la destruction de Jérusalem en
l'an 70, « la chrétienté gréco-romaine cherchait un centre nouveau autour duquel elle se
pût grouper, elle ne devait pas hésiter bien longtemps.
Les grandes Églises d'Antioche, d'Éphèse, d'Alexandrie se faisaient équilibre et n'avaient
d'autorité que sur les communautés de leur région. Seule une ville s'élevait au-dessus de
toutes les autres et avait une importance universelle. Rome restait toujours la ville
éternelle et sacrée... La capitale de l'empire était marquée à l'avance pour devenir la
capitale de la chrétienté. » Voilà pour la première condition : le centre fixe, principe de
l'unité hiérarchique, est trouvé. - 6. Les sectes nombreuses, entre autres, les grandes
hérésies du gnosticisme, d'une part, et du montanisme, d'autre part, qui éclatent la
première vers l'an 130 et la seconde, vers l'an 160, vont fournir l'occasion de remplir la
seconde condition. L'on chercha et l'on découvrit « le moyen d'opposer à toutes les
objections un déclinatoire, une sorte de question préalable qui faisait mieux que de
réfuter l'hérésie, qui l'exécutait avant même qu'elle eût ouvert la bouche. Ce moyen, ce fut
une confession de foi apostolique, un symbole populaire et universel, qui, devenant loi de
l'Église, excluait de son sein, sans disputes, tous ceux qui se refusaient à le redire. Ce fut
« la règle de foi », le Symbole dit des Apôtres qui vit le jour sous sa première forme, dans
1 Église de Rome, entre les années 150 et 160.» A partir de là seulement, le catholicisme
avec son gouvernement épiscopal et sa règle de foi extérieure est fondé.
En résumé, le christianisme aurait été d'abord « religion de l'esprit» n'ayant d'autre règle
de foi que les charismes, c'est-à-dire les inspirations individuelles de l'Esprit Saint. Il
n'aurait possédé, au début de son existence, ni hiérarchie, ni unité sociale et visible. Il
n'aurait été indépendant ni des synagogues juives ni des associations païennes. Il ne serait
devenu une religion d'autorité, il n'aurait eu sa hiérarchie que cent vingt ou cent
cinquante ans après Jésus-Christ, à la fin du n° siècle, au temps "de saint Irénée et du
pape saint Victor. Entre la mort de Jé3us et la constitution catholique de l'Église, l'histoire
découvrirait donc une période intermédiaire où aucune organisation n'existait : période
qu'on pourrait dénommer l'âge précatholique du christianisme. Il résulte de là que l'Église
catholique ne saurait être d'institution divine. Sa naissance, son développement et les
péripéties de son histoire, tout s'expliquerait par un concours de circonstances humaines.
« Ce n'est qu'après que l'Église fut constituée en oracle infaillible... que l'on songea à
justifier en théorie ce qui avait triomphé dans les faits. Le dogme ne consacre jamais que
ce qui est déjà, depuis un siècle ou deux, passé en pratique.»

313. - B. THÈSE CATHOLIQUE. - Nota. - Avant toute discussion de la thèse rationaliste,


il convient de remarquer, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que les historiens
catholiques ne prétendent nullement que l'on retrouve, à l'origine du christianisme, une
Église tout organisée comme elle le sera par la suite. Requérir une pareille chose, ce serait
vouloir que la semence jetée en terre devienne aussitôt un épi de blé avant de passer par
les différentes phases de la germination. Les rationalistes concèdent qu'au début du m e
siècle, et même à la fin du second, l'Église possède une hiérarchie avec un centre d'unité
et un symbole de foi. Notre enquête peut donc s'arrêter là. Il nous suffit dès lors de
montrer que l'épi dont les historiens rationalistes constatent l'éclosion à la fin du second
siècle, est le développement normal d'une semence confiée à la terre à l'origine du
christianisme. Et, pour parler sans figures, nous prouverons qu'il n'y a pas eu d'âge
précatholique, que les organes essentiels du christianisme postérieur, étaient précontenus
dans le christianisme primitif, dès l'âge apostolique. Auparavant, nous allons reprendre,
point par point, les divers articles du système rationaliste.

314. - a) Réfutation de la thèse rationaliste. - 1. Au point de départ, nos adversaires


posent en principe que Jésus n'a pas pu songer à fonder une église, parce que la pensée
de toute fondation durable était en dehors de son horizon messianique. C'est là un
préjugé que nous avons réfuté précédemment (N° 307). Nous n'y reviendrons pas.
2. Est-il vrai, comme on l'affirme bien légèrement, que les Apôtres trompés par la
prédication de Jésus et attendant la venue prochaine du royaume eschatologique, ne
purent songer, pas plus que leur Maître, à une institution durable? S'il en était ainsi, si les
Apôtres et les premiers chrétiens avaient été vraiment convaincus que le Christ leur avait
annoncé l'imminence du royaume final, si tel était le dogme essentiel de leur foi,
comment expliquer que cette première communauté ne se soit pas dissoute, dès que les
faits lui démontrèrent que Jésus avait enseigné une erreur ? La chose paraît si évidente
que des historiens libéraux, tels que Harnack, reconnaissent que l'Évangile était plus que
cela, qu'il était quelque chose de nouveau, à savoir « la création d'une religion universelle
fondée sur celle de l'Ancien Testament ».
3. Dire que les charismes ont fourni les premiers éléments d'organisation, est une
hypothèse aussi dénuée de fondement. N'est-il pas évident, - et le fait n'est-il pas
d'expérience quotidienne? - que l'inspiration individuelle n'aboutit jamais qu'à l'anarchie?
RENAN lui-même n'hésite pas à l'avouer. « La libre prophétie, écrit-il dans Marc Aurèle,
les charismes, la glossolalie, l'inspiration individuelle, c'était plus qu'il n'en fallait pour
tout ramener aux proportions d'une chapelle éphémère, comme on en voit tant en
Amérique et en Angleterre. »
4. Il n'est pas plus juste de prétendre que les premières communautés chrétiennes
n'eurent aucune autonomie et qu'elles n'étaient guère distinctes des synagogues ou des
associations païennes. Sans doute, sur certains points secondaires, des concessions furent
faites d'un côté comme de l'autre : c'est ainsi que les communautés composées
exclusivement de Juifs convertis, « les judaïsants » furent autorisés à garder la pratique
de la circoncision, tandis que les païens étaient admis au baptême sans passer par le
judaïsme. Il fallait bien ménager les transitions. Mais ce qui n'en est pas moins vrai, c'est
que le christianisme apparaît dès les premiers jours, comme une religion distincte, en
dehors de la hiérarchie mosaïque, puisque les Apôtres se reconnaissent une mission
religieuse, universelle, qu'ils ne tiennent pas des chefs du judaïsme. L'idée de l'Église une
et universelle n'est donc pas une idée spéciale à saint Paul, encore qu'elle occupe une
grande place dans son enseignement. Elle vient de ce fait que les Apôtres sont tous
disciples du même Maître et prêchent la même foi, et si les différentes Églises du monde
entier arrivent à ne former qu'une seule Église, c'est qu'elles procèdent toutes, par
filiation, d'une même communauté primitive, de l'Église-mère de Jérusalem.
5. Il est faux de dire que la ruine de Jérusalem a déplacé le centre de gravité de la
chrétienté, car déjà au temps des missions de saint Paul, bien avant par conséquent
l'année 70, les communautés de la gentilité avaient répudié le judéo-christianisme et
n'avaient plus d'attache à la capitale de la Judée. Que Rome soit devenue alors la capitale
de la chrétienté parce qu'elle était la capitale de l'Empire gréco-romain, c'est tout à fait
vraisemblable. « Cette coopération de Rome, dit Mgr BATIFFOL, au rôle de la Cathedra
Pétri, nous aurions mauvaise grâce à la contester ; nous faisons nos réserves sur les
termes politiques dont on se sert pour la décrire, comme aussi sur la tendance à
transformer en cause génératrice ce qui n'est qu'une circonstance. »
6. Quant à l'influence attribuée au Symbole des Apôtres pour créer l'unité de foi de l'Église
et pour réagir contre les hérésies naissantes, rien n'est plus contestable. Il n'est pas
probable en effet que le texte romain qui était la profession de foi baptismale commune à
Rome et aux églises de Gaule et d'Afrique, au temps de saint Irénée et même avant, fût
imposé aux églises de la chrétienté grecque. Il y a tout lieu de croire même que celles-ci
n'ont possédé aucun formulaire commun de leur foi avant le concile de Nicée (325). L'on
ne peut donc soutenir que ce fut le symbole romain qui fut cause d'unité.
Les rationalistes supposent que le Symbole des Apôtres aurait été rédigé à l'occasion des
hérésies naissantes, en particulier du gnosticisme et du montanisme. Or il n'y a dans cette
formule de foi aucune préoccupation antignostique, et les articles s'en retrouvent
équivalemment dans des écrits antérieurs à l'hérésie gnostique, par exemple chez les
apologistes comme saint Justin (vers 150), Aristide (vers 140) et saint Ignace (vers 110) ;
on peut même dire que, tout au moins dans leur substance, ils font partie déjà de la
littérature chrétienne de l'âge apostolique. A plus forte raison, le Symbole romain est-il
indépendant du montanisme qui est une hérésie plus tardive et qui ne pénétra guère dans
le monde chrétien d'Occident avant 180 : date à laquelle la formule du Symbole était déjà
rédigée, de l'avis de nos adversaires.

315. - b) Preuves de la thèse catholique. - D'après les historiens catholiques, la hiérarchie


de l'Église remonte à l'origine du christianisme. Comme nous en avons fait déjà la
remarque (N° 313) il n'est pas douteux que l'Église ait connu le progrès dans les formes
extérieures de son organisation, mais ce que nous affirmons, et ce qui est d'ailleurs le seul
point en litige, c'est que l'évolution s'est faite normalement.
Les protestants et les modernistes admettent que, du temps de saint IRE-NÉE, du pape
saint Victor et de la controverse pascale, l'Église possède une autorité enseignante et
gouvernante, qu'elle est hiérarchique. Il nous sera facile de montrer qu'elle l'était bien
avant, qu'elle le fut toujours et qu'il n'y a pas eu d'âge précatholique. Sans doute les
documents sur lesquels s'appuie la thèse catholique, ne sont pas nombreux, mais ils sont
d'un caractère décisif. Voici les principaux, énumérés dans l'ordre régressif. - 1.
Témoignage de saint Irénée. A la rigueur, le témoignage de saint Irénée ne devrait pas
être invoqué, puisque les rationalistes conviennent que, à cette date, l'Église hiérarchique
était née. Si nous nous en servons, c'est qu'il est du plus haut intérêt et qu'il nous fait
remonter beaucoup plus loin. Argumentant contre les hérétiques, saint IRÉNÉE présente le
caractère hiérarchique de l'Église comme un fait notoire et incontesté, comme une
fondation du Christ et des Apôtres. Or comment aurait-il pu revendiquer pour l'Église
chrétienne une origine apostolique, si ses adversaires avaient été en état de lui apporter
les preuves que la hiérarchie était de fondation récente ?
2. Témoignage de saint Polycarpe. De saint Irénée passons à la génération précédente.
Nous trouvons le témoignage de saint POLYCARPE qui, au milieu du second siècle,
représente les pasteurs comme les chefs de la hiérarchie et les gardiens de la foi.
3. Témoignages de saint Ignace d'Antioche (mort vers 110) et de saint Clément de Rome
(mort 100). Avec ces deux témoignages nous arrivons au début du n e siècle et à la fin du
Ier. Dans son Épître aux Romains, saint IGNACE parle de l'Église de Rome comme du
centre de la chrétienté : « Vous (Église de Borne), écrit-il, vous avez enseigné les autres.
Et moi je veux que demeurent fermes les choses que vous prescrivez par votre enseigne-
ment » (Rom., IV, 1). Vers l'an 96, CLÉMENT DE ROME, disciple immédiat de saint Pierre
et de saint Paul, écrit une lettre aux Corinthiens où il donne de l'Église une notion
équivalente à celle de saint Irénée, présentant la hiérarchie comme la gardienne de la
Tradition, et l'Église de Rome comme la présidente universelle de toutes les Églises
locales.

4. Ainsi, de génération en génération, nous parvenons à l'âge apostolique. Nous avons ici,
pour nous renseigner, les Actes des Apôtres. Les témoignages en sont clairs et précis : ils
nous montrent avec évidence l'existence d'une société avec sa hiérarchie visible, sa règle
de foi et son culte : - 1) sa hiérarchie visible. Dès la première heure du christianisme, les
Apôtres jouent le double rôle de chefs et de prédicateurs. Ils choisissent Mathias pour
remplacer Judas (Act, I, 12, 26).Le jour de la Pentecôte, saint Pierre commence ses
prédications et fait de nombreux convertis (Act., II, 37). Les Apôtres instituent bientôt des
diacres à qui ils délèguent une partie de leurs pouvoirs (Act., VI, 1,6); - 2) sa règle de foi.
Incontestablement, parmi les premiers chrétiens, il y en eut qui furent favorisés des dons
de l'Esprit Saint ou charismes, mais n'exagérons rien, et ne croyons pas pour autant que
les premières communautés n'étaient que des groupes mystiques de Juifs pieux qui
auraient reçu tous leurs dogmes des inspirations de l'Esprit Saint. Les charismes étaient
des motifs de crédibilité qui poussaient les âmes à la foi ou entretenaient en elles la
ferveur religieuse. Mais, loin d'être une règle de foi, ils restaient subordonnés au
magistère des Apôtres et à la foi reçue. La preuve évidente en est que saint Paul en
réglemente l'usage dans les assemblées (I Cor., XIV, 26) et n'hésite pas à déclarer
qu'aucune autorité ne saurait prévaloir contre l'Évangile qu'il a enseigné (I Cor., XV, 1).
Le christianisme primitif a donc sa règle de foi, et celle-ci lui vient des Apôtres. Sans
doute elle n'est pas compliquée et tient en quelques points. Le thème général des prédi-
cations apostoliques, c'est que Jésus a réalisé l'espérance messianique, qu'il est le
Seigneur à qui sont dus les honneurs divins et en qui seul est le salut (Act., IV, 12). C'est
là une doctrine élémentaire, quoique susceptible de riches développements, que les
apôtres imposent à tous les membres de la communauté chrétienne. Rien n'est laissé à
l'inspiration individuelle. Que s'il surgit au sein de la jeune Église des sujets de
controverse, le cas est déféré aux Apôtres comme à une autorité incontestée, à laquelle
seule il appartient de trancher le point en litige ; - 3) son culte. La lecture des Actes des
Apôtres nous témoigne abondamment que la société chrétienne possède et pratique des
rites spécifiquement distincts de ceux du judaïsme: le baptême, l'imposition des mains
pour conférer le Saint-Esprit, et la fraction du pain.

Conclusion. - De cette longue discussion, il résulte bien que l'Église chrétienne est, au
début de son existence, une société hiérarchisée, entendue au sens de la doctrine
catholique (N° 300). Ce que les rationalistes appellent l'âge précatholique est un mythe.
Mais si les Apôtres, aussitôt après l'Ascension de leur Maître, parlent et agissent en chefs,
c'est qu'ils s'en croient le droit et les pouvoirs. Et s'ils se croient en possession de tels
pouvoirs, c'est, selon toute vraisemblance, qu'ils les ont reçus de Jésus-Christ. Par
conséquent, les textes de l’Évangile concordent avec les faits de l'histoire, et l'on ne voit
plus, dès lors, de quel droit nos adversaires peuvent prétendre qu'ils ont été interpolés.
C'est donc à juste titre que nous avons appuyé notre thèse sur un double argument, sur
l'Évangile et sur l'histoire.

§. 2. - JÉSUS-CHRIST A FONDÉ UNE HIÉRARCHIE PERMANENTE. LA SUCCESSION


APOSTOLIQUE.
316. - État de la question. - Nous avons établi, dans le paragraphe précédent, que Jésus-
Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a institué une autorité enseignante et
gouvernante dans la personne des Apôtres. Il s'agit maintenant de savoir si la juridiction
conférée aux Apôtres était transmissible, et, dans le cas affirmatif, à qui la succession
devait échoir.
Ici encore deux thèses sont en présence : la thèse rationaliste et la thèse catholique. - a)
D'après la première, la hiérarchie n'étant pas d'institution divine, la question de la
transmission de la juridiction apostolique ne se pose pas. C'est seulement le besoin qui
aurait créé l'organe ; l’épiscopat serait une institution purement humaine. Nous verrons
plus loin à quelles circonstances les rationalistes en attribuent l'origine. - b) D'après la
thèse catholique, les évêques, pris en corps, sont, de droit divin, les successeurs des
Apôtres. Ils ont recueilli les pouvoirs du collège apostolique et jouissent de ses privilèges.
La thèse catholique s'appuie sur un double argument : - 1. sur un argument tiré des textes
évangéliques et - 2. sur un argument historique où nous aurons à réfuter la thèse ratio-
naliste sur les origines de l'épiscopat.
1° Argument tiré des textes évangéliques. - Les textes de l'Évangile doivent nous servir à
traiter la question de droit, qui est de savoir si l'autorité apostolique était transmissible.
Or la chose paraît découler, d'une manière évidente, des textes déjà invoqués, et en
particulier, des paroles par lesquelles .Notre-Seigneur met les Apôtres à la tête de son
Église. Ne leur dit-il pas en effet : « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au
nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai
commande : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde »? (Mat.,
XXVIII, 20). Jésus donne à ses Apôtres la mission de prêcher l'Évangile à toute créature,
de baptiser et de régir son Église jusqu'à la fin du monde. Voilà une tâche qui ne saurait
être remplie par ceux à qui elle est confiée. Il suit donc de là que les pouvoirs conférés
aux Apôtres n'ont pu être limités ni dans l'espace ni dans le temps, et que, par conséquent,
dans la pensée du Christ, ils devaient se transmettre aux successeurs des Apôtres.

2° Argument tiré de l'histoire. - Comme on peut le remarquer, nous avons insisté peu
sur l'argument scripturaire, sur la question de droit. C'est que, on se le rappelle, nos
adversaires s'accordent à récuser tous les textes qui rapportent les paroles du Christ
ressuscité. Ils ne considèrent donc que la question de fait. Dans leur théorie « c'est à
l'histoire et à l'histoire seule, en dehors de tout préjugé dogmatique, qu'il convient de
demander les origines de l'épiscopat ». Nous allons résumer, en quelques points,
comment ils expliquent ces origines.

317. - A THÈSE RATIONALISTE.-- Les origines de l’épiscopat. - 1. D'après la thèse


rationaliste, les membres des premières communautés chrétiennes étaient tous égaux (V.
N° 312). Tous ils formaient un « peuple élu », un peuple de prêtres et de prophètes. - 2.
L'on peut cependant distinguer dans la société chrétienne primitive « deux grandes
classes d'ouvriers occupés à l'œuvre de Dieu ; d'une part, les hommes de la parole : les
apôtres, les prophètes, les docteurs ; de l'autre, les anciens, les surveillants ou épiscopes,
lès diacres ». Les premiers étaient au service de l'Église générale et ne relevaient que de
l’Esprit qui les inspirait. Les seconds étaient, au contraire, les employés élus de chaque
communauté particulière.
3. « Non seulement on ne trouve au début aucune institution formelle de l'épiscopat ni
d'une hiérarchie quelconque, mais les noms d'episcopi et de presbyteri sont équivalents et
désignent les mêmes personnes.» « L'histoire authentique ne mentionne aucun exemple
d’évêque constitué par un apôtre, et auquel un apôtre aurait transmis, par cette institution,
soit la totalité, soit une partie de ses pouvoirs.» Les pouvoirs d’enseigner et de gouverner
étaient réservés à ceux qui étaient favorisés de charismes. C'est seulement petit à petit que
les épiscopes ou presbytres, préposés d'abord à l'administration temporelle des Églises, se
seraient emparés des pouvoirs d'enseigner et de gouverner, primitivement réservés aux
Apôtres et à tous ceux qui jouissaient de charismes. D'après la thèse rationaliste, il ne faut
donc pas parler de pouvoirs conférés par Jésus-Christ. Le christianisme est une
démocratie où l'ensemble des chrétiens détient le pouvoir et le délègue à ses élus.
L'autorité passe d'abord du peuple des fidèles au conseil des Anciens, aux seniores ou
presbytres, puis de ceux-ci elle passe au plus influent d'entre eux qui devient l'Évêque
unique, L'épiscopat serait par conséquent, selon le mot de RENAN et de HARNACK, une
institution humaine née de la médiocrité de la masse et de l'ambition de quelques-uns :
c'est la médiocrité qui aurait fondé l'autorité.

318 - B. TRÈSE CATHOLIQUE. - a) Le point de départ de la thèse rationaliste qui


suppose que les membres des premières communautés étaient égaux a été réfuté
précédemment (N° 315).
b) La distinction établie entre les deux classes d'ouvriers qui travaillent à l'œuvre
chrétienne, entre ce qu'on a appelé la hiérarchie itinérante et la hiérarchie stable, n'est pas
contestable. Mais c'est à tort que les rationalistes y cherchent une preuve contre l'origine
divine de l’épiscopat, comme nous allons le voir dans la discussion du troisième article
de leur thèse.
c) Avec le troisième point où l'on tente d'expliquer les origines de l'épiscopat par une
série de crises et de transformations, nous arrivons au cœur de la question. On prétend
qu'il n'y avait, au début, aucune institution de l'épiscopat et on en donne comme preuves :
- 1. que les deux termes episcopi et presbyteri sont équivalents, et - 2. que l'histoire ne
mentionne aucun exemple d'évêque monarchique constitué par un apôtre et auquel il ait
transmis la totalité ou une partie de ses pouvoirs.

Réponse. - 1. Que les mots episcopi et presbyteri aient été d'abord synonymes, la chose
paraît bien évidente. Ainsi, -pour ne donner qu'un exemple, - saint Paul écrit dans sa
Lettre à Tite : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser, et que, selon
les instructions que je t'ai données, tu établisses des presbytres dans chaque ville. Que le
sujet soit d'une réputation intacte... Car il faut que l’évêque soit irréprochable, en qualité
d'administrateur de la maison de Dieu» (Tit., I, 5, 7). Il est apparent que dans ce passage,
les deux mots presbytre et évêque sont employés indistinctement l'un pour l'autre.
2. Il est vrai encore que. au premier abord, nous ne retrouvons pas les traces de l’évêque
monarchique, tel qu'il existera par la suite. Les presbytres ou épiscopes, que les Apôtres
mettent à la tête des communautés fondées par eux, forment un conseil, le presbyterium,
chargé de gouverner l'église locale (Act., XV, 2, 4 ; XVI, 4 ; XXI, 1.8). Ces presbytres
avaient-ils les pouvoirs que l'évêque monarchique aura plus tard ou étaient-ils de simples
prêtres ? Les documents de l'histoire ne permettent pas de solutionner le problème. Il
importe peu du reste, car la question n'est pas là. Qu'avons-nous à rechercher en effet ?
Uniquement si les Apôtres ont, oui ou non, délégué de leur vivant les pouvoirs qu'ils
détenaient de Jésus-Christ, de façon à s'assurer des successeurs lorsqu'ils viendraient à
mourir. Tel est bien, il nous semble, le seul point qui nous intéresse et sur lequel nous
devons faire la lumière.
On nous dit que les pouvoirs étaient attachés aux charismes, et que, pour cette raison, ils
n'étaient pas transmissibles, les charismes étant incommunicables. Sans nul doute, les
charismes étaient des dons de circonstance, des dons personnels, venant directement de
l'Esprit, donc incommunicables. Mais il ne faut pas confondre pouvoirs apostoliques et
charismes. Si ceux-ci ont accompagné ceux-là, ils n'en ont pas été le principe. Les
charismes étaient des signes divins qui appuyaient l'autorité, mais ils ne la constituaient
pas. Les Apôtres avaient donc reçu de Jésus-Christ des pouvoirs indépendants des
charismes, donc transmissibles. Consultons maintenant les faits et voyons s'ils les ont
transmis. - 1. Interrogeons tout d'abord les Épîtres de saint Paul. Elles nous apprendront
que, tout en se réservant l'autorité suprême dans les Églises qu'il fondait (I Cor, V, 3 ; VII,
10, 12 ; XIV, 27, 40 ; II Cor., XIII, 1, 6), saint Paul confie parfois ses pouvoirs à des
délégués. Ainsi il commissionne Timothée pour instituer le clergé à Éphèse ; il lui donne
les pouvoirs d'imposer les mains et d'appliquer la discipline (I Tim., V, 22). De même, il
écrit à Tite ces mots que nous avons cités plus haut : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu
achèves de tout organiser... » (Tit., I, 5). Timothée et Tite reçoivent donc la mission
d'organiser- les églises et les pouvoirs d'imposer les mains, c'est-à-dire les pouvoirs
épiscopaux. - 2. La première lettre de Clément de Rome à l'Église de Corinthe nous
apporte encore un exemple très précieux de la transmission des pouvoirs apostoliques. La
lettre de CLÉMENT était destinée à rappeler à l'ordre la communauté de Corinthe qui avait
destitué des prêtres de leurs fonctions. Dans ce but, il leur déclare que, de même que
Jésus-Christ a été envoyé par Dieu, les Apôtres par Jésus-Christ, de même des prêtres et
des diacres furent établis par les Apôtres : on leur doit, de ce fait, la soumission et
l'obéissance. , Après quoi il conclut que « ceux qui furent établis par les Apôtres, ou
après, par d'autres hommes illustres, avec l'approbation de toute l'Église... ne peuvent être
démis de leurs fonctions sans injustice. » On ne saurait proclamer plus clairement le
principe et le fait de la transmission des pouvoirs apostoliques. Qu'est-ce que ces hommes
illustres qui ont établi des prêtres et des diacres, sinon les délégués ou les successeurs des
Apôtres? Ces successeurs ne portent pas encore le nom d'évêques : ce sont des hommes
illustres, faisant partie, comme les Apôtres, du clergé itinérant et jouant le rôle d'évêques.
Qu'importe que le titre fasse défaut, du moment que la fonction existe1?
3. Considérons maintenant l'Église du IIe siècle. Nous venons de découvrir, dès l'âge
apostolique, le germe de l'épiscopat. Tout au début du IIe siècle, nous allons en constater
l'éclosion. L'existence de l'épiscopat monarchique nous est attestée par de nombreux
témoignages : - 1) Témoignage de saint Jean. Au début de son Apocalypse, saint JEAN
écrit qu'il va rapporter ses révélations sur les « sept Églises qui sont en Asie : à Éphèse, à
Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée » (Apoc., I, 1-11).
En conséquence, sept lettres sont destinées à l'ange de chacune de ces églises. Qui est cet
ange? On s'accorde à dire qu'il ne peut s'agir de l'ange gardien de ces églises, puisque les
lettres contiennent des blâmes à côté des éloges, des exhortations et des menaces : ce qui
ne saurait s'appliquer à des esprits célestes. Selon toute vraisemblance, ces anges sont
donc les chefs spirituels des églises, anges du Seigneur, dans le sens étymologique du
mot (aggelos = messager, envoyé), qui jouissaient des pouvoirs de l'évêque, sans en
porter encore le nom.
- 2) Témoignage de saint Ignace d'Antioche. Au témoignage de saint Ignace qui date des
dix premières années du second siècle, il y avait un évêque non seulement à Éphèse, à
Magnésie, à Tralles, à Philadelphie, à Smyrne, mais dans beaucoup d'autres églises. La
hiérarchie est du reste déjà en possession tranquille. L'histoire ne nous apporte pas les
traces de crises et de révolutions par lesquelles aurait passé l'épiscopat avant de conquérir
les pouvoirs qui lui sont reconnus. « En dehors de l'évêque, des prêtres et des diacres il
n'y a pas d'église », écrit saint IGNACE à l'église de Tralles (III, 1).- 3)Témoignage tiré des
listes épiscopales dressées, l'une par HÉGÉSIPPE dans ses Mémoires, l'autre par saint
IRÉNÉE dans son Traité contre les hérésies. Sous le pontificat d'Anicet (155-166),
HÉGÉSIPPE voulant connaître l'enseignement des diverses Églises et en vérifier
l'uniformité, entreprit un voyage à travers la chrétienté. Il s'arrêta dans un certain nombre
de villes, en particulier à Corinthe et à Rome. A Rome, il établit la liste successorale des
Évêques jusqu'à Anicet... Malheureusement cette liste a été perdue et nous n'en
connaissons des extraits, que par l'historien EUSÊBE. AU contraire, la seconde liste,
dressée par saint IRÉNÉE, est intacte, et on peut la dater des environs de 180. L'Évêque de
Lyon se propose de combattre les hérésies, et particulièrement, le gnosticisme. Pour cela
il s'appuie sur la tradition et pose en principe que la règle de foi doit être cherchée dans
l'enseignement des Apôtres inaltérablement conservé par l'Église. A cette fin, il déclare
qu'il peut « énumérer ceux que les Apôtres instituèrent évêques, et établir la succession
des évêques jusqu'à nous ». Et comme « il serait trop long de donner le catalogue de
toutes les églises », il ne veut « considérer que la plus grande et la plus ancienne, l'église
connue de tous, fondée et organisée à Eome par les deux très glorieux apôtres Pierre et
Paul ». Il dresse alors la liste épiscopale de Rome jusqu'à Eleuthère : les bienheureux
apôtres (Pierre et Paul), Lin, Anenclet, Clément, Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore,
Hygin, Pie, Anicet, Soter, Eleuthère.
On objecte contre l'historicité de ces listes épiscopales, que les noms des évêques varient
de catalogue à catalogue, et que la liste de saint IRÉNÉE diffère de la liste du catalogue «
Libérien» dressé, en 354, par PHILOCALUS, sous le pape Libère. - II est vrai qu'il y a entre
les deux listes quelque divergence : ainsi le catalogue « Libérien » fait suivre Lin immé-
diatement de Clément et dédouble Anenclet en Clet et Anaclet. De telles variantes sont
assez minimes pour qu'on n'y attache pas une trop grande importance, et il y a par ailleurs
tout lieu de croire qu'elles sont le fait des copistes.

Conclusion. - Nous pouvons donc tirer de ce qui précède les conclusions suivantes: - 1.
Des textes de l'Évangile et des documents de la primitive Église il résulte que les
pouvoirs apostoliques étaient transmissibles et ont été transmis. - 2. Les Apôtres ont
communiqué leurs pouvoirs à des délégués en élevant certains disciples à la plénitude de
l'Ordre et en leur donnant la mission, soit de diriger les Eglises qu'ils avaient eux-mêmes
fondées, soit d'en fonder et d'en organiser de nouvelles. 3. il est dès lors faux de prétendre
que l'épiscopat soit né de la médiocrité des uns et de l'ambition des autres. Ce n'est pas la
« médiocrité qui a fondé l'autorité», c'est l'Évangile. Les Évêques ont été institués pour
recueillir la mission et les pouvoirs dont Jésus-Christ avait investi ses Apôtres. Pris en
corps, les Évêques sont par conséquent les successeurs du collège apostolique.

§ 3. JÉSUS-CHRIST A FONDÉ UNE ÉGLISE MONARCHIQUE. PRIMAUTÉ DE PIERRE ET DE


SES SUCCESSEURS.

319. Nous avons démontré, dans les deux paragraphes précédents, que l'Église fondée par
Jésus-Christ n'est pas une démocratie qui comporte l'égalité des membres, qu'elle est une
société hiérarchique où il y a des chefs qui détiennent leurs pouvoirs, non du peuple
chrétien, mais de droit divin. Une autre question se pose encore. l’autorité souveraine qui
appartient à l'Église enseignante réside-t-elle dans le corps des Evêques ou dans un seul
de ses membres? L'Église est-elle une oligarchie ou une monarchie ? A la tête de son
Eglise Jésus-Christ a-t-il constitué un chef suprême? La négative est soutenue par les
Protestants et les Grecs schismatiques. Cependant ces derniers et un certain nombre
d'Anglicans concèdent que Pierre reçut une primauté d'honneur et non une primauté de
juridiction. Les catholiques prétendent le contraire. Ils affirment que Jésus-Christ a
conféré la primauté de juridiction à saint Pierre, et dans sa personne, à ses successeurs.
Les deux points de la thèse catholique que nous devons établir séparément, s'appuient sur
un argument tiré des textes évangéliques et sur un argument historique.

320 - I. Premier Point. - La Primauté de Pierre. - Jésus-Christ a fondé une Église


monarchique en conférant à saint Pierre une primauté de juridiction sur toute l'Église.

1° Argument tiré des textes évangéliques. - La primauté de Pierre découle des paroles
de la promesse et des paroles de la collation.

A. PAROLES DE LA PROMESSE. - Les paroles par lesquelles Notre-Soigneur promit la


primauté de juridiction à saint Pierre, furent prononcées à Césarée de Philippe. Jésus
avait interrogé ses disciples pour savoir quelle opinion l'on se faisait de sa personne. Et
Pierre, en son propre nom, et d'une inspiration spontanée, avait confessé que « Jésus était
le Christ, le Fils du Dieu vivant ». C'est alors que le Sauveur lui adressa ces paroles
fameuses : « Tu es heureux, Simon, fils d« Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui te
l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que
sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'Enfer ne prévaudront point contre
elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre
sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux »
(Mat., XVI, 17,19).
De ce texte trois choses doivent être relevées, qui vont à la démonstration de la thèse
catholique : - a) Tout d'abord il convient de remarquer que Jésus change le nom de Simon
en celui de Pierre. Or le changement de nom est, d'après l'usage biblique, le signe d'un
bienfait. Ainsi, Abram fut appelé Abraham, lorsque Dieu voulut contracter alliance avec
lui et le désigner comme le père des croyants (Gen., XVII, 4, 5). - b) Dans le cas présent,
le nouveau nom, donné à Simon, symbolise la mission dont Jésus veut le revêtir. Simon
s'appellera désormais Pierre, parce qu'il doit être la pierre, la roche sur laquelle Jésus veut
fonder son Église. Ce qu'est le rocher par rapport à l'édifice, Pierre le sera par rapport à la
société chrétienne, à l'Eglise du Christ : fondement ferme qui assurera la stabilité à toute
la construction, roc inébranlable qui défiera les siècles et sur lequel viendront se briser «
les portes de l'enfer» autrement dit, les assauts du démon. - c) Enfin les dés du royaume
des deux sont remises entre les mains de Pierre- Nous ne nous arrêterons pas aux
pouvoirs de lier et de délier ; ils ne sont pas en effet, la propriété exclusive de Pierre ; il
les partage avec les autres apôtres. Mais la remise des clés est un privilège insigne et
spécial, elle confère un pouvoir absolu. Le royaume des cieux est comparé à une maison.
Or, - cela va de soi, - seul, celui qui a les clés et ceux à qui ce dernier veut bien ouvrir, ont
accès à la maison. Voilà donc Pierre constitué le seul intendant de la maison chrétienne,
l'unique introducteur au royaume de Dieu. Inutile d'insister plus : la promesse du Christ
est trop claire pour qu'il reste un doute sur sa signification. Seul Pierre change de nom,
seul il est appelé le fondement de la future Église, seul il en recevra les clés : si les mots
ont un sens, c'est bien la primauté de Pierre qu'ils signifient.
Les adversaires objectent, suivant leur tactique habituelle, que le passage en question est
inauthentique et qu'il a été interpolé au moment où l'Église avait déjà vécu tin certain
temps et avait accompli son évolution vers la forme catholique. Ils en voient la preuve
dans ce fait que saint Matthieu est le seul à rapporter les paroles de Notre-Seigneur.

Réponse. - L'argument tiré du silence de Marc et de Luc est purement négatif. Il n'aurait
de valeur que si l'on pouvait prouver que le passage devait être rapporté par eux et était
commandé par le sujet qu'ils traitaient. Or une telle démonstration ne peut être faite, et le
silence des deux synoptiques doit être attribué à des motifs littéraires qui ne comportaient
pas l'introduction du texte.

321. - B. PAROLES DE LA COLLATION. - Le pouvoir suprême que Jésus avait


commencé par promettre à Pierre, deux passages de l'Évangile nous attestent qu'il le lui a
effectivement conféré. - a) Mission donnée à Pierre de confirmer ses frères. Quelque
temps avant sa Passion, Jésus annonce aux Apôtres leur prochaine défaillance, mais en
même temps qu'il prédit celle de Pierre, il lui déclare qu'il a spécialement prié pour lui : «
Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés, pour vous cribler comme le froment.
Moi, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, quand tu seras revenu,
affermis tes frères » (Luc, XXII, 31-32). Ainsi, lorsque les Apôtres, d'abord vaincus par la
tentation, se seront relevés de leur chute, purifiés par l'épreuve qui aura retranché de leur
âme les faiblesses du passé, tel le crible qui sépare la paille du froment, Jésus donne à
Pierre la mission de confirmer ses frères. Une telle mission implique évidemment la
primauté de juridiction. - b) Pierre reçoit la charge du troupeau chrétien. La scène se
passe après la Résurrection. Voici comment saint Jean la rapporte (Jean, XXI, 15, 17). Par
trois fois Jésus demande à Pierre s'il l'aime ; par trois fois, Pierre proteste de son amour et
de son inviolable attachement. Alors le Sauveur, se sentant à la veille de quitter ses
disciples par son Ascension, remet à Pierre la garde de son troupeau. Il lui confie le soin
de la chrétienté tout entière, à la fois des agneaux et des brebis. « Pais mes agneaux », lui
dit-il deux fois, puis une troisième fois : « Pais mes brebis». Or, d'après l'usage courant
des langues orientales, le mot paître veut dire gouverner. Paître les agneaux et les brebis
c'est donc gouverner avec une autorité souveraine l'Église du Christ ; c'est en être le chef
suprême ; c'est avoir la primauté.

322. - 2° Argument historique. - A ne considérer la question que du seul point de vue


historique, nous retrouvons, en face l'une de l'autre, les deux thèses, rationaliste et
catholique.

A. THESE RATIONALISTE. - D'après les rationalistes, le texte : Tu es Pierre et sur cette


pierre je bâtirai mon Église « n'a pris le sens et la portée dogmatique que les théologiens
de la papauté lui ont donnée, qu'au IIIe siècle, lorsque les Évêques de Rome en eurent
précisément besoin pour soutenir leurs prétentions naissantes ». La primauté de saint
Pierre, prétendent-ils, n'a nullement été reconnue par les autres apôtres, et en particulier
par saint Paul, car ce dernier, non seulement ne recense pas toujours Pierre le premier (I
Cor., I, 12 ; III, 22) ; Gal., II, 9), mais il ne craint même pas de « lui résister en face »
(Gal., II, 11).

323. - B. THÈSE CATHOLIQUE. - Les Actes des Apôtres fournissent à l'historien


catholique de nombreux témoignages qui attestent que Pierre a exercé sa primauté dès les
premiers jours de l'Église naissante. - 1. Après l'Ascension, c'est Pierre qui propose le
remplacement de Judas pour compléter le collège des Douze (Act., I, 15, 22). - 2. Le
premier, il prêche l'Évangile aux Juifs le jour de la Pentecôte (Act., II, 14 ; III, 6). - 3. Le
premier, éclairé par l'ordre de Dieu, il reçoit les Gentils dans l'Église (Act., X, 1). - 4. Il
visite les Églises (Act., IX, 32). - 5. Au Concile de Jérusalem, il clôt la longue discussion
qui s'est engagée, en disant que la circoncision ne doit pas être imposée aux païens
convertis, et personne ne fait opposition à son avis (Act., XV, 7, 12). Et si Jacques parle
après lui, ce n'est pas pour discuter son opinion, mais uniquement, parce que, préposé à
l'Église de Jérusalem, il juge qu'il y a lieu d'imposer aux Gentils quelques prescriptions de
la loi juive dont l'infraction pourrait scandaliser les chrétiens d'origine juive qui forment
la masse de son Église.

On nous objecte, il est vrai, que saint Paul n'a pas reconnu la primauté de Pierre. -
Comment se fait-il alors que, trois ans après sa conversion, il soit venu à Jérusalem pour
le visiter (Gal., I, 18, 19). Pourquoi est-il allé à Pierre, plutôt qu'aux autres, plutôt qu'à
Jacques qui présidait à l'Église de Jérusalem? N'est-ce pas une preuve évidente qu'il le
regardait comme le chef des Apôtres? - S'il en était ainsi, réplique-t-on, pourquoi ne le
nomme-t-il pas toujours le premier? - La chose est bien simple, c'est que saint Paul ne
recense jamais ex professo le collège apostolique, et ne fait que citer quelques noms en
passant. Parfois aussi, comme au passage (I Cor., I, 12), il lui arrive de suivre une
gradation ascendante, puisque, après Pierre, il nomme le Christ.

Mais, dit-on, et c'est là un terrain d'attaque cher aux rationalistes, oubliez-vous le conflit
d'Antioche où Paul ne craignit pas de résister en face à Pierre? - Pour que nos adversaires
ne nous accusent pas de diminuer l'importance du conflit, nous allons le rapporter d'après
les propres paroles de saint Paul. « Quand Képhas vint à Antioche, écrit-il aux Galates (n,
11-14), je m'opposai à lui en face, parce qu'il était visiblement en faute. En effet, avant
l'arrivée de certaines personnes d'auprès de Jacques, il mangeait avec les Gentils. Mais
quand elles furent arrivées, il se retira et se tint à l'écart, par crainte de ceux de la
circoncision. Et les autres Juifs s'associèrent à son hypocrisie, en sorte que Barnabé aussi
fut entraîné par leur duplicité. Mais quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la
vérité de l'Évangile, je dis à Képhas en présence de tous : Si toi qui es Juif, tu vis à la
manière des Gentils et non pas à celle des Juifs, comment peux-tu contraindre les Gentils
à vivre en Juifs? »
Comme on peut le constater, le conflit est né de la fameuse question, soulevée par les
judaïsants, de savoir si la loi mosaïque avait gardé son caractère obligatoire et s'il était
exigé de passer par la circoncision pour entrer dans l'Église chrétienne. Or, - qu'on
remarque bien ce point, - les deux Apôtres ont toujours été d'accord pour répondre que
non : il n'y a donc pas eu conflit entre eux sur le terrain dogmatique. Et voici où le litige
va surgir. Il arriva que saint Pierre, pour ne pas provoquer les récriminations des
judaïsants, s'abstint de manger avec les Gentils qui s'étaient convertis sans passer par le
judaïsme.

Certainement une telle manière de faire pouvait être interprétée en sens divers. - 1. Ou
bien l'on pouvait y voir une simple mesure de prudence que justifiait le but poursuivi.
S'adressant à des milieux différents, l'un, apôtre des circoncis, l'autre, des incirconcis,
faut-il s'étonner que saint Pierre et saint Paul aient eu à adopter, dans les questions de
discipline, des attitudes différentes? N'est-il pas raconté par ailleurs dans les Actes des
Apôtres, que saint Paul, placé à l'occasion dans une circonstance identique, n'a pas agi
autrement, et qu'en dépit de ses convictions, il a circoncis Timothée, à cause des Juifs qui
étaient dans ces contrées (de Lystres et d'Iconium : Act., XVI, 3). - 2. Ou bien l'on pouvait
prendre la conduite de saint Pierre pour de l'hypocrisie et de la lâcheté : et c'est ainsi que
la chose fut jugée par saint Paul. Il sembla à ce dernier que, pour éviter les conséquences
regrettables de l'attitude de Pierre, il était de son devoir de le reprendre. Nous nous
trouvons donc dans un cas de correction fraternelle faite par un inférieur, et dans laquelle
ce dernier, selon toute apparence, manqua de mesure et de déférence, emporté sans doute
par un zèle excessif.
Mais que si saint Paul attachait une telle importance à la conduite de saint Pierre,
objecterons-nous à notre tour aux rationalistes, n'est-ce pas, de toute évidence, que son
influence sur les églises était plus grande et moins incontestée? L'argument des
rationalistes retourne donc contre eux, et le conflit d'Antioche, loin de prouver contre la
primauté de Pierre, nous en apporte un nouveau témoignage.

324.- II. Deuxième point. - La primauté des successeurs de saint Pierre. - La primauté
conférée par Jésus à saint Pierre était-elle un don personnel, une sorte de charisme ? Ou
était-elle un pouvoir transmissible et devant échoir à ses successeurs? Et dans ce dernier
cas, quels devaient être les successeurs de Pierre? Nous répondrons à ces questions en
montrant dans les deux thèses suivantes : 1° que la primauté de Pierre tait un pouvoir
permanent, et 2° que les successeurs de Pierre sont les Évêques de Borne.

Thèse I. La primauté de Pierre était transmissible. - Cette proposition s'appuie sur un


argument tiré des textes de l'Évangile et sur un argument historique.

1° Argument tiré des textes évangéliques. - Du texte de saint Matthieu (XVI, 17, 19)
invoqué précédemment pour pouvoir la primauté (N° 320), il résulte que Pierre a été
choisi pour être le fondement de toute l'Église et qu'il a reçu les clés du royaume des
cieux. Or le fondement doit durer aussi longtemps que l'édifice lui-même. Et comme
Jésus a promis d'être avec son Église jusqu'à la fin du monde (Mat., XXVIII, 20), il faut en
déduire que la primauté, principe et fondement de l'édifice, doit durer autant que celui-ci,
et que Pierre doit transmettre son autorité à ses successeurs. L'autorité suprême sera
d'ailleurs d'autant plus requise que l'Église se développera et étendra ses rameaux plus
loin : plus une armée est nombreuse, plus elle a besoin d'un chef suprême qui la
commande.
2° Argument historique. - Si la primauté de Pierre a été recueillie par ses successeurs,
l'histoire doit en témoigner. Mais comme cette question se confond avec celle de savoir
quels furent les successeurs, nous renvoyons à la seconde proposition.

325. - Thèse II. Les successeurs de Pierre dans la primauté sont les Évêques de
Rome. - Pour prouver cette thèse, il faut établir deux choses : 1° que Pierre est venu à
Rome et peut être considéré comme le premier Évêque de l'Église de Rome ; et 2° que la
primauté des Évêques de Rome, ses successeurs, a toujours été reconnue dans tonte
l’Église. La question est donc tout historique.

1° La venue et la mort de saint Pierre à Rome. - État de la question. - 1. Il s'agit de


rechercher si Pierre est venu dans la capitale du monde romain et s'il y a fondé une
communauté chrétienne. Point n'est besoin de démontrer qu'il y est resté un laps de temps
plus ou moins long, ni d'une façon continue. Il ne faut pas en effet se représenter l'Église
primitive sous la forme de l'Église actuelle. Les Apôtres étaient des missionnaires qui se
souvenaient de la parole de leur Maître : « Allez, enseignez toutes les nations. » En face
d'un champ aussi vaste ouvert à leur activité, il serait bien étrange de les trouver attachés
à une résidence fixe. Ils étaient donc, ici ou là, partout où ils pouvaient jeter, avec espoir
de moisson, la semence de l'Évangile.
2. Le fait de la venue et de la mort de saint Pierre à Rome était nié autrefois par les
critiques rationalistes et protestants, qui voyaient dans cette contestation un excellent
argument contre la primauté de l'Évêque de Rome. Mais la faiblesse de leurs arguments
était telle que RENAN n'hésita pas à reconnaître, dans un appendice à son volume
L'Antéchrist (1873), comme une chose « très admissible que saint Pierre fût venu à Rome
» et même à regarder « comme probable le séjour de Pierre à Rome ». Les critiques
actuels vont plus loin et ne font plus de difficultés pour soutenir le point de vue
catholique. Citons quelques lignes du plus illustre d'entre eux : « Le martyre de Pierre à
Rome, écrit M, HARNACK -(Chronologie) a été combattu jadis en vertu de préjugés
protestants tendancieux... Mais que ce fût une erreur, cela est évident aujourd'hui pour
tout chercheur qui ne s'aveugle pas. » « Aujourd'hui, dit encore le même critique dans un
Discours prononcé en 1907 devant l'Université de Berlin, nous savons que cette venue
(de Pierre à Rome) est un fait bien attesté, et que les commencements de la primauté
romaine dans l'Église remontent jusqu'au IIe siècle. »
La thèse catholique, qui affirme que saint Pierre est venu à Rome, qu'il y a fondé l'Église
romaine et qu'il y reçut le martyre, n'étant plus sérieusement contestée, il nous suffira
dépasser rapidement en revue les principaux témoignages sur lesquels elle s'appuie.
Les voici, en suivant l'ordre régressif, et siècle par siècle, - a) Au début du IIIe siècle, nous
avons les témoignages du prêtre romain Caius et de Tertullien. - 1. CAIUS, écrivant contre
Proclus, disait : « Je puis vous montrer les monuments des apôtres. Que vous veniez au
Vatican ou sur la voie d'Ostie, vous aurez sous les yeux les monuments des fondateurs de
notre Église. » Ce passage, qui date des environs de l'an 200, prouve qu'à cette époque on
était persuadé que les tombeaux du Vatican et de la voie d'Ostie gardaient les reliques de
saint Pierre fit de saint Paul, fondateurs de l'Eglise romaine et martyrs sous Néron. - 2.
TERTULLIEN, à la même époque, discutant contre les gnostiques, rappelle le martyre que,
sous Néron, saint Pierre et saint Paul subirent à Rome, le premier sur la croix, le second
par le glaive du bourreau.
b) A la fin du IIe siècle. - 1. Saint IRÉNÉE écrivait en Gaule : « Ce sont les apôtres Pierre et
Paul qui ont évangélisé l'Église romaine... et c'est pour cela qu'entre toutes elle est la plus
antique, la plus connue, tenant des apôtres sa tradition : c'est pour cela que chaque Église
doit se tourner vers elle et reconnaître sa supériorité. » - 2. DENYS DE CORINTHE, écrivant
aux Romains, en 170, leur disait : « Venus tous deux à Corinthe, les deux apôtres Pierre et
Paul nous ont élevés dans la doctrine évangélique ; partis -ensuite ensemble pour l'Italie,
ils nous ont transmis les mêmes enseignements, puis ont subi en même temps le martyre.
»
c) Parmi les Pères apostoliques nous avons les témoignages de saint Ignace et du pape
saint Clément. - 1. Saint IGNACE D'ANTIOCHE venait d'être condamné aux bêtes et avait
été envoyé à Rome pour y subir le dernier supplice. Ayant appris que la communauté
romaine avait entrepris des démarches pour le sauver, il lui écrivit de n'en rien faire,
l'adjurant en ces termes : « Ce n'est pas comme Pierre et Paul que je vous commande ;
eux, ils étaient apôtres et moi je ne suis plus qu'un condamné. » « Ces paroles, dit Mgr
DUCHESNE, ne sont pas l'équivalent littéral de la proposition : saint Pierre est venu à
Rome. Mais supposé qu'il y soit venu, saint Ignace n'aurait pas parlé autrement ; supposé
qu'il n'y soit pas venu, la phrase manque de sens. » - 2. Saint CLÉMENT. Ecrivant aux
Corinthiens entre 95 et 98, il met en relief les souffrances des deux apôtres Pierre et Paul
« qui restent chez nous le plus beau des exemples». Ainsi saint Clément qui est romain,
qui envoie sa lettre en qualité d'évêque de Rome, insiste sur cette circonstance, que les
actes d'héroïsme qu'il décrit se sont passés sous ses yeux, que le martyre de saint Pierre et
de saint Paul a été d'un grand exemple « chez nous», c'est-à-dire à Rome.
d) Au temps des Apôtres, nous avons le témoignage de saint Pierre lui-même, qui date de
Babylone la première Épître adressée aux fidèles d'Asie (I Pierre, V, 13). Or « Babylone,
dit RENAN, désigne évidemment Rome. C'est ainsi qu'on appelait dans les chrétientés
primitives la capitale de l'Empire ».

326. - A la thèse catholique les Protestants objectent que saint Luc dans les Actes des
Apôtres, saint PAUL dans son Épître aux Romains, FLAVIUS JOSÈPHE qui rapporte la
persécution de Néron, ne font pas mention de Pierre.

Réponse. - Nous avons déjà observé que l'argument tiré du silence n'a de valeur que si le
point passé sous silence rentrait dans le sujet traité par l'historien et aurait dû être
mentionné par lui. Or - 1. pour ce qui concerne saint Luc, l'objection est sans fondement
pour la bonne raison que les Actes des Apôtres ne décrivent que les débuts de l'Église
chrétienne dans les douze premiers chapitres et qu'à partir du chapitre XIII, il n'est plus
question que des Actes de saint Paul. Que les Actes soient par ailleurs loin d'être
complets, c'est ce qui est bien évident ; ainsi, ils ne parlent pas non plus du conflit
d'Antioche. - 2. Il n'y a pas lieu de s'étonner davantage que saint PAUL ne mentionne pas
saint Pierre dans son Épître aux Romains : ses autres Épîtres nous montrent qu'il n'avait
pas l'habitude de saluer les évêques de la ville. Lorsqu'il écrit aux Éphésiens, il ne parle
pas non plus de Timothée, leur, évêque. - 3. JOSÈPHE déclare qu'il a voulu passer sous
silence la plupart des crimes de Néron ; s'il omet la crucifixion de Pierre, il ne parle pas
davantage de l'incendie de Rome et du meurtre de Sénèque.

Conclusion. Le fait de la venue et du martyre de saint Pierre à Rome n'est donc contredit
par aucune objection sérieuse. Il est au contraire démontré par de nombreux témoignages
qui, de génération en génération, nous conduisent à l'âge apostolique. Nous pourrions
ajouter encore que le fait est confirmé par les monuments qui attestent la présence à Rome
du Prince des Apôtres, tels que les deux chaires de saint Pierre, dont l'une est conservée
au baptistère du Vatican, les peintures et les inscriptions des Catacombes, datant du II e
siècle, et où son nom est mentionné. Mais il n'est pas nécessaire d'insister, puisque aussi
bien la thèse catholique n'est pas contredite par les critiques sérieux.

327. - 2° Les Évêques de Rome ont toujours eu la primauté. - Puisque saint Pierre
peut être considéré comme le premier Évêque de Rome, sa primauté devait se transmettre
aux héritiers de son siège : c'est la question de droit. Mais il nous faut examiner la
question de fait et demander à l'histoire s'il en a été ainsi. Le point est de la plus haute
importance, car si les documents de l'histoire nous démontraient que primitivement la
primauté des évêques de Rome n’était pas reconnue, la question de droit serait fortement
en péril. Il ne faut donc pas trop s'étonner que les rationalistes, protestants et modernistes,
aient pris à tâche de prouver, par l'histoire, que la primauté des Évêques de Rome n'est
pas d'origine primitive.

A. THÈSE RATIONALISTE. - La thèse des rationalistes tient en quelques mots. Suivant


leur théorie, il n'y aurait eu, à l'origine, aucune distinction entre les évêques : ils auraient
tous joui d'une autorité égale. Pou à peu ils se seraient arrogé une puissance plus ou
moins grande et relative à l'importance de la ville où était leur siège. Il arriva donc tout
naturellement que les évêques de Rome, qui habitaient la capitale de l'Empire, furent
considérés comme les chefs de l'Église universelle. A cette raison majeure s'ajoute un
heureux ensemble de circonstances, telles que l'ambition des évêques romains, leur
prudence dans le jugement des causes soumises à leur arbitrage et les services qu'ils
rendirent lorsque l'Empire s'écroula. La primauté de l'Évêque de Rome ne serait née qu'à
la fin du u' siècle, lorsque le pape Victor, pour terminer la controverse qui s'était élevée à
propos du jour où l'on devait célébrer la fête pascale, « lança en 194, un édit impérieux
qui retranchait de la communion catholique et déclarait hérétiques toutes les Églises
d'Asie ou d'ailleurs qui ne suivraient pas, dans cette question de la Pâque, la coutume
romaine ».

328. - B. THÈSE CATHOLIQUE. - Les historiens catholiques prétendent au contraire


que la primauté de l'Évêque de Rome a toujours été reconnue dans l'Église universelle.
Au commencement du IVe siècle, la primauté de la Chaire romaine est un fait incontesté.
A cette époque il est manifeste que les évêques de Rome parlent et agissent en pleine
conscience de leur primauté. Le pape SYLVESTRE envoie ses légats pour présider le
concile de Nicée (325). JULES I déclare que c'est à Rome que doivent être jugées les
causes des évêques. Le pape LIBÈRE, à qui l'empereur Constance demande de condamner
Athanase, - ce qui prouve qu'il lui en reconnaît le droit, - se refuse à le faire. De même,
les Pères sont unanimes à admettre la primauté de l’Évêque de Rome. Saint OPTÂT DE
MILET, argumentant contre les Donatistes qui prétendaient que l'Église se composait des
seuls justes et que la sainteté était la marque essentielle de l'Église, répond que l'unité est
une note non moins essentielle et qu'il est absolument indispensable de rester en
communion avec la Chaire de Pierre. Saint AMBROISE regarde également l'Église romaine
comme le centre et la tète de tout l'univers catholique. A leur tour, les évêques orientaux
saint ATHANASE, saint GRÉGOIRE DE NAZIANZE, saint CHRYSOSTOME parlent de l’Évêque
de Rome comme du chef de l'Église universelle.
La primauté de l'Évêque de Rome étant universellement reconnue au IV e siècle, notre
enquête pourra se borner aux siècles qui précèdent. Or, dans les trois premiers siècles,
l'existence de la primauté romaine nous est attestée par les écrits des Pères, par les
conciles et par la coutume d'en appeler à l'Évêque de Rome pour terminer les différends.

a) Examinons d'abord les témoignages des Pères de l'Église. - 1. Au IIIe siècle, ORIGÈNE
écrit au pape Fabien pour lui rendre compte de sa foi. TERTULLIEN, avant d'être
montaniste, admet la primauté de Pierre. Devenu montaniste, il la tourne en dérision, ce
qui est une autre preuve qu'il en reconnaît l'existence. - 2. A la fin du II e siècle, saint
IRÉNÉE pose comme critère des traditions apostoliques, la conformité de doctrine avec
l'Église romaine qui doit servir de règle de foi à cause de la primauté qu'elle a héritée de
saint Pierre. Saint POLYCARPE DE SMYRNE, disciple de saint Jean, ABERCIUS vont à Rome
pour visiter l'Évêque et le consulter sur les choses de la foi et de la discipline. Les
hérétiques eux-mêmes, MARCION et les montanistes veulent faire approuver leur doctrine
par le siège apostolique. Au début du II e siècle, saint IGNACE, écrivant aux Romains,
déclare que leur église préside à toutes les autres. - 3. Et nous voici parvenus au I er siècle.
En 96, l'Évêque de Rome, CLÉMENT, comme nous l'avons déjà vu, écrit aux Corinthiens
pour rappeler à l'ordre la communauté, qui a déposé injustement des presbytres. Il leur
déclare que ceux qui ne lui obéiront pas, se rendront coupables de faute grave. La
conduite de Clément de Rome a d'autant plus d'intérêt qu'au moment où il écrivait,
l'apôtre saint Jean vivait encore et aurait dû intervenir si l'Évêque de Rome avait été
sur le même pied que les autres évêques.

b) La primauté des évêques de Rome a été reconnue par les conciles.


- 1, Ainsi, au concile d'Éphèse (431), saint CYRILLE D'ALEXANDRIE, qui occupait le
premier rang parmi les patriarches d'Orient, demanda à l'Évêque de Rome une sentence et
une définition contre l'hérésie nestorienne.
- 2. Les Pères du concile de Chalcédoine (451); presque tous orientaux, adressèrent une
lettre au pape saint LÉON pour demander confirmation de leurs décrets. Le pape répondit
par une lettre célèbre où il condamnait les erreurs d'Eutychès ; en même temps il envoya
des légats pour présider le concile en son nom, et le concile se termina par cette formule :
« Ainsi le concile a parlé par la bouche de Léon. » - 3. Successivement, les conciles de
Constantinople, le troisième tenu en 680, le huitième en 869, le concile de Florence, en
1439, composé de Pères grecs et latins, proclamèrent la primauté du successeur de saint
Pierre et dirent que Jésus-Christ lui a donné, dans la personne de saint Pierre, « plein
pouvoir de paître, de diriger et de gouverner l'Église entière ».
c) La primauté des Evêques de Rome est en outre attestée par ce fait qu'ils interviennent
dans les différentes Églises pour terminer les différends. Ainsi, sans rappeler à nouveau
que, à la fin du Ier siècle déjà, CLÉMENT DE ROME écrivit à l'Église de Corinthe pour la
remettre dans le droit chemin, nous verrons plus tard les Évêques orientaux eux-mêmes,
entre autres saint Athanase et saint Jean Chrysostome, en appeler à l'Évêque de Rome
pour la défense de leurs droits.

329. - Les Protestants objectent : - 1. que ceux à qui on donne le nom d'évêques n'étaient
en réalité que les présidents du presbyterium ; - 2. qu'en toute hypothèse, leur autorité n'a
pas été universellement reconnue, puisque saint Cyprien et les évêques d'Afrique ont
résisté au décret du pape saint Etienne qui défendait la réitération du baptême conféré par
les hérétiques.
Réponse. - 1. Pour prouver que les Évêques n'étaient que de simples présidents du
presbyterium, on allègue ce fait que la Prima Clementis, les lettres de saint Ignace aux
Romains et le Pasteur d'Hermas ne parlent pas d'un évêque monarchique de Rome. - Or
le silence d'un écrivain sur un fait, avons-nous déjà dit, ne prouve pas nécessairement
contre l'existence de ce fait. Ainsi, en 170, Denys de Corinthe envoie une réponse à
l'église de Rome, et non à son évêque Soter, et pourtant M. HARNACK lui-même qui fait
l'objection, admet que Soter était certainement évêque monarchique. Il importe donc peu
que la première lettre de Clément aux Corinthiens ne porte pas son nom et ait été envoyée
au nom de l'Église de Rome ; il ne fait pas de doute que son auteur est un personnage
unique et n'est autre que le pape Clément. - Quant à la lettre d’Ignace aux Romains (107)
et au Pasteur d'Hermas, s'ils ne mentionnent pas l'Évêque de Rome, il n'y a pas à en
conclure que celui-ci n'existait pas, car ils ne parlent pas davantage des presbytres et des
diacres de Rome dont personne ne songe pourtant à contester l'existence.

2. Il est vrai que saint CYPRIEN, estimant que la réitération du Baptême était surtout
disciplinaire a résisté au décret du Pape Etienne. Mais la résistance d’un homme, même
très saint et de bonne foi, ne détruit en rien le fait de cette autorité. N’a-t-on pas vu aussi,
de temps en temps, de grands évêques comme Bossuet, adhérer à des propositions
condamnées, tout en reconnaissant la primauté du Souverain Pontife ?

Conclusion. - La primauté des Évêques de Rome découle donc de ce premier fait que
saint Pierre a fixé sa chaire à Borne, et de ce second, qu'elle a toujours été reconnue
dans l'Église universelle. L'on ne peut dire dès lors que l'autorité suprême des papes soit
née de l'ambition des Évêques de Rome et de l'abdication des autres Évêques. Si en effet
les évêques avaient été d'abord égaux de droit divin, comme le prétendent les adversaires,
il y aurait eu, à un moment de l'histoire, un changement total dans là foi et la pratique de
toute l'Église. Or cela n'aurait pu se produire sans soulever des dissensions et des
réclamations sans fin, de la part des autres Évêques, qui auraient été lésés dans leurs
droits, et dont les privilèges auraient été d'autant diminués. Comme l'histoire ne porte
aucune trace d'une semblable agitation, et qu'elle ne relève des discussions que sur des
points secondaires, tels que la célébration de la fête de Pâques et la question des
rebaptisants, il faut en conclure que le principe de la primauté de l'Évêque de Rome n'a
jamais été contesté, et que l'Église universelle lui a toujours reconnu, non pas seulement
une primauté d'honneur, mais une vraie primauté de juridiction.

§ 4 - JÉSUS-CHRIST A CONFÉRÉ A SON ÉGLISE LE PRIVILÈGE DE L’INFAILLIBILITÉ.

330. - Nous avons vu que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a
conféré au collège des Apôtres, et des Évêques leurs successeurs, le triple pouvoir
d'enseigner, de sanctifier et de régir. Dans ce paragraphe nous démontrerons qu'au
pouvoir d'enseigner Jésus a attaché le privilège de l'infaillibilité. Nous parlerons : 1° du
concept de l'infaillibilité ; 2° des preuves de son existence ; et 3° de ceux à qui appartient
le privilège.
I. Concept de l'infaillibilité. - Que faut-il entendre par infaillibilité? L’infaillibilité
concédée par Jésus-Christ à son Église est la préservation de toute erreur doctrinale,
garantie par l'assistance spéciale de l'Esprit Saint. Ce n'est pas simplement l'inerrance de
fait, c'est l’inerrance de droit, c'est l'impossibilité de l'erreur, de sorte que toute doctrine
proposée par ce magistère infaillible doit être crue comme véritable, parce que proposée
comme telle. L'infaillibilité ne doit donc pas être confondue : - 1. avec l'inspiration, qui
consiste dans une impulsion divine poussant les écrivains sacrés à écrire tout ce que et
rien que ce que Dieu veut ; - 2. ni avec la révélation qui implique la manifestation d'une
vérité, auparavant ignorée. Le privilège de l'infaillibilité ne fait pas découvrir à l'Église
des vérités nouvelles ; elle lui garantit seulement que, grâce à l'assistance divine, elle ne
pourra, sur les questions de foi et de morale, ni errer ni par conséquent induire en erreur.

Fausse conception de l'infaillibilité. - II faut rejeter comme faux le concept moderniste


de l'infaillibilité, lequel découle d'ailleurs de leur concept, également faux, de la
révélation. Comme dans leur système, la révélation se fait dans l'âme de chaque individu,
qu'elle est « la conscience acquise par l'homme, de ses rapports avec Dieu » (N° 145),
l'Église enseignante n'aurait pas d'autre tâche que d'interpréter la pensée collective des
fidèles et « de sanctionner les opinions communes de l'Église enseignée ». Cette façon
étrange de concevoir l'infaillibilité a été condamnée par le Décret Lamentabili.

331. - II. Existence de l'infaillibilité. - 1° Adversaires. - L'existence de l'infaillibilité de


l'Église est niée : - a) par les rationalistes et les Protestants libéraux. Cela va de soi,
puisqu'ils n'admettent même pas que Jésus-Christ ait pu songer à fonder une Église ; - b)
par les Protestants orthodoxes qui, mettant tous les membres de l'Église sur le même
pied, prétendent que la doctrine chrétienne est laissée à l'interprétation du jugement
individuel (théorie dit libre examen).

2° Preuves. - L'infaillibilité de l'Église repose sur deux arguments : - a) sur un argument


a priori, tiré de la raison et - b) sur un argument a posteriori, tiré de l'histoire.

332. - A. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. - Nota. - Avant d'exposer ce premier


argument, il convient pour qu'on ne se méprenne pas sur notre but, de spécifier quelle
place il tient dans notre démonstration. Nous disons, - et nous expliquerons tout à l'heure
pourquoi, - que si Jésus-Christ a tenu que sa doctrine soit conservée dans toute son inté-
grité, il a dû en confier la garde à une autorité vivante et infaillible, et non pas la déposer
comme une lettre morte dans un livre, même inspiré. A cela les Protestants nous objectent
que nous appuyons notre thèse sur un argument a priori, que toutes nos preuves se
réduisent à dire que cela est, parce que cela doit être. Or, ajoutent-ils, « dans les questions
de fait, la preuve de fait est, sinon la seule légitime, du moins la seule décisive... Si de la
convenance, de l'utilité, de la nécessité présumée d'une dispensation divine on pouvait
conclure à sa réalité, où cela mènerait-il ? » Que de la convenance d'une chose on ne
puisse pas toujours conclure à sa réalité, c'est indiscutable. On pourrait nous demander,
en effet, par exemple, pourquoi les hommes ont été abandonnés par Dieu à l'erreur
pendant de longs siècles, pourquoi la Rédemption s'est faite si tardivement, pourquoi elle
n'a pas été assez éclatante pour forcer tous les hommes à l'accepter. Donc la question est
historique et c'est sur ce terrain que nous entendons bien la placer. Mais auparavant nous
avons le droit de nous demander si, entre la théorie protestante qui admet comme règle de
foi unique l'Écriture infaillible, et le dogme catholique qui prétend que le Christ a
constitué un magistère vivant et infaillible pour nous faire connaître les vérités contenues
dans le double dépôt de l'Écriture et de la Tradition, nous avons le droit, disons-nous, de
nous demander s'il n'y a pas présomption en faveur du dogme catholique. Nous nous
proposons donc de prouver, - sans prétendre pour cela que cet argument a priori puisse
nous dispenser de l'argument historique, - que la règle de foi des Protestants est
insuffisante pour la conservation et la connaissance de la doctrine chrétienne, tandis que
la règle de foi de l'Église catholique remplit les conditions voulues
a) La règle de foi proposée dans la théorie protestante est insuffisante. Aucune autorité
vivante, nous disent les protestants, n'était nécessaire et n'a été instituée pour nous faire
connaître les vérités enseignées par le Christ. Il n'y a qu'une seule règle de foi : c'est
l'Écriture infaillible. Chacun a donc le devoir et le droit de lire l'Écriture, de la
comprendre selon les lumières de sa conscience, d'en tirer les dogmes et les préceptes qui
lui conviennent.
Qu'une telle règle de foi soit tout à fait insuffisante, c'est ce que nous n'aurons pas de
peine à montrer. - 1. Tout d'abord comment savoir quels sont les livres inspirés, si aucune
autorité n'a été constituée pour nous en garantir l'inspiration, ou même s'il n'y a personne
pour nous dire que le texte que nous avons sous les yeux n'a pas été altéré par la faute des
copistes. - 2. Mais, supposé qu'en dehors de là il y ait un critère qui nous permette de les
reconnaître et qu'on puisse par exemple poser en principe, que sont inspirés tous ceux qui.
ont été regardés comme tels par Notre-Seigneur à propos de l'Ancien Testament, et par les
Apôtres à propos du Nouveau, il s'agira toujours de les interpréter, d'en connaître le vrai
sens et de comprendre la Parole de Dieu, comme elle doit être comprise. Comment
résoudre les difficultés? Par l'examen privé et en appliquant les règles de critique et
d'exégèse, répondent les luthériens et les calvinistes. A l'aide de l'histoire et de la
tradition, disent par ailleurs les anglicans. Par l'inspiration privée, par l'illumination de
l'Esprit- Saint qui éclaire la conscience de chaque individu, disent à leur tour les
anabaptistes, les quakers, les méthodistes et les sectes mystiques. La variété des réponses
suffirait déjà à juger la théorie protestante. Quel que soit d'ailleurs le procédé dé solution
qu'on adopte, ce qui est bien évident c'est que nous aurons autant d'interprétations que
d'individus « quot capita tot sensus ». N'accepter d'autre guide que la raison individuelle
ou l'inspiration de l'Esprit-Saint, c'est ouvrir la voie à l'anarchie intellectuelle où à
l'illuminisme. - 3. Tout au moins ceux qui auront pu ainsi étudier la Bible posséderont
dans une certaine mesure une sorte de vérité subjective. Mais que feront ceux qui n'ont ni
l'instruction ni les loisirs requis pour lire l'Ecriture et la comprendre î Que devaient faire
autrefois, au moment où l'imprimerie n'était pas inventée et que les manuscrits étaient
rares et de grand prix, ceux qui n'avaient pas les moyens de se procurer la Bible? Mais il
y a plus. Il fut un temps, à l'origine du christianisme, où le Nouveau Testament n'existait
pas. Le Christ n'avait laissé aucun écrit. Il avait dit à ses Apôtres : « Allez, enseignez les
nations. » Il ne leur avait pas commandé d'écrire sa doctrine ; aussi les Apôtres n'ont-ils
jamais prétendu exposer ex professo l'enseignement du Christ. Le plus souvent leurs
écrits furent des lettres de circonstance destinées à rappeler quelques points de leur
catéchèse. Avant l'apparition de ces écrits, que les protestants veuillent bien nous dire où
se trouvait la règle de foi.

333. - b) Au contraire, la règle de foi catholique est un moyen sûr de nous faire connaître
la doctrine intégrale du Christ. Il est facile de voir qu'elle n'a aucun des inconvénients du
système protestant. Sans doute, le catholicisme reconnaît l'infaillibilité de l'Écriture
Sainte ; mais, à côté de cette première source de la révélation, il en admet une seconde,
non moins importante et antérieure à l'Écriture, qui s'appelle la Tradition. Et surtout, - et
c'est ce qui met un abîme entre la théorie protestante et la théorie catholique, - celle-ci
soutient que Jésus-Christ a constitué une autorité vivante, un magistère infaillible qui,
avec l'assistance de l*Esprit-Saint, a reçu pour mission de déterminer quels sont les livres
inspirés, de les interpréter authentiquement, de puiser à cette source comme à celle de la
tradition la vraie doctrine de Jésus pour l'exposer ensuite à l'ensemble des fidèles :
savants et ignorants.

Qu'il y ait entre les deux systèmes, considérés au seul point de vue de la raison, une
présomption en faveur du catholicisme, c'est ce que reconnaissent même certains
Protestants. « Le système catholique, dit SABATIER, a mis l'infaillibilité divine dans une
institution sociale, admirablement organisée, avec son chef suprême, le pape ; le système
protestant à mis l'infaillibilité dans un livre. Or, a quelque point de vue que l'on «examine
les deux systèmes, l'avantage est sans contredit du côté du catholicisme. » Nous ne
voulions pas démontrer autre chose par l'argument a priori ; notre but est donc atteint.

334. - B. ARGUMENT TIRÉ DE L'HISTOIRE. - Nous arrivons maintenant sur le terrain


positif de l'histoire. Ce que Jésus-Christ devait faire, l'a-t-il fait? A-t-il créé une autorité
vivante et infaillible chargée de garder et d'enseigner sa doctrine ? Le premier point a été
établi précédemment : nous avons vu que Notre-Seigneur a institué une Église
hiérarchique, qu'il a constitué des chefs à qui il a conféré le pouvoir d'enseigner. Seul le
second point reste donc à examiner : nous avons à prouver que le pouvoir d'enseigner, tel
qu'il a été donné par le Christ, comporte le privilège de l’infaillibilité.
Cette seconde proposition s'appuie sur les textes de l'Écriture, sur la conduite des Apôtres
et sur la croyance de l'antiquité chrétienté : - a) Sur les textes de l'Écriture. Ces textes,
nous les avons déjà passés en revue. A Pierre spécialement il a été promis que « les portes
de l'Enfer ne prévaudront pas contre l'Église » (Mat., XVI, 18) ; à tous les Apôtre » Jésus a
également promis par deux fois de leur envoyer l'Esprit de vérité (Jean, XIV, 16 ; XV, 26)
et d'être lui-même avec eux jusqu'à la fin du monde (Mat., XXVIII, 20). De telles
promesses, si elles ont un sens, signifient bien que l'Église est indéfectible, que les
Apôtres et leurs successeurs ne pourront errer lorsqu'ils enseigneront la doctrine
chrétienne, car il est évident que l'assistance du Christ ne saurait être vaine et que là où
est l'Esprit de vérité, il n'y a pas possibilité d'erreur ; - b) sur la conduite des Apôtres. De
l'enseignement des Apôtres il ressort qu'ils ont eu conscience d'être assistés de l'Esprit
divin. Le décret du concile de Jérusalem débute par ces mots : « II a semblé bon à l'Esprit
Saint et à nous» (Act., XV, 28). Les Apôtres donnent leur prédication « non comme parole
des hommes, mais, ainsi qu'elle l'est véritablement, comme une parole de Dieu» (I Thess.,
II, 13), à laquelle il faut accorder un plein assentiment (II Cor., X, 5) et dont il convient
de garder précieusement le dépôt (I Tim., VI, 20). Bien plus, ils confirment la vérité de
leur doctrine par de nombreux miracles (Act., II, 43 ; III, 1, 8 ; V, 15 ; IX, 34) : preuve évi-
dente qu'ils étaient des interprètes infaillibles de l'enseignement du Christ, sinon Dieu
n'aurait pas mis à leur usage sa puissance divine ;
- c) sur la croyance de l'antiquité chrétienne. De l'aveu de nos adversaires, la croyance à
l'existence d'un magistère vivant et infaillible prévalait déjà au II e siècle. Il suffit donc
d'apporter les témoignages antérieurs :
- 1. Dans la première moitié du IIIe siècle, ORIGÈNE répond aux hérétiques qui allèguent
les Écritures, qu'il faut s'en rapporter à la tradition ecclésiastique et croire ce qui a été
transmis par la succession de l'Église de Dieu. TERTULLIEN dans son traité « De la
prescription» oppose aux hérétiques l'argument de prescription et affirme que la règle de
foi est la doctrine que l'Église a reçue des Apôtres. - 2. A la fin du second siècle, saint
IRÉNÉE, dans sa lettre à Florin et dans son Traité contre les hérésies, présente la Tradition
apostolique comme la saine doctrine, comme une tradition qui n'est pas purement
humaine : d'où il suit qu'il n'y a pas lieu de discuter avec les hérétiques et qu'ils sont
condamnes du fait qu'ils sont en désaccord avec cette tradition. Vers 160, HÉGÉSIPPE
donne comme critère de la foi orthodoxe l'accord avec la doctrine transmise des Apôtres
par les Évêques, ce qui l'amène, nous l'avons vu, à dresser la liste des Evêques. Dans la
première moitié du IIe siècle, POLYCARPE et PAPIAS présentent la doctrine des Apôtres
comme la seule vraie, comme une règle de foi sûre. Au début du n e siècle, nous avons le
témoignage de saint IGNACE qui dit que l'Église est infaillible et qu'il faut y adhérer si l'on
veut être sauvé.

Conclusion. - II résulte donc de la double preuve tirée de la raison et de l'histoire que le


pouvoir doctrinal conféré par Jésus-Christ à l'Église enseignante comporte le privilège de
l'infaillibilité, c'est-à-dire que l'Église ne peut errer quand elle expose la doctrine du
Christ.

335. - III. Le sujet de l'infaillibilité. - Jésus-Christ a doté son Église du privilège de


l'infaillibilité. Mais à qui ce privilège a-t-il été concédé? Tout naturellement à ceux qui
ont reçu le pouvoir d'enseigner, c'est-à-dire à l'ensemble des Apôtres, et à Pierre
spécialement, pouvoir et privilège qu'ils ont transmis à leurs successeurs.
1° Infaillibilité du collège apostolique et du corps épiscopal. - A. L’'infaillibilité du
collège apostolique ressort : - a) de la mission confiée à tous les apôtres d' « enseigner
toutes les nations» (Mat., XXVIII, 20) ; - b) de la promesse d'être avec eux « jusqu'à la
consommation des siècles» ( Mat., XXVIII, 20) ; et de leur « envoyer le Consolateur,
l'Esprit Saint qui doit leur enseigner toute vérité » (Jean, XIV, 26). De telles paroles indi-
quent bien que le privilège de l'infaillibilité est accordé à l'ensemble du corps enseignant.
B. Du collège apostolique le privilège de l'infaillibilité est passé au corps des Évêques. La
mission d'enseigner n'ayant été limitée ni dans le temps ni dans l'espace, il s'ensuit qu'elle
doit échoir aux successeurs des Apôtres avec le privilège qui lui était attaché.
Cependant il y a une distinction à établir entre les Apôtres et les Évêques. Les Apôtres
avaient comme champ d'action tout l'univers, la parole de Notre-Seigneur : « Allez,
enseignez toutes les nations » ayant été adressée à eux tous. Ils étaient donc missionnaires
universels de la foi : partout ils pouvaient prêcher l'Évangile en docteurs infaillibles. Les
Évêques, au contraire ne peuvent être considérés comme les successeurs dés Apôtres que
pris dans leur ensemble ; chaque Évêque n'est pas le successeur de chaque Apôtre. Ils ne
sont les chefs que d'une région déterminée, dont l'étendue et les limites sont fixées par le
Pape. Ils n'ont donc pas hérité individuellement de l'infaillibilité personnelle des Apôtres.
Seul le corps des Evêques jouit de l'infaillibilité.

336. - 2° Infaillibilité de Pierre et de ses successeurs. - Le privilège de l'infaillibilité a


été conféré par Notre-Seigneur d'une manière spéciale à Pierre et à ses successeurs. La
thèse s'appuie sur un double argument : Un argument tiré des textes évangéliques et un
argument historique.

A. ARGUMENT TIRÉ DES TEXTES ÉVANGÉLIQUES. - L'infaillibilité de Pierre et de


ses successeurs découle des textes mêmes qui démontrent la primauté. - a) Tout d'abord le
Tu es Petrus « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Il est incontestable
qu'un édifice n'a de stabilité que par son fondement. Si Pierre, qui doit soutenir l'édifice
chrétien, pouvait enseigner l'erreur, l'Église serait bâtie sur un fondement ruineux, et l'on
ne pourrait plus dire que « les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle» - b) Puis
le Confirma fratres. Jésus assure Pierre qu'il a spécialement prié pour lui « pour que sa foi
ne défaille pas » (Luc, XXII, 32). Il va de soi qu'une telle prière, faite surtout dans des
circonstances aussi solennelles et aussi graves (V. N° 321), ne saurait être vaine. - c)
Enfin le « Pasce oves ». A Pierre est confiée la garde de tout le troupeau. Or on ne peut
supposer que le Christ donne le soin de son troupeau à un mauvais pasteur qui l'égaré
dans des pâturages aux herbes empoisonnées.
Il n'est pas besoin d'insister pour prouver que l'infaillibilité de Pierre est passée à ses
successeurs. Ce que Pierre devait être pour l'Église naissante, ses successeurs devront
encore l'être dans la longue série des siècles, car, à tout moment de son histoire, l'Église
ne pourra remporter la victoire sur les entreprises de Satan que si le fondement sur lequel
elle repose garde la même fermeté.

337. - B. ARGUMENT HISTORIQUE. - Pour prouver par l'histoire que les papes ont
toujours joui du privilège de l'infaillibilité, il suffit de montrer que ce fut toujours la
croyance de l'Église et qu'en fait les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de
morale. - a) Croyance de l'Eglise. Évidemment la croyance de l'Église ne s'est pas
traduite de la même façon dans tous les siècles. Il y a eu, si l'on veut, quelque
développement dans l'exposé du dogme et même dans l'usage de l'infaillibilité
pontificale. Le dogme n'en remonte pas moins à l'origine, et nous le trouvons en germe
dans la Tradition la plus lointaine. La chose nous est attestée par le sentiment des Pères et
des conciles, et par les-faits : - 1. Sentiment des Pères. Ainsi au IIe siècle, saint IRÉNÉE
déclare que toutes les Églises doivent être d'accord avec celle de Rome qui seule possède
la vérité intégrale. Saint CYPRIEN dit que les Romains sont « assurés dans leur foi par la
prédication de l'Apôtre et inaccessibles à la perfidie de l'erreur». Pour mettre fin aux
controverses qui déchiraient l'Orient, saint JÉRÔME écrit au pape DAMASE dans les termes
suivants : « J'ai cru à ce propos devoir consulter la chaire de Pierre et la foi apostolique.
Chez vous seul le legs de nos pères demeure à l'abri de la corruption. » Saint AUGUSTIN
dit à propos du pélagianisme : « Les décrets de deux conciles relatifs à la cause ont été
soumis au siège apostolique ; sa réponse nous est parvenue, la cause est jugée. » Le
témoignage de saint PIERRE CHRYSOLOGUE n'est pas moins explicite : « Nous vous
exhortons, vénérables frères, à recevoir avec docilité les écrits du bienheureux Pape de la
cité romaine, car saint Pierre, toujours présent sur son siège, offre la vraie foi à ceux qui
la cherchent. - 2. Sentiment des Conciles, Tout ce que nous avons dit précédemment à
propos de la primauté de l'Evêque de Rome s'applique tout aussi bien à la reconnaissance
de son infaillibilité (V. N° 328). - 3. Les faits. Au IIe siècle, le pape VICTOR excommunié
Théodote qui niait la divinité du Christ, par une sentence qui fut regardée comme
définitive. ZÉPHIRIN condamne les Montanistes, CALIXTE, les Sabelliens et, à partir de
ces condamnations, ils furent regardés comme hérétiques. En 417, le pape INNOCENT I
condamne le pélagianisme, et l'Église accepte son décret comme définitif, comme nous
l'avons vu plus haut par le texte de saint Augustin. En 430, le pape CÉLESTIN condamne
la doctrine de Nestorius, et les Pères du concile d'Éphèse se rallient à son avis. Les Pères
du concile de Chalcédoine (451) acceptent solennellement la célèbre épître dogmatique
du pape Léon I à Flavien, qui condamne l'hérésie d'Eutychès, aux cris unanimes de : «
Pierre a parlé par la bouche de Léon. » De même, les Pères du III e concile de
Constantinople (680) acclament le décret du pape ÀGATHON condamnant le monothélisme
en s'écriant : « Pierre a parlé par la bouche d'Agathon. » Comme on le voit, dès les
premiers siècles déjà, l'Église romaine passe pour le centre de la foi et une norme sûre
d'orthodoxie Plus l'on avancera, plus la croyance se traduira en termes explicites jusqu'à
ce que la vérité soit proclamée dogme par le concile du Vatican.
b) Les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de morale. Ceci est le point
important de l'argument historique, car si nos adversaires pouvaient nous prouver que
certains papes ont enseigné et défini l'erreur, l'infaillibilité de droit serait plus que
compromise. Or les historiens rationalistes et protestants prétendent précisément qu'ils
sont en mesure de nous donner ces preuves de faillibilité. Les principaux cas qu'ils
invoquent sont ceux du pape LIBÈRE qui serait tombé dans l'arianisme, d'Honorius qui
aurait enseigné le monothélisme, de PAUL V et URBAIN VIII qui condamnèrent Galilée.
Comme la question de Galilée sera traitée plus loin, nous ne retiendrons ici que les deux
premiers cas.

338.-Objections.-1° LE CAS DU PAPE LIBÈRE (352-366).-Les historiens rationalistes


accusent le pape LIBÈRE d'avoir signé une proposition de foi arienne ou semi-arienne
pour obtenir de l'empereur CONSTANCE le droit de rentrer à Rome.

Réponse. -A. Exposé des faits. - Rappelons brièvement les faits. En 355, l'empereur
Constance, favorable à l'arianisme, avait enjoint au pape LIBÈRE de souscrire à la
condamnation d'ATHANASE, évêque d'Alexandrie, le grand champion de la foi
orthodoxe. S'étant refusé à le faire, le pape fut envoyé en exil à Bérée en Thrace, et
l'archidiacre Félix fut préposé à l'Eglise de Rome. Après un exil d'environ trois ans,
Libère fut rendu à son siège (358).

B. Solution de la difficulté. - La question qui se pose est donc de savoir pour quelles
raisons l'empereur lui accorda cette faveur. Deux opinions ont été émises sur ce point. Les
uns, à la suite de RUFIN, SOCRATE, THÉODORET, CASSIODORE, prétendent que l'empereur
Constance mit 0n à l'exil du pape par crainte des soulèvements du peuple romain et du
clergé, en raison de la grande popularité dont jouissait le pontife. D'autres, au contraire, et
c'est à cette dernière opinion que nous avons à répondre, pensent que le pape n'obtint la
cessation de son exil qu'au prix de condescendances coupables et de concessions sur le
terrain de la foi.

Les partisans de cette seconde opinion s'appuient, pour démontrer leur point de vue, sur
deux sortes de témoignages : - 1. d'abord les dépositions des contemporains : saint
ATHANASE, saint HILAIRE de Poitiers, saint JÉRÔME ; - 2. puis les aveux de LIBÈRE lui-
même. Il nous est parvenu, parmi les fragments de l’Opus historicum de saint Hilaire,
neuf lettres du pape Libère, dont quatre, datant de son exil, ont un caractère plutôt
compromettant. Dans ces dernières lettres, le pape intrigue pour obtenir sa grâce,
déclarant qu'il condamne Athanase et professe la foi catholique formulée à Sirmium, et il
prie ses correspondants orientaux, entre autres Fortunatien d'Aquilée, d'intercéder auprès
de l'empereur pour abréger son exil.
A ces deux sortes de témoignages invoqués par nos adversaires, certains apologistes ont
répondu en contestant 1 authenticité des dépositions des contemporains, et en rejetant les
lettres de l'exil du pape Libère comme apocryphes. Mais comme il n'est pas possible de
prouver que les témoignages en question, tant ceux des contemporains que ceux du
Libère lui-même, sont inauthentiques, nous devons accepter la discussion dans
l'hypothèse de leur authenticité. Toute la question reviendra donc à savoir quelle fut la
faute du pape et quelle formule il a souscrite. Car, à l'époque où Libère fut délivré de son
exil, il y avait déjà trois formules dites de Sirmium. De ces trois formules la seconde
seule, qui déclare que le mot consubstantiel doit être rejeté comme « étranger à l'Écriture
et inintelligible», est considérée comme hérétique. Or l'on admet que ce n'est pas cette
formule que le pape a signée et que vraisemblablement c'est la troisième. Hais qu'il s
agisse de la première ou de la troisième, les théologiens s'accordent à dire qu'elles ne sont
pas absolument hérétiques et qu'elles ont surtout le tort de favoriser le semi-arianisme en
retranchant le mot consubstantiel de la profession de foi du concile de Nicée.

Conclusion. - Donc, en nous plaçant dans l'hypothèse la plus défavorable, nous pouvons
conclure : - 1. que le pape LIBÈRE n'a commis qu un acte de faiblesse en condamnant,
dans une heure critique, le grand ATHANASE : faiblesse dont Athanase est le premier à
l'excuser : « Libère, dit en effet ce grand Docteur, vaincu par les souffrances d'un exil de
trois ans et par la menace du supplice, a souscrit enfin à ce qu'on lui demandait ; mais
c'est la violence qui a tout fait. » - 2. Par ailleurs, le pape Libère n'a rien défini ; s'il y a eu
erreur, tout au plus peut-on dire qu'elle est imputable au docteur privé, non au docteur
universel et parlant ex-cathedra. Et même s'il avait parlé ex-cathedra, - ce qui n'est pas, -
il ne jouissait pas de la liberté nécessaire à l'exercice de l'infaillibilité. Donc, en toute
hypothèse, l'infaillibilité est hors de cause.

339. - 2° LE CAS DU PAPE HONORIUS (625-638). - D'après les adversaires de


l'infaillibilité pontificale, le pape HONORIUS aurait enseigné le monothélisme dans deux
lettres écrites à SERGIUS, patriarche de Constantinople, et pour cette raison, il aurait été
condamné comme hérétique par le VIe Concile œcuménique et par le pape LÉON II.

Réponse. - A. Exposé des faits. - Quelques mots d'abord sur les faits. En 451 le concile
de Chalcédoine avait défini contre Eutychès qu'il y avait en Jésus-Christ deux natures
complètes et distinctes : la nature humaine et la nature divine. Si dans le Christ il y avait
deux natures complètes, il y avait aussi deux volontés : le concile ne l'avait pas dit, mais
la chose allait de soi, car une nature intelligente ne peut être complète sans la volonté. Tel
ne fut pas l'avis de certains théologiens orientaux qui enseignèrent qu'en Jésus-Christ il
n'y avait que la volonté divine, la volonté humaine se trouvant pour ainsi dire absorbée
par la volonté divine. Une telle doctrine apparaissait évidemment fausse, mais ses
partisans voyaient là un moyen de conciliation entre les Eutychiens ou monophysites,
c'est-à-dire les partisans d'une seule nature, et les catholiques. Les premiers admettraient
les deux natures en Jésus-Christ et les seconds concéderaient l’unité de volonté. Cette
tactique fut adoptée par Sergius qui écrivit dans ce sens au pape Honorius. Dans une
lettre pleine d'équivoques et où la question était présentée sous un faux jour, il lui disait
qu'il avait ramené beaucoup de monophysites à la vraie foi et lui demandait qu'il voulût
bien interdire de parler d'une ou"deux énergies, d'une ou deux volontés. Honorius se
laissa prendre et répondit, d'une part, à SERGIUS, deux lettres dans lesquelles il le félicitait
de son succès auprès des monophysites, de l'autre, à saint SOPHRONE, patriarche de
Jérusalem et défenseur de l'orthodoxie, une lettre dans laquelle il lui recommandait
d'éviter les mots nouveaux de « une ou deux opérations», opération dans le langage de
l'époque étant synonyme de volonté. Malgré ces lettres dictées par un esprit de
pacification, les querelles reprirent de plus belle jusqu'au VI e concile oecuménique, le
troisième de Constantinople (580-681), qui porta I'anathème contre les monothélites, et
entre autres, contre le pape Honorius

B. Solution de la difficulté. - La difficulté à résoudre est donc la suivante. HONORIUS,


dans ses deux lettres à Sergius, a-t-il enseigné l'erreur ? Et a-t-il été, pour ce fait,
condamné comme hérétique par le VIe concile oecuménique? Deux solutions ont été
proposées par les apologistes. Les uns ont prétendu que les deux lettres à Sergius Seraient
apocryphes : ce qui supprime toute discussion. Les autres admettent l’authenticité, et c'est
évidemment dans cette hypothèse que nous devons nous placer pour répondre à nos
adversaires. Il s'agit dès lors de savoir si le contenu des deux lettres est hérétique. L'on ne
saurait contester qu'Honorius met le plus grand soin à tourner la difficulté et qu'il évite de
se prononcer sur les deux volontés. Cependant, - qu'on remarque bien ce point, - il
commence par rappeler les décisions, du concile de Chalcédoine et affirme hautement
qu'il y a en Jésus-Christ deux natures distinctes, opérantes. Puis, approuvant la tactique
de conciliation suivie par Sergius, il recommande de s’en tenir là et de ne plus parler de
une ou deux opérations. Il ajoute bien, il est vrai, qu'il y n’y avait pas e, Jésus Christ de
volonté divine ; il entend seulement exclure les deux volontés auxquelles très
insidieusement Sergius avait fait allusion ; les deux volontés qui se combattent en nous,
volonté de l'esprit et volonté de la chair. La pensée d'Honorius n'est donc pas qu'il n'y a
pas en Jésus. Christ une volonté divine et une volonté humaine, mais que sa volonté
humaine n'est pas, comme la nôtre, entraînée par deux courants qui se contrarient.
Mais, dit-on, HONORIUS a été condamné par le VIe concile œcuménique et par le pape
LÉON II. - Remarquons d'abord que toutes les paroles contenues dans les Actes des
Conciles ne sont pas infaillibles et que les décisions d'un concile ne jouissent du privilège
de l'infaillibilité qu'autant qu'elles sont confirmées par le pape. Or précisément les Actes
du VIe Concile contenant un anathème contre Honorius en même temps que contre les
principaux monothélites tels que Sergius, n'ont pas reçu la confirmation pontificale. Le
pape Léon II s'est contenté de blâmer la conduite d'Honorius, mais il n'a pas lancé contre
lui I'anathème qu'il a prononcé contre les autres et ne lui a pas infligé la note d'hérétique.
Conclusion, - NOUS pouvons donc conclure : - 1. qu'Honoris n'a ni enseigné ni défini le
monothélisme. Tout au plus peut-on lui reprocher d'avoir manqué de clair, voyance et
d'avoir favorisé l'hérésie en a'abstenant de définir, en recommandant le silènes alors qu'il
fallait parler, fournissant ainsi aux monothélites le prétexté de soutenir leur doctrine ? - 2,
A supposer même qu'il y eût des erreurs dans ses lettres et qu'il ait été condamné pour
cette raison par le VIe Concile, l'erreur et la condamnation n'atteindraient que le docteur
privé, et non le docteur universel. Donc on ne peut se faire du cas d'Honorius, pas plus
que de celui de Libère, un argument Centre l'infaillibilité pontificale.

BIBLIOGRAPHIE. - Voir à la fin du Chapitre suivant.

CHAPITRE II. - La vraie Église.

DÉVELOPPEMENT

Le problème des notes de la vraie Église. Division du Chapitre.

340. - Position du problème- - A l'aide des textes de l'Écriture et des documents de


l'histoire, nous avons, dans le chapitre précédent, marqué les caractères essentiels de
l'Église fondée par le Christ. Il est à peine besoin d'ajouter que, n'ayant prêché qu'un
Evangile, Notre Seigneur n'a pu fonder qu'une Église. Maintes de ses paraboles
expriment d'ailleurs sa volonté expresse sur ce point. Ainsi, représentant la société des
chrétiens sous la figure d'un troupeau, il a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et
qu'un seul pasteur » (Jean, x, 16). Or, à notre époque, nous nous trouvons en présence de
plusieurs Églises qui s'appellent chrétiennes, qui reconnaissent le même fondateur et qui
prétendent, chacune, être la véritable Église instituée par le Christ. Évidemment ces
Églises, ayant des doctrines en partie différentes, ne peuvent venir toutes de lui. Le
problème qui se pose est donc de savoir quelle est la vraie. Les caractères essentiels qui
doivent distinguer l'Église fondée par Notre-Seigneur, nous permettent-ils de fixer un
certain nombre de notes, de signes extérieurs et visibles auxquels on puisse la reconnaître
et la discerner aisément de celles qui sont fausses ?
A la rigueur, l'on pourrait dire qu'une telle enquête est superflue, et que la démonstration
que nous poursuivons ici, est chose faite. Nous avons montré en effet que la société
fondée par Jésus est une société hiérarchisée à la tête de laquelle il a mis l'apôtre Pierre.
Or comme il a été établi par ailleurs que les Évêques de Rome sont les successeurs de
Pierre dans sa primauté, il ne reste plus qu'à conclure que l'Église romaine est la vraie
Église, vu que nous retrouvons en elle seule les organes essentiels constitués par Jésus-
Christ. Raisonner ainsi ne serait pas assurément tirer une conclusion en dehors des
prémisses. Cependant, étant donné que les dissidents regardent les Évêques de Rome
comme des usurpateurs, et non comme les héritiers légitimes de la primauté de Pierre, il
convient de nous placer sur un autre terrain commun accepté par les Églises dissidentes,
tout au moins par celles qui ont un caractère hiérarchique. En partant des quatre notes
données par le concile de Nicée Constantinople (IV e siècle), bien antérieurement à la
séparation des Églises grecque et protestante, l'apologiste catholique a donc pour tâche de
démontrer que l'Église romaine possède ces notes, soûle, et à l'exclusion des autres
confessions.

341. - Division du chapitre. - Du but que nous nous proposons il ressort que nous
aurons à traiter dans ce chapitre les différents points suivants. 1° Nous aurons à
déterminer d'abord les notes de la vraie Église. 2° II nous faudra montrer ensuite que le
Protestantisme ne les a pas ; 3° que l’ Église grecque ne les a pas davantage ; et 4° que
seule l'Église romaine les possède toutes les quatre. 5° Ce qui nous amènera à conclure à
la nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine. D'où cinq articles.

Art. I. - Les Notes de la vraie Église.

Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Nous traiterons : 1° des notes de la vraie
Église considérées en général et 2° des quatre notes du concile de Nicée-Constantinople
et de leur valeur respective.

§ 1. - DES NOTES CONSIDÉRÉES EN GÉNÉRAL.

342. - 1° Définition. - II faut entendre par « notes » de l'Église tout signe qui permet de
discerner la véritable Église du Christ de celles qui sont fausses.
343. - 2° Espèces. - Les notes peuvent être, soit négatives, soit positives. - a) La note
négative est celle dont l'absence démontrerait la fausseté d'une Église, mais dont la
présence ne suffit pas à en démontrer la vérité. Les notes négatives peuvent être
multipliées à l'infini et elles peuvent appartenir à n'importe quelle Église et n'importe
quelle religion. Ainsi, qu'une religion enseigne le monothéisme, qu'elle prescrive le bien
et défende le mal, elle peut être, mais elle n'est pas nécessairement pour cela la vraie
religion. - b) La note positive est colle dont la présence démontre la vérité de l'Église où
elle se trouve : elle est donc une propriété exclusive de la société fondée par Jésus-Christ.

344. - 3° Conditions. - de la définition qui précède il suit que deux conditions sont
requises pour qu'une propriété devienne « note « de l'Église. Il faut qu'elle soit une
propriété essentielle et visible : - a) essentielle. Il est clair que, si la propriété n'était pas
de l'essence de la vraie Église, si elle n'avait pas été indiquée par Jésus-Christ comme
devant appartenir à la société qu'il fondait, elle ne saurait être un critère de la vraie
Église ; - b) visible. Cola va de soi : un signe n'est signe qu'autant qu'il est extérieur,
observable et plus apparent que la chose signifiée. Toute propriété essentielle n'est donc
pas, par le fait, une note de l'Église, car bien des propriétés sont essentielles qui ne sont
pas discernables. Ainsi il est bien certain, d'après les caractères que nous avons pu
assigner à l'Église du Christ (Nos 331 et suiv.), que l'infaillibilité est une de ses propriétés
essentielles. Mais c'est là une propriété qui n'est pas visible : pour la reconnaître, il
faudrait savoir auparavant que nous avons affaire à la vraie Église. N'étant pas visible,
l'infaillibilité ne peut donc être une note de la vraie Église.

345. - 4° Critères insuffisants. - Il suit de là que certains critères proposés par l'Église
protestante ou par l'Église grecque ne sauraient être acceptés, parce que ne répondant pas
aux deux conditions de la note.
A. Il faut d'abord écarter les deux critères proposés par les protestants orthodoxes, savoir:
la prédication exacte de l'Évangile et l'usage correct des sacrements.
a) La prédication exacte de l’Évangile. - Qu'en proposant un tel critère, les Protestants se
mettent en contradiction avec leur théorie du libre examen, c'est ce qui apparaît tout de
suite clairement. Si, d'un côté, les théologiens reconnaissent à tous les chrétiens la liberté
d'interpréter l'Écriture suivant leur sens propre, comment peuvent-ils, de l'autre côté, leur
imposer une règle commune de foi par la détermination précise des vérités qui se trouvent
dans l'Évangile ? Mais laissons cette question de droit, puisque aussi bien les Protestants
orthodoxes ont cru bon de ne pas retenir, dans la pratique, leur théorie du libre examen.
Voulant donc trouver des critères objectifs par lesquels on puisse discerner les Églises
conformes des Églises non conformes au royaume de Dieu prêché par Jésus-Christ, ils ont
proposé en premier lieu la prédication exacte de l'Évangile. - Mais comment pourrons-
nous savoir quelle est la prédication exacte de l'Évangile, s'il n'y a aucune autorité pour
nous le dire, et si, dans le cas de conflit, il n'y a personne pour finir la discussion? Et la
preuve la plus évidente de l'insuffisance du critère, celle qui nous dispense de toutes les
autres, n'est-ce pas le désaccord qui existe parmi eux, même au sujet des points les plus
essentiels, des articles fondamentaux de la doctrine chrétienne. Prenons un seul exemple :
la divinité de Jésus-Christ. Comment faut-il entendre ce dogme central du christianisme?
Certains protestants répondent que Jésus-Christ est Dieu au sens propre du mot, c'est-à-
dire qu'il est consubstantiel au Père. D'autres estiment qu'il n'est Dieu que dans un sens
large et métaphorique, sa divinité n'étant autre chose qu'une intimité très grande avec
Dieu le Père. L'on ne voit pas bien comment, dans de telles conditions, l'on pourrait
encore parler des prédications exactes de l'Évangile.

b) L'administration correcte des Sacrements.- Ce critère proposé n'est pas une propriété
plus visible que la prédication exacte de l'Évangile : la preuve en est que les Protestants
sont bien dans l'impossibilité de déterminer, d'après les seuls textes de l'Écriture,
comment les deux sacrements qu'ils retiennent : le Baptême et l'Eucharistie, doivent être
administrés correctement. Faut-il conférer le Baptême au nom du Père et du Fils et du
Saint-Esprit, selon l'ordre donné par le Christ ressuscité (Mat., XXVIII, 19), ou simplement
au nom du Seigneur Jésus, comme il est dit dans maints passages des Actes ? (II, 38 ; VII,
12,16 ; XIX, 5). A propos de l'Eucharistie, en quoi consiste la Présence réelle ? Y a-t-il
présence réelle et physique du corps et du sang de- Jésus-Christ dans le pain et le vin
(impanation), comme le veulent les Luthériens ? Ou bien la présence n'est-elle que
virtuelle, la pain et le vin ayant la vertu de causer l'union entre le vrai corps du Christ qui
est au ciel et l'âme du communiant, comme le pensent les calvinistes ? Ou bien encore ne
s'agit-il que d'une présence morale, le pain et le vin alimentant notre foi dans le Christ et
nous rappelant simplement le souvenir de la Cène, ainsi que le croient les
sacramentaires ? Il est donc de toute évidence que ni la prédication du pur Évangile ni
l'administration correcte des sacrements ne sont des critères suffisants. Sans nul doute, la
vraie Église est celle qui prêche le pur Évangile et administre correctement les sacrements
puisque la vraie Église est infaillible 6t ne peut errer sur ces deux points. Mais, quoique
propriétés essentielles de la vraie Église, elles n'en sont pas des propriétés visibles, et
pour cette raison, elles n'en peuvent être des notes.

346. - B. L'Église grecque propose, comme note de l'Église, la conservation sans


variation de la doctrine prêchée par le Christ et les Apôtres. A première vue, ce critère
revient au premier critère protestant : la prédication du pur Évangile. Il y a cependant une
différence capitale entre les deux. Car tandis que les protestants laissent au sens chrétien
et à la science indépendante le soin de déterminer les articles fondamentaux, l'Église
grecque limite la conservation de la pure doctrine à l'enseignement des sept. premiers
conciles oecuméniques. - Mais, pourrions-nous objecter tout d'abord aux théologiens de
l'Église grecque, où se trouvait donc la vraie Église avant la réunion du premier concile
œcuménique qui n'eut lieu qu'au IV e siècle ? Ayant le premier concile, l'Église n'avait-elle
pas besoin déjà de notes pour se faire discerner? Supposons cependant que le seul critère
de la vraie Église soit la conservation sans variation de la doctrine enseignée par les sept
premiers conciles? Comment faut-il envisager cette conservation? La non-variation doit-
elle être absolue? Dans ce cas, on ne comprend pas bien comment les symboles de foi ont
pu être développés et complétés par des conciles postérieurs, comment on ne s'est pas
borné au symbole de Nicée, et comment même celui de Nicée n'a pas craint d'ajouter au
symbole des Apôtres. Si la non-variation doit être comprise dans un sens large, nous
sommes d'accord ; les théologiens catholiques sont les premiers à admettre que la Parole
de Dieu ne doit pas présenter l'immobilité d'une lettre morte, et qu'elle est susceptible des
plus riches développements qui n'altèrent en rien la pureté de la doctrine primitive. Mais
si 1 on concède la possibilité d'un développement, pourquoi ce développement se serait-il
arrêté aux sept premiers conciles, et quelle est l'autorité qui nous dira quand celui-ci est
normal? Comme on le voit, la question revient toujours à savoir où se trouve l'autorité
légitimement constituée, celle qui a recueilli la succession apostolique.

§2. - LES QUATRE NOTES DU CONCILE DE NICÉE-CONSTANTINOPLE. LEUR VALEUR


RESPECTIVE.

347. - I. Les quatre notes. - Dès le IVe siècle déjà le concile de Nicée-Constantinople
proposait, comme nous l'avons dit, quatre propriétés qui doivent permettre de discerner
l'Église du Christ des fausses Églises. Ces quatre propriétés sont : 1° l’unité ; 2° la
sainteté ; 3° la catholicité ; 4° l’apostolicité. « Et unam, sanctam, catholicam.et
apostolicam Ecclesiam. » Trois de ces notes : l'unité, la catholicité et l'apostolicité ont des
rapports étroits outre elles et sont d'ordre juridique. La seconde : la sainteté, est d'ordre
moral. Pour cette raison nous la détacherons des trois autres, et nous en parlerons en
premier lieu.

348. - 1° La Sainteté. - La sainteté consiste on ce que les principes enseignés par l'Église
du Christ doivent conduire à la sainteté certains de ses membres. La sainteté, en tant que
note de l'Église, implique donc un double élément : la sainteté des principes et la sainteté
des membres.
La sainteté remplit les deux conditions requises pour être une note (N° 344). Elle est : - «)
une propriété essentielle. Que la sainteté des principes soit une marque essentielle de la
vraie Église, il est facile de le prouver par le caractère de l'Évangile de Jésus. Le Sauveur
ne se contente pas d'imposer l'observance des préceptes obligatoires en rappelant les
devoirs du Décalogue (Mat., XIX, 16, 19), il veut que ses disciples fassent mieux, qu'ils
vivifient la lettre par l'esprit, c'est-à-dire par l'intention, que leur justice ne soit pas
formaliste comme celle des Pharisiens, mais qu'elle prenne pour motif l'amour de Dieu et
du prochain. « Je vous déclare, leur dit-il dans son Discours sur la montagne, que si votre
justice n'excelle pas plus que colle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans
le royaume des cieux » (Mat., V, 20). Jésus va plus loin, - et c'est ce qui va caractériser
son Église, - au-de3sus des vertus communes, de ce qu'on appelle couramment
l'honnêteté et qui est un devoir strict pour tous, il propose la perfection aux âmes d'élite,
comme un idéal auquel elles doivent tendre par les actes les plus contraires a la nature,
par les sacrifices les plus durs : «Vous donc soyez parfaits, comme voire Père céleste est
parfait» (Mat, V, 48). D'où il suit que dans la vraie Église l'on doit trouver des membres
qui se distinguent par une sainteté éminente et des vertus héroïques.
b) La sainteté est une propriété visible. Cola ne fait aucun doute pour le premier élément :
la sainteté des principes est une chose que tout le monde peut observer. Il n'en va pas tout
à fait de mémo pour la sainteté des membres. La sainteté étant avant tout une qualité
intérieure et visible au seul regard de Pieu, l'on pourrait objecter que ce ne peut être là
une propriété visible, une note de la véritable Église. - II est vrai que la sainteté consiste
surtout dans un fait intérieur et que l'hypocrisie peut revêtir les mômes apparences que la
sainteté. Cependant il est permis de poser en règle générale que l'extérieur est le miroir
fidèle de l'intérieur. La sainteté dont on perçoit les manifestations extérieures, surtout
quand elle s'accompagne d'humilité, est une propriété apparente aux yeux des hommes.
Considérée dans l’ensemble des membres de l'Église, elle peut donc être, alors même
qu'il y aurait de fâcheuses méprises, une note dont il n'y a pas lieu de récuser la valeur.

349. - 2° L'Unité. - a) L'unité, en tant que note de l'Église, consiste dans la subordination
de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère enseignant.
L'unité a les deux conditions requises pour être une note de la vraie Église. Elle est : - a)
une propriété essentielle. Jésus a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et un seul
pasteur » (Jean, X, 16). Il a prié à cet effet « pour que tous soient un» (Jean, XVII, 21).
N'ayant prêché qu'un Évangile, il a voulu l'adhésion de tous ses disciples à cette doctrine
révélée : d'où unité de la foi. Voulant la fin, il est clair qu'il devait en prendre les moyens.
C'est dans ce but qu'il a institué une hiérarchie permanente, pourvue des pouvoirs
nécessaires pour assurer l'unité de la société chrétienne ; - b) une propriété visible. La
subordination de tous les fidèles à une même juridiction est une chose visible et vérifiable
; il n'est pas plus difficile de constater l'unité hiérarchique dans l'Église que dans toute
autre société. - Nos adversaires objectent, il est vrai, que la foi étant une qualité
intérieure, n'est pas visible. Sans doute, la foi est intérieure et invisible si on la considère
en elle-même : mais, tout intérieure qu’elle est elle peut se manifester par des actes
extérieurs, tels que la prédication, les écrits et la récitation de formules de foi. Au surplus,
l'unité dont il s'agit ici, est avant tout l’unité de gouvernement. C'est cette derrière qui est
le principe de l’unité de foi et de l’unité de culte. Si la première est constatée, les deux
autres doivent suivre, comme des conséquences naturelles.

350. - 3° La Catholicité. - Le mot catholique veut dire universel. Conformément à


l'étymologie, la catholicité c'est donc la diffusion de l'Église dans tous les pays du monde.
Toutefois, les théologiens distinguent, à juste raison, entre : - 1. la catholicité de fait, une
catholicité absolue et physique qui comprend la totalité des hommes, et - 2. la catholicité
de droit, une catholicité relative et morale, dans ce sens que l'Église du Christ est destinée
à tous et qu'elle s'étend à un grand nombre de régions et d'hommes.
La catholicité remplit également les deux conditions de la note. Elle est : - a) une
propriété essentielle. Alors que la Loi primitive et la Loi mosaïque ne s'adressaient qu'au
peuple juif, seul gardien des promesses divines, la Loi nouvelle s'adresse à l'universalité
du genre humain : « Allez, dit Jésus à ses Apôtres, enseignez toutes les nations «(Mat.,
XXVIII, 19). Toute Église par conséquent qui resterait confinée dans son milieu, qui serait
l'Eglise d'une province, d'une nation, d'une race, n'aurait pas les caractères de l'Église du
Christ, puisque Jésus a prêché sa doctrine pour tous et qu'il a fondé une société
universelle. Est-ce à dire que l'Église du Christ devait être universelle dès le premier jour,
ou même qu'elle devait l'être un jour, d'une catholicité absolue et physique? Évidemment
non. La diffusion de l'Évangile devait suivre une marche progressive, dont Jésus lui-
même avait tracé le plan à ses Apôtres : il les avait chargés en effet de lui rendre
témoignage à Jérusalem d'abord, puis dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu'aux
extrémités de la terre (Act., I, 8). Et même lorsque l'Évangile aura pénétré jusqu'aux
extrémités de la terre, il n'en résultera pas encore une catholicité absolue. Car le Sauveur
n'a pas entendu violenter les consciences ; il a laissé à tout homme la liberté d'entrer ou
de ne pas entrer dans son royaume, et il a prédit que-tous n'y entreraient pas, vu qu'il a
annoncé à ses disciples qu'ils seraient en butte aux persécutions. - b) La catholicité est
une propriété visible. Constater la diffusion de l'Église paraît chose assez simple.
Cependant la note de catholicité n'est pas toujours aussi apparente qu'on pourrait le
croire, car le nombre des adhérents d'une société peut subir des fluctuations avec les
diverses phases de son histoire. Mais la catholicité n'est pas à la merci d'une variation de
chiffres. Ce n'est pas parce que l'Église connaîtra à certaines heures de regrettables
défections que sa catholicité diminuera d'autant : il suffit qu'elle reste toujours catholique
de droit.

351. - 4° L'Apostolicité. - l'apostolicité est la succession continue et légitime du


gouvernement de l'Église depuis les Apôtres. Pour qu'il y ait apostolicité il faut donc que
des chefs actuels de l'Église l'on puisse remonter aux fondateurs de l'Église, c'est-à-dire
aux Apôtres et à Jésus-Christ ; il faut de plus que cette succession soit légitime, c'est-à-
dire que les chefs hiérarchiques se soient succédé conformément aux règles établies, qu'il
n'y ait eu par conséquent dans leur accession au gouvernement aucun vice essentiel
capable d'invalider leur juridiction.
L'apostolicité de gouvernement implique l’apostolicité de la doctrine. Du fait que les
chefs de l'Église ont pour principale mission de transmettre aux hommes le dépôt intégral
de la Révélation, il s'ensuit que l'apostolicité de la doctrine doit découler de l'apostolicité
de gouvernement, comme l'effet de la cause. Mais 1’apostolicite de la doctrine n'est pas
une note, parce qu'elle n'est pas une propriété visible, et que, pour savoir si une doctrine
est apostolique, il faut rechercher auparavant par qui elle est enseignée.
L'apostolicité a les deux conditions de la note. Elle est : - a) une propriété essentielle.
Jésus-Christ ayant institué une hiérarchie permanente, son Église ne peut se trouver que
là où les chefs sont les successeurs légitimes des Apôtres ; - b) une propriété visible. Il est
aussi facile de contrôler le fait de la succession apostolique des Papes et des Évoques que
celle des chefs de toute société humaine, par exemple, la succession des rois de France.

352. - II. Valeur respective des quatre notes. - Avant de faire l'application des quatre
notes, il convient d'établir leur force probante, leur valeur respective.

1° LA SAINTETÉ est une note positive de la vraie Église. Car il est évident que, seule,
l'Église qui a conservé la doctrine du Christ dans toute son intégrité, est capable de
produire les fruits les meilleurs et les plus abondants de sainteté. D'autre part, la note de
sainteté est facilement discernable : tout homme sincère peut constater la transcendance
morale d'une société religieuse et se rendre compte que la sainteté des membres est le
résultat de la sainteté des principes.
Toutefois, la sainteté est un critère à'ordre moral : entendez par là qu'il requiert des
dispositions morales de la part de celui qui en fait l'application. Si en effet on a l'esprit
prévenu contre la société religieuse qu'on étudie, il peut arriver qu'on s'arrête avec trop de
complaisance aux faiblesses et aux défauts de cette société sans accorder la place voulue
aux vertus héroïques dont elle a droit de se glorifier. Pour cette raison, la note de sainteté,
quoique suffisante en soi, demande à être complétée par les autres notes,

2° L'UNITÉ est une note négative. Elle n'a donc qu'une valeur d'exclusion : elle nous
permet de dire que toute société qui ne l'a pas ne peut pas être la vraie Église. Mais elle
ne nous conduit pas plus loin, car rien n'empêche de concevoir une société où tous les
membres soient subordonnés aux mêmes chefs et acceptent les mêmes croyances sans
être pour cela la véritable Église.

3° LA CATHOLIGITÉ est également une note négative et nous permet seulement


d'exclure toute société qui n'est pas relativement et moralement universelle, par
conséquent, toute Église provinciale ou nationale. Mais notre conclusion ne saurait aller
au delà, et il peut se faire qu'une société soit la plus répandue, qu'elle compte le plus
d'adhérents sans qu'elle soit nécessairement la véritable Église.
Cependant le concept de catholicité est plus étendu que celui d'unité. Une société peut
être une et ne pas dépasser les limites d'an pays, tandis que la catholicité qui suppose une
certaine universalité, implique en même temps l'unité. Que serait en effet la catholicité, si
l'Eglise qui embrasse plusieurs contrées n'était pas la même à tous les endroits? Une
Église peut donc être une sans être catholique, mais elle ne peut être catholique sans être
une.

4° L’APOSTOLICITÉ est une note positive. Du moment qu'une Église peut démontrer
que sa hiérarchie descend des Apôtres par une succession continue et légitime, il y a toute
certitude qu'elle est la véritable Église. Mais le point délicat de cette note est de prouver
que la succession a toujours été légitime, que la juridiction épiscopale n'a pas été annulée
par le schisme et l'hérésie, c'est-à-dire par la rupture avec l'œuvre authentique de Jésus-
Christ. Or la rupture ne deviendra évidente que si cette Église ne possède plus les trois
notes précédentes. L'apostolicité doit donc être contrôlée par les autres notes, et en
particulier, par l'unité et la catholicité.

Conclusion. - 1. Toute Église, dans laquelle il y a absence des quatre notes ou seulement
d'une des quatre notes, ne peut être la vraie Église.
2. L'Église qui possède les quatre notes est nécessairement la vraie Église. Car la sainteté
et l'apostolicité, étant des notes positives, sont des critères qui suffisent à prouver
l'authenticité d'une Église. Cependant il est bon de ne pas les isoler, nous venons de dire
pourquoi.
Art. II. - Application des notes an Protestantisme.

353. - Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Dans le premier, nous donnerons
quelques notions préliminaires sur le protestantisme. Dans le second, nous montrerons
qu'il n'a pas les quatre notes de la vraie Église.

§ 1. - NOTIONS PRÉLIMINAIRES SUR LE PROTESTANTISME.

I. Définition. - Sous le terme général de protestantisme, il faut comprendre l'ensemble


des doctrines et des Églises issues de la Réforme du XVIe siècle.
Le mot Réforme sert également à désigner le protestantisme. La raison en est que ses
principaux chefs : LUTHER et CALVIN se donnèrent comme des envoyés de Dieu ayant
pour mission de réformer l'Église du Christ, de restaurer la religion de l'esprit et de
substituer aux ténèbres de l'erreur et à la corruption des mœurs la lumière de la vérité et la
pureté de la morale : « Post tenebras lux ».

354. - II. Origine. - Si l'on considère le protestantisme, d'un point de vue général, et sans
s'arrêter aux circonstances particulières qui déchaînèrent le mouvement dans les
différents pays de l'Europe, l'on peut dire qu'il a son origine dans trois ordres de causes :
intellectuelles'! religieuses et politiques. - a) Causes intellectuelles. Il y a un lien très
étroit qui rattache la Réforme, mouvement religieux, à la Renaissance, mouvement
intellectuel. De la dernière moitié du XVe siècle aux vingt premières années du XVIe,
époque où éclata le luthéranisme, la Renaissance battait son plein. Or l'humanisme ne se
signalait pas seulement par le culte de l'antiquité païenne, mais aussi par une réaction
contre la philosophie scolastique, par des tendances rationalistes et une critique indé-
pendante qui s'étendait à tous les domaines et contre les attaques de laquelle la Bible
même ne fut pas toujours à l'abri.
b) Causes religieuses. A l'indépendance de l'esprit correspondait une grande liberté dans
les mœurs. Depuis plusieurs siècles déjà, de déplorables abus s'étaient glissés un peu
partout : il y avait eu abaissement du niveau moral dans l'Église, qui ne remplissait plus
qu'imparfaitement sa mission divine. En Allemagne plus spécialement, le haut clergé, mal
recruté parmi les grands seigneurs, possesseur d'une grande partie du sol, ne rêvait que
domination et se servait de l'Église plutôt que de la servir. La mal n'était pas moindre
dans les monastères ; et la papauté elle-même, devenue une puissance italienne
préoccupée de ses intérêts matériels, oubliait trop souvent les affaires de l'Église dont elle
avait la charge. Assurément, une réforme, non pas dans la constitution de l'Église ni dans
son dogme, mais dans ses mœurs et dans sa discipline, était indispensable et souhaitée de
tous. Elle s'accomplit du reste plus tard au temps du concile de Trente, trop tard, hélas !
puisque auparavant Luther avait déchaîné au soin de l'Église une vraie révolution qui
n'avait plus Le simple caractère d'une réforme nécessaire, mais qui était le boulever-
sement du dogme et la rupture de l'unité.
c) Causes politiques. Quelque importantes que fussent les causes intellectuelles et
religieuses, la Réforme protestante fut déterminée par l'ambition des chefs d'État qui
virent, dans ce détachement de leurs Églises nationales de l'autorité de Rome, la meilleure
façon d'accroître leur puissance et de devenir à la fois les chefs spirituels et temporels de
leurs sujets.

355. - III. Les Églises protestantes. - Le protestantisme comprend trois Églises


principales : l'Église luthérienne, l'Église calviniste et 1' Église anglicane. Chaque Église
se subdivise à son tour on un certain nombre de sectes.

1° Le Luthéranisme. - A. ORIGINE. - de l'Allemagne plus que d'aucun autre pays, il est


vrai de dire que le protestantisme eut pour principe les trois causes que nous avons
signalées plus haut. Au début du XVIe siècle, le terrain était tout prêt pour l'éclosion d'un
mouvement réformateur : il suffisait d'un homme et d'une occasion pour allumer
l’incendie. Cet homme ce fut LUTHER, et l'occasion, la question des indulgences.
Martin LUTHER naquit en 1483 et mourut en 1546 à Eisleben en Saxe En 1505, il entra au
couvent des Augustins d'Erfurt et fut ensuite professeur de théologie à Wittenberg. En
1517, le pape Léon X ayant chargé les Dominicains de prêcher de nouvelles indulgences
dans le but de recueillir des aumônes destinées à l'achèvement de Saint-Pierre de Rome,
Luther, froissé que cette mission avait été confiée à un autre ordre que le sien, commença
par attaquer les abus, puis bientôt le principe même des indulgences, ainsi que leur
efficacité. Excommunié en 1520, il brûla Ta bulle pontificale sur la place publique de
Wittenberg, traita le pape d'antéchrist et en appela à un Concile général. Cité devant la
diète de Worms (1521), il s'y rendit refusa de se soumettre à la sentence qui le
condamnait et fut mis au ban de l'Empire. Protégé par Frédéric de Saxe, il vécut un
certain temps caché au château de la Wartbourg où il travailla à la traduction de la Bible
en langue vulgaire. Puis, de 1522 à 1526, il parcourut l'Allemagne, prêchant sa doctrine.
Entre temps, en 1525, il avait épousé Catherine Bora. En quelques années, la Réforme fit
de grands progrès, grâce à la protection des princes qui profitèrent du mouvement pour
rejeter l'autorité de Rome et s'emparer des biens des monastères.

356. - B. DOCTRINE. - a) La théorie luthérienne de l'inefficacité des indulgences, fait


partie de tout un système dont le point central était la justification par la foi. Aux bonnes
œuvres LUTHER oppose la foi : « Sois pécheur, pèche hardiment, mais crois plus
hardiment encore. » Telle est, en une brève formule, l'idée maîtresse du réformateur, d'où
sortiront les autres points de sa doctrine comme des conséquences rigoureuses. De même
que la justice primitive faisait partie de la nature du premier homme et lui était
essentielle, de même par la faute d'Adam « le péché devient une seconde nature : tout en
l'homme est péché ; l'homme n'est plus que péché ». Rien ne peut changer cet état de
choses : l'homme pécheur n'a plus la liberté nécessaire pour accomplir le bien ; ses
bonnes œuvres sont donc inutiles. La justification par les mérites de Jésus-Christ est le
seul remède. Mais comment le pécheur obtiendra-t-il que Dieu lui accorde cette grande
grâce de lui imputer les mérites de son Fils? Uniquement par la foi, en croyant de toutes
ses forces que la chose est ainsi. Sans doute son âme restera, comme auparavant, souillée
par le péché, mais elle sera recouverte, comme d'un voile, de la justice du Rédempteur. -
b) La foi seule suffisant à la justification, les sacrements et le culte deviennent choses
superflues. Les sacrements, que Luther réduit à trois : le baptême, l'eucharistie et la
pénitence, ne produisent donc pas la grâce et ne sont pas requis pour le salut. Le culte des
saints doit être supprimé ; les saints doivent être imités, non invoqués. - c) Pas de pur-
gatoire. - d) La seule règle de foi et la seule autorité c'est l'Écriture interprétée par la
raison individuelle. -- e) Tout chrétien pouvant obtenir la justification par la foi sans la
pratique des œuvres et sans le recours aux sacrements, recevant par ailleurs les lumières
de l'Esprit Saint pour l'interprétation des Écritures, il s'ensuit que l'Église est une société
invisible, se composant des seuls justes, où il n'y a pas de corps enseignant, pas de
caractère sacerdotal, pas d'ordination et où tous les fidèles sont prêtres. Telle était la
conséquence rigoureuse que Luther avait tirée d'abord de sa doctrine. Mais comme elle
eut pour effet de susciter une foule de docteurs qui, au nom de l'Esprit Saint, avancèrent
les opinions les plus contradictoires, Luther se vit forcé d'organiser des Églises visibles,
avec l'appui et sous la dépendance de l'État. Conséquemment, il décréta que le ministère
de la prédication et l'administration des sacrements seraient exercés par des élus du
peuple auxquels les anciens auraient imposé les mains.

357. - C. ÉTAT ACTUEL. - Le luthéranisme se propagea rapidement dans l'Allemagne du


Nord, le Danemark, la Suède et la Norvège. Il s'est étendu ensuite à l'Angleterre, avec
l'anglicanisme, et à la Hollande ; il a pénétré de nos jours en Amérique et même, grâce
aux missions protestantes, dans les pays païens. Cependant il ne présente pas partout la
même organisation. En Allemagne, l'Église luthérienne n'a pas d'évêques, elle reconnaît
l'autorité des princes séculiers et des consistoires dont les princes sont les principaux
membres Dans les pays Scandinaves, l'on a conservé la hiérarchie épiscopale qui est
soumise à l'autorité civile. Aux États-Unis d'Amérique, les pasteurs sont élus par le
suffrage des fidèles ; dans les choses de la foi et de la discipline ils obéissent aux
synodes.

358. - 2° Le Calvinisme. - A. ORIGINE.- CALVIN, né à Noyon en Picardie en 1509, fit


ses études de droit à Bourges où il se lia d'amitié avec l'helléniste allemand Wolmar, qui
l'instruisit dans la doctrine de LUTHER. Après avoir prêché à Paris (1532), il jugea prudent
de quitter la France et se retira à Strasbourg, puis à Bâle où il acheva( 1536) son fameux
ouvrage de l’Institution chrétienne, dans lequel il exposa ses idées. Appelé à Genève pour
y enseigner la théologie, proscrit quelque temps, puis rappelé, il entreprit à la fois la
réforme des mœurs et celle du dogme et du culte. En même temps, il poursuivait avec une
cruelle intransigeance ceux qui allaient à rencontre de sa doctrine. Les plus fameuses
victimes de son intolérance furent Jacques Gruet et surtout Michel Servet brûlé en 1553
359. - B. DOCTRINE. - CALVIN reproduit à peu près la doctrine de Luther. Voici,
esquissés très rapidement, les points essentiels qui différencient les deux théologies. - a)
Sur la question de la justification, Calvin qui enseigne, comme Luther, la justification par
la foi sans les œuvres, ajoute à la doctrine luthérienne deux choses : l'inamissibilité de la
grâce et la prédestination absolue : - 1. Inamissibilité de la grâce. Calvin, plus logique
peut-être en cela que Luther, qui n'avait pas osé soutenir que la grâce de la justification,
une fois reçue, ne pût se perdre, professe que la grâce est inamissible. Pourquoi Dieu
retirerait-il à l'homme la grâce de la justification qu'il lui a plu un jour de lui octroyer? Si
l'homme ne peut rien faire pour mériter de l'obtenir, pas davantage il ne saurait rien faire
pour mériter de la perdre, vu qu'il est privé de libre arbitre, partant, irresponsable. « Qui
est justifié, dit Calvin, et qui reçoit une fois le Saint-Esprit, est justifié et reçoit le Saint-
Esprit pour toujours. » - 2. Du principe de l'inamissibilité de la grâce découle la doctrine
de la prédestination absolue. Dans son conseil éternel, Dieu a prédestiné les uns au salut,
les autres à la damnation. Le prédestiné à la gloire est désigné, élu de toute éternité. Il est
justifié sans considération de ses mérites, sans égard aux œuvres qu'il peut accomplir, et
tel est précisément l'endroit où la thèse calviniste est en contradiction totale avec la
doctrine catholique. - b) Sur la valeur des sacrements, que CALVIN réduit à deux : le
baptême et l'eucharistie, sur le culte, sur la règle de foi, la doctrine calviniste est presque
identique à la doctrine luthérienne. - c) Quelques divergences sur la constitution de
l'Église visible. Celle-ci, qu'il ne faut pas confondre avec l'Église invisible, c'est-à-dire
l'ensemble des prédestinés, est une démocratie où les prêtres, tous égaux, sont délégués
par le peuple. Mais, - et c'est là un point important où le calvinisme s'éloigne du
luthéranisme, - l'autorité ecclésiastique est indépendante de l'État : elle réside dans un
consistoire, composé de six ecclésiastiques et de douze laïques, lesquels représentent les
anciens et les diacres de la primitive Église. Ce système s'appelle le presbytérianisme.

360. - C. ÉTAT ACTUEL. - Le calvinisme se propagea on Suisse, en France, en


Allemagne même, dans les Pays-Bas et en Écosse, où il donna naissance à la secte des
puritains, qui mit un moment en péril l'anglicanisme. Il subsiste encore aujourd'hui dans
ces mêmes pays et a même gagné les États-Unis, où cependant il ne compte qu'un nombre
restreint de fidèles.

361. - 3° L'Anglicanisme. - A. ORIGINE. - La Réforme protestante éclata en Angleterre,


peu de temps après l'introduction du luthéranisme en Allemagne. Les historiens lui voient
déjà un précurseur; au XIVe siècle, dans la personne de l'hérésiarque WICLEF, dont la
tentative -avait échoué, mais dont les idées avaient laissé dans les esprits un ferment
d'indépendance, favorable au schisme du XVIe siècle. Celui-ci eut pour auteur le roi
HENRI VIII. Après avoir été un défenseur de l'Église catholique, il s'en détacha pour se
venger de ce qu'il n'avait pu obtenir du pape Clément VII une sentence annulant son
mariage avec Catherine d'Aragon. En 1534, il fit signer par l'assemblée du clergé et les
deux Universités une formule qui déclarait que « l'Évêque de Rome n'avait pas en
Angleterre plus d'autorité et de juridiction que tout autre Évêque étranger », et il fit
admettre cette proposition que « le roi est, après le Christ, le seul chef de l'Église».
Séparée ainsi du centre de l'unité, l'Église d'Angleterre conservait la même doctrine que
par le passé. Schismatique d'abord, elle ne devint hérétique que sous EDOUARD VI, le
successeur de Henri VIII. A l'instigation de CRANMER, l'on rédigea une profession de foi
en 42 articles, extraits presque entièrement des Confessions des réformés d'Allemagne
(1553). Ces 42 articles furent remaniés sous le règne d'Elisabeth et réduits à 39 en .1563.
362. - B. DOCTRINE. - Les 39 articles de la confession de foi approuvée par le Synode
de Londres, et le Livre de la prière publique (common Prayer-book) contiennent tout
l'anglicanisme. Nous nous contenterons d'indiquer les-points principaux de la doctrine
enseignée dans les 39 articles. 1. Les cinq premiers articles exposent les dogmes
catholiques de la sainte Trinité, de l’Incarnation et de la résurrection. 2. Le sixième admet
comme unique règle l’Ecriture sainte. - 3. Les articles 9-18 exposent la doctrine de la
justification par la foi seule, reproduite assez fidèlement de la doctrine de Luther.
Contrairement au Calvinisme, il est enseigné qu'après la justification on peut pécher et se
relever. - 4. Les articles 19-22 traitent de l'Église. L'Église visible est la société des
fidèles où l'on prêche la pure parole de Dieu et l'on administre correctement les
sacrements. Quoiqu'elle ait le pouvoir de décréter des rites et des cérémonies, de décider
dans les controverses en matière de foi, elle ne peut rien établir contre l'Écriture. Aucune
Église n'est infaillible : pas plus que les autres, celle de Rome, dont la doctrine (art. 22)
sur le purgatoire, les indulgences, le culte des images et des reliques, l'invocation des
saints, doit être rejetée. - 5. Les neuf articles suivants (23-31) exposent la doctrine
anglicane sur le culte et les sacrements. On ne peut exercer le ministère dans l'Église sans
avoir été choisi par l'autorité compétente. La langue vulgaire doit être employée dans la
prière publique et l'administration des sacrements. Deux sacrements : le baptême et la
Cène, ont été institués par Jésus-Christ et sont des signes efficaces de la grâce ; les cinq
autres ne sont pas de vrais sacrements. Le baptême est un signe de régénération qui
introduit dans l'Église, confirme la foi et augmente la grâce. Le baptême der enfants doit
être conservé. La cène du Seigneur, dit l'article XXVIII, n'est pas seulement un signe de
l'amour mutuel des chrétiens entre eux, mai elles est plutôt un sacrement de notre
rédemption par la mort du Christ. De sorte que, pour ceux qui y prennent part,
correctement, dignement et avec foi, le pain que nous rompons est une communion au
corps du Christ ; de même la coupe de bénédiction est une communion au sang du Christ.
La transsubstantiation ne peut être prouvée par les Saintes Lettres ; au contraire, elle
répugne aux termes de l'Écriture, détruit la nature du sacrement, et a été la cause de
beaucoup de superstitions. Le corps du Christ est donné, reçu et mangé dans la cène,
seulement dune manière céleste et spirituelle. Le moyen, par lequel le corps du Christ est
reçu et mangé, est la foi. Le sacrement de l'eucharistie n'a pas été institué par le Christ
pour être conservé, transporté, élevé et adoré.» La communion sous les deux espèces est
nécessaire. Le sacrifice de la croix a accompli la rédemption une fois pour toutes ; par
conséquent « les sacrifices des messes» sont des fables blasphématoires et des impostures
pernicieuses. - 6. Les articles suivants (32-34) déclarent que le mariage des évêques, des
prêtres et des diacres est permis ; que les excommuniés doivent être évités. - 7. Le 38 e
article condamne les doctrines communistes de certains anabaptistes, et le dernier dit que
le serment est permis pour de justes causes.

363. - C. ÉTAT ACTUEL. - La profession de foi en 39 articles a été spécialement rédigée


pour faire l'union dans l'Église anglicane. Mais bien que tous les candidats aux ordres
aient toujours été obligés et le soient encore de la signer avant de recevoir le diaconat,
l'union n'a jamais pu être réalisée, pas plus dans le passé que dans le présent. Du temps
d'Elisabeth, la nation était déjà divisée en conformistes qui suivaient littéralement les rites
du Prayer-book, et en non-conformistes ou dissidents qui refusaient d'admettre les
ornements et cérémonies qui sont en usage dans l'Église catholique et que le Prayer-book
prescrivait : imbus des doctrines calvinistes, ils y voyaient une affirmation de la présence
réelle et du sacrifice de la messe et ne voulaient pas participer à ce qui leur semblait une
idolâtrie.
De nos jours, l'Église anglicane se divise encore en trois partis: la Haute Église, la Basse
Église et l'Église Large. - a) La Haute Église (High Church) se considère comme un des
trois rameaux de l'Église catholique dont les deux autres seraient l'Église romaine et
l'Église grecque. Le parti le plus avancé de la Haute Église s'appelle soit puseyisme parce
que PUSEY un des plus actifs propagandistes du mouvement d'Oxford, soit ritualisme
parce que le mouvement, en s'accentuant vers 1850, tendit à rétablir les principaux rites
de l’Église romaine, entre autres, la messe et ses cérémonies, le culte des saints et même
la confession auriculaire. Bref, les ritualistes acceptent presque tous les dogmes
catholiques, sauf l'infaillibilité du pape et l'Immaculée Conception. - b) La Basse Église
(Low Church), qui se nomme aussi évangélique, a des tendances calvinistes. Elle
considère d'ailleurs la constitution de l'Église anglicane comme d'origine humaine et ne
lui attribue qu'une valeur toute relative. - c) L'Église Large (Broad Church) ne requiert
comme dogme essentiel que la foi au Christ. Ses partisans portent aussi les noms de
latitudinaires et d'universalistes : - 1. latitudinaires parce qu'ils professent une morale
large, et même relâchée, qui est en opposition avec le fanatisme des puritains ; - 2.
universalistes parce qu'ils nient l'éternité des peines et pensent que tous les hommes
seront un jour sauvés. A l'Église Large se rattachent les Sociniens et les Unitaires qui
rejettent le dogme de la Trinité et considèrent la raison comme le seul guide dans
l'interprétation des Écritures.

364. - Remarque. - Quelle que soit la diversité des sectes et des doctrines, dont nous
avons constaté l'existence au sein de l'Église réformée, l'on peut classer les protestants en
deux groupes : les protestants conservateurs et les protestants libéraux. - a) Les
protestants conservateurs ou orthodoxes sont ceux qui se rapprochent le plus de
l'orthodoxie catholique : ils gardent la plupart des dogmes révélés, mais ils rejettent la
constitution de l'Église telle que nous l'avons décrite dans le chapitre précédent. - b) Les
protestants libéraux ne diffèrent guère des rationalistes. Disciples de KANT, qui proclame
l'autonomie de la raison, ils répudient tout élément surnaturel et tout dogme révélé.
Cependant, certains, à la suite de SCHLEIERMACHER (mort en 1834) et de RITSCHL (mort
en 1889), se sont efforcés de combler les lacunes de la raison par une sorte de sens
religieux et de disposition morale qui nous permettent d'atteindre l'Infini et de reconnaître
ce qui est inspiré dans l'Écriture Sainte. Nous avons eu du reste l'occasion de parler de
leurs conceptions, lorsque nous avons étudié les caractères essentiels de l'Église.

§2. - LE PROTESTANTISME N'A PAS LES NOTES DE LA VRAIE ÉGLISE.


365. - L'étude qui précède, quoique succincte, nous permettra de faire rapidement au
protestantisme l'application des notes de la véritable Église, et de montrer qu'il ne les
possède pas.

1° Le protestantisme n'a pas la sainteté. - a) Le protestantisme n'est pas saint dans ses
principes. Les doctrines fondamentales du luthéranisme et du calvinisme : la justification
par la foi, ï'inutilité des bonnes œuvres, la négation du libre arbitre, la prédestination
absolue, sont le renversement des principes de la morale. Si en effet la foi soûle suffit à
justifier, si les bonnes œuvres ne sont pas requises et d'ailleurs ne peuvent l'être, vu que
l'homme est privé de libre arbitre, si les prédestinés peuvent commettre tous les crimes,
pourvu qu'ils aient la foi, si la justification est inamissible, il n'y a plus de distinction à
faire entre la vertu et le vice. L'homme est irresponsable, c'est Dieu qui « fait on nous le
mal et le bien, comme l'écrit LUTHER dans son livre : « Du serf arbitre », et de même qu'il
nous sauve sans mérite de notre part, il nous damne aussi sans qu'il y ait de notre faute ».
En conséquence de ces principes, Luther et Calvin ont rejeté, comme inutiles et contraires
à la nature, la pénitence, l'abnégation, les conseils évangéliques, supprimant ainsi les plus
puissants moyens de sanctification et tarissant la source des vertus supérieures et
héroïques.

b) Le protestantisme n'est pas saint dans ses membres.- 1. Remarquons d'abord que le
protestantisme ne saurait invoquer la sainteté de ses fondateurs. Ni Luther, ni Calvin, ni
Henri VIII ne furent certes des modèles de vertu ; oserait-on même dire qu'ils aient
pratiqué les vertus communes? A vrai dire, un protestant aurait mauvaise grâce à
reprocher à Luther son orgueil et sa sensualité, à Calvin son esprit vindicatif et cruel, à
Henri VIII ses adultères et ses débauches. N'agissaient-ils pas conformément à leur
doctrine ? « Pèche fortement, mais crois plus fortement.» Du moment qu'un homme est
sincère dans ses idées et qu'il met sa conduite en rapport avec ses idées, de quoi peut-on
l'accuser? De rien apparemment, sauf toutefois d'avoir des principes mauvais et
destructeurs de la morale. - 2. Le protestantisme qui n'est pas saint dans ses fondateurs,
l'est-il dans ses autres membres ? C'est assurément une chose bien délicate que de faire le
parallèle entre la somme de vertus qui se trouvent dans deux sociétés, sinon rivales, du
moins divergentes. Nous concéderons donc volontiers qu'il y a chez les protestants un
niveau moral assez élevé, qu'on trouve chez eux des vertus supérieures, parfois des vertus
héroïques. L'on voit même, de nos jours, certaines sectes protestantes qui prêchent la
pratique des œuvres surérogatoires et reprennent la vie religieuse. Mais si les choses sont
ainsi, - et l'on nous rendra cette justice que nous n'hésitons pas à le reconnaître, - c'est par
un manque de logique ; c'est précisément parce que les protestants n'appliquent pas les
principes de leurs fondateurs. Et cela nous suffit pour condamner le système et l'Église
qui le professe.

366. - 2° Le protestantisme n'a pas l'unité. - Nous avons défini l'unité : « la


subordination de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère enseignant »
(N° 349). Comment le protestantisme pourrait-il avoir cette note? Il n'est qu'un
assemblage de sectes disparates, que l'on pour cependant, sous un certain point de vue,
classer en deux groupes : les Églises non épiscopaliennes et les Églises épiscopaliennes. -
a) Pour ce qui concerne les Églises non épiscopaliennes, elles sont nécessairement
dépourvues de cette subordination de tous les fidèles à une même hiérarchie, car la
hiérarchie n'existe pas : ministres et fidèles sont sur le pied d'égalité. Il n'y a plus dès lors
possibilité d'assurer l'unité soit dans le culte et la discipline, soit, à plus forte raison, dans
la foi. -
b) Quant aux Églises épiscopaliennes, qui reconnaissent une autorité constituée, elles
peuvent dans la pratique obtenir une unité apparente, mais cette unité ne saurait être que
superficielle, parce que contraire à la théorie du libre examen, qui est toujours restée l'un
des principes essentiels de la doctrine protestante.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter, que, s'il n'y a pas d'unité de gouvernement, encore
moins peut-il y avoir unité de foi. Les chefs ne s'accordent même pas entre eux. Calvin
reprend sans doute la doctrine de Luther, mais il en modifie des points essentiels (N°
359). Les anglicans s'approprient les doctrines de Luther et de Calvin, mais ils conservent
l'épiscopat que les deux chefs de l'hérésie protestante avaient rejeté. Et malgré cette
conservation de l’épiscopat, et avec lui, d'une hiérarchie capable de produire l'unité, que
de variations, de luttes et de divergences au sein de l'anglicanisme ! Alors que la Haute
Église se rapproche du catholicisme, au point de donner parfois l'illusion qu'elle se
confond avec lui sur le terrain de la doctrine et du culte, l'Église Large va à l'extrême
opposé et tombe dans le rationalisme et l'incrédulité.

367. - 3° Le protestantisme n'a pas la catholicité. - La catholicité implique l'unité,


avons-nous dit (N° 352). Là où l'unité n'est pas, la catholicité ne saurait être.
a) Les églises non épiscopaliennes comportent autant de sectes que l'on veut, puisqu'il n'y
a aucun lien pour les rattacher. - b) Les églises épiscopaliennes ont un domaine moins
restreint, mais, du fait même qu'elles reconnaissent le chef de l'État comme autorité
suprême, elles ne peuvent dépasser les limites d'un pays. C'est ainsi que nous avons les
églises luthériennes de Suède, de Norvège, de Danemark, et l'Église anglicane,
circonscrite aux régions de domination ou d'influence britannique.
Nous pouvons donc conclure que le protestantisme n'a : - 1. ni la catholicité de fait, qui
comprend la totalité des hommes; - 2. ni la catholicité de droit. Non seulement aucune
des fractions du protestantisme, mais même l'ensemble des sectes réunies ne compte un
nombre d'adhérents égal à celui des fidèles de l'Église romaine. Et si l'hypothèse contraire
était vraie, le protestantisme ne pourrait pas encore revendiquer la catholicité relative,
attendu qu'il n'y a pas diffusion de la même société visible.

368. - 4° Le protestantisme n'a pas l'apostolicité. - a) En droit, et à ne considérer que


les principes du protestantisme, la question de l'apostolicité ne se pose pas, car les
théologiens protestants sont unanimes à déclarer que l’Eglise est invisible que Jésus-
Christ n’a constitué aucune hiérarchie perpétuelle et que l’autorité qui peut exister dans
l’Eglise visible est d'origine humaine. - b) En fait, les églises non épiscopaliennes,
n'ayant pas d'évêques, ne peuvent songer à établir une succession apostolique et à
montrer que leurs pasteurs sont d'origine apostolique. Mais le cas n'est plus le même pour
les églises épiscopaliennes. Celles-ci possèdent une suite ininterrompue d'évêques ; le
problème qui se pose est donc de savoir si la succession est légitime. Pour qu'une
succession soit légitime, il faut que le titulaire qui prend la place d'un autre titulaire,
accède au pouvoir au nom du même principe. Or les évoques de la Réforme ne sont pas
arrivés au pouvoir au nom du même principe que les évêques antérieurs. Ceux-ci
appuyaient leur autorité sur le titre qu'ils revendiquaient de successeurs des apôtres et en
vertu des pouvoirs conférés par Jésus-Christ à son Église ; ceux-là n'exercent l'épiscopat
qu'à titre de délégués du Roi et du Parlement. Il y a donc solution de continuité entre la
hiérarchie antérieure et la hiérarchie postérieure à la Réforme. La succession apostolique
a été close pour l'Église protestante au XVIe siècle ; sans doute il y a eu succession, mais
succession irrégulière. Il n'y a pas eu succession apostolique.

Art. III. - Application des notes à l'Église grecque.

Nous diviserons cet article, comme le précédent, en deux paragraphes. Dans le premier,
nous donnerons quelques notions préliminaires sur l'Église grecque. Dans le second, nous
montrerons qu'elle n'a pas les notes de la vraie Église.

§ 1. - NOTIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'ÉGLISE GRECQUE.

369. - 1. Définition. - Sous le nom d'Église grecque nous comprenons toutes les Églises
qui, à la suite du schisme commencé par PHOTIUS au IXe siècle et consommé par MICHEL
CÉRULAIRE au XIe, se sont séparées définitivement de Rome. Ces Églises, que les
catholiques désignent sous le nom « d'Église grecque schismatique », et qui s'intitulent
elles-mêmes « Église orthodoxe», portent encore les noms d'Église orientale, Église
gréco-russe ou gréco-slave, Églises autocéphales ou indépendantes. Nées du schisme de
Photius, elles seraient dénommées plus justement Églises photiennes.

370. - II. Le schisme grec. - A. SES CAUSES. - L'on attribue généralement l’origine du
schisme grec à des causes multiples. Parmi les principales, les unes sont d'ordre général,
les autres d'ordre particulier.
a) CAUSE GÉNÉRALE. - Les historiens voient dans l'antagonisme de race entre les
Orientaux et les Occidentaux une des causes les plus importantes qui ont préparé le
schisme grec. La sujétion à un même pouvoir civil et à une même autorité religieuse, en
donnant à ces deux peuples de fréquentes occasions de contact, n'avait fait qu'aviver leur
antipathie réciproque, au lieu de l'atténuer.
b) CAUSES PARTICULIÈRES.-Parmi les causes particulières nous ne signalerons ici que les
doux principales, à savoir : l'ingérence du pouvoir civil dans les affaires religieuses et
l'ambition des Évêques de Constantinople.
1. Ingérence du pouvoir civil. - Quelque étrange que la chose puisse paraître, il faut aller
chercher le germe du schisme grec dans la conversion même de Constantin. C'est qu'en
effet le passage d'une religion à une autre, surtout quand il est déterminé par le sentiment
et, a fortiori, par l'intérêt politique, n'entraîne pas avec soi l'évolution des idées ; et c'est
ainsi que les empereurs païens, tout en adhérant à la nouvelle doctrine, gardaient au fond
d'eux-mêmes, et presque inconsciemment, les préjugés, les habitudes et les mœurs de leur
passé. Or c'était précisément une idée païenne que les pouvoirs, civil et spirituel, devaient
résider dans la même main ou, tout au moins, que le pouvoir spirituel était entièrement
subordonné au pouvoir civil. Partant de ce principe, les empereurs se firent à la fois les
protecteurs et les maîtres du christianisme. N'osant pas aller jusqu'à vouloir jouer le rôle
de pape, Constantin prit le titre d' « évêque du dehors », s'attribua des fonctions qui
auraient dû être réservées à l'autorité religieuse, comme celles de convoquer, de présider
et de confirmer les conciles, de poursuivre les hérétiques et de surveiller les élections
épiscopales. L'on comprend dès lors l'influence que purent avoir les empereurs soit pour
l'union, soit pour le schisme.
2. Ambition des Évêques de Constantinople. - Lorsque l'empereur CONSTANTIN, après sa
victoire sur LICINIUS (323), transporta son siège de Rome à Byzance qui, depuis lors,
s'appela Constantinople, l'ambition des évêques de la nouvelle résidence impériale ne
connut plus de bornes. Déjà, en 381, le canon 3 du concile de Constantinople décrétait
que « l'évêque de Constantinople devait avoir la prééminence d'honneur après l'Évêque
de Rome, parce que Constantinople était la nouvelle Rome». Plus tard (451), le 28 e canon
du concile de Chalcédoine affirmait à nouveau le même principe en proclamant que «
c'est avec raison que les Pères avaient accordé la prééminence au siège de l'ancienne
Rome, parce que cette ville était la ville impériale ». Les Papes ne manquèrent pas de
protester, non pas absolument contre la prétention des Évêques de Constantinople à une
certaine prééminence, mais contre le principe invoqué, car, comme le faisait remarquer le
pape saint LÉON, ce n'est pas l'importance d'une ville qui fait le rang élevé d'une Église,
mais seulement son origine apostolique, c'est-à-dire sa fondation par les Apôtres. Du
reste, si le principe avait été strictement appliqué, Rome ne pouvait plus prétendre au
premier rang, du jour où, par suite de l'invasion des barbares, elle avait perdu son sénat et
ses empereurs. Mais en dépit de la résistance des Papes, le 28 e canon du concile de
Chalcédoine fut sanctionné par l'autorité civile, et même, par le concile in Trullo en 692.
Conformément an principe posé, les Évêques de Constantinople prirent d'abord le titre de
patriarche, puis s'arrogèrent le pouvoir sur tous les Évêques d'Orient; à la fin du VIe
siècle, JEAN IV LE JEÛNEUR prit même le titre de patriarche œcuménique. Constamment
soutenus par les empereurs, les patriarches se conduisirent en vrais papes de l'Orient et
bientôt se posèrent en rivaux de l'Évêque de Rome.

371. B. SES AUTEURS. - Préparé, par plusieurs siècles de discordes, le schisme eut pour
auteurs deux patriarches célèbres : Photius et Michel Cérulaire.

a) PHOTIUS. - Appelé à remplacer le patriarche IGNACE que le régent Bardas avait relégué
dans l'île de Térébinthe, Photius, laïque encore, mais rapidement investi du pouvoir
d'ordre et sacré par un évêque interdit, Grégoire Asbesta, prenait possession d'un siège
qui n'était pas vacant et dont le prédécesseur n'entendait pas se laisser déposséder par la
force. Bien que sa promotion fût, de ce fait, frappée de nullité, Photius s'efforça de la
faire confirmer par le pape. N'ayant pu obtenir ce qu'il demandait, avec une souplesse
extrême, il tourna la difficulté. Au lieu de heurter de front l'autorité pontificale et
d'attaquer en face la primauté romaine, alors trop bien établie pour être sérieusement
contestée, il mit la question sur un autre terrain, et il prétendit que les Papes étaient
hérétiques parce qu'ils avaient admis l'addition du mot Filioque au symbole de Nicée.
b) MICHEL CÉRULAIRE. - La controverse sur le mot Filioque laissait les esprits trop
indifférents pour causer une cassure complète et définitive entre les Orientaux et les
Occidentaux. Aussi, après la mort de Photius, la réconciliation fut-elle relativement
facile, et l'entente put durer tant bien que mal jusqu'en 1054, époque où Michel Cérulaire
consomma le schisme. Homme d'une ambition démesurée et d'une énergie peu commune,
il aspira, dès le jour où il monta sur le trône patriarcal (1048), à concentrer dans ses mains
tous les pouvoirs, ou mieux, à subordonner à son autorité suprême et le pape et le basileus
lui-même.
Laissant de côté la question doctrinale du Filioque qui intéressait peu, il porta la
discussion sur un terrain plus capable de passionner la masse des fidèles et de la soulever
contre le Pape et l'Église latine. Il feignit donc d'ignorer la primauté de l'Évêque de
Borne, et il accusa les Latins de judaïser en alléguant qu'ils employaient le pain azyme
comme matière de l'Eucharistie et qu'ils jeûnaient le jour du sabbat. Puis, conformant ses
actes à ses paroles, il somma les clercs et les moines latins de suivre les coutumes
grecques et, sur leur refus, il les anathématisa et fit fermer leurs églises. Alors intervint le
pape Léon IX. Avec une très grande habileté, il replaça la question sur son véritable
terrain, celui de la primauté de l'Évêque de Rome. Pour arriver à un accord, il envoya des
légats avec mission de traiter avec Michel Cérulaire, L'entente n'ayant pu se faire, les
légats, avant de partir, déposèrent sur l'autel de Sainte-Sophie une bulle
d'excommunication qui atteignait le patriarche et ses adhérents (1054). Malheureusement
l'excommunication ne fit que hâter le triomphe de Michel Cérulaire. Celui-ci réunit en
effet un Synode de douze métropolitains et de deux archevêques qui, à leur tour,
excommunièrent les Occidentaux sous prétexte que ces derniers avaient ajouté le
Filioque au Symbole, qu'ils enseignaient que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils et
qu'ils se servaient de pain azyme pour la célébration de l'Eucharistie.

372. - III. Doctrine. - Nous allons indiquer les points essentiels qui différencient l'Église
grecque de l'Église romaine.

A. AU POINT DE VUE DU DOGME, tous les théologiens de l'Église grecque


reconnaissent comme règle de foi les définitions des sept premiers conciles
œcuméniques, dont le dernier eut lieu à Nicée en 787.- a) L'Église grecque s'accorde donc
avec l'Église romaine sur les mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption,
sur les sept Sacrements sauf certains détails que nous signalerons plus loin, sur le culte de
la sainte Vierge, des saints et des images. A propos cependant du mystère de la Trinité,
elle enseigne que le Saint-Esprit ne procède que du Père et reproche aux Latins d'avoir
ajouté le Filioque au symbole de Nicée, - b) Elle n'admet pas le dogme de l'Immaculée
Conception ; elle professe en effet que la sainte Vierge est née avec le péché originel et
qu'elle n'en a été délivrée que le jour de l'Annonciation. - c) Elle rejette le dogme du
Purgatoire. Ceux qui ont encore des peines à expier passent par l'enfer d'où ils sont tirés
par la miséricorde divine, et grâce au sacrifice de la messe, aux prières et aux bonnes
œuvres des vivants. - d) Tout en reconnaissant l'existence des sept Sacrements, les
schismatiques grecs ont, sur un bon nombre de points, une doctrine opposée à celle des
catholiques. C'est ainsi qu'ils enseignent la nécessité de la rebaptisation lorsque le
baptême a été conféré par les hétérodoxes. De même, ils renouvellent la Confirmation
aux fidèles qui ont apostasie, mais ils ne sont pas d'accord entre eux sur les cas auxquels
s'étend l'apostasie. Pour l'Eglise russe, sont apostats ceux qui ont passé du Christianisme
soit au judaïsme, soit au mahométisme, soit au paganisme ; pour l'Église du Phanar, sont
encore apostats ceux qui ont embrassé le catholicisme. A propos du sacrement de
Pénitence, les Grecs prétendent que l'absolution remet, non seulement la peine éternelle,
mais même la peine temporelle, de sorte que les pénitences imposées par le confesseur
n'ont qu'un caractère médicinal et que les indulgences n'ont plus leur raison d'être et sont
même nuisibles, étant causes de relâchement dans la vie chrétienne. L'Extrême-Onction,
d'après l'Église grecque proprement dite, doit être conférée, même aux personnes bien
portantes, pour les préparer à la communion ; d'après l'Église russe, elle ne doit être
administrée qu'à ceux qui sont atteints d'une maladie sérieuse, l'Ordre, n'imprime point de
caractère ineffaçable ; aussi la déposition prive-t-elle de tout caractère sacerdotal, et les
clercs déposés ne peuvent plus exercer validement aucune des fonctions ecclésiastiques.
D'après les théologiens orthodoxes, le consentement mutuel des époux est la matière du
sacrement de Mariage, tandis que la bénédiction du prêtre en est la forme ; le prêtre est
donc ministre de ce sacrement. Le droit canonique oriental admet aussi de nombreux cas
de rupture du lien matrimonial. - e) Sur la question de l'Église. Les théologiens grecs
considèrent la véritable Église comme une agglomération d'Églises nationales
autonomes reconnaissant Jésus-Christ comme seul chef. Les Évêques, comme les Apôtres
du reste, sont égaux en droit. Mais, en fait, et d'institution ecclésiastique, les Évêques sont
soumis aux métropolitains et ceux-ci aux patriarches. Il ne faut donc pas parler de
primauté : saint Pierre ne reçut de Notre-Seigneur qu'une simple préséance d'honneur,
laquelle a été transmise d'abord à l'Évêque de Rome, puis à l'Évêque de Constantinople.
L'Église enseignante est infaillible, mais le sujet de l'infaillibilité c'est seulement le corps
épiscopal pris dans son ensemble.

B. AU POINT DE VUE DE LA DISCIPLINE ET DE LA LITURGIE, il y a, entre les deux


Églises, grecque et romaine, de nombreuses divergences. Voici les principales : - a) Nous
avons déjà dit que l'Église grecque admet le mariage des prêtres ; cependant les Évêques
sont toujours choisis parmi les prêtres célibataires. - b) Les Grecs observent des jeûnes
rigoureux pendant le carême et avant les principales fêtes. - c) L'Église grecque confère le
baptême par immersion et n'admet pas la validité du baptême par infusion ; elle rejette
l'usage du pain azyme dans la consécration de l'Eucharistie et la communion des laïques
sous une seule espèce ; elle communie les enfants qui n'ont pas encore l'âge de raison.
Les schismatiques condamnent la célébration des messes basses et ils enseignent que le
changement du pain au corps et du vin au sang de Notre-Seigneur se produit au moment
de l’épiclèse ou invocation au Saint-Esprit qui est placée après les paroles de l'institution.
Ils suivent en outre en grande partie les rites et cérémonies de l'antique liturgie orientale
établie au IVe et au Ve siècle.

373. - IV. État actuel. - Le schisme grec s'est propagé dans la Turquie d'Europe, la
Grèce, les îles de l'Archipel, on Russie, dans une partie de la Pologne et de la Hongrie, et
en Asie-Mineure.
Si l'on considère la langue liturgique, l'Église grecque se divise en quatre groupes : - a) le
groupe grec pur avec trois centres autonomes : le patriarcat de Constantinople, l'Église du
royaume hellénique et l'archevêché de Chypre; - b) le groupe gréco-arabe avec les
patriarcats d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie, l'archevêché de Sinaï ; - c) le groupe
slave avec l'Église russe et ses 75 millions de fidèles, l'Église bulgare, l'Église serbe ayant
à sa tête un synode d'évêques présidé par l'archevêque de Belgrade ; - d) le groupe
roumain avec huit évêques dont deux, ceux de Bucarest et de Jassy, portent le titre de
métropolite, et l'Église roumaine de Transylvanie. En tout environ 120 millions
d'orthodoxes.
Depuis la rupture provoquée par Michel Cérulaire, de nombreuses tentatives d'union
furent faites pour ramener l'Église grecque dans le sein de l'Église catholique. Entre le XIe
et le XVe siècle, il n'y en eut pas moins de vingt, qui ne furent couronnées d'ailleurs
d'aucun succès. Malgré ces échecs, GRÉGOIRE XIII, au XVIe siècle, tenta de nouveau
l'entreprise : il fonda à Rome le collège grec de Saint-Athanase destiné à former un clergé
grec catholique. Au XVIIe siècle, GRÉGOIRE XV créa la Sacrée Congrégation de la
Propagande, pour s'occuper des Églises séparées. Au XIXe siècle, PIE IX,e n 1848 et en
1870, LÉON XIII en 1894, firent à l'Église schismatique de chaleureux appels qui ne
furent pas entendus. Au XXe siècle, la mission de la S. C. de la Propagande fut attribuée
par BENOÎT XV à une nouvelle congrégation : la S. C. des Églises Orientales.
.
« Ce n'est plus avec Rome, mais avec l'Église protestante que, depuis le XVIe siècle, les
Grecs ont repris ces éternels essais d'union qui n'aboutissent jamais... Dans la première
moitié du XVIIe siècle, le calvinisme faillit s'implanter dans la grande Église par les soins
de CYRILLE LUCAR, et au début du XVIIIe siècle, la secte anglicane des Non-jureurs tenta
vainement un rapprochement avec l'Église phanariote et l'Église russe. Depuis 1867, les
relations amicales, avant-coureuses de l'union, ont repris entre Anglicans et Orthodoxes,
auxquels sont venus se joindre, et non sans doute pour augmenter l'harmonie, les Vieux-
Catholiques de Dôllinger, Herzog et Michaud. »

Les bouleversements actuels de la Russie, la crise très grave du bolchevisme qui ébranle
la société jusque dans ses fondements, ne nous permettent guère de faire des pronostics
sur l'avenir religieux de ces populeuses contrées. Peut-être la grande épreuve de l'heure
présente est-elle la voie par laquelle la Providence se propose de ramener les brebis
égarées au bercail de l'orthodoxie !
374. REMARQUES. - 1. Outre l'Église grecque dont il a été uniquement question
jusqu'ici, les Églises séparées d'Orient comprennent : - 1) l'Église copte (Haute et
Moyenne Egypte) dirigée par le patriarche d'Alexandrie et le métropolite d'Abyssinie ; -
2) l'Eglise arménienne gouvernée par des patriarches et des évêques ; - 3) l'Eglise
chaldéenne (Mésopotamie); et - 4) l'Église jacobite (Syrie et Mésopotamie). Ces diffé-
rentes Églises, de minime importance, puisque ensemble elles ne comptent que quelques
millions de fidèles, suivent soit l'hérésie de Nestorius qui niait l'unité de personne en
Jésus-Christ, soit celle d'Eutychès qui niait la dualité de natures.
2. Bien que les efforts des Papes aient été infructueux sur la masse des Églises séparées,
ils ont cependant réussi à faire rentrer dans l'unité catholique quelques groupes qu'on
désigne sous le nom d'Uniates. On appelle donc uniates les communautés de grecs, de
monophysites et de nestoriens qui ont reconnu et accepté la suprématie du Pape. Il y a,
parmi eux, des grecs-unis, des chaldéens-unis, des coptes-unis, etc. Le Saint-Siège leur a
permis de garder leurs liturgies nationales et leur discipline qui, entre autres règles,
autorise le mariage des prêtres.

§ 2. - L'ÉGLISE GRECQUE N'A PAS LES NOTES DE LA VRAIE ÉGLISE.

375. - Les apologistes catholiques sont loin d'être d'accord sur l'application des notes à
l'Église grecque. - a) Les uns (P. PALMIERI, P. USBAN), estimant que l'Église grecque n'est
pas dépourvue totalement des quatre notes, sont d'avis que la démonstration de la vraie
Église se fait mieux par des arguments directs qui établissent l'institution divine de la
primauté romaine (V. chap. précédent). - b) Les autres pensent, au contraire, que l'Église
grecque n'a pas les quatre notes, et que la démonstration de la vraie Église peut toujours
se faire par cette voie. C'est la manière de voir de ces derniers que nous allons exposer.
1° L'Église grecque n'a pas la sainteté. - a) L'Église grecque possède sans doute la
sainteté des principes puisqu'elle a gardé au moins les points essentiels de la doctrine et
des institutions de la primitive Église. - b) Sainte dans ses principes, l'Église grecque
l'est-elle aussi dans ses membres? Elle ne l'est certainement pas dans ses fondateurs :
Photius et Michel Cérulaire sont assurément plus remarquables par leur ambition que par
leur piété et leurs vertus. Quant à la sainteté des autres membres en général, l'on ne
saurait dire qu'elle y brille d'un vif éclat. Malgré l'existence des ordres religieux, les
œuvres d'apostolat et de charité y sont plutôt rares. Il est vrai que les Églises orientales
ont canonisé un certain nombre de leurs fidèles ; mais leurs procès de canonisation
n'impliquent pas une enquête rigoureuse sur l'héroïcité des vertus et ne requièrent aucun
miracle proprement dit : l'enquête ne porte que sur quelques Bignes extérieurs tels que
l'état de conservation du corps. Et alors même qu'il y aurait des miracles authentiques, il
faudrait prouver qu'ils ont été faits, non pas uniquement pour récompenser les mérites et
la vie sainte d'hommes vertueux, mais pour prouver la vérité de leur doctrine.

376. - 2° L'Église grecque n'a pas l'unité. - L'unité, c'est-à-dire, comme nous l'avons
dit plus haut (N° 349), la subordination de tous les fidèles à une autorité suprême et à un
magistère enseignant, n'est pas chose possible dans l'Église grecque. Sans doute, les
schismatiques professent que l'autorité infaillible appartient au concile œcuménique. Mais
c'est là un organe qui demeure atrophié depuis le VIIIe siècle. Déjà, s'il fallait réunir tous
les Évêques orientaux appartenant aux différents groupes que nous avons signalés, la
chose serait irréalisable. Combien le serait-elle davantage si l'on voulait obtenir
l'adhésion des Occidentaux : Église latine et confessions protestantes !

377. - 3° L'Église grecque n'a pas la catholicité. - Elle n'a : - a) ni la catholicité de fait,
la chose est évidente ; - b) ni la catholicité de droit.

Chaque groupement de l'Église grecque forme une confession indépendante qui ne


dépasse pas les limites d'un pays. Aucun lien n'existe entre les différentes Eglises
autocéphales, et l'Église russe qui l'emporte de beaucoup sur les autres par le nombre des
fidèles, est une Église nationale, administrée par le Saint-Synode, et qui, Mer encore, était
entièrement soumise à l'autorité du czar. L'Église du royaume de Grèce est également
détachée du patriarcat de Constantinople, de sorte que l'ambition des Évêques de
Constantinople n'a abouti qu'à un émiettement de nombreuses Églises, non seulement
séparées de Borne, mais n'ayant plus entre elles le moindre trait d'union. Et quand bien
même toutes ces Églises en feraient une seule, elles ne posséderaient pas encore la
catholicité relative et morale, puisqu'elles restent confinées en Orient.

378. - 4° L'Église grecque n'a pas l'apostolicité. - Apparemment l'Église grecque


possède une succession continue dans son gouvernement. Dans l'Eglise russe, en
particulier, les évêques exercent l'épiscopat à titre de successeurs des apôtres. Il s'agit
donc de vérifier si leur titre est authentique, et si cette continuité matérielle dont nous
constatons l'existence est en même temps une succession légitime. Il faut donc que la note
d'apostolicité soit contrôlée par les autres notes, et spécialement, par celles d'unité et de
catholicité. Or, comme nous venons de voir qu'elle, n'a pas celles-ci, nous pouvons
conclure, par le fait, qu'elle n'a pas davantage celle-là, que son apostolicité,
matériellement continue, n'est pas une succession légitime, et que, si elle a toujours le
pouvoir d'ordre, elle a perdu désormais le pouvoir de juridiction.

Art. IV. - Application des notes à l'Église romaine.

379. - L’'Église romaine, ainsi appelée parce qu'elle reconnaît pour chef suprême
l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, possède les quatre notes de la vraie Église.

1° L'Église romaine possède la noté de sainteté. - a) Elle est sainte dans ses principes.
Puisque nous faisons l'application comparative des notes de la vraie Église aux diverses
confessions chrétiennes, il y aurait lieu de mettre ici en parallèle tous les points de
doctrine sur lesquels le protestantisme et le schisme grec sont en divergence avec le
catholicisme. Comme ce travail a été fait précédemment, nous n'avons pas à nous y
arrêter. Nous rappellerons cependant que, à rencontre du protestantisme, l'Église romaine
enseigne que la justification requiert, non seulement la foi, mais encore la pratique des
bonnes œuvres. Par ailleurs, elle ne se borne pas à exiger de l'ensemble de ses fidèles,
l'observation des commandements de Dieu et la pratique des vertus communes, elle porte
plus haut son idéal, elle recommande les vertus supérieures et même les vertus héroïques.
Dans tous les temps elle a favorisé l'institution de nombreux Ordres religieux, où les
âmes d'élite tendent, par la contemplation, par les œuvres de charité et par la pratique des
conseils évangéliques, au plus haut degré de l'amour de Dieu, à ce qu'on appelle la
Perfection chrétienne. - b) Elle est sainte dans ses membres. Loin de nous la pensée de
prétendre que tout est parfait dans l'Église catholique, que jamais il n'y a eu de
défaillances dans son sein et que son histoire n'a que des pages immaculées. Nous avons
déjà dit le contraire (N° 354). Il ne nous en coûte donc pas de reconnaître que la sainteté
de la doctrine ne fait pas toujours la sainteté des individus. S'il y a eu des époques où le
clergé, - prêtres, Évêques et même Papes, - aussi bien que les simples fidèles, n'ont pas eu
des mœurs conformes à l'idéal du Christ, que pouvons-nous conclure de là, sinon que les
instruments dont Dieu se sort, restent toujours des instruments humains, et que, si l'Église
est indéfectible, malgré la faiblesse de ses instruments, c'est qu'elle est divine ?
Cependant toute critique qui veut être impartiale, ne doit pas s'arrêter là. On ne juge
équitablement une société que si on la considère dans son ensemble et dans tout le cours
de son existence. Or tout homme de bonne foi est forcé d'admettre qu'il y a toujours eu
dans l'Église, et même aux époques les plus tourmentées de son histoire, une riche
floraison de saints. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir son Martyrologe. Là voisinent
les noms les plus illustres et les plus divers : ceux de nombreux ascètes qui, renonçant à
tous les biens terrestres, se sont consacrés à la vie contemplative ou aux œuvres de
bienfaisance, à côté de laïques, - car les vertus héroïques ne sont pas le privilège exclusif
d'un genre de vie, - qui ont mené dans le monde une vie sainte et austère, et tous pour
mettre en pratique la doctrine enseignée par l'Église, et pour obéir à l'appel du Christ.

380. - 2° L'Église romaine possède l'unité. - L'Église romaine est une ; - a) dans son
gouvernement. Bien qu'il y ait de nombreuses Églises locales qui jouissent d'une certaine
autonomie, l'unité de ces groupements est assurée par l'obéissance des fidèles aux
Évêques et des Évêques au Pape ; - b) dans sa foi. De l'unité de gouvernement découle
l'unité de foi. C'est en effet un des principes les mieux observés du catholicisme qu'il y a
obligation stricte pour tous les fidèles de se soumettre à l'autorité infaillible qui les
enseigne. Conformément à ce principe, l'Église romaine rejette de son sein ceux- qui se
séparent de sa foi par l'hérésie ou s'affranchissent de sa discipline par le schisme. Tous ses
sujets professent donc la même foi, admettent les mêmes sacrements et participent au
même culte. Mais naturellement l'unité de foi et de culte se concilie avec les discussions
théologiques sur les points de doctrine non définis, avec les divergences accidentelles des
règles disciplinaires ou des rites liturgiques, divergences qui peuvent être commandées
par les convenances spéciales des pays, des races et des temps.

381. - 3° L'Église possède la catholicité. - Pas plus que les autres confessions, l'Église
romaine n'est catholique de fait. Nous avons vu que cette catholicité n'est pas requise.
Tout au moins possède-t-elle une catholicité de droit, puisqu'elle s'adresse à tous, qu'elle
envoie ses missionnaires dans toutes les régions, puisqu'elle n'est l'Église d'aucune natio-
nalité ni d'aucune race et qu'elle sait s'adapter aux peuples les plus divers. En dehors de
cotte catholicité de droit, l'Église romaine possède l'universalité morale et relative, elle
s'étend à la majeure partie du monde, et le nombre de ses fidèles est supérieur à celui des
autres sociétés chrétiennes.

382. - 4° L'Église romaine possède l'apostolicité. - a) L'Église romaine est apostolique


dans son gouvernement. Elle possède une continuité
successorale moralement ininterrompue : du Pape actuel elle peut remonter à saint Pierre.
Il s'agit donc de savoir si la juridiction apostolique a été légitimement transmise. La chose
apparaît évidente, puisque l'Église romaine possède les trois autres notes.
Les adversaires objectent, il est vrai, qu'il fut un temps où les Papes résidaient à Avignon,
qu'il y eut des interrègnes, qu'il y eut surtout le grand schisme d'Occident. - La résidence
momentanée des Papes à Avignon n'a nullement interrompu la succession apostolique : il
est de toute évidence que la juridiction n'est pas attachée à l'endroit de la résidence, mais
dépend uniquement de la légitimité de la succession et du titre. Les Papes pouvaient donc
résider à Avignon comme ailleurs et rester les Évêques légitimes de Rome. On allègue
d'autre parties interrègnes et le grand schisme d'Occident. Rappelons brièvement les
faits. A la mort de GREGOIRE XI, septième Pape d'Avignon (1378),URBAIN VI fut élu à
Rome par seize cardinaux, dont onze français. Après l'élection, quinze des cardinaux
déclarèrent l'élection nulle sous prétexte qu'elle avait eu lieu sous la pression du peuple
romain qui avait réclamé un Pape italien, et ils élurent Robert de Genève qui prit le nom
de CLÉMENT VII et s'établit à Avignon. La chrétienté se divisa alors en deux parties, l'une
obéissant au Pape de Rome, et l'autre, au Pape d'Avignon. Ainsi commença ce qu'on
appelle le grand schisme d'Occident qui devait durer trente-neuf ans (1378-1417). - Faut-
il conclure de là que l'Église romaine ne possède plus la juridiction d'origine apostolique?
Certainement non. Les trois règles suivantes nous donneront du reste la clé de cette
difficulté : - 1. Si deux élections se font en même temps ou successivement, l’apostolicité
appartient au Pape légitimement choisi. - 2. S'il y avait doute, comme c'était le cas pour le
grand schisme d'Occident, l'apostolicité n'existerait pas moins, quand bien même la chose
ne serait connue que tardivement.
3. Enfin si deux ou plusieurs élections se faisaient simultanément et d'une manière
irrégulière, elles seraient toutes nulles ; le siège pontifical resterait vacant jusqu'à une
élection légitime, laquelle continuerait la série apostolique des Papes.
b) L'Église romaine est apostolique dans sa doctrine. Les protestants accusent les
catholiques d'avoir introduit des dogmes nouveaux dans l'enseignement apostolique. Sans
doute, le Credo actuel est plus développé que celui des Apôtres, mais il ne contient pas
des différences essentielles. L'Église enseignante n'a jamais défini une vérité de foi
qu'elle ne l'ait tirée soit de l'Écriture Sainte, soit de la Tradition il y a donc eu développe-
ment du dogme, mais non point changement de la doctrine apostolique.
Conclusion. - L'Église romaine ayant les quatre notes indiquées par le concile de Nicée-
Constantinople, nous sommes donc en droit de conclure qu'elle est la vraie Église.

Art. V. - Nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine.


« Hors de l'Église, pas de salut. »

383. - Nous venons de démontrer que l'Église romaine est seule la vraie Église instituée
par Jésus-Christ. Devons-nous en conclure qu'il y a nécessité de lui appartenir pour faire
son salut? Si oui, comment faut-il entendre cette nécessité et comprendre la formule
courante qui la traduit : « Hors de l'Église pas de salut » ?

1° Nécessité d'appartenir à la vraie Église. - La nécessité d'appartenir à la vraie Église


s'appuie sur deux arguments : sur un argument scripturaire et sur un argument de raison.

A. ARGUMENT SCRIPTURAIRE. - La volonté de Notre-Seigneur sur ce point est


formelle. Il a dit en effet à ses Apôtres : « Allez par tout le monde et prêchez l'Évangile à
toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera
condamné» (Marc, XVI, 15-16). De ces paroles il ressort, d'une part, que sa doctrine sera
transmise à tout l'univers par l'intermédiaire de ses apôtres et de leurs légitimes
successeurs, d'autre part, qu'il y a obligation d'y adhérer, puisque le Christ condamne
ceux qui s'y refusent.

B. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. - La nécessité d'appartenir à la véritable Église


découle de la raison. L'on ne peut pas échapper en effet à la conclusion du dilemme
suivant. Ou bien l'Église catholique possède la vérité religieuse, elle a seule le dépôt de la
doctrine du Christ. Ou bien elle ne l'a pas. Si elle l'a, si elle est la vérité, il est clair qu'elle
s'impose comme une nécessité, car toute vérité est, de sa nature, exclusive. Toute la
question revient donc à prouver que l'Église catholique est la seule vraie : ce que nous
avons fait dans les articles précédents.

384. - 2° Sens de la formule : « Hors de l'Église pas de salut. » - En principe,


l'appartenance à l'Église catholique s'impose comme une nécessité. Mais comment faut-il
entendre cette nécessité? Et quel sens faut-il donner à l'axiome courant : « Hors de
l’Église pas de salut »? Cette question concerne plutôt le théologien que l'apologiste :
nous nous bornerons donc à dire comment les théologiens l'ont solutionnée.
Si l'on jette un rapide coup d'œil sur l'enseignement traditionnel de l'Église sur ce point, il
apparaît que la question n'a pas été mise d'abord en pleine lumière et n'a été considérée
que d'un point de vue assez restreint. - a) D'une manière générale, jusqu'au xvr8 siècle, les
Pères et les Docteurs de l'Église enseignent que l'appartenance à l'Église est d'une
nécessité absolue et que tous ceux qui refusent de se soumettre à son autorité doctrinale
et disciplinaire, les hérétiques et les schismatiques, perdent tout droit au salut éternel.
Mais il semble bien que cette intransigeance est plus apparente que réelle et provient de
ce que la question n'est pas présentée sous toutes ses faces. La preuve en est que saint
AUGUSTIN (354-430) tout en posant en principe qu'il est nécessaire d'appartenir à l'Église
pour faire son salut, ajoute qu'on peut être dans l'erreur, qu'on peut se tromper sur la
question de savoir où est la vraie Église, et qu'alors on ne doit pas être rangé parmi les
hérétiques. - b) Au XVIe siècle, BELLARMIN et SUAREZ élargissent déjà la question et
discutent surtout les conditions requises pour appartenir au corps de l'Église. - c) Au XIXe
siècle, les théologiens réalisent un grand progrès dans l'explication du dogme, grâce aux
distinctions qu'ils établissent, à juste titre, entre les différents sens des mots appartenance
et nécessité.

1. Les uns distinguent l'appartenance réelle (in re) et l'appartenance de désir (in voto).
On peut en effet « appartenir à l'Église par le désir, par la volonté, par le cœur, quand,
sans en être membre à proprement parler, on souhaite de l'être. Ce souhait peut être
explicite, comme c'est le cas des catéchumènes ; il peut être implicite, comme c'est le cas
pour ceux qui, sans connaître encore l'Église, désirent faire tout ce que Dieu veut. Tous
ces hommes de bonne volonté appartiennent implicitement à l'Église ».

2. Les autres, distinguant entre l’âme et le corps de l'Église, disent qu'il est de nécessité
de moyen d'appartenir à l’âme de l'Église, et de nécessité de précepte d'appartenir à son
corps. - 1) Or appartiennent à l'âme de l'Église tous ceux qui, vivant dans une ignorance
invincible : infidèles, hérétiques, schismatiques, observent leur religion de bonne foi et
s'efforcent de plaire à Dieu selon les lumières de leur conscience. Dieu les jugera sur ce
qu'ils auront connu et accompli, non sur ce qu'ils auront ignoré de la. loi. - 2)
N'appartiennent ni à l'âme ni au corps de l'Église tous ceux qui sont dans l'erreur
volontaire et coupable, ceux qui, sachant que l'Église catholique est la vraie Église,
refusent d'y entrer parce qu'ils ne veulent pas accepter les devoirs que la vérité impose.
C'est à ceux-là spécialement qui « pèchent contre la lumière », selon la parole de
NEWMAN, que s'applique la maxime : « Hors de l'Église pas de salut. »

Ajoutons, pour terminer, que ces deux interprétations du dogme catholique sont
conformes à l'enseignement donné par Pie IX dans son allocution consistoriale «
Singulari quadam» du 9 décembre 1854 et dans son Encyclique « Quanto confidamur »
adressée aux Évêques d'Italie le 10 août 1863. « Ceux, est-il dit dans ce second document,
qui sont dans l'ignorance invincible relativement à notre sainte religion, et qui observent
avec soin la loi naturelle et ses préceptes gravés dans tous les cœurs, et qui, prêts à obéir à
Dieu, mènent une vie honnête et droite, peuvent, avec le secours de la divine lumière et
celui de la grâce, obtenir la vie éternelle, car Dieu... ne souffre jamais, dans sa souveraine
bonté et clémence, que quelqu'un qui n'est coupable d'aucune faute volontaire, soit puni
de peines éternelles. Mais il est aussi très connu, ce dogme catholique, que personne ne
peut se sauver hors de l'Église catholique, et que ceux-là ne peuvent obtenir de salut
éternel, qui sciemment se montrent rebelles à l'autorité et aux décisions de l'Église, ainsi
que ceux qui sont volontairement séparés de l'unité de l'Église et du Pontife romain, suc-
cesseur de Pierre, à qui a été confiée par le Sauveur la garde de la vigne. »
Conclusion. - Quelle que soit la manière dont on interprète la formule : « Hors de
l’Eglise pas de salut », il est permis de tirer les conclusions suivantes : - 1. De l'avis
unanime des théologiens, l'appartenance à l'âme de l'Eglise est de nécessité absolue, vu
que la grâce sanctifiante est le seul moyen ici-bas de conquérir le ciel. - 2.
L'appartenance au corps de l'Eglise est, elle aussi, dans une certaine mesure, de nécessité
de moyen. Nous disons dans une certaine mesure, car il convient de distinguer entre ceux
qui connaissent la vraie Eglise et ceux qui ne la connaissent pas. Pour les premiers,
l'appartenance au corps, - appartenance extérieure, visible, in re, comme disent les
théologiens, - est à la fois de nécessité de moyen et de nécessité de précepte. Pour les
seconds, qui ne sauraient être liés par un précepte dont ils ignorent l'existence, seule est
requise l'appartenance implicite : et par appartenance implicite, il faut entendre
l'appartenance par le cœur, par le désir, lequel désir, sans être formulé par des paroles, est
inhérent à l'acte de charité et au désir de conformer sa volonté à la volonté divine.

BIBLIOGRAPHIE. - Du Dictionnaire d'Alès : Yves DE LA BRIÈRE, art. Église ;


MICHIELS, art. Évêques ; M. JUGIE, art. Grecque (Église) ; (J'ALES, art. Libère (le Pape) ;
F. CABROL, art. Honorius (La question d'). - Du Dict. Vacant-Mangenot : DUBLANCHY,
art. Église ; BAINVEL, ait. Apostolicité ; A. BAUDRILLART, art. Calvin, Calvinisme ; A.
GATARD, art. Anglicanisme ; S. VAILHÉ, art. Conslantinople (Église). - Mgr BATIFFOL,
Études d'histoire et de théologie positive ; L'Église naissante et le catholicisme
(Lecoilre). - FOUARD, Les Origines de l'Église; Saint Pierre et les premières années du
christianisme ; Saint Paul, ses missions ; Saint Paul, ses dernières années ; Saint Jean et
la fin de l’âge apostolique (Lecoilre). - BOURCHANY, PÉRIER, TIXERONT, Conférences
apologétiques données aux Facultés catholiques de Lyon (Lecoffre). - TIXERONT,
Histoire des dogmes, La théologie anténicéenne ; Précis de Patrologie (Lecoflre). -
ERMONI, Les origines historiques de Vépiscopat monarchique ; Les premiers ouvriers de
l'Évangile (Bloud). - SEMÉRIA, Dogme, hiérarchie et culte dans l'Église primitive
(Lethielleux). - BOUDINHON, Primauté, schisme et juridiction (Revue du canoniste
contemporain, 1896). - J. DE MAISTRE, DU Pape. - GUIRAUD, La venue de saint Pierre à
Rome (Rev. pr. d'Ap., 1 nov. 1905). - PRAT, La théologie de saint Paul (Beauchesne). -
HUGUENY, Critique et Catholique (Letou-zey). - Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de
l’Église ; Églises séparées (Fontemoing) - A. DE POULPIQUET, La notion de catholicité
(Bloud). - LODIEL, Nos raisons d'être catholiques (Bloud). - Mgr BAUDRILLART, L'Église
catholique, la Renaissance, le Protestantisme (Bloud). - Mgr JULIEN, Bossuet et les
Protestants (Beauchesne). - GOYAU, L'Allemagne religieuse, Le Protestantisme (Perrin). -
BRICOUT, Les Églises réformées en France (Rev. du Cl. fr. 1908). - RAGEY,
L'Anglicanisme, le Ritualisme, le Catholicisme (Bloud). - THUREAU-DANGIN, Le
catholicisme en Angleterre au XIX° siècle (Bloud). - BOSSUET, Histoire des variations
des Églises protestantes, Discours sur l'unité de FÉglise. - GONDAL, L'Église russe
(Bloud). - MONSABRÉ, Exposé du dogme, 51e et 52e conf. - MOURRET, Histoire de
l’Eglise (Bloud). - MARION, Histoire de l’Église (Roger et Chernovitz). - BAINVEL, Hors
de l’Eglise pas de salut (Beauchesne). - L'Ami du Clergé, année 1923, n° 26.- BILLOT,
Tractatus de Ecclesia Christi. - WILMERS, De Christi Ecclesia (Pustet).-- Les Traités
d'Apologétique: TANQUEREY, Mgr GOURAUD.MOULARD et VINCENT, VERHELST, etc.

SECTION II CONSTITUTION DE L'ÉGLISE


CHAP. I. - Hiérarchie et Pouvoirs de l'Église.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

385. - Pour découvrir la vraie Église, nous avons, au début de la section précédente, fixé
les traits essentiels de la société fondée par Jésus-Christ. Nous connaissons donc déjà, au
moins dans ses grandes lignes, la constitution de l'Église romaine, vu que seule elle est la
vraie Église.
Il y a lieu cependant de revenir sur le sujet, car, si la constitution actuelle de l'Église £
bien son point de départ dans la volonté et l'institution du Christ, il est incontestable
également qu'elle a connu un certain développement et qu'elle a dû s'adapter aux besoins
du moment. C'est que, tout en étant d'origine divine, l'Église n'en reste pas moins une
société composée d'éléments humains, et dès lors, susceptible de progrès et de
modifications, en tout ce qui n'affecte pas le fond de sa constitution. Quelle est donc cette
constitution, telle qu'elle existe maintenant, c'est ce que nous allons étudier dans les deux
chapitres de cette seconde section. Nous rechercherons, dans ce premier chapitre : - 1°
quelle est la hiérarchie de l'Église ; - 2° quels sont les pouvoirs dont l'Église en général a
été investie ; - 3° quels sont en particulier les pouvoirs du Pape; et - 4° quels sont ceux
des Évêques. D'où quatre articles.
Dans le chapitre suivant, nous traiterons des droits de l’Église et doses relations avec
l'État.

Art. 1. - Hiérarchie de l'Église.

386. - Nous avons vu que l'Église a été fondée sur le principe de la hiérarchie (N 08 309 et
suiv.),- qu'elle est une société inégale comprenant deux groupes distincts . l'Église
enseignante et l'Église enseignée. L'Église enseignée composée des laïques n'ayant
aucune part à l'autorité ecclésiastique, il ne sera question que de l'Église enseignante.

1° Définition. - D'après l’étymologie (N° 308), le mot hiérarchie signifie pouvoir sacré.
Il est employé ici pour désigner les divers degrés de rang et de pouvoir qui distinguent les
ministres de l'Église enseignante.

387. - 2° Espèces. - II y a dans l'Église une double hiérarchie : la hiérarchie d'ordre et la


hiérarchie de juridiction. - a) La hiérarchie d'Ordre, fondée sur le pouvoir d'Ordre, a son
origine dans l'ordination ou la consécration. Elle a pour objet la sanctification des âmes
par l'administration des sacrements, et elle est inamissible. - b) La hiérarchie de
juridiction, fondée sur le pouvoir de juridiction, est conférée par l'institution canonique,
ou simplement par la nomination et la délégation. Elle a pour objet le gouvernement de
l'Église, et elle est amissible.

388. - 3° Membres. - A. LA HIÉRARCHIE D'ORDRE comprend tous ceux qui ont reçu
un degré quelconque du pouvoir d'Ordre. - a) De droit divin, elle se compose des
évêques, des prêtres et des diacres. - b) De droit ecclésiastique, elle comprend en outre le
sous-diaconat et les Ordres mineurs.

B. LA HIÉRARCHIE DE JURIDICTION, comprend tous ceux qui, dans une mesure plus
ou moins grande, ont reçu une part de juridiction dans l'Église. - a) De droit divin, elle se
compose seulement du Pape et des Évêques. - b) Mais, de droit ecclésiastique, elle
s'étend à d'autres membres désignés par eux. Il est clair en effet que le Pape qui a l'Église
universelle, et les Évêque qui ont tout un diocèse, à gouverner, ne pourraient remplir une
telle tâche, s'ils ne s'entouraient d'auxiliaires.
Les auxiliaires du Pape forment ce qu'on appelle la Curie romaine. La Curie romaine,
composée des cardinaux, des prélats et des officiers inférieurs, comprend le Collège des
cardinaux ou Sacré-Collège, les Congrégations romaines, les Tribunaux et les Offices.

Les Évêques ont pour auxiliaires :- 1) les Vicaires généraux, qui ne font avec lui qu'une
personne morale, et le suppléent dans l'administration du diocèse ; - 2) le Chapitre, c'est-
à-dire la réunion des chanoines attachés à l'église cathédrale ou métropolitaine, et formant
un corps institué canoniquement, dont le rôle se borne aujourd'hui à réciter 1’Office au
chœur et à nommer, à la mort de l'évêque, le ou les vicaires capitulaires chargés de
gouverner le diocèse jusqu'à l'institution d'un nouvel évêque.
Les Curés sont aussi des auxiliaires des Évêques, mais, de droit divin, ils n'ont aucune
part aux pouvoirs de l'Église. Ils ne peuvent ni décider de la doctrine, ni édicter aucune
loi concernant la discipline ou le culte. Leur rôle se borne à desservir une paroisse, à
l'administration de laquelle ils ont été délégués par leur Évêque. Les Curés ne constituent
donc pas un troisième degré de la hiérarchie. Et la chose se comprend aisément si l'on
veut bien se rappeler que les paroisses n'existaient pas primitivement. C'est seulement au
IIe siècle qu'en remonte l'origine. Jusque-là il n'y avait ou dans chaque ville épiscopale
qu'une seule Église. L'Évêque, bien qu'assisté d'un collège d e prêtres, en gardait
l'administration personnelle, et se réservait mémo, d'une manière habituelle, les pouvoirs
de prêcher, de baptiser, de célébrer l'eucharistie, et d'administrer le sacrement de
pénitence. Lorsque le christianisme prit une plus grande extension, l'on construisit dans
les villes, outre les églises cathédrales, et aussi dans les bourgs et les villages, des églises
moins importantes, appelées églises paroissiales. Les Évêques déléguèrent alors pour
l'administration de ces paroisses, des prêtres, -qui devinrent ainsi des pasteurs de second
ordre, et que l'on appela curés (du latin «cura» soin), parce qu'ils étaient chargés du soin
des fidèles appartenant à ces circonscriptions.

Art. II - Les Pouvoirs de l'Église.


389. - A cette Église enseignante dont nous venons de montrer la hiérarchie, Jésus-Christ
a conféré (V. N° 310) un triple pouvoir : - a) le pouvoir doctrinal pour enseigner la vraie
foi ; - b) le pouvoir d'Ordre pour administrer les sacrements ; et - c) le pouvoir de
gouvernement pour obliger les fidèles à tout ce qui peut être nécessaire ou utile à leur
salut. Comme la question du pouvoir de ministère se rattache au sacrement de l'Ordre,
nous ne parlerons que du pouvoir doctrinal et du pouvoir de gouvernement.

§ 1. - LE POUVOIR DOCTRINAL DE L'ÉGLISE.

390. - Nous avons vu déjà que le pouvoir doctrinal conféré par Jésus à son Église
comportait le privilège de l’infaillibilité (N° 330), et que ce privilège avait été accordé
aux Apôtres et à leurs successeurs (N os 335 et suiv.). Il s'agit donc maintenant d'en
déterminer l'objet et le mode d'exercice.

1° Objet. - L'objet de l'infaillibilité se déduit du but que l'Église poursuit dans son
enseignement. Or la fin de l'Église est d'enseigner les vérités qui intéressent le salut. Les
sciences profanes sont donc hors du domaine de l'infaillibilité. Celle-ci se limite à la
connaissance des choses de la foi et de la morale. Mais tout ce qui touche, soit
directement soit indirectement, à ce double terrain, constitue l'objet de l'infaillibilité.

A. OBJET DIRECT. - L'objet direct, ce sont toutes les vérités explicitement ou


implicitement révélées par Dieu et qui sont contenues dans les deux dépôts de la
Révélation : l'Écriture sainte et la Tradition. a) Par vérités explicitement révélées,
entendez celles qui y sont énoncées en termes clairs ou équivalents. Par exemple,
l'Écriture nous dit en termes clairs qu'il n'y a qu'un Dieu, Créateur du ciel et de la terre,
que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie, qu'il a souffert, est mort, a été enseveli, est
ressuscité le troisième jour. Elle nous dit en termes équivalents que le Christ est Dieu et
homme : « Le Verbe s'est fait chair» (Jean, I, 14), que la grâce est nécessaire : « le
sarment ne peut porter de fruit s'il n'est uni à la vigne... sans moi dit Jésus, vous ne
pouvez rien faire» (Jean, XV, 46), que Pierre est le chef de toute l'Église : « Pais mes
agneaux, pais mes brebis » (Jean, XXI, 15, 17).
b) Les vérités implicitement révélées sont celles qui se déduisent, par voie de
raisonnement, d'autres vérités révélées. Ainsi, du dogme explicitement révélé que Jésus-
Christ est à la fois Dieu et homme, découlent les autres dogmes qui affirment l'existence
de deux natures et de deux volontés dans le Christ ; ainsi encore, les dogmes de la
transsubstantiation, de l'Immaculée Conception, de l'Infaillibilité pontificale ne sont pas
exprimés d'une manière explicite dans la Révélation mais ils résultent d'autres vérités
clairement révélées.

391. - B. OBJET INDIRECT. - L'objet indirect de l'infaillibilité, ce sont toutes les vérités
qui, sans être révélées, sont dans un rapport tel avec les vérités révélées, qu'elles sont
indispensables à la conservation intégrale du dépôt de la foi. Il est clair que le privilège
de l'infaillibilité implique le pouvoir de proposer, sans crainte d'erreur, toutes les vérités
dont dépend la sécurité de la foi.
Il faut donc ranger dans l'objet indirect de l'infaillibilité : - a) les conclusions
théologiques. On appelle conclusion théologique toute proposition qui forme la
conclusion d'un raisonnement dont les deux prémisses dont, l'une, une vérité révélée,
l'autre, une vérité connue par la raison. Par exemple, de cette vérité révélée que « Dieu
rendra à chacun selon ses œuvres », et de cette vérité de raison que Dieu ne peut
récompenser ou punir l'homme que s'il lui a donné la liberté de bien ou de mal faire, l'on
peut tirer la conclusion théologique que l'homme est libre ; - b) les faits dogmatiques. Il
faut entendre par là tout fait qui, sans être révélé, est en connexion si étroite avec le
dogme révélé, que le nier ou le révoquer en doute, c'est du même coup ébranler les
fondements du dogme lui-même. Dire, par exemple, que tel concile œcuménique est
légitime, que tel pape a été régulièrement élu, que Léon XIII, Pie X, Benoît XV sont les
légitimes successeurs de saint Pierre, que telle version de la Sainte-Écriture (v g. la
Vulgate) est substantiellement conforme au texte original, que telle doctrine hérétique est
contenue dans tel livre : voilà autant de faits dogmatiques. L'on comprend combien il
importe que l'Église soit infaillible dans ses jugements sur de semblables faits, car, si elle
ne l'était pas, si l'on pouvait contester la légitimité d'un concile ou d'un pape, de quel droit
imposerait-on les dogmes définis par eux? Sur quoi l'Église appuierait-elle ses définitions
s'il était permis de mettre en doute l'authenticité des textes qu'elle invoque? Et si elle ne
pouvait affirmer avec certitude que telle proposition condamnable se trouve bien dans tel
livre, les hérétiques échapperaient toujours aux condamnations portées contre eux par des
distinctions subtiles entre la question de droit et la question de fait. C'est ce qui se passa,
du reste, au xvir3 siècle, lorsque cinq propositions extraites de Augustinus de JANSÉNIUS
furent condamnées par INNOCENT X. Établissant alors la distinction entre la doctrine des
cinq propositions et le fait de savoir si elles étaient contenues dans l'Augustinus, les
jansénistes admirent que l'Église était infaillible sur la question de droit, c'est-à-dire sur
l'appréciation de la doctrine, mais non sur la question de fait, celui-ci étant, selon eux, en
dehors de la révélation et dès lors ne relevant pas du magistère infaillible de l'Église.
Assurément, l'Église ne peut jamais juger du sens que Fauteur a pu avoir dans l'esprit, du
sens subjectif ; aussi ce qu'elle entend condamner ce n'est pas la pensée de l'auteur, mais
seulement ses écrits dans leur sens naturel et obvie ; - c) les lois universelles relatives à la
discipline et au culte divin. Bien que ressortissant au pouvoir de gouvernement, les lois
générales sur la discipline et le culte présupposent parfois un jugement doctrinal sur la foi
ou la morale. Ainsi la discipline actuelle de l'Église, qui défend aux laïques la communion
sous l'espèce du vin, implique la croyance que Jésus-Christ est tout entier sous l'espèce du
pain : d'un côté comme de l'autre, le jugement de l'Église doit donc être exempt d'erreur.
Toutefois, l'infaillibilité ne s'étend pas jusqu'aux circonstances accidentelles de la
législation ecclésiastique : il peut arriver que telle loi disciplinaire ne soit pas opportune,
bien que conforme à la saine doctrine ; il peut arriver surtout que ce qui ost utile
aujourd'hui ne le soit plus demain et qu'une loi actuellement en vigueur soit modifiée,
abrogée même par la suite. Il importe donc ; comme nous en avons déjà fait la remarque
(N° 380), de ne pas prendre les changements de discipline et de culte pour des variations
du dogme ; - d) les décisions qui approuvent les constitutions des Ordres religieux.
L'Église est infaillible dans son jugement lorsqu'elle déclare que les règles d'un Ordre
religieux sont conformes à l'Évangile. Mais, d'après SUAREZ, elle n'est pas infaillible sur
la question d'utilité ou d'opportunité de cet Ordre, encore qu'il y ait témérité à croire le
contraire, lorsque la chose n'est pas manifeste ; - e) l'approbation du bréviaire, ce qui
veut dire qu'il ne contient rien contre la foi ou les mœurs, mais non pas qu'il soit à l'abri
de toute erreur historique ; - f) la canonisation des saints. On entend par canonisation la
sentence solennelle par laquelle le Pape déclare que tel personnage jouit de la gloire du
ciel et peut être honoré du culte de dulie. Telle est du moins la canonisation formelle,
comme elle est en usage de nos jours, et ainsi appelée parce qu'elle est revêtue des formes
juridiques qui lui donnent toutes les garanties de vérité. Aussi est-ce une opinion
commune parmi les théologiens que l'Église est infaillible dans la canonisation formelle;
toutefois la proposition n'est pas de foi. Les théologiens admettent également que les
canonisations, telles qu'elles étaient pratiquées jusqu'au XIIe siècle, - et où il suffisait que
le témoignage populaire fût ratifié par l'évêque du diocèse pour qu'un personnage fût
proclamé saint, - ne ressortissaient pas au magistère infaillible de l'Église. D'ailleurs, c'est
un fait que certaines de ces canonisations appelées équipollentes (équivalentes) ont été
entachées d'erreur et ont eu pour objet des saints légendaires. La béatfication, n'étant pas
un jugement définitif, n'appartient pas au domaine du magistère infaillible; - g) les
censures doctrinales dont l'Église frappe certaines propositions. L'Église est infaillible
lorsqu'elle applique à une doctrine la note d'hérétique : cette proposition est de foi. Dans
les censures suivantes : qu'une doctrine est proche de l'hérésie, erronée, l'Église est
également infaillible, d'après l'opinion commune des théologiens. Si elle censure une
doctrine comme téméraire, offensive des oreilles pies, improbable, il n'est pas certain que
l'Église soit infaillible, mais elle a droit toujours à un religieux assentiment.

392. - 2° Mode d'exercice. - L'Église exerce son magistère infaillible de double manière :
extraordinaire ou ordinaire.

A. MAGISTÈRE EXTRAORDINAIRE. - L'Église ne fait usage du magistère


extraordinaire que dans de rares circonstances : - a) soit par le Pape seul parlant ex-
cathedra (V. Nos 398 et 399) ; - b) soit par les Évêques, unis au Pape, et réunis dans des
Conciles généraux (V. Nos 414 et suiv.).

B. MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL. - On appelle, magistère ordinaire et


universel le mode d'enseignement donné par le Pape et les Evêques à tout moment et dans
tous les pays (V. Nos 401 et 411). Lorsque Notre-Seigneur a dit à ses apôtres : « Allez,
enseignez toutes les nations », il n'a pas limité leurs pouvoirs à un temps et à un endroit
donnés. Le Pape et les Évêques doivent donc exercer leurs fonctions de docteurs, non pas
seulement à de rares intervalles et dans des circonstances solennelles, mais partout et
toujours.
§ 2. - LE POUVOIR DE GOUVERNEMENT.

393. - Le pouvoir de gouvernement implique un triple pouvoir : - a) le pouvoir législatif,


c'est-à-dire le pouvoir, non seulement d'interpréter les lois naturelles, mais même
d'imposer les devoirs en vue du bien commun, devoirs qui obligent en conscience les
sujets de l'Église ; - b) le pouvoir judiciaire, c'est-à-dire le pouvoir de juger les actions et
de porter des sentences ; - c) le pouvoir pénal ou coercitif, c'est-à-dire le pouvoir
d'appliquer des sanctions proportionnées aux infractions,

1° Existence. - A. ADVERSAIRES. - l’existence du pouvoir de gouvernement a été niée :


- a) au XIVe siècle, par les Fraticelles, sectaires fanatiques appartenant à l'ordre des
franciscains, qui, prétendant fonder une Eglise spirituelle et invisible, supérieure à
l'Église visible, faisaient dépendre le pouvoir de gouvernement de la sainteté personnelle
des ministres de l'Église ; - b) au XVIe siècle, par LUTHER et les partisans de la Réforme
qui, se fondant sur la théorie de la justification par la foi sans les œuvres, concluaient que
l'homme justifié n'était pas tenu à l'observation des commandements de Dieu et de
l'Église ; - c) au XVIIe siècle, par les jansénistes et les gallicans qui enseignaient que le
pouvoir de J'Église n'allait pas au delà des choses spirituelles, les choses temporelles
restant du ressort exclusif du pouvoir séculier.

B. PREUVES. - L’existence du pouvoir de gouvernement nous est attestée : - a) par la


Sainte Écriture. Elle découle des paroles par lesquelles Notre-Seigneur accorda à ses
Apôtres le pouvoir de paître, c'est-à-dire de régir les fidèles, de lier ou de délier, de
condamner ceux qui désobéissent à l'Église : « Celui qui vous écoute m'écoute, et celui
qui vous méprise me méprise» (Luc, x, 16). « Celui qui n'écoute pas l'Église, qu'il soit
considéré comme un païen et un publicain. » ( Mat., XVIII, 17). - b) par la pratique de
l'Église. - 1. Les Apôtres ont exercé ce triple pouvoir: - 1) le pouvoir législatif. Au concile
de Jérusalem, ils enjoignent aux nouveaux convertis « de s'abstenir des viandes offertes
aux idoles, du sang, de la chair étouffée et de l'impureté » (Act., XV, 29). Saint Paul loue
les Corinthiens d'obéir à ses prescriptions (I Cor., XI, 2) ; - 2) le pouvoir judiciaire. Saint
Paul voue à Satan « Hyménée et Alexandre afin de leur apprendre à ne point blasphémer
» (I Tim., I, 20) ; il fait de même pour l'incestueux de Corinthe (I Cor., V, 1, 5) ; - 3) le
pouvoir pénal. Saint Paul écrit aux Corinthiens : « C'est pourquoi je vous écris ces choses
pendant que je suis loin de vous, afin de n'avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité,
selon le pouvoir que le Seigneur m'a donné pour édifier et non pour détruire» (II Cor.,
XIII, 10). Cette pratique des apôtres suppose manifestement qu'ils avaient reçu de Jésus-
Christ le pouvoir de légiférer dans l'Église. - 2. Après les Apôtres, l'Église a, dans tous les
temps, exercé le pouvoir de gouvernement. Que ce pouvoir se soit manifesté
différemment avec les temps et les circonstances, ce n'est pas douteux ; mais il n'en est
pas moins certain que, sous une forme ou sous une autre, l'Église a toujours revendiqué le
droit de faire des lois disciplinaires et d'en exiger l'observation. Dans les premiers siècles,
le pouvoir de gouvernement apparaît dans les nombreuses coutumes,- concernant l'ad-
ministration des sacrements, et en particulier du baptême, de la pénitence et de
l'eucharistie, - qui sont regardées comme pratiquement obligatoires, dans le rejet et la
condamnation de pratiques contraires qui tendent à s'introduire à certains endroits : c'est
ainsi que le pape ETIENNE, réprouvant la manière de faire des Églises d'Afrique, défendit
de rebaptiser ceux qui avaient reçu le baptême des hérétiques. Puis, avec le temps, et
grâce à l'influence que l'Église prit dans la société, la législation ecclésiastique se
développa et s'étendit aux questions mixtes telles que le mariage et les biens
ecclésiastiques. A partir du moyen âge, l'Église ne se contente plus de faire des lois et
d'édicter des pénalités, spirituelles et même temporelles, elle en demande l'exécution à
l'autorité séculière. Elle prend du reste si bien conscience de son pouvoir qu'elle n'hésite
pas à enseigner, par la bouche de GRÉGOIRE VII (XIe siècle), qu'en vertu de sa mission
divine, elle a le droit de commander, non seulement aux individus, . mais même aux
sociétés et à leurs chefs temporels, dans toutes les circonstances et dans la mesure où les
intérêts spirituels dont elle a la garde le requièrent.
c) Le pouvoir de gouvernement découle en outre des définitions de l'Église. I,'Église a
défini, au concile de Trente, le dogme qui affirme son pouvoir législatif. De même les
pouvoirs judiciaire et pénal ont été proclamés par le même concile, par plusieurs papes,
tels que JEAN XXII, BENOÎT XIV, PIE VI. PIE IX a condamné, dans le Syllabus, ceux qui
prétendent que « l'Église n'a pas le droit d'employer la force et n'a aucun pouvoir
temporel direct ou indirect» (Prop. XXIV). LÉON XIII déclare, dans son Encyclique
Immortale Dei, que « Jésus-Christ a donné à l'Église, dans la sphère des choses sacrées, le
plein pouvoir de faire des lois, de prononcer des jugements et de porter des peines » ; - d)
de la nature de l’Église. L'Église est une société parfaite (V. N° 419). En tant que telle,
elle est autonome et doit jouir des droits propres à toute société parfaite, donc des trois
pouvoirs, législatif, judiciaire et coercitif, qui sont des moyens, sinon nécessaires, au
moins très utiles, pour atteindre sa fin.

394. - 2° Objet. - A. Pouvoir législatif, - II est permis de poser en principe général que
l'Église, poursuivant une fin surnaturelle, a le pouvoir de légiférer sur tout ce qui touche à
cette fin. Il s'ensuit que l'objet de son pouvoir législatif est double : - a) Du côté positif, il
comprend le pouvoir de commander tout ce qui est capable d'assurer la fin poursuivie.
L'Église peut donc établir des lois disciplinaires sur les sacrements, sur les objets du
culte, sur les biens affectés à son usage exclusif. Ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué.
Déjà, aux premiers siècles, malgré la violence des persécutions qui cherchaient à étouffer
sa voix, elle proclame la sainteté et la stabilité du lien conjugal, la liberté des mariages
entre esclaves et personnes libres, et bien d'autres principes qui étaient en complet désac-
cord avec la législation de l'époque. Et ainsi fera-t-elle à tous les moments de son histoire,
avec ou contre ressentiment de l'autorité civile. - b) Du côté négatif, l'Église a reçu le
pouvoir de défendre à ses sujets tout ce qui peut entraver leur fin surnaturelle. Et comme,
en définitive, toutes les actions humaines ne doivent jamais être en opposition avec cette
fin, le pouvoir gouvernemental de l'Église embrasse, d'une manière directe ou indirecte,
tous les actes de la vie individuelle et de la vie sociale.
B. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir coercitif portent naturellement sur le même objet
que le pouvoir législatif. Ils ont pour objet toutes les infractions aux lois ecclésiastiques.
395. - 3° Mode d'exercice. - Comme le mode d'exercice du pouvoir de gouvernement
dépend de l'étendue de la juridiction de ceux qui l'exercent, cette question sera traitée plus
loin quand nous parlerons des pouvoirs du Pape et des Évêques.

Art. III. - Les Pouvoirs du Pape.

396. - Nous avons démontré que Jésus-Christ avait constitué à la tête de son Église un
chef suprême, saint Pierre, que l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, était le successeur
de saint Pierre dans la primauté (N° 325) et que, de ce fait, il avait la plénitude des
pouvoirs conférés par Jésus -Christ à son Église. Il ne nous reste donc plus qu'à
déterminer l'objet et le mode d'exercice de ses pouvoirs, doctrinal et de gouvernement.

§ 1. - LE POUVOIR DOCTRINAL DU PAPE. SON INFAILLIBILITÉ.

397. - 1° Objet. - Le Pape ayant la plénitude des pouvoirs dans l'Église, il est permis de
poser en principe général que l’objet de son pouvoir doctrinal et de son infaillibilité est
aussi étendu que celui de l'Église. Tout ce que nous avons dit plus haut (N os 390 et 391)
de l'objet direct et de l'objet indirect du pouvoir doctrinal de l'Église, s'applique donc au
pouvoir doctrinal du Pape.

398. - 2° Mode d'exercice. - Le Pape exerce son pouvoir doctrinal de deux manières : -
a) d'une manière extraordinaire et solennelle par des définitions ex-cathedra, et - b) d'une
manière ordinaire.

A. Magistère extraordinaire. Le dogme de l'infaillibilité pontificale. - Nous avons


déjà prouvé l'existence de l'infaillibilité pontificale, en nous plaçant au seul point de vue
historique. Il convient de revenir sur le sujet, pour bien déterminer la manière dont il faut
entendre le domine.

a) ADVERSAIRES. - 1. Avant la définition du dogme par le concile du Vatican (1870),


l'infaillibilité pontificale avait pour adversaires: - 1) les protestants, pour qui la Sainte
Écriture est la seule règle de foi infaillible ; - 2) les gallicans, qui mettaient les conciles
généraux au-dessus du pape et qui ne regardaient les définitions pontificales comme
irréformables que si elles étaient sanctionnées par le consentement de l'Église. Cette
erreur, qui avait son origine dans le grand schisme d'Occident, fut soutenue, au XVe siècle,
par P. D'AILLY et GERSON, puis, au XVIIe siècle, par RICHER, P. DE MARCA et surtout par
BOSSUET, qui condensa la doctrine gallicane dans les quatre articles de la fameuse
Déclaration de 1682. Le gallicanisme, qui était enseigné dans les écoles de théologie
françaises et surtout en Sorbonne, fut adopté également en Allemagne, sous le nom de
Joséphisme.
2. Après la définition du dogme, l'infaillibilité pontificale a été niée par une fraction
minime de catholiques, et, en particulier, par un groupe de catholiques allemands, qui
avaient à leur tête DÔLLINGER et REINKENS, et qui prirent la dénomination de Vieux-
Catholiques. Naturellement, les Protestants rejettent tous le dogme, et, la plupart du
temps, ne s'en font pas une notion exacte. Les uns confondent l'infaillibilité avec
l’omniscience (DRAPER), ou avec l'inspiration (LITTLEDALE) ; d'autres la prennent pour
une union hypostatique de l'Esprit Saint avec le Pape (PUSEY).

399. - b) LE DOGME. OBJET ET CONDITIONS DE L'INFAILLIBILITÉ. - Le concile


du Vatican a défini ainsi le dogme de l'infaillibilité pontificale : « Le Souverain Pontife,
lorsqu'il parle ex-cathedra, c'est-à-dire, lorsque, remplissant la charge de Pasteur et de
Docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit
qu'une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être crue par l'Église universelle, jouit
pleinement, par l'assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux
Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût pourvu
en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs. Par conséquent de telles
définitions sont irréformables d'elles-mêmes, et non en vertu du consentement de l'Église.
»
Comme il résulte de ces paroles, l'infaillibilité pontificale a son objet bien délimité et
requiert des conditions précises. Pour jouir de l'infaillibilité, il faut que le Parle ex-
cathedra, ce qui implique quatre conditions. Il faut : -1. qu'il remplisse la charge de
pasteur et de docteur de tous les chrétiens. En tant que docteur privé, il n'est donc pas
infaillible ; dans ses écrits comme dans ses sermons il peut se tromper. Sans doute,
l'infaillibilité lui est personnelle ; elle est bien attachée à sa personne et non au Siège
apostolique, et elle ne peut être communiquée ou déléguée à aucun autre, mais elle n'est
personnelle que dans la mesure où le Pape remplit la charge de docteur universel ; - 2.
qu'il définisse, c'est-à-dire qu'il tranche, d'une manière définitive, une question jusque-là
controversée ou non ; - 3. qu'il définisse la doctrine sur la foi ou les mœurs, c'est-à-dire
les vérités révélées qu'il faut croire ou pratiquer, et les vérités connexes aux vérités
révélées. En dehors de cet objet, par exemple, sur le terrain des sciences humaines, le
pape est, comme tout homme, sujet à l'erreur. L'infaillibilité pontificale n'est donc pas un
pouvoir arbitraire et ridicule contre lequel il y ait lieu de s'insurger ; - 4. qu'il définisse
avec l'intention d'obliger toute l'Église : il va de soi, en effet, qu'une doctrine définie
impose à toute l'Église l'obligation d'y adhérer. Mais comment reconnaître que le pape a
eu l'intention d'obliger toute l'Église ? Les qualifications d'hérésie et d'anathème sont le
signe ordinaire des définitions, mais il convient de remarquer qu'elles n'en sont pas la
forme obligatoire ni par conséquent la seule forme. Il suffit que, de la teneur même du
document, du langage employé, alors même que le document ne serait pas adressé à
l'Église universelle, il résulte que le Souverain Pontife a entendu proposer à tous les
fidèles un enseignement obligatoire concernant une question de la foi ou de la morale.

400. - REMARQUES. - 1) L'infaillibilité du pape a pour principe l’assistance que Notre-


Seigneur a promise à saint Pierre et à ses successeurs (V. Nos 330 et suiv.), mais elle ne
dispense pas du travail et de l'emploi des moyens humains pour connaître la vérité. Ces
moyens sont les conciles et, d'une manière ordinaire, les conseils des cardinaux, des
évêques et des théologiens. - 2) De l'infaillibilité du pape, il serait absurde de conclure à
l'impeccabilité. Les deux choses sont sans rapport, et il est évident que le privilège de
l'infaillibilité n'entraîne pas avec soi celui de la vertu : un pape peut donc être un grand
pécheur, tout en gardant son infaillibilité. - 3) Les définitions pontificales sont
irréformables par elles-mêmes, et non par le consentement de l'Église : l'infaillibilité
pontificale est indépendante de l'acceptation des évêques. - 4) L'infaillibilité du pape,
bien qu'elle n'ait été définie qu'en 1870, a toujours été reconnue dans l'Église (V. N° 337).
Il faut donc la considérer, non comme une innovation doctrinale, mais comme une
affirmation solennelle et explicite d'une vérité contenue dans l'Évangile et la Tradition.
On objecte que l'autorité du Pape, dans l'hypothèse de son infaillibilité, constitue un
pouvoir absolument despotique et supprime toute liberté de penser. - Réponse. Faisons
observer d'abord qu'il n'y a pas plus de despotisme dans l'autorité infaillible du Pape que
dans celle de l'Écriture. Si les catholiques manquaient de liberté de penser parce qu'ils
doivent obéir aux jugements irréformables du Pape, les protestants n'en auraient pas plus
puisqu'ils sont liés par les textes de l'Écriture. Les définitions solennelles du Pape ne sont
du reste pas autre chose que l'interprétation authentique des sources de la Révélation. Par
ailleurs, c'est une notion fausse de la liberté de penser, que de la considérer comme la
faculté d'embrasser l'erreur. Or obéir à un décret infaillible, c’est tout simplement adhérer
librement à une vérité reconnue comme certaine.

401. - B. Magistère ordinaire. - Le Pape exerce son magistère ordinaire soit directement
et par lui-même, soit indirectement par l'intermédiaire des Congrégations romaines.

a) DIRECTEMENT. - Le Pape peut proposer des vérités aux fidèles, même sans intention
de les définir infailliblement. - 1. Ainsi le Pape fait connaître ses décisions dans ses
Constitutions dogmatiques généralement publiées à la suite d'un autre document. - 2. Il
expose ses vues : 1) dans ses Encycliques ou lettres circulaires adressées soit à tous les
Évêques, soit à ceux d'une nation seulement ; - 2) dans ses Lettres apostoliques.: forme
qu'il emploie, par exemple, pour annoncer un jubilé : - 3. dans ses Allocutions
consistoriales prononcées devant les cardinaux ; et - 4, dans ses Brefs, lettres qu'il adresse
à des particuliers. L'un des plus importants, parmi ces sortes de documents publiés depuis
un siècle, a été, sans doute, en 1864, l'Encyclique Quanta cura suivie du Syllabus, ou
recueil de quatre-vingts propositions contenant les principales erreurs de notre temps, et
que Pie IX condamnait à nouveau.
Les enseignements pontificaux, quelle qu'en soit la forme, et alors même que le Pape n'en
fait pas l'objet de définitions solennelles, ont toujours droit à notre assentiment
intellectuel, tout au moins à titre provisoire. Nous disons à titre provisoire, car, au lieu
que les dogmes sont des jugements irréformables qui entraînent avec soi une certitude
absolue et définitive, les autres enseignements du Souverain Pontife, si respectables qu'ils
soient, n'excluent pas la possibilité d'amendements ultérieurs.

402. - INDIRECTEMENT. - Le Pape exerce son magistère ordinaire indirectement parla


Congrégation du Saint-Office dont nous parlerons plus loin (V. N° 406), quand il sera
question des Congrégations romaines. Autorité des décrets portés par la Congrégation du
Saint-Office. - L'autorité de ces décrets dépend de la manière dont ils sont promulgués. Le
Pape peut en effet les approuver de deux façons, soit solennellement in forma speciali,
soit d'une manière commune, in forma communi. - 1. Si l'approbation est donnée
solennellement, c'est-à-dire quand le Pape promulgue le décret en son nom, et qu'il en
devient ainsi l'auteur juridiquement responsable, le décret prend la valeur d'un acte
pontifical, et peut être infaillible s'il réunit les conditions voulues (ex : les décrets de PIE
V contre BAIUS et d'INNOCENT X contre JANSÉNIUS). Mais il arrive souvent que le Pape
n'entend pas prononcer un jugement définitif, une définition ex-cathedra. Dans ce dernier
cas, notre assentiment doit être, non absolument ferme comme dans l'acte de foi, mais
sincère et intérieur, - 2. Si l'approbation est donnée in forma communi, c'est-à-dire, quand
le Pape approuve le décret comme acte de la Congrégation, le décret est et reste un acte
de la Congrégation : il n'est donc pas infaillible, puisque l'infaillibilité pontificale est
incommunicable ; il a cependant une grande autorité et a droit, sinon à un assentiment
absolu, du moine à une prudente adhésion. Celui qui aurait des raisons graves de croire
que la décision. est erronée, n'aurait pas le droit de la combattre ni par paroles ni par
écrits, mais il pourrait exposer respectueusement ses motifs de doute à la Sacrée
Congrégation.

§ 2. - LE POUVOIR DE GOUVERNEMENT DU PAPE.

403. - 1° Objet. - Le Pape ayant le pouvoir suprême de juridiction, il peut : - a) faire des
lois pour toute l'Église, les abroger s'il le juge bon, ou en dispenser ; il peut même
dispenser des lois portées par les évoques ; - b) instituer les évêques ou déterminer le
mode de les instituer ; il peut même les déposer pour des raisons graves et lorsqu'il y va
du bien de l'Église ; ce qui arriva en 1801, lorsque Pie Vil enjoignit à tous les évêques
français de démissionner ; - c) convoquer les conciles ; - d) prononcer des sentences
définitives. On ne peut donc, sur le terrain de la discipline, pas plus que sur les questions
de dogme et de morale, en appeler du Pape à l'Église universelle, au concile œcuménique,
ou bion du Pape que l'on prétendrait mal informé à un Pape mieux informé, comme le
soutenaient autrefois les gallicans.

2° Mode d'exercice. - Comme le Pape ne peut exercer seul sa juridiction ordinaire et


immédiate dans le monde entier, il se sert de légats ou nonces, et des cardinaux résidant à
Rome. Nous n'insisterons pas ici sur les fonctions des légats et des nonces ; d'un mot, on
peut les appeler soit les représentants du Pape, soit ses ambassadeurs auprès d'un gouver-
nement étranger. Nous nous arrêterons un peu plus longuement sur le Sacre-Collège des
cardinaux et sur le rôle qu'ils jouent, particulièrement dans les Consistoires et les
Congrégations romaines.

404. - LE SACRÉ-COLLÈGE DES CARDINAUX. - 1. Origine. Pour comprendre la


constitution du Sacré-Collège, quelques notions préliminaires sur l’origine des cardinaux
sont nécessaires.
Primitivement, le mot cardinal (du lat. cardo, gond, point d'appui) désignait soit un
évêque, soit un prêtre, soit un diacre, attaché de façon stable à une église ou à un titre
ecclésiastique, qui devenait, de ce fait, son point d'appui, le centre de son activité. L'on
peut donc reporter l'origine de l'institution cardinalice à la primitive Église et en voir les
traces dans le presbytérium composé de prêtres et de diacres qui avaient pour mission
d'aider l'évêque dans son ministère. Plus que tout autre, l'Évêque de Rome, en raison de
sa lourde tâche, devait éprouver le besoin d'assistance. Aussi le voyons-nous, dès les
premiers siècles, entouré d'un corps de diacres chargés du soin des pauvres et d'un corps
de prêtres qui devaient remplir leur ministère, dans l'église même du pontife, ou dans
d'autres églises paroissiales, qui prirent la dénomination de titres.
Le nom de cardinal, d'abord générique et indéterminé, fut par la suite réservé au clergé
des églises cathédrales, puis peu à peu il devint un titre exclusif de l’Église romaine qui
peut être considérée comme le cardo, le vrai point d'appui de l'unité de l'Eglise.

2. Nombre. - Le nombre des cardinaux a varié avec les époques. A la fin du XVIe siècle, le
pape SIXTE-QUINT fixa le nombre des cardinaux-diacres à 14, celui des cardinaux-prêtres
à 50, et celui des cardinaux-évêques à 6 : trois classes par conséquent, non pas fondées,
comme on pourrait le croire, sur le pouvoir d'ordre, mais sur le titre ecclésiastique assigné
à chaque élu au moment de sa promotion. Depuis lors, le Sacré-Collège comprend donc,
en droit, 70 membres, à la tête desquels se trouve un doyen ; mais ce nombre est rarement
complet.
3. Rôle. - Le rôle des cardinaux consiste dans une double fonction: extraordinaire et
ordinaire. - 1) Leur fonction extraordinaire est de se réunir en conclave le plus tôt
possible après la mort du Pape, et de lui élire un successeur. Ce droit leur a été attribué, à
l'exclusion du clergé inférieur et du peuple, par un canon du troisième concile
œcuménique de Latran (1179). - 2) Leur fonction ordinaire est d'aider le Souverain
Pontife dans le gouvernement de l'Église. Ce concours habituel, ils le prêtent dans les
consistoires et les congrégations.

405. - A.. CONSISTOIRES. - Les consistoires pontificaux sont les assemblées des
cardinaux présents à Rome présidées par le pape. Ces réunions avaient lieu autrefois deux
ou trois fois par semaine et traitaient presque toutes les affaires importantes ; elles sont
devenues beaucoup plus rares et ne se tiennent plus qu'à des intervalles irréguliers. Les
consistoires sont secrets ou publics : - 1. secrets, si les cardinaux seuls y sont admis. Il y
est question de la création de nouveaux cardinaux, de la nomination des évêques et des
différents dignitaires de la cour épiscopale, etc. ; - 2. publics, quand d'autres prélats et des
représentants des princes séculiers peuvent y assister. Les consistoires publics ont pour
objet particulier une canonisation (N° 391, n.), la réception d'un ambassadeur, le retour
d'un légat a latere, ou autres affaires d'intérêt général.

406. - B. CONGRÉGATIONS ROMAINES. - Les affaires ecclésiastiques étant trop


nombreuses pour être réglées toutes dans des consistoires, il a été établi des
congrégations, des tribunaux et des offices particuliers, qui ont reçu la mission de traiter
toutes les questions assignées à leur département propre.
La constitution Sapienti consilio de PIE X (29 juin 1908) ne maintient que onze
congrégations proprement dites, outre les trois tribunaux de la Sacrée Pénitencerie, de la
Rote, de la Signature apostolique, et les cinq offices ou secrétaireries. Depuis, le pape
BENOÎT XV a supprimé la congrégation de l'index et a attribué son ministère à la
congrégation du Saint-Office ; d'autre part, il a fondé une nouvelle congrégation, celle des
Églises orientales, de sorte que le nombre des congrégations reste fixé à onze. Ces onze
Congrégations sont :
1) La Congrégation du Saint-Office ou de l’Inquisition.- Le Saint-Office, la congrégation
la plus ancienne et la plus importante par ses attributions, a pour but premier la
conservation et la défense de la foi et de la discipline ecclésiastique. Mais l'on comprend
aisément que « pour atteindre cette fin, il a fallu lui donner juridiction et compétence sur
les délinquants. Son autorité eût été purement illusoire, s'il n'avait eu le pouvoir de
réprimer les contempteurs de la foi et des saints canons. » D'où il suit que «
secondairement, mais véritablement, le Saint-Office est un tribunal proprement dit, ayant
un réel pouvoir judiciaire. Il peut, par voie d'inquisition, conformément à la procédure
canonique usitée, juger et condamner les coupables. Bien plus, et ceci est particulier à
cette congrégation et la différencie des autres, dans le for contentieux, le Saint-Office
jouit d'un véritable pouvoir coercitif ; il peut employer des moyens coactifs ». Étant
donnée l'importance de cette congrégation, le Pape en est toujours le préfet. A ce tribunal
rassortissent tous les crimes d'hérésie, de schisme, les graves délits contre les mœurs, tous
les cas de sortilège, de magie, de spiritisme. Il a plein pouvoir pour apprécier les
doctrines qu'il qualifie sous les titres d'erronée, d'hérétique, de proche de l'hérésie, de
téméraire, etc. Il a le droit de juger et de condamner les livres et de les inscrire au
catalogue de l'Index.
2. La Congrégation consistoriale. - Présidée par le Pape, elle a pour mission de préparer
ce qui doit être traité en consistoire. Elle s'occupe en outre de tout ce qui se rapporte au
gouvernement de tous les diocèses (choix des évêques, création et administration des
diocèses), à l'exception de ceux qui sont soumis à la congrégation de la Propagande.
3. La Congrégation de la discipline des Sacrements. - Cette congrégation, fondée par Pie
X, a pour but de trancher toutes les questions disciplinaires relatives aux sacrements, sans
s'occuper des questions de doctrine qui relèvent du Saint-Office.
4. La Congrégation du Concile. - Primitivement instituée (1564) pour faire exécuter et
observer par toute l'Église les décrets du Concile de Trente, cette congrégation, depuis
PIE X, a pour objet tout ce qui concerne la discipline générale du clergé séculier et des
fidèles. Elle doit veiller à ce que les préceptes de l'Église : sanctification des fêtes,
pratique du jeûne, de l'abstinence, etc., soient bien observés. Elle règle tout ce qui regarde
les curés, les chanoines, les pieuses associations, les bénéfices ou offices ecclésiastiques.
Elle s'occupe de tout ce qui concerne la célébration, la révision des conciles particuliers...
les assemblées, réunions ou conférences épiscopales.
5. La Sacrée Congrégation des Religieux. - La compétence de cette congrégation est
restreinte aux affaires qui concernent les religieux des deux sexes, à vœux solennels ou
simples, aux communautés, aux groupes, qui ont la vie en commun à la façon des
Religieux,
6. La Sacrée Congrégation de la Propagande. - Établie pour propager la foi parmi les
infidèles, les hérétiques, toutes les sectes dissidentes, cette congrégation a juridiction sur
tous les pays de missions, là où la hiérarchie catholique n'est pas encore complètement
constituée. « Les religieux travaillant dans les missions relèvent de la Propagande en tant
que missionnaires ; mais, comme religieux, soit individuellement, soit en corps, ils
dépendent de la Congrégation des Religieux .» La Propagande possède à Rome un
séminaire, où l'on forme ceux qui se destinent aux missions.
7. La Sacrée Congrégation des Rites s'occupe des rites et cérémonies (messe, offices
divins, sacrements) et en général de tout ce qui concerne le culte dans l'Église latine. Elle
s'occupe aussi des Reliques ; à elle sont réservées les causes de béatification et de
canonisation.
8. La Congrégation cérémoniale s'occupe des cérémonies pontificales, de la réception
des ambassadeurs, des questions de préséance et d'étiquette.
9. La Congrégation des Affairés ecclésiastiques extraordinaires s'occupe des affaires que
lui soumet le Souverain Pontife par l'intermédiaire du Cardinal Secrétaire d'État et
principalement de celles qui regardent les lois civiles, les concordats conclus ou à
conclure avec les divers gouvernements.
10. La Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités a la haute administration sur
toutes les Universités et Facultés catholiques du monde entier. Elle veille à la pureté de la
doctrine et travaille à promouvoir les études sacrées. Elle accorde aux Facultés le pouvoir
de conférer les grades académiques.
11. La Sacrée Congrégation des Églises orientales. - Érigée en 1917, elle est présidée par
le Pape, elle doit s'occuper des Églises d'Orient qui rentraient autrefois dans la
Congrégation delà Propagande. (Can. 247-257).

407. - COMMISSION BIBLIQUE. - A côté des onze Congrégations qui précèdent, il faut
citer la Commission biblique, instituée par Léon XIII' en 1902 (bref Vigilantiae) dans le
but de promouvoir les études bibliques et de les protéger contre l'erreur et la témérité.
Organe officiel d'un rang inférieur aux Congrégations, la Commission biblique avait
également une autorité moins grande, mais PIE X, par son Motu proprio « Praestantia» du
18 novembre 1907, l'a mise sur le même rang que les congrégations romaines. La
Commission biblique « ost formée, comme le déclare le décret pontifical, d'un certain
nombre de cardinaux, illustres par leur doctrine et leur prudence ». Ils constituent seuls la
Commission biblique proprement dite, et seuls, ils sont juges de toutes les questions
d'Écriture Sainte, soumises à leur examen. Mais le Pape leur adjoint des consulteurs qu'il
choisit « parmi les savants dans la science théologique des Livres Saints, hommes
différents de nationalité et dissemblables par leurs méthodes et leurs opinions en fait
d'études exégétiques », afin de « donner dans la Commission, accès aux opinions les plus
diverses, pour qu'elles y soient, en toute liberté, proposées, développées et discutées »
(Motu proprio). Les consulteurs rédigent, sur les questions soumises à la Commission,
des rapports qui sont communiqués aux cardinaux, membres de la Commission,
présentent leurs observations motivées, dans des séances spéciales. Mais les questions ne
sont tranchées que par les Cardinaux, réunis en séance plénière. Leurs conclusions sont
alors soumises au Souverain Pontife « pour être publiées après avoir reçu son approbation
» donnée ordinairement dans la forme commune. Au point de vue juridique, les décisions
de la Commission biblique ont exactement la même valeur que les décrets doctrinaux des
Sacrées Congrégations approuvés par le Pape (Voir N° 402).

408. - Les tribunaux romains sont : - 1. la Sacrée Pénitencerie dont la juridiction s'étend
exclusivement aux affaires de for interne, même non sacramentel : absolution des péchés
réservés, solution des cas de conscience, dispenses de vœux, d'empêchements occultes de
mariage, concession des indulgences ; - 2. la Rote, supprimée en 1870 et rétablie par PIE
X, traite les causes contentieuses, civiles ou criminelles.

Elle « est ainsi constituée cour d'appel pour toutes les curies ecclésiastiques du monde
entier... Toutefois la Rote juge en première instance toutes les affaires que le Souverain
Pontife lui confie de son propre mouvement, ou sur la demande d»s parties... Rappelons-
nous que tous les fidèles ont le droit absolu de demander à être jugés à Rome ; on peut
toujours recouru au Souverain Pontife, qui est le Père commun de tous les chrétiens » ; -
3. la Signature apostolique qui est la cour de cassation de la Rote et reçoit les recours en
cassation de jugements attaqués pour vices de forme et les demandes en révision.

409. - Les Offices sont : - 1. la Chancellerie apostolique qui a pour office d'expédier, sur
l'ordre de la Congrégation consistoriale ou du Pape, les lettres apostoliques, les bulles
avec k sceau de plomb (sub plumbo) relatives à la provision des bénéfices et des offices
consistoriaux, à l'institution des nouveaux diocèses, chapitres et à d'autres affaires
majeures ; - 2. la Daterie apostolique qui expédie les lettres apostoliques pour la collation
des bénéfices non consistoriaux réservés au Saint-Siège ; - 3. la Chambre apostolique à
qui est attribuée l'administration des biens et droits temporels du Saint-Siège,
principalement pendant la vacance du siège ; - 4. la Secrétairerie d'État qui comprend
trois sections : la section des Affaires extraordinaires, la section des Affaires ordinaires et
la secrétairerie des Brefs ; - 5. les secrétaireries des Brefs aux princes, et des Lettres
latines, à qui incombe le soin d'écrire en latin les Actes du Souverain Pontife (can. 260-
264).

Art. IV. - Les Pouvoirs des Évêques.

Les Évêques peuvent être considérés : - a) soit individuellement ; - b) soit en corps et unis
avec le Pape.

§ 1. - POUVOIRS DES ÉVÊQUES PRIS INDIVIDUELLEMENT.

410. - Préliminaires. - Quelques remarques préliminaires sont nécessaires pour bien


comprendre l'étendue des pouvoirs des Évêques, considérés individuellement. - a) Bien
que les Évêques soient appelés, et soient vraiment les successeurs des Apôtres, il ne faut
pas oublier qu'ils n'en sont les successeurs que pris en corps. La juridiction de l'ensemble
du collège épiscopal est donc égale à celle du collège apostolique, mais la juridiction de
chaque évêque n'est pas égale à celle de chaque apôtre : celle-ci était universelle, celle-là
au contraire est limitée. - b) Ce premier point établi et hors de discussion, la juridiction
épiscopale procède-t-elle immédiatement de Dieu ou du Souverain Pontife? Les deux
opinions ont été soutenues. Ilimporte peu, du reste, car elles aboutissent toutes deux, en
fin de compte à la même conclusion. Tous les théologiens, en effet, admettent que le
pouvoir épiscopal, même s'il est conféré immédiatement par Dieu, dépend, dans son
exercice, du Souverain Pontife, lequel choisit ou approuve le sujet et délimite la
circonscription et l'étendue de sa juridiction. - c) Cependant, quoique dépendants du
Pape, les évêques ne sont pas de simples délégués : ils jouissent d'une juridiction
ordinaire et qui leur est propre,

411. - 1° Leur pouvoir doctrinal. - Comme les Evêques ont dans leur diocèse une
juridiction ordinaire, ils jouissent, dans les limites des circonscriptions qui leur sont
assignées, du même pouvoir que le Pape dans le monde entier, h'objet de leur pouvoir
doctrinal est donc, toutes proportions gardées, le même que celui du Pape : il embrasse la
Révélation tout entière et ce qui lui est connexe. Cependant, les Évêques ne jouissant pas
individuellement du privilège de l'infaillibilité, il convient que, dans les controverses
importantes sur les questions de foi, ils en réfèrent au Souverain Pontife. Ils doivent
veiller à la propagation et à la défense de la religion : ce qu'ils font généralement par leurs
lettres pastorales et leurs mandements. Ils ont le droit et le devoir de prohiber les mauvais
livres, les mauvaises publications. Tous les livres qui traitent des questions de fois de
morale, de culte et de discipline ecclésiastique doivent dès lors être contrôlés par eux et
ne peuvent s'imprimer sans leur approbation, ou imprimatur.

412. - 2° Leur pouvoir de gouvernement. - a) Au point de vue législatif, l'Évêque


gouverne tous les fidèles de son diocèse au for interne et au for externe. Il peut donc
porter des lois, préparées ou non en synode diocésain, sur tout ce qui concerne la foi, le
culte et la discipline : mais il doit toujours agir en dépendance du Souverain Pontife et de
la loi commune de l'Église. - b) Au point de vue judiciaire, l'Evêque juge en première
instance. Il exerce ce pouvoir par ce que l'on appelle l’Officialité diocésaine, tribunal
présidé par un prêtre, appelé Officiai, qui, sauf des cas exceptionnels, doit être distinct du
Vicaire général (Can. 1573 § 1). - c) Ait point de vue coercitif, l'Evêque peut frapper de
peines canoniques et de Censures les délinquants, qui gardent toujours le droit d'en
appeler au Métropolitain et au Pape.

§ 2. - POUVOIRS DES ÉVÊQUES PRIS EN CORPS.

Le collège des Évêques, pris dans son ensemble et en union avec le pape, peut être
considéré soit dispersé dans le monde, soit assemblé en concile œcuménique.
413. - 1° Les Évêques dispersés. - II n'est pas nécessaire que les Évêques se réunissent
en concile général pour être infaillibles. Même dispersés, ils forment le corps enseignant
de l'Église et ne jouissent pas moins de l'infaillibilité. Quand Jésus a promis à ses Apôtres
d'être avec eux jusqu'à la fin des siècles, il n'a pas mis la condition qu'eux ou leurs
successeurs devaient se réunir à un endroit quelconque pour obtenir son assistance. Du
reste, le consentement unanime de l'Église a toujours été reconnu comme une des
meilleures preuves de la vérité de la doctrine, et saint VINCENT DE LÉRINS a pu poser
cette règle qu'il faut croire « ce qui a été cru partout, toujours et par tous ». Au surplus,
que les choses doivent être ainsi, la raison nous le dit., ce n'est pas seulement dans des
circonstances exceptionnelles, mais en tout temps, que l'épiscopat est chargé de
renseignement ; donc, à tout moment, il doit avoir le privilège de l'infaillibilité. Aussi,
avant le premier concile œcuménique qui n'a eu lieu qu'au début du IV e siècle (en 325 à
Nicée) le magistère ordinaire du corps épiscopal avait déjà amené le dogme à un haut
degré de développement. L'Église enseignait déjà d'une manière explicite les dogmes de
la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ, de la Rédemption, de la virginité et de la
maternité divine de Marie, les éléments du dogme du péché originel ; elle avait presque
fixé sa doctrine sur les principaux sacrements, entre autres, sur le baptême, sur la
présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, à la fois sacrement et sacrifice, etc. Les
conciles qui se tiendront à partir de cette date, ne feront le plus souvent que préciser les
points encore discutés et donner une autorité plus ferme à la croyance déjà établie.
L'on pourrait ajouter que, dans les premiers siècles, bien des hérésies furent condamnées
par les décisions dogmatiques d'un nombre restreint d'Évêques, dispersés dans le monde,
ou simplement réunis en concile particulier : provincial ou national.

414. - 2. Les Évêques réunis en concile. - Le concile (lat. concilium assemblée)


œcuménique (gr. oihoumenikos, universel) est l'assemblée solennelle des évêques de tout
l'univers. Deux points nous intéressent ici, à savoir les conditions à l’œcuménicité d'un
concile, et leur autorité.

A. CONDITIONS D'ŒCUMÉNICITÉ. - Pour qu'un concile soit œcuménique, il faut : - a)


que tous les évêques du monde y aient été officiellement convoqués, mais il n'est pas
nécessaire et il est matériellement impossible que tous y assistent. Il n'est même pas
requis que le chiffre des présents l'emporte sur celui des absents, il suffit qu'il y en ait un
assez grand nombre pour représenter moralement l'Église universelle. Dans le cas de
doute sur l’œcuménicité d'un concile, il appartient à l'Église de trancher cette question de
fait dogmatique (N° 391) ; - b) que le Pape prête son autorité au concile. D'où il suit : - 1.
que tout concile œcuménique doit être convoqué par le pape ou de son consentement ; -
2. présidé par lui ou par ses légats ; - 3. que les décrets du concile soient ratifiés par lui et
promulgués par son ordre (Can. 227). Pour cette dernière raison, certains conciles (v. g. le
1er et le 2e de Constantinople) qui n'étaient pas œcuméniques, du fait de leur convocation
et de leur célébration, le sont devenus par la ratification subséquente du Pape ; par contre,
d'autres conciles, dits œcuméniques, ne le sont pas pour tous leurs décrets, l'approbation
du pape ayant fait défaut, comme nous avons eu l'occasion de le constater à propos du 28 e
canon du concile de Chalcédoine que le pape saint Léon ne voulut pas ratifier (V. N°
370).

415. - B. AUTORITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. - Le concile œcuménique, où


se trouvent réunis le pape et les évêques, c'est-à-dire la tête et le corps de l'Église
enseignante, est l'autorité la plus haute et la plus solennelle qui puisse exister. Il jouit
donc de l'infaillibilité dans les définitions de la doctrine sur la foi et les mœurs. Pour être
valables, il n'est pas nécessaire que les décrets conciliaires soient votés à l'unanimité
absolue. Ce serait là une condition presque irréalisable. Cette thèse, mise en avant au
concile du Vatican par les adversaires de l'infaillibilité pontificale, ne repose sur rien, ni
sur l'histoire, ni sur la tradition, ni sur les principes juridiques et rationnels. Il va de soi,
en effet, que dans toute assemblée délibérante, dans les conciles par conséquent, les
questions doivent être tranchées par la majorité. Il y a lieu cependant de faire une réserve
pour les cas où le pape serait avec la minorité, vu que le pape seul a le droit de trancher
souverainement les questions. Si la chose se présentait, le décret serait dénommé, avec
plus de justesse, décision pontificale, que décision conciliaire.
Mais les décrets conciliaires ont-ils, dans toute leur teneur, la même autorité doctrinale? Il
convient de distinguer, dans les décisions rendues par plusieurs conciles, notamment par
les conciles de Trente et du Vatican, une double partie : une partie positive, représentée
par les chapitres consacrés à l'exposition de la véritable doctrine, et une partie négative
représentée par les canons où sont condamnées les erreurs contraires. Quelle est la valeur
des uns et des autres? Aucun doute n'est possible pour ce qui concerne les canons.
Comme ils portent l’anathème contre quiconque contredit la vérité définie par les
chapitres, de toute évidence ils constituent une définition infaillible et de foi catholique,
qu'on ne peut rejeter sans tomber dans l'hérésie. Les chapitres doctrinaux contiennent,
eux aussi, un enseignement infaillible, mais à côté de la substance de la définition, il y a
des considérants et des arguments sur lesquels s'appuie la définition. Cette dernière partie
n'est pas comprise dans l'objet de l'infaillibilité.

416.- Corollaires. - 1. De ce que le concile est la plus haute et la plus solennelle autorité
dans l'Eglise, faut-il conclure qu'il soit au-dessus du Pape? La théorie de la supériorité du
concile, dont l'origine doit être reportée au moment du grand schisme d'Occident, fut
soutenue par PIERRE D'AILLY, par GERSON (XVe siècle) et par les gallicans du XVII» siècle
; elle trouva sa formule dans le deuxième article de la Déclaration de 1682 (V. N° 398,
n.) et dans la troisième proposition du Synode de Pistoie. Combattue par la grande
majorité des théologiens, repoussée par le Saint-Siège qui rejeta, en particulier, les
articles de 1682 et les erreurs du Synode de Pistoie, elle fut définitivement condamnée
par le concile du Vatican qui définit l'infaillibilité pontificale (V. N° 399). De cette
définition il ressort : 1) que l'autorité du Pape seul est égale a l'autorité du concile, si l'on
entend par là l'assemblée du collège épiscopal, y compris le pape, et - 2) qu'elle est
supérieure à l'autorité du corps épiscopal, d'où serait retranché le pape, c'est-à-dire la tête
de l'Église. L'on ne peut donc pas appeler du pape à un concile général, puisque les deux
autorités sont égales.
417. - 2. UTILITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. - II y a lieu de se demander à
quoi peuvent servir les conciles œcuméniques du moment que l’ensemble des évêques
dispersé, et uni avec le pape, ne présentent pas une garantie supérieure d’infaillibilité.
Bien qu’ils ne soient pas nécessaires, les conciles œcuméniques n’en restent pas moins
très utiles pour les raisons suivantes : - 1) Tout d'abord, l'avis des évêques peut aider
beaucoup à la connaissance de la vérité. Il faut bien se rappeler en effet que l'infaillibilité
ne se confond ni avec l'inspiration ni avec la révélation, et que, si elle est l'inerrance de
droit, elle ne dispense nullement du travail et de l'étude. - 2) La sentence qui proclame la
foi et condamne l'erreur aura d'autant plus de poids, et sera d'autant mieux acceptée des
fidèles qu'elle aura été prononcée par l'ensemble du corps enseignant. - 3) Au point de
vue disciplinaire, le pape portera des lois d'autant plus opportunes et plus efficaces que,
par l'intermédiaire des évêques, il sera mieux au courant des erreurs et des abus qui se
trouvent dans l'Église universelle.
A ces différents points de vue, les conciles sont d'une utilité indiscutable. Ils ne sont pas
absolument nécessaires, comme les Jansénistes le prétendaient, mais il peut arriver qu'ils
soient relativement et moralement nécessaires dans les cas où l'unité de l'Église serait
mise en péril, par le fait du pape lui-même, qui deviendrait hérétique, en tant que docteur
privé, ou pécheur scandaleux (V. N° 399, n. 3) et surtout dans le cas où 1 élection d'un
pape serait douteuse, comme la chose s'est présentée lors du grand schisme d'Occident.

418. - 3. SÉRIE CHRONOLOGIQUE DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES.

L'on compte généralement jusqu'à notre époque dix-neuf conciles. Les voici dans leur
ordre avec quelques indications sur leur objet.
Le premier Concile de Nicée, en 325, réuni par Constantin sous le pontificat de saint
Sylvestre, il définit contre Arius la consubstantialité du Verbe, c'est-à-dire la divinité de
Jésus-Christ, sanctionna solennellement les privilèges des trois sièges patriarcaux de
Rome, d'Alexandrie et d'Antioche, et étendit à toute l'Église la coutume de l'Église
romaine, quant à la date de la célébration de la fête de Pâques.
2. Le premier Concile de Constantinople, en 381, sous le pape Damase et l'empereur
Théodose le Grand, définit contre Macédonius de Constantinople la divinité du Saint-
Esprit. Ce concile qui n'était œcuménique ni par sa convocation ni par sa célébration,
puisque le pape n'y avait été ni invité ni associé, n'acquit l'autorité et le rang de concile
œcuménique que plus tard par la reconnaissance et l'adhésion de l'Église universelle.
3. Le Concile d'Éphèse, en 431, sous le pontificat de Célestin I et le règne de Théodose
le Jeune, définit contre Nestorius l'unité de personne dans le Christ et la maternité divine
de Marie.
4. Le Concile de Chalcédoine, en 451, sous saint Léon le Grand et l'empereur Marcien,
condamna l'eutychianisme et définit la dualité de natures en Jésus-Christ. Le 28 e canon de
ce concile qui attribuait au patriarche de Constantinople la première place après celui de
Rome, n'a jamais été confirmé par le pape.
5. Le deuxième de Constantinople, en 553, condamna, comme entachés de
Nestorianisme, ce que l'on appela les Trois-Chapitres, c'est-à-dire Théodose de
Mopsueste et ses ouvrages, les écrits de Théordoret de Cyr contre Saint Cyrille et le
concile d’Ephèse, la lettre d’Ibas d’Edesse injurieuse pour le concile et saint Cyrille.
Célébré sans la participation et malgré opposition du Pape Vigile, il n’est devenu
oecuménique que par l'accession subséquente du Pontife.
6. Le troisième de Constantinople, en 680, condamna le monothélisme, ses défenseurs et
ses fauteurs, entre autres, le pape Honorius coupable de négligence dans la répression de
l'erreur. Convoqué sous Agathon, il ne fut confirmé que par son successeur Léon II qui
approuva le décret conciliaire, en l'interprétant, quant à Honorius, dans le sens que nous
avons indiqué au N° 339.
7. Le deuxième de Nicée, en 787, sous la régence de l'impératrice Irène et le pontificat
d'Hadrien Ier, définit contre les iconoclastes la légitimité du culte des images, en faisant la
distinction traditionnelle entre ce culte de vénération et celui d'adoration qui n'est dû qu'à
Dieu.
8. Le quatrième de Constantinople, en 869-870, sous Hadrien II, prononça la déposition
de l'usurpateur Photius.
9. Le premier Concile de Latran, en 1123, le premier des conciles œcuméniques
d'Occident, sous le pape Calixte II, prit des mesures sévères contre la simonie et
l'inconduite des clercs et approuva le concordat de Worms intervenu entre Calixte II et
l'empereur Henri V, au sujet des investitures. ,
10. Le deuxième Concile de Latran, en 1139, sous Innocent II, édicté des mesures
disciplinaires concernant le clergé.
11. Le troisième de Latran, en 1179, sous Alexandre III, condamne les Cathares et règle
le mode d'élection des papes, en déclarant validement élu le candidat qui aura réuni les
deux tiers des voix des cardinaux.
12. Le quatrième de Latran, en 1215, sous Innocent III. L'un des plus importants
conciles, il condamne les Albigeois et les Vaudois; il fixe la législation ecclésiastique sur
les empêchements de mariage, et impose à tous les fidèles l'obligation de la confession
annuelle et de la communion pascale.
13. Le premier Concile de Lyon, en 1245, sous Innocent IV, régla la procédure des
jugements ecclésiastiques et prononça la déposition de l'empereur FRÉDÉRIC II.
14. Le deuxième de Lyon, convoqué en 1274. par Grégoire X, rétablit l'union avec les
Grecs qui, outre la légitimité du Filioque, reconnurent la primauté du pape et la doctrine
catholique de l'Église latine enseignant l'existence du Purgatoire.
15. Le Concile de Vienne, en 1311-1312, sous Clément V, décide la suppression de
l'ordre des Templiers, et définit que l'âme raisonnable est la forme substantielle du corps
humain.
16. Le Concile de Baie-Ferrare-Florence (1431-1442), convoqué par Eugène IV, eut
pour objectifs principaux la réforme de l'Eglise et un nouvel essai de réconciliation des
Églises latine et grecque.
17. Le cinquième Concile de Latran, convoqué par Jules II, en 1512, et continué par son
successeur Léon X jusqu'en 1517, avait pour but primaire la réforme du clergé et des
fidèles. Il publia quelques décrets concernant les nominations aux charges
ecclésiastiques, le genre de vie des clercs et des laïques.
18. Le Concile de Trente, convoqué par Paul III et ouvert dans cette ville en 1545,
transféré deux ans plus tard à Bologne, suspendu bientôt après, puis réinstallé à Trente
par Jules III en 1551, interrompu à nouveau, puis repris et terminé sous Pie IV en 1563 a
eu pour but de combattre les erreurs protestantes. Il est le plus célèbre par le nombre et
l'importance de ses décrets dogmatiques et disciplinaires.
19. Le Concile du Vatican, convoqué par Pie IX, inauguré le 8 décembre 1869 et
suspendu le 20 octobre 1870, n'a pu tenir que quatre sessions. Aucun souverain
catholique n'a été autorisé à s'y faire représenter officiellement. Il a condamné, d'une part,
dans sa Constitution Dei Filius, les erreurs contemporaines sur la foi et la révélation, et il
a défini, d'autre part, dans la constitution Pastor aeternus les dogmes de la primauté et de
l'infaillibilité personnelle de Pierre et de ses successeurs.

419. - Conclusion. - L'Église, société parfaite. - De l'étude que nous venons de faire sur
sa constitution intime, il est permis de conclure que l'Église est une société parfaite. .
On entend par société parfaite toute société qui ne dépend d'aucune autre, tant dans la fin
qu'elle poursuit que dans les moyens qui lui sont nécessaires pour atteindre cette fin. Au
contraire, la société imparfaite est colle qui est subordonnée à une autre et qui n'a de
pouvoirs que ceux que cette autre veut bien lui concéder. Ainsi, les Sociétés de chemins
de fer, de mines, etc., sont des sociétés imparfaites, vu qu'elles sont subordonnés à l'État.
Que l'Église soit une société parfaite, cela découle de son origine et de sa nature : - a) de
son origine. C'est de la volonté de Jésus-Christ, de la volonté de Dieu, par conséquent,
que l'Église est née. Ne dépendant dans son existence d'aucune volonté humaine, il
s'ensuit qu'elle ne peut être subordonnée a aucun pouvoir civil : elle est, de par son
origine, une société autonome et indépendante ; - b) de sa nature. L'Église est une société
d'ordre spirituel, puisque Jésus-Christ lui a donné la mission et les pouvoirs de conduire
les hommes à leur fin surnaturelle. Mais, si elle est une société d'ordre spirituel, il est
évident qu'elle ne peut recevoir d'aucune société d'ordre temporel les moyens dont elle a
besoin pour sa fin surnaturelle ; ses pouvoirs ne peuvent dépendre de l'autorité civile
comme s'ils eu étaient une dérivation ou une participation. II ne faut doue pas s'étonner
que l'Église ait toujours revendiqué cette prérogative d'être une société parfaite et que
maintes fois elle ait affirmé son indépendance du pouvoir civil, comme elle l'a fait, en
particulier, en condamnant les propositions suivantes du Syllabus : « L'Église n'est pas
une vraie et parfaite société pleinement libre et ne jouit pas de droits propres conférés par
son^divin fondateur ; c'est au pouvoir civil à définir ses droits et les limites dans
lesquelles elle peut les exercer » (Prop., XIX). « Le pouvoir ecclésiastique ne doit pas
exercer son autorité sans la permission et l'assentiment du gouvernement. » (Prop., XX).
Les Pères du Concile du Vatican (1870) ont condamné de nouveau l'opinion selon
laquelle le Saint-Siège ne pourrait exercer ses pouvoirs de gouvernement sans le placet
du pouvoir civil (Const. I de l’Église du Christ, ch. 3).

BIBLIOGRAPHIE. - Du Dict. Vacant-Mangenot : DUBLANCHY, art. Église; ORTOLAN,


art. Canonisation ; QUILLIET, art. Censures doctrinales ; ORTOLAN, art. Conclave ;
FORGET, art. Congrégations romaines, art. Conciles. - Du Dict. d'Alès : FORGET, art.
Curie romaine (Cardinaux) ; CHOUPIN, art. Curie romaine (Congrégations). -
TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale. - PALMIERI, De Romano Pontifice
(Rome). - CHOUPIN, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège
(Beauchesne). - J. DE MAISTRE, DU Pape. - BOUDINHON, Primauté, Schisme et
Juridiction, dans la Rey. Le Canoniste contemporain, fév. 1896. - DEMEURAN, L'Église,
Constitution, Droit public (Beauchesne). - DOM GRÉA, De l’Église et de sa divine
constitution (Bonne Presse).

CHAP. II. - Constitution de l'Église (suite). Les Droits de l'Église.


Relation de l'Église et de l'État.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

Société d'ordre spirituel, l'Église est, de par son origine et sa nature, une société parfaite :
telle ost la conclusion à laquelle nous avons abouti dans le chapitre précédent (N° 419).
Deux points restent à établir : 1° les droits de l'Église ; et 2° les relations de V Église et
de l'État. Ce chapitre comprendra donc deux articles.

Art. 1. - Les Droits de l'Église.

420. - Société parfaite, l'Église est indépendante dans son existence et dans l'exercice de
ses pouvoirs : de là découlent tous ses droits. Mais comment déterminer ces droits ? Il
suffit, pour cela, de nous rappeler que tout pouvoir légitime entraîne comme
conséquences des droits correspondants, et d'autre part, que l'Église a reçu de son divin
fondateur la triple mission d'enseigner, de sanctifier et de gouverner. L'Église possède
donc tous les droits qui sont en corrélation avec sa mission et avec son triple pouvoir
doctoral, de ministère et de gouvernement.
Le pouvoir de ministère implique le droit d'administrer les sacrements. L'Église ayant
reçu de Notre-Seigneur la mission et le pouvoir de sanctifier, l'État doit lui laisser toute
liberté d'administrer les sacrements et d'exercer le culte selon les règles de sa liturgie.
Comme ce droit ne lui est guère contesté, nous ne nous y arrêterons pas autrement. Nous
nous bornerons donc à étudier, dans doux paragraphes, les droits de l'Église qui sont
dérivés de ses deux pouvoirs d'enseigner et de gouverner.

§ 1. - LES DROITS DE L'ÉGLISE DÉRIVES DE SON POUVOIR DOCTORAL.

421. - II est permis de poser en principe général que, en vertu du pouvoir doctoral qu'elle
tient de Notre-Seigneur, l'Église a le droit d'enseigner partout la doctrine chrétienne.
Jésus-Christ a dit, en effet, à ses Apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations. » Et
comme cet ordre embrasse tout l'univers, il s'ensuit que l'Église a le droit de s'établir
partout et que son magistère n'est limité ni dans le temps ni dans l'espace.
De la charge qui incombe à l'Église d'enseigner la doctrine du Christ découle un double
droit et un double devoir : le premier, de caractère positif et direct qui est de donner elle-
même l'enseignement religieux, - ce qui pose la question de l'École, - le second, négatif et
indirect, qui est de proscrire les doctrines contraires à la sienne, ce qui nous ramène à la
question de l'Index.

422. - Le droit d'enseigner. La question de l'École. - Remarquons, tout d'abord, qu'il


n'est question ici que des enfants qui, du fait de leur baptême, font partie du corps de
l'Église. Or, parmi eux, il convient de distinguer une double classe de sujets : les clercs et
les laïques.

A. RELATIVEMENT AUX CLERCS, ou plutôt, à ceux qui se préparent à devenir les ministres
de l'Évangile, il va de soi que l'Eglise a le droit de les recruter, de leur ouvrir des écoles
spéciales (séminaires), où elle puisse entretenir les vocations, leur donner l'instruction et
l'éducation appropriées aux fonctions auxquelles ils se destinent. C'est « aux Évêques
seuls, dit LÉON XIII, dans l'Encyclique Jampridem, que revient le droit et le devoir
d'instruire et de former les jeunes gens que Dieu appelle pour en faire ses ministres et les
dispensateurs de ses mystères. C'est de ceux à qui il a été dit : enseignez toutes les
nations, que les hommes doivent recevoir la doctrine religieuse ; à combien plus forte
.raison appartiendra-t-il aux Évêques de donner l'aliment de la saine doctrine, comment et
par qui ils jugeront convenable, à ces ministres qui seront le sel de la terre et tiendront la
place de Jésus-Christ parmi les hommes... Les chefs de gouvernement souffriraient-ils
jamais que les jeunes gens placés dans les institutions militaires pour y apprendre l'art de
la guerre, eussent d'autres maîtres que ceux qui excellent en cet art ? Ne choisit-on pas les
plus habiles guerriers pour former les autres à la discipline des armes et à l'esprit
militaire?... Voilà pourquoi, dans les concordats passés entre les Pontifes romains et les
chefs des États, à différentes époques, le Siège apostolique veilla, d'une manière spéciale,
au maintien des séminaires et réserva aux Évêques le droit de les régir, à l'exclusion de
toute autre puissance. »
Chargée de la formation de ses ministres, l'Église a le droit d'obtenir du pouvoir civil qu'il
ne les astreigne pas à des obligations incompatibles avec leur vocation, telles que le
service militaire. Cette immunité, qui a été l'objet des attaques les plus passionnées, se
légitime pourtant très bien au double point de vue du droit ecclésiastique et du droit
naturel : - a) Au point de vue du droit ecclésiastique, la chose ne fait pas de doute. De
nombreux canons de l'Église proclament ce droit et vont même plus loin puisqu'ils
interdisent aux ecclésiastiques, sous peine de censure, le port des armes et l'effusion du
sang humain ; - b) au point de vue du droit naturel, le bien-fondé de l'immunité est tout
aussi incontestable. Si l'État a le devoir de lever une armée et d'exiger le service
obligatoire, tant pour maintenir le bon ordre à l'intérieur que pour résister aux attaques de
l'ennemi, il a un autre devoir non moins impérieux, qui est de pourvoir aux besoins
religieux de la nation. Or cela suppose, d'une part, l'existence du clergé, puisque le clergé
est indispensable pour enseigner la doctrine et pratiquer le culte, et d'autre part,
l'exemption du service militaire pour la. bonne raison que celui-ci présente un gros obs-
tacle au recrutement sacerdotal.
A cela l'on objecte, il est vrai, que la caserne est une meilleure école que le séminaire,
pour faire l'apprentissage de la vertu, et qu'elle est un excellent moyen d'éprouver et de
rejeter les vocations mal affermies. Sans nier ce qu'il peut y avoir de juste dans cette
objection, il n'en est pas moins faux de prétendre qu'une vocation n'est solide qu'autant
qu'on l'a exposée aux plus dangereuses épreuves.
L'on objecte encore, au nom du fameux principe de l’égalité que, si les clercs participent
aux avantages de la vie sociale, il convient qu'ils prennent aussi leur part des charges
communes. Le raisonnement paraît impeccable, mais il s'agit de savoir précisément si le
clergé ne porte point sa part du fardeau commun. L'Église pense, au contraire, que ses
prêtres rendent à la société, par leur ministère, des services plus grands que ceux qu'ils
rendraient comme soldats. Sans doute, il faut des soldats contre les ennemis du dehors ; il
n'en faut pas moins, mais d'une autre sorte, pour résister aux ennemis du dedans: pour
lutter contre la propagation des idées fausses et subversives, contre l'impiété et la
corruption des mœurs. Et pour se préparer à cette mission, les sacrifices du prêtre qui, à
partir du séminaire, abdique sa liberté et renonce aux joies du monde et de la famille,
dépassent certainement en grandeur ceux des soldats. Nous pouvons donc conclure que
l'exemption du service militaire, longtemps reconnue à l'Église comme un droit, n'était
nullement un privilège excessif dont il y ait lieu de s'étonner ou de se scandaliser.

423. - B. RELATIVEMENT AUX LAÏQUES. - A aucun point de vue, l'Église ne peut se


désintéresser des écoles, même laïques.- 1. S'il s'agit en effet de l'instruction religieuse,
c'est à elle qu'en incombe le soin, et personne ne peut lui en contester le droit. - 2. S'il
s'agit de toute autre branche, sur le terrain de la littérature, de l'histoire et des sciences,
elle a le droit et le devoir de veiller à ce qu'on n'enseigne rien qui soit en opposition avec
sa doctrine, avec son dogme et sa morale. Dans le cas où les écoles sortiraient de leur
neutralité légale et deviendraient hostiles, elle devrait élever la voix, rappeler aux parente
le devoir
qui leur incombe, d'élever ou faire élever chrétiennement leurs enfants, et protester auprès
des maîtres qui trahissent leur mission. Allons plus loin. L'Église, comme toute autre
personne qui remplit les conditions voulues, doit jouir de la liberté d'ouvrir elle-même des
écoles: primaires, secondaires et supérieures (universités). A quel titre l'enseignement
pourrait-il devenir le monopole de l'État? Est-ce que, de droit naturel, les enfants
n'appartiennent pas aux parents d'abord, à la société ensuite? N'est-ce pas à ceux qui ont
donné la vie du corps qu'il revient de former l'intelligence et de faire l'éducation de
l'esprit? Mais s'il est vrai que l'instruction est une fonction des parents, et si, par ailleurs,
ceux-ci ne peuvent que rarement remplir leur charge par eux-mêmes, il s'ensuit qu'ils ont
le droit de se faire suppléer par des maîtres de leur choix. Là seulement, commencent les
droits et les devoirs de l'État : c'est à lui de surveiller l'enseignement donné par la famille
ou ses représentants, et de s'assurer s'il est conforme au bien commun, s'il ne porte aucune
atteinte aux vérités religieuses, s'il est en harmonie avec les aspirations des parents,
pourvu que ces dernières soient légitimes, s'il ne viole en rien les idées les plus sacrées et
ne va pas contre les droits de Dieu et de la patrie.
424. - Le droit de censurer les livres. L'Index. - L'Église ne remplirait
qu'imparfaitement son rôle de gardienne de la foi si elle ne pouvait condamner les
mauvaises doctrines ; d'où son double droit : - 1° « d'interdire aux fidèles d'éditer des
livres non soumis préalablement à sa censure et approuvés par elle, et - 2° de prohiber
pour de justes raisons les livres déjà édités » (can. 1384, § 1).
Du second droit découle l'origine de l'Index. On appelle Index le catalogue des livres
condamnés par le Saint-Office comme nuisibles à la foi ou aux bonnes mœurs, et dont la
lecture et la détention sont défendues aux fidèles.
L'ORIGINE de l'Index, en tant que catalogue, remonte au XVIe siècle. C'est seulement
quand, par l'invention de l'imprimerie, les livres en général et les mauvais livres en
particulier, se multiplièrent, que l'Église sentit le besoin de surveiller plus attentivement
les productions littéraires. Nous trouvons la première ébauche de l'Index dans un
catalogue de livres prohibés, dressé par les ordres de PAUL IV en 1557 d'abord, puis en
1559 ; mais la véritable institution de l'Index date du concile de Trente et de PIE IV, qui
promulgua un catalogue avec un ensemble de règles concernant la publication, la lecture
et la détention des ouvrages répréhensibles (1564). Ces règles ont été plusieurs fois
retouchées par différents papes, et, en dernier lieu, par LÉON XIII, qui, dans sa
Constitution apostolique Officiorum ac Munerum (fév. 1897), porta des Décrets généraux
sur la prohibition et la censure des livres. Le Saint-Siège ne pouvant connaître tous les
livres pernicieux qui sont édités dans le monde entier, LÉON XIII
qui attaquent, à l'occasion, la religion ou les bonnes mœurs ; - 4. les livres des
acatholiques qui traitent ex professo de la religion, à moins qu'il ne soit constaté qu'ils ne
contiennent rien contre la religion catholique ; - 5. les livres ou brochures qui édicta un
certain nombre de règles générales qui condamnent en bloc tous les mauvais livres,
règles qui forment le canon 1399 du Code.
« Sont prohibés par le droit : - 1. les éditions du texte original... de la Sainte Ecriture,
ainsi que les traductions faites ou éditées en n'importe quelle langue par les acatholiques ;
- 2. les livres des écrivains qui soutiennent l'hérésie, le schisme ou cherchent à ébranler
en quelque façon les fondements delà religion ; - 3. les livres qui attaquent la religion ou
les bonnes mœurs ; - 4. les livres des acatholiques qui traitent ex professo de la religion, à
moins à moins qu'il ne soit constaté qu'ils ne contiennent rien contre la religion
catholique ; - 5. les livres ou brochures qui racontent des apparitions nouvelles, des
révélations, des visions, des prophéties, ou qui cherchent à introduire des dévotions
nouvelles, même sous prétexte qu'elles sont privées, s'ils ont été publiés, sans tenir
compte des prescriptions canoniques ; - 6. les livres attaquant ou raillant quelque dogme
catholique, soutenant des erreurs condamnées par le Saint-Siège, blâmant le culte
catholique, cherchant à ruiner la discipline ecclésiastique, outrageant à l'occasion la
hiérarchie ecclésiastique, l'état clérical ou religieux ; - 7. les livres enseignant ou
recommandant une superstition quelle qu'elle soit, les sortilèges, la divination, la magie,
l'évocation des esprits et autres choses du même genre ; - 8. les livres proclamant que le
duel, le suicide ou le divorce sont licites ; les livres qui, traitant des sectes maçonniques
ou autres semblables, prétendent qu'elles sont utiles et inoffensives pour l'Eglise et la
société civile ; - 9. les livres traitant ex professo de choses lascives ou obscènes, les
racontant, les enseignant ; - 10. les éditions de livres liturgiques approuvés jadis par
l'Eglise mais qui, par suite de certains changements intervenus, ne concordent pas avec
les éditions authentiques actuellement approuvées par le Saint-Siège ; - 11. les livres
publiant des indulgences apocryphes, proscrites, ou révoquées ; - 12. les images, quel que
soit leur mode d'impression, de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la Bienheureuse Vierge
Marie, des anges, des saints ou des autres serviteurs de Dieu qui ne cadrent pas avec le
sentiment et les décrets de l'Eglise (Can. 1399).
A cette liste de livres condamnés d'une manière générale, il faut ajouter tous les livres
désignés nommément au catalogue de l'Index. A ce sujet, il convient de remarquer que les
rigueurs de l'Index ont été adoucies. Autrefois, des condamnations globales étaient
portées contre toutes les productions d’un auteur dont les tendances étaient reconnues
mauvaises. Ces prohibitions faites en haine de l’auteur, ont disparu de la récente édition
de l'Index.
USAGE. - Ceux-là seuls peuvent lire et garder les livres condamnés, qui en ont reçu
régulièrement l'autorisation du Saint-Siège ou de ses représentants.
« Les libraires ne peuvent ni vendre, ni prêter, ni garder les livres qui traitent ex professo
de choses obscènes ; quant aux autres livres condamnés, ils ne peuvent les vendre qu'avec
l'autorisation du Saint-Siège, et seulement à ceux qu'ils croient prudemment avoir le droit
légitime de les acheter (can. 1404).
« Les Ordinaires, et tous ceux qui ont le soin des âmes doivent opportunément avertir les
fidèles du danger et du mal de la lecture des mauvais livres, surtout des livres condamnés.
» (Can. 1405, § 2.)
« Quiconque lit sciemment, sans l'autorisation du Saint-Siège, des livres d'apostats ou
d'hérétiques, soutenant une hérésie, ainsi que les livres nommément condamnés, de
n'importe quel auteur ; quiconque garde ces livres, les imprime ou s'en fait le défenseur,
encourt ipso facto l'excommunication réservée spécialement au Souverain Pontife. »
(Can. 2318.)
La VALEUR de l'Index découle de ce qui a été dit précédemment (N° 402) au sujet de
l'autorité en général des décisions des congrégations, de celles du moins qui reçoivent
l'approbation du pape dans la forme commune. N'étant pas des actes du Souverain
Pontife, elles ne sont pas des décisions infaillibles ; mais elles exigent néanmoins de la
part des fidèles plus qu'une soumission extérieure, plus que le respect du silence; elles ont
droit à un assentiment prudemment et provisoirement terme.

425. -Objection. - Bien des critiques ont été élevées contre l'Index. Au nom des grands
principes modernes : liberté de conscience, liberté d'opinions, liberté de parole et d'écrit,
l'on attaque la législation de l'Église et le droit qu'elle revendique de défendre l'usagé de
certains livres.

Réponse. - Le droit de l'Église de proscrire les livres dangereux, repose sur la Sainte
Écriture, sur la tradition et sur la raison : - 1) Sainte Écriture. Comme nous l'avons vu(N°
310), l'Église a reçu de Jésus-Christ la mission d'enseigner la doctrine du Christ. De là dé
ouïe pour elle le devoir, non seulement de prêcher la vraie doctrine, mais de s'opposer à
tout ce qui pourrait entraver la conservation de la vérité intégrale: elle a donc plus que le
droit, elle a le devoir de flétrir et de condamner les livres impies ou immoraux. - 2)
Tradition. La pratique de l'Église, encore que, sous, sa forme actuelle, elle date seulement
du XVIe siècle, remonte aux origines du christianisme. Saint Paul met son disciple
Timothée en garde contre les discours profanes et vains qui font des ravages comme la
gangrène (II Tim., II, 16, 17), recommandation qui doit s'entendre autant et plus encore
des discours écrits. Il est dit, en outre, dans les Actes (XIX, 19) que, à la suite de ses
prédications à Éphèse, « beaucoup de ceux qui s'étaient adonnés aux superstitions
dangereuses, apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tout le peuple ». Depuis les
Apôtres, les Pères de l'Église, les conciles et les papes n'ont jamais cessé de stigmatiser
les mauvais livres, ainsi que le rappelle LÉON XIII dans sa constitution « Officiorum » : «
L'histoire, dit il, atteste le soin et le zèle vigilant des Pontifes romains à empêcher la libre
diffusion des ouvrages hérétiques, véritable calamité publique. L'antiquité chrétienne est
pleine de ces exemples. Anastase 1 er condamna rigoureusement les écrits dangereux
d'Origène ; Innocent Ier ceux de Pelage, et Léon le Grand tous ceux des manichéens... De
même, dans le cours des siècles, des sentences du Siège Apostolique ont frappé les livres
funestes des monothélites, d'Abélard, de Marsile de Padoue, de Wicleff et de Huss. » - 3)
Raison. I1 est évident que la doctrine qui revendique, au nom de la liberté, le droit
illimité pour tout individu, de soutenir sur toutes les questions l'opinion qu'il lui plaît, est
une doctrine absurde, déraisonnable et anarchique. Ce serait en effet mettre sur le même
pied le bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux, la vertu et le vice. Aucune
société ne s'accommoderait de tels principes ; quelque loin que puisse aller son amour de
la liberté, il y a cependant des limites qu'elle n'oserait dépasser. Pourquoi s'étonner alors
que l'Église, qui est une société parfaite, qui a pour ses sujets la sollicitude d'une mère,
prenne le plus grand soin à écarter le poison qui menace l'âme de ses enfants!

§ 2. - LES DROITS DE L'ÉGLISE DÉRIVÉS DE SON POUVOIR DE GOUVERNEMENT.

426. - Parmi les principaux droits que l'Église détient de son pouvoir de gouvernement, il
convient de citer :

1° Le droit d'organiser sa hiérarchie. - Qu'il s'agisse des ministres eux-mêmes ou des


territoires à administrer, il est clair que l'Église a le droit de revendiquer une
indépendance complète. Elle est libre de choisir ses ministres, comme elle l'entend, et de
leur assigner les contrées à évangéliser. Elle peut, par conséquent, diviser le territoire en
circonscriptions plus ou moins grandes, provinces, diocèses, paroisses, et, si elle le juge à
propos, modifier les divisions anciennes et en former de nouvelles.
Que, dans le cours des siècles, l'Église ait varié dans le mode d'organiser sa hiérarchie,
qu'il lui soit arrivé, par exemple, d'accorder au peuple ou aux chefs d'État le privilège
d'intervenir et de désigner eux-mêmes le candidat, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ce
sont là autant de concessions que l'Église a faites en raison des avantages que par ailleurs
elle en retirait. Il est bien certain, en effet, pour ne prendre qu'un exemple, que l'élection
des ministres sacrés par le peuple, avait le double avantage de désigner, tout au moins
d'une manière générale, le candidat le plus digne (vox populi vox Dei) et, en tout cas,
celui qui devait être le mieux agréé. De toute façon, de telles concessions n'ont jamais
rien retranché et ne retrancheraient rien, si elles étaient faites à nouveau, au droit
imprescriptible que l'Église possède de nommer elle-même ses pasteurs et de leur donner
l'institution canonique.

427. - 2° Le droit de fonder des Ordres religieux. - Deux côtés sont à considérer dans
la fondation des Ordres religieux : le côté spirituel et le côté temporel. Le premier, qui
consiste dans le choix d'un genre de vie le plus propre à l'observation des conseils
évangéliques, rentre dans les droits de l'Église. Indubitablement, c'est à elle qu'il revient
de régler la forme suivant laquelle il convient de pratiquer les conseils évangéliques. Le
côté temporel, puisque aucune association terrestre, de quelque nature qu'elle soit, ne
saurait s'en désintéresser, est du ressort du pouvoir civil, mais celui-ci a le devoir de
traiter ces questions, d'accord avec l'Église.

428. - 3° Le droit de posséder. - Quoique d'ordre spirituel, l'Église n'en reste pas moins
une société d'hommes qui ne peuvent vivre ni pratiquer leur religion s'ils ne possèdent
des biens temporels. L'Église, en effet, doit pourvoir à l'entretien de ses ministres et de
ses temples ; elle doit subvenir aux frais du culte et assister les pauvres. Elle doit donc
jouir de la capacité juridique d'acquérir des biens et de les administrer. Pourquoi ne
pourrait-elle pas acquérir et posséder réellement les biens matériels qui lui sont
nécessaires pour atteindre la fin qu'elle poursuit? Qui oserait prétendre que le fait d'être
membre d'une association religieuse, dépouille un homme de ses droits naturels? Et si
l'Église a le droit d'acquérir les biens temporels, pourquoi ne jouirait-elle pas du droit de
les administrer librement, tout aussi bien que les autres personnes morales : départements,
communes, hôpitaux, auxquels on ne conteste pas ce droit ?
L'on objecte contre le droit de propriété que, les biens de l'Église étant des biens de
mainmorte, ils causent à l'État et à la société un préjudice très grave, car, du fait qu'ils
sont rarement aliénés et jamais transmis, ils échappent aux droits de mutation. -
L'objection ne vaut pas, attendu que l'État, d'un côté, peut toujours limiter l'étendue du
droit d'acquisition, et de l'autre, qu'il sait remplacer les impôts de mutation par d'autres
non moins lourds. C'est ainsi qu'en France les propriétés des religieux ont été frappées du
« Droit d'accroissement», qui constitue un impôt d'exception dépassant plusieurs fois les
impôts qu'ont à payer les sociétés anonymes, industrielles, commerciales, ou financières.

LE POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. - Au droit de posséder se rattache la question du


pouvoir temporel des Papes.
Le pouvoir temporel de la Papauté est une des questions sur lesquelles la doctrine de
l'Église a été souvent et âprement discutée. Ses adversaires représentent le pouvoir
temporel comme une usurpation, et comme le fruit de l'ambition des papes, fis le disent
incompatible avec le pouvoir spirituel et en opposition avec les paroles de Jésus-Christ
qui a proclamé que son royaume n'était pas de ce monde (Jean, XVIII, 36). Et ils
concluent que PIE IX, en censurant dans le Syllabus les adversaires du pouvoir temporel,
a commis un véritable abus de pouvoir. Ces attaques sont injustifiées. Assurément, la
souveraineté temporelle du Pape n'est pas un dogme. Elle n'est pas d'institution divine, et
l'on ne saurait prétendre davantage qu'elle soit d'une nécessité absolue, vu qu'elle n'a pas
toujours existé et qu'elle n'existe plus. Mais c'est à tort qu'on l'accuse d'être illégitime et
de ne servir à rien, bien plus, d'être nuisible et de faire tort à la puissance spirituelle. - 1.
Loin d'être illégitime, le pouvoir temporel des Papes s'appuie sur les titres les plus
authentiques. Ce sont les peuples eux-mêmes qui ont investi les Papes de leur
souveraineté temporelle. Certains auteurs ont mis l'origine du pouvoir temporel dans une
donation de CONSTANTIN, lorsque cet empereur, devenu chrétien, abandonna Rome au
Pape et alla fonder Constantinople. Cette opinion n'a plus guère de créance ; ce qui est
plus vrai, c'est que, à partir de ce moment, les empereurs furent inférieurs à leur tâche. Au
moment où les barbares envahissent l'Italie .et la mettent à sac et à sang, ils ne sont pas là
pour défendre leurs peuples. Seule, une majesté se dresse devant le flot barbare, et l'Italie,
que les empereurs de Byzance ne peuvent secourir, se tourne d'instinct vers les Papes
comme vers ses protecteurs-nés. « Le malheur des temps, dit le protestant GIBBON,
augmenta peu à peu le pouvoir temporel des Papes. » Ce sont les peuples qui les ont
forcés à régner. Lorsque Pépin le Bref et Charlemagne cédèrent à la Papauté les premiers
éléments du Patrimoine de saint Pierre, ils ne firent en somme que sanctionner par un acte
solennel la souveraineté que les peuples avaient reconnue depuis longtemps aux Papes. -
2. Reposant sur les titres les plus légitimes, le pouvoir temporel n'est nullement
incompatible avec le pouvoir spirituel. Il lui est, au contraire, de la plus grande utilité, car
il en est la meilleure garantie. N'est-il pas évident, en effet, que, si le Pape ne possède pas
un territoire où il soit le souverain temporel, s'il est soumis à la juridiction d'une autre
puissance, il y a toujours à craindre qu'il ne soit plus libre dans l'administration du monde
catholique, que ses décisions soient influencées par une force extérieure et supérieure à
lui, et que, de la sorte, les intérêts de l'Église paraissent s'inféoder aux intérêts du peuple
dont le Pape est le sujet ? Sans doute, la loi du 13 mai 1871, dite loi des garanties,
promulguée par le gouvernement italien, a déclaré le pape sacré et inviolable, lui a
reconnu le droit aux honneurs de souverain, et a soustrait les palais qui lui sont réservés à
la juridiction italienne (privilège de l’extraterritorialité), mais il est clair que de telles
garanties sont bien précaires et aléatoires : concédées aujourd'hui, elles peuvent être
retirées demain, au gré des caprices et du sectarisme d'un autre gouvernement. Pour ces
raisons, il convient que le Pape soit indépendant et maître chez lui, et que lui soit restituée
la souveraineté temporelle qui lui était échue si providentiellement et dont il a été
injustement dépouillé

429. - 4° Le droit de légiférer. - Du pouvoir législatif de l'Église découle le droit de faire


des lois, touchant la doctrine, la discipline et le culte, qui s'étendent à l'Église universelle.
Or le droit de faire des lois implique à son tour celui de les promulguer, et
conséquemment, le droit pour le Pontife romain de communiquer librement avec tous ses
sujets. Ce droit, combattu jadis par les légistes et les gallicans en France, par les
Joséphistes ou partisans de JOSEPH II, en Allemagne (XVIIIe siècle), qui prétendaient que
les lois ecclésiastiques ne pouvaient être promulguées sans l'agrément de l'État, - placet,
exequatur, - a toujours été revendiqué par l'Église, et particulièrement par PIE IX, qui
condamna l'opinion contraire contenue dans les propositions suivantes du Syllabus : « La
puissance ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et
l'assentiment du gouvernement civil» (Prop. XX). « La puissance civile a non seulement
le droit qu'on appelle d'exequatur ; mais encore le droit qu'on nomme d'appel comme
d'abus » (Prop. XLI).

430. - 5° Le Droit de répression. - Puisque le pouvoir de gouvernement implique, non


seulement le pouvoir législatif, mais encore les pouvoirs, judiciaire et coercitif, il s'ensuit
que l'Église a le droit de juger et de punir les infractions à ses lois, dans le but de faire
respecter ses institutions par ceux qui les ont librement acceptées.
En vertu de ce droit, naturel et divin, totalement indépendant de toute autorité humaine,
l'Église peut frapper les délinquants qui sont soumis à son autorité, de peines soit
spirituelles, soit même temporelles (Can. 2214).

A. PEINES SPIRITUELLES. - Les principales peines spirituelles sont les censures. « La


censure est une peine spirituelle et médicinale, relevant du for extérieur, par laquelle
l'Église prive un homme baptisé, pécheur et contumace de certains biens spirituels ou
annexés aux spirituels, jusqu'à ce qu'il vienne à résipiscence et soit absous » (can. 2241, §
1). Si l'on considère les biens dont elles privent, il faut distinguer trois sortes de censures :
l'excommunication, la suspense et l'interdit.
a) l'excommunication est une censure qui retranche celui qui en est frappé de la
communion des fidèles (can. 2257, §1). Il y a deux classes d'excommuniés : les excom-
muniés dénoncés ou à éviter (vitandi) et les excommuniés tolérés, selon qu'ils ont été, ou
non, nommément excommuniés. Tout excommunié est privé du droit d'assister aux
offices divins, sauf à la prédication (Can. 2259), du droit de recevoir les sacrements
(Can. 2260). Il ne peut administrer licitement les sacrements, sauf dans le péril de mort
(Can. 2261). Il ne participe plus aux indulgences, suffrages, prières publiques de l'Église
(Can. 2262), et ne peut plus être pourvu des bénéfices et des charges ecclésiastiques
(Can. 2263). L'excommunié dénoncé est privé de la sépulture ecclésiastique (Can. 2260).
Comme toute peine, l'excommunication est dite latae sententiae (sentence portée
d'avance) ou ferendae sententiae (sentence à porter) selon qu'elle est encourue par le fait
même (ipso facto) qu'on a commis une faute déterminée car les canons, ou qu'elle a
seulement son effet après la sentence rendue contre le coupable. - b) La suspense est une
censure qui enlève au clerc ou au prêtre l'usage delà totalité ou d'une partie de ses
pouvoirs : elle le prive, soit des fonctions de son pouvoir d'ordre (suspense a divinis) soit
de son office, c'est-à-dire de ses pouvoirs de juridiction (suspense a jurisdiclione), soit de
son bénéfice, c'est-à-dire des revenus attachés à son titre. Si la suspense est totale, elle le
prive des trois à la fois. Le prêtre suspens a divinis ne peut plus exercer licitement les
fonctions qui relèvent de son pouvoir d'ordre (v. g. dire la messe, administrer les
sacrements). Le prêtre suspens a iurisdictione ne peut plus exercer ni validement ni
licitement aucun acte de juridiction il n'administre donc plus validement le sacrement de
Pénitence qui requiert le pouvoir de juridiction pour être valide. Mais le clerc suspens
peut, comme tous les fidèles participer à l'usage passif, ou réception, des sacrements. - c)
l'interdit « prive de l'usage de certaines choses saintes, comme, par exemple, de quelques
sacrements de quelques offices publics, de quelques cérémonies solennelles, de la
sépulture ecclésiastique, etc. » (voir can. 2268 et suiv.) On distingue : 1. l’interdit
personnel qui frappe clercs ou laïcs ; 2. l’interdit local, s’il est prononcé contre un lieu :
église, cimetière, ville, paroisse ; 3. l’interdit particulier qui n’atteint qu’un personne ou
un lieu ; 4. l’interdit général qui frappe toute une contrée, le clergé de tout un Etat, tous
les membres d'un chapitre, d'une congrégation, etc.

Nota. - 1) Comme on peut le voir, la suspense diffère des deux autres censures en ce
qu'elle n'atteint que les clercs, et l'interdit diffère à son tour de l'excommunication et de la
suspense en ce qu'elle est une peine qui frappe aussi bien les lieux que les personnes. - 2)
Une censure n'est légitime qu'autant qu'elle est infligée pour une faute mortelle,
extérieure, consommée et si, outre ces conditions il y a contumace, c'est-à-dire s'il y a, de
la part du coupable, refus obstiné d'obéir à une loi dûment promulguée et connue. - 3)
Aucune censure ne frappe ceux qui ignorent

431. - B. PEINES TEMPORELLES. - Les peines spirituelles ne choquent pas les


adversaires de l'Église, mais il n'en va pas de même des peines corporelles. L'Église,
objectent-ils, est une société spirituelle qui doit gouverner les âmes par des actes libres,
par la persuasion et non par la force. Elle n'a donc pas le droit d'infliger des peines
corporelles.
Il est vrai que l'Église, par rapport à la fin qu'elle poursuit, est une société spirituelle.
Mais, toute spirituelle qu'elle est, ce n'en est pas moins une société composée d'hommes,
par conséquent, d'éléments visibles comme toutes les autres sociétés. Comme celles-ci,
elle a donc le droit de se protéger contre ceux qui mettent son existence en péril. Et si les
peines spirituelles ne suffisent pas, pourquoi ne pourrait-elle pas, par des moyens
corporels, empêcher ses enfants dévoyés et rebelles, de nuire aux autres, les ramener eux-
mêmes dans la voie du devoir et, s'il le faut, sacrifier le corps pour sauver l'âme?
Ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué, et, tout récemment encore, PIE IX ne craignait
pas de condamner l'opinion contraire ainsi formulée dans la proposition XXIV du
Syllabus : « L'Église n'a pas le droit d'employer la force ; elle n'a aucun pouvoir temporel
direct ou indirect. » Mais si l'Église s'est reconnu dans le passé, et se reconnaît encore le
droit d'appliquer des peines corporelles, elle est la première à estimer que ce qui a pu
convenir à une époque où la société était chrétienne, où les principes de la religion
pénétraient si profondément les institutions politiques, ne s'accommoderait plus aux
besoins du moment. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que l'Église, au moyen âge,
recourut au bras séculier pour punir les crimes, comme ceux d'hérésie, qui semblent être
du domaine exclusif des idées pures, mais qui, en fait, troublaient la sécurité de l'État
chrétien, et devenaient alors de véritables crimes sociaux et politiques. Il est d'ailleurs
contraire aux lois élémentaires de la critique historique de juger les mœurs du passé par
celles du présent, les idées anciennes par les idées modernes.

432. - Corollaire. - Le privilège du for ecclésiastique. En dehors des droits que nous
venons d'énumérer, l'Eglise a joui autrefois d'un certain nombre d'immunités, entre autres,
du privilège, dit du for ecclésiastique. Ce privilège avait pour effet de soustraire la
personne des clercs à la juridiction du pouvoir civil, en sorte qu'ils étaient jugés, non par
les laïques, mais par les tribunaux ecclésiastiques. Que faut-il penser de cette immunité?
Faut-il dire avec certains que c'était là un privilège injuste, et que toute infraction aux lois
de l'État, quel qu'en soit l'auteur, doit être réprimée par le pouvoir, duquel elles émanent?
On pourrait le croire au premier abord, mais si l'on prend soin de se placer dans
l'hypothèse d'une société chrétienne, l'on conviendra aisément qu'il est naturel que les
clercs qui sont spécialement soumis au pouvoir de l'Église, soient jugés par les tribunaux
ecclésiastiques. Le prêtre ne remplira efficacement sa mission que dans la mesure où il
jouira de la considération et du respect. Or toute comparution devant les tribunaux est
cause de scandale, et doit enlever, non seulement à l'accusé, mais à tous les prêtres,
l'autorité dont ils ont besoin pour prêcher la morale et exercer leur ministère. Aussi, bien
que le Saint-Siège ait renoncé à cette immunité dans presque tous les pays catholiques,
PIE IX n'en a pas moins proclamé hautement le droit de l'Église par la condamnation de la
proposition XXXI du Syllabus : « Le for ecclésiastique pour les procès temporels des
clercs, soit au civil soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le
Siège Apostolique et sans tenir compte de ses réclamations. »

Art. II. - Relations de l'Église et de l'État.

433. - Bien que société parfaite, l'Église est appelée à vivre dans l'État. Voilà, par le fait,
deux sociétés autonomes, indépendantes, placées, sinon en face, du moins à côté l'une de
l'autre. Quelles seront donc leurs relations ? II y a deux façons de les déterminer. Ou bien
l'on considère l'Église seule, dans sa divine constitution, - avec ses pouvoirs et ses droits,
- sans tenir compte des situations diverses dans lesquelles elle peut se trouver» Ou bien
on la considère d'une manière concrète et dans les circonstances de fait auxquelles
forcément elle doit s'adapter. En d'autres termes, il y a lieu de distinguer entre les
principes et leur application, entre la théorie et la pratique, ou, pour employer les termes
courants, entre la thèse et l'hypothèse. Toutefois, si l'on prend soin de remarquer que les
principes peuvent s'appliquer dans le cas d'un État catholique, la thèse se confond alors
avec l'hypothèse. D'où il suit que nous pouvons établir les relations de l'Église et de l'État
en restant toujours dans le domaine des réalités. Ainsi ferons-nous dans les deux
paragraphes suivants où nous étudierons les rapports des deux sociétés : 1° dans le cas
d'un État catholique ; et 2° dans le cas d'un État acatholique.
§ 1. - RELATIONS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT DANS LE CAS
D'UN ÉTAT CATHOLIQUE.

434. - Envisagées à un point de vue général, les relations de l'Église et de l'État


comportent trois solutions possibles. Il peut y avoir, ou bien domination d'un pouvoir par
l'autre, ou bien séparation complète, ou accord mutuel.

1° Erreurs. - Les deux premiers systèmes s'opposent à la doctrine catholique que nous
exposerons plus loin.

A. La thèse de la DOMINATION D'UN POUVOIR PAR L’AUTRE peut être entendue


dans un double sens, selon que l'on enseigne la subordination complète de l'Etat à l'Église
ou de l'Église à l'État. - a) La première opinion, qui n'a eu que de rares partisans, parmi
les théologiens et les canonistes, ne doit pas retenir notre attention. - b) La seconde
opinion, qui veut que l'Église soit subordonnée à l'État, a été professée autrefois par les
légistes césariens, et, à l'époque moderne, par les libéraux de la Révolution. Partant d'un
principe opposé, - puisque les partisans du césarisme considéraient les empereurs et les
rois comme des maîtres absolus, en qui résidait l'autorité suprême, tandis que les libéraux
révolutionnaires regardaient le peuple comme le seul souverain et l'unique source du
pouvoir, - les uns comme les autres aboutissaient au même résultat, et confisquaient tous
les droits au profit1 d'un pouvoir unique, de la personnalité de l'État, quel qu'en fût le nom
: empereur, roi, peuple, monarchie ou démocratie. Dans un tel système, la religion peut
être sans doute conservée pour les services que l'État espère en retirer, mais il n'y a plus
de place pour une Église indépendante et libre. Il ne faut plus parler des droits de l'Eglise
; celle-ci ne saurait en avoir d'autres que ceux qui lui sont octroyés par le bon vouloir du
prince-État. Au césarisme et au libéralisme absolu se rattachent le gallicanisme et le
joséphisme, qui, tout en reconnaissant que l'Église est indépendante et souveraine dans les
choses purement spirituelles, attribuent à l'Etat une autorité prépondérante dans les
questions mixtes : v. g. le droit d'empêcher la publication de bulles, encycliques,
mandements, etc., sans son consentement préalable.

435. - B. La thèse de la SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT est l'erreur du


libéralisme modéré. Partant de ce principe que l'Église et l'État sont deux rées, s'ignorant
réciproquement.

Le libéralisme modéré, avec des nuances diverses, a été la grande erreur du siècle dernier.
Nous le voyons naître, avec LAMENNAIS, quelque peu après la Révolution de 1830. En
face d'une société totalement transformée, et désormais acquise à ce qu'on appelle les
libertés modernes, les libéraux catholiques rêvèrent de réconcilier l'Église et la société
nouvelle en se plaçant sur le seul terrain de la liberté. N'hésitant pas à faire le sacrifice
des droits et immunités de l'Église, ils se contentèrent de réclamer pour elle comme pour
tout autre culte, la seule liberté, estimant que la religion doit être propagée par la
persuasion, et non par la coaction, et que la vérité n'a pas besoin de protection pour
triompher de l'erreur.

436. - 2° La Doctrine catholique - La doctrine catholique comprend deux points : les


principes et 1 application des principes.

A. Les Principes. - 1. L'Église et l'État sont tous les deux des pouvoirs distincts,
indépendants, chacun dans son domaine. « Dieu, dit LÉON XIII dans son Encyclique
Imrnortale Dei, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la
puissance ecclésiastique et la puissance civile : celle-là préposée aux choses divines,
celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine, chacune est
renfermée dans des limites parfaitement déterminées, et tracées en conformité de sa
nature et de son but spécial ». Il n'est donc pas vrai de prétendre, avec le césarisme et le
libéralisme absolu, que l'État est le pouvoir souverain d'où découlent tous les droits, ceux
de l'Église aussi bien que ceux des autres sociétés. Sans doute, l'Église est dans l'État,
mais elle y est, comme société parfaite, et non comme une partie qui doit être
subordonnée au tout. Chaque puissance est souveraine dans sa sphère, et cette sphère est
tracée par la nature et la fin des deux sociétés. A l'Église donc les affaires spirituelles,
c'est-à-dire tout ce qui se rapporte au salut des âmes : prédication de l'Évangile,
administration des sacrements, célébration du culte divin, jugement sur la moralité des
actes humains, etc. A l'État, les affaires temporelles, c'est-à-dire tout ce qui concerne les
intérêts matériels de ses sujets et ce qui est requis pour le bien et la protection de la
société, comme le pouvoir de déterminer les droits politiques des citoyens, les effets
civils des contrats, d'établir des impôts, de lever des armées, de promouvoir les sciences
et les arts, de punir les transgresseurs des lois civiles, etc.

Les deux puissances étant souveraines, chacune dans leur sphère, il s'ensuit que l'une est
subordonnée à l'autre pour tout ce qui n'est pas de son ressort. Donc l'Église est
dépendante et subordonnée à l'État dans les questions temporelles ; elle est indépendante
et souveraine dans les questions spirituelles, et c'est du reste la condition de son
existence. Car si l'Église était assujettie au pouvoir civil sur le terrain religieux, elle serait
fractionnée en autant de parties qu'il y aurait d'États ; elle ne serait plus ni une, ni
universelle, ni indéfectible : en un mot elle ne serait plus l'Église catholique.
2. Bien qu'ils soient deux pouvoirs distincts et indépendants, l'Église et l'État ne doivent
pas vivre séparés mais s'unir dans un mutuel accord. Et de cette union, LÉON XIII donne
les raisons dans son Encyclique Immortale Dei ; « Leur autorité, dit-il en parlant des
deux pouvoirs, s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même
chose, quoique à des titres différents, ressortisse à la juridiction de l'une et l'autre
puissance. Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système de
rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui dans l'homme constitue l'union
de l'âme et du corps. »
Ainsi, d'après la doctrine catholique, si l'Église et l'État ont des domaines distincts, ils ont
aussi des frontière? communes. Et comment en serait-il autrement, alors que les deux
sociétés détiennent leurs pouvoirs de Dieu et s'adressent aux. mêmes sujets? I1 est vrai
que leurs fins sont différentes, mais celles-ci ne doivent jamais s'opposer entre elles, plus
que cela, la fin temporelle, que poursuit l'État, manquerait son but si, en définitive, il
n'était pas tenu compte de la fin éternelle et de la destinée future. Il peut donc arriver que
les mêmes objets (v. g. les écoles, le mariage, à la fois contrat civil et religieux), et
quoique à des titres différents, ressortissent à la juridiction de l'une et de l'autre
puissance», comme dit LÉON XIII. Il peut arriver encore que certaines choses, tem-
porelles de leur nature, rentrent dans l'ordre spirituel par leur destination et tombent de ce
fait sous la juridiction de l'Église. Tel est le cas des lieux et des objets sacrés : églises,
mobilier, servant au culte, biens destinés à l'entretien des ministres, etc. Sur ces différents
points qui forment ce qu'on appelle les questions mixtes, on ne saurait contester la
juridiction de l'Église. Il est même permis d'aller plus loin et de dire que, à un certain
point de vue, l'Église a un pouvoir indirect sur toutes les choses temporelles, non pas en
tant qu'elles sont temporelles, mais parce qu'elles doivent toujours être des moyens
d'atteindre la fin surnaturelle. C'est en vertu de ce pouvoir que les Papes du moyen âge se
sont parfois élevés contre les princes qui abusaient de leur puissance, qu'ils sont allés
jusqu'à les déposer comme indignes de la souveraineté et ont délié leurs peuples du
serment de fidélité.
Il suit de là que, en principe, s'il surgit des conflits, l'État doit céder, puisque son pouvoir
est inférieur à celui de l'Église par sa nature et sa fin. En pratique, il convient qu'il y ait
union entre les pouvoirs ; il faut que l'Église et l'État, loin de s'ignorer réciproquement, se
parlent, fassent des conventions ou concordats et que ces derniers soient loyalement
observés par tous les deux.

437. - B. Application des principes dans le cas d'un État catholique. - Dans
l'hypothèse d'un État catholique, c'est-à-dire, là où les principes peuvent recevoir leur
application, quels seront donc les devoirs réciproques de l'Église et de l'État ?
L'on peut dire, d'une manière générale, que la concorde qui doit régner entre eux
requiert : - 1) du côté négatif : que chaque puissance veille à. ne pas violer les droits de
l'autre et à ne pas entraver son action ; - 2) du côté positif, que chacune mette au service
de l'autre l'influence dont elle dispose pour le bien des deux sociétés.

a) DEVOIRS DE L'ÉGLISE. - L'Église doit prêter à l'État l'appui de son autorité et de ses
œuvres. Qui ne voit du reste combien par sa doctrine elle peut travailler au bonheur des
peuples puisque, d'une part, elle « fait remonter jusqu'à Dieu même l'origine du pouvoir,
qu'elle impose avec une très grande autorité aux princes l'obligation de ne point oublier
leurs devoirs, de ne point commander avec injustice ou dureté », et d'autre part, qu'elle «
commande aux citoyens à l'égard de la puissance légitime, la soumission comme aux
représentants de Dieu, et les unit aux chefs de l'État par les liens, non seulement de
l'obéissance, mais du respect et de l'amour, leur interdisant la révolte et toutes les
entreprises qui peuvent troubler l'ordre et la tranquillité de l'État »? (Enc. Libertas).
Ainsi, de l'influence de l'Église, l'État retirera un double profit. L'autorité des chefs,
considérée, non pas uniquement comme l'expression de la volonté du peuple, mais
comme venant de Dieu, revêtira un caractère sacré et se conformera mieux aux règles de
la justice. Le peuple, à son tour, acceptera l'obéissance comme une soumission à la
volonté de Dieu, qui, loin de l'humilier, ne peut que l'ennoblir.
b) DEVOIRS DE L'ÉTAT. - 1. Le premier devoir de l'État vis-à-vis de la religion en
général, c'est de rendre lui-même un culte social à Dieu. La raison seule démontre à
l'évidence la nécessité de ce culte. Dieu n'est-il pas le maître des sociétés comme des
individus? Or, dit LÉON XIII (Enc. Immortale Dei), « si la nature et la raison imposent à
chacun de nous le devoir d'honorer Dieu d'un culte religieux, parce que nous sommes
sous sa puissance, et parce que, sortis de lui, nous devons retourner à lui, la même loi
oblige la communauté politique ». Le chef de l'État doit donc rendre hommage à Dieu au
nom du peuple qu'il représente, en s'associant aux actes de religion qui s'accomplissent au
sein de l'Église catholique. Nous disons « de l'Église catholique» car, bien que le culte de
Dieu s'impose, antérieurement à toute religion révélée, il va de soi que, si Dieu a dit
comment il voulait être adoré et servi, il y a obligation, non seulement pour les individus,
mais pour le corps social, de se soumettre à ses ordres. 2. Le second devoir de l'État est
de reconnaître tous les droits de l'Église, tels qu'ils découlent de sa constitution divine et
que nous les avons décrits dans l'article précédent. L'État doit donc disposer la législation
civile de manière à seconder et à développer la religion catholique. Il ne lui appartient pas
de connaître lui-même des doctrines. « II laissera, dit Mgr D'HULST, l'Église juger les
novateurs et, s'ils s'obstinent dans leur révolte, les punir selon les lois canoniques, et les
exclure de son sein. Mais il pourra prêter à l'autorité religieuse le pouvoir coercitif dont il
dispose, pour arrêter une contagion dont les progrès seraient nuisibles à la société civile
elle-même. »

438. - 1re Objection. - Contre la thèse catholique, nos adversaires objectent les
empiétements de l'Église, et font remarquer que, si l'État admet l'indépendance de
l'Église, et lui reconnaît tous les droits qu'elle revendique, elle formera un « État dans
l'État» et deviendra un gouvernement théocratique intolérable.

Réponse. - Pour craindre les empiétements de l'Église, il faudrait d'abord prouver que
l'Église est une puissance susceptible d'être dangereuse à la sécurité de l'État. Or les
Pontifes romains et la doctrine catholique ont toujours enseigné aux fidèles l'obéissance
aux lois portées par l'État, à moins qu'elles ne fussent en opposition avec les droits de
Dieu et de la conscience.
Assurément, la coexistence de deux sociétés indépendantes serait une cause de troubles et
de désordres, si ces sociétés étaient toutes deux du même ordre, si elles tendaient, soit à
une même fin, soit à des fins opposées entre elles. Or il n'en est rien. Nous avons vu que
l'Église et l'État ont des fins différentes et que ces fins, l'une d'ordre spirituel, l'autre
d'ordre temporel, ne sont nullement en opposition, que, au contraire, elles peuvent et
doivent s'harmoniser parfaitement. - II n'est du reste pas juste de dire que l'Église est dans
l'État. Car, matériellement, elle le déborde : l'Église catholique est dans tous les États, et
pour cette raison, avons nous déjà dit, elle ne saurait être dépendante d'aucun pouvoir
civil, et, à plus forte raison, être réduite à l'état de rouage politique. D'autre part, accuser
l'Église de prétendre à un pouvoir théocratique qui voudrait prédominer, même dans les
questions temporelles, c'est se mettre en absolue contradiction avec la doctrine de LÉON
XIII que nous avons exposée plus haut.

439. - 2e Objection. - Mais, dit-on encore, si l'État impose à ses sujets un culte
quelconque, s'il prétend remplir, au nom de tous, des devoirs que tous ne reconnaissent
pas, et plus encore, s'il met sa puissance au service de l'Eglise contre les hérétiques et
contre ceux qui ne veulent pas de religion, ne sort-il pas de son rôle? N'opprime-t-il pas
les consciences et n'est-il pas intolérante Et que deviendront alors nos libertés
modernes : liberté de pensée et de parole, liberté de conscience et de culte?

Réponse. - a) Observons d'abord que nous nous sommes placés, pour établir la thèse
catholique, dans l'hypothèse d'une société unie dans les mêmes croyances. Or il est
évident qu'aucune société ne peut subsister si les principes sur lesquels elle s'appuie, ne
sont pas respectés. On l'admet bien quand il s'agit, par exemple, des institutions, comme
celles de la famille et de la propriété. Pourquoi le rejetterait-on a propos de la religion, si
l'on reconnaît, par ailleurs, qu'elle est une des bases de la société! A ceux qui prêcheraient
la polygamie, la polyandrie, l'union libre, à ceux qui voudraient renverser la propriété
individuelle, l'État ne manquerait pas d'opposer la contrainte. I1 agirait de même avec les
internationalistes, qui refuseraient de concourir, par le service militaire, à l'unité de la
patrie. Dira-t-on que l'État fait acte de tyrannie lorsqu'il poursuit les révolutionnaires et
les anarchistes qui menacent sa sécurité? Tous les gens sensés avouent qu'il ne fait au
contraire que jouer son rôle et remplir sa mission. « Eh bien, dit Mgr D'HULST,
transportez ces principes dans une société dont tous les membres sont chrétiens, où la
croyance religieuse rencontre, sinon l'unanimité absolue, qui n'est pas de ce monde, du
moins la même unanimité morale que nous constations tout à l'heure à l'égard des idées
qui inspirent et soutiennent nos institutions fondamentales, la propriété, la famille, la
patrie. Refuserez-vous à un État de cette sorte le droit de prêter l'appui de son pouvoir?...
Théoriquement, je ne vois pas ce qui pourrait le lui interdire. »

b) Lorsqu'on nous objecte les « libertés modernes », il semble bien qu'on sort de
l'hypothèse d'une société presque exclusivement catholique. Voyons cependant ce qu'il
faut en penser, du seul point de vue absolu, c'est-à-dire en restant sur le terrain des
principes. L'Église condamne-t-elle toutes ces libertés que l'on considère comme le
fondement de la société moderne1? Condamne-t-elle, en particulier, la liberté de penser et
de parler, la liberté de conscience et de culte ? Avant de répondre à cette question, il est
bon de s'entendre sur le sens qu'il faut attacher au mot liberté. D'après la doctrine de
l'Église, la liberté c'est le pouvoir physique d'agir de toile ou de telle façon, mais ce n'est
pas le droit d'agir de n'importe quelle façon. La raison prescrit à l'homme de croire ce qui
est vrai et de faire ce qui est bien. La liberté ne peut donc pas être le droit de choisir entre
le vrai et le faux, entre le bien et le mal, le juste et l'injuste. « La volonté, dit LÉON XIII,
par le seul fait qu'elle dépend de la raison, dès qu'elle désire un objet qui s'écarte de la
droite raison, tombe dans un vice radical qui n'est que la corruption et l'abus de la liberté.
Voilà pourquoi Dieu, la perfection infinie, qui, étant souverainement intelligent et la
bonté par essence, est aussi souverainement libre, ne peut pourtant en aucune façon
vouloir le mal moral... La faculté de pécher n'est pas une liberté, mais une servitude. »
(Enc. Libertas).
Les libéraux, qui mettent en avant les libertés modernes, pour combattre ce qu'ils
appellent l'intolérance de l'Église, entendent-ils par là que l'homme a le droit de penser,
de dire, d'écrire, d'enseigner tout ce qu'il veut, le faux comme le vrai, le mal comme le
bien, qu'il a une liberté de conscience illimitée, qu'il « lui est loisible de professer telle
religion qui lui plaît ou même de n'en professer aucune », qu'il a le droit de s'affranchir de
ses devoirs envers Dieu? Si telle est leur conception de la liberté, il est évident qu'elle est
en opposition flagrante avec la doctrine catholique, disons plus, avec la raison. Cette soi-
disant liberté, l'Église l'appelle « pure licence», et assurément, elle la condamne. Jamais
elle n'admettra que la liberté puisse être le droit d'agir contre la raison et la nature, le
droit d'embrasser l'erreur et de choisir le mal.
En principe, par conséquent, l'erreur et le mal n'ont aucun droit : ils n'ont droit ni à la
tolérance ni même à l'existence. Saint AUGUSTIN a dit, il est vrai, qu'il faut « exterminer
les erreurs et aimer les hommes». Et cela est juste, mais comment frapper les erreurs si
l'on ne touche pas aux hommes qui les professent? En pratique donc, lorsque ces hommes
sont de bonne foi, - et il n'est pas permis sans de graves motifs de supposer le contraire, -
il convient de les traiter avec de grands ménagements et beaucoup de charité : ils ont droit
à la tolérance. Mais il ne faut pas que cette tolérance puisse tourner au désavantage des
autres membres de la société. Car, dans toute société, la liberté individuelle finit où
commence le droit d'autrui. Aussi longtemps que la liberté de pensée et de conscience se
confine au for intérieur, Dieu reste le juge de nos opinions. Mais si ello se traduit au
dehors (discours ou écrits révolutionnaires), elle tombe alors sous l'appréciation du
pouvoir social, et rien n'empêche celui-ci, plus que cela, il est de son devoir, de protéger
la vérité contre l'erreur, le bien contre le mal, et de frapper ceux qui propagent les
mauvaises doctrines, même s'ils sont de bonne foi. Combien son devoir devient plus
impérieux s'il a affaire à des hommes de mauvaise foi !

Conclusion. - Nous pouvons donc conclure: - 1. que la liberté de conscience ne saurait


être, en aucun cas, le droit de rejeter toute religion, ou même de choisir n'importe quelle
religion : elle est au contraire, le droit de professer librement, sans être gêné par personne,
la religion que Dieu nous a enseignée : - 2. qu'il n'y a pas dès lors à reprocher à l'Église
d'avoir employé jadis la coaction, car elle n'en a jamais fait usage que contre les
hérétiques, c'est-à-dire contre ceux qui ressortissaient à sa juridiction, contre les chrétiens
de mauvaise foi qui ne remplissaient pas leurs obligations. Quant aux autres, jamais
l'Église ne leur a contesté la liberté de penser comme ils voulaient. Elle a toujours affirmé
qu'on ne doit contraindre personne à faire un acte religieux qui répugne à la conscience,
et jamais elle n'a forcé ceux qui, nés et élevés, soit dans une religion païenne, soit dans
l'hérésie, ne faisaient pas partie de son corps, à adhérer à sa foi et à son culte.

§ 2. - RELATIONS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT DANS L'HYPOTHÈSE D'UN ÉTAT


CATHOLIQUE.

440. - Dans le paragraphe précédent, nous avons exposé ce qu'on appelle la thèse et
l'application de la thèse dans l'hypothèse d'un État catholique. Immuables en eux-mêmes,
les principes restent toujours vrais, et ne dépendent ni de la reconnaissance ni de
l'approbation du pouvoir civil. Cependant, tout immuables qu'ils sont, ils ne sont pas
absolus quant à leur application. Dans la revendication de ses droits, l'Église est bien
obligée de tenir compte des contingences et d'accepter la situation de fait qui lui est
imposée. Mais, en se pliant aux circonstances, elle n'abandonne rien de ses principes.
C'est sur ce point que le libéralisme se met en opposition avec la doctrine catholique. Son
erreur consiste précisément à ne pas distinguer entre la thèse et l'hypothèse, à accorder en
principe les mêmes droits à l'erreur et à l'hérésie qu'à la vérité et à l'orthodoxie, et à faire
rentrer tous les cultes dans le même droit commun.
Les principaux cas, où l'Église ne peut pas appliquer ses principes, sont «eux : 1° d'un
État hétérodoxe ; 2° d'un État infidèle; et 3° d'un État neutre.

1° Hypothèse d'un État hétérodoxe. - Les États hétérodoxes sont ceux qui, tout en
appartenant à la religion chrétienne, sont séparés de l'Église catholique par le schisme ou
l'hérésie. En principe, les États chrétiens doivent reconnaître à l'Église catholique tous les
droits que Jésus-Christ a accordés à la société religieuse qu'il a fondée. Les États
protestants sont d'autant plus tenus de ne pas restreindre les droits des catholiques qu'ils
ont pour principe fondamental la théorie du libre examen, et ne sauraient, de ce fait,
prétendre que leur interprétation de la Sainte Écriture est vraie, à l'exclusion des autres.
L'Église catholique ne doit donc pas être frustrée de ses droits essentiels : droit
d'enseigner, droit de pratiquer librement son culte, droit de posséder, etc.

441. - 2° Hypothèse d'un État infidèle. - Nous désignons sous ce titre toutes les
religions dont nous avons démontré la fausseté dans la première section de la seconde
Partie. En principe, l'Église catholique, s'appuyant sur la raison et sur toutes les preuves
qui font éclater la transcendance du christianisme, peut réclamer tous les droits qui, du
seul point de vue naturel, doivent être accordés à la vraie religion. En pratique, les
missionnaires qui évangélisent les contrées païennes, ne revendiquent guère que la liberté
de prêcher la foi du Christ, et trop souvent ils l'achètent au prix de leur sang.

442. - 3° Hypothèse d'un État neutre. - Ce que nous appelons ici « État neutre»
pourrait s'appeler tout aussi bien État libéral. Il désigne, de toute façon, l'État qui,
acceptant les libertés modernes, ne reconnaît aucun culte officiel. Quelles seront, dans
cette hypothèse, les relations de l'Église et de l'État? La réponse ne saurait être générale. -
1. S'agit-il d'un État vraiment neutre, où les sectes dissidentes sont nombreuses, il est
clair que l'union de l'Église et de l'État est pratiquement impossible. Le régime de la
séparation devient alors la situation normale. L'Église, quoique ne reniant rien de ses
principes, peut donc, en pratique, accepter la séparation comme le seul « modus vivendi»
possible dans telle circonstance donnée. Mais qui dit séparation ne dit pas désunion,
encore moins hostilité. Pas davantage la séparation ne doit impliquer l'indifférence. Un
État, même neutre, n'a pas plus le droit de se désintéresser de la religion que de la morale.
Qu'un État ne prenne pas parti entre les diverses religions, qu'il accepte tous les cultes,
soit ; mais il lui reste toujours le devoir de protéger la religion en général, contre les
athées qui, en détruisant l'idée de Dieu, tentent de saper la base essentielle de toute
religion. Quel que soit son amour des libertés modernes, il ne doit pas tolérer des
doctrines qui compromettent la sécurité de l'État et l'ordre public. De même qu'il ne peut
permettre de tout faire, il ne peut laisser la liberté de tout dire et de tout enseigner. Si
l'État neutre ne peut donc accorder BOB faveurs à telle religion, à l'exclusion des autres, il
peut protéger toutes les religions. De l'application de cette doctrine, les États-Unis nous
fournissent un illustre exemple. Dans ce pays, si partagé au point de vue des croyances
qu'il eût été tout à fait impolitique de protéger un culte plutôt qu'un autre, où la séparation
s'imposait comme une nécessité, nous voyons le pouvoir civil favoriser, de multiples
façons, toutes les religions, sauf la secte des Mormons (v. notre Histoire de l'Eglise, n°
298), accorder à toutes la plus grande liberté d'action et sauvegarder les intérêts de
chacune par l'équité de ses lois et par la justice de ses jugements.
2. S'agit-il d'un État plutôt athée que neutre, l'Église se trouve forcément réduite à ne
revendiquer que les garanties du droit commun. L'union des deux pouvoirs devenant
impossible, l'Église doit se borner à réclamer pour elle comme pour toute autre religion,
liberté pleine et entière dans la profession de sa foi et l'exercice de son culte.
Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, pourquoi le pape PIE X a-t-il condamné avec tant de
véhémence la loi de Séparation par son Encyclique Vehementer du 11 février 1906? Les
raisons en sont très claires et découlent de ce que nous avons dit dans ce chapitre. - 1)
C'est, en premier lieu, que, en se plaçant sur le terrain de la thèse, la séparation n'est pas
le régime normal, et contredit la doctrine de l'Église. - 2) C'est, en second lieu, que la
rupture -d'un concordat ne doit se faire que du consentement réciproque des deux parties
contractantes, comme PIE X le déclare : « Le concordat passé entre le Souverain Pontife
et le gouvernement français, comme du reste tous les traités du même genre que les États
concluent entre eux, était un contrat bilatéral qui obligeait des deux côtés. Le Pontife
romain, d'une part, le chef de la nation française, de l'autre* s'engagèrent solennellement,
tant pour eux que pour leurs successeurs, à maintenir inviolablement le pacte qu'ils
signaient. Il en résultait que le- concordat avait pour règle, la règle de tous les traités
internationaux, c'est-à-dire le droit des gens, et qu'il ne pouvait en aucune manière être
annulé par le fait d'une seule des deux parties ayant contracté... Or aujourd'hui l'État
abroge de sa seule autorité le pacte solennel qu'il avait signé. Il transgresse ainsi la foi
jurée. » Sans doute, le temps et les circonstances ont déjà fait reconnaître la justesse de
ces observations, et tout nous porte à croire que, dans un avenir assez proche, la France
reprendra avec le Saint-Siège, sinon son alliance traditionnelle, du moins un régime de
bonne relation et d'entente.

443. - Remarque. - L'Église et les diverses formes de gouvernement. - Il convient de


remarquer que les relations de l'Église et de l'État, - thèse et hypothèse, - ont été établies
daris l'article qui précède, abstraction faite de la forme au gouvernement. Or, sur cette
dernière question, - la forme de gouvernement, - la doctrine de l'Église peut s'établir dans
les trois points suivants : - 1. Tout d'abord elle pose en principe absolu que « tout pouvoir
vient de Dieu» (Rom., XIII, 1). Dieu étant le seul et souverain Maître des choses, il s'ensuit
qu'aucune autorité ne peut se constituer en dehors de lui. - 2. Si l'Église regarde comme
un principe absolu que l'origine du pouvoir doit être reportée à Dieu, elle n'a pas tranché
la question de savoir quel doit en être le mode de transmission. Est-il remis directement
par Dieu entre les mains du Chef de l'État, comme dans la monarchie héréditaire, avec
pouvoir absolu ou limité par une constitution 1 Ou est-il remis directement au peuple et
conféré indirectement par un nombre restreint d'électeurs ou par le suffrage universel, soit
à un seul homme (monarchie élective), soit à une élite sociale et intellectuelle (régime
aristocratique), soit à de nombreux représentants choisis dans toutes les classes (régime
démocratique) ? c'est ce que l'Église n'a pas déterminé. On voit donc par là qu'elle
n'impose aucune forme de gouvernement. « Des diverses formes de gouvernement, dit
LÉON XIII (Enc. Libertas), pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le
bien des citoyens, l'Église n'en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s'accorde avec
elle pour l'exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte
particulièrement les droits de l'Église. » - 3. Ce que l'Église ne saurait admettre, c'est que
le peuple aurait la souveraineté, dans ce sens qu'il faudrait chercher en lui l'origine du
pouvoir, qu'il en serait le détenteur immédiat, qu'il aurait, par conséquent, le droit de le
garder, de le communiquer et de le reprendre à son gré.. S'il en était ainsi, l'insurrection
serait vraiment pour lui, comme dit Jean-Jacques ROUSSEAU, « le plus sacré des droits »,
et toute révolution deviendrait légitime de par la volonté du peuple.

BIBLIOGRAPHIE. - Encycliques de GKÉGOIRE XVI, Mirari vos, (15août 1832), de PIE


IX « Quanta cura » (8 déc. 1864), de LÉON XIII « Diuturnum » (20 juin 1881), «
Immortale Dei» (1 nov. 1885), « Jampridem » (6 janv. 1886), « Libertas » (20 juin 1888),
- Mgr D'HULST, Car 1895, 2e conf. Les Droits de F État, 3e conf. Les Devoirs de l’État, 5e
conf. L'Église et l'État ; Le Droit chrétien et le Droit moderne, 1886. - FORGET. art. Index
(Dict. d'Alès). - DUBLANCHY, art. Église (Dict. Vacant-Mangenot). - Mgr SAUVÉ,
Questions religieuses et sociales. - DOM GRÉA, De l’Église et de sa divine constitution
(Bonne Presse). - MOULART, L'Église et l’Etat (Louvain). - CANET, La liberté de
conscience ; La liberté de penser et la libre-pensée (Bloud). - DE PASCAL, art.
Libéralisme (Dict. d'Alès). - VACANDARD, De la tolérance religieuse (Bloud). -
MOULARD ET VINCENT, Apologétique chrétienne (Bloud). - TANQUEREY, Théologie
dogmatique fondamentale.

SECTION III

APOLOGIE DE L'ÉGLISE
CHAPITRE I. - L'Église et l'Histoire.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
444. - Divine dans son origine et dans sa constitution, l'Église n'en reste pas moins une
société composée d'éléments humains. Il serait donc surprenant que, à travers les diverses
périodes de sa longue existence, elle n'ait jamais connu la moindre défaillance. Le
gouvernement de l'Église, comme tout autre qui se sert d'instruments humains, a pu
commettre et a certainement commis des abus. Que ses adversaires ne perdent pas l'occa-
sion de les lui reprocher, fort bien. Là où leurs critiques sont impartiales, nous ne ferons
pas de vains efforts pour en contester le bien-fondé. Mais les fautes rejaillissent sur les
hommes et non sur les institutions. Et même quand il s'agit des hommes, encore convient-
il de les juger sans passion, en tenant compte du milieu où ils ont vécu, des idées de leur
époque, de toutes les circonstances enfin qui peuvent expliquer, et souvent, justifier leur
conduite.
En nous appuyant sur ces principes, nous allons passer en revue les principales
accusations qui sont portées contre l'Église. Et comme une société ne doit pas être jugée
d'après les fautes qu'on lui reproche avec plus ou moins de raisons, en face des
accusations nous dresserons un rapide inventaire des services que l'Église a rendus. Ce
chapitre comprendra donc deux articles : 1° Les principales accusations contre l'Église.
2° Les services rendus par l’ Église.

Art. I. - Les principales accusations contre l'Église.

Les principales accusations portées contre l'Église sont les suivantes : 1° Les Croisades.
2° La Croisade des Albigeois et Y Inquisition. 3° Les Guerres de religion et la Saint-
Barthélemy. 4° Les Dragonnades et la Révocation de l'Édit de Nantes. 5° Le Procès de
Galilée. 6° l’ingérence des Papes dans les affaires temporelles. 7° Le Syllabus et la
condamnation des libertés modernes.

§ 1. - LES CROISADES.

445. - Remarque préliminaire. - Toutes les questions que nous allons étudier
comporteraient de longs développements, s'il fallait les traiter dans toute leur étendue. Tel
n'est pas ici notre rôle. L'apologiste ne fait pas œuvre d'historien, et il lui suffit de se
borner aux seuls points qui sont indispensables à l'intelligence du sujet. Chaque
paragraphe comprendra donc trois divisions : 1° un exposé succinct des faits ; 2°
L’accusation portée par les adversaires ; 3° la réponse, où nous aurons à dégager l'Église
des griefs qui ne lui incombent pas.

446. - Exposé des faits. - Les croisades, au nombre de huit, - ainsi dénommées parce que
ceux qui y prenaient part, portaient sur leurs habits une petite croix d'étoffe rouge, - furent
des expéditions entreprises dans le but d'arracher les Lieux Saints à la domination des
musulmans.
Depuis le IVe siècle, les Lieux Saints étaient le but de nombreux pèlerinages. Attires là par
un motif de piété ou de repentir, les chrétiens jouirent d'une assez large tolérance, aussi
longtemps que Jérusalem resta sous le joug des Arabes. Mais lorsque les Turcs
Seldjoukides s'emparèrent de la ville, en 1078, menaçant l'empire byzantin et la chrétienté
tout entière, non seulement les relations économiques entre l'Asie et l'Europe furent
troublées, mais les pèlerins furent maltraités par les Turcs fanatiques. C'est alors que le
pape URBAIN II, voulant protéger les chrétiens opprimés, tant ceux qui étaient fixés à
Jérusalem que ceux qui ne faisaient qu'y passer, conçut l'idée de la croisade. A sa voix et à
celle d'un moine picard, PIERRE L'ERMITE, les populations se soulevèrent d'indignation, et
l'on décida de partir en masse pour la délivrance de la Terre Sainte.

447. - 2° Accusation. - Nos adversaires prétendent que les Croisades furent l'œuvre de
l'ambition des papes et qu'elles aboutirent à de misérables résultats.

448. - 3° Réponse. - Ainsi les ennemis de l'Église attaquent les Croisades à la fois dans
leur principe et dans leurs résultats. - A. LE PRINCIPE. On vient de le voir : les
Croisades eurent pour but la délivrance des Lieux Saints. Accuser les Papes d'en avoir été
les promoteurs, c'est leur reprocher A'avoir fait leur devoir. Que les Papes aient profité de
leur autorité incontestée sur les rois et les princes chrétiens pour les déterminer à se
croiser, il n'est que trop naturel, mais, en tout cela, nous ne voyons pas les traces d'une
ambition de mauvais aloi qui ne recule pas devant l'injustice d'une cause pour satisfaire la
soif de domination d'un homme. Au contraire, l'on peut dire que les Papes furent de tous
les souverains de leur temps, les plus clairvoyants, car ils eurent l'intuition du danger qui
menaçait l'Europe. Il est vrai que les Croisades ne réussirent pas à l'écarter
définitivement, puisque, en 1453, c'est-à-dire 400 ans après, Constantinople tombait aux
mains des Turcs, mais n'est-ce pas aussi la meilleure preuve que l'idée des Papes était
juste ?

B. LES RÉSULTATS. - a) On allègue que les croisades furent de mauvaises entreprises


parce qu'elles furent malheureuses, et qu'elles aboutirent à un échec total. Mais où a-t-on
vu que toute œuvre est mauvaise, qui' ne réussit pas? Au surplus, il ne dépendit pas des
Papes qu'elles fussent menées à bonne lin, et ce serait vraiment manquer de bonne foi que
de les rendre responsables des fautes qui furent commises, des abus qui furent le fait des
aventuriers qui se mêlèrent aux soldats chrétiens, des dissensions, des ambitions
personnelles, des mesquines rivalités des princes, bref, de tout un ensemble de choses qui
firent échouer les Croisades. - b) Mais si le but premier pour lequel elles furent
entreprises, ne fut pas atteint, si Jérusalem, un moment délivrée, retomba plus tard au
pouvoir des infidèles, il n'en reste pas moins que les Croisades eurent des résultats
incontestables, bien que secondaires et en dehors de l'objectif poursuivi par les Papes. - 1.
Tout d'abord, du seul point de vue général et moral, n'est-ce pas un spectacle plein de
grandeur que cette foule d'hom,mes qui se lève en masse pour courir à la conquête d'un
tombeau et défendre sa foi? - 2. Au point de vue intérieur, les Croisades eurent pour effet
de supprimer, au moins momentanément, le fléau des guerres privées, en rapprochant les
individus, en fusionnant les races, les Français du Nord et ceux du Midi, et en faisant
passer dans tous les cœurs un grand courant de fraternité nationale. - 3. Enfin, au point de
vue extérieur, les Croisades préservèrent l'Europe de la conquête musulmane. D'autre
part, elles furent le point de départ des explorations géographiques qui découvrirent
l'Extrême-Orient aux Occidentaux et elles rouvrirent la route du commerce entre l'Europe
et l'Asie : l'Orient redevint accessible aux marchands de l'Occident (v. notre Hist Gén. de
l'Église, Vol. V, p. 265 et suiv.).

§ 2. - LA CROISADE DES ALBIGEOIS ET L'INQUISITION.

449. - 1° Exposé des faits. - A. LA CROISADE DES ALBIGEOIS (1209). - A toutes les
époques de son histoire, l'Église eut à combattre l'hérésie. Longtemps elle usa de
tolérance, et n'employa d'autres armes que la persuasion et les sanctions spirituelles. «
Qu'on prenne les hérétiques par les arguments et non par les armes 1 » disait saint
BERNARD, abbé de Clairvaux. Cependant, l'apparition d'une nouvelle hérésie, importée
d'Orient, qui se propagea rapidement en Europe, et plus particulièrement, en Allemagne,
dans le nord de l'Italie et dans le midi de la France, détermina les papes à changer de
tactique.
Les partisans de cette hérésie, appelés cathares (du grec « katharos » pur) parce qu'ils
prétendaient se distinguer par leur ascétisme et une très grande pureté de mœurs, sont
plus connus, en France, sous le nom d'Albigeois, vraisemblablement parce que c'est à
Albi qu'ils firent leur première apparition, ou qu'ils y furent plus nombreux qu'ailleurs.
Gomme autrefois les manichéens, ces hérétiques professaient qu'il y a deux principes
créateurs, l'un bon, l'autre mauvais, que l'homme est l'œuvre de ce dernier, que la vie est
mauvaise, qu'on a donc le droit de la supprimer par le suicide, et le devoir de ne pas la
propager par le mariage.
Estimant que les Albigeois faisaient courir un grave danger à l'Église et à la société civile,
la papauté entreprit de les réduire par la force. Le concile de Latran, en 1139, puis le
concile de Reims, en 1148, prononcèrent des sentences contre eux, et défendirent aux
seigneurs de les recevoir sur leurs terres, sous peine d'interdit. Or les princes répondirent
avec empressement à l'appel de l'Église ; ils mirent même tant d'ardeur dans la répression
de l'hérésie qu'ils en vinrent bientôt à accuser la papauté de faiblesse et à réclamer de
nouvelles mesures de rigueur. Alors, en 1179, le III e concile de Latran, puis, en 1184,
sous l'inspiration du pape Lucius III et de l'empereur FRÉDÉRIC BARBEROUSSE, le synode
de Vérone portèrent des décrets qui enjoignaient aux évêques de rechercher, par eux-
mêmes ou par des commissaires, ceux qui sur leur territoire étaient suspects d'hérésie, de
les faire juger par l'officialité diocésaine et d'en faire exécuter la sentence par les
magistrats civils. Mais ces mesures ne furent que médiocrement efficaces. Les évêques
qui étaient souvent en rapports de parenté ou d'amitié avec les familles des hérétiques,
montraient peu de zèle à suivre les prescriptions du synode. Ce fut seulement en 1207, et
après l'assassinat du légat du Pape, PIERRE DE CASTELNAU, par les ordres du comte de
Toulouse, RAYMOND VI, que le pape INNOCENT III résolut de mettre un terme à leurs vio-
lences contre les catholiques. Après avoir excommunié leur protecteur, le comte
RAYMOND, le pape convoqua les princes et les peuples à une nouvelle croisade, non plus
cette fois contre les infidèles, mais contre les hérétiques qui jetaient le trouble dans le
pays. Les seigneurs accoururent et se rangèrent sous la bannière de SIMON DE
MONTFORT, poussés plus, il est vrai, par les appâts du gain que par les intérêts de
l'orthodoxie. La guerre, qui dura vingt ans, et dont les événements principaux furent le
siège de Béziers (1209), la bataille de Muret (1213) et le massacre de Marmande (1219),
fut marquée par un grand nombre d'atrocités. Mais il convient d'ajouter que le pape
INNOCENT III désavoua ceux qui s'en rendirent coupables.

450. - B. L'INQUISITION. - a) Origine. - On donne le nom d'Inquisition aux tribunaux


établis dans certains pays pour rechercher et réprimer l'hérésie.
La croisade des Albigeois n'avait pas réussi à étouffer l'hérésie. De la nécessité de la
combattre par d'autres moyens naquit l'Inquisition. Sans doute, les officialités diocésaines
existaient déjà. Après le IIIe concile de Latran et le synode de Vérone, le concile de
Narbonne, en 1227, le concile de Toulouse, en 1229, avaient ordonné aux évêques
l'institution dans chaque paroisse, d'une commission inquisitoriale chargée de rechercher
les hérétiques ; mais, pour les raisons que nous avons signalées, les officialités et les
commissions n'atteignaient pas le but poursuivi. C'est alors que le Pape GRÉGOIRE IX
institua, à partir de 1231, des tribunaux chargés spécialement, avec le concours du
pouvoir civil, de rechercher et de frapper les hérétiques. Sans supprimer les tribunaux
diocésains, le pape confia le rôle d inquisiteurs aux Ordres mendiants, en particulier aux
Dominicains et aux Franciscains.
b) Procédure. - Lorsqu'un pays était suspecté d'hérésie, l'inquisiteur s'y rendait, assisté de
ses auxiliaires. Après l'enquête préliminaire commençait la procédure. Trois traits lui
donnaient une physionomie particulière : tout d'abord le secret rigoureux de
l'information judiciaire qui laissait ignorer à l'accusé les témoins qui l'avaient dénoncé ;
puis la défense de se faire assister par un avocat, enfin l'usage de la torture, si le prévenu
ne' faisait pas spontanément 1 aveu de son hérésie.
Les sentences n'étaient pas toujours rendues sur-le-champ. Il arrivait, comme cela se
passa assez fréquemment au Portugal, en Italie, et surtout en Espagne, qu'elles étaient
prononcées au milieu du peuple assemblé et en grand apparat : c'est ce qu'on appelait
l'autodafé. L'autodafé (mot espagnol qui signifie acte de foi),-- ainsi dénommé parce que
celui qui était chargé de lire les sentences, s'interrompait de temps en temps pour faire
réciter par l'assistance des actes de foi,- était donc la lecture solennelle des sentences
portées contre ceux que le tribunal de l'Inquisition avait eu à juger. S'ils étaient déclarés
innocents, on les remettait en liberté ; s'ils étaient déclarés coupables, ils étaient mis en
demeure d'abjurer aussitôt. Quant aux opiniâtres et aux relaps, c'est-à-dire ceux qui
refusaient de rétracter leurs erreurs ou qui étaient convaincus de récidive, ils étaient
frappés de pénalités diverses : pénitences canoniques, amendes, contributions à des
œuvres pies, port sur les vêtements de petites croix, croisade pendant un temps déterminé,
pèlerinage en Terre Sainte, confiscation des biens ; ou peines afflictives comme la
flagellation, l'emprisonnement temporaire ou perpétuel, et, - la peine la plus grave, - la
mort par le bûcher. Toutefois cette dernière peine n'était pas prononcée par le tribunal de
1 Inquisition mais par les juges civils, autrement dit, par le bras séculier, auquel les juges
ecclésiastiques remettaient en certains cas ceux qui étaient convaincus d'hérésie.
c) Champ d'action. - L'Inquisition fut établie peu à peu dans une grande partie de la
chrétienté. Cependant plus d'un pays catholique lui échappa. Elle ne pénétra en
Angleterre qu'à propos de l'affaire des Templiers et uniquement pour cette affaire. En
France, elle ne fonctionna guère, du moins d'une façon suivie, que dans les régions
méridionales, dans ce qu'on appelait le comté de Toulouse, et plus tard le Languedoc, puis
dans l'Aragon. L'édit de Romorantin, en 1560, la supprima et reconnut aux évêques seuls
le droit d'informer contre l'hérésie, jusqu'au moment où les Parlements, s'emparant de
cette partie de la juridiction épiscopale, s'attribuèrent la connaissance exclusive des
procès contre les hérétiques, les magiciens et les sorciers. Les inquisiteurs s'établirent en
outre dans les Deux-Siciles, en maintes cités de l'Italie et en Allemagne.
Mais c'est surtout en Espagne que l'Inquisition a laissé les plus profonds et les plus
regrettables souvenirs. Instituée dès le XIIIe siècle, suivant les formes canoniques, elle fut
modifiée, à la fin du XVe siècle, par FERDINAND V et ISABELLE. SOUS leur impulsion,
l'Inquisition devint pour ainsi dire une institution d'État où la politique eut plus de part
que la religion. Comme le grand inquisiteur et les fiscaux, c'est-à-dire les procureurs
chargés d'instruire le procès, dépendaient de la couronne, le tribunal de l'Inquisition fut
entre les mains des rois un merveilleux instrument de terreur, destiné, non seulement à
chasser les Juifs et les Maures de la Péninsule, mais encore à produire des sources de
revenus les moins avouables. Le premier grand inquisiteur, le dominicain THOMAS DE
TORQUEMADA, et même la plupart des inquisiteurs, se sont signalés par une sévérité
excessive et ont fait de nombreuses victimes.

451. - 2° Accusation. - Qu'il s'agisse de la croisade des Albigeois elle-même ou de


l’Inquisition, nos adversaires attaquent l'Église sur le double terrain du principe et des
faits.

452. - 3° Réponse. - A. LE PRINCIPE. - Le principe sur lequel l'Église s'est appuyée


pour établir l'Inquisition, n'est rien autre que la question du pouvoir coercitif. L'Église a-t-
elle, oui ou non, le pouvoir, et par conséquent, le droit, d'infliger des peines, même
corporelles, à ceux de ses enfants qui, loin de lui obéir, la battent en brèche et mettent son
existence en péril? Toute la question est là. Or nous avons vu précédemment (Nos 431 et
439) que le droit de l'Église est incontestable, qu'il découle naturellement du pouvoir que
Jésus-Christ lui a confié d'enseigner sa doctrine et de veiller à sa conservation intégrale,
et que ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué, sinon exercé. Il n'est donc plus nécessaire
de nous attarder sur ce point.

B. LES FAITS. - Autre chose le principe, autre chose l'application du principe. Lorsque
nous avons établi la légitimité du principe, rien ne nous force à estimer que l’Inquisition
fut, de la part de l'Église, une institution heureuse, tant elle paraît contraire à son
tempérament et à son mode ordinaire de gouvernement. L'Église a, du reste, longtemps
hésité à entrer dan,s cette voie, et il semble bien que, pour en arriver à ces moyens
extrêmes, il a fallu qu'elle se crût en état de légitime défense. Que, placée dans
l'alternative, ou de périr, ou de défendre son existence par des procédés violents, elle ait
été amenée à prendre ce dernier parti, et qu'alors certains inquisiteurs chargés d'appliquer
sa législation se soient rendus coupables d'abus, d'irrégularités et d'excès, c'est ce dont
tout apologiste de bonne foi est bien obligé de convenir avec ses adversaires.
Cependant il ne faut rien exagérer, et, qu'il s'agisse des abus ou de l'institution elle-même,
il convient de les apprécier avec un esprit impartial. - a) Les abus. Assurément,
l'Inquisition a été une institution humaine où les intérêts supérieurs de l'Église ont été
parfois sacrifiés aux passions, aux haines et aux intérêts des juges. L'on a fait remarquer
que la peine de la confiscation, en excitant les convoitises, a pu déterminer des jugements
iniques, que des haines personnelles ont pu dicter des dénonciations, peut-être même des
condamnations. A cela nous pouvons répondre qu'il en est ainsi devant toutes les
juridictions du monde. Les inquisiteurs ont dû exercer leurs fonctions dans des
circonstances difficiles, sous la pression des événements et de l'opinion des foules
soulevées contre l'hérésie et attendant avec impatience un verdict impitoyable
condamnant les coupables. En outre, certains juges avaient passé une partie de leur vie à
discuter avec l'hérésie et à la combattre ; d'autres, tels que ROBERT LE BOUGRE,
inquisiteur de France, et REYNIER SACCHONI, inquisiteur de Lombardie, avaient été eux-
mêmes hérétiques ; une fois convertis, ils avaient poursuivi leurs anciens coreligionnaires
avec un zèle de néophytes. Ces considérations expliquent déjà, sinon excusent, beaucoup
d'abus. Mais il est bon d'ajouter que beaucoup d'autres juges, remplis de zèle pour la
gloire de Dieu et en même temps de pitié pour lés faiblesses humaines, tout en détestant
l'hérésie, étaient pleins de mansuétude pour les personnes. Ils ne prononçaient une
sentence de condamnation que lorsque la culpabilité n'offrait aucun doute, tant ils
craignaient de condamner un innocent. Ils n'avaient pas de plus grande joie que celle de
ramener le coupable à l'orthodoxie et de l'arracher au bras séculier ; aussi usaient-ils de
préférence de pénitences canoniques et de pénalités temporaires pour ramener le coupable
dans la voie du bien.
b) L'institution. - En dehors des abus qui ont pu être commis et qui sont imputables aux
inquisiteurs, et non à l'Église qui les a désavoués, l’institution elle-même a été l'objet des
plus acerbes critiques. Les particularités de sa procédure dont nous avons relevé plus
haut les trois traits caractéristiques, les pénalités qu'elle infligeait et, par-dessus tout, la
mort par le bûcher, ont soulevé les plus violentes diatribes contre l'Église. - Il ne rentre
pas dans notre dessein de défendre ce qui ne nous paraît pas défendable. « Rien ne nous
oblige, dirons-nous avec Mgr D'HULST, à tout justifier dans l'histoire de cette institution :
par exemple, la procédure secrète, l'instruction poursuivie en dehors du prévenu,
l'absence de débats contradictoires : ce sont des formes juridiques arriérées qui répondent
mal à un sentiment d'équité aujourd'hui universel et qui est lui-même un fruit lentement
mûri sur la tige de la civilisation chrétienne. « Toutefois, si rien ne nous oblige à tout
justifier, rien ne nous empêche non plus d'expliquer ce qui est explicable. - l. On reproche
d'abord à l'Inquisition de ne pas avoir livré les noms des dénonciateurs et des témoins à
charge, et de ne pas les avoir confrontés avec l'accusé. Or « cette coutume, dit M. DE
CAUZONS, n'avait pas été imaginée pour entraver la défense des prévenus ; elle était née
des circonstances spéciales où l'Inquisition s'était fondée. Les témoins, les dénonciateurs
des hérétiques avaient eu à souffrir de leurs dépositions devant les juges ; beaucoup
avaient disparu, poignardés ou jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les
amis, les coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles sanglantes qui fit
imposer la loi dont nous nous occupons. Sans elle, ni dénonciateurs ni témoins n'eussent
voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le tribunal. » La règle de taire les noms
des témoins n'était du reste pas absolue, et l'inquisiteur les communiquait quand le danger
n'existait pas ou avait disparu ; il les communiquait toujours aux notaires, aux assesseurs,
à tous les auxiliaires qui avaient le droit et le devoir de contrôler ses actes. Ajoutons que
des peines très graves frappaient les faux témoins.
2. On a reproché en second lieu à la procédure inquisitoriale l'interdiction aux accusés
de se faire assister par un avocat. C'était là sans nul doute une atteinte grave au droit
sacré de la défense. On le comprit du reste peu à peu, et, sinon en droit, du moins en fait,
les avocats purent, par la suite, paraître à côté des accusés.
3. Mais que penser de la torture à laquelle la procédure inquisitoriale faisait appel pour
arracher des aveux aux accusés? que penser surtout de la peine de mort par le bûcher ?
La réponse est simple. L'Inquisition fui une institution de son temps. Elle se conforma
donc aux idées et aux usages de son temps. La torture et la mort par le bûcher, qui
révoltent tant notre sensibilité, ce n'est pas l'Église qui les a inventées, elle les a trouvées
en usage dans les tribunaux de l'époque. Si l'on juge, et non sans raison, que ces pénalités
étaient excessives, il convient de ne pas perdre de vue que le code pénal du moyen âge
était en général autrement rigoureux que le nôtre. « Nous a'avons qu'à considérer les
atrocités de la législation criminelle au moyen âge, pour voir combien les hommes d'alors
manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d'eau bouillante,
brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les procédés ordinaires par
lesquels le criminaliste de ce temps-là s'efforçait d'empêcher le retour des crimes, en
effrayant par d'épouvantables exemples, des populations assez dures à émouvoir. » A la
décharge de l'Inquisition, il faut dire qu'elle n'employa la torture que dans des cas tout à
fait exceptionnels, et que la peine du bûcher fut, elle aussi, relativement rare. Et si par
ailleurs l'on compare le nombre des victimes faites par l'Allemagne luthérienne, et en
Angleterre, par la seule reine Elisabeth, il apparaît que l'Inquisition catholique a été bien
moins cruelle que l'intolérance protestante.
Mais, dit-on encore, les tribunaux de l'Inquisition étaient comme une menace perpétuelle
qui supprimait toute liberté de penser. Cette accusation n'est pas justifiée. Lorsqu'elle fut
organisée dans la première moitié du XIIIe siècle, l'Inquisition était uniquement dirigée
contre l'hérésie albigeoise. Elle s'étendit plus tard, il est vrai, à d'autres hérésies comme
celle des Vaudois, mais elle ne visait jamais que les hérétiques. « Dès lors les païens et les
musulmans échappaient à sa juridiction ; et si, plus tard, en Espagne, par exemple, elle
prononça contre eux des sentences, ce fut par une contradiction avec ses principes, que
lui imposa la politique des princes, plutôt que le souci de l'orthodoxie. Les Juifs ont
bénéficié d'une plus large tolérance encore. M. SALOMON REINACH l'a parfaitement
démontré dans une conférence faite à la Société des Études juives, le 1 er mars 1900, et
publiée dans la Revue des Études juives de cette même année... Il est cependant deux cas
où l'Inquisition a eu à s'occuper du judaïsme. En 1239. Grégoire IX lui ordonna de saisir
partout les exemplaires du Talmud et de les brûler... «Tandis qu'on brûlait les chrétiens
hérétiques, on se mit à brûler avec non moins de zèle les livres juifs. En 248, il y eut deux
exécutions de ce genre à Paris... En 1267, Clément IV prescrit à l'archevêque de
Tarragone de se faire livrer tous les Talmuds... En 1319, à Toulouse, Bernard Gui en
réunit deux charretées, les fait traîner à travers les rues de la ville et brûler solennelle-
ment. Ainsi, au témoignage de Salomon Keinach, ce sont les livres, et non les fidèles du
judaïsme, qui ont eu à subir les rigueurs de l'inquisition ». Il est un second cas où
l'Inquisition eut à s'occuper des Juifs. Elle voulut préserver de leur lente infiltration la
pureté du christianisme et, pour cela, elle poursuivit les faux convertie qui n'adoptaient la
forme extérieure du christianisme que pour mieux dissimuler leur origine et leur qualité.
« L'Église, dit fort bien M. REINACH, ne défendait pas aux Juifs d'être juifs ; mais elle
interdisait aux chrétiens de judaïser et aux Juifs de les pousser dans cette voie. » Ce fut
l'Inquisition d'Espagne qui. au XVe et au XVIe siècle, organisa les persécutions antisé-
mites : mais ce fut pour des raisons politiques, sous la pression des souverains, plutôt que
pour des raisons religieuses et sous l'impulsion du catholicisme.. En un mot, l'Inquisition
religieuse du moyen âge a respecté les Juifs quand eux-mêmes respectaient les chrétiens ;
l'Inquisition politique de la Renaissance les a poursuivis et durement condamnés. »

Conclusion. - Nous pouvons donc conclure : - 1. que l'Église a longtemps répugné aux
peines temporelles ; - 2. qu'elle a été amenée à des mesures de rigueur extrême par la
force des choses et par la nécessité de protéger son existence ; - 3. que les abus qui se
sont commis, et dont nos adversaires ont souvent exagéré le nombre, sont imputables aux
inquisiteurs et non à la papauté qui a toujours protesté contre une sévérité excessive, et
flétri les cruautés qui lui ont été signalées ; - 4. que l'Inquisition, en sauvegardant l'unité
religieuse par la répression de l'hérésie, empêcha bien des guerres civiles et de
prodigieuses effusions de sang. La preuve en est bien qu'en Espagne où le protestantisme
fut ainsi étouffé, les victimes de l'Inquisition furent beaucoup moins nombreuses que
celles des guerres de religion, en France et en Allemagne ; - 5. enfin, que l'Inquisition n'a
jamais été, entre les mains de l'Église, qu'une arme de cil-constance, à laquelle depuis
longtemps elle ne songe plus à recourir.

§ 3. - LES GUERRES DR RELIGION ET LA SAINT-BARTHÉLEMY.

453. - 1° Exposé des laits. - Les Guerres de religion sont les luttes civiles entre
catholiques et protestants, qui, durant les règnes de FRANÇOIS II, CHARLES IX et HENRI
III, ensanglantèrent la France. Au nombre de huit, elles débutèrent en 1562, à la suite du
massacre de Vassy et se terminèrent par la promulgation de l'Édit de Nantes (1598) qui
garantissait aux protestants le libre exercice de leur culte dans les villes où il avait été
organisé par les précédents édits, le droit de bâtir des temples, l'accès à toutes les charges
publiques, etc.
On donne le nom de Saint-Barthélemy au massacre de l'amiral de Coligny et de
nombreux gentilshommes protestants venus à Paris pour assister au mariage mixte de
Marguerite de Valois avec Henri de Navarre, le futur Henri IV : massacre qui fut ordonné
par le roi Charles IX et exécuté dans la nuit du 24 août 1572 (jour de la fête de saint
Barthélemy).

454. - 2° Accusation. - A. A propos des guerres de religion, nos adversaires en rejettent


toute la responsabilité sur l'Église catholique. - B. A propos de la Saint-Barthélemy, ils
l'accusent : - 1. d'avoir préparé le massacre : et - 2. de l'avoir approuvé.

455. -3° Réponse.-A. GUERRES DE RELIGION.-a) II est injuste de rendre l'Église


catholique responsable des guerres de religion. Celles-ci furent en effet déterminées par
des causes politiques plutôt que religieuses. La religion catholique étant considérée à
cette époque comme un des fondements essentiels de la société, l'État, en déclarant la
guerre aux huguenots, a eu pour but de protéger l'ordre social et l'unité de la nation. Les
premiers et les vrais responsables sont donc les protestants eux-mêmes qui se révoltaient
contre l'ordre de choses établi. L'on nous objecte, il est vrai, que le massacre de Vassy, qui
leur servit de point de départ, fut l'œuvre des Guises, les chefs du parti catholique. La
chose est exacte, mais il ne faut pas oublier que, déjà auparavant, et dès 1560, les
protestants avaient pillé l'église de Saint Médard à Paris, jeté la terreur en Normandie,
dans le Dauphiné et la Provence, que dans différentes villes, Montauban, Castres,
Béziers, ils avaient interdit le culte catholique et forcé le peuple à assister au prêche : il ne
faut pas oublier non plus que, pour servir leurs desseins, les protestants pactisèrent avec
l'étranger, que l'amiral de Coligny et Condé firent appel à Elisabeth d'Angleterre, lui
promettant, en échange de son or et de ses troupes, la cession du Havre, de Dieppe et de
Rouen. - b) Quant aux atrocités, il n'y a pas lieu davantage de les invoquer contre l'Église
catholique, car il y eut, des deux côtés, des actes regrettables. Et, tout compte fait, il
semble bien que l'intolérance protestante n'est pas allée moins loin que l'intolérance ca-
tholique. Les protestants n'ont-ils pas profané les églises, détruisant les saintes images,
déchirant les riches enluminures des manuscrits et des missels, renversant les croix,
brisant les châsses et autres objets sacrés de grande valeur artistique? N'ont-ils pas, en un
mot, commis des actes de vandalisme inexcusables et accompli des destructions
irréparables?

456. - B. La Saint-Barthélemy. - Parmi ces violences, la plus odieuse certainement, - et


celle-là au compte du parti catholique, - fut le massacre de la Saint-Barthélemy. Mais est-
il vrai que l'Église y ait joué le premier rôle, soit en préparant, soit en approuvant le
massacre?

a) Préparation du massacre. - Pour démontrer ce premier point, nos adversaires


s'appuient sur des lettres du pape S. PIE V à Charles IX et à Catherine de Médicis, dans
lesquelles il les exhorte à exterminer les protestants français. Il est indiscutable que dans
ces lettres le pape prêche la guerre sainte, et demande qu'on poursuive avec une fermeté
impitoyable les hérétiques insurgés ; mais dans sa pensée il s'agissait d'une guerre
légitime, faite selon le droit des gens ; ce n'était nullement une exhortation à un massacre
tel que la Saint-Barthélemy. La chose devient plus évidente encore, si l'on suppose,
comme certains historiens le font, que le mariage du jeune prince calviniste, Henri de
Navarre, avec Marguerite de Valois, catholique, servit de prétexte pour attirer les
seigneurs huguenots dans un guet-apens et les faire assassiner tous à la fois, car le pape S.
PIE V a toujours refusé son consentement à ce mariage : ce qu'il n'aurait pas fait s'il avait
été complice de la soi-disant machination.
Mais il n'y a pas eu même préméditation, de la part de la Cour de France. Il ressort en
effet de nombreux témoignages contemporains que, au printemps de 1572, l'amiral de
COLIGNY voulait entraîner le roi CHARLES IX dans une guerre contre l'Espagne, et que
CATHERINE DE MÉDICIS voulait, au contraire, maintenir la paix avec PHILIPPE II. Comme
l'avis de Coligny semble prévaloir auprès du jeune roi, la Reine-Mère conçoit le projet
machiavélique de supprimer l'adversaire qui la gêne : le meurtre lui apparaît légitime,
parce que commandé par la « raison d'État ». Elle se met alors à combiner avec les
Guises, ennemis personnels de Coligny, des projets d'assassinat. Le 18 août, mariage de
Henri de Navarre avec Marguerite de Valois. Les gentilshommes protestants y sont venus
de partout. Le 22 août, c'est-à-dire quatre jours après la cérémonie, tentative de massacre
du seul amiral de Coligny : ce qui prouve bien qu'il n'est pas encore question de
massacrer tous les protestants. Grand émoi alors parmi les seigneurs protestants qui
projettent de venger Coligny, bien que celui-ci n'ait été blessé que légèrement. Devant
une situation aussi critique, et dans la crainte d'être découverte, CATHERINE DE MÉDICIS
prend un parti désespéré, et, profitant de l'attitude des protestants qui profèrent des
menaces de mort contre les catholiques, et en particulier contre les GUISES, elle
représente au roi que les huguenots conspirent contre la sûreté de l'État et que c'est une
mesure de salut public de les exécuter en masse. Elle arrache ainsi au roi affolé l'ordre de
massacre

Nous pouvons donc conclure : - 1. que le massacre de la Saint Barthélemy a été un crime
politique commis à l'instigation de Catherine de Médicis ; et - 2. que, le massacre n'ayant
pas été prémédité, l'on ne saurait, par conséquent, accuser l'Église de l'avoir préparé.

b) Approbation du massacre. - Après le massacre de la Saint-Barthélemy, le clergé de


Paris célébra, le 28 août, une messe solennelle et fit une procession en action de grâces.
A Rome, le pape GRÉGOIRE XIII, qui avait succédé à S. Pie V, le 13 mai 1572, éprouva
une grande joie à la nouvelle de la Saint-Barthélemy. Il l'annonça lui-même au
consistoire, fit chanter un Te De,um à l'église Sainte-Marie-Majeure, fit frapper une
médaille en souvenir de ce grand événement et ordonna la composition de la fresque
fameuse de Vasari, où sont représentées les principales scènes de la sanglante journée.
Tels sont les faits qui ont donné à croire que l'Église catholique, dans la personne de ses
chefs, a approuvé le massacre. Mais il s'agit de savoir quelle idée on se faisait, à Paris et
à Rome, de l'événement en question. Massacre et lâche assassinat, ou légitime défense?
Dans le premier cas, la complicité de l'Église serait certainement engagée. Dans le
second, l'attitude de ses représentants devient toute naturelle. Or c'est justement la
seconde hypothèse qu'il faut envisager. - 1. Pour ce qui concerne d'abord le clergé de
Paris, il est clair que ses renseignements étaient inexacts. Comme tout le monde, il
croyait qu'il y avait eu, de la part des huguenots, projet d'attentat contre la sûreté de
l'État : il en voyait la preuve évidente dans ce fait que, le 26, CHARLES IX avait, devant le
Parlement, revendiqué la responsabilité du drame, tout en expliquant qu'il lui avait été
imposé par la connaissance d'un complot contre le gouvernement et la famille royale.
Comment s'étonner alors que le clergé parisien ait célébré, d'accord avec le peuple, une
cérémonie d'actions de grâces, demandée officiellement par la Cour pour remercier le ciel
d'avoir préservé le Roi et châtié les coupables? - 2. Quant à GRÉGOIRE XIII, il reçut la
nouvelle de la Saint-Barthélemy, par un ambassadeur de Charles IX, le sieur DE
BEAUVILLIER. Les faits lui furent donc présentés d'après la version officielle de la Cour
de France. Avec le message du roi Charles IX, le même Beauvillier apportait une lettre de
Louis DE BOURBON, neveu du cardinal. Écrite le surlendemain du massacre, cette lettre
expliquait que, dans le but de faire monter un prince protestant sur le trône, l'amiral de
Coligny préparait le meurtre du roi et de la famille royale. Aussi inexactement renseigné,
il est donc tout naturel que GRÉGOIRE XIII ait manifesté ses sentiments de joie avec tant
de spontanéité, et qu'il en ait fait la démonstration publique. De nos jours encore, les
chefs d'État n'échangent-ils pas entre eux des congratulations, lorsque l'un d'eux a
échappé à un attentat?

Conclusion. - Nous pouvons donc conclure que l'Église n'a ni préparé le massacre de la
Saint-Barthélemy, ni ne l'a glorifié en tant que massacre.

§ 4. - LES DRAGONNADES ET LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES.

457. - 1° Exposé des faits. - L'Edit de Nantes avait été un acte du pouvoir royal, une
concession, non un contrat entre deux parties. En laissant à chacun la liberté d'être
protestant ou catholique, autrement dit, en accordant la liberté de conscience et la liberté
de culte, Henri IV posa le premier le principe de tolérance, et cela, à un moment où tous
les souverains d'Europe, protestants et catholiques, n'admettaient pas que leurs sujets
eussent une autre religion que la leur. Malheureusement les protestants abusèrent des
concessions qui leur avaient été faites. Profitant des garanties dont ils jouissaient dans de
nombreuses places de sûreté, ils commirent la double faute de vouloir s'isoler du reste de
la nation, pour former un État dans l'État, et surtout d'entretenir des relations suspectes
avec l'étranger. Plusieurs fois, ils s'étaient alliés, soit avec les Espagnols, soit avec les
Anglais. En 1627, la Rochelle où ils étaient les maîtres, s'était révoltée ; le Languedoc,
travaillé par le duc de ROHAN, avait suivi son exemple. Les Réformés furent donc tenus
pour des sujets dangereux, et RICHE-LIEU, voulant en finir avec eux, dirigea lui-même le
siège de la Rochelle qui se rendit, après une année presque, d'une résistance acharnée
(1628). Par l’édit de Grâce ou d’Alais (1629) Richelieu enleva aux protestants toutes
leurs villes de sûreté et leurs privilèges politiques, mais leur laissa la liberté du culte.
Malgré cette dernière concession, c'était déjà un acheminement vers la révocation de
l'Édit de Nantes.
Louis XIV voulut aller plus loin que Richelieu. Imitant les autres États protestants, il
voulut qu'il n'y eut dans son royaume qu'une seule foi et un seul culte, et forma le projet
d'amener tous les réformés à la religion catholique. Tout d'abord il entreprit de les
convertir par des prédications et des missions. Bossu ET écrivit une réfutation du
Catéchisme général de la Réformation publié par PAUL FERRI à Sedan (1654), et entrant
dans la pensée du roi, il travailla à la réconciliation des deux confessions, catholique et
protestante, par la discussion et la persuasion, « chrétiennement et de bonne foi », sans
violenter la conscience ni des uns ni des autres. Mais aux efforts des controversistes et
des missionnaires les Réformés répondirent par de mauvaises dispositions et parfois par
des violences. De plus, ils continuèrent leurs relations avec les ennemis de la France,
entre autres, avec les Pays-Bas pendant la longue guerre qui commença en 1672.
Mécontent alors de leur attitude, le roi Louis XIV adopta à l'égard des protestants des
mesures analogues à celles qui étaient en vigueur contre les catholiques dans les États
protestants tels que l'Angleterre et la Hollande. Des intendants furent envoyés partout
pour seconder l'œuvre des missionnaires et mettre la force au service de la persuasion.
Les intendants outrepassèrent les ordres reçus ; -sur le conseil du ministre de la guerre,
Louvois, le roi envoya des dragons qui devaient loger chez les protestants qui refusaient
de se convertir. Les violences et les excès de toutes sortes que commirent ces «
missionnaires bottés» sont restés tristement célèbres sous le nom de dragonnades. Mais il
faut dire, à la décharge de Louis XIV, qu'il ignorait les cruautés dont ses soldats se
rendaient coupables. On lui faisait seulement connaître le nombre des conversions qui
s'opéraient, et ce nombre était tel que bientôt le roi crut qu'il ne restait plus guère de
protestants en France, que l'unité religieuse était faite. Alors il révoqua l’Édit de Nantes
(16 octobre 1685). Les Réformés se virent donc obligés de choisir entre la conversion
hypocrite ou l'exil.

458. - 2° Accusation. - Nos adversaires rendent l'Église responsable de la révocation de


l'Édit de Nantes et des fâcheux résultats qui s'ensuivirent.

459. - 3° Réponse. A. LA RÉVOCATION.- La révocation de l'Édit de Nantes peut être


considérée à un double point de vue : politique et religieux. - a) Au point de vue
'politique ou juridique, il est bien certain que le roi Louis XIV avait le droit de révoquer
l'édit porté par Henri IV. Les protestants eux-mêmes en conviennent. « Ces actes de
tolérance, dit GROTIUS, ne sont pas des traités, mais des édits royaux rendus pour le bien
général, et révocables quand le même bien général y engagera le Roi». - b) Au point de
vue religieux, l'intolérance du Roi et du parti catholique fut certainement une erreur
fâcheuse. Nous avons dit : l’intolérance du Roi et du parti catholique, car, si Louis XIV
fut le grand responsable, il faut bien avouer que son acte était réclamé par l'opinion
catholique et qu'il fut accueilli avec des marques non dissimulées de satisfaction.
Toutefois, le pape INNOCENT XI ne lui donna pas sa complète approbation. Quant aux
violences commises, aux dragonnades, il est clair qu'elles ne sont pas imputables à
l'Église, et l'on ne peut même pas dire, comme nous l'avons vu plus haut, que Louis XIV
doive en porter la responsabilité.

B. LES RÉSULTATS. - Nous n'hésitons pas à reconnaître que la ré-Vocation de l'Édit de


Nantes eut des conséquences religieuses et politiques tout à fait déplorables. Les
protestants qui se convertirent pour pouvoir rester en France, furent de mauvais
catholiques. Ceux qui préférèrent l'exil, portèrent à l'étranger les ressources de leurs
talents et de leur activité laborieuse ; il y en eut même qui entrèrent dans les armées
ennemies et n'eurent pas honte de combattre leur pays. Mais, autant nous pouvons les
admirer d'avoir accepté courageusement les douleurs de l'exil plutôt que de trahir leur foi,
autant nous devons les blâmer d'avoir haï leur patrie

Conclusion. - II n'y a pas à le dissimuler, la révocation de l'Édit de Nantes fut une faute et
un malheur. Cet acte fut surtout un acte politique, mais le parti catholique se fût grandi,
si, au lieu d'imiter l'intransigeance dès pays protestants, il eût réclamé pour ses frères
dissidents le bénéfice d'une large tolérance.

§ 5. - LE PROCÈS DE GALILÉE.

460. - 1° Exposé des faits. - Dès 1530, le chanoine COPERNIC formulait déjà l'hypothèse
que la terre et toutes les planètes tournent autour du soleil, et non le soleil autour de la
terre, comme l'enseignait le système de PTOLÉMÉE, généralement admis jusque-là. Au
début du xvir3 siècle, GAULÉE, ayant présenté le système de Copernic comme une
hypothèse certaine, fut, de ce fait, cité deux fois devant la Saint-Office. Ce sont ces deux
procès qui forment le point central de ce qu'on appelle 1' « affaire Galilée ».

A. PROCÈS DE 1616. - En défendant la théorie de Copernic comme une hypothèse


certaine, GALILÉE s'était fait de nombreux adversaires, entre autres, tous les savants qui
ne juraient que par Aristote. Vers la fin de 1641, François Sizi accuse Galilée de
contredire, par son système, les passages de la Bible tels que JOSUÉ, X, 12 ; ECCLES., I, 5 ;
Ps., XVIII, 6 ; CIII, 5 ; ECCL., XLIII, 2, qui paraissent en faveur du système géocentrique.
GALILÉE pouvait alors se retrancher sur le terrain scientifique et fuir la difficulté en
laissant aux théologiens et aux exégètes le soin de la résoudre. Il commit la faute de
suivre son adversaire sur le terrain de l'exégèse. Le 19 février 1616, la question fut donc
portée devant la Congrégation du Saint-Office. Onze théologiens consulteurs eurent à
examiner les deux propositions suivantes : - 1. Le soleil est le centre du monde et il est
immobile ; 2. La terre n'est pas le centre du monde et elle a un mouvement de rotation et
de translation. La première proposition fut qualifiée « fausse et absurde
philosophiquement, et formellement hérétique parce qu'elle contredit expressément
plusieurs textes de la Sainte Écriture suivant leur sens propre et suivant l'interprétation
commune des Pères et des Docteurs». La seconde proposition fut censurée « fausse et
absurde philosophiquement, et au moins, erronée dans la foi ».
Le 25 février, le pape PAUL V donnait au cardinal BELLARMIN l'ordre de faire venir
GALILÉE et de l'avertir qu'il eût à abandonner ses idées. Galilée vint et se soumit. Le 5
mars, sur l'ordre de Paul V, paraissait un décret de la Congrégation de l'Index condamnant
les ouvrages de Copernic et tous les livres qui enseignaient la doctrine de l'immobilité du
soleil. Mais dans cette condamnation il n'était pas fait mention des écrits de Galilée.
Celui-ci fut même reçu en audience, le 9 mars, par le pape qui lui déclara qu'il connaissait
la droiture de ses intentions et qu'il n'avait rien à craindre de ses calomniateurs.

B. PROCÈS DE 1633. - Après son procès de 1616, Galilée était allé reprendre à Florence
le cours de ses travaux. En 1632, il publia son Dialogue sur les deux plus grands
systèmes du monde. Cet ouvrage portait l'imprimatur de l'inquisiteur de Florence et celui
de Mgr RICCARDI, Maître du Sacré-Palais, chargé par office de surveiller la publication
de tous les livres qui paraissaient à Rome. Or ce dernier avait bien accordé l'imprimatur,
mais sous la condition, que l'ouvrage contiendrait une préface et une conclusion indiquant
que le système n'était présenté qu'à titre d'hypothèse. La préface et la conclusion"^ y
trouvaient en effet, mais, de la manière dont elles étaient rédigées, elles parurent une
moquerie. Les théologiens du Saint-Office furent d'avis que Galilée transgressait les
ordres donnés en 1616. En conséquence, il fut cité à nouveau devant le Saint-Office.
Après avoir différé plusieurs fois son voyage sous prétexte de maladie, il se mit enfin en
route et arriva à Rome le 16 février 1633, où il jouit d'un régime de faveurs, puisque, au
lieu d'être interné dans une cellule du Saint-Office, il put descendre chez un de ses amis
Niccolini ,l'ambassadeur de Toscane.
Le procès commença le 12 avril, et la sentence fut rendue le 22 juin. Galilée, debout et
tête nue, écouta la lecture de sa condamnation : abjuration, prison et récitation, une fois
par semaine, pendant trois ans, des sept Psaumes de la Pénitence. Puis, à genoux, la main
sur l'Évangile, il signa un acte d'abjuration dans lequel il se déclarait « justement
soupçonné d'hérésie», détestait ses erreurs, promettait de ne plus les soutenir et de réciter
les pénitences imposées. C'est à ce moment que, d'après une légende tout à fait
invraisemblable, vu les circonstances, Galilée se serait écrié en frappant la terre du pied :
« E pur si muove » « Et pourtant elle se meut !»

461. - 2° Accusation. - Nos adversaires portent, à propos du procès de Galilée, une triple
accusation contre l'Eglise. - a) Ils prétendent d'abord que, dans cette affaire,
L'infaillibilité du pape a été mise en défaut: - b) Puis ils accusent l'Église d'avoir frappé
un innocent, et - c) d'avoir entravé les progrès de la science.

462. - 3° Réponse- - A. Il est faux de prétendre que l'infaillibilité du pape et par


conséquent celle de l'Église ,ait été mise en défaut dans l'affaire Galilée. Sans nul doute,
lorsque les juges de Galilée, les papes PAUL V et URBAIN VIII y compris, jugeaient le
système de Copernic contraire à la lettre de l'Écriture, ils commettaient une erreur
objective et matérielle. Lorsque GALILÉE affirmait, au contraire, qu'il ne faut pas toujours
prendre les paroles de la Sainte Écriture à la lettre, les écrivains sacrés ayant employé, en
parlant du soleil, le langage courant, lequel n'a aucune prétention scientifique et se
conforme aux apparences, c'est bien lui qui avait raison. D'où il suit que « le tribunal du
Saint-Office, comme celui de l'Index, s'est trompé en déclarant, dans les considérants,
fausse en philosophie la doctrine de Copernic, qui est vraie, et contraire à l'Écriture cette
doctrine, qui ne lui est nullement opposée.
Mais peut-on trouver dans ce fait un argument contre la doctrine de l'infaillibilité de
l'Église ou du Souverain Pontife? Pour répondre à cette question, il n'y a qu'à déterminer
la valeur juridique des décrets de 1616 et de 1633. Le décret de 1616 est un décret de la
Sacrée Congrégation de l'Index ; celui de 1633, un décret du Saint-Office. Assurément,
ces décrets ont été approuvés par le Pape : mais comme dans l'espèce, il s'agit seulement
d'une approbation dans la forme simple, commune (in forma communi), les décrets sont
et restent juridiquement les décrets de Congrégations, qui valent par l'autorité immédiate
des Congrégations.
Or, nous le savons, la question d'infaillibilité ne se pose même pas, quand il s'agit d'un
décret d'une Congrégation quelle qu'elle soit, eût-elle comme Préfet le Pape lui-même. »
Deux conditions leur manquent pour pouvoir être des définitions ex-cathedra, et partant,
infaillibles. La première c'est que la censure portée contre la théorie copernicienne ne se
trouve que dans les considérants qui ne sont jamais l'objet de l'infaillibilité, et la seconde
c'est que les décrets n'ont pas été des actes pontificaux, mais des actes des Congrégations,
lesquelles ne jouissent pas du privilège de l'infaillibilité. Au reste, aucun théologien n'a
jamais considéré ces décrets comme des articles de foi, et, même après les sentences du
Saint-Office, les nombreux adversaires du système copernicien n'ont jamais allégué
contre lui qu'il avait été condamné par un jugement infaillible.
L'infaillibilité du Pape mise hors de cause, l'on peut s'étonner à bon droit de l'erreur des
juges du Saint-Office. Il y a cependant de bonnes raisons qui expliquent, et même
justifient, leur conduite On a dit que la condamnation de Galilée était le résultat d'une
machination tramée contre lui par des adversaires jaloux, que le pape URBAIN VIII se
serait reconnu dans le « Dialogue » sous le personnage un peu ridicule de Simplicio dans
la bouche duquel se trouvait un argument que le pape, alors qu'il n'était encore que le
cardinal MAFFEO BARBERINI, avait opposé à GALILÉE, et que son amour-propre blessé
l'aurait poussé à la vengeance. Quoi qu'il puisse y avoir de vrai dans ces allégations, il y
eut d'autres raisons plus sérieuses qui déterminèrent les juges de l'Inquisition à prononcer
une sentence de condamnation, et ces raisons furent les suivantes. C'était alors une règle
courante en exégèse, - et cette règle n'a pas changé, - que les textes de la Sainte Écriture
doivent être pris dans leur sens propre quand l'interprétation contraire n'est pas imposée
par des motifs tout à fait valables. Or, à cette époque, l'on interprétait les passages en
question, et en particulier, celui où Josué commande au soleil de s'arrêter, au sens propre
et obvie, et par conséquent d'après le système astronomique de Ptolémée. Aussi
longtemps que ce dernier système n'était pas démontré faux et que Galilée ne pouvait
apporter aucune preuve péremptoire et scientifique de la vérité du système de Copernic,
c'était le droit de la congrégation du Saint-Office, et même son devoir, de garder
l'interprétation littérale et d'arrêter, par une décision disciplinaire, toute doctrine qui
contredirait cette interprétation et voudrait substituer le sens métaphorique au sens
littéral. Ajoutons que la Congrégation était d'autant plus portée à s'en tenir à
l’interprétation traditionnelle que l'on se trouvait alors en pleine effervescence du
protestantisme, et que, en prétendant interpréter les textes de la Sainte Écriture à sa façon,
Galilée semblait favoriser la théorie du libre examen.

B. Dans quelle mesure peut-on dire que l'Église a frappé un innocent et que Galilée est un
martyr de la science ? Qu'il ait eu à souffrir pour la défense de ses idées, que, mis dans
l'alternative d'avoir à les sacrifier ou de désobéir à l'Église, il ait enduré dans son
intelligence et dans son cœur de cruelles tortures, la chose ne semble pas contestable.
Mais dire, que l'Église l'a martyrisé, c'est aller un peu loin. - 1. Tout d'abord, il est faux de
prétendre qu'il fut forcé d'abjurer une doctrine qu'il savait être certaine. Il lui semblait
bien par les expériences qu'il avait faites que le système de Copernic était une hypothèse
plus vraisemblable que celle de Ptolémée, mais de la vérité de cette hypothèse il n'eut
jamais la certitude évidente. - 2. Encore moins peut-on dire qu'il fut traité avec rigueur. «
On peut défier les plus fanatiques de citer où et quand, pendant ou après son procès,
Galilée aurait subi une heure de détention dans une prison proprement dite.» Le pape
PAUL V admirait GALILÉE et lui donna de nombreuses marques de bienveillance. - L'on
objecte, il est vrai, qu'URBAiN VIII le fit menacer de la torture. Mais cette menace, qui
ne fut d'ailleurs pas exécutée, était un des moyens juridiques d'alors, analogue à
l'isolement et au secret dont on se sert aujourd'hui, pour provoquer les aveux des
prévenus. Il serait, d'autre part, injuste de dire qu'URBAiN VIII fut dur à son égard
puisque, le lendemain de sa condamnation, le 23 juin 1633, GALILÉE fut autorisé à quitter
les appartements du Saint-Office où il devait être détenu, et à se rendre dans le palais de
son ami, le Grand-Duc de Toscane ; d'où il put bientôt repartir pour sa villa d'Arcetri. Et
c'est là qu'il mourut, après avoir reçu tous les ans une pension que le Pape lui accordait
depuis 16.30.
C. La condamnation de Galilée a-t-elle vraiment entravé les progrès de la science ? «
Accordons sans peine que les décrets de l'Index ont pu empêcher ou retarder la
publication de quelques ouvrages, tel le Monde de DESCARTES ; mais, de bonne foi, peut-
on affirmer que le triomphe du système en a été reculé?... L'accord avec l'expérience
pouvait seul donner à l'hypothèse de Copernic une confirmation décisive, et les décrets de
l'Index n'empêchaient personne de chercher à réaliser cet accord. »

Conclusion. - De ce qui précède il résulte que, si la condamnation de Galilée fut, de la


part de la Congrégation du Saint- Office et même des papes PAUL V et URBAIN VIII. une
erreur infiniment regrettable, elle n'atteint en rien la doctrine de l'Église sur l'infaillibilité
pontificale, pas plus qu'elle ne témoigne d'une hostilité systématique contre la science et
le progrès.

§ 6. - L'INGÉRENCE DES PAPES DANS LES AFFAIRES TEMPORELLES.

463. - 1° Exposé des faits. - L'histoire nous témoigne que, au moyen âge, les Papes se
sont considérés comme les chefs suprêmes des États chrétiens, qu'ils ont revendiqué le
droit de citer à leur tribunal souverains et sujets, et qu'ils ont infligé aux princes
scandaleux, non seulement des peines spirituelles telles que l'excommunication, mais
même des peines temporelles en les déposant et en les privant de leurs droits de
commander. Ainsi GRÉGOIRE VII (le moine Hildebrand), célèbre par sa lutte dans la
Querelle des Investitures, excommunia une première fois l'empereur d'Allemagne, HENRI
IV, qui ne voulait pas se laisser dépouiller du droit de 1’investiture, le réduisit à venir,
s'humilier devant lui au château de Canossa (1077) et l'excommunia une seconde {ois
(1078) parce qu'il ne tenait pas ses promesses. INNOCENT III (1198-1216) obligea
PHILIPPE-AUGUSTE à reprendre sa femme Ingelburge ; en Angleterre, il déposa JEAN
SANS TERRE, puis le rétablit sur le trône ; en Allemagne, il excommunia OTHON IV et
délia ses sujets du serment de fidélité. INNOCENT IV, au concile de Lyon (1245), déposa
FRÉDÉRIC II, empereur d'Allemagne. BONIFACE VIII (1294-1303) lutta, pendant toute la
durée de son pontificat, contre le roi de France, PHILIPPE LE BEL. Comme ce dernier,
toujours à court d'argent, voulait imposer le clergé à son gré, sans tenir compte des
immunités ecclésiastiques (N° 422 n), le Pape dans sa bulle « Clericis laicos », rappela la
doctrine de l'Église et interdit aux clercs de payer le tribut aux puissances laïques. Sur la
demande du clergé français lui-même, il accorda ensuite l'autorisation. Mais la lutte
recommença bientôt et BONIFACE VIII publia contre PHILIPPE LE BEL une série de bulles,
entre autres, la bulle « Ausculta, filin, dans laquelle il se disait « constitué au-dessus des
rois et des royaumes!, et la bulle « Unam Sanctam », dans laquelle, après avoir rappelé
l'unité de l'Eglise, il déclarait que « ce corps unique ne doit pas avoir deux têtes, mais une
seule, le Christ et le Vicaire du Christ », que deux glaives sont au pouvoir de l'Église, un
spirituel, et un matériel, que « le premier doit être manié par l'Église, le second pour 1
Église i et que, le second devant être soumis au premier, le pouvoir spirituel doit juger le
pouvoir temporel si celui-ci s'égare. Enfin Boniface VIII excommunia Philippe le Bel le
13 avril 1303.

464. - 2° Accusation. - Les ennemis de l'Église accusent les papes d'avoir outrepassé
leurs droits et d'avoir revendiqué un pouvoir illégitime.

465. - 3° Réponse. - A. L'intervention des papes dans les affaires temporelles des États
chrétiens n'était pas illégitime : elle ne constituait nullement, de leur part, un abus de
pouvoir.
Les papes avaient le droit d'intervenir à un double titre : - a) Tout d'abord en vertu de leur
pouvoir indirect sur les choses temporelles dont nous avons précédemment démontré
l'existence (N° 436). « Le pouvoir spirituel, dit BELLARMIN, ne s'immisce pas dans les
affaires temporelles, à moins que ce3 affaires ne s'opposent à la fin spirituelle ou ne
soient nécessaires pour l'obtenir : auxquels cas le pouvoir spirituel peut et doit réprimer le
pouvoir temporel et le contraindre par toutes les voies qui paraîtront nécessaires. »
Lorsque les Papes précités ont frappé les princes qui abusaient de leurs pouvoirs, non
seulement de peines spirituelles comme l'excommunication, mais même de peines
temporelles comme la déposition, ils ont donc agi en vertu du pouvoir spirituel attaché à
leur charge suprême et du pouvoir indirect sur les choses temporelles qui découle du
pouvoir spirituel. - b) En dehors du droit divin dont nous venons de parler, le droit public
du temps, reposant sur le libre consentement des peuples et des princes, légitimait
l'intervention de la papauté dans les affaires temporelles. Rappelons-nous en effet que, en
vertu de ce droit public, il y avait une alliance étroite entre l'Église et l'État, que le Pape
était regardé comme le chef naturel de la chrétienté, à qui appartenait le droit de trancher
les différends, et que le prince, avant de monter sur le trône, faisait serment de gouverner
avec justice, de protéger la Sainte Église romaine, de défendre la foi contre l'hérésie, et de
ne pas encourir lui-même l'excommunication. Que si alors le prince devenait parjure à
son serment, s'il gouvernait contre les droits de l'Église ou contre les justes intérêts de son
peuple, la papauté avait le droit et même le devoir de lui remettre devant les yeux les
engagements sacrés qu'il avait pris, et en cas de refus, de l'excommunier, au besoin, de le
déposer, et de déclarer ses sujets déliés de leur serment d'obéissance à l'égard d'un
souverain indigne du pouvoir.
B. Non seulement l'intervention des papes dans les affaires temporelles n'était pas
illégitime, mais il faut reconnaître combien elle fut heureuse et bienfaisante, tout à
l'avantage des faibles et des opprimés. Durant cette rude époque de la féodalité où tout
était livré au plus fort, seule l'Église avait assez de puissance pour rappeler aux rois et aux
seigneurs qu'au-dessus de la force il y a le droit. La prérogative que les Papes reven-
diquaient de déposer les rois dont la conduite était scandaleuse, et de délier leurs peuples
du serment de fidélité, bien loin d'être une usurpation ,du pouvoir spirituel sur le pouvoir
temporel, lui servait au contraire de frein et de contrepoids. Quand le droit était violé et
que la justice demeurait impuissante, il était bon qu'il y eût quelqu'un d'assez fort et
d'assez indépendant pour prendre en main la cause de la morale et de la religion
outragées.

Remarque. - On objecte aussi contre l'Église : - 1. qu'il y a eu de mauvais Papes, et l'on


cite alors les noms d'Etienne VI, de Jean XII, de Benoît IX et d'Alexandre VI, - 2. que, au
moyen âge, il y eut un clergé simoniaque et corrompu. - A cette objection nous avons
déjà répondu et nous avons montré qu'elle ne vaut ni contre l’infaillibilité du Pape (N°
400), ni contre la sainteté de l'Église (N° 379).

§ 7. - LE SYLLABUS ET LA CONDAMNATION DES LIBERTÉS MODERNES.

466. - 1° Notion et autorité doctrinale du Syllabus. - Le Syllabus (mot lat. qui veut dira
index, table) est un recueil de quatre-vingts propositions renfermant les principales
erreurs modernes, déjà réprouvées et condamnées dans les allocutions consistoriales, les
encycliques et autres lettres apostoliques du pape Pie IX. Le Syllabus, précédé de
l'Encyclique Quanta cura, parut, sur l'ordre de Pie IX, le 8 décembre 1864, mais l'idée
d'un pareil catalogue contenant les erreurs de l'époque sous la forme qu'elles revêtaient
alors, était bien antérieure à cette date et avait été suggérée dès 1849, par l'archevêque de
Pérouse, le cardinal Pecci, qui devait succéder à Pie IX sous le nom de LÉON XIII.
Quelle est l’autorité doctrinale du Syllabus? Faut-il le considérer comme un acte ex-
cathedra, comme le veulent certains théologiens de valeur : FRANZELIN, MAZZELLA,
HURTER, PESCH, OU bien n'est-il qu'un document de grande autorité auquel tout
catholique doit adhérer sans qu'on puisse le taxer d'hérésie, dans le cas contraire? La
question n'est pas tranchée, et du fait qu'elle ne l'est pas et que chaque catholique reste
libre d'adopter l'une ou l'autre opinion, le Syllabus ne s'impose pas à la croyance comme
une définition infaillible. Il est vrai que le pape PIE IX en a pris la responsabilité, mais,
dit le P. CHOUPIN, « toute constitution pontificale, même relative à la foi et
solennellement promulguée n'est pas une définition ex-cathedra : il faut encore et surtout
que le Pape manifeste suffisamment sa volonté de trancher définitivement la question par
une sentence absolue ». Par conséquent, bien que les propositions condamnées doivent
être repoussées par tout catholique d'un assentiment ferme, il ne s'ensuit pas que la
proposition contradictoire soit de foi. La proposition condamnée n'ayant pas été qualifiée
d'hérétique, la proposition contraire ne saurait être de foi. Il importe, en outre, pour
mesurer tout le sens d'une proposition condamnée dans le Syllabus, de se reporter au
document d'où elle est extraite.

467. - 2° Accusation. - Nos adversaires accusent l'Église d'avoir, par le Syllabus, déclaré
la guerre à la société moderne et de s être montrée l'ennemie irréconciliable du progrès et
de la civilisation.

468. - 3° Réponse. - Pour étayer leur accusation, les adversaires de l'Église s'appuient
surtout sur les deux dernières propositions du Syllabus qui sont pour ainsi dire le résumé
des erreurs modernes : Prop. LXXIX. : « Il est faux que la liberté de professer n'importe
quelle religion, de penser et de manifester publiquement toutes les opinions conduisent
plus facilement à la corruption des mœurs et des esprits et propage la peste de
l'indifférentisme. » Prop. LXXX. « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le
progrès, , le libéralisme et la civilisation moderne. » Or, il est bien évident, à propos de
cette dernière proposition, - et il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'allocution
Jamdudum d'où la proposition est extraite, - que le pape n'entend nullement condamner
les progrès véritables de la science positive et des inventions humaines. La condamnation
ne porte que sur le faux progrès et sur la fausse civilisation.
De même, le pape PIE IX ne condamne pas toute liberté et tout libéralisme. Personne n'a
jamais défendu la vraie liberté plus que l'Église catholique : elle affirme la liberté
naturelle contre les matérialistes et les déterministes qui la nient, la liberté individuelle
contre les esclavagistes qui la suppriment, la liberté de conscience contre les pouvoirs
publics qui l'oppriment. Ne disons donc pas que l'Église est l'ennemie des libertés,
anciennes ou modernes : ce qu'elle frappe d'anathème c'est la fausse liberté, c'est le droit
à l'erreur et au mal, c'est, d'une manière générale, l'opinion qui soutient que la liberté
implique le droit absolu d'embrasser et de soutenir toute doctrine philosophique,
religieuse et politique, qui vous plaît. Après avoir rappelé les vieilles erreurs déjà
condamnées du panthéisme, du naturalisme, du rationalisme, de l'indifférentisme, après
avoir réprouvé les thèses socialistes et communistes de l'origine populaire du pouvoir et
du droit absolu des majorités, etc., PIE IX, à l'exemple de GRÉGOIRE XVI, dans son
Encyclique Mirari vos, proclame que les droits de la vérité sont supérieurs à ceux de la
liberté, les droits de Dieu supérieurs à ceux de l'homme, les droits de la justice supérieurs
à ceux du nombre et de la force, et, avec une grande sagesse, il condamne le libéralisme
absolu qui, par son culte extravagant et mal entendu de la liberté, est la source profonde
d'un grand nombre d'erreurs contemporaines.
Mais, remarquons-le en passant, PIE IX s'est contenté d'exposer la thèse catholique ; et à
ce point de vue, on peut l'accuser d'intolérance.. La vérité ne saurait être tolérante, car,
par le fait même qu'elle est la vérité, elle exclut ce qui lui est contraire. Reprocher à
l'Église son intolérance doctrinale, c'est donc lui reprocher d'être et de se croire la vérité.
Toutefois, quelque intolérants qu'ils paraissent, les principes du Syllabus laissent libre
espace à toutes les aspirations légitimes de la pensée moderne, et c'est ce que Léon XIII,
dans une admirable suite d'encycliques, s'est chargé de démontrer.

Art. II. - Les Services rendus par l'Église.

469. - A côté des griefs que nos adversaires accumulent dans leur sévère réquisitoire
contre l'Église, il serait injuste de ne pas mentionner les services que le christianisme a
rendus et de méconnaître la part qui lui revient dans la marche de la civilisation. Nous
allons donc voir brièvement ce que l'Église a fait pour l'individu, pour la famille et pour la
société, comment elle a travaillé au progrès, au bien-être des peuples, à leurs intérêts
matériels, intellectuels et moraux. Les bienfaits qu'elle a rendus sur ce terrain méritent
d'être d'autant plus appréciés qu'ils sont en dehors de la sphère d'action et de la mission
tracées par le Christ. Car, ne l'oublions pas, l'Église a été instituée pour recevoir et
transmettre le dépôt de la révélation chrétienne, pour conduire les hommes à leur salut
éternel, et non pas pour travailler, tout au moins d'une façon immédiate, à leur bonheur
temporel. Et cependant elle n'a cessé de s'en préoccuper et de tendre, par tous les moyens
en son pouvoir, à améliorer le sort de l'humanité. « Chose admirable, pouvons-nous dire
avec MONTESQUIEU, (L’Esprit des lois), la religion chrétienne qui semble n'avoir d'autre
objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »

§ 1, - L'ÉGLISE ET L'INDIVIDU.

470. - Si nous considérons l'homme d'une manière générale et du seul point de vue
individuel, nous constatons que, presque partout dans l'antiquité, l'humanité est partagée
en deux classes : l'homme libre, et l’esclave. Ce qu'était l'esclave et ce qu'a fait l'Église
pour lui, telles sont les deux questions qui se posent.
1° Ce qu'était l'esclave. - On entend par esclavage l'état de l'homme asservi à la puissance
d'un autre homme. L'esclavage avait pour origines, la guerre, la traite ou la naissance. Le
prisonnier vaincu, le malheureux capturé par des pirates ou l'enfant né de parents esclaves
tombaient sous la dépendance absolue d'un maître qui les traitait et exploitait à son gré.
La condition matérielle de l'esclave variait donc suivant le caractère et les dispositions de
ce dernier. De toute façon, l'esclave était toujours un être à part, un homme qui n'avait pas
plus de droits que la bête de somme, qui était entièrement la propriété, la « chose » du
maître, ravalé par le fait au rang d'un animal ou d'un vil instrument qu'on achète et qu'on
vend, dont on se défait quand il ne peut plus servir. On connaît en effet le conseil de
CATON au père de famille économe : « Vendez les vieux bœufs... les vieilles voitures, les
vieilles ferrailles, le vieil esclave, l'esclave malade. » N'ayant pas de droits sur sa
personne, l'esclave ne pouvait en avoir davantage sur sa famille, sur sa femme et ses
enfants. Il arriva même souvent que la législation conférait au maître le droit de vie et de
mort sur ses esclaves, et l'on sait que les gladiateurs dont les combats eurent tant de
vogue chez les Romains, étaient pris non seulement parmi les condamnés à mort, mais
aussi parmi les esclaves.
Telle était la condition de la plus grande partie de l'humanité, et il convient d'ajouter que
cette honteuse institution n'était nullement réprouvée par la religion païenne, qu'elle était
tenue pour une institution légitime, même par les philosophes les plus illustres. Si les
écrivains ont blâmé parfois les abus, jamais ils n'ont condamné le principe.

471. - 2° Ce que l'Église a fait pour l'esclave. - Qu'on ne se figure pas tout d'abord que
l'Église a renversé d'un seul coup l'état de choses établi. Les révolutions doivent être
amenées par une lente évolution des idées, car l'opinion publique ne rompt pas du jour au
lendemain avec les idées ambiantes, avec les traditions et les vieilles coutumes. La
transformation d'une société nécessite donc une action continue, un travail préparatoire de
longue haleine. Or ce travail, l'Église l'entreprit par sa doctrine, par sa législation et par
ses actes : - a) par sa doctrine. Dès l'origine du christianisme, l'Église commence sa lutte
contre l'esclavage. Le premier et le plus éloquent interprète de sa doctrine est saint PAUL.
Avec une habileté et un art consommés, l'Apôtre des Gentils pose les grands principes de
l'égalité et de la fraternité, qui sont comme le fondement de la liberté individuelle. Il
proclame, à la face des maîtres orgueilleux qui se trouvent dans le vaste Empire gréco-
romain, que tous les hommes sont issus de la même origine, rachetés du même sang et
appelés à la même béatitude éternelle, par conséquent, égaux et frères. « II n'y a plus
écrit-il aux Galates, ni Juif ni Grec, ni esclave, ni homme libre, il n'y a plus ni homme, ni
femme ; car vous êtes tous un dans le Christ Jésus. » ( Gal., II, 28). Mais, tout en posant
les principes qui doivent peu à peu détruire l'esclavage, saint Paul se garde bien de
prendre une attitude agressive contre les maîtres, de prêcher la lutte dos classes et de
pousser à une révolution trop rapide qui compromettrait le succès de son œuvre. Il juge
beaucoup plus sage pour le moment de rappeler aux uns et aux autres leurs devoirs
réciproques : obéissance de la part des esclaves, bonté de la part des maîtres : «
Serviteurs, dit-il aux premiers, obéissez à vos maîtres selon la chair avec respect et
crainte et dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ... Servez-les avec affection,
comme servant le Seigneur et non des hommes, assurés que chacun, soit esclave, soit
libre, sera récompensé par le Seigneur de ce qu'il aura fait de bien. Et vous maîtres, dit-il
aux seconds, agissez de même à leur égard et laissez là les menaces, sachant que leur
Seigneur et le vôtre est dans les cieux et qu'il ne fait pas acception des personnes. »
(Eph., VI. 5-9).
b) Par sa législation. Sous l'influence de l'Église, les empereurs devenus chrétiens,
promulguent des lois qui améliorent la condition de l'esclave. Ainsi, pour ne prendre que
quelques exemples, CONSTANTIN défend de marquer les condamnés et les esclaves au
visage « où réside l'image de la beauté divine » ; il déclare coupables d'homicide les
maîtres dont les mauvais traitements auraient causé la mort de leurs esclaves. THÉODOSE
rend la liberté à tous les enfants vendus par leurs pères ; HONORIUS met fin pour toujours
aux combats des gladiateurs ; JUSTINIEN porte une loi qui punit le rapt des femmes
esclaves de la même peine que celui des femmes libres. Un des rares empereurs qui
n'aient pris aucune mesure en faveur des esclaves est précisément un empereur imbu de
tous les préjugés du paganisme, JULIEN L'APOSTAT.
Les invasions barbares au Ve siècle sont néfastes à la cause des esclaves et lui font perdre
du terrain. Mais l'Église, par les nombreux conciles qu'elle tient, du VIe au IXe siècle, en
Gaule, en Bretagne, en Espagne, en Italie, continue de travailler en leur faveur. Le concile
d'Orléans de 511 et le concile d'Epône, en 517, proclament le droit d'asile, en vertu
duquel l'esclave, même « coupable d'un crime atroce » s'il s'est réfugié dans une église,
ne pourra subir un châtiment corporel. Le concile d'Auxerre, à la fin du VI e siècle, le
concile de Chalon-sur-Saône, au milieu du VIIe siècle, défendent de faire travailler les
esclaves le dimanche. Plusieurs conciles interdisent la traite des esclaves, ou, s'ils n'osent
pas aller aussi loin, lui apportent des entraves, comme on en trouve un exemple dans le 9 e
canon du concile de Châlons-sur-Marne qui défend de vendre aucun esclave en dehors du
royaume de Clovis». En outre, l'esclave est admis par l'Église- au sacerdoce et à la
profession monastique, pourvu qu'il ait obtenu de son maître le consentement préalable,
ou l'affranchissement. Enfin, les conciles du vin" siècle reconnaissent formellement la
validité des mariages contractés, en connaissance de cause, entre des hommes libres et
des esclaves.
c) Par ses actes. - 1. Dans l'exercice de son culte, l'Église primitive ne tient aucun compte
des distinctions sociales. « Entre le riche et le pauvre, l’esclave et le livre, il n’y a pas de
différence », écrit l’apologiste LACTANCE. Telle est, à n’en pas douter, l’un des raisons les
plus fortes qui contribueront à l’affranchissement de l’esclave. RENAN lui-même ne fait
pas de difficulté à le reconnaître : «Les réunions à l'Eglise, à elle s seules, écrit-il dans son
Marc Aurèle, eussent suffi à ruiner cette cruelle institution (de l'esclavage). L'antiquité
n'avait conservé l'esclavage qu'en excluant les esclaves ,des cultes patriotiques. S'ils
avaient sacrifié avec leurs maîtres, ils se seraient relevés moralement. La fréquentation de
l'église était la plus parfaite leçon d'égalité religieuse... Du moment que l'esclave a la
même religion que son maître, prie dans le même temple que lui, l'esclavage est bien près
de finir. » - 2. L’admission des esclaves au sacerdoce et à la vie monastique que nous
avons signalée plus haut est une autre source d'où doit sortir le nivellement de tous les
rangs sociaux. Sous la bure ou le voile monastique, on ne discerne plus les maîtres des
esclaves : les uns et les autres travaillent et prient en commun, confondus dans une égalité
parfaite. - 3. A partir du vie siècle, l'Église, enrichie par les donations pieuses des rois et
des seigneurs, emploie ses richesses au rachat de nombreux prisonniers de guerre et
d'esclaves, afin de les affranchir, ou tout au moins, de « leur rendre la vie douce et facile
a, selon la recommandation des papes et des conciles.
Voilà ce que l'Église a fait dans le passé. Son ardeur ne s'est d'ailleurs pas éteinte, et tout
lé monde connaît la grande œuvre entreprise par LÉON XIII et le cardinal LAVIGERIE, à la
fin du siècle dernier, connue sous le nom d'œuvre antiesclavagiste et destinée à combattre
en Afrique la traite et l'esclavage des noirs.

§ 2. - L'ÉGLISE ET LA FAMILLE.

472. - Nécessaire pour conserver la vie tout autant que pour la donner, la famille est de
droit naturel, en même temps que d'origine divine. Cependant les conditions de la
famille, - et nous entendons par là les relations entre eux des membres qui la composent, -
peuvent varier avec les temps et les lieux. Voyons donc ce que fut la famille dans
l'antiquité et ce qu'elle est depuis le christianisme.

1° La famille dans l'antiquité. - Dans l'antiquité, l'autorité souveraine du père absorbe


celle des autres membres. - a) Presque partout, à Rome spécialement, l'enfant tient son
droit à la vie du bon vouloir du père. lies infanticides y sont fréquents, admis par les lois,
et approuvés par les philosophes. « Rien n'est plus raisonnable, dit à ce sujet SÉNÈQUE,
que d'écarter de la maison les choses inutiles » et QUINTILIEN ose écrire que « tuer un
homme est souvent un crime, mais tuer ses propres enfants est souvent une très belle
action». Si le père peut tuer ses enfants, à plus forte raison peut-il les vendre ou les
donner en gage. - b) Quant à la mère, sa situation n'est pas plus enviable. Non seulement
elle n'a aucune part à la puissance paternelle, mais là où la polygamie et le divorce sont
admis, comme en Orient, elle est une véritable esclave. Même au milieu des civilisations
les plus brillantes, comme celles de la Grèce et de Rome, la condition de la femme n'est
guère meilleure. Jeune fille, elle est sous la puissance de son père; mariée, elle passe sous
la tutelle de son mari qui détient de la législation des pouvoirs presque illimités.

473. - 2° La famille dans la société chrétienne. - a) Grâce au christianisme, l'enfant


devient l'objet des plus tendres sollicitudes des parents. Sous l'influence de la doctrine
chrétienne, le père comprend que son enfant n'est pas une propriété dont il a le droit
d'user ou d'abuser, mais une créature de Dieu, rachetée du sang du Christ et prédestinée
au ciel, un être qu'il doit entourer d'une tendresse d'autant plus grande qu'il est ' plus
chétif et plus faible. - b) Le christianisme n'a pas moins relevé la dignité morale de la,
femme : et cela de double façon, en enseignant, d'une part, la noblesse de la virginité', et
le respect dont il convient de l'entourer, et d'autre part, la grandeur du mariage un et
indissoluble. Car, qu'on le remarque bien, le christianisme n'a pas rehaussé la virginité, si
peu connue et si incomprise des anciens, pour rabaisser d'autant le mariage. L'exaltation
de la vierge ne doit pas, dans la pensée du Christ, nuire à la beauté morale de la femme
mariée ; la preuve en est bien qu'il a élevé le mariage à la dignité de sacrement, en sorte
qu'il n'est plus une cérémonie quelconque, aussi solennelle qu'on la suppose, mais un
signe sacré qui donne une grâce spéciale et symbolise l'union du Christ lui-même avec
son Église.
Les féministes prétendent que la femme n'a pas encore' dans la société la place qui devrait
lui revenir et que, au triple point de vue politique, social et économique, sa condition est
très inférieure à celle de l'homme, et ils demandent que, étant soumise aux mêmes lois et
ayant des charges au moins équivalentes à celles de l'homme, elle jouisse aussi des
mêmes droits. Si l'Église n'a pas formulé sur ce sujet de doctrine précise, il est permis de
dire qu'elle ne saurait qu'encourager tout effort qui tend à améliorer le sort de la femme.

§ 3. - L'ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ.

474. - Si nous considérons, non plus l'individu, ni la famille, mais un groupe d'individus
et de familles, autrement dit, la Société, nous constatons que l'Église lui a rendu les plus
grands services à un triple point de vue : matériel, intellectuel et moral.

1° Services rendus dans l'ordre matériel - A tout moment de son histoire, l'Église a
travaillé au bien-être du peuple. Le bien-être matériel est en effet la résultante d'un
ensemble de choses : travail, épargne, bonnes mœurs, sans lesquelles il n'y a pas de
prospérité ni de bonheur possibles. Or tandis que dans l'antiquité toutes ces vertus étaient
inconnues, tandis surtout que le travail manuel était regardé comme quelque chose de
dégradant pour l'homme libre, la doctrine chrétienne, en enseignant la grande loi du
travail, a réhabilité celui-ci aux yeux de l'humanité. Et l'Église ne s'est pas contentée de
donner son enseignement, elle a estimé que le meilleur moyen d'en assurer le succès était
de l'appuyer de ses exemples. Aussi voyons-nous régner une activité intense parmi les
premières générations chrétiennes. Plus que les autres, les moines travaillent à la
prospérité de l'Europe en défrichant les vieilles forêts, en labourant et cultivant les
déserts, et en créant autour de leurs monastères des villages et des villes où fleurissent
bientôt le commerce et l'industrie.
Et de nos jours, où l'ouvrier a déjà pris et veut prendre une place prépondérante dans la
société, l'Église, après avoir relevé sa dignité morale, continue de s'intéresser à son sort.
L'Encyclique Rerum novarum (16 mai 1891) de LÉON XIII et l'Encyclique
Quadragesimo Anno (15 mai 1931) de PIE XI témoignent que l'Église attache le plus haut
intérêt à la solution de la question sociale. De toute son âme elle souhaite que les justes
revendications des travailleurs soient couronnées de succès. Elle n'a pas de plus vif désir
que de voir leurs droits élargis, mais en même temps qu'elle formule des vœux pour le
mieux être de l'ouvrier, elle n'hésite pas à lui rappeler que, s'il a des droits, il a aussi des
devoirs ; et ce faisant, elle est convaincue qu'elle sert mieux sa cause que les démagogues
qui, en le nourrissant de vains espoirs, le conduisent à la ruine et à l'abîme.

475. - 2° Services rendus dans l’ordre intellectuel - A entendre certains adversaires de


l'Église, l'instruction ne date guère que de la Révolution française. Jusque-là, et
particulièrement au moyen âge, c'est comme une longue époque d'ignorance et
d'obscurantisme. L'Église qui s'était faite l'institutrice de la France, ne remplit pas le rôle
qui lui avait été confié : l'enseignement qu'elle donne se borne tout au plus aux choses de
la foi - Ceux qui parlent ainsi, font preuve ou bien d'une ignorance des faits
impardonnable ou d'une insigne mauvaise foi. Sans doute il y a eu des époques où, en
raison de certaines circonstances malheureuses, comme par exemple sous les rois
fainéants (VIIe siècle) et après l'invasion des Normands, au X e siècle, l'enseignement fut
en décadence. Il n'eu est pas moins vrai que les historiens qui ont fait une enquête
impartiale sur l'état de l'instruction en France avant la Révolution, sont obligés de con-
venir que l'Église a toujours donné l'instruction à ses clercs et aux laïques autant que le
comportaient les progrès du temps et les besoins de chacun. Du Ve au XIe siècle, l'Église
fonde et dirige des écoles épiscopales, presbytérales et monastiques ; au XVIe siècle, elle
se met à la tête du mouvement qui pousse les esprits vers l'antiquité grecque et latine. Et
depuis lors, jamais elle n'a cessé de promouvoir les travaux intellectuels et de favoriser le
développement des lettres, des arts et des sciences.

476. - 3° Services rendus dans l'ordre moral. - Dans l’ordre moral, nous avons vu déjà
ce que l'Église a fait pour l'individu et pour la famille. En revendiquant ainsi la liberté
pour les individus, elle a, du même coup, transformé les mœurs publiques. Aux chefs
d'État elle a appris que « tout pouvoir vient de Dieu» et que dès lors on doit l'exercer avec
justice et sagesse. Aux sujets elle a prescrit l'obéissance et le respect vis-à-vis des
gouvernants en s'appuyant sur cette simple parole du Christ : « Rendez à César ce qui
appartient à César. » Enfin elle a rendu meilleures les relations de peuple à peuple. En
enseignant partout que tous les hommes, sans distinction de race et de nationalité, sont
frères, enfants de Dieu et de l'Église, elle leur a fait comprendre que c'était une
monstruosité de se traiter en barbares.

477. - Objection. - Contre les services rendus à la société par l'Église catholique, nos
adversaires objectent que les nations protestantes sont plus puissantes et plus prospères
que les nations catholiques, que leur niveau moral est plus élevé ; et, de ce fait qu'ils
prennent comme point de départ et qu'ils regardent comme historiquement incontestable,
ils concluent que la prospérité des uns et la déchéance des autres doivent être attribuées à
la différence de religion.

Réponse. - II faut distinguer dans l'objection qui précède deux choses : le point de vue
historique et le point de vue doctrinal, ou, si l'on veut, la question du fait, et la thèse
qu'on veut établir sur le fait. Évidemment, s'il était possible de prouver que les faits
historiques ne sont pas tels qu'on le prétend, ou n'ont pas la portée qu'on leur attribue,
nous serions en droit de conclure aussitôt que la thèse est fausse. Mais admet tons par
hypothèse que les nations protestantes sont vraiment supérieures aux nations catholiques ;
s'ensuit-il que la cause de la supériorité des unes et de l'infériorité des autres soit la
religion ?

A. LA THÈSE. - A la considérer en soi, que penser de la thèse qui fait de la religion le


principe du progrès ou de la décadence des nations? - a) Remarquons d'abord que, même
s'il en était ainsi, le protestantisme ne serait pas pour cela la craie religion. Car le but
premier de la religion n'est pas de travailler à la prospérité matérielle de ses adeptes mais
de conduire les âmes à Dieu. Et si nous avons mentionné les services rendus par l'Église à
la société dans cet ordre de choses, il ne rentrait pas dans notre pensée de vouloir
démontrer que le christianisme, par le fait qu'il est la vraie religion, a eu pour résultat
d'attirer la bénédiction de Dieu dans l'ordre temporel. Nous nous sommes bornés à établir
que le bien-être matériel des peuples devait découler de la doctrine du Christ qui tend à
rendre les hommes plus travailleurs, plus économes et plus vertueux, mais nous nous
gardons bien de prétendre qu'il suffit d'introduire la vraie religion dans un pays déshérité
au point de vue matériel, pour le transformer, comme par enchantement, en un pays riche
et prospère. - b) Venons maintenant au cœur de la question. Sur quoi s'appuie-t-on pour
dire que la religion protestante est cause de grandeur, tandis que la religion catholique est
cause de décadence ? Sans doute, sur le principe fondamental du protestantisme, sur la
théorie du libre examen qui favorise, dit-on, l'esprit d'entreprise, l'élan et l'énergie, alors
que les principes du catholicisme qui imposent l'adhésion à des dogmes obscurs et la
soumission aveugle à un pouvoir absolu, suppriment toute initiative. Mais qui ne voit que
c'est là un raisonnement bien spécieux? La foi à des dogmes qui n'ont rien à faire avec les
questions matérielles et l'obéissance à l'Église dans l'ordre spirituel ne gênent en rien
l'esprit d'initiative, et il serait ridicule de croire que le commerçant et 1 industriel
catholiques ne sont pas tout aussi libres que le commerçant et l'industriel protestants de
conduire leurs affaires au mieux de leurs intérêts. - c) Ajoutons enfin que le mot
prospérité est un terme bien vague. La vraie civilisation ne se réduit; pas à la seule
prospérité matérielle : il nous semble au contraire qu'elle embrasse l'ensemble des intérêts
matériels, moraux et religieux. Les peuples qui veulent arriver au plus haut degré de civi-
lisation ne sont donc pas ceux qui n'ont d'autre idéal que le bien-être et la fortune, mais
ceux qui ont plus de grandeur d'âme et une vie morale plus noble. Or il est évident que,
sur ce point, les principes catholiques qui recommandent tant la charité, l'amour des
autres, le don de soi, qui font aller de pair la foi et les bonnes œuvres, sont loin d'être
inférieurs aux principes protestants. Nous pouvons donc déjà conclure que la thèse ne
repose sur aucun argument.

B. LES FAITS. - Non seulement la thèse, prise en soi, est fausse, mais les faits eux-
mêmes la démentent. - a) Car, s'il s'agit du passé, l'on ne saurait contester que dans une
longue période de notre histoire, les nations catholiques : la France, l'Autriche et
l'Espagne, furent à la tête de la civilisation. Or le moment où elles ont atteint leur apogée
correspond précisément avec celui où la vie catholique était le plus intense et où les
principes chrétiens étaient le mieux observés. - b) S'il s'agit du présent, il faut bien
confesser que les nations catholiques dont nous venons de parler, sont, \ au point de vue
économique, dans un état d'infériorité sur les grandes nations protestantes : Angleterre,
États-Unis, Allemagne. Or si l'on veut absolument que la religion soit la cause de cette
infériorité, nous répondrons que les États catholiques sont tombés en décadence parce
qu'ils ont été infidèles à leur religion et qu'ils ont été rongés par la plaie de
l'indifférentisme ou même de l'athéisme. Du moins cela était vrai hier de la France, mais
aujourd'hui qu'elle a été comme purifiée par une rude épreuve, au cours de laquelle elle a
étonné le monde par sa vitalité, par son esprit d initiative, par son abnégation et par le
réveil de sa foi, qui peut dire de quoi demain sera fait et si elle ne va pas reprendre sa
place à la tête de la civilisation matérielle morale et religieuse ?

BIBLIOGRAPHIE. - Art. I. - BREHIER, art. Croisades (Dict. d'Alès) - LUCHAIRE,


Innocent III ; La question d’Orient (Paris). - GUILLEUX, art. Albigeois (Dict. d Aies) - DE
CAUZONS, Les Albigeois et l'Inquisition ; Les Vaudois et l'Inquisition (Bloud). - Mgr
DOUAIS, Les sources de l'histoire de l’Inquisition (Rev. des Questions historiques, 1882) ;
L'Inquisition, Ses origines historiques, sa procédure (Plon), VACANDARD, L'Inquisition
(Bloud). - GUIRAUD, Questions d'histoire et d. archéologie chrétienne (Gabalda). - Mgr
D'HULST, Car. de 1895, 5e Conf. L'Église et l’Etat. - LANGLOIS, L’Inquisition d'après
des travaux récents (Bellais) - ROUQUETTE, L'Inquisition protestante... (Bloud). -
GUIRAUD, art. Inquisition (Dict. d Alès - VACANDARD, De la tolérance religieuse
(Bloud). - DE LA BRIÈRE art Barthélemy (La Saint-) (Dict. d'Alès). - HELLO, La Saint-
Barthélemy (Bloud) - VACANDARD, Etudes de critique et d'histoire religieuse (Lecoffre).
- DIDIER La révocation de l'Édit de Nantes (Bloud). - P. DE VREGILLE, art. Galilée (Dict
d'Alès) - CHOUPIN, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège
(Beauchesne) DE L’EPINOIS, LA QUESTION Galilée (Palmé). - JAUGEY, Le procès de
Galilée et la Théologie. - SORTAIS, Le procès de Galilée (Bloud). - VACANDARD études
de critique... - J. DE LA SERVIÊRE, art. Boniface VIII (Dict. d'Alès).
Art II. - P. ALLARD, Les esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l'Église...
(Lecoffre) ; art. Esclavage (Dict. d'Alès). - D'AZAMBUJA, Ce que le christianisme a fait
pour la femme (Bloud). - H. TAUDIÈRE, art. Famille (Dict. d'Alès) - L LECLERCQ, Essai
d'Apologétique expérimentale (Duvivier, Tourcoing). - Mgr BAUDBILLART, L Eglise
catholique, la Renaissance, le Protestantisme Bloud) - DE LA BRIÈRE, Nations
protestantes et nations catholiques (Bloud). - FLAMÉRION De la prospérité comparée des
nations catholiques et des nations protestantes... (Bloud).

CHAP. II. - La Foi devant la raison et la science.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

478. - Quelque fortes et déterminantes que soient les raisons de croire proposées par
l'Apologétique, elles seraient évidemment frappées de nullité, si nos adversaires
pouvaient démontrer que l'Église catholique enseigne des dogmes absurdes. Croyant
trouver là un terrain d'attaque très propice, les rationalistes s'élèvent contre la foi, au nom
de la raison -et de la science : ils prétendent qu'il y a antagonisme entre celles-ci et celle-
là, que les deux modes de connaissance sont opposés entre eux, ou tout au moins
étrangers l'un à l'autre. Nous allons voir que les choses ne sont pas ainsi, en établissant :
1° les rapports de la foi et de la raison, et 2° les rapports de la foi et de la science.

Art. I. - La foi et la raison.


479. - Objection. - D'après les rationalistes, il y aurait incompatibilité entre la foi et la
raison Non seulement entre les deux aucun rapport ne saurait s'établir, mais, en requérant
l'adhésion à des mystères, c'est-à-dire à des vérités qui dépassent, et même, déconcertent
l'intelligence, la foi se met en contradiction absolue avec la raison, si bien qu'on ne peut
croire sans abdiquer ta raison.

480. - Réponse. - Nous avons déjà établi ailleurs les rapports entre la foi et la raison, et
nous avons constaté que la prétendue opposition invoquée par les rationalistes n'existe
pas. « Bien que la foi soit au-dessus de la raison, dit le concile du Vatican, il ne saurait
pourtant y avoir jamais de véritable désaccord entre la foi et la raison. Car le Dieu qui
révèle les mystères et répand la foi en nous étant le même que celui qui a mis la lumière
de la raison dans l'esprit de l'homme, il est impossible que Dieu se renie lui-même ni
qu'une vérité s'oppose à une autre vérité. »
Ainsi, d'après la doctrine catholique, trois traits caractérisent les rapports entre la foi et la
raison. - a) La foi et la raison sont deux principes de connaissance distincts. - b) Loin
d'être en désaccord, ils doivent se prêter un mutuel concours. - c) Là où les deux principes
se rencontrent, la foi est au-dessus de la raison.

A. LA FOI ET LA RAI SON, PRINCIPES DISTINCTS. - La foi et la raison sont deux


principes de connaissance distincts, deux voies, deux lumières données par Dieu à
l'homme pour atteindre le vrai. D'où il suit que chacune a son domaine respectif. Le
domaine de la foi, ce sont toutes les vérités de la révélation, parmi lesquelles les unes, -
les mystères, - sont inaccessibles à la raison, tandis que les autres lui sont accessibles et
n'ont été révélées par Dieu que pour être connues avec certitude de la masse des hommes
qui autrement les aurait ignorées ou mal connues. Le domaine de la raison, ce sont les
vérités, - sciences physiques, naturelles, histoire, littérature, etc., -- que la raison, seule et
par ses propres forces, peut découvrir, où elle n'entre pas en contact avec la révélation, où
par conséquent elle est maîtresse absolue et n'a pas à subir le contrôle de l'Église.

B. PAS DE DÉSACCORD, MAIS MUTUEL CONCOURS. - S'il est vrai que les deux
principes viennent de Dieu comme l'affirme la doctrine catholique, comment pourraient-
ils être en désaccord? Comment le vrai pourrait-il s'opposer au vrai! Et non seulement il
n'y a pas, il ne peut y avoir de désaccord entre la foi et la raison, mais elles se prêtent un
mutuel concours. La raison précède la foi, elle lui prépare le terrain, elle construit les
fondements intellectuels sur lesquels elle doit reposer. Puis, quand la foi est en possession
de la vérité révélée, c'est encore la raison qui scrute et analyse, pour les rendre
intelligibles, autant que faire se peut, les vérités qu'elle croit. A son tour, la foi éclaire la
raison : elle l'empêche de s'égarer à travers la multiplicité des systèmes faux et
condamnés par l'Église. Elle stimule et élève la raison en lui ouvrant de nouveaux
horizons, en proposant à ses investigations le vaste champ des vérités surnaturelles.

C. LA FOI EST SUPÉRIEURE A LA RAISON. - Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de


cette expression. Nous avons dit plus haut que la raison a son domaine propre sur lequel
elle est maîtresse absolue. La subordination de la raison à la foi dont nous parlons ici ne
concerne donc que le terrain mixte, et le terrain réservé à la foi. Sur le terrain mixte, c'est-
à-dire dans les vérités qui, tout en relevant de la raison, appartiennent au domaine de la
foi, parce qu'elles ont été révélées par Dieu, - par exemple, l'existence et la nature de
Dieu, l'existence et la nature de l'âme, la création du monde, etc., - la raison doit se
conformer aux enseignements infaillibles de l'Église, et reconnaître ses erreurs s'il y a
lieu. A plus forte raison « dans le domaine supérieur où se trouvent les mystères qui la
dépassent, la raison est obligée à une sujétion plus grande. Là, elle n'est réellement qu'un
instrument; c'est ce que signifie cet adage que « la philosophie est la servante de la
théologie». Il s'agit de la philosophie raisonnant sur les mystères. Et si cette expression,
qui choque tant les philosophes modernes, était si souvent employée au moyen âge, c'est
parce que c'était cette partie de l'exercice de la raison qui semblait la plus importante et
sur laquelle se fixait l'attention. La science n'existait encore qu'à l'état d'embryon ; l'étude
de la révélation divine paraissait l'étude la plus importante de toutes ; tout se rapportait à
la théologie comme centre ».
48 i. - Mais, objectent les rationalistes, les mystères, pour l'explication desquels vous
réclamez le concours de la raison, sont absurdes. Prenez tous les dogmes fondamentaux
de votre religion : un Dieu en trois personnes, le péché originel, un Dieu fait homme, la
naissance virginale du Christ, la rédemption par la mort d'un Dieu sur une croix... Ne
suffit-il pas de les énoncer pour constater qu'ils sont en contradiction avec la raison ?
Assurément les mystères sont au-dessus de la raison, mais ils ne sont pas contre. Il est
vrai qu'ils paraissent et même qu'ils sont en contradiction avec les lois de la nature, mais
cela ne prouve pas qu'ils contredisent notre raison. Cette contradiction n'existe que
lorsqu'on déforme les dogmes par des conceptions fausses et des termes impropres.
Prenons un seul exemple que nous emprunterons au livre de SULLY PRUDHOMME sur «
La vraie religion selon Pascal». Voici comment il expose le mystère de la Sainte Trinité,
et la contradiction qu'il y relève. « Dire qu'il y a trois personnes en Dieu, c'est dire qu'il y
a en Dieu trois individualités distinctes. D'autre part cependant, la formule du mystère
déclare qu'il n'y en a qu'une, celle de Dieu même : le Père est Dieu, le Fils également ; le
Saint-Esprit également ; les trois personnes divines ne sont qu'un seul et même être
individuel. » - Si les théologiens présentaient le dogme sous cette forme, il est bien
certain qu'il y aurait une contradiction dans les ternies. On ne saurait en effet concevoir
trois individualités dans le même être individuel. Aussi n'est-ce pas ainsi qu'ils
s'expriment. Laissant à SULLY PBUDHOMME les termes ambigus d' « individualités » et «
d'être individuel », ils disent que le mystère de la Sainte Trinité consiste dans le fait d'une
nature unique subsistant en trois personnes, en d'autres termes, qu'il n'y a en Dieu qu'une
seule nature, mais que cette nature est possédée par trois personnes. Que le critique ne
comprenne pas, nous n'en sommes pas surpris, mais vraiment la contradiction ne se
trouve que dans sa formule. C'est donc celle-ci qu'il faut réviser.

Conclusion. - Ce que nous venons de faire pour le mystère de la Trinité, nous pourrions le
faire et nous l'avons fait du reste pour les autres dogmes de la Religion catholique. Nulle
part nous n'avons rencontré l'opposition entre la foi et la raison que voudraient y voir nos
adversaires, et nous pouvons conclure que, si les dogmes dépassent la raison, ils ne la
contredisent pas.

Art. II - La foi et la science.

482. - Objection. - Les rationalistes prétendent qu'entre la foi et la science le conflit est
non moins irréductible et plus apparent encore qu'entre la foi et la raison. Et ils en
cherchent généralement la preuve dans les récits scientifiques de la Bible qu'ils s'efforcent
de mettre en contradiction avec les données de la science.

483. - Réponse. - Nous distinguerons deux points dans l'objection rationaliste : - a) la


thèse qui affirme, d'un point de vue général, 'existence d'un soi-disant conflit entre la
foi et la science, et - b) les applications qu'on en fait à la Bible.
A. THÈSE. - Les rationalistes pensent qu'entre la foi et la science le conflit est
irréductible de ce fait que la science a pour conditions le libre examen et la libre
recherche de la vérité, tandis que la foi n'est libre ni dans sa méthode ni dans ses
conclusions. « Nous ne pouvons trouver un procédé scientifique, dit GUNKEL, que là où il
s'agit de chercher la vérité et où le résultat n'est donné au préalable ni dans le détail ni
dans l'ensemble, par quelque autorité que ce soit. » Ainsi, disent les rationalistes, de ce
que le libre examen est la condition de toute recherche scientifique, il s'ensuit que le
catholique, qui n'a pas le droit de commencer par douter de ses dogmes, sans cesser d'être
catholique, ne peut fournir une démonstration scientifique ni de ses raisons de croire ni
des choses qu'il croit.
Pour répondre à la thèse rationaliste, il importe de distinguer entre le domaine exclusif de
la science et le domaine mixte de la science et de la foi. - a) S'agit-il du domaine exclusif
de la raison et de la science, s'agit-il des sciences qui n'ont rien de commun avec la foi, il
est clair que le savant catholique jouit de la même liberté que le savant protestant ou
rationaliste. « Qu'importe pour la liberté d'esprit nécessaire au savant électricien qu'il
croie au Coran, à la Bible, ou bien à l'infaillibilité du Pape? - A moins qu'on n'essaie de
soutenir que l'électricien qui croit à l'infaillibilité du Pape doit par là même professer qu'il
est obligé de croire ce que le Saint-Père lui ordonnera, même en matière d'électricité. A
quoi on ne peut répondre qu'en renvoyant le libre penseur au catéchisme, où il verra
nettement délimitées les matières sur lesquelles l'infaillibilité peut porter. » - b) S'agit-il
des questions mixtes où les conclusions de la foi peuvent s'opposer aux conclusions d'une
certaine philosophie et d'une certaine science, le savant catholique ne semble pas, au
premier abord, pouvoir faire œuvre de science, parce que, lié par sa foi, il reste toujours
apologiste, parce que, ses conclusions lui étant commandées par ses croyances, il est
obligé d'ordonner les faits et les textes dans le sens de ses idées préconçues. Mais
l'antinomie entre la foi et la science, même sur ce domaine mixte, est moins grand qu'on
ne le prétend. Pourquoi celui qui croit en Dieu, en la Providence, au miracle, à l'existence
d'une âme spirituelle et libre, serait-il moins apte à comprendre les faits biologiques et les
réalités historiques que l'athée, le matérialiste et le déterministe? S'il y a préjugé d'un
côté, il y en a aussi de l'autre, et, s'il y a préjugé des deux côtés, en quoi celui de l'athée
est-il plus conforme à la science, à la libre recherche de la vérité que celui du croyant?
Par ailleurs, quel que soit le point de départ du croyant, et même s'il était vrai que sa
méthode de démonstration fut moins scientifique, de quel droit pourrait-on rejeter ses
conclusions, s'il n'a fait appel qu'à la science pour défendre ou démontrer une vérité qu'il
possède par une autre voie, si ses arguments sont tirés de sa raison, et non de sa foi ?

Conclusion. - Nous pouvons donc conclure : - 1. qu'il y a tout un domaine où le croyant,


tout en restant croyant, est capable de véritable esprit scientifique ; et - 2. un autre
domaine où, en dépit d'une méthode moins libre, il peut arriver à des conclusions qui sont
scientifiques, parce qu'elles s'appuient sur la science et nullement sur les données de la
foi.

484. - B. APPLICATIONS A LA BIBLE. - Pour prouver qu'il y a antagonisme entre la foi


et la science, les rationalistes citent de nombreux passages de la Bible où les données de
la révélation semblent .en opposition avec les données de la science. L'on pourra se faire
une idée du soi-disant conflit par les trois exemples suivants tirés des descriptions
cosmographiques, de la cosmogonie mosaïque et du récit du déluge.
a) Descriptions cosmographiques. - Les termes que les écrivains sacrés emploient pour
décrire le ciel, la terre1 et les divers éléments du globe, sont parfois en opposition avec les
termes employés par les sciences de la nature. Prenons quelques exemples : - 1. La voûte
céleste est représentée comme une enveloppe solide, et il est dit dans la Genèse (I, 6-7),
que le firmament « sépare les eaux supérieures des eaux inférieures qui sont sur la terre»,
que « les écluses du ciel s'ouvrirent» (Gen., VII, 11) et laissèrent tomber des pluies
torrentielles, alors que la science moderne a démontré qu'il n'y a pas de voûte céleste et
que les pluies ne proviennent nullement de réservoirs placés au-dessus de nos têtes. - 2.
Les astres sont décrits comme des points fixes placés « dans l'étendue du ciel pour
éclairer la terre et pour présider au jour et à la nuit » (Gen., I, 17-18). - 3. La manière dont
il est parlé, à certains endroits, du soleil, suppose qu'il tourne autour de la terre (Jos., X,
13 ; Ecclé., XLVIII, 23). L'Ecclésiaste (I, 6) nous le montre qui « se lèVe », « se couche »,
« se hâte de retourner à sa demeure, d'où il se lève de nouveau ». - 4. La terre est conçue
comme une surface convexe, creusée en forme de cuvette, pour contenir les mers dont les
eaux sont retenues par des barrières dressées par Dieu à cette fin (Prov., VIII,, 30), alors
qu'elles sont simplement retenues par la pesanteur qui les attache à l'écorce terrestre. - 5.
Le lièvre que les naturalistes classent parmi les rongeurs, est désigné comme ruminant
dans le Deutéronome (XIV, 7).
b) Cosmogonie mosaïque. - Les deux premiers chapitres de la Genèse où l'écrivain sacré
nous raconte les origines des choses, dépeignent Dieu organisant le monde en six jours,
par des actes immédiats, par la toute-puissance de sa parole et sa"ns recourir à 1 action
des causes secondes. Au contraire, l’hypothèse de LAPLACE suppose que les mondes se
sont formés peu à peu, par une lente et progressive évolution
Qu'il s'agisse des descriptions cosmographiques ou de la cosmogonie mosaïque, y a-t-il
vraiment opposition entre la Bible et la Science 1? Bien certainement, il y aurait conflit
entre les deux si la Bible devait être regardée comme un livre de science. Or il n'en est
rien. Les auteurs sacrés ne poursuivent pas un but scientifique, mais un but religieux. Les
choses de la science étant pour eux un point secondaire, ils parlent des phénomènes de la
nature et de la formation du monde, selon les apparences et d'après les données de la
science de l'époque où ils écrivent. Dana ces conditions, l'on ne saurait voir un conflit
entre leur langage et celui de la science actuelle.
c) Le Déluge. - Le récit biblique du déluge (Gen., VI et VII) a été combattu au nom de
l'histoire naturelle, de l'ethnographie et de la géologie. Contre la thèse d'un déluge
universel, qui aurait inondé toute la terre et englouti tous les hommes et tous les animaux,
on objecte : - 1. qu'il n'y a pas sur la terre une masse d'eau assez considérable pour
s'élever jusqu'au sommet des plus hautes montagnes dont l'altitude dépasse 8.000 mètres,
que Dieu aurait dû donc la créer et la faire disparaître ensuite ; - 2. que Noé ne pouvait
faire entrer dans l'arche un couple de tous les animaux existants ; - 8. que, si tous les
hommes avaient péri à l'exception de la seule famille de Noé, on ne saurait expliquer la
différenciation des races, blanche, noire et jaune qui, d'après les documents de l'histoire,
était déjà un fait accompli trois mille ans avant Jésus-Christ ; - 4. que la terre ne porte
aucune trace d'une telle inondation. Au contraire, les géologues constatent, par exemple
sur les montagnes de l'Auvergne, des monceaux de cendre et de scories qui proviennent
de volcans éteints avant l'apparition de l'homme et qui, dans l'hypothèse d'un déluge
universel, auraient été certainement emportés par les eaux.
Les difficultés que nous venons de signaler n'embarrassent guère l'apologiste, pour cette
bonne raison que l’universalité absolue du déluge n'a jamais été enseignée par l'Église
comme article de foi, et que dès lors les opinions ont libre cours. L'universalité du
cataclysme décrit dans la Genèse peut donc s'entendre : - 1. dans ce sens que les eaux
inondèrent seulement la terre habitée ; - 2. ou même dans ce sens plus restreint qu'elles ne
firent périr que la race de Seth, et non l'humanité tout entière.
Ces deux systèmes, qui supposent que l'universalité du déluge fut relative, tout en
s'accordant avec les sciences naturelles, ne sont nullement en contradiction avec le texte
de la Genèse. Car l'écrivain sacré n'a pu vouloir parler des contrées, telles que l'Amérique
et l'Australie ou autres, dont il y a tout lieu de croire qu'il ignorait l'existence. Du reste, il
arrive souvent dans la Sainte Écriture que les expressions « la terre » et même c toute la
terre » ne sont pas employées dans un sens absolu. Ainsi il est dit dans l'histoire de Joseph
qu' « il y eut famine sur toute la terre » (Gen., XXI, 57). De même, saint Luc nous montre
réunis à Jérusalem, le jour de la Pentecôte, « des hommes pieux de toutes les nations qui
sont sous le ciel» (Act., II, 5). Rien ne nous empêche donc, ni au point de vue de la foi, ni
au point de vue de l'exégèse, de nous rallier à l'opinion d'un déluge restreint, contre la
réalité duquel la science ne peut élever d'objection sérieuse.

CONCLUSION GÉNÉRALE. -Ainsi, les difficultés soulevées contre l'Église, au nom de


la raison et de la science, pas plus que les nombreuses objections que nous avons
rencontrées déjà au cours de ce long travail, ne sont de nature à ébranler le bien-fondé de
nos dogmes, ni la valeur de nos raisons de croire. Et pourtant, l'on voudra bien nous
rendre cette justice que, à aucun moment de notre démonstration, nous n'avons cherché à
affaiblir les arguments de nos adversaires. Nous avons mis plutôt un certain scrupule à les
présenter dans toute leur force. Si nous avons cru que c'était là une affaire de conscience
vis-à-vis d'adversaires dont nous n'avons pas le droit de suspecter la bonne foi et la
loyauté, il nous semblait aussi que c'eût été faire injure à la vérité que de la défendre par
des moyens inavouables.

BIBLIOGRAPHIE. - BAINVEL, art. Foi (Dict. d'Alès) ; La foi et l’acte de foi


(Beauchesne). - CATHERINET, Le rôle de la volonté dans l’acte de foi (Langres). - E.
JULIEN, Le croyant garde-t-il sa liberté de penser? (Rev. pr. d'Ap. 1907). - ABBÉ DE
BROGLIE, Les relations entre la foi et la raison (Bloud). - VERDIER, La révélation devant
la raison (Bloud). - PONSARD, La croyance religieuse et les aspirations de la société
contemporaine (Beauchesne). - FONSEGRIVE, L'attitude du catholique devant la science
(Bloud). - GUIBERT, Les croyances religieuses et les sciences de la nature (Beauchesne). -
BRUCKER, art. Déluge (Dict. d'Alès).
INDEX ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES

Le nombre placé après chaque mot indique le numéro ; la lettre n. renvoie à la note du
numéro indiqué.

A
ABUS (appel comme d'), 429 (n).
ACCUSATIONS (les principales) contre l'Église, 445 et suiv.
ACTE PUR, 42 (n).
ACTES (des Apôtres), 311 (n).
AGNOSTICISME, 31, 31 (n), 65.
ALBIGEOIS (La croisade des), 446 et suiv.
AME HUMAINE, existence, 104 ; objection, 105 ; nature : l'âme humaine et l'âme des
bêtes, 106, 107 ; spiritualité de l'âme humaine, 108 ; objection matérialiste, 109.
AME (de l'Église), 384. -
ANABAPTISME, 362 (n).
ANGLICANISME, origine, 361, doctrine, 362, état actuel, 363.
ANIMISME, 138. 142.
APOCRYPHES (Évangiles), 214 (n).
APOLOGÉTIQUE, définition, 1 ; objet, 2 ; but, 4 ; importance, 5 ; division, 6 ; méthodes, 10
; historique, 15.
APOLOGIE, 3.
APOSTOLICITÉ, 351.
APÔTRES, 317, 318 (n).
ARMÉE (du Salut), 363 (n).
ARTICLES (fondamentaux), 345, 346.
ATHÉISME, 61 ; causes, 62 ; conséquences, 63.
ATTRIBUTS (de Dieu), notion, 68 ; espèces, 69 ; négatifs, 69, 70 ; moraux, 71-75.
AUTODAFÉ, 450.

B
BARTHÉLEMY (La Saint-), 453, 456.
BÉATIFICATION, 391. BLONDEL, 14, 52".
BONIFACE VIII, 463.
BOUDDHISME, 194-197.
BRAHMANISME, 193.
BREF PONTIFICAL, 401.
BULLE, 410 (n).
C
CALVINISME, origine, 358 ; doctrine, 359 ; état actuel, 360.
CANONISATION, 391 (n).
CARDINAUX (Le Sacré-Collège des), 404.
CATHOLICITÉ, 350.
CAUSE PREMIÈRE (argument de la), 36; objections, 37 et suiv.
CAUSES FINALES, 44; objections, 45, 46.
CENSURES (doctrinales), 391 (n).
CERTITUDE (le problème de la), 20 et suiv.
CÉRULAIRE (Michel), 371.
CERVEAU (Le - et la pensée), 109.
CÉSARISME (erreur du), 434.
CHAPITRE, 388.
CHARISMES, 311 et suiv.
CHINE (religions de la), 182 et suiv.
CHRISTIANISME,- preuves de sa divinité, 206 et suiv., sa doctrine, 285 ; rapide diffusion,
279-288 ; merveilleuse conservation, 289.
COMMISSION BIBLIQUE, 407.
CONCILES, œcuménicité, 414 ; autorité, 415, 416; utilité, 417; leur nombre, 418.
CONCLAVE, 404 (n).486
CONCLUSIONS (théologiques), 391.
CONCORDAT, 436 (n).
CONFUCIANISME, 184-186.
CONGRÉGATIONALISTES, 363 (»).
CONGRÉGATIONS ROMAINES, 402, 406.
CONSCIENCE (liberté de), 439.
CONSISTOIRES, 405.
CONSTITUTIONS DOGMATIQUES, 401.
CONSULTEURS, 407.
CONTINGENCE (argument de la), 36.
COSMOGONIE (mosaïque), 484.
CRÉATION, 81 et suiv.
CRITÈRES (de la Révélation), 155 et suiv.
CRITICISME (Kantien), 24, 27, 33.
CROISADES (Les), 446 et suiv.
CURÉ, 388.
CURIE (cardinal de), 405 [n).

D
DARWINISME, 92.
DÉGRADATION (de l'énergie), 40 (n).
DÉLUGE, 484.
DÉTERMINISME, 112 et suiv.
DIDASCALES, 318 (n).
DIEU (existence de), 30 ; démonstrabilité, 31, 32 ; erreurs, 33 ; preuves, 34 ; preuves
cosmologiques, 35 ; psychologiques, 47 et suiv. ; critique, 60.
DOCTEURS, 317, 318 (n).
DOCTRINE (chrétienne), 276 et suiv., 285.
DOGMATIQUES (faits), 391.
DOGMATISME, 27, 28.
DRAGONNADES (Les), 457, 459.
DUALISME, 82 ; manichéen, 82 (ra).

E
ÉCOLES (et l'Église), 423.
ÉDIT DE NANTES, 453 ; révocation, 157, 458, 459.
ÉGLISE, concept, 300 ; Jésus-Christ a pu songer à fonder une Église, 303 et suiv. ;
caractères essentiels de l'Église qu'il a fondée, 308 ; notes de la vraie Église, 342 ;
constitution, 385 ; hiérarchie, 386 ; l'Église, société parfaite, 419 ; ses droits, 420 et suiv. ;
l'Église et les diverses formes de gouvernement, 443 ; services rendus par l'Église, 469 et
suiv.
ÉGLISE (Haute, Basse, Large), 363.
ÉGLISE GRECQUE, 369 et suiv.
ÉGLISES SÉPARÉES D'ORIENT, 374.
ÉLECTION, du Pape, 404 (n) ; des Évêques, 410 (n).
ENCYCLIQUES, 401.
ÉPISCOPAT (Les origines de 1'), 317, 318.
ESCLAVAGE (L'Église et l'), 470, 471.
ESPÈCES (origine des), 87 ; espèce humaine (unité de V), 127 et suiv.
ÉTERNITÉ (de la matière), 40.
ÉVANGÉLISTES, 214, 318 (n).
ÉVANGILES, 214 (n) ; intégrité, 215; authenticité, 217 ; véracité, 221.
ÉVÊQUES, leurs pouvoirs, 410 et suiv.
ÉVOLUTION (théorie de 1'), 40 ; évolution créatrice, 45.
ÉVOLUTIONNISTE (morale), 54.
Ex CATHEDRA, 399 (n).
EXCLUSIVE (droit d'), 404 (n).
EXPÉRIENCE (individuelle), 52 (n). Expérience religieuse (W. James), 142.

F
FAITS DOGMATIQUES, 391.
FAMILLE (et l'Église), 472, 473.
FÉTICHISME, 138.
FIDÉISME, 33.
FIXISME, 87, 88, 94.
FOI ET RAISON, 479 et suiv. ; - et science,
482 et suiv.
FOR, privilège du - ecclésiastique, 432.
FOSSILES, 93.

G
GALILÉE (le procès de), 460 et suiv.
GALLICANISME (erreur du), 434.
GÉNÉRATION (spontanée), 40.
GNOSTICISME, 312, 314.
GRÉGOIRE VII, 463.
GUERRES DE RELIGION, 453, 454, 455.

H
HASARD (objection contre l'ordre du monde), 45.
HÉNOTHÉISME, 143 (n).
HIÉRARCHIE, 308 (n) ; de l'Église, 386 et suiv.
HINDOUISME, 198 et suiv.
HOMME, nature, 102 ; origine, 120; destinée, 124 ; antiquité de l'homme, 130, 131.
HONORIUS (le pape), 339.

I
IDÉALISATION (théorie de 1'), 227.
IMMANENCE (méthode d'), 12, 13, 14.
IMMUNITÉS ECCLÉSIASTIQUES, 422 (n).
INDE (religions de 1'), 192 et suiv.
INDEX, 424; objection, 425.
INFAILLIBILITÉ, 330 ; existence, 331 et
suiv. ; sujet, 335 ; objet, 390 et suiv.
INGÉRENCE (des Papes dans les affaires
temporelles), 463.
INNOCENT III, 463.
INQUISITION, 450 et suiv.
INTERDIT, 430.
INTERPOLATION, 209 (n).
INTUITIONNISME, 26, 27, 33.
INVESTITURES (querelle des), 463.
ISLAMISME, 201 et suiv.

J
JEAN (authenticité de l'évangile de saint), 220, valeur historique, 228.
JÉSUS-CHRIST (affirmation de) sur sa messianité, 231 et suiv. ; sur sa filiation divine, 234
et suiv. ; Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, 255, par ses miracles, 262,
par sa résurrection, 266 et suiv.
JOSÉPHISME (erreur du), 434.
JUDAÏSME (actuel), 204.
JUDÉO-CHRISTIANISME, 314 (n).

L
LAMARCKISME, 91.
LÉGATS, 403 (n).
LIBÉRALISME (erreur du), 434.
LIBÈRE (le cas du pape), 338.
LIBERTÉ, 110 et suiv. ; les libertés modernes, 439.
LOURDES (le fait de), 168.
Luc (authenticité de l'évangile de saint), 219.
LUTHÉRANISME, 355 et suiv.

M
MAGIE, 138.
MAGISTÈRE (de l'Église), 392.
MAHOMET, 201.
MARC (Évangile de saint), 218.
MARTYRE, 290 et suiv.
MATÉRIALISME, 31 ; objection du - contre l'existence de Dieu, 39, 40.
MATTHIEU (Évangile de saint), 217.
MAZDÉISME, 187 et suiv.
MÉTHODES (en Apologétique), 10 et suiv.
MÉTHODISTES, 363 (n).
MIRACLE, 15V et suiv. ; miracles de Jésus-Christ, 262 et suiv.
MITHRIACISME, 191.
MODERNISTE (apologétique), 17, 33.
MONDE (origine du), 82.
MONOPHYSITES, 339. MONTANISME, 312, 314.
MYSTÈRES, 149.

N
NATURISTE (théorie), 142,143.
NÉO-BRAHMANISME, 198 et suiv.
NONCES, 403 (n).
NON-JUREURS (secte des), 373 (re).
NOTES (de la vraie Église), 342 et suiv. ; leur application au Protestantisme, 365 et suiv. ;
à l'Église grecque, 375 et suiv. ; à l'Église romaine, 379 et suiv.

O
OFFICES (OU secrétaireries romaines),
OFFICIALITÉ (diocésaine), 412.
ONTOLOGISME, 33.
ORTHODOXES (protestants), 364 ; église grecque - 369.
OXFORD (mouvement d'), 363 (n).

P
PAGANISME, 179 et suiv.
PANTHÉISME, 77 et suiv.
PAPE, 325 (n) ; ses pouvoirs, 396 et suiv. ; pouvoir temporel, 428.
PAROISSE, 388.
PAROUSIE, 260 (n).
PEINES, spirituelles, 430; temporelles, 431.
PENTATEUQUE, 208 et suiv.
PÈRES (apostoliques), 325 (n).
PERSE (religion de la), 187 et suiv.
PERSÉCUTIONS, 287.
PERSONNALITÉ (divine), 76.
PHOTIUS, 371.488
PIERRE (saint), sa venue et son martyre à Rome, 325.
POSITIVISME, 25, 27.
PRAYER BOOK, 362.
PRESCIENCE (divine et liberté humaine), 72.
PRIMAUTÉ, de saint Pierre et de ses successeurs, 319 et suiv.
PRIMITIFS (religion des), 138.
PROPHÈTES, 243 ; grands et petits, 246, 317, 318 (n).
PROPHÉTIE, 172 et suiv.
PROPHÉTIQUE (l'argument), 240 et suiv.
PROTESTANTISME , 353 et suiv.
PROTESTANTS, conservateurs et libéraux, 364 ; leur prétendue supériorité, 477.
PROVIDENCE, 96 et suiv.
PSYCHOLOGIQUE (théorie), 142, 143.

R
RAMADAN (jeûne du), 202.
RATIONNELLE (morale), 54.
RÉFORME, 353 et suiv.
RELATIONS (de l'Église et de l'État), 433 et suiv.
RELIGION, 135 et suiv.
RÉSURRECTION, adversaires, 267 ; preuves, 268 et suiv.
RIG-VEDA, 192.
RITUALISTES, 363.
RÉVÉLATION, 144 et suiv. ; primitive, mosaïque, et suiv., 206 (n) ; chrétienne, 214
S
SAINTETÉ (de Jésus), 238 («) ; note de la vraie Église, 348.
SANCTION, 55, 56.
SCEPTICISME, 23, 27.
SCHISME GREC, 370 et suiv.
SÉLECTION NATURELLE, 92.
SOCIALE (question), 474.
SUBCONSCIENCE, 17, 142.,
SUSPENSE, 430.
SYLLABUS, 419, 466 et suiv.
SYMBOLE DES APÔTRES, 312, 314.
SYNCRÉTISME (gréco-romain), 284 (n).
SYNODE, 412 (n).
SYNOPTIQUE (le problème), 224 et suiv.

T
TABOU, 138.
TAOÏSME, 182,183.
TOTÉMISME, 138.
TRADITIONALISME, 33.
TRADITIONNELLE (apologétique), 15.
TRANSCENDANCE (du christianisme), 205.
TRANSFORMISME, 40, 90, 93.
TRIBUNAUX (romains), 408.
TRULLO (concile in), 370 (n).

U
UNIATES, 374.
UNITÉ (note de la vraie Église), 349.

V
Védisme, 192.
VIE (origine de la), 84.
VIEUX CATHOLIQUES, 373 (n).
VISHNOUISME, 198, 199, 200.

Z
ZEND-AVESTA, 188.
ZOROASTRISME, 187 et suiv.

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