Manuel d’Apologétique
Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel Vitte, Paris
Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.
LETTRE D’APPROBATION
Un manuel d'apologétique, en effet, n'est pas chose facile. L'objet en est complexe,
ardu et, du moins en sa partie négative ou défensive, en voie de perpétuelle
transformation. La tâche exige une intelligence toujours en éveil, et autant de souplesse
que de fermeté dans l'esprit.
Et puis, l'Apologétique n'est-elle point, par son but, un art aussi bien qu'une
science? Si elle prétend convaincre et toucher, ne lui faudra-t-il pas compter avec les
circonstances de temps, de pays, de personnes? Le choix des arguments, leur importance
respective, la manière de les faire valoir : c'est en cela que précisément consistera le talent
de l'apologiste, son mérite et son succès.
Malgré des imperfections inévitables en une matière qui touche à des problèmes si
délicats, vous avez réalisé une œuvre de valeur.
Vous excellez à mettre les idées dans un ordre lumineux et serré. Vous êtes plus
touché par la solidité des arguments que par la renommée de leurs auteurs. Vous savez
puiser les informations aux bonnes sources, sans abdiquer la légitime indépendance de
votre jugement.
Je souhaite donc à votre livre, cher Monsieur l'Aumônier, le même succès qu'à ses
devanciers. Je suis heureux de vous encourager à poursuivre les travaux que vous avez
entrepris, depuis quelques années, pour la diffusion de la science qui est la plus
nécessaire, je pourrais dire, la plus passionnante de toutes : celle de la Religion.
SECTION I : DIEU
CHAP. PRÉLIMINAIRE. - Le problème de la certitude
CHAP. I. - De l'existence de Dieu
CHAP. II. - De la nature de Dieu
CHAP. III. - Action de Dieu. Création et Providence
SECTION II : L'HOMME
CHAP. I. - Nature de l'homme
CHAP. II. - Origine et Destinée de l'homme. - Unité de l'espèce humaine.
- Antiquité de l'homme
10. - 1° Définition. - On entend par méthode apologétique l'ensemble des procédés que
les apologistes emploient pour démontrer la vérité de la religion chrétienne.
11 - 2° Espèces. - Comme la méthode de l'apologétique doit ,varier nécessairement avec
la nature du sujet qu'elle traite, il y a lieu de distinguer: - a) la méthode philosophique ou
rationnelle dans la partie philosophique où il s'agit de démontrer par la raison l'existence
et la nature de Dieu et de l'âme humaine, et d'établir leurs rapports; - b) la méthode
historique dans la seconde partie où il faut prouver par l'histoire le fait de la révélation.
La méthode historique, à son tour, prend différents noms, selon la manière de procéder de
l'apologiste.
1. SELON LE POINT DE DEPART qu'il adopte, nous avons la méthode descendante et la
méthode ascendante. - 1) Dans la méthode descendante, l'apologiste suit la marche que
nous avons tracée au N° 8 : il va de la cause à l'effet, de Dieu à son œuvre. Remontant
aux origines du monde, il apporte successivement les preuves de la triple Révélation
divine, primitive, mosaïque et chrétienne. - 2) Dans la méthode ascendante, il suit l'ordre
inverse dont nous avons parlé au N° 9 : il va de l'effet à la cause, de l'œuvre à l'auteur.
Partant du fait actuel de l'Église, il établit ses titres à notre croyance; après quoi, il ne
reste plus qu'à écouter son témoignage sur la révélation elle-même.
2. SELON LA NATURE DES ARGUMENTS et l'importance que l'apologiste leur attribue
dans la démonstration, nous avons: la méthode extrinsèque ou externe, et la méthode
intrinsèque ou interne. - 1) La méthode extrinsèque est ainsi appelée parce que son point
de départ est extrinsèque, c'est-à-dire pris en dehors de l'homme, et parce qu'elle fait un
usage presque exclusif des critères extrinsèques ou externes (voir N° 156). - 2) La
méthode intrinsèque, au contraire, part de l'homme pour s'élever jusqu'à Dieu, et attache
plus d'importance aux critères intrinsèques (voir N° 156). Considérant l'homme au point
de vue individuel et au point de vue social, elle montre combien la religion surnaturelle
répond aux appels et aux besoins de son âme.
12. Nota. LA MÉTHODE D'IMMANENCE. A la méthode intrinsèque se rattache la
méthode de l'immanence. Les partisans de la méthode d'immanence prennent leur point
de départ dans la pensée et l'action de l'homme. L'homme, disent-ils, sent en lui un besoin
inassouvissable de béatitude; il a faim et soif d'idéal, d'infini, de divin. A certaines heures
de mélancolie et de tristesse, il éprouve, selon le mot de saint AUGUSTIN, une
inquiétude qui ne lui laisse aucun repos. Ces états d'âme, qui sont l'œuvre de la grâce,
doivent disposer l'homme de bonne volonté à accepter la révélation chrétienne qui seule
peut combler le vide de son cœur. Ainsi les aspirations internes et immanentes (du lat. in
manere, immanens, qui réside dans), c'est-à-dire, d'après l'étymologie du mot, qui sont au
fond de notre être, démontrent que notre nature a besoin d'un surcroît, et qu'elle postule,
pour ainsi dire, le surnaturel, le transcendant, le divin que nous offre la révélation
chrétienne ..
13. - Valeur des différentes méthodes. -1. Nous n'avons pas à apprécier ici les deux
méthodes, descendante et ascendante. Qu'il nous suffise de remarquer que la
démonstration à un degré, méthode ascendante, a l'avantage d'être moins longue, mais
aussi l'inconvénient d'être moins complète. - 2. Que faut-il penser des méthodes
extrinsèque, intrinsèque et d'immanence ? Il est bien évident que leur efficacité, et par
conséquent leur valeur, varie avec les époques et l'état des esprits auxquels elles
s'adressent. Aucune n'est d'ailleurs sans dangers si elle ne reste dans de justes limites. - 1)
La méthode extrinsèque, poussée trop loin, tombe dans l'intellectualisme. En exagérant la
part de l'esprit et la force de la raison, elle paraît détruire la liberté de la foi et risque de
manquer son but. Car elle aura beau démontrer comme un théorème qu'il y a une
révélation divine et que l'Église catholique en garde le dépôt, nous ne consentirons à y
adhérer que si elle correspond à nos aspirations. - 2) De même, la méthode intrinsèque, si
elle rabaisse trop la raison et accorde trop de place à la volonté et au sentiment dans la
genèse de l'acte de foi, aboutit au subjectivisme et au fidéisme, et manque également son
but. Il ne suffit pas, en effet, dé montrer la conformité de la révélation chrétienne avec les
aspirations du cœur humain; si l'on passe sous silence les preuves historiques qui attestent
son origine divine, les adversaires pourront toujours objecter que la religion catholique
n'a pas plus de valeur que les autres religions. - 3) Ce que nous venons de dire de la
méthode interne s'applique à la méthode d'immanence. Celle-ci peut être une excellente
préparation d'âme, mais elle ne saurait être irréprochable que dans la mesure où elle n'est
pas exclusive.
14.-.Apologétique intégrale. - L'apologétique intégrale doit donc réunir les trois
méthodes, extrinsèque, intrinsèque et d'immanence. - a) Pour aboutir plus sûrement à
l'acte de foi, il est bon de faire d'abord la préparation d'âme, soit par la méthode
intrinsèque, soit par la méthode d'immanence. « C'est seulement dans le vide du cœur, dit
M. BLONDEL, c'est dans les âmes de silence et de bonne volonté qu'une révélation se
fait utilement écouter du dehors. Le sens des paroles et l'éclat des signes ne seraient rien
sans doute, s'il n'y avait intérieurement le dessein d'accepter la clarté divine.» - b) Ce
travail préliminaire une fois achevé, la méthode intrinsèque et la méthode d'immanence
doivent rejoindre la méthode extrinsèque et commencer avec elle l'enquête historique
pour faire la preuve du fait de la révélation.
HISTORIQUE DE L’APOLOGÉTIQUE
Que les méthodes de l'apologétique aient varié avec les temps, qu'elles aient dû s'adapter
aux idées et aux besoins des milieux, cela va de soi. Il est permis cependant, parmi les
tendances diverses, de distinguer trois courants principaux, et par conséquent, trois sortes
d'apologétiques : l'apologétique traditionnelle, l'apologétique moderne et l'apologétique
moderniste.
15. - Apologétique traditionnelle. - L'apologétique traditionnelle est celle qui a toujours
été et qui est encore en usage dans l'Église, et qui forme ainsi comme une tradition
ininterrompue. Elle se caractérise par l'importance qu'elle. donne aux critères externes.
Elle s'adresse surtout à l'intelligence, mais il ne faut pas croire toutefois qu'elle se
désintéresse des dispositions morales.
Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur les principaux apologistes, pour se convair1cre
qu'elle a su faire une heureuse alliance des méthodes extrinsèque et intrinsèque. - 1. A
commencer par Notre-Seigneur lui-même, n'est-il pas évident qu'il attache le plus grand
prix à la préparation morale? (Paraboles de la semence, Marc, IV, 1, 20 ; des invités aux
noces, Mat., XXII, Luc, XIV). Il ne consent généralement à donner des signes de sa
mission divine qu'à ceux qui ont la foi, la confiance et l'humilité. - 2. Les Apôtres ne
procèdent pas autrement que leur Maître. - 3. Plus tard, au temps des persécutions,
l'apologétique est avant tout, défensive. Les chrétiens sont accusés de complot contre la
sûreté de l' Etat, d'athéisme et d'immoralité. Pour les défendre de ces calomnies, les
apologistes instituent un parallèle entre le paganisme et le christianisme, ils font ressortir
la transcendance de celui-ci (critères internes), puis ils invoquent les miracles d'ordre
moral: la conversion du monde, la sainteté de vie des chrétiens, leur constance héroïque
au milieu des supplices, leur nombre croissant (saint JUSTIN, TERTULLIEN). - 4. Saint
THOMAS D'AQUIN, le grand apologiste du moyen âge, après avoir exposé les
préambules de la foi et réfuté les objections des adversaires (Somme contre les Gentils),
montre, dans sa Somme théologique, l'harmonie et l'accord des vérités chrétiennes, avec
les aspirations de notre âme (critères intrinsèques). - 5. Au L'on comprendra mieux le
modernisme quand on aura étudié le chapitre suivant et en particulier le système
intuitionniste de M. BERGSON. Au XVIIe siècle, BOSSUET fait, il est vrai, un usage
exclusif des critères externes, mais PASCAL, en revanche, s'attache surtout aux critères
internes, au point qu'il a pu être regardé comme l'initiateur de la méthode d'immanence
dont il a été question plus haut (N ° 12.) Débutant par les critères internes d'ordre
subjectif, il considère la nature humaine dans sa grandeur et sa misère. Il veut ainsi
amener l'homme à reconnaître que la religion lui est nécessaire comme explication et
comme remède à son indigence; elle seule nous fait comprendre, en effet, notre misère en
nous en découvrant la cause dans le péché originel, et elle nous indique le remède dans la
Rédemption du Christ. Pascal fait donc la préparation du cœur avant de prouver la vérité
du christianisme par les critères externes.
16. - 2° Apologétique moderne. - La caractéristique de l'apologétique moderne c'est la
prépondérance accordée aux critères internes. Sous prétexte que les preuves historiques et
les critères externes: miracles et prophéties, ont peu de force pour convaincre les esprits
imbus des idées philosophiques et scientifiques modernes, les apologistes s'attachent
surtout à la préparation morale. Ils exposent les merveilles du christianisme, la parfaite
harmonie du culte catholique avec le sens esthétique (CHATEAUBRIAND), sa valeur et
sa vertu intrinsèque (OLLÉ-LAPRUNE, Yves LE QUERDEC), sa transcendance (Abbé
DE BROGLIE), ses beautés intimes, ses admirables effets, par exemple, en apportant la
consolation à ceux qui souffrent (méthode intime de Mgr BOUGAUD). Ou bien ils
voient dans la religion et l'autorité de l'Eglise le fondement de l'ordre moral et social
(LACORDAIRE, BALFOUR, BRUNETIÈRE), etc. Nous avons déjà dit que cette
méthode, excellente en soi, serait incomplète, si elle supprimait totalement les critères
externes: miracles et prophéties (N° 13).
17. - 3° Apologétique moderniste. - L'apologétique moderniste, dont les représentants
les plus connus sont: en France, LOISY (L'Évangile et l'Église, Autour d'un petit livre),
LE ROY (Dogme et Critique) ; en Angleterre, TYRREL (De Charybde à Scylla), en
Italie, FOGAZZARO (Le Saint), a été condamnée par le Décret Lamentabili (3 juillet
1907) et l'Encyclique Pascendi (8 sept. 1907). En voici les traits principaux:
A. DANS LA PARTIE PHILOSOPHIQUE. - Deux points caractérisent la philosophie
moderniste: - a) Dans son côté négatif elle est agnostique. Nourri des philosophies
modernes: subjectivisme de Kant, positivisme d'A. Comte, intuitionnisme de M. Bergson,
le modernisme professe que la raison pure est impuissante à franchir le cercle de
l'expérience et dés phénomènes et, de ce fait, inapte à démontrer l'existence de Dieu,
même par le moyen des créatures. - b) Dans son côté positif, la philosophie moderniste
est constituée par la doctrine de l'immanence vitale ou religieuse (immanentisme).
D'après cette théorie, rien ne se manifeste à l'homme qui ne soit préalablement contenu en
lui. « Dieu n'est pas un phénomène qu'on puisse observer hors de soi, ou une vérité
démontrable par un raisonnement logique. Qui ne le sent pas en son cœur ne le trouvera
jamais au dehors. L'objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet par
le phénomène religieux lui-même. » Ainsi la raison ne démontre pas Dieu, mais
l'intuition, le découvre au fond de l'âme, ou plutôt, comme ils disent, dans les profondeurs
de la subconscience où nous le trouvons vivant et agissant.
B. DANS LA PARTIE HISTORIQUE. - L'historien moderniste est, quoiqu'il s'en défende,
tributaire de ses principes philosophiques. Agnostique, il prétend que l'histoire n'a pour
objet que les phénomènes. Dieu, étant au-dessus des phénomènes, ne peut donc être
l'objet de l'histoire, mais affaire de foi: d'où la grande distinction entre le Christ de
l'histoire et le Christ de la foi, le premier, réel, le second, transfiguré et défiguré par la foi.
Deux autres principes, l'immanence vitale et la loi de l'évolution expliquent le reste:
l'origine de la religion, née du sentiment religieux du Christ et des premiers chrétiens, sa
transformation successive que l'on constate dans le développement du dogme. Les Livres
Saints, en général, et les Évangiles, en particulier, n'ont du reste aucune valeur historique.
En résumé, l'apologiste moderniste rejette toutes les preuves traditionnelles. Dans la
partie philosophique, partant de la théorie kantiste, que la raison pure ne démontre pas
Dieu, il substitue les preuves de sentiment aux preuves rationnelles. Dans la partie
historique, n'admettant pas que Dieu puisse être un personnage de l'histoire, il supprime
les critères extrinsèques: miracles et prophéties qui sont les grands signes de la révélation
divine. Au reste, il estime superflu de demander à l'histoire ce que le témoignage de la
conscience lui révèle. Pourquoi chercher Dieu en dehors de nous lorsqu'il est en nous et
qu'on le sent en son cœur ? La tâche de l'apologiste se borne donc à descendre dans les
profondeurs de notre âme et à y provoquer l'expérience religieuse. Le sentiment religieux,
c'est-à-dire la conscience individuelle qui nous fait constater que le christianisme vit en
nous et satisfait les profondes exigences de notre nature: telle est l'unique raison de
croire, la seule révélation et la source de toute religion.
Ce bref aperçu suffit à nous montrer que le modernisme détruit toute idée de vraie
religion et va à l'encontre de l'apologétique catholique.
PLAN DE L'OUVRAGE
18. - Nous suivrons, dans notre démonstration de. la foi catholique, l'ordre que nous
avons indiqué plus haut (Nos 6, 7 et 8). Cet ouvrage comprendra. donc trois parties:
1ere Partie. - Les Préambules rationnels de la foi.
2me Partie. - La vraie Religion.
3me Partie. - La vraie Église.
Nous ferons précéder chaque partie d'un tableau synoptique qui en marquera les points
principaux.
BIBLIOGRAPHIE. - MAISONNEUVE, Art. Apologétique, Dict. de théologie Vacant-
Mangenot (Letouzey). - X. M. LE BACHE,LET, Art. Apologétique, Dict. de La foi
catholique d'Alès (Beauchesne). - A. DE POULPIQUET, L'objet intégral de
l’Apologétique (Bloud). - X. M. LE BACHELET, De l'Apologétique traditionnelle et de
l'apologétique moderne (Lethielleux). - BAINVEL, De vera Religione et Apologetica
(Beauchesne). - GARDEIL, La crédibilité et l'apologétique (Gabalda). - BAINVEL, La
Foi et l'acte de Foi (Lethielleux). - WILMERS, De religione revelata libri quinque. _
MARTIN, L'apologétique traditionnelle. - VALENSIN, Art. Immanence, Dict. d'Alès. -
Dans la Revue pratique d'apologétique: BAINVEL, Un essai de systématisation
apologétique, 1er mai et 1er juin 1908; LEBRETON, Art. Le Moderniste, PETITOT,
L'Apologétique moderniste, 1er sept. 1911 ; PACAUD, L'œuvre apologétique de M.
BRUGÈRE, 1er fév.1906; GUIBERT, L'apologétique vivante, 15 janv.1906; CARTIER,
Brunetière apologiste, 15 mars 1907 ; X. DE MAU, Une méthode apologétique, 15 fév.
1906; LIGEARD, Le fait catholique, Une question de méthode, 15 mars 1906. - Mgr MI-
GNOT, Lettre sur l'apologétique contemporaine (Albi). - Dans la Revue « Les Annales
de la philosophie chrétienne» : M. BLONDEL, Lettre sur les exigences de la pensée
contemporaine en matière d'apologétique janv.-juill. 1896 ; articles de LABERTHON-
NIÈRE 1898, 1900, 1901. - M. BLONDEL, L. OLLÉ-LAPRUNE, L'Achèvement et l'Avenir
de son œuvre. - H. PINARD, L'Apologétique, ses problèmes, sa définition (Beauchesne).
Revue du Clergé français; Revue thomiste. - Encyclique Pascendi.
APERÇU GÉNÉRAL DE LA PREMIÈRE PARTIE
19. - Comme on peut le voir par le tableau synoptique qui précède, l'apologiste, dans la
première Partie, se propose de démontrer que l'homme est obligé, à tout le moins, de
professer la religion naturelle. Il suit de là que son étude doit porter sur deux objets: Dieu
et l'homme, car la religion naturelle a pour fondement le lien qui rattache l'homme, en
tant que créature, à Dieu, en tant que créateur.
A. L'APOLOGÉTIQUE DÉMONSTRATIVE doit donc fixer sur ces deux objets les
points principaux que présuppose toute religion. A l'aide de la raison, qui est son unique
instrument, et dont par conséquent il convient de montrer d'abord la valeur, l'apologiste
doit prouver l'existence de Dieu, d'un Dieu personnel qui a créé le monde et qui le
gouverne, qui se distingue de son œuvre, mais ne s'en désintéresse pas. Puis il doit
démontrer l'existence de l'âme, d'une âme qui différencie l'homme de l'animal, d'une âme
qui ne se confond pas avec la matière, qui est un esprit libre et immortel,. libre, sans quoi
elle n'aurait aucun devoir envers son créateur; immortel, autrement l'homme se
désintéresserait de sa destinée,.
Quand l'apologiste a établi l'existence et la nature de Dieu, d'un côté, de l'âme humaine,
de l'autre, il lui est facile de déterminer les obligations qui découlent pour l'homme de ce
fait qu'il est la créature de Dieu: obligations qui constituent la religion naturelle. Telle est
la première conclusion à laquelle l'apologiste doit aboutir dans la première Partie. Ce
premier résultat obtenu, il fait un pas en avant. Restant toujours sur le terrain
philosophique, il se demande si la religion naturelle, basée ,sur la raison, suffit « pour que
les vérités, même naturelles, prises dans leur ensemble, puissent, dans la condition
présente du genre humain, être connues de tous facilement, et sans mélange d’erreurs, s'il
y a lieu de présumer que Dieu ait voulu instruire l'humanité par une révélation, si cette
révélation est possible, et même nécessaire dans le cas où Dieu aurait voulu manifester à
l'homme des vérités qui dépassent sa raison et l'élever à une fin supérieure aux exigences
de sa nature, et dans cette hypothèse, quels sont les signes qui peuvent en attester
l'existence.
B. L'APOLOGÉTIQUE DÉFENSIVE a pour principaux adversaires dans cette
première Partie, les positivistes ou agnostiques, et les matérialistes sur les questions de
Dieu et de l'âme; et les rationalistes sur la question de la révélation.
LE PROBLÈME DE LA CERTITUDE.
20. Au seuil de l'apologétique, un grave problème se pose. L'esprit de l'homme peut-il
connaître la réalité des choses et arriver à la certitude objective Et puisque la raison doit
être l'instrument principal de l'apologiste, que vaut cet instrument pour la recherche de la
vérité ? Pouvons· nous avoir confiance en lui et peut-il nous mener à la certitude ? Telle
est la première question qui s’impose à l’apologiste et à laquelle nous nous proposons de
répondre brièvement. Nous disons brièvement, car il ne saurait rentrer dans notre plan
d'établir ex professo la valeur de notre raison et l'objectivité de notre connaissance. Outre
que le sujet est trop complexe et dépasse les limites d'un simple Manuel, il appartient au
domaine de la philosophie; et s'il y a de nos lecteurs qui désirent étudier la question dans
toute son ampleur, nous ne saurions mieux faire que de les renvoyer aux Traités de
philosophie que nous signalons à la Bibliographie. Notre unique but est donc de donner
une idée du problème et des systèmes qui le solutionnent en sens divers, et par là, de faire
prendre contact déjà avec les adversaires que nous allons bientôt rencontrer sur notre
route.
Ce chapitre comprendra quatre articles: 1° Notion, espèces et critérium de la certitude. 2°
Les fausses solutions du problème de la certitude. 3° La vraie solution. 4° Ce qu'il faut
entendre par certitude religieuse.
ART. I. LA CERTITUDE. NOTION. ESPÈCES. CRITÉRIUM.
21. - 1° Notion. - On entend par certitude l'état de l'esprit qui a l'in· time persuasion de se
trouver d'accord avec la vérité. Etre certain, c'est par conséquent porter un jugement qui
exclut le doute et toute crainte d'erreur.
2° Espèces. - La certitude n'admet pas de degrés: elle est ou elle n'est pas. Car, pour peu
qu'il y ait dans l'esprit crainte d'erreur, la certitude s'évanouit et fait place à l'opinion ou
au doute. Cependant l'on peut distinguer divers ordres de certitude selon les aspects sous
lesquels on la considère.
A. SELON LA NATURE DES VÉRITÉS qu'elle atteint, nous avons : - a) la certitude
métaphysique fondée sur la relation nécessaire des termes du jugement. Ainsi quand je dis
que « le tout est plus grand que la partie », l'attribut convient tellement au sujet que le
contraire ne peut se concevoir. En émettant un semblable jugement, non seulement mon
esprit n'admet pas la possibilité du doute, mais il affirme que la contradictoire est absurde
et ne peut être pensée; - b) la certitude physique fondée sur la constance des lois de
l'univers. Seule l'expérience peut me donner cette sorte de certitude. Ainsi quand je dis
que « les corps tendent à tom· ber vers le centre de la terre, mon esprit juge que la
proposition contraire est fausse parce que, en contradiction avec tous les faits constatés,
mais non pas absurde, car les lois qui sont ainsi pourraient tout aussi bien être autrement;
- c) la certitude morale, fondée sur le témoignage des hommes; quand celui-ci présente
toutes les garanties de vérité. Les vérités historiques et, par conséquent, les vérités
religieuses sont objet de la certitude morale.
B. SELON LE MODE DE CONNAISSANCE, la certitude est : a) immédiate ou directe ou
intuitive quand la vérité apparaît à notre esprit sans l'intermédiaire d'une autre vérité; ex. :
le tout est plus grand que la partie; - b) médiate ou indirecte ou discursive quand nous la
connaissons indirectement et à l'aide d'un raisonnement; ex.: la somme des angles d'un
triangle est égale à deux droits.
C. SOUS LE RAPPORT DE L'ÉVIDENCE, la certitude est: a) intrinsèque, si l'évidence
est perçue dans l'objet lui-même, directement ou indirectement; - b) extrinsèque, si elle
découle de l'autorité de celui qui l'affirme. Dans le premier cas, il y a science proprement
dite; dans le second, il y a croyance ou foi morale, comme il arrive pour les vérités
historiques.
22. - 3° Critérium. - On entend par critérium en général la marque ou le signe par où l'on
distingue une chose d'une autre. Le critérium de la certitude c'est donc le signe auquel on
peut reconnaître qu'une chose est vraie et qu'on peut en être certain. D'où il suit que le
problème de la certitude consiste à dire à quel signe l'on peut reconnaître que c'est la
vérité que l'on a atteinte.
Divers critères ont été proposés: la révélation divine (HUET, DE BONALD), le
consentement universel (LAMENNAIS), le sens commun (REID, HAMILTON), le
sentiment (JACOBI). Tous ces critères doivent être rejetés parce qu'ils sont insuffisants et
procèdent d'une défiance injustifiée. Vis-à-vis de la raison humaine prise en général, ou
vis·à·vis de la raison individuelle.
Le critérium qui est la marque infaillible de toute vérité et le motif de toute certitude, c'est
l'évidence. Mais qu'est-ce que l'évidence ? Le mot évident, conformément à l'étymologie,
indique que la vérité apporte avec elle une clarté qui la fait briller à nos yeux. L'évidence
exerce donc sur notre esprit une sorte de contrainte; elle le met dans l'impossibilité de ne
pas voir. Je suis certain parce que je vois que la chose est ainsi et qu'elle ne peut .pas être
autrement; et je vois que la chose est ainsi soit par une intuition directe, soit par une
démonstration, soit par un témoignage incontestable qui ne permettent pas à mon esprit
de croire le contraire.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
30. - La question de l'existence de Dieu comporte une triple étude: 1° Une question
préliminaire: est-il possible de démontrer l'existence de Dieu' ? - 2° Seconde étude:
exposé des preuves qui établissent l'existence de Dieu.- 3° Enfin une question subsidiaire:
si la raison démontre Dieu d'une façon péremptoire, comment expliquer qu'il y ait des
athées ? Quelles sont les causes de l'athéisme et quelles en sont les conséquences ? D'où
trois articles:
Art. I - L'existence de Dieu est-elle démontrable ?
31. - Devant le problème de l'existence de Dieu, trois attitudes sont possibles: on peut
répondre par l'affirmation, par la négation, ou par une fin de non-recevoir. Au premier
groupe appartiennent les théistes ou croyants, au second, les matérialistes ou athées, au
troisième, les agnostiques ou indifférents.
1° Théisme (du grec théos, Dieu). - Les théistes affirment qu'il est possible de démontrer
l'existence de Dieu. Dans l'article suivant, nous exposerons les preuves sur lesquelles ils
appuient leur croyance.
2° Matérialisme. - L'athée, de quelque nom qu'il s'appelle, - matérialiste, naturaliste, ou
moniste, - prétend qu'on ne peut démontrer l'existence de Dieu, parce que Dieu n'existe
pas. Il estime qu'il n'est pas nécessaire de recourir à un créateur pour expliquer le monde,
et que Dieu est une hypothèse inutile. La matière est la seule réalité qui soit: éternelle et
douée d’énergie, elle suffit, seule, à résoudre les énigmes de l'univers. Le arguments du
matérialisme seront du reste exposés dans l'article 2 sous le titre d'objections.
3° Agnosticisme. - D'une manière générale, le positiviste ou agnostique déclare que
l'existence de Dieu est du domaine de l'inconnaissable. La raison théorique ne peut en
effet dépasser les phénomènes; l'être en soi, les substances et les causes, ce qui est au
fond intime des apparences, tout cela lui échappe. « Le problème de la cause dernière de
l'existence, écrivait HUXLEY, en 1874, me paraît définitivement hors de l’étreinte de mes
pauvres facultés.» Pour LITTRÉ (1801-1881), l'infini est « comme un océan qui vient
battre notre rive », et, pour l'explorer, « nous n'avons ni barque ni voile ». ( Auguste
Comte et la philosophie positive). D'où conclusion toute naturelle : puisque la recherche
des causes en général et, a fortiori, de la cause dernière, est vouée à l'insuccès, ne perdons
pas notre temps à l'entreprendre. Et c'est bien le conseil que LITTRÉ nous donne encore:
« Pourquoi vous obstinez-vous à vous enquérir d'où vous venez et où vous allez, s'il y a
un créateur intelligent, libre et bon ! Vous ne saurez jamais un mot de tout cela. Laissez
donc là ces chimères... La perfection de l'homme et de l'ordre social est de n'en tenir
aucun compte... Ces problèmes sont une maladie; le moyen d'en guérir est de n'y pas
penser.»
Ainsi, là où le matérialiste prend position contre Dieu, l'agnostique observe une sage
réserve: il « ne nie rien, n'affirme rien, car nier ou affirmer ce serait déclarer que l'on a
une connaissance quelconque de l'origine des êtres et de leur fin» (LITTRÉ). Il consent
même à admettre la distinction entre le phénomène et la substance, entre le relatif et
l'absolu, pourvu,
qu'on lui concède que l'absolu est inaccessible. Ignorance et désintéressement de la
question, telle pourrait donc être la formule agnostique. Il est vrai que cette neutralité
n'est souvent qu'apparente, car il est évident que de l'attitude d'abstention à la négation il
n'y a qu'un pas, et la plupart des agnostiques le franchissent. Après avoir dit: « Au delà
des données de l'expérience nous ne savons rien », ils ajoutent: « Au delà des objets de
notre expérience il n'existe rien.»
Toutefois, tous les agnostiques ne vont pas aussi loin. Certains, comme KANT, LOCKE,
HAMILTON, MANSEL, H. SPENCER, distinguant entre existence et nature de Dieu,
proclament que l'être en soi existe mais que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'il est.
Si, dans ce système, Dieu devient, selon le mot de H. SPENCER, une « Réalité
inconnue», il reste cependant une réalité et un objet de croyance.
Les preuves de l'existence de Dieu nous sont fournies par l'âme tout entière: par la raison,
par le sentiment et la conscience. Cependant, il est bon de noter aussitôt que si la raison
n'est pas l'unique instrument, elle en est certainement l'essentiel. L'on peut aller à Dieu
par d'autres voies, mais à condition de ne pas rejeter celle-là, ni même de la rabaisser,
comme si elle était désormais une voie défectueuse et cadrant mal avec la pensée
moderne. Le concile du Vatican a déclaré, en effet, que « la sainte Église notre Mère, tient
et enseigne que, par la lumière naturelle de la raison humaine, Dieu, principe et fin de
toutes choses, peut être connue avec certitude, au moyen des êtres créés, car depuis la
création du monde, ses invisibles perfections sont vues par l'intelligence des hommes au
moyen des êtres qu'il a faits» (Rom., 1,20). - A son tour, l'Encyclique Pascendi a rappelé
la décision du concile du Vatican. - Et plus récemment, le serment antimoderniste,
prescrit par le Motu proprio du 1er sept. 1910, a confirmé et complété le texte du concile:
« Et d'abord, je professe, y est-il dit, que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être
connu, et par conséquent aussi, démontré avec certitude par la lumière naturelle de la
raison au moyen des choses qui ont été faites, c'est-à-dire par les ouvrages visibles de la
création, comme la cause par ses effets. » Il convient de remarquer les deux additions très
importantes, faites par le serment antimoderniste, au texte du concile du Vatican. Ce
dernier affirmait bien que Dieu peut être connu, mais comme on pouvait épiloguer sur les
voies qui mènent à la connaissance, le serment antimoderniste a précisé ce qu'il fallait
entendre par là : Dieu peut être connu et par conséquent aussi démontré,. donc
connaissable et démontrable. Démontrable, comment ? Par les lumières naturelles de la
raison, qui, prenant son point de départ dans les êtres créés et s'appuyant sur le principe
de causalité, remonte des effets à la cause.
33. - 2° Erreurs. - Par ces différentes décisions l'Église entendait condamner: - a) les
ontologistes, comme MALEBRANCHE, et les intuitionnistes, comme BERGSON, qui
soutiennent que Dieu n'est pas démontrable par la raison. Il est vrai que dans leurs
systèmes cette démonstration n'est pas nécessaire parce que nous avons, soit l'idée innée,
soit l'intuition directe de Dieu; - b) les fidéistes et les traditionalistes (J. DE MAISTRE,
DE BONALD, LAMENNAIS) qui, affirmant ou exagérant l'impuissance de la raison,
prétendent que l'existence de Dieu ne peut être démontrée par le raisonnement et qu'elle
n'est venue à notre connaissance que par la loi ou par suite d'une révélation primitive
transmise d'âge en âge par la voie de la tradition : erreur condamnée par le Concile du
Vatican, sess. III ch. II, can. 1. - c) les criticistes qui, avec KANT, distinguant entre la
raison théorique et la raison pratique, nient la valeur de la première et regardent la
croyance en Dieu comme un postulat de la loi morale (voir N° 24) ; - d) les modernistes
qui ne retiennent que l'expérience individuelle comme l'unique preuve de l'existence de
Dieu, jugeant que les autres sont sans valeur, ou tout au moins incompatibles avec la
philosophie contemporaine. A leur point de vue, Dieu n'est pas démontrable par la raison,
mais le cœur le découvre: l'expérience religieuse tient lieu de tout; elle résout le problème
de la connaissance de Dieu, l'origine de la révélation et de la religion (voir N° 17).
Il convient de remarquer que l'Église a condamné la théorie moderniste de l'immanence,
non parce qu'elle use de cette preuve de sentiment, mais parce qu'elle réduit toutes nos
raisons de croire à la seule présence de Dieu dans l'âme. L’Eglise admet en effet que, chez
les âmes de bonne volonté, Dieu peut faire sentir sa présence et son action, qu'il peut
devenir, d'une certaine manière, immanent, mais elle ne pense pas que l'immanence de
Dieu soit toujours perçue directement par la conscience et le sentiment. Ce sont là des
états mystiques plutôt rares, des faveurs qui ne constituent pas pour nous un droit, et qui,
par conséquent, ne peuvent être considérées comme le seul moyen d'arriver à la
connaissance de Dieu.
34. - Il y a bien des manières d'exposer les preuves de l'existence de Dieu. 1° Les uns ne
font pas de classification et se contentent de présenter un certain nombre de preuves.
Ainsi, Saint THOMAS distingue cinq preuves qu'il donne à la suite. Partant des choses
que l'on peut observer dans le monde, il aboutit à cinq attributs qui impliquent l'existence
de Dieu. Il est certain, et les sens le constatent, que dans ce monde il y a des choses qui
sont mues, des êtres qui sont causés par d'autres, des choses qui peuvent être et ne pas
être, qui sont plus ou moins parfaites, des êtres dépourvus d'intelligence qui agissent
d'une manière conforme à leur fin. Or tout être mû ne s'explique que par l'immobile
(argument du premier moteur), tout être causé par une cause première (argument des
causes efficientes ou de la cause première), l'être contingent par l'être nécessaire
(argument de la contingence), les êtres imparfaits par l'Etre parfait (argument par les
degrés des êtres), les choses ordonnées par un ordonnateur (argument tiré de l'ordre du
monde). Donc il est nécessaire de remonter à un premier moteur, une cause première,
etc., que nous appelons Dieu.
2° Les autres classent les preuves en groupes distincts. - a) KANT distingue les
arguments théoriques et les arguments moraux, les premiers tendant à donner une
démonstration rationnelle et les seconds n'étant que de simples raisons de croire. Il
subdivise en outre les arguments théoriques en arguments a priori et a posteriori selon que
l'on prend comme point de départ une idée que nous trouvons dans notre esprit ou un fait,
soit indéterminé, soit déterminé. - b) La classification la plus courante consiste à diviser
les preuves selon la nature du fait qui leur sert de point de départ. On obtient alors trois
classes de preuves: les preuves physiques, les preuves métaphysiques et les preuves
morales, selon que le point de départ est un fait physique, ou une idée rationnelle, ou un
fait moral. Malheureusement, cette classification prête à équivoque, car les subdivisions
des trois classes rie sont pas nettement délimitées; par exemple, l'argument de la
contingence, appelé physique par les uns, est regardé comme métaphysique par les autres.
35. - Si nous observons le monde extérieur, tel qu'il est, du moins dans la mesure où nous
pouvons le connaître, nous y constatons trois choses: - a) son existence d'abord; - b) le
mouvement dont il est animé, et - c) l'ordre qui y règne. Or ces trois faits supposent qu'il
y a quelqu'un, en dehors du monde, qui est. la cause de son existence, la source de son
activité et le principe de l'ordre que nous y découvrons. Ce quelqu'un nous le nommons
Dieu. D'où trois preuves tirées: - 1. de l'existence du monde; - 2. du mouvement du
monde; et - 3. de l'ordre du monde.
36. - Argument - Cet argument peut être présenté de diverses façons. On peut dire très
simplement : l'existence d'un monde contingent ne s'explique pas sans un être nécessaire
que nous appelons Dieu. BOSSUET l'a formulé ainsi: « Qu'il y ait un moment où rien ne
soit, éternellement rien ne sera.» Ce qui revient à dire: L'existence d'un monde, qui n'est
ni éternel ni nécessaire, ne s'explique que par l'existence d'un être éternel et nécessaire,
appelé Dieu.
Nous développerons l'argument dans le syllogisme suivant: Les causes secondes
supposent une cause première et les êtres contingents supposent un être nécessaire. Or il
n'y a dans le monde que des causes secondes et des êtres contingents. Donc le monde
suppose une cause première et un être nécessaire: cet être c'est Dieu.
Il faut entendre par cause seconde une cause qui est à la fois cause et effet, qui doit sa
propre existence à une autre cause (ex: le père), et être contingent celui qui n'a pas en soi
la raison de son existence et qui pourrait ne pas être, Au contraire, la cause première est
celle qui ne doit son existence à aucune autre, et l'être nécessaire est celui qui porte en soi
la raison de son existence et qui ne peut pas ne pas être. Comme on le voit, toute cause
seconde est contingente puisqu'elle n'a pas en soi la raison de son existence, et
réciproquement, tout être contingent est cause seconde puisqu'il tient son existence d'un
autre. La différence entre les deux dénominations c'est que, d'un côté, nous considérons le
monde dans le fait de son existence, c'est-à-dire en tant que cause seconde, et de l'autre,
nous l'envisageons dans sa nature, c'est-à-dire en tant que contingent.
Que les causes secondes supposent une cause première, cela découle, à la fois du principe
de causalité et du principe de raison suffisante, car l'on ne peut pas alléguer que les causes
secondes s'expliquent les unes par es autres. Qu'on remonte, en effet, la série des causes
secondes, qu'on aille du fils au père, du père à l'aïeul, et ainsi de suite, aussi loin qu'on le
voudra; qu'on suppose même une série infinie, si la chose le peut, on ne fera que reculer
la difficulté, et il faudra bien recourir à une cause première, car il va de soi que, si chaque
cause subordonnée est insuffisante par elle-même à produire son existence, ce n'est pas le
nombre de semblables Muses qui en changera la nature. Prenez dix, vingt, cent, une
multitude infinie d'ignorants, vous n'aurez pas obtenu un homme savant. Incomplètes et
insuffisantes par nature, les causes secondes requièrent donc une cause première, distincte
d'elles, et qui leur ait donné l'existence, Le raisonnement est le même, si l'on considère les
êtres, non plus comme causes secondes mais comme êtres contingents, n'ayant pas en
eux-mêmes la raison de leur existence, ils demandent un être nécessaire qui soit leur
raison d'être.
a) Matière brute. - Si nous examinons la matière qui s'offre à nos regards, nous en
concevons très bien la non-existence, Nous ne pensons pas que les minéraux, que les
cailloux du chemin que nous foulons aux pieds, devaient nécessairement exister et
existent par eux-mêmes.
b) Etres vivants. - Mais où la chose apparaît, non pas plus certaine, mais plus facilement
démontrable, c'est quand il s'agit des êtres vivants. A commencer par nous-mêmes, n'est-il
pas évident que nous avons le sentiment de notre contingence. L'être que nous avons,
nous le tenons de nos parents; à aucun moment, nous ne sommes les maîtres de notre vie;
nous aurions pu ne pas naître et nous devrons mourir, Et ce qui est vrai de nous, ne l'est
pas moins des autres hommes, et, a fortiori, des êtres inférieurs, des animaux et des
végétaux.
Nous pouvons du reste aller plus loin. Non seulement nous pensons que les êtres vivants
que nous voyons, ne tiennent pas d'eux-mêmes leur propre vie, qu’ils auraient pu ne pas
exister et n'existeront pas toujours, mais la science positive établit que la vie a commencé
sur la terre, qu'il fut un temps où il n'y avait dans le monde aucun être vivant, où la vie
n'était même pas possible. C'est la géologie qui nous l'apprend. Elle a étudié, en effet, le
globe terrestre et lui a demandé les secrets de son passé. Dans les couches supérieures,
dans les terrains quaternaires, elle a rencontré la trace des races humaines; au-dessous,
dans les couches tertiaires, elle n'a vu que des traces de plantes et d'animaux supérieurs;
puis, plus profondément, dans les terrains secondaires, elle a découvert les restes des
mollusques qui peuplaient les mers et des grands reptiles qui régnaient sur les continents
humides; plus bas encore, dans les étages primaires, la vie revêtait les formes les plus
simples. Enfin plus loin encore, dans les roches cristallines primitives, aucun vestige de
vivants; non point que le temps en ait fait disparaître les traces, mais parce qu'alors aucun
être n'existait et que l'écorce terrestre, étant à l'état de fusion ignée, à 3000°, offrait des
conditions incompatibles avec la vie.
Considéré au point de vue de la matière brute et des êtres vivants qu'il renferme, le
monde ne porte donc pas en soi l'explication de son existence; n'ayant pu se faire seul, il
suppose l'intervention d'un être souverain qui lui a communiqué l'être et la vie (V. la
valeur de cette preuve plus loin).
Réfutation. - Les positivistes entendent n'étudier que les phénomènes et leurs relations
de succession et de similitude. Mais qu’est-ce que cet antécédent invariable et cette
condition nécessaire, sinon ce à quoi nous donnons le nom de cause - Quand ils
prétendent en outre que la science ne dépasse pas les phénomènes, nous sommes d'accord
avec eux. Ce n'est pas la science expérimentale qui doit nous mener à Dieu. Dieu ne
s'aperçoit ni au bout d'un télescope ni au fond d'une éprouvette. Aussi n'est-ce pas à la
science positive de rechercher Dieu, mais à la métaphysique. Or celle-ci n'outrepasse pas
ses droits en s'appuyant sur le principe de causalité, qui s'impose à la raison comme
évident, bien que l'expérience ne parvienne pas toujours à en faire la vérification.
Personne ne met en doute, sauf les positivistes, du moins en théorie, que tout ce qui n'a
pas en soi sa raison d'être, a une cause, et que la cause n'est pas seulement suivie de son
effet, mais qu'elle le produit.
38. -B. La causalité, dit-on encore, implique le passage de l'inactivité à l'activité, donc
changement. En effet, concevoir Dieu comme créateur d'un monde qui n'est pas éternel,
c'est dire qu'il a posé dans le temps un acte qui n'est pas éternel, c'est admettre qu'en
devenant cause, Dieu a changé et que, par conséquent, il n'est ni immuable ni nécessaire.
Réfutation. - C'est une erreur de concevoir la cause première comme les causes secondes
que nous observons par l'expérience. Tandis que celles-ci sont soumises à la loi du temps,
celle-là est en dehors. C'est de toute éternité que Dieu est cause première et qu'il conçoit
et décrète la création du monde. Que cet effet se produise dans le temps, cela n'est pas
évidemment sans mystère, mais ne modifie en rien la nature de Dieu , qui reste immuable
et nécessaire.
Réfutation - A supposer que nous puissions remonter indéfiniment dans le passé l'échelle
des causes secondes, il faudra toujours dire qui leur a donné l'être, et, si chaque cause
seconde a besoin d'une autre cause pour exister, la chose ne sera pas moins vraie de la
série infinie, comme nous l'avons déjà dit dans la preuve de la majeure.
b) La matière, une fois supposée éternelle, les matérialistes font appel à la théorie de
l'évolution pour expliquer la formation du monde et des êtres vivants. Les atomes éternels
forment à l'origine une immense nébuleuse qui, peu à peu, et sous l'action des forces
inhérentes à la matière, donne naissance aux astres semés dans l'espace infini. Et si nous
voulons considérer spécialement le monde qui est le nôtre, nous le voyons passer par une
série de changements nécessaires. La terre, comme tous les astres, se façonne elle-même,
allant de la période gazeuse à la période solide, se recouvrant avec le temps d'une écorce
qui bientôt devient habitable.
c) Quand les conditions requises pour la vie sont remplies, on voit éclore les premiers
êtres vivants par génération spontanée, par une sorte d'évolution créatrice (BERGSON),
et sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'intervention d'un Dieu créateur. Contenus en
germe dans la matière éternelle, les êtres particuliers sont donc comme les cellules de cet
immense organisme qu'on appelle le monde: s'ils nous apparaissent contingents, c'est
parce que nous avons le tort de les « abstraire de tout continu» (LEROY) et que nous ne les
regardons pas dans leur collectivité.
En résumé, éternité de la matière, formation du monde par l'évolution, apparition des
premiers êtres vivants par génération spontanée et leur transformation en espèces: telles
sont les trois grandes formules avec lesquelles les matérialistes prétendent expliquer tout
sans recourir à un Créateur.
Mais accordons que la matière soit éternelle. Dira-t-on aussi qu'elle est nécessaire ? Il
faudrait prouver alors qu'elle a en soi sa raison d'être, qu'elle ne peut pas ne pas être, ni
être autrement qu'elle n'est. Mais qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est sujet du devenir,
qui se transforme indéfiniment, qui suit une incessante évolution créatrice ? Qu'est-ce
qu'un être nécessaire qui est borné par deux termes, la naissance et la mort ? - Sans doute,
les matérialistes répondent que ce n'est pas ainsi qu'ils l'entendent., et que, dans leur
conception, le monde n'est un être nécessaire, qu'autant qu'on l'envisage dans son
ensemble, et non dans les parties qui le composent. Mais il ne faut qu'un peu de bon sens
pour voir que, si toutes les parties sont contingentes, l'ensemble ne peut pas être
nécessaire. Ainsi, qu'on le suppose éternel ou non, qu'on le considère soit dans son
ensemble, soit dans ses parties, le monde est contingent. Il suppose donc un être
nécessaire qui l'ait appelé à l'existence.
b) Formation du monde - Après avoir posé en principe que la matière ne requiert pas de
créateur parce qu'elle est éternelle, les matérialistes se mettent en mesure d'expliquer la
formation du monde en dehors de Dieu. Adoptant l'hypothèse cosmogonique de
LAPLACE, d'ailleurs généralement admise, quoique avec des modifications, ils
supposent que l'univers était, à l'origine, une poussière d'atomes, et qu'un jour, sous
l'influence d'un fluide quelconque, appelé indifféremment force, énergie ou électron, la
matière s'est mise à évoluer et a formé successivement les mondes que nous voyons.
Mais de deux: choses l'une: ou bien la matière et l’énergie sont toutes deux éternelles, ou
elles ne le sont pas, - 1. Si elles sont éternelles, elles ont dû évoluer de toute éternité. Or
cette supposition contredit l'hypothèse de LAPLACE qui admet un commencement et une
fin au mouvement de la matière et à l'évolution. Il est clair par ailleurs, que si l'évolution
doit avoir une fin, ce serait chose déjà faite, du moment qu'on suppose qu'elle a lieu de
toute éternité. - 2. Il faut donc admettre la seconde alternative qui pose en principe que la
matière et l'énergie ont eu un commencement, ou tout au moins l'une des deux. Mais si
l'énergie, par exemple, n'est pas éternelle, qui l'a donnée à la matière ? Ne la possédant
pas de toute éternité, elle n'a pu se l'attribuer par la suite: on ne se donne pas ce qu'on n'a
pas. Elle l'a donc reçue de quelqu'un, en dehors d'elle et au-dessus d'elle, et ainsi, de toute
nécessité, il faut arriver à Dieu.
41. - Argument. - Sous sa forme la plus simple, cet argument peut-être ainsi présenté: le
mouvement que nous constatons dans le monde ne s'explique pas sans Dieu. Nous
développerons cette preuve dans le syllogisme suivant: Tout ce qui est en mouvement,
tous les moteurs seconds supposent un moteur premier immobile. Or nous constatons du
mouvement dans le monde. Donc le mouvement du monde suppose un premier moteur.
Mais admettons le principe d'inertie. Si les corps sont indifférents au repos! comme au
mouvement, pour expliquer qu'ils sont en mouvement plutôt qu'en repos, il faut une cause
autre que les corps, il faut supposer une cause étrangère qui les ait fait sortir de cet état
d'indifférence. Il ne suffit pas de dire que le mouvement est éternel, il faut dire qui l'a
imprimé. Du reste, nous avons vu précédemment que, selon l'hypothèse de Laplace, le
mouvement a commencé un jour et qu'il est antiscientifique de le supposer éternel (voir la
note sur la loi de la dégradation de l'énergie (N° 40).
B. Hypothèse dynamiste. - Cette hypothèse explique le mouvement du monde d'une autre
manière. Il est vrai, disent les dynamistes, que les corps sont inertes, mais ils ont aussi
une autre propriété, celle de s'attirer mutuellement selon une loi qu'on appelle l'attraction
universelle. Or si les corps ont le pouvoir de s'attirer, plus n'est besoin d'un moteur pour
les mettre en branle: la formation des mondes, le mouvement qui les anime, n'ont pas
d'autre principe que les forces mêmes de la matière.
Réfutation. - Si nous admettons que les corps sont en mouvement en vertu de la loi
d'attraction universelle, c'est-à-dire parce qu'ils sont doués d'une force qui les pousse les
uns vers les autres, comment se fait-il que les atomes ne se sont pas rencontrés en une
masse unique ? Pour rendre compte de la formation des mondes, les dynamistes sont
donc obligés d'admettre deux forces en présence. La force attractive ou centripète est,
selon eux, contrebalancée par une autre force, la force tangentielle ou centrifuge, qui
produit des mouvements giratoires et donne naissance à ces astres innombrables qui
remplissent l'espace. Mais comment expliquer que la matière soit animée de deux
mouvements, celui d'attraction et celui de rotation, dont les effets se contrarient et
s'opposent ? Il y aurait alors dans la matière deux forces contraires. En outre, l'hypothèse
dynamiste supposant que la matière est éternelle. il s'ensuit que les atomes doivent
s'attirer de toute éternité et que l'évolution des mondes n'aurait pas eu de commencement;
et ainsi, encore une fois, nous nous trouvons en contradiction avec le système de Laplace.
Il faut donc toujours, qu'on le veuille ou non, recourir à la chiquenaude initiale, au
premier moteur.
44. - Argument. - L'ordre du monde ne s'explique pas sans Dieu. Sous la forme poétique,
c'est le même argument que nous retrouvons dans ces deux vers souvent cités de Voltaire:
«L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge marche et n'ait point d'horloger.»
Nous exposerons l'argument dans le syllogisme suivant: Tout ordre requiert une
intelligence ordonnatrice. Or il y a de l'ordre dans le monde. Donc l'ordre du monde
suppose une intelligence ordonnatrice.
Cette preuve très populaire, présentée déjà par SOCRATE (Mémorables), par CICÉRON
(De natura deorum), par SÉNÈQUE (de Beneficiis), exposée avec beaucoup d'ampleur
par FÉNELON (Traité de l'existence de Dieu), et pour laquelle KANT lui-même
professait de l'admiration, est connue sous le nom de preuve téléologique (de telos, fin)
ou des causes finales.
Ce qu'il faut entendre par causes finales. - Pour comprendre cette expression causes
finales, il faut dire auparavant ce que l'on entend par fin et par moyen. La fin d'une chose
est le but, ce à quoi cette chose est destinée: une horloge a pour fin d'indiquer l'heure,
l'œil a pour fin de voir. Le moyen est ce par quoi l'on atteint une fin. Il va de soi qu'à
chaque fin correspondent des moyens différents. D'où il suit que la fin poursuivie inspire
le travail de l'ouvrier, elle est la cause qui le détermine dans le choix des moyens. La
finalité ou cause finale, c'est-à-dire cette recherche des moyens pour atteindre la fin, cette
appropriation des moyens à la fin, qui constitue l'ordre, suppose donc une intelligence qui
ait conscience, à la fois, du but à atteindre et de l'aptitude des moyens.
Quand il s'agit du monde, l'on peut distinguer deux sortes de finalités: la finalité interne et
la finalité externe. Si l'on prend chaque individu en particulier, nous voyons qu'il a des
organes parfaitement disposés pour la fin qu'il poursuit : le poisson a des nageoires pour
nager, l'oiseau a des ailes pour voler, etc.: c'est la finalité interne. La finalité externe, c'est
la fin qui est assignée à chaque être dans l'ensemble de la création: le minéral a pour fin
de nourrir la plante, la plante est utilisée par l'animal, lequel est utilisé pour l'homme. La
finalité externe étant plutôt difficile à déterminer, nous ne parlerons, dans l'argument, que
de la finalité interne.
45. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE. - C'est surtout contre la majeure que les
athées ont dirigé leurs attaques. Ils ont reconnu généralement l'ordre qui règne dans le
monde; mais ils ont essayé de l'expliquer autrement. Tout ordre suppose un ordonnateur,
ont-ils dit, soit; mais cet ordonnateur ce n'est pas Dieu, c'est le hasard, ou plutôt, selon la
formule nouvelle, c'est l'évolution.
D'autre part, la formation des organes s'explique par un long travail d'évolution. «
Considérons l'exemple sur lequel ont toujours insisté les avocats de la finalité: la structure
d'un œil tel que l'œil humain... Tout paraît merveilleux, en effet, si l'on considère un œil
tel que le nôtre, où des milliers d'éléments sont coordonnés à l'unité de fonction. Mais il
faudrait prendre la fonction à son origine, chez l'infusoire, alors qu'elle se réduit à la
simple impressionnabilité (presque purement chimique) d'une tache de pigment à la
lumière. Cette fonction, qui n'était qu'un fait accidentel au début, a pu, soit directement
par un mécanisme inconnu, soit indirectement, par le seul effet des avantages qu'elle
procurait à l'être vivant et de la prise qu'elle offrait ainsi à la sélection naturelle, amener
une complication légère de l'organe, laquelle aura entraîné avec elle un perfectionnement
de la fonction. Ainsi, par une série indéfinie d'actions et de réactions entre la fonction et
l'organe, et sans faire intervenir une cause extra-mécanique, on expliquerait la formation
progressive d'un œil aussi bien combiné que le nôtre. » Il serait le résultat d'une série
d'adaptations à des circonstances accidentelles, et non la réalisation d'un plan. - Ainsi
l'ordre du monde se serait formé peu à peu par suite d'une évolution lente et par un
concours de lois qui régissent la matière et les forces qui lui sont inhérentes. Mais de
finalité, point, si l'on entend par là l'œuvre d'une intelligence qui aurait dirigé selon un
plan l'organisation de la nature: il ne peut s'agir dans la thèse évolutionniste que d'une
finalité inconsciente.
Réfutation. - La finalité est une illusion de notre esprit, nous disent les évolutionnistes,
ou en tout cas, elle n'est pas l'œuvre d'une cause intelligente, elle est le résultat des forces
inconscientes propres à la nature, qui adaptent les organes aux besoins suivant la loi de
l'évolution. Ainsi, il ne faut pas dire que l'oiseau a des ailes pour voler, il faut dire:
l'oiseau vole parce qu'il a des ailes. - Mais que les ailes aient été faites pour voler, ou que
l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'en reste pas moins qu'il y a une merveilleuse
adaptation entre l'organe et sa fonction, et la conclusion est toujours la même: c’est que
l'adaptation des moyens à la fin suppose un plan, et que le plan, selon lequel le monde a
été conçu, suppose un ouvrier très habile.
Mais, nous réplique-t-on alors, cet ouvrier très habile qui a fait l'aile de l'oiseau et l'œil de
l'homme, c'est l'évolution: c'est le milieu qui a créé l'organe. - C'est là une affirmation
toute gratuite et que les évolutionnistes sont bien incapables de démontrer
expérimentalement.
Nous ne voyons pas bien, en effet, comment l'air a pu créer l'aile de l'oiseau, comment la
lumière a pu produire par son action l'organe qui lui est approprié, ce merveilleux
appareil qui faisait dire à Newton: « Celui qui a fait l'œil a-t-il pu ne pas connaître les lois
de l'optique ? » Admettons néanmoins que l'évolution soit la grande loi qui gouverne le
monde. Nous pourrons toujours demander qui l'a faite, cette loi. Elle suppose d'abord
l'existence de la matière et nous avons vu que la matière n'a pas en soi la raison de son
existence. De toute façon, l'évolution peut être un procédé de formation comme un autre,
elle peut être une loi, mais non une cause. Si par conséquent la théorie évolutionniste
accepte de laisser Dieu à la base, pour créer les atomes, pour leur donner l'énergie et
tracer le plan suivant lequel la matière doit faire son développement dans la suite du
temps, nous n'avons pas à combattre cette hypothèse. Dieu reste alors à sa place et n'est
pas diminué parce qu'il n'interviendrait pas il chaque instant dans l'organisation
incessante de l'univers. Si c'est cela ce qu'on appelle l'évolution créatrice, elle ne rabaisse
pas la grandeur de Dieu. « Il y a plus de gloire encore, dit saint THOMAS, à créer des
causes que des effets. »
Que l'ordre du monde soit le résultat, non d'un acte immédiat de Dieu, mais le produit de
causes secondes et de lois qu'il a établies de toute éternité, nous aimons autant cette
hypothèse qu'une autre.
46. - 2° CONTRE LA MINEURE. - Il n'est pas vrai, disent les pessimistes, que l'ordre
règne dans le monde. Les preuves du désordre sont, au contraire, nombreuses. Le monde
est plein de monstruosités, d'êtres mal faits ou inutiles; les catastrophes y sont fréquentes.
Il y a donc du désordre, donc pas d'ordonnateur.
47. - Après avoir observé le monde extérieur, nous devons interroger l'âme humaine.
L'étude de ce monde intime qui fait le fond de notre être, nous conduira également à
Dieu. Nous trouvons, en effet, dans notre intelligence l'idée de parfait, dans notre cœur
les aspirations d'infini et dans notre conscience, l'existence de la loi morale. Or, l'idée de
parfait, le besoin d'infini et le fait de l'obligation morale impliquent l'existence de l'être
parfait et infini et du souverain législateur. D'où trois preuves tirées: 1° de l'idée de
parfait; 2° des aspirations de l'âme et 3° de l'existence du devoir.
Ces trois preuves sont toutes trois des preuves psychologiques, dans ce sens qu'elles sont
tirées de l'analyse de notre âme. Toutefois, la première, qu'on appelle ontologique, est
considérée comme une preuve métaphysique. La troisième est connue sous le titre de
preuve morale, de sorte que la seconde seule garde le nom de preuve psychologique.
1ère Preuve tirée de l'idée de parfait.
Preuve ontologique.
48. - Exposé. - Si nous interrogeons notre pensée, elle nous dit que tout ce que nous
voyons est incomplet, borné, dépendant, en un mot, imparfait. Or pour reconnaître que les
choses sont imparfaites, il faut que nous ayons l'idée du parfait, car nous ne pouvons
juger de l'imparfait qu'autant que nous le comparons avec le parfait. Donc l'être parfait
existe, car s'il n'existait pas, il ne serait plus parfait. Cet argument a été exposé
différemment par saint ANSELME, DESCARTES et BOSSUET.
49. - Argument de saint Anselme. - Après avoir cité les mots de l'Écriture: « Dixit
insipiens in corde suo : non est Deus », saint ANSELME se propose de convaincre
l'impie que c'est une folie de nier Dieu. L’homme, dit-il, a l'idée d'un être tel qu'il n'en
peut concevoir de plus grand. Donc cet être parfait existe en réalité. Si en effet il n'existait
que dans l'intelligence, je pourrais le concevoir plus grand, en lui attribuant l'existence
réelle: ce qui ne peut se faire sans contradiction, vu que je le conçois comme le plus
grand. Donc Dieu existe dans l'intelligence et dans la réalité. (V. la critique de la preuve
ontologique p. 61).
50. - Argument de Descartes. - Je trouve en moi l'idée d'un être parfait. Or cette idée ne
peut me venir du néant, incapable de rien donner, ni de moi, puisque je trouve partout
dans mon être des bornes et des imperfections. Donc cette idée doit me venir d'un être
infini et parfait qui l'a mise en moi comme « la marque de l'ouvrier sur son ouvrage ».
51. - Argument de Bossuet. - « L'impie demande: Pourquoi Dieu est-il ? Je lui réponds:
Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait, et la perfection est-elle un
obstacle à l'être? Erreur insensée ! au contraire, la perfection est la raison de l'être.
Pourquoi l'être à qui rien ne manque ne serait-il pas, plutôt que l'être à qui quelque chose
manque ? » (1ère Elévation sur les mystères.)
52. - Argument. - C'est un principe admis par la philosophie et par la science qu'un désir
de la nature ne saurait être vain. Or l'homme appelle Dieu de tous ses désirs. Donc Dieu
doit exister.
disait le poète. L'homme, en effet, tend à l'infini par toutes les puissances de son âme. Il a
une intelligence qui veut arriver au vrai, une volonté qui, malgré sa faiblesse et ses écarts,
aspire au bien; il a surtout un cœur qui a une soif insatiable de bonheur. Or, non
seulement la terre ne nous donne pas ce que nous voulons, mais elle nous apporte souvent
ce que nous ne voulons pas. Notre intelligence se sent enveloppée de toutes parts par
l'inconnu, notre volonté est poussée vers le mal et notre cœur est souvent torturé par le
chagrin. Alors même que la vie nous est douce et que la fortune paraît nous sourire, nous
ne trouvons nulle part le bonheur rêvé: ni la richesse, ni la gloire, ni la science, ni l'amour
n'épuisent les immenses désirs de notre cœur. Et plus nos désirs sont grands, mieux ils
nous font sentir notre misère.
Mais comment expliquer que notre intelligence, notre volonté et notre cœur, qui sont
pourtant des puissances finies et bornées, nous poussent ainsi :ers le Vrai, le Bien et le
Beau, vers le « souverainement désirable », comme dit ARISTOTE, s'il n'y avait rien
pour répondre à notre appel ? Le besoin d'infini, d'une vie indéfectible et heureuse,
suppose donc l'existence d'un objet infini et d'une source de bonheur qui puisse combler
l'insuffisance de notre âme. Cet infini, c'est Dieu. (V. N° 60).
53. - Argument. - La conscience nous témoigne qu'il existe une loi morale qui nous
commande le bien et défend le mal, et que cette loi morale doit être appuyée par une
sanction. Or la loi morale et la sanction supposent un législateur et un juge qui ne peuvent
être autres que Dieu. Donc Dieu existe.
1° La loi morale. - A. L'existence de la loi morale est hors de conteste. Il y a une règle
absolue, universelle, antérieure et supérieure à toute législation humaine, qui s'impose à
notre volonté, qui nous prescrit certains actes et nous en défend certains autres. Peu
importe du reste que les hommes se trompent parfois sur les conceptions du bien et du
mal, le principe reste intact: ce qui est estimé bien par la conscience, est commandé; ce
qui est jugé mal est défendu.
B. - Morale rationnelle. - La raison, disent les partisans de cette morale, suffit à fonder
la morale. L'homme est son propre maître et il a la raison pour lui dicter ses devoirs
envers lui-même (morale individuelle), envers la famille, la patrie et l'humanité (morale
sociale). Le devoir, la loi morale, c'est donc l'obligation que la raison impose, et le bien
c'est le respect de cette loi.
55. - 2° La sanction. - Avant nos actes, la conscience nous fait connaître l'existence d'une
loi morale qui commande les actions bonnes et défend les mauvaises. Après nos actes, la
conscience intervient à nouveau pour poser la double question de responsabilité et de
sanction. Et quand elle a porté un jugement sur la valeur intrinsèque de l'acte, elle
proclame que le bien a droit à la récompense et que le mal mérite le châtiment. Or Dieu
seul peut appliquer à nos actes une sanction équitable et proportionnée à leur valeur.
56. - Objection. - Mais, dit-on, la sanction n'est pas nécessaire pour fonder la morale; et
si elle l'est, l'on peut trouver des sanctions sans recourir à Dieu. - a) La sanction, disent
les partisans de la morale rationnelle, n' est pas nécessaire pour fonder la morale. Il faut
faire le bien pour le bien, et non pour l'amour de la récompense. Moins il y a de calcul
intéressé dans l'accomplissement du bien, plus notre action gagne en grandeur et en
mérite.- b) Mais, la sanction fût-elle nécessaire, ne peut-on pas trouver de nombreuses
sanctions, sociales et même naturelles, en dehors de Dieu ? Il y a, par exemple: - 1.
l'opinion publique, - 2. les répressions sociales, - 3. la justice immanente des choses, et -
4. par-dessus tout, le témoignage d'une bonne conscience.
Réfutation. - a) Toute sanction, dit-on, est inutile, parce que la vertu doit être
désintéressée.- Que le bien doive être fait pour de bien d'abord, et non pour l'amour de la
récompense, nous ne le contesterons pas, puisque c'est la un des principes essentiels de la
morale chrétienne.
Ne pas prendre la récompense pour motif d'action, c'est assurément très bien; mais la
mépriser est une marque d'orgueil, ce n'est plus la vertu; la rejeter c'est aller contre l'ordre
des choses et la justice. Car s'il n'y a pas de sanctions, s'il n'y a pas de récompense pour la
vertu, il n'y a pas non plus de châtiment pour le crime; le bien et le mal sont dès lors mis
sur le même pied: ce qui est contraire à toute idée de morale. La sanction est donc
nécessaire, non pour fonder la morale, mais pour la couronner.
b) D'autres qui admettent la nécessité de la. sanction pour couronner la morale, allèguent
comme sanctions suffisantes: - 1. l'opinion publique. Or tout le monde sait que l'opinion
publique, loin de pouvoir servir de sanction, est parfois injuste dans ses jugements; la
popularité n'est pas nécessairement un brevet d'honnêteté et de vertu, et les faveurs
officielles ne vont pas toujours au mérite; - 2. les répressions sociales. Combien de crimes
restent impunis et combien de malfaiteurs courent les rues, malgré la bonne volonté des
gendarmes! - 3. la justice immanente des choses. Le mal et le vice portent souvent en soi
le germe de souffrances qui en doivent être, tôt ou tard, la punition. Quelque juste et
fréquente que soit cette sanction, on ne peut la considérer comme une loi inflexible;
4. le témoignage de la conscience. Il faut bien admettre que voilà enfin une sanction, à
première vue, acceptable. La conscience, toutefois, en tant que justicière, n'est pas à l'abri
de tout reproche. Il y a des âmes vertueuses qui connaissent le trouble et le scrupule, et il
y a des criminels qui ignorent le remords et vivent dans la plus douce quiétude.
Mais si, d'une part, la sanction doit être le complément de la loi morale et si, d'autre part,
rien ne nous garantit la justice des sanctions terrestres, n'avons-nous pas tout lieu de
croire qu'il y a ailleurs un Rémunérateur équitable qui, après avoir établi la loi morale,
appréciera les actes à, leur vraie valeur et leur appliquera les sanctions qu'ils méritent ?
57. - Argument. - Le témoignage de l'histoire nous atteste que, dans tous les temps et
dans tous les pays, les hommes ont cru à l'existence de Dieu. Or ce que tous les hommes
tiennent instinctivement pour vrai, dit ARISTOTE, est une vérité de nature. Donc Dieu
existe.
PREUVE DE LA MAJEURE. - Toujours et partout les hommes ont cru à une divinité.
Il est à peine besoin d'établir ce fait d'histoire « Un peuple sans Dieu, sans prières, sans
serments; sans rites religieux, sans sacrifices, dit PLUTARQUE, nul n'en vit jamais» «
Aucune nation, dit CICERON n'est si grossière et si sauvage, qu'elle ne croie à l'existence
des dieux, encore qu'elle se trompe sur leur nature» (De natura deorum).
Aucune époque n'a poussé plus loin que la nôtre l'étude des religions. Or l'inventaire des
documents fournis par l'histoire et la préhistoire n'a pu signaler le moindre cas d'un
peuple sans croyances religieuses. Telle est la constatation faite par des érudits comme
Max MULLER et de QUATREFAGES: « Obligé par mon enseignement même, dit ce
dernier, de passer en revue toutes les races humaines, j'ai cherché l'athéisme chez les plus
inférieures, comme chez les plus élevées. Je ne l'ai rencontré nulle part si ce n'est à l'état
individuel ou à celui d'écoles plus ou moins restreintes, comme on l'a vu en Europe au
siècle dernier, comme on le voit encore aujourd'hui. L'athéisme n'est nulle part qu'à l'état
erratique.» Ainsi l'histoire des religions nous conduit à cette conclusion qu'aucun peuple,
considéré dans sa masse, n'a jamais été athée, et que l'athéisme a toujours été le fait de
quelques individus ou de quelques écoles. Il importe peu de savoir si leurs conceptions de
la divinité furent plus ou moins justes, et elles furent d'ailleurs moins grossières qu'on ne
pourrait le croire au premier abord. Quelque impression bizarre que puissent nous donner
certaines mythologies, elles contenaient sans doute une part importante de vérité.
De quelque nom que s'appelât la divinité, que ce fût le Zeus des Grecs, le Jupiter des
Romains, le Mardouk des Babyloniens, le Baal des Phéniciens, le Brahmâ des Indiens ou
encore le Grand Esprit des savanes du Nouveau-Monde, c'est toujours au fond le même
Dieu que tous les peuples adorèrent sous des noms divers.
PREUVE DE LA MINEURE. - Or ce que tous les hommes tiennent instinctivement
comme vrai « est une vérité de nature», « Ce qui est affirmé par tous d'un commun
accord, dit saint THOMAS, ne saurait être entièrement faux. Une fausse opinion, en effet,
est une infirmité de l'esprit, elle est donc accidentelle à sa nature. Or ce qui est accidentel
à la nature ne peut se retrouver partout et toujours» (Contra gentes, l. II, c. XXXIV).
58. - 1ère Objection. - Le suffrage universel est une mauvaise marque de vérité. Dire:
tous les hommes croient en Dieu, donc Dieu existe, c'est tirer une conclusion que ne
renferment pas les prémisses. Il y a eu des erreurs universelles ; telle fut, par exemple, la
croyance à l'immobilité de la terre.
Réfutation. - Le consentement des foules n'est pas une preuve infaillible de vérité, il faut
bien en convenir. Toutefois, il constitue déjà une présomption sérieuse. «Avant de croire
que tout le monde se trompe, dit le P. MONSABRÉ, on est tenté de croire que tout le
monde a raison. 1) La croyance collective acquiert surtout une très haute valeur
lorsqu'elle s'appuie sûr des raisons sérieuses. - Il y a eu cependant, dit-on, des erreurs
universelles. Ce n'est pas contestable, mais il faut ajouter aussi que ces erreurs avaient
une cause et qu'elles ont fini par être découvertes et redressées. Ainsi la croyance à
l'immobilité de la terre, qui s'explique par l'illusion des sens, ceux-ci ayant pris
l'apparence pour la réalité, a cessé avec le progrès des sciences.
c) Enfin l'influence des législateurs et des prêtres ne saurait être invoqué pour expliquer la
croyance des peuples. - 1. Les législateurs ont pu se servir de la croyance en Dieu pour
mieux gouverner leurs peuples, mais ils n'ont pas pu la créer. L'on ne cite pas, du reste, le
nom de l'inventeur; et l'on pense bien qu'on devrait le connaître s'il existait, en raison des
difficultés qu'il aurait rencontrés pour imposer un dogme contraire aux inclinations et aux
mauvais instincts du cœur humain. - 2. La supercherie des prêtres est une explication
encore plus mauvaise, car les prêtres n'existant que par la religion, ils ne peuvent être
antérieurs à elle, et ils n'ont leur raison d'être qu'autant qu'il y a déjà un culte. Considérer
les prêtres comme les inventeurs de la Divinité et les fondateurs des religions, c'est donc
commettre, d'après S. REINACH lui-même (Orpheus) « un anachronisme ridicule ».
60. - Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur les preuves de l'existence de Dieu, il
n'est pas sans intérêt de rechercher quelle est la valeur et la portée de chaque preuve,
considérée isolément. Nous l'établirons brièvement en reprenant chaque groupe de
preuves.
1° Valeur des preuves cosmologiques. - Des trois preuves qui nous sont fournies par
l'observation du monde extérieur, les deux premières, - argument de la contingence et du
premier moteur, - nous permettent de conclure qu'il y a un Etre nécessaire, et, par le fait,
éternel, puisqu'un Etre nécessaire ne peut pas ne pas être ; distinct du monde, puisque le
monde est sujet du devenir, puisqu'il se transforme et que l'Etre nécessaire, la cause
première et le premier moteur ne peuvent être sujets au changement. La troisième preuve
par l'ordre du monde a moins de portée.
Malgré l'ordre et la beauté qui y règnent, le monde a ses imperfections; il n'implique pas
dès lors un art infini, il requiert seulement un ou plusieurs architectes assez habiles pour
réaliser l'unité de plan. Et puis, l'organisateur du monde n'en est pas nécessairement le
créateur. L'ordre du monde suppose donc une intelligence supérieure, mais non un Etre
infini, unique et créateur. La preuve des causes finales ne doit pas, par conséquent, être
isolée des deux premières preuves. Il n'en est pas moins vrai que celui qui admettrait déjà
un Architecte du monde, sortirait au moins de son athéisme, et il aurait peu de peine à
passer de l'Architecte au Dieu créateur.
B. La preuve par les aspirations de l'âme n'a pas une valeur absolue. Il n'est pas
possible, en effet, de démontrer rigoureusement qu'un bonheur fini ne pourrait satisfaire
les désirs de l'homme, et pas davantage, que le désir, même naturel, implique
nécessairement l'existence de l'objet désiré.
C. La preuve par la loi morale et la sanction avait, aux yeux de Kant, une très grande
force; elle lui arrachait cet aveu significatif: « Deux choses me remplissent l'âme d'un
respect et d'une admiration sans cesse renaissants: le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, la
loi morale au-dedans de nous-mêmes. » Toutefois, il est bon de remarquer que, dans
l'exposé de cette preuve, nous ne suivons pas la même voie que le philosophe allemand.
D'après Kant, l'existence de la loi morale suppose Dieu non comme législateur, mais
comme rémunérateur.
Chacun reste libre d'ailleurs de choisir l'argument qui convient le mieux à sa mentalité, à
sa tournure d'esprit, et le plus apte à étayer ses convictions,.
1° Y a-t-il des athées ? - L'athée (du grec a privatif et theos, dieu) est celui qui ne croit
pas à l'existence de Dieu.
De cette définition il ressort qu'il ne faut pas ranger parmi les athées: - a) les indifférents
qui laissent de côté la question des origines du monde et de l'âme, et vivent sans se
préoccuper de leur destinée. Bien que cette manière d'être aboutisse pratiquement à
l'athéisme, les indifférents ne sont pas des athées proprement dits. - b) Les agnostiques
qui proclament que Dieu est du domaine de l'inconnaissable, ne sont pas non plus des
athées. Aussi longtemps qu'ils s'en tiennent à cette affirmation, leur état d'esprit équivaut
à un scepticisme religieux. - c) Encore moins faut-il compter parmi les athées ceux qui,
ignorant le tout, ou à peu près, de la question religieuse, font profession extérieure
d'athéisme, soit parce qu'ils jugent que cette attitude convient à des esprits forts qui ne
veulent pas suivre le vulgaire troupeau, soit parce qu'ils ont intérêt à aller du côté où
souffle le vent des faveurs officielles.
Il convient donc de ne considérer comme athées, que les scientifiques et les philosophes
qui, après mûr examen des raisons pour et contre l'existence de Dieu, se prononcent pour
ces dernières. De ces athées, qui seuls méritent de retenir notre attention, l'on peut bien
dire que le nombre est fort restreint. Il suffirait, pour le prouver, de nous en référer au
témoignage d'un des leurs. « A notre époque, écrit M. LE DANTEC (L'athéisme), quoi
qu'on dise, il existe une infime minorité d'athées. » Mais il faut ajouter, pour être juste,
qu'en revanche le nombre des agnostiques qui veulent que la question soit insoluble, a
augmenté dans une sérieuse proportion.
62. - 2° Causes de l'athéisme, - L'on explique généralement l'athéisme par des raisons
intellectuelles, des raisons morales et des raisons sociales.
Et Paul BOURGET, dans une analyse très pénétrante de l'incrédulité, écrit les lignes
suivantes: «l’homme, en se détachant de la foi, se détache surtout d'une chaîne
insupportable à ses plaisirs... je n'étonnerai aucun de ceux qui ont traversé les études de
nos lycées en affirmant que la précoce impiété des libres penseurs en tunique a pour point
de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée d'une horreur de l'aveu au
confessionnal. Le raisonnement - quel raisonnement ! - arrive ensuite et fournit des
preuves (!!!) à l'appui d'une thèse de négation acceptée d'abord pour les besoins de la
pratique »; - c) Les mauvais livres et les mauvais journaux. Sous cette dénomination nous
n'entendons pas les livres et les journaux qui sont immoraux, mais ceux qui, sous des
formes parfois dissimulées, s'attaquent à tout ce qui est à la base de la moralité, et veulent
faire croire, au nom du soi-disant Progrès et d'une prétendue Science, que Dieu, l'âme, la
liberté ne sont plus que des mots qui recouvrent des chimères.
64. - La nature de Dieu, - comme l'existence, - comporte une triple étude : - 1° Une
question préliminaire : La raison qui démontre l'existence de Dieu peut-elle aussi
connaître sa nature ? - 2° Si oui, quelle est-elle t Quels sont ses attributs.- 3° La
connaissance que nous avons de sa nature, nous permet-elle d'affirmer, contre les
panthéistes, que Dieu est une personne distincte du monde ?
D'où trois articles.
Cette première question peut se subdiviser en deux autres : 1° Est-il possible de connaître
la nature de Dieu? 2° Par quelles voies peut-on arriver à cette connaissance ?
65. - Dieu est, mais pouvons-nous savoir ce qu'il est? Pouvons-nous avoir de sa nature
une connaissance, sinon parfaite, au moins initiale et confuse?
67. - En partant des êtres créés, nous avons vu qu« la raison prouvait l'existence d'une
Cause première, d'un Etre nécessaire et d'un premier Moteur. Si nous nous bornons à
cette seule preuve indiquée par le Concile du Vatican, nous arrivons à déduire la nature de
Dieu par une double méthode : a priori et a posteriori.
1° A PR1ORI, c'est-à-dire en déduisant ce qui est contenu dans les notions de Cause
première, d'Etre nécessaire et de premier Moteur, nous pouvons tirer cette triple
conclusion : - a) Dieu est l’Être parfait. En effet, un être imparfait est un être limité et
contingent, puisqu'il pourrait changer pour devenir meilleur et acquérir la perfection qui
lui fait défaut. Or, s'il pouvait recevoir cette qualité d'un autre, il ne serait plus la Cause
première de tout, ni l'Être nécessaire, vu qu'il pourrait être autrement qu'il n'est. La Cause
première, l'Être nécessaire est donc en même temps l'Être parfait. - b) Dieu est infini. La
notion d'infini découle de celle d'Être parfait. Dire que Dieu n'est pas infini, c'est dire
qu'il n'a pas la plénitude absolue de l'être, et, par conséquent, qu'il n'est pas parfait, qu'on
pourrait concevoir un être plus grand, à savoir, celui qui aurait cette plénitude de l'être. -
c) Dieu est unique. L'unicité de Dieu se déduit de la notion d'infini. La raison ne peut
admettre l'existence de deux êtres infinis. Car, ou bien ils sont indépendants l'un de
l'autre, ou l'un dépend de l'autre. Dans le premier cas, la puissance de l'un étant limitée
par la puissance de l'autre, aucun n'est infini. Dans le second cas, celui qui dépend de
l'autre ne saurait être infini. Le dualisme, qui admet l'existence de deux dieux, le
polythéisme qui en admet plusieurs, sont donc des erreurs : la raison nous dit qu'il ne peut
y avoir qu'un seul Dieu.
2° A POSTERIORI, c'est-à-dire en prenant pour point de départ les êtres créés, nous
déduisons les perfections divines. Si nous examinons l'œuvre de Dieu, et en particulier
l'homme, nous y trouvons des qualités mêlées à des imperfections. Or, étant donné que
Dieu est l'Etre parfait, comme nous venons de l'établir a priori, il s'ensuit que nous devons
retrancher de sa nature toutes les imperfections des êtres créés et lui attribuer toutes leurs
qualités. D'où deux procédés : - a) la voie de négation ou d'élimination qui supprime on
Dieu tous les défauts des créatures, et - b) la voie d'éminence qui lui attribue, en les
élevant à l'infini, toutes les perfections des êtres créés. La méthode a posteriori n'est pas
de l'anthropomorphisme. Nous nous servons des qualités des créatures pour nous
représenter Dieu, mais nous ne concevons pas la nature de Dieu sur notre modèle, nous
ne le faisons pas à notre ressemblance. Nous attribuons à Dieu les qualités des créatures
par analogie seulement, et nous pensons bien que l'intelligence divine par exemple n'est
pas seulement supérieure à l'intelligence humaine, mais d'un autre ordre.
68. - 1° Notion. - L''attribut en général, c'est toute qualité essentielle à un être. Les
attributs de Dieu ce sont donc ses perfections, c'est-à-dire ce qui constitue son essence.
En réalité, attributs et essence désignent une seule et même chose. Il n'y a pas plusieurs
perfections divines, il n'y a que l'essence divine qui est parfaite et indécomposable. La
distinction que nous établissons n'est donc qu'une distinction de raison, nécessitée parla
faiblesse de notre intelligence.
69. - 2° Espèces - Par le double procédé indiqué plus haut, nous obtenons deux sortes
d'attributs : - a) les attributs négatifs ou métaphysiques, par la voie de négation, et - b) les
attributs positifs ou moraux par la voie d'éminence.
2° Simplicité. - Dieu n'est pas composé de parties. S'il était composé de parties, celles-ci
seraient finies ou infinies. Si elles étaient finies, Dieu ne serait plus l'infini, car l'addition
du fini avec le fini ne donne pas l'infini. Dire, d'autre part, que les parties sont infinies est
une chose contradictoire : nous venons de voir plus haut que la notion d'infini implique
l'unité. Mais si Dieu est simple c'est qu'il est esprit, vu que le propre de la matière est
d'être composée de parties et divisible.
3° Immutabilité. - Dieu est immuable. On ne change que pour acquérir les perfections
qu'on n'a pas ou pour perdre celles que l'on a. Dans I e8 deux hypothèses, Dieu ne serait
plus ni l'Etre nécessaire ni l'Etre parfait puisqu'il ne serait pas toujours le même et qu'il
passerait d'un état moins parfait à un plus parfait, ou réciproquement.
4° Éternité - Etre nécessaire, ne pouvant pas ne pas être, Dieu est donc éternel.
Toutefois, n'expliquons pas cette perfection en disant que Dieu n'a ni commencement ni
fin. Cette manière de parler serait impropre, car elle ne s'applique qu'au temps. Et
précisément l'éternité est opposée au temps. Quand nous disons que Dieu est éternel, nous
entendons par là, si difficile que la chose soit à concevoir, que Dieu est en dehors du
temps, en dehors du commencement et de la fin. Et pourquoi Dieu est-il en dehors du
temps? C'est que le temps est divisible, qu'il implique le changement, la succession, le
devenir, c'est qu'il est fait d'un passé qui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore, et
d'un présent qui fuit entre le passé et le futur ; en un mot, qu'il est imparfait. Il répugne
donc à la perfection et à l'immutabilité de Dieu : d'où il suit qu'il faut concevoir l'éternité
divine comme un éternel présent où il n'est question ni de passé ni de futur.
71. - Les attributs positifs s'induisent en prenant comme point de départ les facultés de
l'homme et en les élevant à un degré infini. Or les facultés de l'homme sont l'intelligence,
la volonté et la sensibilité. Les attributs de Dieu seront donc : l'intelligence, la volonté et
l'amour.
72. - Objection. Prescience divine et liberté humaine. - Si Dieu connaît l'avenir, que
devient la liberté de l'homme, puisqu'il est entendu que tout ce que Dieu prévoit arrive
nécessairement?
73. - 2° La volonté de Dieu. - La volonté de l'homme est limitée dans son mode
d'opération et dans son objet. Elle n'arrive souvent à ses ' fins qu'au prix de laborieux
efforts et elle ne fait pas tout ce qu'elle veut, En Dieu, la volonté est toute-puissante : elle
ne connaît ni l'effort ni la limite. Dieu peut tout Ce qu'il veut, mais il ne peut vouloir que
ce qui est conforme aux lumières de son intelligence, c'est-à-dire le bien. Quant au mal,
s'il s'agit du mal physique, Dieu peut le vouloir, comme moyen d'obtenir un bien
supérieur (V. N° 101) ; s'il s'agit du mal moral, il ne peut jamais le vouloir, il ne peut que
le tolérer pour laisser à l'homme le libre choix de ses actes, et conséquemment, le mérite
ou le démérite.
74. - Objection. - Mais, dira-t-on, Dieu n'est pas libre, s'il ne peut choisir entre le bien et
le mal.
Réponse. - Ne confondons pas la liberté divine avec la liberté humaine. L'homme peut
hésiter entre le bien et le mal et se déterminer pour le mal. C'est là une imperfection de la
liberté humaine, car la vraie liberté consiste dans le choix entre deux biens : telle est la
liberté divine. Or, comme Dieu est l'Etre infiniment parfait, le souverain Bien, il se veut
et s'aime lui-même nécessairement. La liberté divine ne concerne donc que ses actes
extérieurs, ceux qui sont relatifs aux créatures : Dieu a créé le monde librement, il a créé
celui qui existe, comme il en aurait pu créer un autre.
75. - 3° L'amour de Dieu. - L'amour c'est le mouvement de la sensibilité vers le bien. Or,
l'homme se trompe souvent sur ce qui en doit être l'objet, et alors qu'il ne se trompe pas,
le bien qu'il atteint n'est jamais complet, soit qu'il s'y mêle la crainte de le perdre, où la
déception de ne pas le trouver aussi grand qu'il l'avait rêvé. Il faut donc supprimer en
Dieu ces imperfections et ces souffrances qui accompagnent même la possession du
bonheur. Dieu aime les choses en proportion de leur valeur : il s'aime donc infiniment et
il aime le bien qu'il trouve dans ses couvres dans la mesure où il reflète ses propres
perfections. Et comme l'amour engendre la bonté, Dieu répand ses bienfaits parmi ses
créatures « bonum diffusivum sui ». C'est en le considérant sous cet aspect que saint Jean
a dit de Dieu qu'il était la charité. « Deus caritas est » ( I Jean, IV, 8).
Parmi les attributs moraux de Dieu, on cite parfois la sainteté, la justice et la miséricorde.
Infiniment pariait, Dieu est évidemment saint, juste et miséricordieux dans une mesure
infinie ; mais, en réalité, ce sont là des perfections de sa volonté plutôt que des attributs
distincts.
76. - Les attributs que nous venons d'étudier forment ce qu'on appelle la personnalité
divine. Or, dire que Dieu est un être personnel c'est affirmer qu'il est une substance
individuelle, distincte des créatures. Dieu est : - a) une substance, c'est-à-dire un être qui
demeure, et non un mode ou un phénomène qui passe : il n'est pas un perpétuel devenir ; -
b) une substance individuelle ; en d'autres termes, Dieu est capable d'agir par lui-même,
et ses actes lui sont imputables, comme les effets le sont à leur cause ; - c) une substance
distincte des créatures ; sinon, le monde et Dieu ne seraient plus qu'un seul et même être,
comme le prétendent les panthéistes, dont nous allons parler dans le paragraphe suivant.
La personnalité de Dieu découle de sa perfection infinie. Si Dieu, en effet, n'était pas un
être personnel et distinct du monde, il ne serait pas indépendant. Or s'il n'était pas
indépendant, il ne serait plus l'Être parfait.
77. - 1° Exposé du Panthéisme. - Pour les panthéistes, Dieu n'est pas une personnalité
transcendante et distincte II ne fait qu'un avec le monde : il lui est immanent. Et voici la
raison principale qu'ils invoquent pour appuyer leur thèse. Dieu, disent-ils, est l'infini. Or
rien ne peut exister en dehors de l'infini. Donc le monde doit en faire partie intégrante :
Dieu est tout et tout est Dieu. D'où l'origine de leur nom (du grec « pan » tout, et « theos»
Dieu).
79. - 2° Réfutation. - La doctrine panthéiste qui confond Dieu avec le monde est
contredite par les principes de la raison (argument métaphysique), par le témoignage de la
conscience (argument psychologique), et elle est inadmissible à cause des conséquences
désastreuses qui en résultent pour la morale et la société {argument moral).
a) ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. - Le panthéisme va contre le principe de
contradiction qui dit qu'il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas, en même
temps, et sous le même rapport : la même ligne ne peut pas être à la fois droite et oblique.
Or le panthéisme, en faisant de Dieu et du monde la même substance, suppose que le
nécessaire et le contingent, l'infini et le fini, l'esprit et la matière, le moi et le non-moi, le
vrai et le faux, le blanc et le noir ne sont qu'une seule et même chose. Il proclame donc
l'identité des contraires : ce qui est absurde.
80. - Objection- - Le monde, disent les panthéistes, doit faire partie intégrante de l'infini,
sinon l'infini aurait des limites, ce qui est contradictoire.
Réponse. - a) Notons d'abord que le panthéisme ne supprime, en aucune façon, la
difficulté, car si les êtres particuliers et finis font partie de la divinité, s'ils sont des modes
de la substance divine, Dieu n'est plus l'Etre infini, vu que les êtres finis sont imparfaits et
contingents et dès lors ne peuvent, aussi nombreux qu'ils soient, former l'infini. - b) Mais,
par ailleurs, l'objection panthéiste repose sur une conception fausse de l'infini. Il ne faut
pas confondre infini avec totalité. L'infini n'est pas une collection infinie d'êtres, c'est la
plénitude de l'être, ce n'est pas une somme, un total, mais une perfection infinie, une
substance transcendante. Peu importent les perfections qui se trouvent dans les êtres, elles
ne diminuent en rien la perfection de l'Etre infini, de même que la science d'un maître
n'est ni augmentée ni amoindrie, au fur et à mesure que ses élèves y participent : après,
comme avant, il n'y a pas plus de science, mais seulement plus de savants.
La création, par conséquent, que les panthéistes considèrent comme impossible parce
qu'elle aurait limité l'infini, n'a rien ajouté à la perfection de Dieu. Il y a eu, en plus, des
êtres seconds, limités, imparfaits, bref, des êtres finis ; l'Etre infini est resté le même. La
coexistence de l'infini et du fini n'est donc pas contradictoire, parce que les deux ne sont
pas du même ordre.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
81 - Après avoir établi l'existence et la nature de Dieu, nous devons rechercher quelle est
son action, ou, si l'on préfère, quels sont ses rapports avec le monde. Dieu est la Cause
première de tout, nous l'avons vu en démontrant son existence. Nous devons poursuivre
plus loin et faire sur ce sujet une double enquête. Nous nous demanderons : 1° Comment
Dieu, qui est le seul Etre nécessaire, a produit le monde, s'il l'a créé, ou s'il l'a tiré de sa
substance, et 2° comment il le gouverne. D'où deux articles.
Art. I. - De la Création.
82. - 1° Erreurs sur ce point- - On ne peut expliquer l'origine du monde que de trois
manières : - a) Ou bien l'on peut dire que la matière est éternelle, nécessaire,
indépendante comme Dieu qui n'en serait alors que l'organisateur : c'est la réponse du
dualisme. - b) Ou bien le monde est une émanation de la substance divine, Dieu l'aurait
tiré de sa propre substance : c'est la réponse du panthéisme. Une forme de panthéisme,
plus à la mode de nos jours, le panthéisme évolutionniste (N° 78), dit plutôt que Dieu,
c'est le monde qui évolue. - c) Ou bien le monde a été produit de rien par la toute-
puissance de Dieu, il a été créé : c'est la réponse des théistes.
Seule, la dernière réponse est acceptable. Les deux premières constituent des erreurs. - a)
Le dualisme, qui fait de la matière un être nécessaire et indépendant, suppose par le fait
qu'il y a deux dieux. Or nous avons vu (N° 70) que, Dieu étant l'être infini, il ne saurait
exister, à côté de lui, un autre être indépendant, puisque ce dernier limiterait sa puissance
(1). - b) Le panthéisme a été également réfuté dans la leçon précédente (N° 79). La
théorie de l'émanation est, du reste, une hypothèse contradictoire. Comment expliquer
qu'une substance, qui tirerait son origine de l'infini, n'aurait plus les attributs de la
substance d'où elle émane ? Comment la substance nécessaire et infinie deviendrait-elle
contingente et finie ? II faudrait donc supposer qu'une partie de la substance divine
perdrait ses propriétés en se détachant de la substance commune : ce qui est
contradictoire dans un être immuable et simple.
C. NÉCESSITÉ. - La création est non seulement possible, mais elle est nécessaire. Nous
avons vu en effet que les systèmes, dualiste et panthéiste, étaient inadmissibles. La
création est donc la seule explication valable de l'origine du monde.
Mais si le fait de la création peut être affirmé avec certitude, le problème se complique
quand il s'agit d'en déterminer le mode. Comment le monde a-t-il été formé ? Nous
renvoyons, pour les réponses que la Foi et la Science font à cette question, à notre
Doctrine catholique (Nos 55-57).
§ 2. - ORIGINE DE LA VIE.
84. - Les êtres vivants n'ont pas toujours existé sur la terre: tous les savants sont unanimes
à le reconnaître. L’hypothèse de Laplace qui explique la formation du monde, suppose
que la terre a passé par une période d'incandescence incompatible avec la vie. Mais si la
vie n'a pas toujours existé, comment a-t-elle commencé ? I1 n'y a sur ce point que deux
hypothèses possibles : il y a eu création ou génération spontanée.
85. - 1° Création. - Selon cette hypothèse, les premiers êtres vivants ont été créés par
Dieu. Toutefois, cette création a pu se faire de deux façons. - a) Ou bien Dieu, par un acte
de sa toute-puissance, a fait apparaître les premiers êtres vivants lorsque les conditions
nécessaires à la vie furent réalisées sur la terre : il y aurait eu, dans ce cas, création
directe. - b) Ou bien Dieu a déposé, à l'origine, au sein de la matière, soit des germes, soit
des forces capables de produire les premiers organismes, au moment propice à leur
éclosion : dans ce second cas, il y aurait eu création indirecte. La supposition de germes,
créés par Dieu en même temps que la matière, est du reste peu vraisemblable, car il serait
difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, comment ces germes auraient pu résister aux
températures extrêmement élevées que la terre a connues dans sa période d'incandescence
a) Les radiobes de Burke. - En 1905, un jeune physicien anglais, J. BURKE, crut qu'il avait
réussi à produire, par le radium, des organismes tout à fait primitifs qu'il appela radiobes,
c'est-à-dire vivants par la toute-puissante vertu du radium. Voici comment il fit ses
expériences. Il prit trois ballons dans lesquels il introduisit un bouillon de culture, c'est-à-
dire un mélange de substances organiques destinées à servir au développement des
microbes. Après avoir soigneusement stérilisé ce bouillon de culture, il introduisit du
bromure de radium dans le premier ballon, du chlorure de radium dans le second et rien
dans le troisième qui devait être le ballon témoin. Après quelques jours, Burke constata
que les deux premiers ballons dans lesquels il avait mis un composé de radium,
présentaient à la surface de leur bouillon un recouvrement qui avait toutes les apparences
d'une culture de microbes, tandis que rien n'apparaissait dans le ballon témoin. Ces fruits
du radium, ou radiobes, étaient, aux yeux de Burke, les microorganismes, tels qu'ils
durent apparaître à l'origine. Mais, quelque temps après, Burke fut obligé de reconnaître
qu'il s'était trompé, qu'il avait pris pour des vivants des apparences de vivants et que ses
radiobes n'étaient que des bulles gazeuses formées par la décomposition de l'eau de la
gélatine sous l'influence du radium.
87. - Quelle que soit l'origine de la vie, elle nous apparaît actuellement sous beaucoup de
formes qui vont des plus simples aux plus compliquées. Si nous considérons les deux
grands règnes, végétal et animal, dans lesquels on classe tous les êtres vivants, nous
constatons que, depuis l'algue unicellulaire jusqu'au chêne, et depuis l'infusoire jusqu'au
mammifère, il y a de multiples variétés, de nombreuses espèces, dont les ressemblances
et les divergences sont en proportion de la distance qui les sépare. D'où viennent ces
espèces? Ont-elles été créées par Dieu, par autant d'actes créateurs qu'il y a d'espèces ?
Ont-elles, au contraire, une origine commune et sortent-elles d'un même tronc, d'un
même protoplasme qui aurait évolué peu à peu? Telles sont les deux hypothèses que
comporte l'origine des espèces. Elles s'appellent : 1° le fixisme, et 2° l’évolutionnisme.
88. - 1° Fixisme. - Dans l'hypothèse fixiste, les espèces ont été créées par Dieu, telles que
nous les voyons. Ou tout au moins, elles proviennent de germes créés directement par
Dieu, en aussi grand nombre qu'il y a d'espèces différentes, et qui auraient éclos lorsqu'ils
auraient été dans les conditions voulues. Quelle que soit, du reste, la manière dont elles
ont été créées, les espèces ont pour caractéristique d'être fixes, de ne pouvoir subir
aucune modification essentielle, et partant, d'être inaptes à produire de nouvelles espèces
par voie d'évolution. Cette hypothèse que, pour cette raison, on appelle fixisme, a eu pour
partisans la plupart des anciens apologistes, et des naturalistes de première valeur :
CUVIER, DE QUATREFAGES, FLOUKENS, AGASSIZ, FAIVRE, HÉBERT,
BLANOCHIARD, DE NADAILLAC, etc. Nous verrons plus loin les arguments qu'elle
oppose à l'évolutionnisme.
93. - Arguments des transformistes. - Que les espèces ne sont pas fixes et n'ont pas été
créées telles qu'elles sont, qu'elles ont une descendance commune, qu'elles proviennent,
sinon du même ancêtre, tout au moins d'un nombre d'ascendants très restreint, les
évolutionnistes prétendent pouvoir en faire la preuve scientifique par la double étude du
passé et du présent.
A. L'HISTOIRE DU PASSÉ est, à vrai dire, l'argument le plus décisif en faveur de leur
thèse, vu que l'un des facteurs essentiels de l'évolution des espèces, c'est le temps. D'après
les transformistes, les paléontologistes, en étudiant les fossiles retrouvés dans les couches
de la terre, ont constaté : 1) qu'il y a une grande différence entre les espèces actuelles et
les espèces anciennes, que ces dernières ont subi, dans le cours des temps, de nombreuses
modifications, attestant par là qu'elles ne sont pas fixes et n'ont pas été créées telles
qu'elles sont actuellement ; 2) que les espèces ont apparu les unes après les autres, que
leur nombre augmente au fur et à mesure qu'on remonte les terrains. Cette apparition
successive des espèces, leur nombre toujours croissant, indiquent bien qu'elles
descendent les unes des autres ; autrement il faudrait supposer que Dieu retouche sans
cesse son œuvre, changeant les espèces anciennes, leur ajoutant des traits insignifiants
pour en faire des espèces nouvelles.
B. POUR LE PRÉSENT, les évolutionnistes font appel surtout aux données de deux
sciences : l’anatomie et la biologie. - a) En anatomie, disent-ils, nous voyons qu'il y a
similitude entre les organes et les os des différentes espèces : ainsi, la patte d'un lion, celle
d'une tortue, la nageoire d'une baleine, l'aile d'une chauve-souris et le bras d'un homme
comportent les mêmes os semblablement disposés et ne différant que par leurs
dimensions relatives ; or, une telle similitude n'est-elle pas la preuve évidente d'une
descendance commune? - b) De son côté, la biologie peut, de nos jours encore, nous
montrer des êtres en voie d'évolution, de vraies créations d'espèces par la culture
Les évolutionnistes allèguent encore que deux faits sont inexplicables dans l'hypothèse
fixiste : - 1. la présence, chez un grand nombre d'animaux, d'organes rudimentaires si peu
développés qu'ils sont impropres à tout usage : tels sont, par exemple, les dents fœtales de
la baleine, les ailes de l'autruche qui ne lui servent pas à voler, les lobes des poumons
chez les serpents, etc. Dans la théorie fixiste, il faut dire que Dieu a fait œuvre inutile en
créant des tronçons d'organes. Les évolutionnistes y. voient, au contraire, une preuve de la
descendance commune : ces organes atrophiés par suite du manque d'usage, rappellent
l'ancêtre commun et sont comme sa signature ; - 2. L'histoire du développement
individuel que nous révèle l'embryologie. D'après HAECKEL et l'école transformiste,
['ontogenèse (développement de l'individu) serait la reproduction à grands traits de la
phylogénèse (développement de l'espèce) ; en d'autres termes, chaque individu répéterait
brièvement, au cours de sa formation, les phases par lesquelles a dû passer son espèce.
Les transformistes objectent aux fixistes que le passage d'un être par des formes
inférieures à son espèce, est incompréhensible dans leur hypothèse, tandis que pouf eux,
la chose paraît toute simple, l'évolution individuelle étant comme la reproduction abrégée
de l'évolution de l'espèce
94. Arguments des fixistes. -Les fixistes pensent, au contraire, que la théorie des
évolutionnistes n'a aucune base scientifique, ni dans le passé, ni dans le présent, et que
les transformations invoquées par eux n'ont jamais été assez grandes pour former des
espèces nouvelles, qu'elles n'ont abouti qu'à constituer des races parmi les espèces.
A. L'Histoire DU PASSÉ, loin d'appuyer la thèse transformiste, l'infirme. Non seulement
les paléontologistes ont été, jusqu'ici, incapables de retrouver les formes de transition, et
pour la bonne raison que ces formes n'existent pas, mais ils ont dû reconnaître que
souvent, dans les terrains géologiques, de nouvelles espèces apparaissent brusquement et
sans formes transitoires. Le savant DÉPERET a montré en systématique (science qui traite
de la classification des êtres) que les séries des mammifères fossiles se présentaient
comme des rameaux parallèles, absolument séparés les uns des autres, sans lien qui
puisse les rattacher à leur base, ce qui ne permet pas de leur attribuer un ancêtre
commun. D'autre part, les paléontologistes n'ont pas tardé à s'apercevoir que l'évolution
réelle qu'ils ont pu établir d'après les pièces qu'ils avaient recueillies, ne s'était pas
effectuée suivant la théorie transformiste, c'est-à-dire du simple au compliqué. La
fameuse sélection naturelle, invoquée par DARWIN, est contredite par les faits : plus d'une
fois, les animaux les plus faibles ont survécu, tandis que les plus forts ont disparu (ex. :
les reptiles géants des couches secondaires).
95. Conclusion. - 1. A notre époque, dans tous les pays, en France, en Belgique, en Italie,
en Allemagne, aux Etats-Unis, etc., on s'accorde à proclamer que le transformisme passe
par une crise grave et que sa prétention de vouloir expliquer la formation des espèces par
l'évolution lente et graduelle d'un seul ou d'un nombre très restreint de types, ne repose
sur aucun fondement solide.
2. Remarquons, par ailleurs, que seuls sont condamnés par l'Eglise les évolutionnistes
matérialistes, c'est-à-dire ceux qui se servent de l'évolution comme d'une machine de
guerre contre la religion, ceux qui, pour supprimer Dieu, se font fort de tout expliquer par
cette triple formule : éternité de la matière (V. N° 40), génération spontanée sans
intervention surnaturelle (N° 86), formation des espèces par les lois de l'évolution.
Il n'en est pas de même des évolutionnistes spiritualistes. Ces derniers observent, en effet,
à juste titre, que le fixisme n'est nullement un dogme de la religion catholique, et qu'on
peut être à la fois évolutionniste et créationniste. Pourvu qu'on suppose Dieu à l'origine
du monde, à l'origine de la vie et à l'origine de l'âme humaine, la formation des espèces
par suite d'un développement dont le Créateur aurait posé lés lois, n'est pas moins
glorieuse pour Dieu. Elle l'est même plus, puisque l'évolution est une merveille d'ordre et
d'harmonie, tandis que l'hypothèse de créations successives semble rabaisser le Créateur,
en le montrant sous les traits d'un artiste maladroit, qui retouche son œuvre à mesure qu'il
en aperçoit les défauts. Au surplus, nous avons vu que l'évolutionnisme en général (N°
89), que le transformisme en particulier et même la génération spontanée (N° 86) avaient
déjà des partisans parmi les Pères de l'Église et les théologiens scolastiques.
Art. II. - De la Providence.
§ 1. - LA PROVIDENCE. NOTION. EXISTENCE. MODE.
96. - 1° Notion. - La Providence (lat. providere, prévoir et pourvoir) c'est l'action par
laquelle Dieu conserve et gouverne le monde qu'il a créé, dirigeant tous les êtres à la fin
qu'il s'est proposée dans sa sagesse.
97.- 2° Existence.-A. Adversaires.-La Providence a été niée: - a) par Aristote qui n'admet
pas que l'Etre parfait puisse sans déchoir s'occuper des êtres imparfaits ; - b) par les
fatalistes (latin, fatum, destin), qui regardent le monde comme soumis à un Destin
inexorable qui aurait réglé irrévocablement la suite des événements sans laisser de place à
la liberté (voir N° 114) ; - c) par les déistes et les rationalistes qui soutiennent que le
monde, une fois créé, se conserve de lui-même par ses propres lois et indépendamment de
Dieu ; - d) par les pessimistes, qui prétendent que tout est mal dans le monde.
b) A posteriori. - L'existence de la Providence nous est révélée par l'ordre qui règne dans
le monde. - 1. Ordre physique. L'ordre et l'harmonie que nous constatons partout, nous
prouvent que la cause intelligente qui a créé et organisé le monde, continue de le
conserver et de le diriger. - 2. Ordre moral. Non seulement Dieu gouverne le monde phy-
sique, mais il règle la volonté de l'homme en lui faisant connaître la loi morale par la voix
de la conscience. - 3. Ordre social. L'histoire de l'humanité nous atteste l'action
providentielle. Malgré les passions et les égoïsmes qui font et défont les empires, les
sociétés n'en suivent pas moins une loi de progrès dans tous les domaines : progrès
matériel et économique, progrès scientifique, progrès moral. Or ce fait s'expliquerait
difficilement s'il n' y avait pas intervention d'une intelligence supérieure qui coordonne
les efforts, tire le bien du mal et poursuit la réalisation de son plan.
c) Consentement universel. - Dans tous les temps, les peuples ont cru à la Providence.
Les prières et les sacrifices, en usage dans tous les pays en sont une preuve évidente : ces
appels à la divinité, ces actes de dépendance et de soumission pour obtenir les faveurs et
écarter les maux, n'auraient pas, de sens sans la foi à un être souverain qui peut intervenir
dans la marche des événements.
a) SON OBJET. - Celui-ci comprend l'ensemble des êtres et chaque être en particulier. Il y
a donc une Providence générale qui veille à l'harmonie de l'univers et une providence
spéciale qui s'occupe de chaque être en particulier, depuis le plus grand jusqu'au plus
petit. Que l'homme soit parmi les créatures, l'objet d'une sollicitude plus vigilante, parce
qu'il est un être moral et appelé à une plus haute destinée, c'est ce qu'il serait aisé de
démontrer par l'histoire et ce qui apparaîtra quand nous étudierons la révélation
chrétienne. (Voir BOSSUET, Discours sur l’Histoire universelle.) b) SON MODE. - Quant
à la manière dont gouverne la Providence, nous pouvons dire que son action s'exerce de
double façon : par l'établissement de lois générales et par des interventions particulières. -
1. Par des lois générales : lois physiques selon lesquelles les mêmes causes secondes
amènent les mêmes effets avec cette régularité inflexible qui fait l'ordre du monde ; lois
morales qui s'adressent aux êtres doués dé liberté pour leur prescrire le bien et leur
défendre le mal. - 2. Par des interventions particulières. Si les lois générales sont le mode
ordinaire du gouvernement divin, il va de soi que Celui qui a fait les lois, peut y déroger
et y déroge quand il le juge bon. Ainsi la grâce, le miracle et la prophétie sont autant
d'interventions qui dépassent les forces et l'ordre de la nature. Elles ne sont pas pour cela
un bouleversement dans le plan providentiel : qu'il s'agisse des exceptions ou des lois, il
n'y a rien qui ne soit prévu de toute éternité. Seulement, les dérogations aux lois sont pour
Dieu une manière plus éclatante de nous révéler son action et de nous faire entendre sa
parole.
99. - On fait contre la Providence trois sortes d'objections. La première est tirée de la
nature de Dieu ; la seconde, de la difficulté de concilier le gouvernement divin avec la
liberté de l'homme ; la troisième, de l'existence du mal dans le monde.
1re Objection tirée delà nature divine. - D'après ARISTOTE, Dieu ne peut s'occuper des
créatures, parce qu'elles sont imparfaites. Le gouvernement du monde détournerait Dieu
de la contemplation de son être et de ses infinies perfections. Il ne serait plus alors
souverainement heureux : ce qui est inadmissible.
Réponse. -- Dieu n'a pas à se détourner de la contemplation de son être pour voir tous les
êtres créés : c'est à travers son essence qu'il connaît toutes choses. Du reste, le fait de
connaître une chose imparfaite et d'en prendre soin, ne constitue nullement une
imperfection
101. - 3me Objection. Existence du mal. - Voici la grande objection contre la Providence.
S'il existe du mal dans le monde, il est incompatible avec les attributs de Dieu : il s'élève
contre sa toute-puissance s'il n'a pu l'empêcher, et contre sa bonté s'il ne l'a pas voulu. Or,
dit-on, le mal existé dans le monde, et il se présente sous une triple forme : le mal
métaphysique, le mal physique et le mal moral.
2° MAL PHYSIQUE. - Tandis que le mal métaphysique est purement négatif, qu'il est le
défaut d'être ou de perfection, le mal physique a un caractère positif : il est la privation
d'un bien qui devait appartenir à la nature. Comment concilier alors le mal physique avec
la puissance et la bonté de Dieu ? Pourquoi tant de désordres dans la nature ? Pourquoi
les tremblements de terre, les inondations, les incendies? Pourquoi les catastrophes ?
Pourquoi les fléaux, la peste, la famine, la guerre? En un mot, pourquoi la douleur?
Comment justifier Dieu d'avoir refusé à la nature et à certains êtres la perfection à
laquelle il semble qu'ils avaient droit î
B. LA DOULEUR. - Au surplus, si le mal qui est dans la nature nous révolte, c'est que
nous en souffrons. Tout se ramène donc à cette unique question : pourquoi la douleur ?
Incontestablement, la douleur est un mal, mais si elle se doit tourner en bien, si elle est,
non une fin, mais un moyen, la bonté de Dieu n'est plus en défaut. Pour justifier la
Providence, il suffit donc d'établir que le bien peut sortir du mal, et partant, que le but
pour suivi par Dieu est bon.
Il convient d'abord de ne pas rendre Dieu responsable des maux qui sont le fait de
l'homme. Que d'accidents viennent de sa témérité ou de son incurie ! Que de maladies ont
leur cause dans l'inconduite des individus ! Que de familles, que de sociétés sont
malheureuses par leur faute ! Quant aux cas où la douleur ne saurait être imputée à
l'homme, elle est toujours une conséquence de sa nature et la condition d'un plus grand
bien. - a) Elle est la conséquence de sa nature. Doué de sensibilité, l'homme doit accepter
les peines aussi bien que les joies qui découlent des facultés de son âme. - b) La douleur
est surtout la condition d'un plus grand bien, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre
moral. -, 1. Dans l'ordre physique, elle est la source du progrès en stimulant l'activité et
en poussant à la recherche des remèdes qui peuvent guérir le mal. - 2. Dans l'ordre moral,
elle est l'école des plus belles vertus et un excellent moyen d'expiation. École des plus
belles vertus. La douleur est un merveilleux instrument de perfectionnement moral : elle
développe dans l'homme les plus hautes vertus : la patience, la maîtrise de soi, l'héroïsme.
Rien ne trempe les âmes comme la douleur ; rien ne leur donne cette grandeur morale,
cette énergie surhumaine, cette délicatesse, « ce je ne sais quoi d'achevé», selon le mot de
Bossuet, qui distingue les âmes qui ont connu la souffrance de celles qui ne l'ont pas
connue ou mal supportée. Le poète avait raison quand il disait :
« L'homme est un apprenti, la douleur est son maître Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas
souffert » (A. DE MUSSET). 2) Enfin la douleur est un excellent moyen d'expiation. Elle
est le creuset où l'homme pécheur purifie son âme Elle devient alors « la bonne
souffrance» qui arrache l'homme aux choses de la terre et tourne son regard vers le ciel. «
Les épreuves n'ont-elles pas pour effet de faire rentrer l'homme en lui-même, de l'attacher
à la réalité éternelle, au mépris des plaisirs? Que- d'âmes, qui se perdaient parce que tout
leur souriait ici-bas, ont été ramenées à Dieu par les déceptions, les mécomptes, les
chagrins ! Qui n'a entendu la sagesse antique nous dire que la vertu languit, si elle
n'éprouve pas de contradictions, qu'elle s'épure dans l'adversité comme l'or s'épure dans la
fournaise ? qu'on la reconnaît à sa force au milieu des épreuves, que l » plus beau
spectacle est celui du juste aux prises avec l'infortune, et se montrant supérieur à elle? ..
Si Dieu, lorsqu'il nous châtie, agit comme un père, qui retient ses enfants sous une
discipline sévère, afin de les rendre vertueux, comme un médecin qui donne un breuvage
amer pour rétablir la santé ou la fortifier, loin de se plaindre et de maudire à l'occasion
des épreuves du juste, n'y a-t-il pas lieu, au contraire, de remercier et de bénir? »
3° LE MAL MORAL - Sous ce titre nous comprendrons : - a) toutes les infractions à la loi
du devoir, et - b) secondairement toutes les injustices morales qui sont dans le monde.
Comment admettre que Dieu, qui est la sainteté même, permette le péché ? Et comment
expliquer qu'un Etre souverainement juste ait réparti les biens de ce monde d'une manière
si inégale ? Pourquoi, trop souvent, la fortune sourit-elle aux méchants tandis que les
justes connaissent les insuccès et les revers ? Pourquoi ce mal social ?
SECTION II : L'HOMME
B. CONSCIENCE. - La conscience perçoit dans notre être un principe qui, à travers les
vicissitudes de l'existence, reste toujours le même. Quelque lointain que soit mon passé,
j'en garde le souvenir ; je me rappelle ce que j'étais dans ma prime enfance, quels étaient
mes goûts, mes inclinations, mes idées. Aussi me faut-il admettre qu'il y a eu, dans la
marche de ma vie, autre chose qu'une suite plus ou moins longue de faits sans lien qui les
rattache, car, de toute évidence, un phénomène ne porte pas en soi la mémoire de ceux
qui l'ont précédé. Bien plus, je me sens responsable des fautes que j'ai commises, il y a de
nombreuses années ; cela ne se comprendrait pas si la cause qui a posé ces actes avait
changé depuis. I] faut donc conclure qu'il y a en nous un principe qui reste toujours iden-
tique, qui fait que je suis le même être, la même personne, aux différentes étapes de ma
vie; en un mot, un principe permanent, qui constitue mon identité personnelle.
Or ce principe ne peut être le corps, car il est scientifiquement démontré qu'il est soumis
au tourbillon vital, qu'il évolue et se transforme sans cesse, à tel point qu'en quelques
mois, selon certains physiologistes (FLOURENS), en un mois seulement, d'après d'autres
(MOLESCHOTT), le renouvellement est total, et qu'il y a un changement complet de toutes
les molécules qui le composent. Donc la substance identique que nous révèle la
conscience, ne doit pas être confondue avec le corps : ce principe c'est l'âme.
106. - L'homme a une âme, c'est-à-dire un principe qui est la cause des phénomènes
psychologiques qu'on ne peut expliquer par les simples forces physico-chimiques. - Mais,
dira-t-on, dans ce sens, les animaux aussi ont une âme. - La question qui se pose est donc
de savoir s'il y a entre les deux des différences essentielles, telles qu'on ne puisse
concevoir la transition de l'une à l'autre. Or deux facultés caractérisent l'âme humaine et
la séparent totalement de l'âme des bêtes : ces deux facultés sont la raison et la liberté.
A. LA RAISON. - Sous le titre de raison, il ne faut pas entendre ici l'intelligence en
général, c'est-à-dire la simple faculté de connaître. Car, à ce point d^ vue, il y a des traits
communs entre l'intelligence de l'homme et celle de l'animal. Tous deux ont des
connaissances sensibles qui embrassent des objets particuliers et déterminés ; ils ont la
mémoire des choses sensibles, la faculté de se rappeler et d'associer les sensations, les
impressions extérieures ; l'on admet même que les animaux ont la faculté imaginative. -
La raison, dont il est ici question, c'est la faculté de penser et de raisonner qui appartient
en propre à l'homme et qui met un abîme entre lui et l'animal. Par sa raison, l'homme a le
pouvoir d'abstraire, de dégager du particulier des idées générales : il aura, par exemple,
la notion du triangle en général, sans envisager tel triangle pris en particulier ; il atteint
les réalités immatérielles, comme le vrai, le bien, le beau, l'être, la substance, etc.
De cette faculté de penser, de raisonner et d'abstraire découlent des conséquences d'une
extrême importance et qui dressent une barrière entre l'homme et l'animal. Tels sont : - 1.
le langage. Sans doute, les animaux ont un langage naturel composé de signes extérieurs
par lesquels ils manifestent les impressions de leur âme, mais ce qu'ils n'ont pu et ne
pourront jamais créer, c'est le langage artificiel, conventionnel, qui sert à traduire la
pensée ; et si leur impuissance est définitive, ce n'est pas que l'organe de la parole leur
manque, - le singe a tous les organes requis, la luette y comprise, les perroquets répètent
les mots qu'on leur apprend sans les comprendre, - c'est que la pensée leur fait défaut et
que justement le langage conventionnel a pour but d'exprimer la pensée. - 2. Le jugement
et le raisonnement. L'homme a le pouvoir de comparer les idées entre elles, d'étudier
leurs rapports et de prononcer des jugements ; puis il peut rapprocher ces jugements, et
,par le raisonnement, en tirer des conclusions nouvelles. L'animal, lui, n'ayant pas la
faculté de penser, est incapable, par le fait, de juger et de raisonner. - 3. Le progrès. Grâce
au raisonnement et au langage, c'est-à-dire au pouvoir de se communiquer leurs pensées,
les hommes développent sans cesse leurs connaissances, si bien que l'humanité suit une
marche continue dans la voie du progrès et de la civilisation. L'animal a, pour le servir,
d'admirables instincts, mais il n'invente ni ne progresse. L'art merveilleux avec lequel
l'abeille construit sa ruche ne s'est pas modifié depuis le premier jour où il y a eu des
abeilles : c'est toujours la même perfection, mais, pour ainsi dire, la perfection d'une
machine, qui, de la première minute où elle marche, accomplit parfaitement sa tâche,
mais ne peut en accomplir une autre. h'instinct est donc pour l'animal une précieuse
faculté qui supplée la raison ; toutefois, il faut convenir qu'entre l'instinct et la raison il
n'y a rien de commun : l'un ne peut pas conduire à l'autre. - 4. La moralité. Grâce à sa
raison, l'homme perçoit les notions de bien et de mal, et sa conscience lui dit que les
actions bonnes lui sont commandées tandis que les mauvaises lui sont défendues.
L'animal ne fait point de semblable distinction ; s'il évite le mal, c'est par crainte du
châtiment dont il garde le souvenir. - 5. La religiosité. Si l'homme est un être religieux,
c'est que sa raison lui démontre l'existence d'un Créateur, tandis que l'animal, privé du
pouvoir de penser et de raisonner, ne peut s'élever jusqu'à Dieu. «Seule, dit BOSSUET, la
nature humaine connaît Dieu, et voilà, par ce seul mot, les animaux au-dessous d'elle
jusqu'à l'infini .»
108. - La raison et la liberté sont lés deux facultés par lesquelles l'âme humaine se
différencie de l'âme des bêtes. Nous devons faire un pas plus loin, et nous demander de
quelle nature est ce principe qui produit la pensée : il nous faut donc démontrer, avec le
spiritualisme chrétien, que l'âme humaine est une substance spirituelle, et non pas
matérielle, comme le prétendent les matérialistes.
1° Spiritualité de l'âme humaine. - A. CONCEPT. - Une substance spirituelle ou
immatérielle est une substance indépendante de la matière dans son être et ses opérations.
Une substance matérielle, au contraire, est celle qui, pour être et agir, dépend
intrinsèquement de la matière : v. g. les âmes végétatives et animales qui n'ont d'être et
d'action que par la matière et les organes auxquels elles sont liées. - L'on voit tout de suite
combien grave est cette question de la spiritualité de l'âme. Car, si l'âme de l'homme
n'était pas spirituelle, si elle dépendait du corps pour agir, elle ne pourrait pas lui
survivre.
b) En second lieu, si le cerveau est la cause de la pensée, il doit y avoir une similitude de
nature entre la cause et l'effet. Si par conséquent la cause est matérielle, l'effet doit l'être
aussi. La parole de K. VOGT retourne donc contre la thèse matérialiste. Il est bien vrai que
le foie sécrète la bile, mais précisément l'effet est matériel comme sa cause. Pour que la
comparaison fût vraie, il faudrait dès lors que le cerveau qui est matériel, composé et
multiple, produisît un effet du même ordre. Or l'intelligence est une,et simple, elle a des
idées qui n'ont rien de commun avec la matière. Elle ne peut donc procéder d'une cause
matérielle ; elle suppose une activité immatérielle, qui est l'âme.
c) Enfin, comment concilier l'identité personnelle du moi, dont nous avons parlé plus
haut (N° 104) avec les changements continuels du corps, et particulièrement, du
cerveau ? Comment l'identique pourrait-il résulter du changement 1 Et comment les
molécules nouvelles qui se sont substituées aux anciennes dans le cerveau, peuvent-elles
garder le souvenir d'événements ou d'impressions qui ont affecté les molécules dont elles
ont pris la place ?
d) II faut donc conclure, avec le spiritualisme, que le cerveau n'est pas la cause de la
pensée ; il n'en est que la condition. Il n'est pas l'organe de l'intelligence ; il est tout
simplement un instrument à son service, semblable à la harpe qui ne peut rendre de sons
que sous les doigts du harpiste. L'âme seule est la cause de la pensée ; absolument
parlant, elle n'a pas besoin d'organe, mais dans l'état actuel des choses, étant donné que
nous ne pensons pas sans images et que les images sont transmises au cerveau par les
organes des sens, le cerveau est un instrument nécessaire à l'exercice de la pensée. Il n'y
a donc pas lieu de s'étonner que les accidents, les lésions qui surviennent dans les centres
nerveux, paralysent les fonctions qu'ils ont à remplir. D'une harpe brisée le harpiste ne
sait plus tirer de sons ; il n'en reste pas moins harpiste, après comme avant.
B. QUANT AU PROCESSUS DE LA PENSÉE, rien n'empêche qu'il soit le même dans les
deux hypothèses. Que le cerveau soit cause, ou simplement condition, la manière dont il
fonctionne ne varie pas. Par le fait que l'âme se sert, du cerveau comme instrument, la
production de la pensée doit être accompagnée de phénomènes matériels qui relèvent de
la physique. Rien donc d'étonnant qu'il entre en vibration, qu'il dégage de la chaleur et
donne naissance à de nouvelles substances chimiques. L'erreur des matérialistes est de
s'arrêter là et de conclure que la pensée n'est que mouvement, parce qu'elle est liée au
mouvement.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que le cerveau seul n'explique pas la pensée,
que par conséquent, il n'en est pas la cause. Il n'en est que la condition nécessaire, au
moins dans l'état présent de la nature humaine.
Art. III. - Liberté de l'âme.
§ 1. LE LIBRE ARBITRE. NOTION. EXISTENCE.
110. - 1° Notion. - Étymologiquement, être libre (latin liber) c'est être affranchi de tout
lien. Et comme il y a des liens physiques et matériels (chaînes), et des liens moraux (lois),
il y a aussi deux sortes de libertés : la liberté physique et la liberté morale. Il est clair que
nous ne jouissons pas de ces deux libertés, toujours et d'une façon complète. Ainsi le
prisonnier qui est enchaîné, n'a pas la liberté physique ; aucun de nous n'a une liberté
morale absolue, car la loi morale la restreint dans la mesure ou elle nous impose ses
commandements. Nous n'avons donc de liberté sur ce point qu'en tout ce qui n'est pas
défendu par notre conscience.
La liberté dont il est ici question, ou plutôt le libre arbitre, c'est le pouvoir que la volonté
a de choisir entre deux alternatives, d'agir ou de ne pas agir, de se déterminer pour une
chose ou pour une autre sans qu'elle y soit contrainte par une force extérieure ou
intérieure. Tandis que la matière obéit nécessairement aux lois qui la régissent et que les
animaux suivent irrésistiblement les impulsions de leur instinct, l'homme est maître de
ses décisions et peut prendre le parti qu'il lui plaît. C'est donc la liberté qui fait de
l'homme seul un être moral, responsable, capable de mérite et de démérite. L'on peut
juger par là combien il importe de prouver l'existence du libre arbitre.
§ 2. - LE DÉTERMINISME.
112. - 1° Définition. - Par déterminisme il faut entendre tout système qui nie le libre
arbitre, et qui prétend que la volonté de l'homme est toujours déterminée à tel parti plutôt
qu'à tel autre par des influences nécessitantes.
Réfutation. - 1. Il apparaît tout de suite que le fatalisme mahométan ,en détachant les
effets des causes, en proclamant que les effets arrivent nécessairement, même en dehors
des causes qui les produisent, et qu'il n'y a pas d'intérêt à fuir le danger, s'il est écrit qu'on
doit en être victime, est un système absurde et tout à fait irrationnel. - 2. Le fatalisme
panthéistique n'est pas plus soutenable. Il ne faut pas observer longtemps le monde pour
y découvrir partout des choses qui commencent, qui se transforment et évoluent sans
cesse : c'est donc que le monde est contingent, puisque tout changement est incompatible
avec l'idée d'être nécessaire. - 3. Les difficultés soulevées par les prédestinatiens
(LUTHER, CALVIN), ont déjà été réfutées à propos de la prescience divine (N° 72). Il est
vrai que nos actes sont prévus et prédéterminés par Dieu, mais ils le sont avec leur nature,
c'est-à-dire que nos actes libres sont prévus et déterminés comme libres ; il est vrai encore
que l'homme ne peut rien sans la grâce et que la grâce est un don purement gratuit, mais
Dieu ne refuse sa grâce à personne et il appartient à la volonté de l'homme d'accepter ou
de rejeter ce secours que Dieu met à sa disposition.
Réfutation.- 1. Dire que lé déterminisme, que nous constatons dans le monde, est une
règle universelle, c'est affirmer une chose qu'on aurait bien de la peine à démontrer. De ce
que le déterminisme des lois paraît régir tous les phénomènes d'ordre physique, est-on en
droit de conclure qu'il s'applique également au monde de l'esprit? Il est d'autant moins
permis de le faire que les deux ordres de faits n'ont rien de commun entre eux et que ce
qui est vrai pour l'un, peut ne pas l'être pour l'autre. - D'autre part, est-il vrai que le libre
arbitre s'oppose à la science, c'est-à-dire à la détermination des lois ? En aucune manière.
La loi dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les mômes
circonstances. Or, que ma volonté modifie les circonstances, qu'elle fasse par exemple,
dévier un mouvement de sa direction normale, il est clair que, en dépit de mon
intervention, la loi reste la même, bien que dans la circonstance elle n'ait pas son
application et que la cause ne soit pas suivie de son effet. La science n'a donc rien à
craindre du libre arbitre et peut continuer d'établir les lois qui régissent le monde
matériel. - 2. Ce qui vient d'être dit du déterminisme des lois, vaut pour le principe de la
conservation de l'énergie. Les déterministes ne peuvent pas démontrer que ce principe,
qui s'applique aux forces de la nature, est également valable pour la volonté. Du reste, à
supposer que nos déterminations soient des transformations des forces qui sont en nous,
notre volonté n'en est pas moins libre de diriger ces forces dans un sens ou dans l'autre, et
cela suffit à constituer la liberté.
Réfutation. - II n'est pas vrai que nos déterminations soient toujours prises par le motif
qui exerce sur nous l'attrait le plus puissant. Bien souvent, au contraire, l'homme résiste à
ses tendances, préfère le sacrifice au plaisir: l'égoïste n'agit pas toujours en égoïste,
l'avare en avare... Naturellement, le motif qui entraîne notre volonté est le plus fort, mais
il s'agit de savoir si c'est le plus fort qui a été choisi ou s'il est le plus fort parce que la
volonté l'a choisi.
Conclusion. - Aucun des systèmes que nous venons d'exposer rapidement, n'infirme les
preuves de l'existence du libre arbitre. Nous pouvons donc conclure que Dieu a doté l'âme
humaine de la noble prérogative de pouvoir choisir entre le bien et le mal et d'être la
maîtresse de sa destinée. Mais, écrit Paul JANET (La Morale), « l'homme n'est vraiment
libre que lorsqu'il s'est affranchi non seulement du joug des choses extérieures, mais
encore du joug de ses passions. Tout le monde reconnaît que celui qui obéit à ses désirs
d'une manière aveugle n'est pas maître de lui-même, qu'il est l'esclave de son corps, de
ses sens, de ses désirs et de ses craintes... Dans ce sens n'est pas comprise la puissance de
faire le bien ou le mal et de choisir entre l'un, et l'autre. Au contraire, faire le mal, c'est
cesser d'être libre, et faire le bien, c'est l'être en effet. »
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
118. - Après avoir établi la nature de l'homme» l'apologiste doit en rechercher l’origine
et la destinée : deux questions, la seconde surtout, qui sont d'un intérêt capital pour la
morale et la religion. Il y a lieu également de se demander si tous les hommes
appartiennent à la même famille et sortent d'un tronc unique, et à quelle date il faut
reporter l'apparition du premier homme. D'où quatre articles : 1° Origine ; 2° Destinée de
l'homme ; 3° Unité de l'espèce humaine ; 4° Antiquité de l'homme.
119. - État de la question. - En étudiant sa nature, nous avons vu que l'homme est
composé d'une double substance : l'une, spirituelle, qui s'appelle l'âme ; l'autre,
matérielle, qui s'appelle le corps. Il en résulte que la question de l'origine de l'homme se
subdivise en deux points : 1° l’origine de l’âme ; 2° l’origine du corps.
121. - 2° Origine du corps. - A propos de l'origine du corps, la question qui se pose est
la suivante. Le corps du premier homme, considéré indépendamment de son âme, a-t-il
été créé directement par Dieu, ou est-il le fruit de l’évolution, auquel cas le corps de
l'animal se serait élevé, par étapes successives, à la forme humaine?
Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette question n'est 'pas définie par l'Église, et
que, de ce fait, une certaine latitude est laissée aux apologistes catholiques. Sans doute, il
est dit au chapitre n dp la Genèse que « Dieu forma l'homme du limon de la terre et lui
souffla dans ses narines un souffle de vie » et qu'il forma la femme d'une des côtes
d'Adam (v. 7, 21, 22). Il est vrai encore que la plupart des Pères de l'Église ont interprété
ces paroles dans le sens obvie d'une création directe de Dieu, et que, conformément à
cette opinion traditionnelle, l'Eglise réprouve comme téméraire la théorie des
évolutionnistes catholiques, selon laquelle Dieu se serait borné à prendre le corps de
l'animal le plus perfectionné et à lui infuser une âme humaine. Mais il y a une autre
doctrine évolutionniste plus mitigée, qui ne semble pas inconciliable avec l'opinion
traditionnelle de l'Eglise et avec les idées de saint AUGUSTIN (Traité sur la Genèse, l. VII,
c. XXIV) et de saint THOMAS (II-Ia q. 91, 2, ad 4) : c'est celle qui professe que Dieu, pour
créer l'homme, se serait servi d'un corps déjà organisé auquel il aurait fait un certain
nombre de retouches et ajouté quelques perfections avant d'y introduire l'âme. Le limon
dont parle la Genèse aurait donc été, dans cette hypothèse, un organisme préparé peu à
peu par un long travail d'évolution, et mis au point par une nouvelle intervention directe
de Dieu.
Cette remarque faite, voyons, en nous plaçant sur le seul terrain scientifique-, ce que
valent les arguments de la thèse matérialiste.
122.- Théorie matérialiste.-A. Ses arguments. - Pour prouver que l'homme sort de
l'animal par voie d'évolution, qu'il n'est pas un être à part, qu'il est tout simplement un
animal perfectionné, les matérialistes invoquent un triple argument : - a) l'évolution
disent-ils, est la loi générale qui gouverne le monde. Le système de LAPLACE la suppose
comme une hypothèse nécessaire pour expliquer la formation du monde physique.
L'évolution est également admise, du moins d'une manière générale, pour rendre compte
des espèces végétales et animales. Mais, s'il en est ainsi pourquoi l'homme seul ferait-il
exception et échapperait-il à la loi générale ?
b) Les ressemblances qu'il y a entre l'homme et l'animal indiquent leur parenté et leur
origine commune. En examinant l'homme, au point de vue de son organisation corporelle
(anatomie) et au point de vue de ses fonctions vitales (physiologie), les naturalistes le
rangent parmi les mammifères, dans l'ordre supérieur des Primates. Même au-dessus des
autres animaux par la perfection de ses organes et de leurs fonctions, il reste cependant
par tous ses caractères généraux l'un d'entre eux. « Dans cotte hiérarchie des êtres, dit M.
Charles RICHET, l'homme est au premier rang, mais il n'est pas hors rang. Mêmes
organes, mêmes appareils, mêmes fonctions, même naissance, même vie, même mort. »
II serait donc assez étrange, concluent les matérialistes, que Dieu aurait fait de l'homme
l'objet d'une création à part, pour le former sur le même plan et le même modèle que les
animaux.
c) Les matérialistes veulent en outre prouver la descendance animale de l'homme par
l'histoire, ou plutôt, la préhistoire. Si l'homme a pour ancêtre un animal quelconque, le
singe ou le kangourou, la paléontologie doit retrouver, parmi les fossiles, les êtres de
transition qui, conformément à la loi de l'évolution, auraient marqué le passage entre le
point de départ et le point d'arrivée. Ces formes transitoires existent-elles? A plusieurs
reprises, les matérialistes l'ont pensé. Voici, du reste, en suivant, l'ordre de leur
découverte, les principaux fossiles dans lesquels ils ont cru retrouver le précurseur de
l'homme : - 1. le crâne de Neandertal, en Prusse Rhénane (1856), le crâne de Gibraltar
(1866), les deux squelettes de Spy, en Belgique (1886) ; les fameux ossements (fragments
de crâne, fémur et quelques dents) retrouvés dans l'île de Java par le docteur DUBOIS et
baptisés par lui du nom de Pithécanthrope de Java (1895) ; dix à douze crânes et
squelettes humains, de l'abri de Krapina, en Croatie (1899) ; -2. plus récemment, la
mâchoire de Mauer, près de Heidelberg, et celle de Piltdown, en Angleterre (1907) ; les
squelettes de la chapelle-aux- Saints, en Corrèze, de Moustier, en Dordogne (1908) ; les
deux squelettes de la Ferrassie, en Dordogne, l'un d'homme, l'autre de femme (1909) ; le
crâne de la Rhodésie, dans l'Afrique du Sud (1921). Tous ces fossiles sont des
représentants des deux plus anciennes races connues : la race chelléenne et la race
moustérienne dont les types les plus caractéristiques sont, pour la première, le
Pithécanthrope de Java et le crâne de la Rhodésie, et pour la seconde, le crâne de
Neandertal et l'homme de la Chapelle-aux-Saints. Or, les fossiles paraissent, aux yeux des
transformistes, présenter les caractères réclamés par leur théorie : le crâne fuyant,
prolongé en avant par des arcades sourcilières très saillantes, extrême petitesse de l'angle
facial (V. note 4, p. 117), grand développement de la face qui se termine en museau, nez
large et profondément enfoncé, réduction ou même inexistence du menton, bref, tout un
ensemble qui rapproche de la forme pithécoïde (singe) ; d'autre part, des bras, des jambes,
des mains, des doigts qui tiennent de l'homme par leurs dimensions. Tel est, disent les
transformistes, l'être intermédiaire ; en tout cas, si ce n'est pas lui, rien ne nous empêche
de conjecturer qu'il peut avoir existé à l'époque tertiaire et que les paléontologistes l'y
retrouveront un jour.
D'ailleurs, ajoutent-ils, il n'est même pas besoin de recourir au passé pour découvrir les
échelons intermédiaires entre l'homme et l'animal. D'une part, le sauvage actuel est un
témoin vivant de ce type primitif: il lui ressemble par sa structure physique et il n'est
guère supérieur à l'animal, ni par son intelligence ni par sa moralité. D'autre part, l'enfant,
dans sa lente évolution, reproduit toutes les phases de transition qu'a dû traverser
l'intelligence humaine avant de sortir complètement de l'animalité.
Conclusion. - De ce qui précède il ressort que, dans l'état actuel de la science, les
matérialistes ne peuvent apporter aucune preuve de la descendance animale de l'homme. -
1. Au point de vue de l'âme, il y a une démarcation radicale entre l'homme et la brute ; le
passage de l'un à l'autre n'a pu se faire, car l'évolution développe bien ce qui existe déjà,
mais ne crée pas ce qui n'est pas en germe. - 2. Au point de vue du corps, l'hypothèse
évolutionniste n'est aucunement vérifiée. Tous les squelettes humains que renferment nos
musées appartiennent à la même humanité que la nôtre ; l'homme a fait son apparition sur
la terre avec tous les caractères qui le distinguent aujourd'hui et le séparent de l'animal.
Que si les recherches scientifiques démontrent un jour le contraire, l'Église sera la
première à adopter une solution qu'elle n'a jamais combattue officiellement.
127. - État de la question. - Tous les hommes qui composent l'humanité ont-ils une
descendance commune et appartiennent-ils à la même espèce? Voilà bien une question
qu'il importe de résoudre, car le monogénisme, c'est-à-dire la provenance de tous les
hommes d'un couple unique, est impliqué dans les dogmes du péché originel et de la
rédemption, qui sont à la base de la religion chrétienne. Il s'agit donc de savoir si la
science est en opposition ou s'accorde avec la foi qui, s'appuyant sur l'Écriture, affirme
que le genre humain tout entier est issu d'un seul homme, Adam, et d'une seule femme,
Eve.
Le monogénisme a été nié, au XVIIe siècle, par un gentilhomme protestant, DELÀ
PEYRÈRE, qui, se figurant que les hommes dont la Genèse rapporte la création au VIe jour
(Gen., i, 26 et suiv.), n'étaient pas les mêmes qu'Adam et Eve dont il n'est parlé qu'au
chapitre n, crut qu'il y avait eu deux créations, et partant, deux espèces : la première, les
Préadamites d'où seraient venus les Gentils, la seconde, les Adamites d'où seraient issus
les Juifs. Cette opinion qui s'appuie uniquement sur une fausse interprétation de la Bible,
et qui fut rétractée par son auteur, lorsqu'il passa au catholicisme, fut reprise par les
philosophes du XVIIe siècle, au nom de la science et de la raison. Mais depuis que DE
QUATREFAGES a accumulé, dans son ouvrage l’Espèce humaine, les faits et les preuves
qui démontrent lé monogénisme, la question est résolue dans ce sens. Nous allons, du
reste, passer rapidement en revue les arguments des polygénistes, et nous verrons
comment les monogénistes y répondent.
128. - 1° Arguments des polygénistes. - Si l'on compare les différents groupes humains
et que l'on considère les principaux caractères morphologiques qui les distinguent, tels
que la couleur de la peau, la nature des cheveux, la conformation du crâne et de la face,
l'angle facial, l'on peut partager l'humanité en trois types fondamentaux : le type blanc ou
caucasien, le type jaune ou mongolique, le type nègre ou éthiopique. - a) La race blanche
se caractérise par la couleur blanche de la peau, par les cheveux soyeux, lisses ou
bouclés», par un crâne bien développé, un front large et élevé, par des arcades
sourcilières peu saillantes, par l'ouverture des yeux horizontale, le nez droit, le menton
non fuyant et par un angle facial voisin de 90°. Cette race que nous trouvons en Europe,
au nord de l'Afrique et de l'Amérique et dans une partie du sud-ouest de l'Asie, comprend
42 % de la population totale du globe. - b) La race jaune se distingue par la couleur
jaune, les cheveux raides, le crâne brachycéphale c'est-à-dire court d'avant en arrière, la
face large, les pommettes saillantes, les yeux obliques et étroits, le nez plus large que
chez le blanc, mais non aplati, comme chez le nègre, un angle facial un peu plus petit que
chez le blanc. La race jaune qui occupe presque toute l'Asie, sauf le sud-ouest, représente
44 % de l'humanité. - c) La race nègre se caractérise par la couleur, qui va du brun foncé
jusqu'au noir le plus pur, les cheveux laineux, le crâne dolichocéphale c'est-à-dire allongé
d'avant en arrière, le front étroit et fuyant, les arcades sourcilières saillantes, les yeux
grands et noirs, le nez court et aplati, lés mâchoires prognathes (du grec pro, en avant et
gnathos, mâchoires) c'est-à-dire projetées en avant et terminées par des lèvres épaisses, ce
qui rend le menton fuyant, par un angle facial qui descend quelquefois à 70°. La race
nègre qui peuple l'Afrique, sauf le Nord, les îles africaines méridionales, Madagascar,
quelques îlots asiatiques, l'Australie et la Mélanésie, et qui se trouve disséminée en
Amérique, compte 12 % de l'espèce humaine. - L'on pourrait ajouter à ces trois types
principaux les races mixtes, comprenant des groupes aux caractères mélangés, tels que les
Peaux-rouges qui sont dispersés dans toute l'Amérique et forment 1 ou 2 % de l'humanité.
Ainsi, les polygénistes, insistant sur les différences qui caractérisent les trois types que
nous venons de passer en revue, concluent que l'humanité n'a pas une descendance
commune et se rattache à plusieurs ancêtres.
A. PREUVE INDIRECTE. - Aucun des traits qui différencient les trois types ci-dessus
mentionnés, ne peut être considéré comme constituant une divergence essentielle entre
eux, d'autant plus qu'il y a des différences plus grandes entre certaines races d'animaux
dont on ne conteste pas l'unité d'espèce.
Les polygénistes invoquent : - 1. la couleur. Or tout le monde sait que la coloration de la
peau résulte de l'influence du milieu et du régime, et qu'elle dépend de la couche de
pigment qui se trouve entre le derme et l'épiderme, couche qui s'épaissit et brunit au soleil
; - 2. la nature des cheveux. Quelle que soit leur couleur ou leur forme, leur nature est la
môme dans toutes les races ; les cheveux restent toujours des cheveux. Les variations
sont plus grandes chez certains animaux, par exemple, chez les moutons qui perdent leur
toison en Afrique pour se couvrir d'un poil court et lisse ; - 3. les différences
anatomiques, en ce qui concerne surtout là conformation du crâne et de la tête. Or il y a
pou de différence entre les races sous le rapport de la capacité crânienne : le poids moyen
du cerveau des hommes blancs dépasse un peu 1400 grammes tandis qu'il atteint à peine
1250 grammes chez les nègres ; encore faut-il ajouter que bien des cerveaux de blancs
dont l'intelligence est incontestée, comme celui de Gambetta, s'abaisse au-dessous de
celui des nègres. Combien moins grandes sont ces différences si on les compare à celles
qui existent dans certaines races animales telles que le bouledogue, le lévrier et le barbet!
La différence dans la conformation de la tête, -crâne brachycéphale (court et large) chez
les blancs; dolichocéphale (allongé d'avant en arrière) chez les nègres, l'allongement de la
face qui distingue les orthognathes des prognathes,- n'a pas davantage une valeur absolue,
car il est facile de constater qu'il existe des dolichocéphales et des prognathes dans toutes
les races. L'on pourrait encore alléguer la différence dans la taille : il y a des Patagons qui
mesurent environ deux mètres tandis que des Bochimans ont à peine un mètre ; mais
combien cet écart est moins grand que parmi certaines races d'animaux! le chien épagneul
n'a que les 2/10 de la taille du Saint-Bernard. - 4. h'angle facial varie à peine de 20°
parmi les races humaines tandis qu'il descend brusquement à 40° chez les singes.
Les polygénistes objectent encore la diversité des langues dont certaines paraissent
n'avoir aucune racine commune. S'il en était ainsi, -- et plusieurs philologues distingués
comme Max Muller le contestent, - l'on pourrait seulement en conclure que la langue
primitive unique aurait disparu sans laisser partout de traces.
B. PREUVE DIRECTE. - Les différences entre les races ne dressent pas entre elles une
barrière infranchissable. Il y a plus. Leur communauté d'origine ressort de leurs
ressemblances : - 1. Ressemblances anatomiques. « Plus on étudie, dit DE QUATREFAGES,
et plus on s'assure que chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu'au plus
petit, porte avec lui dans sa forme et dans ses proportions, un certificat d'origine
impossible à méconnaître ». - 2. 'Ressemblances physiologiques. Tant au point de vue de
la vie de l'individu que de la conservation de l'espèce, les races sont identiques et
diffèrent notablement des animaux. De plus, l'interfécondité des races est le signe le plus
évident de l'unité de l'espèce.- 3. Ressemblances psychologiques. Si nous considérons les
races, du point de vue intellectuel et moral, il y a sans contredit de notoires différences
dans leur degré de culture et de moralité, mais elles sont loin d'être irréductibles et les
distances peuvent être comblées, plus ou moins vite, par l'éducation : aussi bien ne peut-
on pas observer de pareils écarts entre individus de même race et de même pays? N'y a-t-
il pas, à Paris même, des individus à demi-sauvages à côté de gens de la plus haute
culture? Quoi qu'il en soit du degré de civilisation propre à certains individus et à
certaines races, il est bien certain que tous les hommes sont doués d'intelligence,
capables, par le fait, de penser, de raisonner, de progresser et d'inventer.
Mais, dira-t-on encore, si les hommes actuels paraissent descendre du même couple,
peut-on affirmer la môme chose des hommes qui ont appartenu aux temps
préhistoriques? « Quand on visite les collections préhistoriques, répond à cela le marquis
DE NAPAILLAC, il est impossible de se défendre d'un véritable étonnement en voyant
partout les mêmes formes, les mêmes procédés de travail, et cela chez des populations
sans communication entre elles, séparées par des océans ou par des déserts arides. »
Conclusion. - De ce qui précède nous pouvons tirer une double conclusion : - a) Si l'on se
place sur le seul terrain scientifique, l'on constate que tous les hommes sont
morphologiquement et physiologiquement semblables : leur descendance commune est
donc vraisemblable. « En a-t-il été réellement ainsi? ajoute DE QUATREFARGES. N'y a-t-il
eu, en effet, au début, pour chaque espèce animale, qu'une seule et unique paire? Ou bien
plusieurs paires entièrement semblables morphologiquement et physiologiquement, ont-
elles apparu simultanément et successivement? Ce sont là des questions de fait que la
science ne peut ni ne doit aborder, car ni l'expérience ni l'observation ne lui apportent la
moindre donnée pour les résoudre. Mais ce que la science peut affirmer, c'est que les
choses sont comme si chaque espèce (et par conséquent l'espèce humaine) avait eu pour
point de départ une paire primitive unique. » - b) La science ne fait donc pas opposition à
la doctrine de l'Église qui enseigne que tous les hommes descendent d'un seul couple,
qu'ils sont tous frères par l’origine et la nature.
130. - La foi nous enseigne, - et la science n'y contredit pas, - que l'humanité tout entière
descend d'un couple unique. Une dernière question intéresse l'apologiste : c'est celle de
savoir quand ce couple primitif fit son apparition sur la terre. Quel est sur ce point
l'enseignement de l'Église? Est-il en opposition avec les données de la science?
1° Antiquité de l'homme d'après la Foi. - Pour fixer l'âge de l'humanité, l'Église ne peut
trouver d'autres renseignements que ceux de la Bible qui raconte la création du premier
homme. Malheureusement, « la Bible, dit François LENORMANT, ne donne aucun chiffre
positif au sujet de la naissance du genre humain. Elle n'a pas, en réalité, de chronologie
pour les époques initiales de l'existence de l'homme, ni pour celle qui s'étend de la
création au déluge, ni pour celle qui va du déluge à la vocation d'Abraham. Les dates que
les commentateurs ont prétendu en tirer sont purement arbitraires et n'ont aucune autorité
dogmatique ; elles rentrent dans le domaine de l'hypothèse historique. La chronologie de
la Bible, dont on ne connaît pas le vrai texte, ne se présente à nous que profondément
corrompue... On est forcément amené à refuser tout caractère historique aux chiffres de
durée énoncés dans la Genèse, à l'occasion des patriarches antédiluviens... les nombres
sont aujourd'hui tellement incertains que l'étude vraiment scientifique on est presque
impossible. Les trois recensions du texte canonique : hébreu ou de la Vulgate, des
Septante, Samaritain, offrent entre elles des divergences énormes ; et saint Augustin
n'hésitait pas à reconnaître, comme le fait aujourd'hui la critique, les traces de
remaniements artificiels et systématiques.»
Ainsi, notons ces deux points importants : - a) La Bible ne fournit aucun chiffre sur la
date d'apparition du premier homme ; - b) on ne connaît pas le texte original de la Bible,
et les dates données pour la vie des patriarches antédiluviens varient avec les différentes
versions : il y a donc eu de la part des copistes altération des chiffres. Pour ce double
motif les calculs des exégètes qui ont voulu établir l'âge de l'humanité, présentent de
grands écarts, si bien que la création du premier homme remonterait, selon les uns, à
3.500 ans environ avant Jésus-Christ, à 7.000 ans, selon les autres.
Mais en admettant même que le texte original de la Bible fût connu, il resterait à
démontrer que l'autour inspiré entendait nous donner une chronologie authentique et une
histoire complète du peuple hébreu. Il apparaît, au contraire, que son but essentiel était
d'inculquer aux Juifs des vérités morales et religieuses. Qu'il existe des lacunes dans les
arbres généalogiques des premiers patriarches, la chose paraît vraisemblable, évidente
même, si l'on prend soin de remarquer que les écrivains sacrés comme tous les Orientaux,
se laissèrent guider généralement dans leurs chronologies par une raison
mnémotechnique. Il ne faut pas oublier en effet que les Livres sacrés étaient destinés à
être appris par cœur. Alors pour faciliter le travail de la mémoire, leurs autours
n'hésitaient pas, dans les listes généalogiques, à supprimer des intermédiaires et à grouper
les noms dans des nombres plus commodes à retenir. C'est pour cette raison sans doute
que les patriarches d'avant et d'après le déluge, sont partagés en deux groupes de dix. L'on
peut trouver, d'ailleurs, des exemples analogues, dans des livres où les omissions sont
faciles à contrôler : telle, par exemple, la généalogie de Jésus par saint Matthieu, où trois
noms d'ancêtres les plus connus, Ochozias, Joas et Amazias, sont passés sous silence,
sans doute parce que l'Évangéliste voulait diviser sa liste en trois groupes symétriques de
quelques noms chacun.
Il faut donc conclure que la Bible ne fixe aucune date pour l'apparition du premier
homme. Mais, objectent les adversaires mal intentionnés ou mal informés, comme
Gabriel DE MORTILLET, est-ce que BOSSUET lui-même dans son Discours sur l'Histoire
universelle n'a pas fait remonter la création du monde à 4.000 ans avant Jésus-Christ, date
que certains catéchismes ont répétée et répètent encore? Sans doute, mais ni Bossuet, ni
les catéchismes n'ont jamais émis la prétention de donner cette chronologie comme un
enseignement officiel de l'Église. Et la preuve en est bien que ceux qui font profession
d'exégèse ne se croient nullement liés par une date quelconque, et que l'un des plus
illustres d'entre eux, LE HIE, a pu écrire les paroles suivantes que nous adoptons comme
conclusion. « La chronologie biblique flotte indécise ; c'est aux sciences humaines qu'il
appartient de trouver la date de la création de notre espèce. »
Conclusion. - Ainsi, comme on peut le voir, d'une part, la Foi ne peut être en
contradiction avec la Science, vu qu'elle ne fixe aucun chiffre ; d'autre part, la Science
manque encore de données suffisantes pour résoudre un problème qui doit rester bien son
domaine.
BIBLIOGRAPHIE. - L'Ami du Clergé, 1er mars 1923 (N° 9). - Mgr FARGES, Le
Cerveau, l'Ame et les Facultés (Berche et Tralin). - P. JANET, Le Matérialisme
contemporain. - Mgr DUILHÉ DE SAINT-PROJET, Apologie scientifique de la Foi. -
GUIBERT, Le conflit des croyances religieuses et les sciences de la nature ; Les Origines.
- POULIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). - Dans le Dictionnaire ap. de la Foi ; DARIO,
Art. Matérialisme ; COCONNIER, Art. Ame Dr SURBLED, Art. Cérébrologie ; P. DE
MONNYNCK., Art. Déterminisme ; abbés BREUIL et BOUYSSONIE, Art. L'Homme
préhistorique d'après les documents paléontologiques ; GUILBERT, Unité de l'Espèce
humaine. - DAUMOIJT, Le problème de l'évolution de l'homme (Se. et Foi). - DE
NADAILLAC, L'homme et le singe (Bloud), Le problème de la vie (Masson). - DE
QUATREFAGES, L'Espèce humaine (Alcan). - DE LAPPARENT, L'ancienneté de l'homme et
les silex taillés (Bloud). - M. BOULE, Les Hommes fossiles, Éléments de Paléontologie
humaine. Voir sur ce livre le compte rendu des Études (5-20 mars 1921) et la Chronique
de Préhistoire dans la Rev. d'Ap. (1er et l5 avrill921).-VIALLETON, L'Origine des êtres
vivants, L'Illusion transformiste, Paris, 1929.
DÉVELOPPEMENT
132. - Les Rapports entre Dieu et l'homme. - Entre Dieu, créateur et Providence, et
l'homme doté d'une âme raisonnable, libre et immortelle, il importe de savoir quels sont
les rapports. Que le lien de dépendance qui rattache la créature à son créateur, impose à
l'homme des devoirs envers Dieu, cela va de soi. Ce qui est certain encore, c'est qu'à
l'aide de sa raison seule, l'homme peut déterminer, plus ou moins bien sans doute,
l'ensemble de ses obligations qui constituent ce qu'on appelle la religion.
Mais la raison ne saurait aller plus loin. Ce qu'elle ne peut pas dire a priori c'est si les
rapports qui doivent exister en droit, sont ceux qui existent en fait. Car les relations, qui
se forment entre deux personnes, ne dépendent pas, toujours et uniquement, de l'ordre
naturel des choses, mais encore et surtout, de leur libre volonté. Or, sur ce point, seule,
l'histoire peut nous renseigner. C'est donc elle qu'il faut consulter pour apprendre si, en
dehors du lien naturel qui unit la créature à son créateur, il a plu à Dieu d'établir d'autres
rapports avec l'humanité, s'il n'a pas élevé l'homme à une destinée plus haute que celle à
laquelle il avait droit, et conséquemment, s'il ne lui a pas imposé des devoirs nouveaux.
Si cette dernière hypothèse est la vraie, comment pouvons-nous en acquérir la certitude 1!
A supposer que Dieu soit intervenu dans la marche de l'humanité, qu'il soit entré en
communication avec elle, nous ne pouvons pas refuser créance à sa parole, mais à une
condition toutefois» c'est que son intervention soit entourée de signes qui ne laissent
aucun doute dans notre esprit.
134. - Si nous considérons la religion au point de vue général, nous pouvons nous
demander : 1° quel concept nous devons nous en faire ; 2° quelle en est la nécessité ; et
3° quelle en est l’origine.
138. - 3° Objection. - II n'est pas vrai, nous objecte-t-on, que toutes les religions
comprennent les trois éléments que nous venons de signaler comme formant l'essence de
la religion en général. Il est possible de découvrir partout une sorte de culte, si l'on
appelle de ce nom les innombrables pratiques de superstition et de magie. Mais il n'en va
pas de même des croyances et des préceptes. - a) Pour ce qui concerne d'abord les
croyances, il y a des religions qui n'admettent aucune divinité. Telle est par exemple la
religion des sauvages dont les seuls éléments, sont, d'après M. Salomon REINACH
(Orpheus), l'animisme, la magie, les tabous et le totémisme. - b) Quant à la morale, elle
n'a, d'après TYLOR, « aucun rapport avec la religion ou n'a tout au plus que des rapports
rudimentaires. » Et les principaux facteurs du développement de la morale auraient été,
selon G. LE BON, l'utilité, l'opinion, le milieu, les sentiments affectifs, l'hérédité, mais
non la religion.
Est-il vrai que la Religion des Primitifs consiste uniquement dans quelques croyances et
pratiques superstitieuses dont nous venons de signaler brièvement les principales ? Sans
doute, « il y a, dit Mgr LE ROY, du Fétichisme chez les Noirs, mais il y a autre chose : le
Fétichisme n'est pas tout leur culte, et encore moins toute leur Religion... Quand on a
longtemps vécu avec nos Primitifs... on arrive bientôt à cette constatation que, derrière ce
qu'on appelle leur Naturisme, leur Animisme, leur Fétichisme, surgit partout, réelle et
vivante, quoique souvent plus ou moins voilée, la notion d'un Dieu supérieur - supérieur
aux hommes, aux mânes, aux esprits et à toutes les forces de la Nature. Les autres
croyances, en fait, sont variables comme les cérémonies qui s'y rattachent ; celle-ci est
universelle et fondamentale ». La Religion des Primitifs n'est donc pas, comme on l'a
prétendu, un Fétichisme pur et simple. Là, comme ailleurs, il importe de distinguer ce qui
constitue les vrais éléments de la Religion, de ceux qui n'en sont que la contrefaçon.
B. MORALE. - Quant au second élément de toute religion, la Morale, peut-on dire que la
connaissance de Dieu soit sans influence sur la vie du Primitif ?... Nous ne pouvons
mieux faire que d'emprunter la réponse à M. S. REINACH lui-même. « L'humanité, écrit-il,
croit d'instinct qu'il existe une relation intime entre la morale et la religion, malgré les
philosophes qui voudraient constituer la morale comme une simple création de la raison...
Une restriction (morale) rentre dans la classe des tabous dont les prohibitions ayant un
caractère de moralité permanente, ne sont qu'un cas particulier. Or un trait caractéristique
des anciennes législations religieuses... c'est de ne pas distinguer nettement les
interdictions morales des autres qui sont de nature superstitieuse ou rituelle. »
Conclusion. - Pour les préceptes, comme pour les croyances, il faut donc savoir faire la
distinction entre les défenses de nature religieuse et celles de nature superstitieuse. Mais
il reste incontestable que les Religions, même les plus rudimentaires comme celle des
Primitifs, comportent une croyance à un être supérieur et des obligations qui découlent
de cette connaissance.
§ 2. NÉCESSITÉ DE LA RELIGION.
1° Adversaires. - Cette nécessité est niée : - a) par les athées. Que la religion n'ait pas sa
raison d'être pour ceux qui n'admettent pas l'existence de Dieu, comme les athées, ni
même pour ceux qui le déclarent inconnaissable, comme les positivistes et les
agnostiques, c'est là une conséquence toute naturelle ; - b) par les indifférentistes qui,
sans être athées, pensent que Dieu n'a que faire de nos hommages ; - c) par certains
déistes, qui ne croient pas à l'utilité de la prière ou qui estiment que Dieu doit être adoré
en esprit et en vérité, et non par un culte extérieur et public.
140. - 2° Thèse. - Il y a obligation morale pour tout homme de professer la religion, c'est-
à-dire de reconnaître Dieu comme son Seigneur et Maître et de lui rendre un culte. Cette
proposition s'appuie sur trois arguments : un argument métaphysique, un argument
psychologique et un argument historique.
B. ARGUMENT HISTORIQUE. Quels que soient les services que la philosophie puisse
rendre dans la recherche de l'origine de la religion, il est clair que la question est, avant
tout, historique. Les rationalistes, d'ailleurs, ne l'ont pas compris autrement, et ils ont
demandé à l'histoire des preuves que celle-ci était bien incapable de leur donner. Ils ont
donc prétendu que l'animisme (voir Î7° 138) faisait le fond des religions des peuples les
plus anciens, des Sumir et des Acead, races primitives de la Chaldée, des Égyptiens et des
Chinois, et que c'est de cette forme primitive, de cette simple croyance aux esprits
invisibles et aux génies que seraient sorties les formes les plus parfaites et les religions
les plus élevées.
143. - II. Hypothèse catholique. - Nous appelons de ce nom l'hypothèse des historiens
des religions qui, sans s'appuyer Sur le dogme catholique prétendent que, du seul point de
vue historique, il est tout aussi admissible et même plus vraisemblable, d'attribuer l’
origine de la religion à une révélation primitive et de croire que la première forme
religieuse fut le monothéisme. L'hypothèse catholique s’appuie sur un double argument :
un argument négatif et un argument positif.
Conclusion. - Comme on le voit, l'hypothèse catholique est une interprétation des faits
aussi simple et aussi logique que l'hypothèse rationaliste. Du seul point de vue historique,
rien ne nous empêche donc d'admettre : - 1. que la religion a son origine dans un
enseignement primordial donné par le Créateur à sa créature, enseignement qui trouva
dans les aspirations religieuses de l'homme un terrain tout préparé ; et - 2. que peu à peu,
au contact des passions humaines, cette religion spiritualiste est allée se dégradant, et a
pris les formes les plus grossières, sauf chez un peuple (peuple juif), qui est resté
monothéiste et a gardé seul le dépôt de la tradition primitive.
144. - 1° Notion. - Étymologiquement, révéler (lat. revelare} signifie écarter le voile qui
recouvre un objet et nous empêche de le voir.
a) Dans le sens général du mot, la révélation c'est la manifestation d'une chose cachée ou
inconnue. Elle est humaine ou divine, selon que la chose est révélée par l'homme ou par
Dieu. - b) Dans le sens spécial et théologique, la révélation c'est la manifestation, faite
par Dieu, de vérités ou de devoirs que l'homme ne connaît pas. La révélation est donc
toujours un fait surnaturel, vu qu'elle implique l'intervention de Dieu. Mais elle peut l'être
de double façon, soit quant à la substance, soit quant au mode : - 1. Quant à la substance,
si la vérité révélée (mystères) dépasse les forées dé la raison : c'est alors la révélation
proprement dite. - 2. Quant au mode, si la vérité révélée est une vérité naturelle et que la
raison peut, à la rigueur, la découvrir (existence de Dieu) : c'est, dans ce cas, la révélation
improprement dite.
146 - 2° Espèces. - A. Selon la MANIÈRE dont elle est faite, la révélation est immédiate
ou médiate : - a) immédiate, lorsqu'elle vient directement de Dieu lui-même ; - b)
médiate, lorsqu'elle est portée à notre connaissance par l'intermédiaire d'un autre homme,
comme par exemple, la révélation qui nous a été transmise par les Apôtres.
La révélation immédiate se subdivise elle-même en : - 1. révélation interne, si Dieu
manifeste la vérité sans l'accompagner de signes visibles et par une simple action directe
sur les facultés de l'âme ; et - 2. révélation externe, lorsque la lumière qui se fait dans
l'âme est accompagnée de signes sensibles.
B. Selon le BUT qu'elle poursuit, la révélation est : - a) privée, lorsqu'elle s'adresse à une
ou plusieurs personnes particulières ; - b) publique, si elle s'adresse à une collectivité (ex :
révélation mosaïque pour le peuple juif) ou à tout le genre humain (révélation
chrétienne).
§ 2. - POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION.
147. - La révélation, entendue dans le sens d'une communication, faite par Dieu, soit de
vérités inaccessibles ou non à la raison, soit de préceptes qui obligent la conscience
humaine, est-elle possible ?
§ 3. - NÉCESSITÉ DE LA RÉVÉLATION.
150. - La révélation est possible ; bien plus, elle convient ; faut-il aller plus loin et dire
qu'elle est nécessaire?
1° Ce qu'il faut entendre par nécessité. - D'une manière générale, on dit qu'une chose
est nécessaire, quand elle est le seul moyen d'atteindre la fin que l'on poursuit. Or le
moyen est : - a) physiquement nécessaire lorsque aucun autre ne peut le suppléer ; - b)
moralement nécessaire, lorsque, sans lui, la fin ne saurait être atteinte qu'avec beaucoup
de peine ou imparfaitement.
A. ARGUMENT HISTORIQUE. - L'histoire nous montre que tous les peuples, même les
plus civilisés, comme les Grecs et les Romains, tombèrent dans les plus graves erreurs sur
la religion. Nous voyons par leurs mythologies, que, non seulement ils étaient
polythéistes idolâtres, mais qu'ils concevaient leurs dieux à leur image : vicieux et
criminels comme eux, afin de trouver un encouragement ou une excuse à leurs pires
excès, car il est tout à fait logique que d'une notion fausse de la divinité découlent les
conséquences les plus fâcheuses pour la morale. Le culte lui-même ne fut-il pas chez eux
un prétexte à la débauche ? Qui n'a entendu parler, par exemple, des bacchanales, des
lupercales et des saturnales, de ces fêtes en l'honneur des dieux où le désordre et la
licence se donnaient libre cours ?
Mais, dira-t-on, les philosophes illustres de l'antiquité, les Socrate, les Platon, les Aristote,
les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle ne pouvaient-ils pas instruire le peuple ? - Sans
compter qu'ils avaient pour lui le mépris le plus profond, témoin ce vers du poète latin :
« Odi profanum vulgus et arceo » (HORACE, l. III, Ode 1.)
ils auraient dû auparavant se mettre eux-mêmes d'accord sur les questions les plus vitales
de la religion : sur la nature de Dieu et du monde, sur l'origine et la destinée de l'âme
humaine, etc.
Dira-t-on encore que ce que le passé n'a pu faire, les philosophes modernes l'ont réalisé,
et que, s'il se rencontre parmi ces derniers un certain nombre de matérialistes, de
positivistes ou d'agnostiques, il y a eu aussi des spiritualistes comme J. SIMON, qui, sans
autre secours que la raison, ont pu tracer tous les devoirs de la religion naturelle? Sans
doute, mais à supposer que les philosophes en question n'aient subi aucunement
l'influence de la révélation chrétienne, - ce qui serait difficile à prouver, car les traces du
contraire apparaissent avec évidence dans le livre de J. SIMON (La Religion naturelle), où
l'auteur promet par exemple la vision béatifique à ses adeptes, - à supposer donc que la
raison soit assez puissante pour établir les grandes lignes de la religion naturelle, cela
démontrerait justement les deux points de notre thèse : à savoir que la raison, considérée
individuellement, n'est pas radicalement impuissante, mais qu'elle l'est si on l'envisage
dans l'ensemble du genre humain.
Conclusion. -De cette insuffisance de la raison humaine, nous pouvons donc déjà
présumer l'existence de la révélation, ou tout au moins, d'un secoure spécial. Car nous
avons peine à croire que la Providence ait pu nous faire défaut dans des choses aussi
nécessaires, et nous ne comprendrions pas que là bonté ot la sagesse de Dieu n'aient pas
répondu aux besoins de notre nature.
Cette obligation a été niée : - a) par les rationalistes qui pensent que la raison suffit à
établir la religion naturelle ; - b) par les indifférentistes qui affirment que toutes les
religions sont bonnes ; et - c) par les modernistes qui, plaçant la révélation et la religion
dans la conscience que nous avons de nos rapports avec Dieu, en font une affaire
individuelle : ce qui signifie en d'autres termes que toutes les religions sont vraies, dans la
mesure où nous en faisons l'expérience.
Malgré les prétentions des rationalistes, des indifférentistes et des modernistes,
l’obligation s'impose pour nous de rechercher et d'embrasser la vraie religion. Si Dieu
nous offre un don, nous ne sommes pas libres de l'accepter ou de le refuser. Nous
l'admettons bien lorsqu'il s'agit de la vie du corps. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour la
vie surnaturelle de l'âme, s'il est établi que Dieu a daigné nous combler de ce nouveau
bienfait?
Il ne faut pas prétexter davantage que toutes les religions sont bonnes et que Dieu est
indifférent à la manière dont on l'honore. Cela ne peut pas être, car il est inadmissible que
Dieu mette sur le même pied le vrai et le faux, le juste et l'injuste. Il importe donc de
rechercher quelle est la vraie religion, mais l'enquête ne se peut mener à bien que si l'on
dépose auparavant tout préjugé, toute idée préconçue, et si l'on va à la lumière de toute
son âme.
154. - Nous avons vu dans le chapitre précédent que la révélation est moralement
nécessaire pour constituer la religion naturelle, et absolument nécessaire dans l'hypothèse
d'une religion surnaturelle. Mais si la révélation existe, comment pouvons-nous le
savoir ? Par l'histoire sans doute. Il nous faut cependant des signes auxquels nous
puissions la reconnaître. Il va de soi, en effet, qu'avant de croire à la parole de Dieu, il
faut être sûr que Dieu a réellement parlé. L'assentiment de foi n'est raisonnable que s'il
s'appuie sur des motifs moralement certains, disons plus, sur des motifs d'autant plus
certains et plus forts que la vérité révélée est plus obscure, et ne porte pas en soi une
évidence intrinsèque (mystères). Nous allons traiter de ces signes ou critères en général,
et en particulier, du miracle et de la prophétie. Ce chapitre comprendra donc trois
articles : 1° Des critères en général ; 2° Du miracle ; 3° De la prophétie.
155. - 1° Définition. -Les critères (grec « critêrion » qui sert à juger) sont les signes qui
permettent de discerner la vraie révélation de celles qui sont fausses.
§ 1. - NATURE DU MIRACLE.
A. DANS UN SENS LARGE, le miracle est un phénomène dont la cause est un agent
surhumain, un phénomène insolite qui semble l'effet d'êtres intelligents autres que
l'homme. Si l'agent surhumain n'est pas Dieu, mais simplement une créature supérieure à
l'homme, ange ou démon, c'est le miracle improprement dit. Ces sortes de miracles
s'appellent plutôt prodiges ou prestiges.
B. AU SENS STRICT, le miracle est un fait sensible et extraordinaire produit par Dieu,
autrement dit, un effet qui ne peut avoir pour cause aucune nature créée. Seuls ces faits,
ou effets, constituent le miracle proprement dit.
§ 2. - POSSIBILITÉ DU MIRACLE.
§ 3. - CONSTATATION DU MIRACLE.
Le miracle est possible. Mais s'il existe, comment le constater? En d'autres termes,
comment discerner le caractère miraculeux d'un fait t
A. Cas du fait actuel. - Que faut-il pour qu'un témoin oculaire qui rapporte un fait de
caractère miraculeux soit digne de foi? Deux choses : qu'il soit bien informé et sincère,
autrement dit, qu'il ait la compétence voulue pour être à même de constater le miracle, et
la probité, pour raconter les faits tels qu'il les a vus et ne pas en dénaturer le caractère.
1. Pour l'existence du fait sensible, la question ne fait pas de doute. Bien que le miracle
soit en dehors des lois de la nature, il reste un fait comme tous les autres faits : tombant
sous les sens, il est donc observable. Tout le monde peut constater la guérison d'un
aveugle-né : il suffit de savoir que l'individu en question était aveugle de naissance et
qu'il a recouvré la vue ; de même, pour la résurrection d'un mort, il suffit de constater
deux moments différents : l'état de vie qui succède à l'état de mort. - 2. Peut-on connaître
également si le fait est de caractère surnaturel ? Certainement oui. Et la chose est même
facile dans un bon nombre de cas. Il suffit de constater qu'il n'y a pas de proportion entre
les moyens employés et les effets produits, si bien que les effets ne sont attribuables qu'à
une cause surnaturelle. Il est évident, par exemple, - et personne ne pourrait le contester, -
qu'un homme qui est mort depuis quatre jours, ne revient pas à la vie, sur l'injonction d'un
autre homme, ce dernier fût-il le médecin le plus réputé du monde ; un peu de poussière
humectée de salive n'est pas un moyen suffisant à rendre la vue. Si par conséquent de
semblables faits sont constatés, ils dépassent sans nul doute les forces de la nature. Il n'y a
donc lieu de requérir l'attestation de spécialistes, que pour les cas pathologiques dont le
diagnostic exige des connaissances spéciales. - 3. Constater la causalité divine- constitue
une difficulté plus grande. La chose n'est pourtant pas impossible, car il y a des signes qui
distinguent les œuvres de Dieu de celles des démons. Ces signes sont : - 1) la nature et
l'éclat de l'œuvre. Les démons n'ont pas une puissance illimitée : ils ne peuvent pas, par
exemple, ressusciter un mort, car ressusciter c'est, en réalité, créer, et le pouvoir de créer
n'appartient qu'à Dieu ; - 2) les caractères moraux de l'œuvre. Toute œuvre divine étant
nécessairement morale et bonne, il faut donc considérer les circonstances dans lesquelles
s'accomplit le miracle. Circonstance de personne. Le thaumaturge ne peut être
l'intermédiaire choisi par Dieu que s'il est vertueux et de bonnes mœurs. Circonstance de
mode. Si les moyens employés pour l'accomplissement du miracle ne sont ni honnêtes ni
décents, ils décèlent une origine qui n'est certainement pas divine. Le but de l'œuvre.
L'action de Dieu ne peut poursuivre d'autre but que la bienfaisance ou l'enseignement
d'une doctrine. Si les miracles sont faits en confirmation d'une doctrine révélée, c'est la
valeur de celle-ci qui nous permet de juger de la valeur de ceux-là. Si la doctrine est
certainement fausse et contraire à Dieu, Dieu ne saurait la confirmer par de vrais
miracles. « Les miracles, dit PASCAL, discernent la doctrine et la doctrine discerne les
miracles.» b) LA PROBITÉ. - A la compétence le témoin doit joindre la probité pour que
son témoignage soit recevable. Mais comment savoir qu'un témoin est sincère ? Nous
n'avons d'autre moyen d'en juger qu'en recherchant son état d'âme, ses tendances
naturelles et ses dispositions, et en nous demandant si son témoignage a pu être inspiré
parla passion ou par l'intérêt. Il est clair encore que, plus le témoin est crédule,
impressionnable, exalté, amoureux de l'extraordinaire, moins de créance nous devons lui
accorder. Au contraire, s'il est défavorable au merveilleux, s'il a des préjugés contre lui,
s'il est sceptique, à plus forte raison, s'il est athée, plus son témoignage aura de force.
Ajoutons enfin que la valeur d'un témoignage s'accroît avec le nombre de témoins
compétents et probes.
167. - Objection. - 1. Les rationalistes et les positivistes objectent que le miracle est
scientifiquement indémontrable, car, disent-ils, la seconde condition requise pour la
constatation du miracle, ne pourrait être remplie que si l'on connaissait préalablement
toutes les forces de ta nature. « Puisqu'un miracle, écrit Jean-Jacques ROUSSEAU, est une
exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connaître ces lois, et pour en juger
sûrement, il faut les connaître toutes.» - 2. R ENAN et CHARCOT sont moins exigeants : ils
se contenteraient, si Dieu voulait bien accomplir ses miracles « devant une commission
composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la
critique historique.»
Réponse. - 1. Le miracle, assure-t-on, n'est pas scientifiquement démontrable. Entendons-
nous. Si l'on veut dire par là que la science est incapable de prouver le caractère
miraculeux d'un fait, nous n'avons garde de le contester. On ne le lui demande pas, du
reste. Car n'oublions pas que la constatation du miracle se passe sur le triple domaine de
l'histoire, de la science et de la philosophie. L'histoire doit démontrer l'existence du fait,
en montrant que les témoins sont dignes de foi. La science doit déclarer ensuite si le fait
est conforme ou non aux lois de la nature, et son rôle se borne là. C'est alors à la
philosophie et à elle seule, qu'il revient de dire si le fait est explicable par une autre cause
que Dieu. Or, pour cela, il n'est nullement nécessaire de connaître toutes les forces de la
nature. Il suffit, comme nous l'avons dit plus haut (N° 166), que l'on soit certain qu'il n'y a
pas proportion entre la cause et l'effet.
2. Quant à la prétention émise par RENAN et CHARCOT, que Dieu ait à opérer ses prodiges
« devant une commission de savants », c'est une amusante plaisanterie. Prennent-ils donc
les miracles pour des tours de force destinés à amuser le public ou à provoquer les
recherches des savants ? Les miracles ne sont pas cela. Ils viennent à leur heure ; et quand
Dieu juge à propos de manifester sa puissance ou de faire entendre sa parole, il choisit les
témoins qu'il lui plaît, les humbles et les ignorants tout aussi bien que les superbes et les
savants. Le témoignage des non-professionnels a la même valeur que celui des
professionnels, puisqu'il ne s;'agit, dans la plupart des cas, que d'avoir les organes des
sens en bon état, de constater les faits tels qu'ils sont et de les rapporter tels qu'ils se sont
passés. Au surplus, si les commissions scientifiques tiennent à être témoins de miracles,
au lieu de sommer Dieu de comparaître devant elles et d'accomplir ses merveilles en leur
présence, pourquoi ne vont-elles pas là où ces merveilles ont lieu, à Lourdes, par exemple
?
169. - B. Cas du fait ancien rapporté par l'histoire. - S'il s'agit d'un fait de date
ancienne, avant de procéder à la critique du témoignage, il faut commencer par la critique
du document qui le contient. Donc deux points à établir.
a) CRITIQUE DU DOCUMENT. - Pour juger de la valeur d'un document écrit, - car c'est
celui-ci qui nous intéresse surtout, - il faut d'abord s'assurer si nous le possédons dans son
intégrité ; il faut ensuite en rechercher l'auteur, la date de composition, les sources ; enfin,
dernier travail, il faut l'interpréter en essayant de pénétrer la pensée intime de l'auteur, le
but qu'il poursuit, les raisons qui ont pu déterminer sa manière de voir. Toutes ces
questions, nous aurons à nous les poser lorsque nous étudierons les Livres Sacrés qui
contiennent le dépôt de la Révélation.
170. - Objections. - Nos adversaires rejettent le miracle rapporté par l'histoire pour
différents motifs. - a) Les uns, comme MM. SEIGNOBOS et LANGLOIS, et les positivistes,
en général, écartent le miracle historique parce qu'il est en contradiction avec les lois
scientifiques. - Réponse. - Que cette assertion soit fausse, cela ressort des preuves qui
démontrent la possibilité du miracle (voir N°8163 et 164).
b) D'autres (STUART MILL, HUME) sont d'avis qu'il faut toujours, dans l'interprétation des
faits, chercher les explications les plus simples et les plus vraisemblables, ou, en d'autres
termes, celles qui ne recourent pas à l'intervention du surnaturel. - Réponse. - Cette
opinion n'est pas plus admissible que la précédente. Dans un tel système, en effet, il
faudrait retrancher de l'histoire tous les faits qui sont rares, singuliers, anormaux, tout ce
qui n'a pas encore été vu. L'application d'une pareille théorie conduirait fatalement aux
résultats les plus regrettables : c'est ainsi qu'il est arrivé d'ailleurs que des faits exclus
jadis de l'histoire (aérolithes, stigmates) parce que, apparemment invraisemblables, ont dû
par la suite être reconnus authentiques.
c) D'autres encore disent, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que « le miracle qui n'est connu
que par le témoignage humain ne saurait garantir avec certitude une révélation ». -
Réponse. C'est là rejeter l'histoire, qui n'a d'autre fondement que l’autorité du
témoignage. S'il n'y avait de sûr que ce que l'on peut expérimenter soi-même, non
seulement il n'y aurait plus de certitude historique, mais la somme de nos connaissances
serait bien restreinte puisque la plupart des choses que nous savons, nous les tenons du
témoignage d'autrui.
d) A la suite de Jean-Jacques ROUSSEAU, RENAN et LOISY font remarquer que jadis
l'humanité voyait le miracle partout. Mais, avec les progrès de la critique, le merveilleux
a perdu du terrain, et il est, selon eux, appelé à disparaître. Des causes naturelles ont déjà
expliqué beaucoup de phénomènes regardés autrefois comme des miracles et rien
n'empêche de croire qu'un jour on pourra expliquer de la même manière tout ce qui est
resté jusqu'ici inconnu. - Réponse. Cette objection est à peu près identique à celle que
nous avons déjà exposée (N°167). Ce qui la différencie, c'est qu'au lieu de se placer
uniquement sur le terrain scientifique, elle invoque les erreurs historiques. Il est vrai
qu'autrefois, beaucoup de forces de la nature étant inconnues, bien des phénomènes
passèrent pour merveilleux, qui ne l'étaient pas. A ce point de vue, il est juste de dire que
la science, en découvrant certaines lois ignorées, a fait reculer le domaine du merveilleux.
Mais il est bon cependant de ne pas exagérer. Les anciens n'ignoraient pas toutes les lois
de la nature ; tout aussi bien que nous, ils pouvaient dire, par exemple, que la résurrection
d'un mort est un fait qui est en dehors et au-dessus du cours normal des choses.
e) Dans le même ordre d'idées, RENAN dit que les miracles rapportés par TITE-LIVE et
PAUSANIAS sont controversés. Donc, conclut-il, il en est de même des miracles
évangéliques. - Réponse. De ce qu'il y a eu dans tous les temps, et, dans le passé plus que
de nos jours, des historiens dont les récits étaient fantaisistes, on n'a pas le droit de
conclure que tous doivent être mis sur le même pied. On ne passe pas ainsi du particulier
au général : à Tite-Live et à Pausanias l'on peut opposer du reste des historiens
consciencieux, comme Thucydide et Tacite.
171. - Thèse. - Les miracles, opérés en faveur d'une doctrine, sont une marque certaine de
son origine divine. Cette proposition s'appuie sur la raison et le consentement universel.
A. PREUVE DE RAISON. - Le miracle proprement dit apparaît comme une œuvre qui ne
peut avoir d'autre auteur que Dieu (N° 158). Sans doute, considéré en soi, il signifie
uniquement qu'il y a eu intervention divine. Mais s'il est associé à un autre fait, si le
thaumaturge l'opère en confirmation de la doctrine qu'il enseigne, il est évident que cette
doctrine doit venir de Dieu, ou tout au moins, avoir son approbation. Sinon, il faudrait
dire que Dieu ratifie le mensonge et l'imposture, qu'il est « un témoin de fausseté » (S.
THOMAS), ce qui répugne à ses attributs.
§ 1. - NATURE DE LA PROPHÉTIE.
§ 2 - POSSIBILITÉ DE LA PROPHÉTIE.
174. - La possibilité de la prophétie est démontrée par une double preuve : indirecte et
directe.
A. Preuve indirecte tirée de la croyance universelle. - L'histoire nous atteste que tous les
peuples ont eu leurs devins à qui ils demandaient les secrets de l'avenir. Que les oracles
rendus par eux aient été de vraies prophéties ou non, ce n'est pas ici la question, il s'agit
seulement de montrer la croyance de tous les peuples comme une présomption en faveur
de la possibilité de la prophétie.
B. Preuve directe tirée de la raison.- Pour que la prophétie soit possible, deux conditions
sont requises. Il faut : -a) que Dieu connaisse!'avenir, et - b) qu'il puisse nous le révéler.
Or ces deux conditions sont certainement réalisables. Car, d'une part, Dieu est
omniscient. Aucun des secrets de l'avenir ne lui échappe. Il connaît tous les événements
futurs, non seulement ceux qu'on appelle les futurs nécessaires, c'est-à-dire ceux qu'on
peut prévoir par la connaissance de leurs causes, mais même les futurs libres, c'est-à-dire
ceux qui dépendent de la libre détermination de la volonté. La chose ne doit pas étonner
du reste, puisque, comme nous l'avons déjà vu, le mot prescience appliqué à Dieu, est un
terme impropre. Dieu ne prévoit pas, il voit. Pour lui tous les événements qui, selon notre
manière de parler, seront un jour, sont déjà. - D'autre part, Dieu peut nous révéler l'avenir,
cela ressort des preuves qui démontrent la possibilité de la révélation en général. S'il est
établi en effet que Dieu peut faire connaître à l'homme des vérités que celui-ci ignore, l'on
ne voit pas ce qui l'empêcherait de lui révéler l'avenir.
§ 3. - CONSTATATION DE LA PROPHÉTIE.
175. - Constater une prophétie revient à vérifier les deux points suivants : 1° la réalité de
la prophétie, et 2° son accomplissement.
1° Réalité de la prophétie. - Ce premier point n'est pas difficile à établir : il suffit de se
rendre compte que les deux conditions nécessaires pour constituer une prophétie sont
remplies. C'est là un travail qui appartient à la critique historique : celle-ci doit contrôler
les documents où se. trouvent consignées les paroles qui annoncent les événements de
l'avenir, juger si la prévision a été faite en termes clairs et précis, et si le fait prédit ne
pouvait être connu par la science des lois naturelles.
2° Accomplissement de la prophétie. - Ce second point ne présente pas de difficulté plus
grande. Il suffit en effet de rapprocher l'événement en question des paroles qui
l'annoncent et de constater si le fait correspond bien et dans tous ses détails à la prédiction
qui l'a précédé.
Qu'on n'objecte pas, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que la constatation de la prophétie
exigerait que le même homme fût témoin de la prophétie et de l'événement. - I1 semble
bien plutôt que plus la prédiction est éloignée de l'accomplissement, plus elle acquiert de
valeur, car s'il est. déjà difficile d'annoncer quelques jours à l'avance un événement qui
dépend de la liberté humaine, la difficulté ne fera que croître avec l'intervalle qui sépare
la prophétie de sa réalisation.
Qu'on n'allègue pas davantage les prédictions des somnambules. Tout le monde sait
qu'elles sont d'une valeur très relative, et que, semblables aux oracles antiques, elles ne
brillent pas généralement par leur clarté.
§ 4. - VALEUR PROBANTE DE LA PROPHÉTIE.
176. - La prophétie est un miracle proprement dit, vu que Dieu seul connaît les
événements qui dépendent des déterminations libres de l'homme. D'où il suit que tout
ce qui a été dit de la valeur démonstrative du miracle s'applique aussi bien à la prophétie.
177. - Deux points ont été établis dans la première Partie de l'Apologétique. Le premier,
c'est que l'homme, en tant que créature douée d'une âme raisonnable et libre, est obligé, à
tout le moins, de professer la religion naturelle. Le second c'est que, selon toute
vraisemblance. Dieu, Créateur et Providence, est intervenu dans la marche de l'humanité
-pour guider l'homme dans sa recherche de la vérité religieuse, et peut-être même, pour
l'élever à une dignité plus grande et à une destinée plus haute.
Il s'agit maintenant, dans cette seconde Partie, de soumettre à l'examen cette dernière
hypothèse. Pour cela, il nous faut interroger l'histoire et lui demander si, en fait, elle nous
apporte le témoignage d'une Révélation divine. Or, comment instituer cette enquête
religieuse? La chose serait simple, s'il n'existait par le monde qu'une seule religion : il
suffirait alors de vérifier ses titres à notre créance. Mais il n'en est pas ainsi, et les
religions sont nombreuses, soit dans le passé, soit dans le présent, qui ont revendiqué ou
revendiquent une origine divine.
Deux voies sont dès lors ouvertes à l'apologiste chrétien qui prétend que sa religion est, à
l'heure actuelle, la seule Religion révélée, - 1. Ou bien, laissant de côté toutes les autres
religions, il peut aller droit au christianisme et lui faire l'application des critères dont nous
avons parlé précédemment (N° 156). Et si, de cet examen, il résulte que la religion
chrétienne est, sans doute aucun, une religion révélée, toute enquête ultérieure devient
superflue. Car, comme d'une part, il est manifeste que, en beaucoup de points de son
dogme et de sa morale, elle est en opposition avec les autres religions, et comme d'autre
part, il n'est pas moins évident que Dieu n'a pu révéler des vérités successives et
contradictoires, la vérité de l'une implique la fausseté des autres. L'étude de ces dernières
ne pourrait, dans ce cas, se faire qu'à titre de contre-épreuve.
2. Une seconde méthode consiste à suivre l'ordre inverse. L’apologiste chrétien se tourne
d'abord vers les religions, autres que la sienne, et dont il veut démontrer la fausseté. A
vrai dire, cette première enquête pourrait paraître un chemin bien long s'il s'agissait
d'exposer en détail toutes les formes de religion qui ont existé et existent encore sur la
terre ; mais une telle nécessité ne s'impose pas, car il va de soi que, si l'on peut prouver
que les religions qui se recommandent le plus à notre attention, soit par le nombre de
leurs adeptes soit par la valeur de leur doctrine, doivent être rejetées comme fausses, plus
n'est besoin de s'occuper des autres religions dont l'infériorité est incontestable.
Ce premier travail terminé, et, comme on dit, le terrain une fois déblayé, il n'y a plus qu'à
aborder la seule religion qui n'ait pas été éliminée, c'est-à-dire, dans l'espèce, la religion
chrétienne. Cependant il n'est pas permis de dire, comme tout à l'heure dans la première
méthode, que la fausseté de toutes les religions, passées en revue, implique la vérité de la
religion chrétienne : celle-ci pourrait être fausse comme les autres. Pour être en droit de
tirer une telle conclusion, il faudrait démontrer auparavant qu'il y a certitude de
l'existence d'une religion révélée. Que la chose puisse être présumée, cela ne fait pas de
doute. Mais un fait d'histoire s'établit par l'histoire, et non par le raisonnement. C'est, dès
lors, par l'histoire qu'il faudra prouver l'existence et la vérité de la Religion chrétienne.
C'est cette seconde méthode que nous suivrons ici. Cette partie comprendra donc deux
sections.
A. LA PREMIÈRE SECTION, beaucoup moins étendue, sera un exposé très rapide et très
succinct des principales religions non chrétiennes, où il apparaîtra, par la seule
application des critères négatifs, qu'elles ne portent pas les marques d'une origine divine.
SECTION I
CHAPITRE UNIQUE. - Les fausses Religions.
DÉVELOPPEMENT
L'enquête religieuse.
179. - Sous ce titre il faut entendre les diverses religions qui ont professé ou professent
encore le polythéisme. Aussi loin que remonte l'histoire, nous constatons que le
paganisme fut la religion de tons les peuples de l'antiquité, exception faite des Juifs : les
Chaldéens, les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs et les Romains, tous
furent polythéistes. De nos jours, le paganisme est encore la religion des peuplades
fétichistes dû l'Asie et de l'Afrique.
181. - 3° Critique. - Religion imparfaite et n'ayant aucune trace d'origine divine, faut-il
conclure que le paganisme était une religion absolument mauvaise et inutile ? Gardons-
nous de le croire. Malgré ses inconcevables lacunes, le paganisme avait au moins
l'énorme avantage d'entretenir chez l'homme le sentiment religieux, de lui faire lever les
yeux vers le ciel, de le faire penser à sa destinée future. Le païen qui vivait en rapport
constant avec des puissances cachées, qui craignait de leur déplaire, qui sollicitait leur
appui et s'humiliait devant elles, pouvait trouver là des moyens efficaces de lutter contre
les mauvaises tendances de sa nature.
Tout compte fait, par conséquent, et « si l'on veut comparer le polythéisme antique à un
état de l'humanité où il n'y aurait aucune religion, à l'état où voudraient nous amener les
matérialistes modernes, peut-être la conclusion sera-t-elle que le paganisme est préférable
et que mieux vaut une croyance quelconque, même superstitieuse, à un monde invisible,
qu'un état où l'homme serait entièrement renfermé dans le monde terrestre...
« Quel était maintenant l'état des âmes sincères et droites qui cherchaient la vérité dans
ces longs siècles d'erreur ?... Nous pouvons nous en tenir à ce que la foi nous enseigne au
sujet de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde, et à ce que saint Paul nous dit
au sujet des païens, qui, n'ayant pas de loi écrite, seront jugés d'après la loi naturelle
gravée dans leur conscience.
« Quoi qu'il en soit de ce problème, il est de toute évidence que le polythéisme antique ne
saurait entrer en comparaison, en tant que solution des problèmes de la destinée humaine,
avec le christianisme, ni même avec les religions fondées sur l'idée d'une révélation
positive. »
184. - II. Le Confucianisme- - 1° Fondateur. - Confucius naquit en 551 avant notre ère
dans le royaume de Lou, d'une ancienne famille du nom de Khoung. Il se distingua de
bonne heure par la vivacité de son intelligence et par la droiture de son caractère, si bien
que le roi de Lou n'hésita pas à lui confier, malgré sa jeunesse, des fonctions importantes
dans son gouvernement. Il les abandonna du reste bientôt pour suivre sa vocation. Il se
mit alors à l'étude des Kings ou Livres sacrés de la Chine, et voulut se consacrer à la
direction des peuples. Dans ce dessein il parcourut les principautés féodales qui
composaient l'Empire chinois, puis, fatigué de cette vie errante, il revint à Lou où il ouvrit
une école et professa jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ses nombreux élèves, il en distingua
soixante-douze, pris parmi les meilleurs, qu'il appela ses disciples. Telle fut l'origine des
Lettrés, qui, depuis cette époque, ont joué un si grand rôle en Chine, en formant une sorte
de caste fermée à qui allaient toutes les faveurs du pouvoir. Cet état de choses a duré
jusqu'au commencement de notre siècle. « Maintenant, sous la République chinoise, tout
est changé. La caste des Lettrés est défunte. La doctrine de Confucius a cessé d'être
classique. Les auteurs de la Chine nouvelle n'ont pas encore attenté aux temples désertés
du Sage. Mais ils ont éliminé ses œuvres de l'enseignement primaire comme surannées, et
les ont reléguées, à titre de philosophie antique, dans les accessoires de l'enseignement
secondaire... Ainsi disparaît, sans secousse, sans bruit, une chose qui paraissait un roc
inébranlable et qui n'était qu'un bois vermoulu.»
189. - 3° Critique- - « Nous n'avons pas besoin de discuter le caractère purement humain
de cette religion. Elle est sans doute, par certains côtés, supérieure au paganisme, elle
combat l'idolâtrie ; elle enseigne un spiritualisme élevé. Mais le principe du dualisme est
une erreur funeste... Le dualisme ébranle la morale du zoroastrisme et la rend
irrationnelle... La révélation faite à Zoroastre est dénuée de preuves sérieuses. On ne
comprendrait pas que Dieu eût fait une révélation à un homme et n'eût pas donné, pour
preuves de la vérité de sa parole, des témoignages plus certains que les récits légendaires
des livres sacrés d'un petit peuple. »
190. - REMARQUE. - On a constaté entre la religion des Perses et celle des Juifs un
certain nombre de ressemblances qui semblent indiquer que l'une des deux a influencé
l'autre. Ainsi toutes deux attendent le royaume de Dieu et admettent la résurrection des
morts. Naturellement, les rationalistes prétendent que les Juifs sont les emprunteurs. Sans
doute, ces derniers, ayant été sous la domination des Perses, auraient pu adopter une
partie des croyances de leurs vainqueurs. Cependant cette hypothèse n'est guère
vraisemblable, car les convictions des Juifs étaient trop fortes, elles remontaient trop loin
dans le passé pour subir aussi facilement les influences étrangères. Et pour ce qui
concerne l'idée du royaume de Dieu, il ne fait aucun doute, dit le P. LAGRANGE, que « le
règne attendu qui est celui de Dieu et celui du bien, dont les justes procurent l'avènement
et qui aura son Messie, c'est le royaume de Dieu, des prophètes et ensuite de l'Évangile.
Or s'il est une idée dont il soit possible de suivre le développement chez le peuple juif,
c'est celle du royaume de Dieu et de son Messie... Cette première conception
eschatologique est pour nous certainement d'origine juive.» De même, à propos de la
résurrection des morts, « il est difficile de faire remonter très haut la croyance des
Perses... Dans Israël, elle fait partie, d'après les Pharisiens contemporains de Jésus, de la
foi nationale et elle s'appuie sur des textes qu'on ne peut pas, en tout cas, faire descendre
aussi bas que 150 avant Jésus-Christ. D'une façon générale, on constate que les Perses ont
été bien plus entraînés par les Sémites qu'ils n'ont eux-mêmes agi sur leurs sujets conquis.
»
191. - Le Mithriacisme est une religion dérivée du Mazdéisme. Il y avait peu de temps
qu'il avait pénétré à Rome et en Occident, lorsque les apôtres du christianisme vinrent
pour y prêcher la foi du Christ. Nous ne nous attarderions pas à parler de cette religion
d'importance secondaire, si nos adversaires, profitant, ici encore, des nombreuses
analogies ~qui existent entre le Mithriacisme et le Christianisme, n'accusaient ce dernier
de plagiat. Voici du reste les principales ressemblances qu'ils se plaisent à relever. Mithra
est un jeune dieu qui a vécu parmi les hommes. Il naquit, lui aussi, dans une grotte ou une
étable. Quand il fut devenu grand, il terrassa les animaux malfaisants, et en particulier, un
taureau, puis il remonta au ciel, d'où il continue à veiller sur ceux qui se font initier à ses
mystères et le prient.
La morale mithriaque impose aux initiés le respect de la vérité, la fidélité au serment, la
fraternité, le culte de la pureté physique et morale. C'est sur l'accomplissement de ces
préceptes que Mithra juge l'âme après la mort : si elle est trouvée juste, il l'emmène au
ciel avec Ormazd : si elle est coupable, elle est livrée au feu et consumée avec Ahriman.
Le culte de Mithra offre avec le culte chrétien des analogies non moins perceptibles.
L'initiation mithriaque comprenait sept degrés qu’on a comparés à nos sept sacrements :
elle comportait, entre autres choses, des ablutions symboliques, l'impression d'un signe
sur le front, l'oblation de pain et d'eau, des onctions de miel...
On rapproche également certains détails des deux liturgies, mithriaque et chrétienne. Par
exemple, la fête de la Nativité du Christ aurait été fixée le 25 décembre, jour où l'on
célébrait déjà la naissance de Mithra. Telles sont entre les deux religions les
ressemblances les plus frappantes. Les historiens rationalistes des religions en concluent
que le mithriacisme est un ancêtre du christianisme. Ne serait-ce pas le contraire qu'il fau-
drait dire ? Les points de contact que nous venons de signaler entre les deux religions ne
sont-ils pas de date postérieure dans la tradition romaine sur Mithra? Les premiers
apologistes chrétiens, saint JUSTIN et TERTULLIEN le pensaient et dénonçaient déjà le
plagiat mithriaque des rites chrétiens. S'ils avaient eu tort, s'il en était autrement,
comment expliquer que l’empereur JULIEN qui aurait été trop heureux de prendre le
christianisme et ses apologistes en défaut, n'ait pas accusé ces derniers d'avoir emprunté
leur doctrine à la religion de Mithra ? L'hypothèse d'une influence mithriaque sur les
dogmes et sur le culte chrétiens n'a donc pas de fondement historique.
192. - Les religions principales qui se sont succédé dans l'Inde sont : le Védisme, le
Brahmanisme, le Bouddhisme et l'Hindouisme ou Néo-brahmanisme.
I. Le Védisme. - Le Védisme est, parmi les diverses religions des Hindous, la première
qui ait laissé des traces dans l'histoire. La religion védique est contenue dans les livres
sacrés appelés Védas, et particulièrement dans le plus ancien d'outre eux, le Rig-Véda.
C'est une religion naturaliste où les phénomènes et les forces de la nature sont divinisés,
et par là, le Védisme peut être rapproché du Paganisme dont nous avons parlé
précédemment, ce qui nous dispense d'insister pour en démontrer la fausseté.
2° Doctrine. - Celle-ci se trouve bien dans les Védas, mais l'interprétation des Livres
sacrés est laissée entièrement aux brahmanes, c'est-à-dire aux prêtres de Brahmâ. Or les
Védas contiennent comme deux religions superposées : l'une qui faisait le fond de la
vieille religion védique et qui est un polythéisme naturaliste ; l'autre qui est un
panthéisme idéaliste joint à l'idée de la métempsycose, et c'est le brahmanisme
proprement dit.
Le dieu Brahmâ est l'être unique : de lui procède le monde par émanation. Tous les êtres
sortent donc de lui et y retournent pour en sortir de nouveau, et ainsi un certain nombre
de fois, jusqu'à ce que l'âme, purifiée de toute souillure, puisse s'absorber définitivement
en Brahmâ et entrer pour toujours dans le Nirvana.
La morale du brahmanisme dérive de cette doctrine de la métempsycose. Étant donné
que, à la mort, l'âme passe dans un autre corps, dans le corps d'un animal ou d'un
monstre, suivant qu'elle a été jugée plus ou moins coupable, il faut considérer la vie
comme le mal suprême. I1 importe donc de mettre un terme à ces morts et à ces
renaissances continuelles. Or, pour arriver à ce résultat, il faut pratiquer le renoncement,
anéantir la concupiscence, bref, éteindre on soi la soif de l'existence, cause de tout le mal.
Et voilà comment la doctrine brahmaniste a conduit à la pratique de l'ascétisme, à ces
mortifications exagérées des fakirs qui habitent les forêts, ne se nourrissant que d'herbes
et de fruits sauvages, restant de longs mois dans la même posture ou s'exposant aux
ardeurs du soleil des tropiques des journées entières.
3° Critique. - Nous avons vu que les Védas contiennent un mélange de polythéisme et de
panthéisme. Il n'est donc pas possible de leur reconnaître une origine divine. Bien que la
partie morale contienne de sages préceptes sur la lutte contre les passions, et d'excellentes
prescriptions sur la chasteté, la véracité, la fidélité aux promesses, elle est muette sur les
devoirs de la bienfaisance et de la charité.
194. - III. Le Bouddhisme. - Le brahmanisme ancien, avec sa inorale austère et son culte
froid, sans temples et sans idoles, ne pouvait être une religion populaire. Il n'est donc pas
étonnant que l'Inde accueillit avec faveur la religion du Bouddha.
1° Fondateur. - La vie du Bouddha fut écrite longtemps après sa mort : ses biographes
furent donc à leur aise pour y introduire autant de légendes que bon leur sembla. C'est
seulement après l'ère chrétienne, - qu'on remarque bien oe point, - que l'on mit en œuvre
les documents qu'on possédait en y ajoutant de nombreuses interpolations.
Le Bouddha naquit au VIe ou au Ve siècle avant l'ère chrétienne. Ilappartenait à la famille
des ÇAKYAS et s'appelait SIDDARTHA. Le titre de Çakya-Muni sous lequel il est connu,
veut dire moine de la famille des Çakyas. De nombreuses légendes entourent son berceau
et sa jeunesse : il serait trop long de les raconter. Un certain temps après s'être marié, il
quitta sa femme et sa famille pour devenir moine et travailler à son salut. Pendant
plusieurs années, Use livra à des austérités effrayantes. Un jour qu'il méditait sous un
figuier, il sentit qu'il était Bouddha (racine budh, comprendre) c'est-à-dire sage, éclairé,
celui qui a compris. Il-avait trouvé le secret pour ne plus renaître. De ce bonheur il voulut
faire profiter l'humanité en lui prêchant sa doctrine. Mais auparavant il décida de passer
quatre semaines dans la solitude. C'est durant cette retraite que Mâra, l'Esprit tentateur,
lui proposa de le faire entrer immédiatement dans le Nirvana pour lui épargner les peines
et les déceptions de la vie. Le Bouddha rejeta l'offre, jugeant qu'il se devait au salut de ses
frères et à la propagation de la vérité.
Le parallélisme qui existe entre la retraite et la tentation du Bouddha, d'une part, et celles
de Notre-Seigneur, au désert, d'autre part, n'échappera à personne. Mais il est superflu de
défendre les traditions chrétiennes contre l'accusation de plagiât, vu que les Évangiles
sont antérieurs à la rédaction définitive des documents bouddhistes. (V. n° 278).
Plus de quarante ans, le Bouddha prêcha sa doctrine de la délivrance. De toutes parts on
venait le consulter. Lui-même allait de pays en pays, vivant d’aumônes et instruisant les
peuples. Il avait quatre-vingts ans lorsqu'il mourut à la suite dune indigestion. Ses
biographes racontent qu'une musique céleste se fit alors entendre et que Brahmâ en
personne vint chercher Je Bouddha pour l'introduire dans le Nirvana. Ainsi, visiblement,
la légende se mêle à l'histoire dans des proportions telles que celle-ci disparaît et que des
savants ont pu se demander si le Bouddha avait réellement existé.
195. - 2° Doctrine. - Les points principaux qui caractérisent la doctrine bouddhiste sont :
- a) l'athéisme, ou, si l'on préfère, l'agnosticisme. S'il y a une Cause première, un Etre
suprême, le Bouddha ne le recherche pas, estimant qu'une telle question est insoluble et
oiseuse ; - b) la croyance à la métempsycose-: doctrine qui lui est commune avec le
brahmanisme. A sa mort l'homme est transporté au tribunal de Yama qui le juge et le
remet entre les mains de ses bourreaux. Quand la peine est expiée, car l'enfer n'est pas
éternel, l'âme est rejetée dans le monde pour recommencer une nouvelle existence ; elle
reprend dans l'échelle des êtres la place qu'elle a pu mériter par sa vie antérieure. Seuls
ceux qui sont proclamés Bouddhas sont affranchis de la renaissance et entrent dans la
béatitude parfaite du Nirvana ; - c) le pessimisme. Dans la doctrine du Bouddha,
l'existence est un mal, et le bonheur suprême consiste précisément à en être délivré et à
parvenir au Nirvana. Mais qu'est-ce que le bonheur du Nirvana ? Il serait bien difficile de
le dire. Le Nirvana n'est pas le néant, mais c'est la non-existence individuelle, c'est la
délivrance de la transmigration, et par conséquent, de la douleur, c'est une sorte de
béatitude passive et négative d'où l'amour et la vie sont absents.
La morale bouddhiste ressemble bien à celle du brahmanisme. Partant de ce principe que
l'existence est un mal, elle professe, elle aussi, qu'il n'y a d'autre remède que la pratique
du renoncement. Or la pratique du renoncement comporte une série d'exercices assez
semblables à ceux qui sont en usage dans nos Ordres religieux. Ainsi la méditation, la
confession des fautes, la direction de conscience, la chasteté, la pauvreté sont des règles
strictes pour les Bhikchous, ou moines bouddhistes. C'est, comme on le voit, tout le côté
négatif de la perfection chrétienne, c'est le renoncement absolu qui doit aboutir à la mort
et au Nirvana ; ce n'est pas, comme dans la mystique chrétienne, le détachement des biens
de ce monde pour aller plus sûrement à Dieu et pour trouver en Lui un jour la vie pleine
et l'amour parfait. Le culte bouddhiste était à l'origine réduit à son strict minimum. Et à
quoi ce culte eût-il bien pu se rapporter, puisque la doctrine bouddhiste était athée et que
dès lors il était inutile de prier un dieu dont on ignorait l'existence? Mais, à la mort de
Çakya-Muni, il s'établit un culte de vénération en son honneur. Pour conserver ses
reliques, on construisit d'abord des monuments très simples, puis des temples
magnifiques, généralement au centre d'un monastère. Par la suite, on rendit un culte, non
seulement au grand Bouddha Çakya-Muni, mais à tous les autres Bouddhas, semblables à
lui, c'est-à-dire qui étaient entrés dans le Nirvana On y joignit le culte des images et des
statues ; et ce fut ainsi un véritable polythéisme, en même temps qu'une- idolâtrie mêlée
de magie.
197- 3° Critique. - Nous n'avons pas à insister pour prouver que la religion bouddhiste
n'est pas d'origine divine, car Çakya-Muni n'a jamais voulu se faire passer ni pour Dieu ni
pour envoyé de Dieu ; il n'a jamais prétendu qu'au titre de sage. Si nous considérons
maintenant sa doctrine, il faut bien reconnaître que, au point de vue moral, elle a une
valeur incontestable. En prêchant le renoncement, le détachement des biens de là terre, la
chasteté et l'esprit d'apostolat, en inspirant aux hommes une grande crainte des châtiments
futurs, elle a pu atteindre de sérieux résultats. Mais malheureusement sa doctrine
métaphysique n'est pas à la hauteur de la morale. Elle encourt d'abord le grave reproche
l’athéisme, quoique, en pratique, ses partisans soient polythéistes et idolâtres. En outre,
les doctrines de la transmigration et du Nirvana ont également pour conséquence
fâcheuse de placer l'idéal de la vie monastique dans la contemplation pure et la mendicité
sans travail. Autant la vie monastique, animée par le sentiment chrétien, réglée de
manière à donner sa part au travail, a été en Occident une force civilisatrice, autant les
couvents bouddhistes sont devenus des causes de torpeur et de léthargie chez les peuples
où cette institution a fleuri. C'est une religion sans action sociale... Çakya-Muni a prescrit
le célibat aux religieux, mais il ne s'est pas occupé des laïques... Aussi les hommes
impartiaux, même dans le camp rationaliste, renoncent à comparer le bouddhisme au
christianisme et professent hautement que le christianisme est supérieur... Nous ne
trouvons donc pas dans le bouddhisme, plus qu'ailleurs, cette parole divine que nous
cherchons. »
200. - 3° Critique. - Pas plus dans l'hindouisme que dans le bouddhisme nous ne
trouvons des traces de l'action divine. Le culte néobrahmanique se signale, au contraire,
par des rites grossiers et cruels ; il va d'un extrême à l'autre, d'un ascétisme exagéré à la
débauche ; il est un mélange d'exaltation religieuse et de corruption morale. Pour en
donner une idée il n'y a qu'à rappeler que le gouvernement anglais qui a pourtant pour
principe de respecter les croyances des peuples qui sont sous son autorité, s'est vu forcé
de défendre un grand nombre de cérémonies religieuses et de coutumes barbares, on
particulier, les sacrifices humains offerts encore récemment à la déesse Kali, le suicide
des veuves sur la tombe de leurs maris, les immolations volontaires des fanatiques qui se
faisaient écraser sous le char du dieu Vishnou.
201. - Avant la fondation du Mahométisme, les Arabes, sémites comme les Hébreux, se
disant descendants d'Ismaël, fils d’Abraham et d'Agar,, étaient divisés en tribus
indépendantes, les unes nomades, et les autres sédentaires. Un lien rapprochait ces tribus :
c'était la Kaaba, leur sanctuaire commun, qui s'élevait dans une gorge de l'Hedjaz, à
environ 90 kilomètres de la mer Rouge. Là, ils adoraient le Dieu d'Abraham, mais ce
culte n'excluait pas celui des idoles particulières à chaque tribu. Les Arabes y venaient
chaque année en pèlerinage.
Notons encore, pour mieux faire connaître les influences qui purent s'exercer sur l'esprit
de Mahomet, que la Mecque qui fut construite vers le VI e siècle après Jésus-Christ, était
peuplée en partie de Juifs et de chrétiens.
202. - 2° Doctrine. -Le Coran est le livre sacré de l'Islam, il contient les révélations de
l'archange Gabriel au prophète. Mais le livre n'a pas été écrit par le prophète lui-même ; il
est le recueil de? fragments de discours que ses disciples avaient retenus ou recueillis sur
des tablettes. Le Coran est pour le mahométan Je livre par excellence, celui qui remplace
tous les autres : il renferme la loi civile aussi bien que la loi religieuse, le Code du juge et
l'Évangile du prêtre.
En voici les points principaux. - a) Sur la question de Dieu, Mahomet enseigne l’unité
divine. Il rejette la Trinité et l'Incarnation, et considère les chrétiens qui adorent Jésus-
Christ comme des polythéistes. Parmi les attributs de Dieu il insiste surtout sur sa
puissance, laquelle se manifeste bien plus par l’ordre et la beauté du monde que par les
miracles ; il parle aussi du « Dieu clément et miséricordieux ». Mahomet admet les
anciens prophètes dont les principaux sont Abraham, Moïse, Jean-Baptiste et Jésus.
Mahomet, lui, est le dernier et le plus parfait ; il est le «Paraclet promis par Jésus à ses
Apôtres » (Jean, XV, 26).
b) Sur la question de l’homme. D'après le Coran, il semble bien que la destinée humaine,
ici-bas et là-haut, dépende absolument de la volonté arbitraire et souveraine de Dieu. Ilest
vrai que les docteurs musulmans n'admettent pas que leur religion soit fataliste ; elle en a
au moins toutes les apparences, et si en théorie elle ne l'est pas, elle y aboutit
certainement en pratique. L'or sait que les populations musulmanes se plient sans peine
aux coups du sort, au Destin, comme on disait danS l'antiquité. Le mot islam signifie du
reste résignation, abandon à la volonté de Dieu.
La mort est suivie du jugement particulier : l'âme est destinée alors au Paradis ou à
l'Enfer, mais, jusqu'à la résurrection, elle reste dans la tombe, heureuse -ou malheureuse
suivant la sentence prononcée.
c) La morale et le culte de la religion de Mahomet prescrivent cinq devoirs principaux : -
1. la foi : « I1 n'y a de Dieu qu'Allah, et Mahomet est son prophète », telle est la brève
profession de foi imposée à celui qui veut appartenir à l'Islam ; - 2. la prière. Le
mahométan doit prier cinq fois par jour : à l'aurore, à midi, dans l'après-midi, au coucher
du soleil et après la tombée de la nuit. Il peut prier, soit en particulier, soit à la mosquée ;
pour les mosquées, l'heure de la prière est annoncée par le muezzin du haut des minarets.
La prière est précédée des ablutions : le musulman se lave les mains et les bras jusqu'au
coude, les pieds jusqu'aux chevilles ; il se déchausse avant d'entrer dans la mosquée. Les
attitudes sont prescrites ; en même temps qu'il récite les formules de prières, tirées pour la
plupart du Coran, le musulman fait des génuflexions, des prosternations, il élève les
mains de chaque côté de la tête, les abaisse le long du corps ou sur les genoux. Il prie sur
des tapis spéciaux, et tourné vers la Mecque, comme le chrétien vers Jérusalem ; - 3.
Aumône. Celle-ci affecte une double forme : l'une obligatoire et à un taux fixé d'après la
fortune individuelle, l'autre non officielle, en argent ou en nature, et pratiquée surtout à la
fin du mois de jeûne ; -4. le jeûne. Le Coran impose un mois entier de jeûne : le mois de
Ramadan. Deux heures avant le lever du jour, les fidèles sont avertis d'avoir à préparer
leur repas du matin ; puis, à partir de ce moment jusqu'au coucher du soleil, le musulman
ne peut ni manger, ni boire, ni fumer, ni même avaler exprès sa salive ; - 5. un pèlerinage
à la Mecque que tout musulman qui en a les moyens, doit accomplir au moins une fois
dans sa vie.
204. - Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur le judaïsme actuel. La preuve qu'il n'est
pas la vraie religion découle, en effet, de la démonstration' que nous ferons plus loin de la
divinité du christianisme. Nous verrons plus loin (N° 213) que la religion mosaïque était
une religion préparatoire, et qu'un des dogmes principaux de sa doctrine c'était l'idée
messianique, c'est-à-dire L'attente d'un Envoyé divin qui transformerait la religion
particulariste et nationale des Juifs en une religion universelle. Or, si nous apportons la
preuve que cette espérance s'est réalisée dans le Christ, le judaïsme actuel est dans l'erreur
lorsqu'il prétend, soit que le Messie n'est pas venu et qu'il viendra un jour comme un roi
temporel à qui toutes les nations seront soumises, soit qu'il est venu, mais qu'il est resté
inconnu à cause des péchés de son peuple.
205. - Conclusion générale - 1° De l'examen rapide que nous venons de faire des
principales religions de l'humanité, il ressort qu'aucune ne porte les signes d’une origine
surhumaine. - a) D'une part, leurs fondateurs ne sont pas, et généralement, ne prétendent
pas être, des envoyés de Dieu; il arrive même parfois que leur existence, comme celle de
Zoroastre, est problématique, ou que les récits qu'on fait de leur vie, comme c'est le cas
pour Çakya-Muni, s'ont plutôt du domaine de la légende que de celui de l'histoire. - b)
D'autre part, leur doctrine est mêlée d'imperfections, et les miracles qu'on leur attribue
sont des faits, dont la réalité n'est pas suffisamment établie, ou qui sont explicables par
une^ cause naturelle : tels sont, par exemple, les oracles de Delphes et de Memphis, i e8
faits miraculeux mis sur le compte de l'empereur Vespasien, et les faits de magie qui se
produisent encore fréquemment de nos jours dans l'Extrême-Orient. 2° De ce que les
religions que nous venons de passer en revue sont fausses, nous n'avons garde de
conclure que le christianisme est vrai. Ce serait évidemment tirer une conséquence que ne
renferment pas les prémisses. Mais n'est-ce pas un semblable illogisme que commettent
les historiens rationalistes des religions, lorsqu'ils prétendent que, les religions ci-dessus
mentionnées étant fausses, le christianisme l'est aussi. Il est vrai qu'ils cachent le vice de
leur raisonnement sous une forme plus habile. Ou bien, en effet, ils accordent que la
religion chrétienne est une religion supérieure, que sa doctrine est la plus belle, et son
fondateur, l'homme idéal; en un mot, ils veulent bien concéder qu'elle est transcendante,
mais pour mieux lui dénier toute origine divine. Ou bien ils exaltent les fausses religions
et rabaissent la religion chrétienne pour pouvoir plus facilement conclure que toutes se
valent, qu'il y a équivalence de doctrines et de fondateurs, et dès lors, que toutes les
religions sont fausses. La seule réponse à de telles attaques c'est la démonstration de
l'origine divine du christianisme, comme nous nous proposons de le faire dans la section
suivante, en justifiant les titres du fondateur et en faisant ressortir la qualité de la
doctrine.
3° Quand nous disons que la religion chrétienne est la seule vraie, et que toutes les autres
formes religieuses sont fausses, cela ne veut pas dire qu'il y ait opposition totale entre
l'une et les autres, ni que tout soit à condamner dans les fausses religions. Elles sont, au
contraire, vraies et bonnes dans tous les points où elles sont d'accord avec la vraie
religion.
SECTION II
LA DIVINITÉ DU CHRISTIANISME
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
206. - Deux méthodes s'offrent à l'apologiste chrétien pour démontrer l'origine divine du
christianisme. - 1° Ou bien, procédant comme il vient d'être fait à propos des fausses
religions, il va directement au fondateur et lui demande ses titres. Si celui-ci peut lui
apporter le témoignage de nombreux miracles, dûment constatés et consignés dans des
documents authentiques, dont la valeur et l'autorité ne sauraient être contestées, il "n'y a
pas de doute : il est un envoyé divin, et nous n'avons plus qu'à écouter sa parole et
accepter sa doctrine. - 2° Si cette première méthode paraît très logique, elle n'en a pas
moins le défaut de ne pas être totalement conforme à l'histoire. Car il ne faut pas oublier
que Jésus-Christ, le fondateur du christianisme, ne s'est pas donné comme un simple
envoyé de Dieu, mais comme l'Envoyé attendu par les Juifs, comme le Messie promis par
Dieu au peuple qu'il s'était choisi et chez lequel il avait gardé le trésor de la vraie religion.
La démonstration chrétienne ne doit pas être, par conséquent, une démonstration
indépendante : le christianisme se présentant comme la troisième phase de la Révélation
divine, et se rattachant plus particulièrement à la Religion mosaïque dont il se dit le
couronnement, c'est, en réalité, la démonstration de cette triple Révélation qu'il s'agirait
de faire. Pour cela, il est indispensable, avant tout, de vérifier les documents qui
rapportent le fait de cette triple Révélation. Il faut donc établir la valeur historique : - a)
du Pentateuque qui contient les deux premières Révélations : la Révélation primitive et la
Révélation mosaïque ; et - b) celle des Évangiles où est consignée la Révélation
chrétienne.
Nous suivrons cette seconde méthode, de préférence à la première qui nous paraît
incomplète et dangereuse, sans cependant nous croire obligé à faire la démonstration
complète de l'origine divine des deux premières Révélations : leur vérité est en effet
impliquée dans la démonstration chrétienne. Nous nous contenterons d'établir rapidement
l'autorité humaine du Pentateuque, et d'indiquer la marche de la démonstration mosaïque
(N° 213). Ce chapitre comprendra donc deux articles. 1° Le premier traitera de la valeur
historique du Pentateuque. 2° Le second, de la valeur historique des Évangiles.
REMARQUE PREMMINAIRE AUX DEUX ARTICLES
207. - Il s'agit de savoir si les documents qui contiennent le fait de la Révélation méritent
notre confiance tout aussi bien que les autres documents de l'histoire profane, tels que les
Annales de Tacite et les Commentaires de César. Or, pour se rendre compte de la valeur
historique d'un document, il faut le soumettre à un triple examen. La première chose à
vérifier c'est le document lui-même : le possédons-nous dans sa teneur originelle et -tel
qu'il est sorti des mains de son auteur ? Le second point c'est de rechercher l'auteur. Le
troisième c'est de s'assurer si cet, auteur est digne de foi. Ces trois conditions de la valeur
historique d'un livre : intégrité, authenticité, véracité, nous allons voir si les deux docu-
ments de la triple Révélation, c'est-à-dire le Pentateuque et les Évangiles, les
remplissent ; et, comme nous avons surtout besoin, dans cette seconde Partie, des
documents de la Révélation chrétienne, nous insisterons davantage sur la valeur des
Évangiles.
209. - 2° Intégrité. - Avant de se servir d'un document, il est nécessaire, avons-nous dit,
d'en contrôler le contenu, et de s'assurer si le texte qu'on a entre les mains est conforme
au manuscrit autographe de l'auteur. La chose serait très simple si l'on possédait l'original,
l'autographe même de l'auteur. Mais il n'en va pas ainsi quand il s'agit des ouvrages de
l'antiquité. Les originaux en sont perdus depuis longtemps, et nous ne pouvons les
connaître qu'à travers les copies plus ou moins fidèles qui en ont été faites. Il y a donc
lieu de distinguer deux sortes d'intégrités : - a) l'intégrité absolue, quand le texte original
est parvenu dans toute sa teneur primitive, et - b) l'intégrité substantielle, lorsque les
modifications qui ont été apportées, ne détruisent pas ce qui fait l'essence de l'ouvrage, ce
qui en compose, pour ainsi dire, la vraie substance.
L'intégrité du Pentateuque actuel est une intégrité substantielle ; L'on comprend aisément
que, dans un si long cours de siècles, quelques modifications se soient produites. La
Commission biblique, dans son décret du 27 juin 1906, signale plus spécialement quatre
sources de modifications : - 1. des additions postérieures à la mort de Moïse, même faites
par un auteur inspiré : il est de la plus grande évidence que le récit de la mort de Moïse, à
la fin du Deutéronome, est une addition ; -2. des gloses et des explications insérées dans
le texte primitif et qui avaient pour but d'expliquer les passages qui ne se comprenaient
plus ; - 3. des termes et des expressions tombés en désuétude, et traduits en langage plus
moderne; -4. enfin des leçons fautives attribuables à l'incorrection des copistes. Ceux-ci
ont pu se tromper, soit involontairement en transcrivant un mot pour un autre, soit
volontairement en croyant bien faire en corrigeant le texte qu'ils avaient sous les yeux.
Ainsi, comme l'admet la Commission biblique, le Pentateuque a subi dans la suite des
temps un certain nombre de modifications portant sur des points accessoires et
n'atteignant pas le fond de l'ouvrage. Quelles furent ces modifications, c'est à la critique
de le déterminer : la Commission biblique lui en reconnaît le droit, mais à une condition,
c'est qu'elle justifie ses suppositions et qu'elle laisse le dernier mot à l'Église, celle-ci
devant toujours juger, en dernier ressort, et dire si les critiques ont raison ou si leurs
conclusions manquent de valeur.
§ 2. - AUTHENTICITÉ DU PENTATEUQUE.
210. - 1° Définition. - On dit qu'un livre est authentique, quand il est bien de l'auteur
auquel la tradition l'attribue. Ainsi, le Pentateuque est authentique s'il a été vraiment écrit
par Moïse.
A vrai dire, cette quatrième preuve de l'origine mosaïque du Pentateuque est utilisée, en
sens contraire, par les rationalistes dont nous avons signalé plus haut les principales
hypothèses. C'est, en effet, sur la critique interne du livre qu'ils s'appuient pour prétendre
que le Pentateuque est un ensemble d'écrits, - documents, fragments ou suppléments, -
d'époques diverses et ne saurait être attribué à Moïse. Pour démontrer leur thèse, ils
allèguent : - 1. les diversités de langue, de style, d'idées qui trahissent une époque et des
auteurs différents ; - 2. l'emploi de deux noms, Elohim et Jahweh, pour désigner Dieu, - 3.
les doublets, c'est-à-dire les faits racontés deux fois : il y a, par exemple, un double récit
de la création, du déluge, de l'enlèvement de Sara, de l'expulsion d'Agar ; Joseph est
vendu à des Ismaélites et à des Madianites : la chose leur paraît inexplicable dans
l'hypothèse de l'unité de composition et d'auteur ; -- 4. les passages relatant des faits ou
des institutions manifestement postérieurs à Moise, par exemple, les endroits où il est
question de la terre au-delà du Jourdain que Moïse n'habita jamais, de la mort de Moïse,
et de lois concernant le royaume (Deut, XVII, 19).
A ces difficultés soulevées par les rationalistes, nous répondrons, en nous inspirant des
conclusions de la Commission Biblique : - 1. que de nombreux mots égyptiens témoignent
que l'auteur a vécu en Egypte, ce qui est le cas de Moïse, que les diversités de langue et
de style s'expliquent non seulement par la diversité des sujets, mais par ce fait que Moïse
a pu se servir de secrétaires qui, sous sa direction et d'après son plan ont rédigé, chacun,
des œuvres complètes par elles-mêmes et souvent parallèles, qu'il a pu utiliser, lui-même
ou par ses collaborateurs, des sources, antérieures ou contemporaines, écrites ou orales,
sources qui ont été insérées, mot à mot, ou quant aux idées, tantôt abrégées, tantôt
développées comme certains épisodes de l'histoire d'Abraham, de Jacob et de Joseph.
Ajoutons, d'autre part, que rien, dans le décret de la C. B. du 27 juin 1906 ne nous oblige
à supposer que ces œuvres de Moïse et de ses scribes auraient été fusionnées en un seul
tout de leur vivant. Il nous suffit de croire que ces documents remontent à Moïse, qu'ils
en dépendent, qu'ils lui sont imputables et n'ont subi aucune altération substantielle. - 2.
L'emploi des deux mots, Elohim et Jahweh pour nommer Dieu, n'implique nullement
qu'il y ait eu deux sources ou deux auteurs différents : les deux mots, en effet, n'ont pas le
même sens ; le premier désigne Dieu en tant que Créateur et Providence, le second
désigne le Dieu d'Israël, le Dieu qui a contracté une alliance solennelle avec son peuple
d'élection. - 4. Pour ce qui concerne les passages d'origine certainement postérieure à
Moïse, la chose s'explique par des modifications qui ont pu se produire au cours des
siècles sans détruire, pour cela l'intégrité substantielle (V. N° 209).
Des quatre preuves qui précèdent il résulte que l'authenticité mosaïque du Pentateuque
reste incontestable.
§ 3. - VÉRACITÉ DU PENTATEUQUE.
214. - Les quatre Évangiles selon saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, sont
les principaux documents qui contiennent le fait de la Révélation chrétienne. Il y a donc
lieu, comme pour le Pentateuque, d'en rechercher la valeur historique. Dans trois
paragraphes nous établirons : 1° leur intégrité ; 2° leur authenticité ; et 3° leur véracité.
215. - Les textes actuels des Évangiles sont-ils tels qu'ils sont sortis des mains de leurs
auteurs? Telle est la première question qui se pose. Que la solution en soit difficile, on le
devine aisément, si l'on remarque, d'un côté, que les originaux, écrits sans doute sur du
papyrus, matière friable et de peu de durée, ont disparu depuis longtemps, et de l'autre,
que les critiques ont relevé plus de 150.000 variantes dans les nombreuses copies qui en
ont été faites. Variantes qui n'ont du reste rien d'étonnant, car il était impossible que le
texte primitif passât entre tant de mains sans être altéré, au moins dans ses détails. Parfois
les copistes ont oublié des mots, passé une ligne, écrit un mot pour un autre ; parfois aussi
les variantes n'étaient pas accidentelles, et il est arrivé que les copistes ont, de propos
délibéré, substitué à un passage obscur des expressions qu'ils jugeaient meilleures ou
même remplacé des idées par d'autres plus conformes à leurs opinions personnelles et à
leurs préoccupations doctrinales.
Le premier travail de la critique historique a donc été de reconstituer, aussi fidèlement
que possible, les textes originaux, au moyen des manuscrits qui ont été retrouvés, des
versions anciennes et des citations des Pères. La chose n'allait pas sans difficultés, vu le
grand nombre de variantes. Toutefois, comme la plupart de ces dernières sont sans impor-
tance et que les corrections tendancieuses sont plutôt rares et assez facilement
reconnaissables, il n'y a pas à douter que le texte critique actuel soit identique dans sa
substance, au texte original.
216. - Voici, du reste, pour chaque Évangile, les endroits dont l'authenticité est mise en
doute. - a) Saint Matthieu. La question d'authenticité du premier Évangile est plus
complexe que celle des autres: la raison en est que cet Évangile a été très
vraisemblablement écrit d'abord dans l'idiome araméen, la langue courante des Juifs de
Palestine, puis traduit en grec. Quel rapport exact y a-t-il entre le texte grec que nous
possédons et le texte primitif araméen? A cette question la Commission biblique a
répondu, dans son décret de juin 1911, que l'Évangile grec est en substance identique à
l'Évangile écrit par l'Apôtre dans la langue de son pays. - b) Saint Marc. Seule
l'authenticité de la finale (XVI, 9-20) a été rejetée par un certain nombre de critiques sous
le prétexte qu'elle manque dans beaucoup de manuscrits anciens et qu'elle n'est pas
conforme au style de saint Marc. La Commission biblique (26 juin 1912) a déclaré qu'il
fallait tenir Marc pour l'auteur des douze derniers versets. - c) Saint Luc. Il n'y a
discussion que sur quelques points de détail, spécialement sur les versets 43 et 44 du
chapitre XXII La Commission biblique a décrété (26 juin 1912) qu'il n'est pas permis de
douter de la canonicité des. récits de saint Luc sur l'Enfance du Christ, sur l'Apparition de
l'Ange qui réconforta Jésus et la sueur de sang. - d) Saint Jean. Les difficultés à propos
du IVe Évangile se bornent à trois passages : 'au récit relatif à l'ange de la piscine
probatique (V, 3, 4), à l'épisode de la femme adultère (VII, 53 ; VIII, 11) et enfin à
l'appendice (XXI). Mais n'insistons pas. Ces différents passages que nous venons de
mentionner, - les seuls dont l'authenticité soit sérieusement contestée, - sont de peu
d'intérêt pour l'apologétique et ne doivent guère être utilisés dans les arguments qui
serviront à la démonstration de la divinité du christianisme. Qu'ils aient été interpolés ou
non, c'est donc ici une question secondaire.
Date et lieu de composition. - D'après les critiques catholiques, le second Évangile a été
écrit au plus tard de 67 à 70, et fort probablement à Rome, vu que l'ouvrage était destiné
aux Romains.
Ainsi le quatrième Évangile était déjà répandu dans tout l'univers chrétien, au milieu du
ne siècle, ce qui suppose qu'il remonte au I er siècle, et des témoins orthodoxes et
hétérodoxes autorisés l'attribuent à l'apôtre saint Jean. Il est invraisemblable qu'ils se
soient trompés sur le véritable auteur et qu'ils aient confondu Jean l'apôtre avec Jean
l'Ancien, dont parle Papias ; il est du reste assez probable que les deux noms désignent la
même personne.
221. - Les Évangiles nous sont parvenus dans leur intégrité substantielle, et ils ont bien
pour auteurs deux apôtres : saint Matthieu et saint Jean, et deux disciples d'apôtres : saint
Marc et saint Luc. Troisième question à résoudre : quelle est la valeur historique de ces
documents ?
Deux conditions sont requises pour qu'un historien soit digne de foi, Il faut 1° qu'il soit
bien informé et 2° qu'il soit sincère (V. Nos 166 et 169). Connaître les événements tels
qu'ils se sont déroulés, savoir la vérité et vouloir la dire, tout est là. Nous allons donc
rechercher si les Évangélistes ont rempli ces deux conditions, en nous posant la question
séparément, pour les Synoptiques, c'est-à-dire les trois premiers Évangiles, et pour le
quatrième.
222. - I. Valeur historique des Synoptiques. - Le mot « Synoptiques » attaché aux trois
premiers Évangiles vient de ce que, si l'on dispose les textes de ces trois Évangiles sur
trois colonnes, en prenant soin de faire correspondre les parties communes, l'on obtient
une synapse (gr. « sunopsis» vue simultanée), c'est-à-dire une vue d'ensemble du contenu
évangélique, concordante en de nombreux points.
Pour déterminer la valeur historique des Synoptiques, nous allons donc répondre à cette
double question : 1° Les trois premiers Évangélistes étaient-ils bien informés? 2° Étaient-
ils sincères?
223. - 1° Les trois premiers Évangélistes étaient bien informés. - Pour établir ce
premier point, un travail préliminaire s'impose : il faut étudier les documents eux-mêmes
pour savoir comment ils ont été composés. Sont-ils des récits de témoins oculaires et
auriculaires qui se bornent à rapporter exactement ce qu'ils ont vu et entendu? Ou bien
ont-ils été écrits par des historiens qui ont puisé à des, sources et utilisé d'autres
documents? Autrement dit, sont-ils œuvres de première main ou œuvres de seconde
main? Et s'ils sont œuvres de seconde main, quelle est la valeur de leurs sources? Ceux de
qui ils tiennent leurs renseignements sont-ils dignes de foi? Cette question, nous sommes
d'autant plus amenés à la poser, que les trois premiers Évangiles présentent entre eux des
ressemblances frappantes, tandis qu'ils diffèrent entièrement du quatrième. Comment
expliquer leurs rapports? Problème délicat qui n'a reçu jusqu'ici d'autre solution que celle
d'hypothèses plus ou moins acceptables. Nous allons dire un mot et du problème et des
solutions qui ont été proposées pour le résoudre.
226. - 2° Les trois premiers Évangélistes étaient sincères. - Non seulement les
Synoptiques étaient bien informés, mais ils étaient sincères. Leur sincérité ressort avec
évidence : - a) de la critique interne des Évangiles. Les récits que nous y trouvons
donnent l'impression que nous avons affaire à des gens qui rapportent les faits tels qu'ils
se sont passés, et qui disent les choses telles qu'elles sont : c'est ainsi qu'ils font d'eux-
mêmes un portrait peu flatteur ; ils n'hésitent pas à confesser leur basse extraction, à
dévoiler leur intelligence étroite et bornée, leurs faiblesses, leur lâcheté au cours de la
Passion de leur Maître, leur découragement après sa mort, leur incrédulité ; - b) du
manque d'intérêt qu'ils avaient à mentir. Les hommes ne mentent pas, généralement, si le
mensonge ne doit pas leur profiter. Mais ils songent encore bien moins à mentir s'ils
risquent de payer leur imposture de leur vie. Il est vrai qu'on peut mourir par fanatisme et
pour défendre une idée fausse. Encore faut-il cependant qu'on la croie vraie, car à moins
d'être fou, on ne ment pas pour soutenir ce qu'on croit être une erreur, ce qui ne vous est
d'aucune utilité, ce qui vous coûte et vous demande des sacrifices, et s'il n'est pas
absolument juste de conclure, avec PASCAL, qu'il faut croire « les histoires dont les
témoins se font égorger », tout au moins pouvons-nous dire qu'il n'y a pas lieu de douter
de la sincérité de semblables témoins.
Mais à quoi bon insister sur la sincérité des Évangélistes ? A notre époque, elle n'est plus
mise en doute par les critiques sérieux. Sans doute « il fut un temps, dit M. HARNACK, OÙ
l'on se croyait obligé de regarder la littérature chrétienne primitive, y compris le Nouveau
Testament, comme un tissu de mensonges et de fraudes. Ce temps est passé. » Oui, le
temps où les adversaires du christianisme accusaient les Evangélistes d'imposture et de
fraude, est bien passé, mais les attaques n'ont fait que changer de terrain, comme nous
allons le voir.
CONCLUSION. - IL est donc permis de conclure que l'Évangile selon saint Jean a une
valeur historique, comme les Synoptiques. « Sans doute l’Apôtre a pu imprimer son
cachet propre dans la manière de raconter les miracles du Sauveur, dans le choix qu'il a
fait de scènes évangéliques. Il est même incontestable que ses comptes rendus de discours
ne prétendent pas reproduire la pleine réalité, étant donné l'éloignement où l'auteur était
des faits. » Cependant « ses narrations ont beau avoir leur cachet propre, elles n'en
correspondent pas moins aux faits. Ses discours peuvent porter la marque de son esprit,
ils n'en reproduisent pas moins la pensée authentique du Sauveur. » Nous avons donc le
droit, dans! la démonstration de la divinité du christianisme, de nous appuyer sur le
quatrième-Évangile comme sur les Synoptiques.
CHAPITRE II
La divinité du Christianisme. Le Fondateur. L'Affirmation de Jésus.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
229. - Pour connaître l’origine, et par conséquent, la valeur d'une religion, il faut, avant
tout, se tourner du côté du fondateur, et lui demander qui il est.^ Personne, mieux que lui,
n'est à même de le savoir et de le dire. S'il est un Envoyé de Dieu, c'est à lui de nous le
faire connaître et de nous en apporter la preuve.
Or, l'apologiste chrétien veut démontrer : - 1° que Jésus est l’ Envoyé de Dieu, l'Oint ou
Messie, annoncé par la voix des prophètes ; - 2° que ce Messie n'est pas un Envoyé
ordinaire, qu'il est le Fils unique de Dieu, Dieu lui-môme. Il est clair que, s'il arrive à
faire cette démonstration, il aura le droit de conclure que la Révélation chrétienne est
d'origine divine.
Nous avons donc à rechercher tout d'abord si Jésus s'est bien donné pour le Messie
attendu des Juifs et pour un Messie d'une nature tout à fait transcendante, pour le Fils de
Dieu, ayant la même essence que Dieu le Père. À cette double question quelle a été la
réponse de Jésus et quelle foi devons-nous y ajouter ? D'où trois articles: - 1°
L'affirmation de Jésus sur sa messianité. 2° L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine.
3° La valeur de ce double témoignage.
230. - Nota - A vrai dire, la première question, seule, importe à l'apologiste, IL lui suffit,
en effet, de montrer que Jésus a déclaré et prouvé qu'il était un Envoyé de Dieu, qu'il était
le Messie attendu et qu'il a fondé une Église infaillible, chargée d'enseigner, jusqu'à la fin
des siècles, ce qui doit être cru et pratiqué. Ce résultat une fois acquis, il ne reste plus qu'à
écouter cette Église et à accepter les dogmes qu'elle propose à notre foi, parmi lesquels se
détache au premier rang la divinité du Christ. La seconde question sort donc du domaine
de l'apologétique ; tout au moins de l'apologétique constructive (V. N° 2). Car s'il s'agit
de l'apologétique défensive c’est une autre affaire. Les rationalistes modernes prétendent,
comme nous le verrons plus loin, non seulement que Jésus n'est pas Dieu, mais qu'il n'a
jamais revendiqué ce titre, qu'il n'a jamais eu conscience d'être Dieu, et que dès lors le
dogme n'a aucune base historique : c'est à ce point de vue, c'est-à-dire sur le terrain de
l'apologétique défensive, ou si l'on préfère, sur le terrain de l'apologie des dogmes, que
nous aurons à traiter la question dans l'article II.
231. - Jésus s'est-il donné pour le Messie prédit par les Prophètes? Que croyait-il être et
qu'a-t-il dit qu'il était1! Le seul moyen de nous éclairer sur ce point, c'est de consulter les
Évangiles et d'y recueillir son témoignage. Avant de le faire, remarquons que les
Évangiles ne sont pas considérés ici comme des écrits divinement inspirés, mais comme
de simples documents humains dont nous avons établi précédemment la valeur his-
torique.
Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour remarquer qu'il y a eu dans les
déclarations de Jésus comme une marche ascendante, et que son affirmation comporte des
degrés. Mais, qu'elle se soit traduite, soit d'une manière implicite, en raison des
circonstances de temps et de personnes, soit d'une manière explicite, il n'en est pas moins
certain qu'elle n'a jamais varié dans sa substance et que Jésus a toujours eu conscience de
sa messianité. Nous distinguerons donc entre ses affirmations implicites et ses
affirmations explicites, en insistant davantage sur les premières parce qu'il est plus facile
d'en contester le sens et la portée.
A. AFFIRMATIONS IMPLICITES. - Au début de sa vie publique, Jésus ne manifeste sa
qualité de Messie que d'une manière implicite et avec une extrême réserve. Si nous
voulons avoir le secret de sa conduite, de ses réticences, de ce que, à première vue, on
pourrait prendre pour les hésitations d'une conscience imparfaitement éclairée, il est
nécessaire que nous envisagions un instant la situation politique et religieuse de la Judée
contemporaine de Jésus.
A l'heure où commença la carrière publique du Sauveur, la nation juive était tombée sous
le joug romain ; le sceptre était sorti de Juda et, plus que jamais, l’espérance messianique
travaillait les âmes. Deux grands partis rivaux les Saducéens et les Pharisiens, se
disputaient l'influence. Les premiers, amis du pouvoir, occupaient les hautes charges du
sacerdoce mosaïque, et ils avaient surtout l'insigne privilège de choisir dans leurs rangs
celui qui devait exercer les fonctions de grand-prêtre. Les seconds, moins favorisés,
étaient un parti religieux avant tout, et se distinguaient par leur zèle outré pour
l'observation de la Loi et par leur répugnance à entrer en contact avec les païens : d'où
leur nom de Pharisiens (du grec pharisaioi, séparés). Parmi eux, un petit groupe de
fanatiques, appelés Zélotes, parce qu'ils étaient plus étroits et plus formalistes que les
autres, interprétaient la Loi avec un rigorisme insupportable. C'est de ces derniers que
Notre-Seigneur eut surtout à subir les contradictions et dont il se plut du reste à dénoncer
l'hypocrisie et l'orgueil.
L'on devine aisément que dans des sectes où les intérêts étaient si opposés, l'espérance
messianique ne se présentait pas sous le même aspect. S'accommodant assez bien-de leur
situation, les Sadducéens n'attachaient qu'un prix très minime à la venue du nouveau
royaume, et si, par orgueil national, ils souhaitaient l'indépendance de leur pays, la
sujétion leur rapportait assez de bénéfices pour ne pas courir au devant d'un boule-
versement qui pouvait ne pas tourner à leur profit. Les Pharisiens, au contraire,
supportant mal un régime qui humiliait leur orgueil et les laissait sans privilèges,
appelaient de tous leurs vœux l'avènement du Royaume attendu qui ferait de Jéhovah,
leur Dieu, le Maître de l'univers, qui mettrait surtout la nation juive à sa place, c'est-à-dire
au premier plan, et qui ferait succéder aux humiliations et aux injustices du jour les
triomphes et les réparations du lendemain. Telles étaient les aspirations de la plupart des
Juifs, mais lorsqu'il s'agissait de déterminer le caractère du futur royaume, les esprits se
divisaient. Les uns, insistant sur le côté moral et religieux, considéraient l'avènement
messianique comme le triomphe des justes, comme le grand jour où chacun recevrait
selon son mérite. Les autres, - c'était la masse, et les Apôtres partageaient cette mentalité,
- faisaient des rêves de grandeur et de prospérité matérielle, et voyaient déjà dans le
Messie un grand conquérant, un guerrier fameux qui apparaîtrait soudain sur les nuées du
ciel et ferait son entrée triomphale à Jérusalem. Jamais il n'était question d'un Messie
souffrant, libérateur des âmes, et non des corps, rachetant les fautes des hommes et
réconciliant l'humanité coupable avec Dieu.
Que, dans de telles conditions, Jésus ne se soit pas révélé brusquement le Messie, et le
Messie, tel, qu'il devait être, il n'est que trop naturel. Il ne pouvait le faire sans éveiller les
appréhensions des Sadducéens, et sans provoquer les enthousiasmes des Pharisiens et
déchaîner des manifestations et des troubles qui auraient entravé son œuvre, s'il ne
rentrait pas dans les desseins de Dieu de briser les oppositions à coup de miracles. Le
premier travail qui s'imposait, était donc de préparer les esprits à la réalité et de faire
pressentir la vérité avant de la dévoiler sans ambages.
Les choses étant telles, comme du reste l'indiquent les récits évangéliques, nous n'avons
plus à nous étonner que Jésus, au début de sa carrière, ne manifeste pas ouvertement sa
qualité de Messie, qu'il l'insinue seulement par des déclarations indirectes, par ses œuvres
et par toute son attitude. - a) Par des déclarations indirectes. C'est ainsi que, sans pro-
noncer le nom de Messie, il dit qu'il est « venu », qu'il a été « envoyé», pour prêcher
l'Évangile du royaume (Marc, I, 38), pour appeler les pécheurs (Marc, II, 17), pour
prêcher l'Évangile aux pauvres (Luc, IV, 18). Puis il commence déjà son enseignement,
mais craignant de faire briller tout d'un coup une lumière trop vive, il enveloppe sa
pensée sous les dehors énigmatiques de la parabole, dans le but d'intriguer les esprits, de
les pousser à la recherche de la vérité, se réservant d'ailleurs d'aller plus loin avec les
disciples qu'il s'est attachés, et de les instruire, en dehors de la foule. - b) Par ses œuvres.
Jésus multiplie ses miracles ; mais, pour ne pas précipiter les événements, il impose la
consigne rigoureuse de n'en point parler. Cependant il n'hésite pas à répondre aux
envoyés de saint Jean-Baptiste qui lui demandent s'il est « celui qui doit venir », que les
œuvres qu'il opère doivent être pour eux un signe évident que l'œuvre messianique
annoncée par Isaïe (XXXV, 5, b) se réalise (Luc, VII, 18, 23). - c) Par son attitude. Jésus
s'arroge des pouvoirs que n'ont jamais revendiqués les plus illustres prophètes. Il se met
au-dessus de la Loi. Il supprime le divorce toléré dans certains cas par Moïse. Il déclare
que « le Fils de l'homme»,- c'est ainsi qu'il se désignait, - était « maître du Sabbat »
(Marc, il, 28), etc.
234. - Nous savons que Jésus s'est donné pour le Messie. Mais de quelle nature ce Messie
prétendait-il être? Simple créature, quoique dépassant le commun des mortels par sa
mission, ou être divin ; homme ou Dieu. La réponse à cette nouvelle question ne peut se
trouver ailleurs que dans le témoignage de Jésus.
235. - 2° Thèse. - Jésus s'est donné four le Fils de Dieu, dans le sens strict du mot, soit
explicitement par ses paroles, soit implicitement par sa manière d'agir.
Remarques préliminaires. - 1. Il importe, avant tout, de bien comprendre le sens du
problème que nous avons à résoudre. Nos adversaires prétendent que Jésus n'est pas
Dieu, qu'il n'a jamais énoncé l'idée sacrilège qu'il fût Dieu, et que le titre de Fils de Dieu
qu'il se donne, est l'équivalent de celui de Messie. La question qui se pose donc est de
savoir si Jésus s'est vraiment déclaré Fils de Dieu dans un sens qui ne se confond pas
avec le titre de Messie. En d'autres termes, le dogme catholique qui enseigne que Notre
-Seigneur est le Fils de Dieu, le Verbe incarné, a-t-il sa racine et son fondement dans
l’affirmation de Jésus ; découle-t-il de ce que Jésus a dit de sa personne et de sa nature,
ou bien n'est-il que l'expression de ce que Jésus était, depuis le commencement, pour la
conscience chrétienne?
2. Les limites de la question étant ainsi tracées, il apparaît avec évidence que notre
proposition ne peut être démontrée que par l'affirmation personnelle de Jésus. Invoquer le
témoignage des Apôtres ou de l'Église, comme le font certains apologistes, c'est prêter
des armes à l'adversaire, - rationalistes et modernistes, - dont la tactique consiste
précisément à dire que Jésus n'a jamais voulu se faire passer pour Dieu, qu'il n'a été Dieu
que vis-à-vis de la conscience chrétienne, autrement dit, qu'il n'a été Dieu que parce que
ses disciples et les premiers chrétiens se sont figuré qu'il l'était, sans que lui-même l'eût
dit. Encore une fois, la seule preuve de la divinité de Jésus, c'est son affirmation
personnelle.
3. Comme les adversaires refusent, en général, toute valeur historique, à l'Évangile de
saint Jean, nous distinguerons les témoignages tirés de saint Jean de ceux qui se trouvent
dans les Synoptiques, et nous appuierons plus particulièrement sur ces derniers.
4. Évidemment nous ne prétendons pas que le dogme de la divinité du Christ se retrouve
dans l'enseignement de Jésus, formulé dans les termes mêmes par lesquels l'Église l'a
défini. Ce que nous soutenons seulement, c'est que le dogme est en germe et quant à la
substance, dans les Évangiles, que nous pouvons en reconnaître les linéaments, non
seulement dans l'Évangile de saint Jean dont le but était de mettre en lumière la divinité
de Jésus-Christ, mais même chez les Synoptiques.
230. - A. TÉMOIGNAGES TIRÉS DE SAINT JEAN. - Laissant de côté les passages, tels
que le Prologue, où l'Évangéliste expose ses idées personnelles sur la nature du Messie,
nous citerons rapidement les textes principaux qui contiennent un enseignement de Jésus
sur sa personne et sur ses rapports avec Dieu le Père. - a) Dans sa rencontre avec
Nicodème, Jésus déclare que « Dieu a aimé le monde au point de donner son Fils unique
» (Jean, III, 16). - b) Au chapitre v (16, 18) il est rapporté que Jésus, ayant guéri un
paralytique le jour du sabbat, fut poursuivi par les Juifs, et que « ceux-ci cherchaient à le
faire mourir, parce que, non seulement il profanait le sabbat, mais il appelait Dieu son
propre père, se faisant l'égal de Dieu». - c) Discutant un jour avec les Pharisiens, il pose
en principe que les hommes ne peuvent avoir la connaissance du Père que par
l'intermédiaire du Fils : « Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père, leur dit-il ; si vous me
connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père» (Jean, VIII, 19). Si le Père et le Fils sont
seuls à se connaître réciproquement, c'est qu'ils sont de même nature et de même dignité.
- d) Jésus va plus loin : il ne craint pas de s'identifier avec son Père : aux Juifs qui lui
posaient cette question : « Si tu es le Christ, dis-nous-le ouvertement, Jésus répondit : « Je
vous l'ai dit et vous ne me croyez pas ; les œuvres que je fais au nom de mon Père
témoignent pour moi... Moi et le Père nous sommes un. » Et les Juifs comprirent si bien
quel titre Jésus revendiquait par là, qu'ils prirent des pierres pour le lapider (Jean, X, 23-
31). - e) Ces deux idées, - que la connaissance du Père ne s'acquiert que par le Fils, et que
le Fils se confond avec le Père, - reviennent dans la bouche de Jésus, lors de son dernier
entretien avec ses Apôtres. Saint Thomas lui demandait d'indiquer le chemin qui conduit
au séjour où est le Père. Jésus lui dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie; personne ne va
au Père, si ce n'est par moi. Si vous m'aviez connu, vous connaîtriez aussi le Père. » Et
comme Philippe interrompt Jésus pour le prier de leur montrer le Père, Jésus répond : «
Depuis si longtemps je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu, Philippe! Celui qui m'a
vu, a vu le Père, comment dis-tu : montre-nous le Père? Tu ne crois pas que je suis dans
le Père et que le Père est en moi? » (Jean, XIV, 5,10).
Les déclarations de Jésus sur sa nature, sur son union substantielle avec le Père sont donc
bien claires dans le quatrième Évangile, mais il n'est pas besoin d'insister, puisque aussi
bien nos adversaires ne discutent pas le sens de ces textes et ne rejettent que l'autorité
historique du livre.
Conclusion. - Qu'il s'agisse donc de ses déclarations ou de ses actes, Jésus se présente uni
à Dieu d'une manière si étroite ; il revendique une telle participation aux pouvoirs et aux
privilèges de Dieu que ses prétentions seraient vraiment incompréhensibles, s'il était
étranger à la nature divine. Pour parler ainsi, pour agir ainsi, il fallait qu'il eût pleine
conscience que Dieu était en lui, non pas seulement par sa puissance et sa vertu, mais par
sa nature et son essence ; en un mot, il fallait qu'il fût Dieu. Nous pouvons conclure par
conséquent, même à n'écouter que le. témoignage des Synoptiques, que la Divinité de
Jésus-Christ repose sur une base solide, et qu'il n'y a pas solution de continuité entre le
fait historique et son interprétation, entre l'affirmation de Jésus et le dogme défini par
l'Église
238. - Dans les deux articles qui précèdent, nous avons recueilli le témoignage de Jésus
sur sa personne. Nous avons vu qu'il s'était affirmé Messie, Fils de Dieu. Cela ne suffit
pas, car il est évident qu'un témoignage ne vaut que ce que vaut le témoin. Or trois
hypothèses sont possibles. Ou bien le témoin manque de sincérité et veut nous tromper.
Ou bien il se méprend et s'illusionne sur son propre cas. Ou bien il sait la vérité et veut la
dire. Donc, ou imposteur, ou illusionné, ou véridique, telles sont les trois alternatives
entre lesquelles il faut choisir. Nous prouverons qu'il faut écarter les deux premières et
retenir la troisième.
1° Jésus n'était pas un imposteur. - Jésus a-t-il trompé? Lorsqu'il affirmait qu'il était le
Messie, File de Dieu, Jésus avait-il conscience de ne pas être ce qu'il disait être? Mentait-
il? Les critiques contemporains sont trop pénétrés de la grandeur morale du Christ pour
s'arrêter à une hypothèse aussi injurieuse. Tous reconnaissent que la loyauté et l'humilité
de Jésus le mettent au-dessus de tout soupçon. - a) Sa loyauté. S'il est, en effet, une
qualité à laquelle Jésus attache le plus grand prix, c'est bien la franchise, au point qu'on a
pu le trouver dur pour ceux qui ne l'ont pas, pour ceux dont l'extérieur est en désaccord
avec l'intérieur, dont les paroles ne traduisent pas les sentiments de l'âme, disons le mot,
pour les hypocrites. Personne n'a flagellé ce vice plus que lui, et n'a dénoncé avec tant de
véhémence la souillure du dedans qui se cache sous la propreté du dehors : « Malheur à
vous ! dit-il aux scribes et aux pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des
sépulcres blanchis qui paraissent beaux au dehors et qui, au dedans, sont pleins
d'ossements de mort et de toute espèce d'impuretés. Vous de même, au dehors, vous
paraissez justes aux hommes mais au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. »
(Mat., XXIII, 27, 28). Et Jésus professe un amour tel de la droiture, il veut l'inculquer si
profondément dans l'âme de ses disciples qu'il leur défend le serment, devenu désormais
inutile, en raison de la confiance réciproque que chacun doit avoir dans la parole de son
semblable. « Moi je vous dis de ne point jurer du tout... Que votre parole soit oui, oui,
non, non» (Mat., V, 34, 37). - b) Son humilité. Supposer que Jésus voulut se faire passer
pour le Messie et le Fils de Dieu, alors qu'il aurait eu conscience de ne pas l'être, c'est
l'accuser d'un orgueil extravagant, dont il doit être facile de retrouver d'autres traces dans
les Évangiles. Or qu'on lise ceux-ci avec attention, et l'on sera frappé, au contraire, de
l'insistance que Jésus met à prêcher l'humilité par le discours et par l'exemple. Il n'est pas
moins dur pour l'orgueil que pour l'hypocrisie,: il cingle de ses traits acérés qui
recherchent partout les premières places, qui se laissent guider dans leurs actes par
l'ostentation et le désir de paraître. Les Scribes et les Pharisiens, dit-il à ses disciples, «
font toutes leurs actions pour être vus des hommes... Ils aiment la première place dans les
festins, les premiers sièges dans les synagogues, les salutations dans les places publiques,
et à s'entendre appeler par les hommes Rabbi. » (Mat., XXIII, 6-7). « Gardez-vous, dit-il
ailleurs à ceux qui veulent être ses disciples, de faire vos bonnes œuvres devant les
hommes, pour être vus d'eux... Quand vous faites l'aumône, ne sonnez pas de la trompette
devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être
honorés des hommes.» (Mat., VI, 1, 2). Une autre fois il présente le modèle du publicain
contrit et humilié devant Dieu (Luc, XVIII, 9, 14). Lui-même déclare qu'il est venu pour
servir et non pour être servi. I1 se dérobe à l'enthousiasme des foules qui veulent le
proclamer roi. Or une telle conduite est incompatible avec l'excès d'orgueil qui l'aurait
poussé à se dire le Messie, le Fils de Dieu, le futur Juge de l'humanité.
Nous ne faisons appel ici qu'à deux vertus du Christ qui s'opposent plus directement à
l'hypocrisie et à l'orgueil présupposés nécessairement par l'hypothèse qui veut faire passer
Jésus pour un imposteur. Nous pourrions invoquer toutes ses autres vertus, sa personne
morale tout entière, sa sainteté incomparable qui ne connaît pas la moindre défaillance,
mais à quoi bon insister, puisque aussi bien on ne prend plus au sérieux les railleries de
VOLTAIRE et des Encyclopédistes qui regardaient Jésus comme un fourbe et les Apôtres,
comme des faussaires qui auraient inventé les miracles de l'Évangile dans le but de faire
adorer leur Maître.
239. - 2° Jésus n'est pas un illusionné. - Jésus n'a pas voulu tromper mais il a pu se
tromper. Il a pu se faire illusion sur sa personne et tromper sans le vouloir. C'est à cette
seconde hypothèse que se rallient, de nos jours, les adversaires de la divinité du Christ.
Partant de ce principe a priori que le surnaturel n'existe pas et qu'il n'y a pas d'Envoyé
divin, les rationalistes modernes concluent que Jésus a été victime de l'illusion et qu'il est
une sorte d'halluciné. Nous avons eu l'occasion déjà (N° 234) de signaler comment le plus
habile d'entre eux décrit les états d'âme par lesquels le Sauveur serait soi-disant passé
pour arriver à la conscience de sa messianité. Au point de départ, il suppose « la
conviction profonde» que Jésus avait « de son union intime avec Dieu », union telle qu'il
« se croyait avec Dieu dans les relations d'un fils avec son père, bien plus, qu'il se croyait,
à un degré unique et incomparablement au-dessus des autres hommes, le Fils de Dieu. » «
Dieu est en lui, il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il dit de son Père... Il se
croit en rapport direct avec Dieu, il se croit Fils de Dieu. » Et alors convaincu qu'il était le
« Fils de Dieu, Jésus se sentit aussitôt la mission de faire participer tous les hommes à sa
filiation divine, en leur apprenant à connaître Dieu comme leur Père et à recourir à lui
comme des fils. » A partir de ce jour, où il « se proposa de créer un état nouveau de l'hu-
manité», où son « idée fondamentale» fut « l'établissement du royaume de Dieu», Jésus
accepte le rôle de Messie. Et comme tout aussitôt il se heurta à l'opposition violente des
pharisiens, il comprit qu'avant d'être le Messie triomphant et d'être appelé à la fonction
glorieuse de Juge suprême de l'humanité, il devait passer par la souffrance et la mort.
Assurément cette psychologie de l'âme de Jésus ne manque pas de savoir-faire, mais les
conceptions de RENAN sont plus ingénieuses que solides. Nulle part, en effet, dans les
Évangiles, on ne découvre les traces d'une pareille évolution dans les idées de Jésus. C'est
à partir du premier instant de sa vie publique, qu'il a conscience d'être le Messie, et s'il y
a évolution, ce n'est pas dans la pensée de Jésus, mais dans la manière de l'exprimer, ou
plutôt, la foi de Jésus en sa mission reste à chaque instant la même ; c qui se développe et
progresse, c'est la conviction qui se fait dans l'âme de ses disciples et de ses auditeurs.
Mais écoutons, pour répondre à RENAN, un des représentants les plus fameux du
protestantisme libéral en France : « Jésus, écrit M. STAPFER, s'est dit Messie. Cela est
prouvé, cela est certain. Comment en est-il arrivé là? Y a-t-il eu folie, oui ou non? Telle
est, nous semble-t-il, la seule alternative qui se pose désormais entre les croyants et les
non-croyants. » « Renan a dit : Jésus, enivré par le succès, s'est cru le Messie. Il était sain
d'esprit au commencement de son ministère, il ne l'était plus à la fin, et son histoire, telle
que la raconte Renan, est, malgré les ménagements qu'il y apporte, l'histoire de la
surexcitation croissante d'un homme qui a commencé par le bon sens, la clairvoyance, la
santé morale d'un noble et beau génie, et qui a fini par une exaltation maladive voisine de
la démence. Le mot folie n'a pas été écrit par Renan, mais la pensée se trouve exprimée à
chaque page. Eh bien, les faits s'opposent à cette explication. » « Ce qui frappe au
contraire» en Jésus, « plus on l'étudié de près, c'est sa possession de lui-même, sa
clairvoyance, son absence complète d'illusion . » IL est extrêmement remarquable que la
foi de Jésus en lui-même et en son œuvre reste absolument identique à elle-même Cette
confiance inébranlable de Jésus en son œuvre, en son Père et en lui-même est
certainement surnaturelle... Il y a dans cette assurance qu'aucun événement extérieur ne
trouble, une preuve d'une force énorme de la nature divine de Jésus . » (E. STAPFER).
DÉVELOPPEMENT
L'argument prophétique.
240.- Préliminaire. - Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Jésus s'était donné
pour le Messie prédit par les prophètes. Quelque de foi que puisse être la parole d'un
homme que recommandent par ailleurs la sainteté de sa vie et la sublimité de sa doctrine,
il n'en reste pas moins qu'une telle affirmation demande à être contrôlée.
Si Jésus est un Envoyé divin, il doit nous apporter des marques non équivoques de sa
mission divine, telles que prophéties et miracles. Mais, avant tout, si Jésus est l'Envoyé
divin annoncé par les prophètes, il doit réaliser dans sa personne et dans son œuvre les
prophéties faites à son sujet ; il faut qu'il y ait relation étroite entre l'Ancien et le Nouveau
Testament, que l'un s'explique par l'autre, que le second confirme le premier.
241. - 1° Adversaires. - L'argument tiré des prophéties a deux sortes d'adversaires. Les
uns nient l'existence même des prophéties. Les autres en contestent la réalisation en
Jésus.
B. DANS LA SECONDE CATÉGORIE d'adversaires il faut ranger les Juifs qui, tout en
reconnaissant l'existence des prophéties messianiques, n'admettent pas qu'elles se soient
réalisées en Jésus. Pour prétendre le contraire, il faudrait, selon eux, détourner les
prophéties de leur sens naturel et les interpréter en dehors de leur contexte. C'est pourquoi
- et c'est encore SABATIER qui nous le dit - « les Juifs, d'après leur exégèse, ont bien pu ne
pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu'ils attendaient, puisqu'ils n'auraient pu
croire eu lui qu'en renonçant aux espérances politiques et nationales que leurs livres leur
avaient données. Il est permis de dire que les prophéties messianiques, en tant qu'elles ont
un sens historique et grammatical, n'ont jamais été accomplies, et qu'elles n'ont paru l'être
dans la vie, l'enseignement, la mort de Jésus-Christ et le merveilleux développement de
son œuvre, que suivant un sens que certainement elles n'avaient pas dans l'esprit de ceux
qui les avaient prononcées tout d'abord. »
Comme on le voit, les prophéties ont un double objet. Elles concernent soit le royaume
futur, soit le Roi qui instaurera et régira le royaume.
Conclusion. - Ainsi, le rôle des prophètes au sujet du royaume à venir fut double. - Leur
première mission fut de garder intacte chez le peuple juif la foi en un Dieu unique, et de
maintenir l'adoration exclusive de Jahvé. - La seconde mission qui fut réservée, d'une
manière plus spéciale, aux prophètes proprement dits, fut d'annoncer, pour un avenir plus
ou moins rapproché, un ordre nouveau, une religion spirituelle qui ferait une plus large
part au culte intérieur, une religion non plus nationale et restreinte au peuple juif, mais
universelle, à laquelle tous les hommes seraient appelés, et qui serait ainsi comme le
complément de l'antique religion juive.
B. SA NAISSANCE. - 1. La date. Le Messie ne viendra pas avant que le sceptre soit sorti
de Juda (Gen., XLIX, 10) : voilà déjà une indication très précieuse ; mais la célèbre
prophétie de Daniel est autrement précise, puisqu'elle fixe l'époque de la venue du Christ,
cinq siècles avant l'événement : « Depuis l'ordre donné pour rebâtir Jérusalem, dit le
prophète DANIEL, jusqu'au Christ chef, il y aura sept semaines et soixante-deux
semaines... Et après soixante-deux semaines, le Christ sera mis à mort» (Dan., IX, 25-26).
Suivant les paroles du prophète Daniel qui tient son inspiration de l'ange Gabriel, le
Messie sera mis à mort dans la semaine qui viendra lorsque sept semaines et soixante-
deux semaines, c'est-à-dire soixante-neuf semaines (d'années), seront écoulées après le
décret relatif à la reconstruction de Jérusalem : ce qui nous donne le chiffre approximatif
de 486 ans. Or en retranchant 33 ans, - âge probable du Christ à sa mort, - de 486, on
obtient l'année 453 qui nous conduit en plein règne d'Artaxerxés Longuemain, auteur de
l'édit permettant de rebâtir Jérusalem. - 2. Le lieu. Le Messie doit naître à Bethléem,
d'après le prophète MICHÉE : « Et toi, Bethléem Ephrata, tu es petite entre les mille de
Juda ; de toi sortira celui qui dominera sur Israël, et dont l'origine est dès le
commencement; dès les jours de l'éternité. » (Michée, V, 2). - 3. Le caractère miraculeux
de sa naissance : « Une vierge concevra, est-il dit dans ISAÏE (VII, 14), et elle enfantera
un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel. »
C. SES FONCTIONS. - Le Messie exercera la triple fonction de roi, de prêtre et de
prophète : - 1. Le Messie sera roi ; comme les autres rois, il sera appelé et sera, d'une
manière plus éminente, le Fils de Dieu (Ps., II, 7) ; mais sa royauté sera toute spirituelle
(Is., XLIX, 6) et pacifique ; il sera le « Prince de la paix » (Is., IX, 5). - 2. Le Messie sera
prêtre. Ainsi le dépeint DAVID dans un de ses psaumes (CX, 1-5). « Le Seigneur a dit à
mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je fasse ramper vos ennemis à
vos pieds... Le Seigneur l'a juré, il ne se rétractera point : vous êtes prêtre pour toujours
selon l'ordre de Melchisédech. » Les anciens docteurs juifs ont reconnu dans ces paroles
du Roi-prophète les traits du Messie. - 3. Le Messie sera prophète (Deut., XVIII, 15 ; Is.,
LXI, 1).
251. - 2° L'œuvre de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. - Est-il vrai que
Jésus a établi le royaume attendu et qu'il a ainsi réalisé l'espérance messianique?
L'histoire est là pour nous attester que Jésus-Christ a vraiment fondé une religion dont les
racines plongent dans le judaïsme, une religion qui peut être considérée comme la
continuation et le perfectionnement de la religion mosaïque. Sans doute, il n'a pas établi
le royaume temporel que les Juifs, avides de jouissances matérielles, avaient entrevu dans
leurs rêves de grandeur terrestre, mais il a fondé le vrai royaume, celui où Dieu régnerait
et étendrait sa domination spirituelle sur les âmes. Mais est-il vrai, se demandera-t-on
peut-être, que celui-là même, le règne du vrai Dieu, se soit implanté de la manière que
l'annonçaient les prophètes? Il semble bien qu'il ne soit pas difficile d'en faire la
démonstration. - 1. Remarquons d'abord, que la diffusion du culte de Jahvé au milieu du
monde, a eu Israël pour intermédiaire, comme il était prédit. Le christianisme n'a-t-il pas
été propagé par douze fils d'Israël? Il est vrai que, pour accomplir leur œuvre, ils ont dû
rompre avec de nombreuses exigences de l'Ancienne Loi. Pour rendre la religion chré-
tienne accessible à tous les peuples, ils ont dû se débarrasser des observances légales et
attacher plus de prix au culte intérieur consistant dans le respect et surtout l'amour de
Dieu. Mais précisément les prophètes leur avaient préparé la voie. Il en est, en effet,
parmi eux, qui, dans leurs perspectives d'avenir, considèrent déjà comme secondaires les
formes liturgiques du. judaïsme et qui renoncent aux objets les plus sacrés du culte
israélite : c'est ainsi que JÉRÉMIE prévoit le jour où, non seulement il n'y aura plus d'arche
d'alliance, mais où le temple de Jérusalem pourra disparaître comme celui de Silo (Jér.,
VII, 12, 15). - 2. Il est certain, d'autre part, que le monothéisme a depuis longtemps
franchi les limites de la Judée, et il est permis de dire, sans exagération, que, si la religion
chrétienne n'est pas devenue la religion de tout l'univers, elle est au moins répandue par
tout l’univers et elle s'est implantée parmi les nations les plus civilisées.
Avant de conclure, nous avons à nous demander si les oracles qui annonçaient le Messie
remplissent les conditions de la prophétie proprement dite (Nos 172 et 173). Étaient-ils la
prévision certaine et l'annonce de choses futures qui ne peuvent être connues par les
causes naturelles? Il est facile de démontrer que les oracles messianiques avaient les
caractères requis pour être de véritables prophéties. - a) Ils étaient d'abord des prédictions
certaines, et non conjecturales. La preuve en est que l'attente messianique était générale,
comme en témoignent les Évangiles et même les auteurs profanes : juifs et païens. - b) Ils
étaient l'annonce de choses futures. Il est certain que les livres prophétiques existaient
plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, puisqu'ils se trouvent dans la version alexandrine
des Septante commencée au IIIe siècle et terminée vers 130 avant Jésus Christ. Même les
rationalistes qui contestent l'authenticité de la seconde partie d'Isaïe et reportent la
prophétie de Daniel beaucoup plus tard, ne mettent pas en doute l'existence des livres
prophétiques avant l'avènement de Jésus, et ils admettent que, du moins dans l'ensemble,
ils ont été composés entre le IXe et le Ve siècle avant Notre-Seigneur. Les prophéties n'ont
donc pas été forgées après coup. - 3. Ils étaient l'annonce de choses futures qui ne
pouvaient être connues par des causes naturelles. Qu'il s'agisse du règne de Dieu lui-
même ou du Roi qui devait en être le fondateur, aucune cause naturelle ne pouvait les
faire entrevoir cinq siècles à l'avance.
Conclusion. - Il est donc permis de conclure : - 1. qu'il y a dans l'Ancien Testament de
véritables prophéties messianiques ; et - 2. que Jésus les a réalisées dans sa personne et
dans son œuvre, si bien qu'on peut accepter cet adage connu de l'École :
Novum Testamentum in Veteri latet.
Vetus Testamentum in Novo latet.
Il est bien vrai que le Nouveau Testament se trouve déjà en germe dans l'Ancien, et que
l'Ancien à son tour ne s'explique que par le Nouveau.
Réponse. - La thèse rationaliste qui prétend trouver dans l'évolution une explication très
simple des prophéties messianiques, est fausse à son point de départ et à son point
d'arrivée.
1. AU POINT DE DÉPART, elle suppose que l'origine du monothéisme s'explique par des
causes naturelles. Or ceci est en contradiction avec les faits. - 1) Notons tout d'abord que
les prophètes sont les premiers à avouer qu'ils n'exposent pas leur propre doctrine, mais
ce qu'ils ont appris par révélation. Ainsi AMOS déclare qu'il a été envoyé par le Seigneur «
comme prophète vers le peuple d'Israël » (Amos, VII, 15) ; JÉRÉMIE dit que ses paroles
sont celles de Dieu ( Jér., I, 2). Du reste, il suffit de les lire pour se convaincre aussitôt
qu'ils n'argumentent pas comme des philosophes, mais qu'ils parlent en voyants et
décrivent ce que Dieu leur manifeste. - 2) En dehors du propre témoignage des prophètes,
le principe de l'évolution, c'est-à-dire la loi du déterminisme qui veut que les mêmes
causes placées dans les mêmes conditions produisent les mêmes effets, n'explique pas
pourquoi le peuple d'Israël seul a eu des prophètes, tandis que les peuples voisins, de
même race, de même origine, de même climat comme les Iduméens, n'en ont pas eu, ou
n'ont eu que des devins, qui n'avaient pas de plus grande importance que nos
somnambules modernes. Le monothéisme des prophètes n'est donc pas explicable par une
cause naturelle (V. N° 213).- 3) IL n'est pas plus juste de prétendre que les prophètes
prirent un grand ascendant sur leurs contemporains parce qu'ils surent entrer dans leurs
idées et flatter leurs rêves. En prêchant le monothéisme, ils allaient au contraire, contre
leurs instincts charnels et leurs passions qui les entraînaient si souvent vers l'idolâtrie. En
annonçant que le culte du vrai Dieu, de leur Dieu à eux, s'étendrait un jour à toutes les
nations de l'univers, ils ne leur étaient pas plus agréables, tant il répugnait à ce peuple si
particulariste et si exclusif, de partager ses privilèges avec les Gentils qu'il détestait.
2. LE POINT D'ARRIVÉE de la thèse rationaliste n'est pas plus solide. L'on soutient que
l'idée messianique, une fois jetée dans la circulation par les prophètes, y a travaillé à la
manière d'une idée-force qui s'est emparée des esprits, les a échauffés et y a produit une
telle effervescence que l'idée a fini par se résoudre en fait. Or tout ceci est encore
contraire à l'histoire. Le règne des prophètes n'a duré qu'un peu plus de quatre siècles ;
leur voix qui annonçait l'établissement du royaume messianique s'est fait entendre du IX e
au Ve siècle avant Jésus-Christ ; puis tout d'un coup elle s'est tue et, pendant quatre
siècles, elle est restée muette. Il n'y a donc pas eu progrès, développement de l'idée,
comme le voudrait la loi de l'évolution. Les rationalistes devraient donc nous expliquer
comment le mouvement d'opinion, la marche de l'idée, le prophétisme, en un mot, s'arrête
tout d'un coup pendant quatre cents ans, et ne reprend son évolution qu'à l'avènement de
Jésus. Et non seulement l’idée ne progresse pas ; au lieu de se développer et de se
préciser, elle dévie de la pensée des prophètes. Ceux-ci avaient parlé d'une religion de
l'avenir plus spirituelle et plus élevée, d'un culte du cœur où l'amour de Dieu et de la
justice tiendraient une plus large place, et pendant quatre siècles, les Juifs se cantonnent
dans un ritualisme étroit, dans une foule d'observances mesquines qui faussent les
conceptions prophétiques. Les prophètes avaient annoncé le règne universel de Dieu, et
les Juifs pratiquent, comme nous l'avons dit plus haut, un exclusivisme jaloux, ne traitant
pas avec les autres peuples, les méprisant et en étant méprisés, s'attachant à la partie
matérielle des prophéties, au point qu'ils ne surent jamais y renoncer, pas même lorsque
l'espérance messianique se présenta devant eux comme un fait accompli.
Concluons donc que la théorie de l'évolution ne rend pas compte de l'existence des
prophéties messianiques, et que la seule explication qui reste valable c'est la révélation
divine.
253. - 2° Mais si tant est, objectent encore les rationalistes, qu'il y a eu des prophéties
messianiques, elles ne se sont pas réalisées. Les Juifs n'ont connu ni la félicité temporelle
ni le rétablissement du royaume d'Israël que les prophètes leur avaient prédits. Tout au
contraire, ils ont vu la destruction de leur temple, la ruine de Jérusalem et leur dispersion
à travers le monde.
254. - 3° Si les prophéties avaient été claires, les Juifs n'auraient pas refusé en si grand
nombre de reconnaître le Messie qu'ils attendaient.
Réponse- - Remarquons d'abord que, si Jésus n'avait pas été persécuté et rejeté par les
siens, s'il n'avait pas été mis à mort par eux, - bref, s'il avait été reconnu par le peuple juif,
- il ne serait pas le Messie, puisque les oracles messianiques qui annonçaient ces
différents points, ne se seraient pas réalisés.
Malgré cela, l'on a toujours le droit de se demander comment les Juifs ont pu se tromper
en si grand nombre sur l'interprétation des prophéties, et comment il se fait que les uns se
sont convertis au christianisme, tandis que les autres se sont obstinés dans le judaïsme. - «
Les Israélites, dit l'abbé DE BROGLIE, qui ont résisté à la lumière de l'Évangile, ceux qui
n'ont pas voulu recevoir le Messie, s'étaient attachés d'avance à la conception d'un
royaume temporel ; ils s'y étaient tellement attachés qu'ils ne voulaient point s'en
déprendre. Ils tinrent à cette conception au point de tout sacrifier, et, dès qu'ils virent que
le Sauveur s'écartait de leur pensée, ils le rejetèrent.
Les Apôtres, au contraire, et les premiers disciples du Christ, avec cette même
conception, avaient l'esprit plus simple, plus soumis et plus docile. Ils avaient reconnu en
Jésus-Christ le caractère du Messie ; et saisis d'admiration par sa sainteté, par sa sagesse,
par ses œuvres incomparables, certains qu'il était le Fils de Dieu, ils sacrifièrent leur
propre pensée à son enseignement. Ils se dirent : « Voilà comment nous comprenions les
prophéties, mais peut-être nous nous trompions. Et, avec répugnance, sans doute avec
peine, en sacrifiant leur propre jugement, ils acceptèrent dans leur vrai sens les paroles de
Notre-Seigneur. Ils avaient résisté d'abord : ils se soumirent et l'événement leur donna
raison. »
BIBLIOGRAPHIE. - TOUZARD, art. La religion juive (Dict. d'Alès) ; Sur l'étude des
prophètes de l’Ancien Testament (Rev. pr. d'Ap. 1907-1908) ; L'argument prophétique
(Bloud). - Abbé DE BROGLIE, Questions bibliques ; Les prophéties messianiques (Bloud).
- S. PROTIN, L'argument prophétique (Rev. Augustinienne, 15 octobre 1909). - Mgr PELT,
Histoire de l'Ancien Testament (Lecoffre). - Mgr MEIGNAN, Les Prophètes d'Israël et le
Messie. - CONDAMIN, Le livre d'Isaïe (Lecoffre). - LAGRANGE, Le Messianisme chez les
Juifs (Gabalda). - LE HIR, Les prophètes d'Israël. - Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-
Christ (Palmé). - Abbé FRÉMONT, La divinité de Jésus-Christ et la libre-pensée (Bloud).
-HUGUENY, Critique et catholique (Letouzey). - BOSSUET, Discours sur l'Histoire
universelle, 2e partie, chap. IV. - LACORDAIRE, 41e conférence. - MONSABRÉ, Introduction
au dogme catholique, 16e et 17e conférences. -A. NICOLAS, Études philosophiques sur le
christianisme, t. II (Vaton). - TANQUEREY, Théologie fondamentale. - VALVEKENS, Foi et
raison (de Meester).
CHAPITRE IV. - Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses miracles
et par sa Résurrection.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
Pour prouver qu'il disait vrai lorsqu'il affirmait qu'il était le Messie (voir chapitre II),
Jésus ne s'est pas borné à réaliser en sa personne et en son œuvre les prophéties de
l'Ancien Testament ; il a voulu encore appuyer sa parole par des signes propres à
authentiquer sa mission et à en démontrer l'origine divine. Ces signes sont : 1° les
prophéties ; 2° les miracles ; et 3° le miracle suprême de sa résurrection. Nous traiterons
ces trois points dans les trois articles qui suivent.
Trois choses sont nécessaires pour que les prophéties de Jésus aient la valeur d'un signe
confirmatif de son affirmation. Il faut : 1° que les prédictions qu'il a faites se soient
réalisées ; 2° que ces prédictions remplissent les conditions de la vraie prophétie ; et 3°
qu'elles aient été faites en confirmation de sa parole, ou si l'on veut, de la vérité de sa
mission.
255. - Tous les Évangélistes sont d'accord pour attribuer à Jésus le don de prophétie, la
faculté de deviner les secrets des cœurs et de lire dans l'avenir. D'après, leur commun
témoignage, Jésus a fait des prophéties relatives : - 1° à lui-même ;. - 2° à ses disciples ; -
3° aux destinées de l'Église et des Juifs ; - 4° à la ruine de Jérusalem et du temple et à la
fin du monde.
256. - 2° Relativement à ses disciples. - Jésus a prédit la trahison de Judas, la fuite des
Apôtres et le triple reniement de Pierre. Au cours de la célébration de la Cène, Jésus
annonce ainsi ce qui doit arriver : « Et pendant qu'ils mangeaient, il dit : En vérité, je
vous le dis, l'un de vous trahira ... Vous serez tous scandalisés cette nuit à mon sujet. Car
il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais après
que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre, prenant la parole, lui dit :
Quand même tous seraient scandalisés à votre sujet, moi je ne serai jamais scandalisé.
Jésus lui dit : En vérité, je te le dis, cette nuit même, avant que le coq chante, tu me
renieras trois fois (Mat., XXVI, 21, 31-34). - Jésus annonce aux Apôtres les persécutions
qui les attendent, « Mettez-vous en garde contre les hommes : car ils vous livreront aux
tribunaux, et ils vous flagelleront dans leurs synagogues, et vous serez traduits à cause de
moi, devant les gouverneurs et devant les rois, pour servir de témoignage à eux et aux
nations. » (Mat., X, 17, 18). - Jésus prédit à Pierre son futur martyre, et lui annonce « par
quelle mort il devait glorifier Dieu. » (Jean, XXI, 18, 19). - Que l'avenir ait réalisé ces
prédictions, les événements sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'insister.
259. - 1° Les prédictions de Jésus sont de vraies prophéties. - Les prédictions dont
nous venons de parler remplissent toutes les conditions de la prophétie. Elles sont, en
effet : - a) des prédictions certaines, et non conjecturales. Elles annoncent des
événements d'une façon claire, et non ambiguë : ainsi, Jésus prédit, non seulement sa
mort prochaine, mais les circonstances qui doivent la précéder ; - b) des prédictions de
choses futures. Pour dire le contraire, il faudrait prétendre que les Évangélistes auraient
fabriqué les prophéties après coup, qu'ils seraient des imposteurs et que leur témoignage
n'est pas digne de foi. Or nous avons établi précédemment qu'ils sont des historiens
sincères et que leur témoignage, considéré du seul point de vue humain, est recevable ; -
c) des prédictions de choses futures qui ne pouvaient être connues par des causes
naturelles: il s'agissait d'événements qui dépendaient de la liberté humaine, de futurs
contingents que Dieu seul pouvait connaître. Les rationalistes objectent, il est vrai, que
Jésus, connaissant, d'une part, la haine et la jalousie des Pharisiens, et de l'autre, la
timidité de ses Apôtres, pouvait parfaitement prévoir qu'il serait mis à mort par ses
adversaires et abandonné par les siens. Dans une certaine mesure, l'hypothèse est admis-
sible, mais si, à la rigueur, Jésus pouvait prévoir sa condamnation et la lâcheté de ses
disciples, il ne pouvait pas connaître les détails de sa passion et de sa mort. En dehors de
là, comment Jésus aurait-il pu conjecturer les admirables destinées de son Église et la
ruine de Jérusalem et du temple?
260. - 2° Objection. - A cette dernière prédiction les rationalistes et les modernistes
objectent deux choses. - a) D'un côté, ils prétendent que la prophétie sur la ruine de
Jérusalem est l’œuvre des Évangélistes qui, écrivant après l'événement, attribuèrent à
Jésus une prédiction qu'il n'avait jamais faite. - b) De l’autre, s'appuyant sur ce passage :
« En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera point que toutes ces choses
n'arrivent» (Mat., XXIV, 34), et soutenant qu'il s'applique à la fin du monde dont il venait
d'être question, ils déclarent que Jésus a commis une erreur manifeste, puisqu'il a donné
la fin du monde, ainsi que son glorieux avènement ou parousie, comme des faits
imminents et dont la génération à laquelle il s'adressait devait être témoin.
Réponse. - Ne dissimulons pas que les passages qui rapportent la double prédiction de
Jésus sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde sont de ceux dont l'exégèse est loin
d'être facile. - a) Quant à la première attaque qui porte sur l’ensemble du passage et qui
accuse les Evangélistes d'avoir forgé eux-mêmes la prophétie, elle ne résiste pas à
l'examen. On ne saurait prétendre que nous sommes on présence de prédictions faites
après coup, car il y a dans les récits un tel enchevêtrement de faits, une confusion de
choses qui ne se comprendrait pas si la rédaction avait été faite après l'événement. Si les
Évangélistes avaient écrit après la ruine de Jérusalem, ils auraient distingué mieux entre
la ruine de Jérusalem et la fin du monde, et ils auraient indiqué avec plus de clarté
l'événement dont ils donnaient les signes précurseurs. - Par ailleurs, l'historien EUSÈBE
(Hist. eccl., III, 5, 3) nous apprend que les chrétiens de la Judée se souvinrent de la
prédiction de Jésus, lorsqu'ils virent les Romains s'approcher, qu'ils s'enfuirent en grand
nombre à Pella, de l'autre côté du Jourdain, et qu'ils échappèrent ainsi aux horreurs de
l'invasion.
b) Quant à la seconde attaque des rationalistes et des modernistes qui prétendent que
Jésus a donné la fin du monde comme imminente, et que par conséquent il a commis une
erreur, elle n'a pas plus sa raison d'être. Sans doute il y aurait erreur si les paroles de Jésus
« cette génération ne passera pas que ces choses n'arrivent», s'appliquaient à la fin du
monde, mais il n'en est pas ainsi. C'est en effet une règle élémentaire d'exégèse que les
passages obscurs doivent être interprétés d'après les autres plus intelligibles. Or, dans le
même discours, Jésus déclare que le jour du jugement n'est connu de personne, sauf de
Dieu (Mat., XXIV, 36) ; il déclare, en outre, qu'avant la fin du monde l'Évangile doit être
prêché dans le monde entier, et à toutes les nations (Mat., XXIV, 14). Voilà donc deux
passages qui, dans l'hypothèse rationaliste, seraient en contradiction flagrante avec la
première prédiction. Est-il admissible que, d'un côté, Jésus affirme que la fin du monde
est proche, quand, de l'autre côté, il déclare qu'il n'en connaît pas l'époque et qu'elle n'aura
pas lieu avant que l'Évangile soit prêché dans le monde entier c'est-à-dire avant un laps de
temps forcément de grande étendue. Il s'ensuit que ces paroles « Cette génération ne
passera pas... » doivent s'entendre de la destruction de Jérusalem, et non de la fin du
monde et de son glorieux avènement.
Concluons avec le P. LEMONNYER que : « ni Jésus n'a annoncé, ni les Synoptiques ne lui
font dire que son avènement glorieux et la fin du monde se produiront du vivant de ceux
qui l'écoutaient ou même dans un avenir prochain. Peut-être cependant quelques-unes de
ses paroles, mal comprises des premiers chrétiens, ont-elles contribué, sous l'action
d'idées et de sentiments où Jésus n'était pour rien, à former l'état d'esprit que les écrits
apostoliques nous révèlent touchant la parousie... Il reste simplement ceci, que Jésus n'a
pas cru nécessaire de mettre au point, par des déclarations précises et tout à fait claires,
les préoccupations eschatologiques de ses disciples immédiats... L'on dirait qu'il s'est
appliqué à les mettre dans une complète et vive incertitude touchant la date, lointaine ou
toute proche, de son retour, multipliant à la fois les appels à la vigilance et à la fidélité. »
(Art. Fin du monde. Dict. d'Alès.)
261. - Les prophéties faites par Jésus sont en connexion étroite avec sa mission. C'est
pour prouver l'origine divine de celle-ci, et par conséquent, la vérité de son affirmation,
que Jésus prophétise. Plusieurs fois il en fait la déclaration formelle à ses Apôtres. Ainsi,
après avoir prédit la trahison de Judas, il déclare : « Dès maintenant, je vous le dis, avant
que la chose arrive, afin que, lorsqu'elle sera arrivée, vous croyiez à ce que je suis.
»(Jean, XIII, 19). de même, après leur avoir annoncé les persécutions qui les attendent, il
ajoute : « Je vous ai dit ces choses, afin que. lorsque l'heure en sera venue, vous vous
souveniez que je vous les ai dites. » . (Jean, XVI, 4). Comme on le voit, Jésus indique
clairement le but qu'il se propose par ses prophéties: il veut que les Apôtres croient plus
fermement à sa parole et à son origine divine, lorsqu'ils verront ses prédictions se réaliser.
Conclusion.- Il est donc permis de conclure que Jésus a fait des prédictions qui se sont
réalisées, que ces prédictions avaient tous les caractères de la vraie prophétie et qu'il les a
faites dans le but de prouver sa mission divine. Donc il est un Envoyé divin.
Nous suivrons ici la même marche que dans l'article précédent. Trois choses sont
nécessaires pour que les miracles attribués à Jésus-Christ aient la valeur d'un signe divin.
Il faut : 1° qu'ils soient historiquement certains ; 2° qu'ils soient de vrais miracles ; 3°
qu'ils aient été accomplis en confirmation de sa mission.
262. - La certitude des miracles attribués à Jésus ressort de la valeur historique des
Évangiles qui les rapportent. Il a été établi précédemment (Nos 223 et suiv.) que les
Évangélistes sont dignes de foi et que leur autorité humaine est indiscutable : les écrivains
sacrés étaient à la fois bien informés et sincères ; bien informés, puisque deux d'entre eux,
saint Matthieu et saint Jean étaient des Apôtres, et partant, des témoins oculaires ;
sincères, la chose ne prête plus à discussion à notre époque, aucun critique ne prenant les
Évangélistes pour des imposteurs.
Qu'on ne prétende pas que les miracles soient des interpolations qu'on aurait introduites
après coup dans les récits évangéliques. Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour
être convaincu du contraire. Que les miracles appartiennent à la substance même de
l’histoire évangélique, cela résulte : - a) de la place considérable qu'ils tiennent dans les
Évangiles. S'il ne s'agissait que de deux ou trois miracles, on pourrait, à la rigueur,
admettre qu'ils auraient été ajoutés par la suite, mais comme ils dépassent la quarantaine,
l'hypothèse de l'interpolation est absolument invraisemblable ; - b) du rôle qui leur est
attribué dans l'histoire évangélique. Retrancher les miracles des Évangiles, c'est rejeter
l'histoire du Christ Les miracles sont une partie si essentielle des Évangiles que ceux-ci,
sans eux, deviennent incompréhensibles. Ce sont les miracles qui expliquent la foi des
Apôtres et de beaucoup de Juifs : ainsi, il est dit, que, après le miracle de Cana, « ses
disciples crurent en lui » (Jean, II, 11),que «pendant qu'il était à Jérusalem pour la fête de
Pâque, beaucoup crurent en son nom, voyant les miracles qu'il faisait » (Jean, II, 23). Le
jour de la Pentecôte, saint Pierre, s'adressant au peuple, rappelle les miracles accomplis
par Jésus (Actes, II, 22). Or comment saint Pierre aurait-il osé en appeler aux miracles de
Jésus, s'ils avaient pu être mis en doute par ses auditeurs? Au reste, ni les Juifs
contemporains du Christ, ou postérieurs, qui ont écrit dans le Talmud, ni les païens
adversaires de la religion chrétienne : Celse, Porphyre, Hiéroclès, Julien et autres, n'ont
rejeté la réalité des miracles de Jésus. Ces derniers se sont contentés de les attribuer à la
magie et à un commerce avec les démons ; ils ont repris à leur compte l'accusation des
Pharisiens, à savoir que, si Jésus chassait les démons, c'était par Belzébuth, prince des
démons (Mat., XII, 24). Devant la notoriété publique des miracles et la non-protestation
des Juifs, ils n'ont pas osé dire que c'étaient là des fables inventées par l'imagination
fertile des Évangélistes.
263. - 1° Les miracles. - Nous laisserons de côté les miracles opérés par Dieu en faveur
de Jésus : apparition des Anges aux bergers, apparition d'une étoile aux Mages lors de sa
naissance ; témoignage rendu à l'occasion de son baptême et de sa transfiguration, etc.
Nous ne parlerons que des miracles que Jésus-Christ a accomplis lui-même pour prouver
la divinité de sa mission.
Or les miracles qui font partie de la matière évangélique, - plus de quarante, comme il a
été dit plus haut, - peuvent être divisés en trois classes. Il y a : - a) les miracles opérés sur
les substances spirituelles ; autrement dit, la délivrance des possédés. Jésus a chassé les
démons ; les Évangiles nous rapportent sept miracles de ce genre ; - b) les miracles
opérés sur les éléments et les êtres privés de raison. Dans cette catégorie, il faut ranger : -
1. le miracle du changement de l'eau en vin aux noces de Cana (Jean, II, 1-11) ; - 2. la
tempête du lac apaisée (Mat., VIII, 24, 26) ; - 3. deux pêches miraculeuses (Luc, v, 1, 11 ;
Jean, XXI, 3, 11) ; - 4. la multiplication des pains (Mat., XIV, 15, 21 ; Marc, VI, 30, 44 ;
Luc., IX, 10, 17 ; Jean, VI, 1, 15) ; - 5. le figuier desséché (Lue, XIII, 6-9) ; - 6. la marche
de Jésus sur les flots (Mat., XIV, 25) ; - c) les miracles opérés sur les hommes. Les
Évangélistes ne relèvent pas moins de quinze guérisons de maladies corporelles :
guérisons de lépreux, de paralytiques, du serviteur du centurion qui a la main desséchée,
d'hydropiques, de sourds-muets et d'aveugles. Outre ces guérisons de maladies, Jésus a
ressuscité trois morts : le fils de la veuve de Naïm, la fille de Jaïre et Lazare.
264. - 2° Ce sont de vrais miracles- - Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur les
miracles rapportés dans les Evangiles, il nous faut établir que ces faits sont bien des
miracles proprement dits, c'est-à-dire des faits surnaturels et divins.
A. CE SONT DES FAITS SURNATURELS. - Rappelons d'abord ce que nous avons dit
plus haut, à savoir que les contemporains du Christ et ses premiers adversaires païens
n'ont pas contesté l'apparence surnaturelle des miracles. - Sans doute, disent nos
modernes rationalistes, mais leur méprise n'a pas d'autre cause que leur ignorance totale
des lois de la nature Au dire de ces derniers, les prodiges en question s'expliquent donc
par des causes naturelles: - a) soit par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge : «
La présence d'un homme supérieur traitant le malade avec douceur, et lui donnant par
quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement, est souvent un remède
décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas et en dehors des lésions tout à fait
caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la
pharmacie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une
espérance, et cela n'est pas vain. » Ainsi parle RENAN dans la Vie de Jésus (2e éd., p. 260);
- b) soit par la suggestion et l'hypnotisme ; - c) soit par la « foi qui guérit » the faith-
healing, comme disent les Anglais. Cette dernière hypothèse est celle à laquelle se rallient
de préférence beaucoup de nos adversaires actuels, et en particulier les modernistes (Ed.
LE ROY, FOGAZZARO...), du moins pour les faits dont ils reconnaissent la réalité.
Comprenant bien, en effet, que tous les miracles ne sont pas explicables par la foi, ils
n'admettent la réalité historique que des faits qui peuvent s'expliquer par cette hypothèse.
Pour prouver le bien-fondé de leur théorie, ils s'appuient surtout sur ce fait qu'avant de
guérir les maladies, Jésus requiert la foi : « Si tu peux croire, tout est possible à celui qui
croit (Marc, IX, 22), dit Jésus au père d'un jeune épileptique qui lui demande la guérison
de son fils. « Ma fille, ta foi t'a guérie » (Marc, V, 34), dit-il à l'hémorroïsse. « Va, ta foi
t'a sauvé » (Marc, X, 52), dit-il encore à l'aveugle de Jéricho.
Aucune des explications qui précèdent ne suffit à rendre compte de l'ensemble des
miracles contenus dans l'Évangile. Nous disons de l'ensemble des miracles, car, ou bien l?
on admet la valeur historique des Évangiles, ou bien on la rejette. Si on la rejette, si l'on
considère la partie miraculeuse comme mythique ou légendaire, toute discussion devient
inutile. Mais si on l'admet, il n'y a aucune raison qui permette de faire un choix entre les
miracles et de retenir tel miracle plutôt que tel autre. Ceci posé, nous prétendons que les
miracles ne s'expliquent : - a) ni par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge. Tout
d'abord on ne saurait prendra Jésus pour un adroit metteur en scène : tout ce que nous
savons de son caractère s'y oppose. Et puis, quoique habile que soit une personne,
quelque influence morale qu'elle ait sur une autre, il va de soi qu'elle ne pour rendre la
vue à un aveugle, l'ouïe à un sourd et la parole à un muet ; - b) ni par la suggestion et
l'hypnotisme. Nous avons vu déjà (N° 168) que la suggestion a des limites très étroites
par rapport aux sujets et aux affections qu'elle peut guérir. Elle est sans efficacité sur les
maladies organiques, telles que la lèpre, l'atrophie, la cécité, l'hémorragie habituelle. On
ne voit pas bien non plus l'influence que la suggestion pourrait avoir sui les vents
déchaînés ni comment elle pourrait calmer soudain une tempête. Ajoutons on outre que le
Christ opère ses miracles instantanément ; ce qui n'arrive jamais dans les guérisons dues
à l'hypnotisme et à la suggestion qui exigent et le temps et l'emploi des moyens ;, - c) ni
par la foi qui guérit. Il est faux de prétendre que Jésus requiert toujours la foi : il l'exige,
il est vrai, de ceux qui viennent lui demander la guérison, et ce n'est que trop juste ; mais
il ne l'exige pas, dans toutes les circonstances, du malade lui-même ; la preuve en est que
plusieurs fois il accomplit ses miracles à distance, comme il arriva pour la Cananéenne.
On ne peut donc soutenir que la foi des malades fut toujours la cause de leur guérison. En
outre, l'hypothèse de la foi qui guérit ne pour s'appliquer qu'à un nombre très restreint de
cas ; elle est sans valeur pour tous les mi-racles opérés sur la nature : elle ne rend compte
ni des tempêtes apaisées, ni des pains multipliés, ni des morts ressuscités. Aussi les
partisans de cotte théorie se voient-ils contraints, comme nous l'avons dit plus haut, de
faire un choix arbitraire dans les matériaux fournis par l'histoire évangélique, et de
rejeter, contrairement aux règles de la méthode historique, tous les faits qui sont on
opposition avec leurs préjugés philosophiques.
B. CE SONT DES FAITS DIVINS. - a) Nous venons de prouver que les miracles attribués
à Notre-Seigneur sont au-dessus de la nature ; il n'est pas nécessaire d'insister longuement
pour montrer qu'ils ne sauraient être l'œuvre du démon. Car il est. évident que la plupart
dépassent la puissance de tout être créé ; toiles sont, par exemple, les trois résurrections
que Jésus a opérées, sans parler de la sienne. - b) Si Jésus avait usé de la puissance du
démon, il ne l'aurait pas utilisée assurément à chasser les démons ; il n'est pas admissible
que Satan se mette en opposition lui-même. - c) Mais comment admettre que Jésus-Christ
dont la sainteté est au-dessus de tout soupçon, ait pu servir d'agent au démon? D'ailleurs
tous ses miracles ont un caractère moral ; ils sont des œuvres de bonté et de miséricorde,
ils ont souvent pour fin dernière la sanctification de l'âme plutôt que la guérison du
corps : autant de propriétés que ne pourraient pas avoir les œuvres de Jésus, si elles
dérivaient de la puissance diabolique.
Conclusion. - De ce qui précède nous avons le droit de conclure que les prodiges attribués
à Notre-Seigneur sont de vrais miracles. D'où il suit qu'il faut reconnaître en Jésus
l'existence d'une force surhumaine, transcendante, surnaturelle. Ceux qui n'acceptent pas
la conclusion sont obligés de rejeter les faits eux-mêmes et de contester la valeur
historique des Évangiles : c'est là une nécessité à laquelle ils se trouvent acculés mais
dont ils ont à fournir l'explication.
A. TÉMOIGNAGE DE SAINT PAUL. - Saint Paul, avons-nous dit plus haut, a souvent
prêché la Résurrection du Christ. Mais le passage le plus important où il en rende
témoignage, se trouve dans son Épître aux Corinthiens (XV, 11-14). Voici d'ailleurs les
points principaux de ce passage ; « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai
annoncé... je vous ai enseigné avant tout, comme je l'ai appris moi-même, que le Christ
est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; qu'il a été enseveli et qu'il est
ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures ; et qu'il est apparu à Képhas,
puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une seule fois à plus de cinq cents frères,
dont la plupart sont encore vivants, et quelques-uns se sont endormis. Ensuite il est
apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Après eux tous, il m'est apparu aussi à moi,
comme à l'avorton... Or, si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment
quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts? S'il n'y a
point de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est
pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, vaine aussi est votre foi. »
De l'analyse impartiale de ce texte, il ressort que saint Paul affirme la mort,
l'ensevelissement et la résurrection de Jésus : - a) la mort de Jésus « Je vous ai enseigné
que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures. » La mort de Jésus,
- la mort rédemptrice, Jésus s'immolant volontairement sur la croix pour le rachat de
l'humanité coupable, - voilà bien le thème ordinaire de la prédication de saint Paul. Or le
fait et la doctrine qui s'y rattache, il déclare les avoir reçus de la tradition apostolique ; --
b) la sépulture de Jésus : « Je vous ai enseigné... qu'il (le Christ) a été enseveli. » Le mot
grec « etaphê» dont saint Paul se sert, et que l'on a traduit par: « a été enseveli», désigne
généralement, chez les écrivains sacrés du Nouveau Testament, une sépulture honorable :
c'est le mot que saint Luc emploie quand il parle de la sépulture du riche dans la parabole
de Lazare (Luc, XVI, 22), et c'est encore le mot que nous trouvons dans les Actes des
Apôtres (II, 29), à propos de la sépulture de David. Il ne peut donc être question d'un
enfouissement, comme M. Loisy en a fait l'hypothèse dans un fragment de lettre reproduit
par 1'Univers du 3 juin 1907, où il ne craint pas de dire que « l'ensevelissement par
Joseph d'Arimathie et la découverte du tombeau vide, le surlendemain de la passion,
n'offrant aucune garantie d'authenticité, l'on est en droit de conjecturer que, sur le soir de
la passion, le corps de Jésus fut détaché de la croix par les soldats et jeté dans quelque
fosse commune, où l'on ne pourrait avoir l'idée de l'aller chercher et reconnaître au bout
d'un certain temps. » On ne voit pas bien sur quels textes une telle hypothèse petit
s'appuyer ; en tout cas ce n'est pas sur le mot etaphê employé par saint Paul et qui désigne
à tout le moins une sépulture ordinaire. Conjecturer après cela que Jésus fut jeté dans une
fosse commune n'est plus de la critique historique, c'est de la critique fantaisiste ; - c) le
fait même de la Résurrection. Ce troisième point est, à vrai dire, celui qui importe le plus
à l'Apôtre, le seul qui aille à la thèse qu'il soutient. Toutefois, il convient de le remarquer
aussitôt, il ne s'agit pas tant pour saint Paul de prouver la résurrection de Jésus qui n'est
pas en cause, que de la rappeler comme une vérité admise et de s'en servir comme de
point d'appui pour la démonstration d'un autre dogme mis en discussion. Quel est en effet
le but de la première lettre aux Corinthiens 1! C'est de prouver aux fidèles de cette Église,
précédemment évangélisée par saint Paul, que ceux d'entre eux qui nient la résurrection
des morts sont dans l'erreur et l'illogisme, puisqu'ils admettent bien la résurrection de
Jésus-Christ. Car, dans la pensée de l'Apôtre, les deux choses s'enchaînent, l'une est
impliquée dans l'autre. L'on ne peut nier la résurrection des morts sans nier la
Résurrection du Christ; et nier la Résurrection du Christ c'est donner un démenti au
témoignage des Apôtres, c'est dire qu'ils ont enseigné une chose fausse, et que dès lors le
christianisme est sans valeur. « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est
pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est votre foi.» (1 Cor., XV, 16,
17). Étant donné le but de l'Apôtre, il est assez naturel qu'il n'insiste pas autrement sur les
preuves de la Résurrection du Christ. Il lui suffit de faire un choix et de retenir celles qui
sont le plus aptes à faire impression sur ses lecteurs. Or des deux arguments employés par
les Évangélistes : le tombeau vide et les apparitions, il est indiscutable que le premier a
une moindre portée que le second, vu que le tombeau vide peut s'expliquer par d'autres
hypothèses que la résurrection. Saint Paul laisse donc de côté ce premier argument, ou
tout au moins, n'en parle-t-il que d'une manière indirecte. Nous disons cependant qu'il en
parle d'une manière indirecte, car lorsqu'il déclare que « le Christ est mort», « qu'il a été
enseveli » « et qu'il est ressuscité », c'est bien celui qui est mort et a été enseveli, qui
ressuscite, et comment la chose pourrait-elle se faire si le corps était resté au tombeau?
Toutefois, si le tombeau vide est dans la pensée de saint Paul, il faut reconnaître que
l'Apôtre ne cherche pas à en tirer un argument et qu'il se contente d'insister sur le fait des
apparitions.
Pour prouver, ou mieux, pour rappeler aux Corinthiens que Jésus est ressuscité, saint Paul
invoque donc six apparitions qu'il divise en trois groupes : - 1. Dans le premier groupe,
deux apparitions, l'une à Pierre, l'autre aux Douze ; - 2. dans le second, trois apparitions,
la première à cinq cents frères, la seconde à Jacques, la troisième à tous les Apôtres ; - 3.
dans le troisième, une seule apparition, celle dont il fut lui-même gratifié. Toutes les
apparitions d'ailleurs sont mises sur le même pied, mais il y a tout lieu de présumer que,
aux yeux de saint Paul, l'apparition aux cinq cents frères avait une importance
particulière, car, au moment où il écrivait, quelque vingt-cinq ans après l'événement, la
plupart de ces témoins étaient encore vivants, et c'est une sorte d'appel à leur témoignage
commun que l'Apôtre ne craint pas de leur adresser.
269. - Objection. - Les apparitions, objectent les rationalistes, sont mises par saint Paul
sur le même pied ; toutes furent du même genre, puisque l'apôtre les décrit de la même
manière, et qu'il emploie partout le même mot, le verbe ôphtê qu'on peut traduire par les
expressions françaises, « il a été vu» ou « il est apparu». Telle fut l'apparition de Jésus à
Saul sur le chemin de Damas ; telles furent donc les autres apparitions. La question
revient dès lors à déterminer ce que l'Apôtre a voulu signifier en disant qu'il avait vu le
Christ ressuscité. Or saint Paul n'a pas pu entendre par là qu'il avait vu le Christ revenu en
vie dans le corps qui avait été déposé dans le tombeau ; il n'a vu qu'une lumière, « un
corps de gloire» (Phil., III, 21). Et la lumière même qu'il a vue n'était pas une lumière
réelle et objective. « IL a eu la sensation de voir, sans qu'il y ait rien à la portée de son
regard. Il était halluciné.» Et comment cette hallucination se produisit-elle? C'est que,
d'après M. MEYER, saint Paul, homme de génie mais atteint d'une maladie nerveuse, et
coutumier de semblables visions, se trouvait corporellement et intellectuellement pré-
disposé à l'événement du chemin de Damas. Les idées de Jésus Messie, de Jésus principe
de vie, de Jésus vivant et immortel s'étaient formées peu à peu à son insu dans sa
subconscience. Sur la route de Damas, ces idées firent soudain irruption de sa
subconscience à sa conscience, et il vit alors le Christ dans un corps de gloire, un corps
spiritualisé ou pneumatique, qui projeta sur lui une lumière aveuglante, mais ce corps
n'était pas le cadavre de Jésus revenu à la vie. Toutes les apparitions mentionnées par
saint Paul, concluent alors les rationalistes, étant de la même nature que la sienne, n'ont
été que des visions subjectives.
Réfutation. - Nous admettons avec les rationalistes, comme nous l'avons du reste dit
précédemment, que les apparitions décrites par saint Paul, sont mises sur le même pied.
Mais est-il vrai que l'Apôtre, en rappelant l'apparition dont il fut témoin sur le chemin de
Damas, veut parler d'une « vision subjective» Le contexte indique tout le contraire. La
pensée intime de l'Apôtre peut on effet se déduire du but qu'il poursuivait dans sa lettre.
Voulant combattre l'opinion de certains fidèles de Corinthe qui niaient la résurrection
corporelle des morts, saint Paul entend en démontrer l'existence et la nature en s'appuyant
sur la Résurrection de Jésus. Son raisonnement eût donc tombé à faux, si, pour prouver
que les morts reprendront leurs corps, leurs vrais corps, quoique glorieux et doués de
propriétés nouvelles, il eût commencé par dire, que la Résurrection du Christ, qui en était
le principe et le modèle, n'avait pas été corporelle. Quand il déclare que le Christ
ressuscité lui est apparu, il veut donc dire qu'il l'a vu dans le même corps qui était mort et
avait été enseveli, identique à ce qu'il avait été durant sa vie terrestre, sauf la qualité de
gloire en plus. Telle est, à ne pas en douter, le fond de la pensée de l'Apôtre. - Cela est
juste, répliquent les rationalistes, « les Évangélistes et saint Paul n'entendent point
raconter des impressions subjective? ; ils parlent d'une présence objective, extérieure,
sensible, non d'une présence idéale, bien moins encore d'une présence imaginaire. Les
conditions d'existence de ce corps étaient différentes, mais c'était le même qui avait été
mis dans le tombeau, et que l'on croyait n'y être point demeuré ». Oui, mais c'était là,
d'après M. LOISY toujours, pure hallucination ou simple illusion, de la part des Apôtres.
1. Pour ce qui concerne le propre cas de saint Paul, peut-on dire qu'il fut halluciné? Il est
vrai que plusieurs fois dans sa vie, il eut des visions, mais il a toujours pris soin de
distinguer entre celle-ci et les autres. La vision du chemin de Damas était, à ses yeux, le
fondement de sa vocation. C'est parce qu'il avait vu le Christ glorieux, qu'il s'était
rencontré avec lui et avait entendu son appel, qu'il revendiquait le titre d'apôtre. Jamais il
n'aurait osé se prévaloir de ce titre s'il n'avait eu la conviction d'avoir vu le Christ aussi
réellement que les autres Apôtres, et d'avoir ouï sa voix qui l'appelait à l'apostolat.
Sans doute, poursuivent nos adversaires, saint Paul fut sincère, mais cela n'empêche pas
qu'il fut victime de l'hallucination. Tout en poursuivant les chrétiens, il se fit au fond de
son être un travail inconscient ; il eut des doutes sur la vérité de la doctrine de Jésus, sur
la légitimité de ses persécutions, bref, il eut des remords. Ces impressions restées d'abord
latentes, à l'intérieur de son être, jaillirent subitement de sa subconscience à sa
conscience, provoquant les hallucinations de la vue et de l'ouïe, et produisant dans son
esprit des convictions nouvelles et causant sa conversion. - Or rien de tout cela n'est
historique. Ce prétendu travail préparatoire à la conversion, qui se serait passé dans la
conscience subliminale de saint Paul, n'apparaît nulle part. C'est toujours de bonne foi
que Paul persécuta les chrétiens, et parce qu'il croyait bien faire en défendant les «
traditions» de ses « pères», comme il L'a déclaré lui-même (Gal., I, 14 ; Act., XXVI, 9). Ce
qu'il a fait, il l'a fait « par ignorance» (I Tim., I, 13). L'hypothèse du remords n'a aucune
base dans les textes. C'est en un instant que Saul se trouva converti et qu'il crut en Celui
dont il persécutait les disciples.
2. Mais supposons, si on le veut, que saint Paul fut halluciné. Dira-t-on que les autres
témoins, dont parlent saint Paul et les Évangélistes, furent tous hallucinés ? Tout repousse
cotte supposition : les conditions de nombre, de temps et de circonstances ne comportent
pas une telle hypothèse. - 1. Le nombre. Il n'est pas raisonnable de supposer que tant de
témoins d'un caractère si différent aient été victimes d'une illusion de leurs sens. Ce n'est
pas une fois que Notre-Seigneur se montre ressuscité, mais de nombreuses fois ; ce n'est
pas à une personne, ce n'est pas même à ses soûls Apôtres qu'il apparaît, mais à cinq cents
frères à la fois. - 2. Le temps. Les apparitions ont ou lieu après la mort de Jésus, c'est-à-
dire à un moment où les disciples étaient désemparés et songeaient à se cacher. Dans un
pareil état d'esprit, ils ne pouvaient s'imaginer que le Crucifié leur apparaissait dans la
gloire. Les apparitions ont donc dû s'imposer du dehors et dans des conditions
d'objectivité telles qu'elles ont entraîné une foi irrésistible à la Résurrection. - 3 Les
circonstances. Saint Paul il est vrai, ne mentionne aucune circonstance, mais si nous nous
reportons aux récits des Évangélistes, nous voyons que les Apôtres sont d'abord
incrédules et croient voir un esprit. Jésus leur fait alors toucher ses plaies (Luc, XXIV, 37,
40 ; Jean, XX, 27) ; il mange devant eux (Luc, XXIV, 43) ; il leur fait remarquer « qu'un
esprit n'a ni chair ni os » (Luc, XXIV, 39) ; il permet aux saintes femmes d'embrasser ses
pieds (Mat., XXVIII, 9).
Dira-t-on encore que les hallucinations, telles qu'on les entend, ont été des hallucinations
vraies, des hallucinations objectives, produites directement par Dieu pour obtenir la foi
des Apôtres à Jésus vivant et triomphant? Cette hypothèse n'est pas plus historique que
les autres ; elle est de plus blasphématoire, vu qu'elle regarde Dieu comme la cause
directe de l'erreur.
CONCLUSION. - Les attaques des adversaires manquent donc de base sérieuse, et nous
avons le droit de conclure que, suivant le témoignage de saint Paul, la Résurrection est
un fait historiquement certain, démontré par six apparitions. De ces apparitions saint Paul
peut rendre témoignage d'une, puisqu'il a conscience d'en avoir été l'heureux témoin.
Quant aux outres, il affirme qu'elles sont venues à sa connaissance par le récit qui lui en a
été fait lors de sa première rencontre à Jérusalem avec les Apôtres, an particulier avec
saint Pierre et saint Jacques, trois ans après sa conversion (Gal., I, 18), c'est-à-dire
environ quatre ans après l'événement lui-même, si l'on suit la chronologie adoptée par M.
HARNACK qui reporte la conversion de saint Paul à l'année même de la mort de Jésus.
Ainsi, à une époque aussi rapprochée des faits, les Apôtres croyaient déjà à la Résur-
rection corporelle de leur Maître. Il n'est donc pas possible d'admettre, avec l'école
mythique, que la Résurrection est une légende qui s'est formée au milieu du II e siècle, ni,
avec certains critiques contemporains (LOISY), que les Apôtres et les disciples n'ont ni cru
ni prêché que le corps de leur Maître était sorti vivant du tombeau au troisième jour après
sa mort, et que les chrétiens ne seraient arrivés à cette foi qu'en défigurant les croyances
primitives et les impressions des premiers disciples.
271. - Objection. - L'argument tiré de la découverte du tombeau vide a été, de tout temps,
l'objet des plus vives attaques de la part des adversaires dix christianisme. - 1. Ou bien ils
ont admis la matérialité du fait, et ils se sont ingéniés a en fournir des explications
naturelles : - 1) Les Juifs, au 1er siècle, recoururent à l'hypothèse de l’enlèvement. Ils
accusèrent les disciples d'avoir dérobé le corps de leur Maître, la nuit, pendant que les
gardes dormaient. - 2) Parmi les critiques modernes. les uns ont complètement abandonné
l'hypothèse de l'enlèvement par les disciples de Jésus. C'est ainsi que l'école naturaliste
allemande (BRET-SCHNEIDER, PAULUS, HASE) supposa que Jésus n'était pas mort sur la
croix et qu'il était seulement tombé en léthargie. La fraîcheur du tombeau, la vertu des
baumes et la forte odeur des aromates l'ayant rappelé à la vie, il se débarrassa de ses
linceuls et du suaire qui lui couvrait la tête, et il put sortir du sépulcre grâce à un
tremblement de terre qui fit rouler la pierre qui on scellait l'entrée. Il apparut alors à ses
disciples qui le crurent ressuscité. Les autres, au contraire, ont repris l'hypothèse de
l'enlèvement en la modifiant. Comme le découragement dans lequel étaient tombés les
Apôtres, écarte d'eux tout soupçon d'imposture, ils ont supposé que l'enlèvement avait été
fait soit par les Juifs qui voulaient empêcher l'affluence des visiteurs, soit par le
propriétaire du jardin qui voulait débarrasser son caveau du cadavre qui en avait pris
possession, soit par Joseph d'Arimathie lui-même qui, n'étant pas un disciple de Jésus, et
n'ayant prêté son caveau que par charité, se serait empressé, le sabbat passé, de faire
transporter le corps dans un autre endroit.
2. Ou bien ils ont nié la matérialité du fait et ont prétendu que le récit de la découverte du
tombeau vide est une légende inventée par la seconde ou la troisième génération
chrétienne, et ils en veulent voir la preuve dans le silence de saint Paul. Si saint Paul,
disent-ils, dont le témoignage est antérieur à celui des Évangiles, ne mentionne pas
l'argument du tombeau vide, c'est qu'il ne le connaissait pas et que la légende n'était pas
encore formée au moment où il écrivait.
Réfutation. - Nous ne nous attarderons pas à répondre longuement à ceux qui, prenant
les Apôtres pour des imposteurs, soutiennent qu'ils ont été les auteurs du rapt. Quel intérêt
pouvaient-ils avoir à inventer la fable de la Résurrection et à faire adorer comme un Dieu,
un séducteur dont ils auraient été les premières victimes? Un tel plan n'était-il pas
d'ailleurs irréalisable? Comment auraient-ils enlevé le corps? Par violence, par corruption
ou par ruse? Aucune des trois hypothèses n'est sérieuse. La violence n'est pas admissible,
de la part de gens qui avaient montré si peu de courage au cours de la Passion. La
corruption n'est possible qu'avec de l'argent, et les Apôtres étaient plutôt pauvres. Reste le
troisième moyen : enlever le corps par ruse. Il s'agissait alors de surprendre les gardes
par un chemin détourné, ou la nuit, alors qu'ils auraient été endormis, de pousser la pierre
sans le moindre bruit, puis d'enlever le corps sans éveiller personne, et de le cacher dans
une retraite assez sûre pour qu'on ne pût le découvrir : une telle entreprise ne dépasse-t-
elle pas les limites de la vraisemblance ?
3. Dire que le rapt a été commis par les Juifs, est une hypothèse plus absurde encore et
contredite par les faits. Il faut se souvenir en effet que les Apôtres prêchèrent la
Résurrection, non seulement devant le peuple, mais devant les chefs de la nation. Pierre
et Jean furent emprisonnés pour cela, et ils comparurent devant le tribunal juif (Actes, IV,
1, 12). Conçoit-on alors le silence des Sanhédrites? « La pièce à conviction était entre
leurs mains ; ils pouvaient ébranler d'un seul geste, d'une parole, la foi nouvelle dont les
progrès rapides les inquiétaient... Si les Sanhédrintes se sont tus, s'ils n'ont pas opposé ce
démenti éclatant, c'est parce qu'ils n'étaient pas en état de le fournir. A Jour insu et sans
eux le sépulcre avait été dépouillé de son cadavre. » Et qui donc l'avait enlevé? « Ce n'est
pas un ami. Ce n'est pas un ennemi. Ce n'est pas un étranger. Depuis plus de dix-neuf
siècles (Mat., XXVIII, 12-15) on a épuisé toutes les hypothèses pour échapper au miracle ;
à aucune on n'a pu donner quelque vraisemblance. Il ne reste qu'une réponse possible. Le
Christ est sorti de lui-même de son sépulcre. Il est ressuscité corporellement » !
4. Est-on mieux fondé à prétendre que la découverte du tombeau vide est une légende
inventée par la seconde ou la troisième génération chrétienne ? Comment expliquer alors
la foi des Apôtres, la transformation totale, qui s'est faite en eux quelque temps après le
grand drame de la croix qui les avait laissés si découragés et si abattus? Si rien n'est venu
les remettre de leur déception, si la foi à la Résurrection ne s'est formée que peu à peu,
comment se fait-il que, de lâches et timides qu'ils étaient au cours de la Passion, ils soient
devenus, après, intrépides, audacieux et qu'ils prêchèrent la Résurrection jusqu'au
sacrifice de leur vie? Faut-il croire « ces témoins qui se font égorger » ou les prendre pour
des exaltés et des fous?
272. - b) Argument tiré des apparitions. - Tandis que l'argument tiré du tombeau vide
n'est qu'une preuve indirecte, vu que le fait peut être expliqué par d'autres hypothèses que
la Résurrection, les apparitions constituent une preuve directe.
Si l'on compare les deux témoignages de saint Paul et des Évangélistes, l'on peut compter
onze apparitions, celle du chemin de Damas à saint Paul non comprise. Deux apparitions
mentionnées par saint Paul ne figurent pas chez les Évangélistes, à savoir l'apparition aux
cinq cents disciples et l'apparition à Jacques. Le total des apparitions relatées par les
Évangélistes s'élève donc à neuf, dont sept eurent lieu à Jérusalem ou aux environs, et
deux en Galilée. Dans le premier groupe, - les apparitions hiérosolymitaines, - l'on
compte les apparitions : - 1. à Marie-Madeleine (Marc, XVI, 9 ; Jean, XX, 14, 15) ; - 2.
aux femmes qui revenaient du sépulcre ( Mat., XXVIII, 9) ; - 3. à Simon Pierre (Luc, XXIV,
34) ; - 4. aux deux disciples qui allaient à Emmaüs (Marc, XVI, 12 ; Luc, XXIV, 13 et
suiv.) ; et - 5. aux Apôtres réunis dans le Cénacle, Thomas absent (Marc, XVI, 14 ; Luc,
XXIV, 36 et suiv. ; Jean, XX, 19-25). Ces cinq premières apparitions eurent lieu le jour de
Pâques. - 6. Huit jours plus tard, à Jérusalem encore, Jésus apparut aux onze Apôtres,
Thomas présent et invité par le Seigneur à toucher les plaies de ses mains et de son côté
(Jean, XX, 26-29). - 7. En Galilée, il apparut à sept disciples sur le lac de Tibériade (Jean,
XXI, 1, 14) ; puis - 8. aux onze Apôtres sur une montagne de (ralliée (Mat., XXVIII, 16,
17). - 9. Enfin, une dernière apparition qui précéda l'Ascension et qui eut lieu sur le Mont
des Oliviers devant tous les Apôtres assemblés (Luc, XXIV, 50).
273. - Objection. - On objecte contre l'argument tiré des apparitions les divergences que
l'on trouve dans les narrations évangéliques. - 1. L'on fait remarquer que les Évangélistes
ne s'entendent pas sur le nombre des femmes qui se rendirent au tombeau, ni sur le
nombre des Anges qu'elles virent. - 2. Mais l'on invoque surtout la soi-disant opposition
entre les auteurs sacrés à propos du théâtre des apparitions. D'après les critiques libéraux
et rationalistes, il y aurait dans les récits évangéliques comme deux traditions
superposées et d'ailleurs inconciliables : l'une représentée par saint Matthieu et saint
Marc, plaçant les apparitions en Galilée, conformément au message que l'ange donne aux
saintes femmes pour les Apôtres au matin de la résurrection ; l'autre représentée par saint
Luc et saint Jean et mettant le théâtre des apparitions exclusivement en Judée.
Conclusion. - Ainsi, de l'examen des documents, il résulte que, dès les premiers jours, les
Apôtres, tant par la découverte du tombeau vide que par les apparitions, crurent que leur
Maître était ressuscité, qu'ils se le représentèrent survivant, non seulement dans son âme
immortelle, mais dans son corps. Ils crurent que son corps n'était pas resté au tombeau,
mais qu'il vivait à nouveau et pour toujours, transformé et glorifié.
Il ne sera donc pas nécessaire d'insister longuement sur ce point. La pensée de Jésus de
lier sa mission au miracle de la Résurrection, ressort : - 1. de ce fait qu'il prédit
l'événement à plusieurs reprises, comme étant une marque révélatrice du Messie : « Alors
(après la confession de Pierre) il commença à leur (aux Apôtres) enseigner qu'il fallait
que le Fils de l'homme souffrît beaucoup... qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât trois
jours après. » (Marc, VII, 31). A trois autres reprises, Jésus prédit encore sa mort et sa
résurrection (Marc, IX, 8, 9 ; 30 ; X, 32-34) ; - 2. de cet autre fait qu'on doux
circonstances Jésus fit appel à sa Résurrection future comme au seul signe qui serait
donné pour prouver sa mission. - 1. Dans une première circonstance, un groupe de
Pharisiens lui demande un signe de sa mission : « Maître, nous voudrions voir un signe
de vous. » Il leur répondit : « Cette race méchante et adultère demande un signe, et il ne
lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas : de même que Jonas fut trois
jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de
la terre trois jours et trois nuits. » (Mat., XII, 38-40). - 2. Dans une seconde circonstance,
alors qu'il venait de chasser les vendeurs du Temple, les Juifs, s'étonnant de le voir agir
ainsi, lui demandent un signe qui l'autorise a user d'une telle autorité ; Jésus répond en ces
termes : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs repartirent : «
C'est en quarante-six ans que ce temple a été bâti, et vous, en trois jours, vous le relèverez
! » Mais lui, il parlait du temple de son corps. Lors donc qu'il fut ressuscité des morts, ses
disciples se souvinrent qu'il avait dit cela. » (Jean, II, 18-22).
Conclusion. - Ainsi le seul signe que Jésus consente à donner à ses ennemis en faveur de
sa mission divine, c'est sa Résurrection. Et comme celle-ci est un fait historiquement
certain, nous pouvons conclure que Jésus nous a laissé le témoignage le plus authentique
et le plus grand de son origine divine.
BIBLIOGRAPHIE. - Sur les prophéties et les miracles. - Les Vies de Jésus-Christ par
l'abbé FOUARD, Mgr LE CAMUS, le P. DIDON. le P. BERTHE.- LEMONNYER, art. Fin du
monde (Dict. d'Alès). - LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu. - BATIFFOL, Six leçons sur
l'Évangile (Blond). - FILLION, Les miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, - DE
BONNIOT, Les miracles de l'Évangile (Étude 1888) - BOURCHANY, PÉRIER, TIXERONT,
Conférences apologétiques (Gabalda). - Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-Christ -
COUGET, La divinité de Jésus-Christ.- FRAYSSINOUS, Défense du Christianisme, Des
miracles (Le Clère). - LACORDAIRE, 38e conférence. - MONSABRÉ, 28e , 29e , 36e
conférences, Introduction au Dogme.
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.
275. - Maintenant que nous avons vérifié les titres du fondateur du christianisme et que
nous avons démontré que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes, il semble
superflu de mettre en lumière la qualité de la doctrine. Il y a tout lieu, en effet, de
préjuger qu'elle est transcendante, puisqu'elle est l'œuvre d'un Envoyé divin.
Comme nous aurons l'occasion, dans le second article, de parler de l’excellence de la
doctrine chrétienne (V. N° 285), nous laisserons de côté la question pour le moment. De
toute façon, il n'est pas possible, dans un Manuel d'Apologétique, de donner à cette
preuve de la divinité du christianisme (critère intrinsèque) les développements qu'elle
comporte. Ce travail nous entraînerait trop loin, et nous prenons la liberté de renvoyer à
notre « Doctrine catholique ».
Nous plaçant sur le seul terrain de l'apologétique défensive, nous nous bornerons ici à
répondre à une objection que les rationalistes tirent de l'histoire comparée des religions.
Lorsque nous avons parlé des fausses religions, à dessein nous avons mis en relief les
ressemblances qui existent entre elles et le christianisme. Nous tenons à y revenir, afin
d'écarter définitivement l'objection rationaliste qui voudrait représenter la doctrine
chrétienne comme une doctrine d'emprunt et sans individualité propre.
Après cela, nous envisagerons les circonstances historiques du christianisme, ses
destinées dans l'espace et dans le temps, autrement dit, sa rapide diffusion parmi le
monde, et sa merveilleuse vitalité à travers les siècles, en dépit des obstacles nombreux
qu'il a rencontrés, en particulier, des violentes persécutions qui ont essayé de l'étouffer à
ses origines. Ce dernier point nous amènera à la question du martyre.
Ce chapitre comprendra donc trois articles : 1° Dans le premier, nous établirons le
caractère original de la doctrine du Christ. 2° Dans le second, nous parlerons de sa
merveilleuse propagation. 3° Enfin nous traiterons du martyre.
Art. I. - La doctrine chrétienne n'est pas une synthèse de doctrines
étrangères.
276. - 1° Objection rationaliste. - Nous avons vu précédemment (N° 142) que les
rationalistes, s'appuyant sur la doctrine de l'évolution, assignent au sentiment religieux
une origine tout humaine, où il n'y a place ni pour le surnaturel ni pour la révélation.
Partant de ce principe qu'ils érigent en dogme, ils étudient les religions comme des
institutions humaines, ils en relèvent avec soin les points de ressemblance, et n'hésitent
pas à tirer les conclusions suivantes : à savoir que toutes les religions sont de la même
essence, qu'elles se sont influencées réciproquement, que le judaïsme et le christianisme
ne sont pas des religions plus originales que les autres, et qu'en particulier, le
christianisme est une religion d'emprunt, qu'il a puisé son dogme, sa morale et son culte
soit au judaïsme, soit aux doctrines philosophiques de la Grèce et de Rome, soit surtout
aux religions de plus vieille date, telles que le zoroastrisme, le bouddhisme et le
mithriacisme, bref, qu'il est une synthèse de doctrines étrangères.
277. - Réfutation. - Ainsi, les historiens rationalistes des religions, après avoir noté les
points de contact qu'il y a entre le christianisme et les autres religions, se croient en droit
de conclure que le christianisme est coupable de plagiat, et que, de ce fait, il ne saurait
revendiquer une origine divine, puisqu'il aurait emprunté sa doctrine à des religions que
lui-même déclare d'origine humaine.
Il convient, pour répondre à ces allégations, de distinguer deux choses : la question de
fait, et la question de l'interprétation du fait, ou si l'on veut, la matérialité du fait, et les
conclusions qu'on en tire.
CONCLUSION. - Tout ceci nous amène à la double conclusion suivante : - l. que les
points de ressemblance entre le christianisme et les autres religions antérieures ne sont
pas aussi caractéristiques que le voudraient les historiens rationalistes des religions, que
les divergences qui se mêlent aux ressemblances sont souvent plus importantes ; et - 2.
que les conclusions adoptées par les rationalistes dépassent les prémisses, et que par
conséquent, le christianisme ne peut être accusé de plagiat sur aucun point, sauf, si l'on
veut, sur les questions telles que les vérités naturelles et les accessoires du culte, qui font
partie du domaine commun de l'humanité.
Conclusion. - De ce bref aperçu, il est permis de conclure que le christianisme a fait une
pénétration rapide presque dans le monde entier, et que, s'il a trouvé plus d'adeptes dans
la classe ordinaire, il n'a jamais été la religion d'une caste ni d'un parti. Il a été, dès les
premiers jours, une religion universelle et une véritable puissance morale.
288. - B. MOYENS EMPLOYÉS. - Autant les obstacles étaient grands, autant les moyens
employés étaient faibles. Nous venons de voir précédemment que la religion chrétienne
n'avait à son service, comme moyens de propagande, ni les séductions de sa morale, ni la
protection du pouvoir civil. Au lieu d'allécher les peuples par les séductions de la volupté
et de subjuguer les esprits par la force des armes, comme le fit Mahomet, elle déclara la
guerre aux passions et aux vices, et pendant trois siècles elle fut impitoyablement traquée
par ses adversaires. Aussi pouvons-nous dire avec PASCAL que « si Mahomet a pris la
voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement. Et au lieu
de conclure que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire
que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr. »
N'ayant pour elle ni les attraits séducteurs de sa morale, ni la force des armes, la nouvelle
religion avait-elle au moins à sa disposition l’éloquence de ses prédicateurs ? Douze
hommes, appartenant à une race mal vue, douze Juifs, sans crédit, sans argent et sans
puissance, presque tous illettrée, parlant mal la langue grecque, comme leurs écrits le
prouvent ; même saint Paul, saint Jean et saint Luc qui sont des esprits de plus grande
envergure, sont, sur ce point, inférieurs aux philosophes-grecs ou latins de l'époque. Voilà
les seuls instruments que le Christ a choisis pour faire la conquête du monde. Da reste, les
apôtres de la nouvelle religion ne se targuent pas de gagner les esprits par la logique et la
force des arguments, et saint Paul ne se fait pas scrupule de dire que « Dieu a choisi ce
qui était insensé aux yeux du monde pour confondre les sages, la bassesse et l'opprobre
du monde, ce qui n'est rien, pour réduire au néant ce qui est, afin que nulle chair ne se
glorifie devant Dieu. » (I Cor., I, 27, 29). Ils ne s'appuient que sur une chose, sur l'autorité
divine, sur les miracles du Christ et en particulier sur sa résurrection.
Les apologistes ont coutume de compléter l'argument tiré du fait de la rapide diffusion du
christianisme par celui tiré du fait de son étonnante vitalité à travers les siècles. Nous
nous contenterons de le signaler, car c'est toute l'histoire de l’Église qu'il y aurait lieu de
faire pour présenter l'argument dans toute sa force, h'intervention divine n'apparaît pas
moins évidente dans le fait de la conservation de la religion chrétienne que dans son
admirable propagation. Si, par suite des obstacles qui se dressaient devant elle, il était
humainement impossible à la doctrine du Christ de conquérir le monde, il lui était peut-
être plus difficile encore de continuer à vivre et de résister à l'éprouve du temps. C'est
qu'on effet le temps est un impitoyable démolisseur. L'attrait du nouveau, l'expérience qui
montre la faiblesse des doctrines, le danger de corruption qui les menace sans cesse,
l'opposition qu'elles rencontrent de toutes parts, voilà autant de causes qui font que leur
succès est toujours éphémère. Or toutes ces cause» de mort, le christianisme les a
trouvées sur son chemin. Dans la longue suite des siècles, il eut à lutter contre les assauts
répétés des sectes hérétiques et contre la domination du pouvoir civil. A peine était-il
sorti de l'ère des persécutions, qu'il fut menacé d'asservissement en passant sous la
protection des empereurs et que sa victoire faillit tourner en défaite. Puis il assista à la
ruine de l'Empire romain auquel son sort semblait lié. Plus tard, au Moyen Age, il connut
l'ingérence despotique des pouvoirs civils, la grave querelle des investitures, le schisme
d'Occident, le relâchement de l'esprit chrétien jusque chez les pasteurs de l'Église, les
excès de l'humanisme, la crise protestante, la crise plus grave de l'esprit moderne avec ses
conséquences sociales et politiques...
Ainsi, tandis que dans le monde tout disparaît avec le temps, tandis que les empires
s'écroulent les uns après les autres, que les écoles philosophiques ne gardent la faveur du
public que peu de temps, en un mot, tandis que toutes les institutions humaines, quelles
qu'elles soient, naissent et meurent tour à tour, seul le Christianisme demeure, gardant
toute sa vitalité et ne donnant aucun signe de déclin : Stat crux, dum volvitur orbis. Aussi
le concile du Vatican a-t-il, avec raison, présenté le fait de l'Église comme « un grand et
perpétuel motif de crédibilité. »
291. - Nous allons voir : 1° ce qu'il faut entendre par martyrs ; 2° quel fut le nombre de
chrétiens martyrisés ; et 3° s'ils furent martyrisés parce que chrétiens
1° Définition. - Étymologiquement, martyr (du grec martus, marturos) veut dire témoin.
Ce mot a donc été choisi pour désigner les Apôtres et les premiers disciples qui, ayant vu
les miracles et la Résurrection du Christ, versèrent leur sang pour en rendre témoignage.
Le mot a été employé depuis dans un sens plus large. Il désigne tous les chrétiens qui ont
souffert la mort plutôt que de renier leur foi. Peu importe donc que les chrétiens aient
sacrifié leur vie pour attester un fait dont ils avaient été les témoins, ou pour confesser
leur foi à une doctrine ; les uns comme les autres sont des martyrs du christianisme.
293. - 3° Ils ont été martyrisés parce que chrétiens. - Il n'est pas besoin d'insister
longuement pour démontrer que les chrétiens ont été martyrisés pour le seul crime d'être
chrétiens. Il est vrai que le premier édit de persécution porté par NÉRON paraît avoir ou
pour prétexte l'incendie de Rome, mensongèrement imputé aux chrétiens. Mais, outre que
ce cas est exceptionnel dans l'histoire des persécutions, l'accusation portée par l'empereur
n'a jamais été prise au sérieux, comme en témoignent les historiens de l'époque, TACITE
et SUÉTONE. Toutes les persécutions ont pour point de départ la promulgation d'un édit ou
rescrit qui défend de se convertir à la nouvelle religion. Aussi l'interrogatoire des juges
est-il très simple. On pose une première question pour savoir si l'accusé fait profession de
christianisme, et, dans l'affirmative, s'il veut renier sa foi et sacrifier aux dieux du
paganisme, s'il veut être renégat ou martyr.
297. - 2° Mais, répliquent encore les rationalistes, toutes les religions ont leurs martyrs.
L'hindou, le musulman, le protestant peuvent donc, tout aussi bien et pour les mêmes
motifs que le catholique, se réclamer de leurs martyrs en faveur de la divinité de leur
religion.
Réponse. - Si toute mauvaise cause peut avoir des partisans capables de mourir pour elle,
si l'on a vu des pétroleurs tomber bravement en criant : Vive la Commune, des nihilistes et
des anarchistes se faire tuer pour leurs idées révolutionnaires, à plus forte raison toute
religion, même fausse, peut avoir ses martyrs. Sur ce point comme sur bien d'autres, rien
n'empêche qu'il y ait ressemblance entre la vraie et les fausses religions. Tout n'est pas
erreur dans les religions fausses, et tout n'est pas mauvais on dehors du christianisme.
Pourquoi voudrait-on alors que le christianisme ait le monopole de la vertu et du
courage?
Ces concessions une fois faites, qui oserait prétendre qu'il y ait équivalence entre
l'histoire du martyre chrétien et celle des autres religions! Qu'on compare, non pas
seulement quelques martyrs entre eux, mais qu'on regarde l'ensemble, et l'on verra que
jamais, à nulle époque de l'histoire, aucune religion n'a donné tant d'exemples de
constance et de courage devant la souffrance et la mort. Le fait du miracle moral, ce n'est
donc pas dans quelques cas isolés que nous le voyons ; c'est dans cette multitude
d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards qui vont au devant des plus affreuses
tortures et que l'on doit même parfois retenir, qui supportent la douleur sans pousser une
plainte et sans prononcer une parole de désaveu. Non, jamais aucune religion n'a donné
autant de marques de virilité, n'a manifesté un héroïsme aussi pur, aussi universel, aussi
persévérant. Et cela nous suffit pour ne pas douter que Dieu était avec la religion
chrétienne et ses martyrs.
298. - Ainsi que l'indique le tableau qui précède, cette troisième Partie de l'Apologétique
se partage en trois sections.
DÉVELOPPEMENT
DANS LE LANGAGE DES PÈRES, le mot Église se retrouve avec les deux mêmes sens -
a) sens restreint, soit d'assemblée des fidèles : ex. Didachè ( IV, 12) soit de groupement
local ou régional des fidèles: ex. première Épître de saint Clément pape aux Corinthiens
dans la suscription et XLVII, 6; - b) sens général, pour désigner l'ensemble des fidèles
appartenant à la religion chrétienne : le mot se trouve ainsi employé dans les écrits du
pape saint Clément, de saint Ignace, de saint Irénée, de Tertullien et de saint Cyprien.
301, - Nota. - I. Il est facile de voir, par les deux notions qui précèdent, que le concept du
royaume est beaucoup plus étendu que celui de l'Église. L'Église est quelque chose du
royaume. Elle en est le côté visible et social, mais elle n'est pas tout le royaume, celui-ci
ayant deux aspects : l'aspect terrestre et l'aspect céleste ou eschatologique (N° 299).
Cependant l'Église, entendue au sens large, se confond avec le royaume de Dieu. Les
théologiens distinguent en effet le corps et l’âme de l'Église, c'est-à-dire, d'un côté, la
communauté visible et hiérarchique des chrétiens, et, de l'autre, la société invisible, l'âme,
à laquelle appartiennent tous ceux qui sont en état de grâce, quelque religion qu'ils
professent. Ils comprennent en outre dans la notion d'Église, non seulement les fidèles de
la terre (Église militante), mais aussi les élus qui sont au ciel (Église triomphante) et les
âmes qui souffrent en Purgatoire (Églises souffrante). - 2. Au point de vue apologétique,
et comme il est entendu dans ce chapitre, où nous recherchons si Jésus-Christ a institué
une Eglise, ce mot ne s'applique qu'à la société visible et hiérarchique des chrétiens ici-
bas, donc à la société considérée sous son aspect extérieur et social (sens général).
302. - II. Division du Chapitre. - Une double question doit faire l'objet de notre étude.
1° Tout d'abord nous avons à rechercher si Jésus a pu songer à fonder une Église : c'est la
question préalable. 2° Puis, dans l'affirmative, nous aurons a établir, d'après les
documents de l'histoire, quels sont les caractères essentiels de l’Église fondée par le
Christ. D'où deux articles. Dans le premier, nous rencontrerons devant nous les rationa-
listes, les protestants libéraux et les modernistes. Dans le second, nous aurons les mêmes
adversaires, et en plus, les Protestants orthodoxes et les Grecs schismatiques.
303. - D'après les protestants libéraux et les modernistes, l'institution d'une Église ne
pouvait pas être dans la pensée de Jésus, la prédication du Sauveur n'ayant d'autre but que
l'établissement du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, en effet, tel que nos
adversaires le conçoivent, est incompatible avec la notion catholique de l'Église. Le
royaume de Dieu prêché par Jésus serait: - 1. un royaume purement spirituel, d'après les
uns (SABATIER, STAPFER, HARNACK) ; - 2. un royaume uniquement eschatologique,
d'après les autres (M. LOISY). NOUS allons examiner ces deux systèmes, et nous
montrerons qu'ils sont une interprétation incomplète, et par conséquent fausse, de la
pensée et de l'œuvre de Jésus.
305. - 2° Réfutation. - Que la religion prêchée par le Christ, autrement dit, le royaume de
Dieu soit surtout d'essence spirituelle, que la grande innovation du christianisme ait été la
rénovation intérieure par la foi, la charité et l'amour du Père, que ces conceptions de Jésus
aient créé un abîme entre le pharisaïsme alors régnant et la religion nouvelle, c'est ce dont
nous aurions mauvaise grâce à ne pas convenir avec HARNACK. Il ne faudrait pourtant
rien exagérer, car, dans une certaine mesure, le royaume spirituel n'était nullement
étranger à l'enseignement des prophètes, comme nous l'avons vu en étudiant l'argument
prophétique (N° 248). Toutefois il n'en est pas moins vrai, - et c'est ce qu'il fait
reconnaître avec HARNACK, - que le royaume spirituel et intérieur est bien l'œuvre de
Jésus. Alors que la voix des prophètes avait eu peu d'écho, Jésus seul eut assez d'autorité
pour remonter le courant et opposer à la justice tout extérieure et matérielle du culte
mosaïque la
justice du nouveau royaume où les vertus intérieures telles que l'humilité, la chasteté, la
charité, le pardon des injures, occupent la première place.
Mais, ces justes concessions une fois faites, s'ensuit-il qu'il y ait lieu de conclure, avec
HARNACK, que le royaume de Dieu annoncé et établi par le Christ, soit un royaume
purement individuel, une société invisible composée des âmes justes, et qu'il n'ait aucun
caractère collectif et social ? Est-on même en droit de prétendre que la perfection
intérieure doit être considérée comme l’essence du christianisme, parce que seule elle est
l'œuvre du Christ? Il semble bien que non, et il y a dans cette manière de voir un
sophisme que M. LOISY a relevé dans les termes suivants. « II y aurait, dit-il, peu de
logique à prendre pour l'essence totale d'une religion ce qui la différencie d'avec une
autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à l'islamisme. On
n'en conclura pas que l'essence de ces trois religions doive être cherchée en dehors de
l'idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman n'admettent que la foi à un
seul Dieu ne soit pas le premier et le principal article de leur symbole. . C'est par leurs
différences qu'on établit la destination essentielle de ces religions, mais ce n'est pas
uniquement par ces différences qu'elles sont constituées... Jésus n'a pas prétendu détruire
la Loi, mais l'accomplir. On doit donc s'attendre à trouver dans le judaïsme et dans le
christianisme, des éléments communs, essentiels à l'un et à l'autre... L'importance de ces
éléments ne dépend ni de leur antiquité, ni de leur nouveauté, mais de la place qu'ils
tiennent dans l'enseignement de Jésus et du cas que Jésus lui-même en a fait. » Autrement
dit, ce n'est pas parce que le Messie a enseigné que le « royaume de Dieu » devait être
surtout spirituel, qu'il faut en conclure qu'il doit être exclusivement spirituel.
Du reste, la chose apparaît tout à fait évidente si l'on prend soin de remettre le langage de
Jésus dans les conditions de milieu et d'idées dans lesquelles il a été tenu. Si le Sauveur
insiste tout particulièrement sur l'idée de perfection intérieure et de rénovation spirituelle,
c'est qu'il doit corriger les conceptions fausses des Juifs. Ceux-ci attendent un royaume
temporel ; ils se sont attachés dans les prophéties à l'élément secondaire (V. N os 248 et
253) et ils croient à la restauration du royaume d'Israël. Le Messie veut donc redresser
leurs conceptions fausses et leur faire comprendre que le royaume de Dieu qu'il est venu
établir, n'est nullement un royaume temporel, qu'il n'est pas le triomphe d'une nation sur
les autres, mais un royaume qui s'adresse à tous les peuples et dans lequel aura accès tout
homme de bonne volonté qui pratique les vertus morales et intérieures.
Que le royaume ne soit pas purement spirituel, qu'il ait au contraire un caractère collectif
et social, c'est ce qui ressort surtout de nombreuses paraboles, qui sont, on le sait, une
des formes les plus ordinaires sous lesquelles Jésus donne son enseignement. Il est clair,
par exemple, que les paraboles où Notre-Seigneur compare le royaume au champ du père
de famille sur lequel poussent à la fois le bon grain et l'ivraie (Mat., XIII, 24, 30), au filet
du pécheur où se confondent les bons et les mauvais poissons (Mat., XIII, 47), n'auraient
aucun sens dans l'hypothèse d'un royaume purement intérieur et spirituel.
D'autre part, le terme de royaume de Dieu ne serait-il pas bien impropre s'il fallait
l'entendre du règne de Dieu dans l'âme individuelle? Ce n'est plus en effet d'un royaume
qu'il s'agirait, mais d'autant de royaumes qu'il y aurait d'âmes.
Les partisans de ce système s'appuient, il est vrai, pour prouver leur thèse, sur ce texte de
saint Luc (XVI, 20) « Ecce regnum Dei intra vos est » qu'ils traduisent ainsi : « Le
royaume de Dieu est en vous. » Mais ce texte comporte un autre sens, et il semble plus
juste et plus en rapport avec le contexte de traduire : « Le royaume de Dieu est au milieu
de vous. » D'après saint Luc, en effet, ce sont les pharisiens qui interrogent Notre-
Seigneur. Comme ils lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, il leur répond : «
Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il
est ici, ou : il est là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous. » Ainsi remise
dans son cadre, la parole de Jésus paraît plutôt contredire le système d'un royaume
purement intérieur que de le favoriser. S'adressant à des pharisiens qui étaient incrédules,
qui, du fait qu'ils rejetaient l'Évangile, se mettaient en dehors du royaume, n'est-il pas
évident que Jésus ne pouvait leur dire que ce royaume était en eux, c'est-à-dire dans leurs
âmes? La pensée du Sauveur est donc tout autre. Se heurtant aux idées fausses de ses
adversaires, qui s'imaginaient que la venue du royaume et du Messie serait accompagnée
de signes éclatants, de prodiges extraordinaires dans le ciel, Jésus apprend aux pharisiens
comment le royaume de Dieu doit venir. Il ne viendra pas, leur dit-il alors, comme une
chose qu'on peut observer, comme un astre dont on pourrait suivre le cours, car le
royaume sera surtout spirituel et se dérobera par conséquent à l'observation. Du reste,
ajoute Notre-Seigneur, n'allez pas le chercher où il ne faut pas, car il est déjà venu, il est
au milieu de vous.
Conclusion. - De la correcte interprétation du texte de saint Luc, ainsi que des raisons qui
précèdent, il résulte donc que le royaume de Dieu ne peut être considéré comme un
royaume purement spirituel, qu'il est au contraire collectif et social, et qu'on ne peut
induire de là que Jésus n'ait jamais songé à fonder une Église visible.
306. - 1° Exposé du système.- Suivant M. LOISY, l'institution d'une Église n'a pu rentrer
dans les desseins du Sauveur. Voici à peu près comment l'auteur de l’Évangile et l'Église
entend le démontrer. A l'époque où parut Notre-Seigneur, c'était une idée courante parmi
les Juifs, que le Messie aurait pour mission d'inaugurer le règne final et définitif de Dieu
ou, si l'on aime mieux, le royaume eschatologique. Or, si l'on analyse les textes des
Évangiles, du seul point de vue critique et sans les déformer par une interprétation
théologique, il semble bien que Jésus partageait l'erreur de ses contemporains. En
conséquence, sa prédication a eu un double but : --1. annoncer la venue prochaine du
royaume en même temps que la fin du monde qui devait en être l'accompagnement obligé
; et - 2. y préparer les âmes par le renoncement aux biens de ce monde et par la pratique
des vertus morales capables de procurer la justice. Le Christ de l'histoire n'a donc pas pu
songer à fonder une Église, c'est-à-dire une institution durable, puisque son œuvre n'était
pas appelée à durer et qu'elle devait se terminer à brève échéance par l'avènement du
royaume
final.
On ne saurait donc parler à l'institution divine de l'Église. Ce sont les circonstances et la
non-réalisation du royaume eschatologique qui ont déterminé les disciples à corriger le
programme de leur Maître, à « réinterpréter » ses paroles « pour accommoder à la
condition d'un monde qui durait, ce qui avait été dit à un monde censé près de finir ».
D'où il paraît légitime de conclure que Jésus « annonçait le royaume, et c'est l'Église qui
est venue. » Cependant, d'après la théorie moderniste, si l'Église ne procède pas d'une
pensée et d'une volonté expresse de Jésus, l'on peut dire cependant qu'elle se rattache à
l'Évangile, en tant qu'elle fait suite à la société que Jésus avait groupée autour de lui en.
vue du royaume. Elle est ainsi, en un certain sens, le résultat légitime, quoique inattendu,
de la prédication du Christ, et rien n'empêche de voir, entre l'Évangile et l'Église, un
rapport étroit, et de dire en toute vérité que l'Église continue l'Évangile». En d'autres
mots, Jésus avait groupé autour de sa personne un certain nombre de disciples à qui il
donna la mission de préparer l'inauguration prochaine du royaume, et comme les
événements ont trompé l'attente des apôtres, - le royaume si ardemment désiré et si
impatiemment attendu n'étant pas venu, - la petite société a grandi et, en grandissant, elle
a donné naissance à l'Église. L'on peut donc définir l'Église : la société des disciples du
Christ, qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique, se sont organisés et adaptés
aux conditions d'existence de l'heure présente.
L'on pourrait se demander ce que M. LOISY fait des textes évangéliques qui rapportent
l'institution de l'Église. C'est bien simple. Comme les protestants libéraux, il les déclare
sans valeur pour l'historien, et il en donne comme raison que « les textes qui concernent
véritablement l'institution de l'Église sont des paroles du Christ glorifié ». Ces textes
seraient donc des produits de la pensée chrétienne. Et M. LOISY conclut que « l'institution
de l'Église par le Christ ressuscité n'est pas un fait tangible pour l'historien».
307. - 2° Réfutation. - N'ayant d'autre objectif que de préparer les âmes à la venue
imminente du royaume des cieux et à sa parousie, le Christ ne pouvait songer à organiser
une société durable : telle est l'idée maîtresse du système de M.Loisy. Or nous allons
prouver que, pour soutenir une thèse aussi absolue, il est nécessaire de se livrer à un
découpage de textes que rien n'autorise, et procéder à un choix inadmissible ou à une
interprétation fantaisiste des passages de l'Évangile qui s'appliquent à l'Église.
Considérons d'abord le point de départ Est-il vrai que les contemporains de Jésus n'aient
eu d'autre idée que l'établissement du règne définitif de Dieu? Comme l'a fort bien
démontré le P. LAGRANGE, l'on peut distinguer au contraire dans la littérature de l'époque
deux manifestations de la pensée juive : celle que l'on trouve dans les apocalypses et celle
des rabbins. Or, pas plus dans l'une que dans l'autre, le règne messianique n'est identifié
avec le règne final de Dieu ; ni d'un côté ni de l'autre l'on ne se désintéresse de l'avenir
d'Israël en ce monde. Il y a toutefois cette différence entre les deux que les auteurs
apocalyptiques insistaient beaucoup plus sur le royaume eschatologique tandis que les
rabbins, dans leur concept du règne messianique, attachaient une part plus importante au
monde présent. Si, par conséquent, Jésus avait adopté les idées des apocalypses et n'avait
voulu prêcher qu'un royaume purement eschatologique, il n'aurait pas manqué de corriger
les croyances des rabbins Or cela, il ne l'a pas fait. De l'examen impartial des Évangiles il
résulte au contraire que le Sauveur présente le royaume comme devant avoir une double
phase : une phase terrestre avant la période de consommation finale. Il y a en effet de
nombreux caractères par lesquels Jésus décrit le royaume, qui sont totalement
inconciliables avec le royaume eschatologique et qui ne s'accordent qu'avec la vie
présente. C'est ainsi que Jésus parle du royaume comme déjà inauguré. « Depuis les jours
de Jean-Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux est emporté de force», est-il dit
dans sain,t Matthieu (XI, 12). Ainsi encore il réplique aux Pharisiens qui l'accusent de
chasser les démons au nom de Belzébuth : « Que si c'est par l'Esprit de Dieu que je
chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous » (Mat., XII, 28).
Mais c'est surtout dans les paraboles que l'enseignement de Jésus transparaît le plus. Le
royaume y est représenté comme une réalité déjà existante et concrète, comme un
royaume destiné à grandir et à se développer, - parabole du grain de sénevé (Mat., XIII,
31, 35; Marc, IV, 30, 32), - comme un royaume comportant le mélange des bons et des
méchants, - paraboles du bon grain et de l'ivraie (Mat., XVIII, 24, 30), du filet qui ramasse
des poissons de toutes sortes, bons et mauvais (Mat., XIII 47, 50), des vierges sages et des
vierges folles (Mat., XXIV, 1, 18). Autant de caractères qui ne sont pas applicables au
royaume eschatologique et qui ne peuvent convenir qu'à un royaume déjà formé,
susceptible de s'étendre et de se perfectionner, préparatoire à une autre forme de royaume
qui, elle, sera la forme; définitive, où le bon grain seul sera engrangé, où le tri entre les
bons et les mauvais poissons sera chose faite, et d'où les vierges folles seront exclues.
Tout cela serait juste, répliquent alors les partisans du système eschatologique, si les
textes allégués pour prouver l'annonce d'un royaume terrestre étaient authentiques. Mais,
ils ne le sont pas. Ils ont été introduits dans la trame évangélique par la première
génération chrétienne qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique attendu, n'a pas
craint de travestir 1 enseignement du Sauveur pour mettre sa pensée et ses paroles en
harmonie avec les faits. Qu'il y ait dans les Évangiles deux séries de textes : l'une
eschatologique, l'autre non eschatologique, et que les textes qui annoncent la fin du
monde et la parousie soient incompatibles avec ceux qui parlent d'un royaume terrestre,
c'est ce que tout critique de bonne foi doit reconnaître. Mais si les deux séries sont
exclusives l'une de l'autre, il faut donc choisir entre les deux et rechercher la tradition
primitive, celle qui doit être attribuée à Jésus. Or, ajoute-t-on, il y a tout
lieu de croire que la série eschatologique seule représente la pensée authentique de Jésus,
car elle n'a pu être inventée au moment où les événements venaient la démentir. La
seconde série aurait donc été élaborée ultérieurement pour adapter l'Évangile du salut aux
circonstances nouvelles imposées par le développement chrétien.
L'objection des modernistes est plus spécieuse que solide. Ils ont raison sans doute,
lorsqu'ils affirment qu'il y a dans les Évangiles deux séries de textes, mais sont-ils en
droit de conclure que ces deux séries sont exclusives l'une de l'autre? N'y a-t-il pas plutôt
un moyen de les concilier? Le nœud du problème est là. Si Jésus a annoncé la fin du
monde et l'avènement du royaume eschatologique comme des choses imminentes, il y a
sans contredit opposition entre les deux séries de textes. Jésus qui se serait mépris si
gravement en montrant le royaume eschatologique dans un avenir tout proche, ne pourrait
plus être l'auteur de la série non eschatologique. Mais la question est précisément de
savoir s'il a présenté la fin du monde et la venue du royaume eschatologique comme des
événements prochains. A la question ainsi posée nous pourrions d'abord répondre qu'il y a
tout lieu de croire a priori que la conciliation est possible, car comment admettre que les
Évangélistes rapportant les paroles de Notre-Seigneur, assez longtemps après qu'elles
avaient été prononcées, auraient été assez maladroits pour introduire dans leurs récits des
textes en contradiction avec ces paroles? De deux choses l'une. Ou bien les Évangélistes
sont sincères ou ils ne le sont pas. Dans la première hypothèse, ils auraient reproduit
fidèlement les paroles de leur Maître et nous n'aurions qu'une série de textes : la série
eschatologique. Dans la seconde hypothèse, ils n'auraient pas manqué de supprimer la
série eschatologique, puisque les événements lui donnaient tort, et ils lui auraient
substitué purement et simplement la série non eschatologique
Mais voyons si les textes de la série eschatologique ne comportent pas d'autre explication
que celle donnée par les modernistes Cela nous ramène à la célèbre prophétie sur la fin du
monde dont nous avons parlé dans la seconde Partie (N° 260). Nous n'insisterons donc
pas sur ce point. Qu'il nous suffise de rappeler que la parole de Notre-Seigneur « Cette
génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne s'accomplissent» (Mat, XXIV,
34 ; Marc, XIII 30 ; Luc, XXI, 32), invoquée par nos adversaires pour prouver que Jésus
croyait à la fin imminente du monde, s'applique plutôt, d'après le contexte, à la ruine de
Jérusalem et du peuple juif. Que les Évangélistes ne distinguent pas les deux catastrophes
avec assez de netteté, que leurs récits concernant à la fois la fin du monde et la ruine du
Temple manquent de précision, c'est ce qui n'est pas douteux. Et cela est si vrai que
beaucoup de critiques ont pu croire que, entraînés par les idées courantes de leur milieu,
les Apôtres s'étaient trompés sur la pensée de Jésus. Nous avons vu (p. 272) ce qu'il fallait
penser de cette opinion. En toute hypothèse, on ne saurait admettre que Jésus lui-même
ait commis l'erreur que nos adversaires lui imputent. Tout au contraire, il ne paraît pas
douteux, - à s'en tenir aux simples données d'une sage critique littéraire, - que la
catastrophe dont Jésus annonce la date prochaine et à laquelle la génération de son temps
doit assister, c'est la ruine de Jérusalem et du Temple, tandis que l'époque de la seconde
ne serait envisagée que dans une perspective beaucoup plus lointaine, puisque Jésus dit
que « personne n'en connaît ni le jour ni l'heure » (Mat., XXIV, 36).
Quant aux passages qui déclarent imminente la venue du Fils de l'homme sur les nuées du
ciel (Mat., XVI, 28 ; XXVI, 64 ; Marc, IX, 1 ; Luc, IX, 27 ; XXII, 69), il est permis
d'entendre par là la prédiction de l'admirable essor que prendra bientôt le règne
messianique et dont la génération à laquelle Notre-Seigneur s'adresse sera témoin. Ainsi
interprétés, ces textes se sont vérifiés à la lettre, vu que la diffusion de la religion
chrétienne s'est faite avec une merveilleuse rapidité.
Conclusion. - De la discussion qui précède il n'est donc pas téméraire de conclure que,
pas plus que le système d'un royaume purement intérieur et spirituel, le système d'un
royaume exclusivement eschatologique n'est acceptable. Il n'est pas vrai de dire alors que
Jésus n'a pu nullement envisager l'établissement d'une Église en tant que société visible.
309. - État de la question. - a) Les Protestants orthodoxes, avons-nous dit (N° 308),
n'admettent pas que Jésus ait constitué à la tête de son Église une autorité vivante, mais
ils concèdent l'historicité et même l'inspiration des textes évangéliques invoqués par les
catholiques en faveur de leur thèse. - b) Au contraire, les rationalistes, les Protestants
libéraux et les modernistes rejettent l'authenticité de ces textes. Ils prétendent qu'ils sont
dus à un travail postérieur et rédactionnel d'auteurs inconnus et auraient été introduits
dans la trame évangélique après les événements, c'est-à-dire au moment où l'institution
d'une Église hiérarchique était un fait accompli.
La thèse catholique s'appuie donc sur un double argument: - 1. sur un argument tiré des
textes évangéliques que nous sommes en droit d'invoquer contre les Protestants
orthodoxes, et - 2. sur un argument historique, où nous aurons à réfuter la fausse
conception des libéraux et des modernistes sur les origines de l'Église hiérarchique.
310. - 1° Argument tiré des textes évangéliques. - Nota. -Lorsque nous soutenons qu'il
est possible de retrouver l'institution d'une Église hiérarchique dans les textes
évangéliques, qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne voulons pas dire que
Jésus a déclaré explicitement qu'il fondait une Église hiérarchique qui serait gouvernée un
jour par les Évêques sous le principat du Pape. Des paroles aussi formelles n'ont pas été
prononcées. I1 suffit, pour la démonstration de notre thèse, d'établir que nous on
retrouvons l'équivalent dans ce double fait qu'il choisit Douze Apôtres et leur délégua des
pouvoirs spéciaux à eux, à l'exclusion des autres disciples.
A. CHOIX DES « DOUZE ». - Tous les Évangélistes sont d'accord pour témoigner que,
parmi ses disciples, Jésus en choisit douze qu'il nomme ses Apôtres (Mat., X, 2, 4 ; Marc,
III, 13, 19 ; Luc, VI, 13, 16 ; Jean, I, 35 et suiv.), qu'il instruit d'une façon toute
particulière, à qui il dévoile le sens des paraboles qui restent incomprises de la foule
(Mat., XIII, 11), qu'il associe déjà à son œuvre en les envoyant prêcher le royaume de
Dieu aux fils d'Israël (Mat., X, 5, 42 ; Marc, VI, 7, 13 ; Luc, IX, 1,6).
311. - 2° Argument tiré de l'histoire. - Préliminaires. - 1. Quelle que soit la valeur des
textes évangéliques qui nous prouvent que l'Église n'est pas hors de la ligne de l'Évangile,
il va de soi que la question de l'institution divine d'une Église hiérarchique est, avant tout,
historique. Si l'histoire en effet nous apportait la preuve que la création de l'Église serait
postérieure à l'âge apostolique, et aurait été le résultat de circonstances accidentelles, l'on
aurait beau invoquer les textes de l'Évangile : nos adversaires seraient certes en droit de
les considérer comme des interpolations.
2. Les documents qui servent à l'étude du christianisme naissant sont les Actes des
Apôtres, les Épîtres de saint Paul, et pour la période sub-apostolique (c'est-à-dire pour les
trois générations qui suivent les Apôtres) les écrits des Pères et des écrivains
ecclésiastiques.
3. Il est parlé de « charismes » à maintes pages des Actes des Apôtres. Que faut-il
entendre par là? Les charismes (grec « charis » et « charisma » grâce, faveur, don) sont
des dons surnaturels octroyés par le Saint-Esprit en vue de la propagation du
christianisme et pour le bien général de l'Église naissante. Ce sont des manifestations de
l'Esprit Saint, parfois même étranges et désordonnées, telles que le don des langues ou
glossolalie qui consistait à louer Dieu en langue étrangère et en des accents
d'enthousiasme, exalté (Lire à ce sujet : I Cor., XIV). Les charismes auxquels on attachait
le plus de prix étaient le don des miracles et le don des prophéties ; mais quelle qu'en fût
la nature, ils étaient toujours des signes divins qui avaient pour but de confirmer la
première prédication de l'Évangile. - 4. Nous allons exposer, en nous plaçant sur le seul
terrain de l'histoire, les deux thèses, rationaliste et catholique, sur les origines de l’Église.
La première que nous mettons sous l'étiquette générale de rationaliste, est, en réalité, le
point de vue, non seulement des rationalistes, mais de tous les historiens protestants,
orthodoxes ou libéraux, et des modernistes. Le meilleur exposé français en a été fait par
A. SABATIER (Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit, pp. 47-83, 4e éd.) En
voici un résumé, aussi objectif que possible.
4. Ainsi, de génération en génération, nous parvenons à l'âge apostolique. Nous avons ici,
pour nous renseigner, les Actes des Apôtres. Les témoignages en sont clairs et précis : ils
nous montrent avec évidence l'existence d'une société avec sa hiérarchie visible, sa règle
de foi et son culte : - 1) sa hiérarchie visible. Dès la première heure du christianisme, les
Apôtres jouent le double rôle de chefs et de prédicateurs. Ils choisissent Mathias pour
remplacer Judas (Act, I, 12, 26).Le jour de la Pentecôte, saint Pierre commence ses
prédications et fait de nombreux convertis (Act., II, 37). Les Apôtres instituent bientôt des
diacres à qui ils délèguent une partie de leurs pouvoirs (Act., VI, 1,6); - 2) sa règle de foi.
Incontestablement, parmi les premiers chrétiens, il y en eut qui furent favorisés des dons
de l'Esprit Saint ou charismes, mais n'exagérons rien, et ne croyons pas pour autant que
les premières communautés n'étaient que des groupes mystiques de Juifs pieux qui
auraient reçu tous leurs dogmes des inspirations de l'Esprit Saint. Les charismes étaient
des motifs de crédibilité qui poussaient les âmes à la foi ou entretenaient en elles la
ferveur religieuse. Mais, loin d'être une règle de foi, ils restaient subordonnés au
magistère des Apôtres et à la foi reçue. La preuve évidente en est que saint Paul en
réglemente l'usage dans les assemblées (I Cor., XIV, 26) et n'hésite pas à déclarer
qu'aucune autorité ne saurait prévaloir contre l'Évangile qu'il a enseigné (I Cor., XV, 1).
Le christianisme primitif a donc sa règle de foi, et celle-ci lui vient des Apôtres. Sans
doute elle n'est pas compliquée et tient en quelques points. Le thème général des prédi-
cations apostoliques, c'est que Jésus a réalisé l'espérance messianique, qu'il est le
Seigneur à qui sont dus les honneurs divins et en qui seul est le salut (Act., IV, 12). C'est
là une doctrine élémentaire, quoique susceptible de riches développements, que les
apôtres imposent à tous les membres de la communauté chrétienne. Rien n'est laissé à
l'inspiration individuelle. Que s'il surgit au sein de la jeune Église des sujets de
controverse, le cas est déféré aux Apôtres comme à une autorité incontestée, à laquelle
seule il appartient de trancher le point en litige ; - 3) son culte. La lecture des Actes des
Apôtres nous témoigne abondamment que la société chrétienne possède et pratique des
rites spécifiquement distincts de ceux du judaïsme: le baptême, l'imposition des mains
pour conférer le Saint-Esprit, et la fraction du pain.
Conclusion. - De cette longue discussion, il résulte bien que l'Église chrétienne est, au
début de son existence, une société hiérarchisée, entendue au sens de la doctrine
catholique (N° 300). Ce que les rationalistes appellent l'âge précatholique est un mythe.
Mais si les Apôtres, aussitôt après l'Ascension de leur Maître, parlent et agissent en chefs,
c'est qu'ils s'en croient le droit et les pouvoirs. Et s'ils se croient en possession de tels
pouvoirs, c'est, selon toute vraisemblance, qu'ils les ont reçus de Jésus-Christ. Par
conséquent, les textes de l’Évangile concordent avec les faits de l'histoire, et l'on ne voit
plus, dès lors, de quel droit nos adversaires peuvent prétendre qu'ils ont été interpolés.
C'est donc à juste titre que nous avons appuyé notre thèse sur un double argument, sur
l'Évangile et sur l'histoire.
2° Argument tiré de l'histoire. - Comme on peut le remarquer, nous avons insisté peu
sur l'argument scripturaire, sur la question de droit. C'est que, on se le rappelle, nos
adversaires s'accordent à récuser tous les textes qui rapportent les paroles du Christ
ressuscité. Ils ne considèrent donc que la question de fait. Dans leur théorie « c'est à
l'histoire et à l'histoire seule, en dehors de tout préjugé dogmatique, qu'il convient de
demander les origines de l'épiscopat ». Nous allons résumer, en quelques points,
comment ils expliquent ces origines.
Réponse. - 1. Que les mots episcopi et presbyteri aient été d'abord synonymes, la chose
paraît bien évidente. Ainsi, -pour ne donner qu'un exemple, - saint Paul écrit dans sa
Lettre à Tite : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser, et que, selon
les instructions que je t'ai données, tu établisses des presbytres dans chaque ville. Que le
sujet soit d'une réputation intacte... Car il faut que l’évêque soit irréprochable, en qualité
d'administrateur de la maison de Dieu» (Tit., I, 5, 7). Il est apparent que dans ce passage,
les deux mots presbytre et évêque sont employés indistinctement l'un pour l'autre.
2. Il est vrai encore que. au premier abord, nous ne retrouvons pas les traces de l’évêque
monarchique, tel qu'il existera par la suite. Les presbytres ou épiscopes, que les Apôtres
mettent à la tête des communautés fondées par eux, forment un conseil, le presbyterium,
chargé de gouverner l'église locale (Act., XV, 2, 4 ; XVI, 4 ; XXI, 1.8). Ces presbytres
avaient-ils les pouvoirs que l'évêque monarchique aura plus tard ou étaient-ils de simples
prêtres ? Les documents de l'histoire ne permettent pas de solutionner le problème. Il
importe peu du reste, car la question n'est pas là. Qu'avons-nous à rechercher en effet ?
Uniquement si les Apôtres ont, oui ou non, délégué de leur vivant les pouvoirs qu'ils
détenaient de Jésus-Christ, de façon à s'assurer des successeurs lorsqu'ils viendraient à
mourir. Tel est bien, il nous semble, le seul point qui nous intéresse et sur lequel nous
devons faire la lumière.
On nous dit que les pouvoirs étaient attachés aux charismes, et que, pour cette raison, ils
n'étaient pas transmissibles, les charismes étant incommunicables. Sans nul doute, les
charismes étaient des dons de circonstance, des dons personnels, venant directement de
l'Esprit, donc incommunicables. Mais il ne faut pas confondre pouvoirs apostoliques et
charismes. Si ceux-ci ont accompagné ceux-là, ils n'en ont pas été le principe. Les
charismes étaient des signes divins qui appuyaient l'autorité, mais ils ne la constituaient
pas. Les Apôtres avaient donc reçu de Jésus-Christ des pouvoirs indépendants des
charismes, donc transmissibles. Consultons maintenant les faits et voyons s'ils les ont
transmis. - 1. Interrogeons tout d'abord les Épîtres de saint Paul. Elles nous apprendront
que, tout en se réservant l'autorité suprême dans les Églises qu'il fondait (I Cor, V, 3 ; VII,
10, 12 ; XIV, 27, 40 ; II Cor., XIII, 1, 6), saint Paul confie parfois ses pouvoirs à des
délégués. Ainsi il commissionne Timothée pour instituer le clergé à Éphèse ; il lui donne
les pouvoirs d'imposer les mains et d'appliquer la discipline (I Tim., V, 22). De même, il
écrit à Tite ces mots que nous avons cités plus haut : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu
achèves de tout organiser... » (Tit., I, 5). Timothée et Tite reçoivent donc la mission
d'organiser- les églises et les pouvoirs d'imposer les mains, c'est-à-dire les pouvoirs
épiscopaux. - 2. La première lettre de Clément de Rome à l'Église de Corinthe nous
apporte encore un exemple très précieux de la transmission des pouvoirs apostoliques. La
lettre de CLÉMENT était destinée à rappeler à l'ordre la communauté de Corinthe qui avait
destitué des prêtres de leurs fonctions. Dans ce but, il leur déclare que, de même que
Jésus-Christ a été envoyé par Dieu, les Apôtres par Jésus-Christ, de même des prêtres et
des diacres furent établis par les Apôtres : on leur doit, de ce fait, la soumission et
l'obéissance. , Après quoi il conclut que « ceux qui furent établis par les Apôtres, ou
après, par d'autres hommes illustres, avec l'approbation de toute l'Église... ne peuvent être
démis de leurs fonctions sans injustice. » On ne saurait proclamer plus clairement le
principe et le fait de la transmission des pouvoirs apostoliques. Qu'est-ce que ces hommes
illustres qui ont établi des prêtres et des diacres, sinon les délégués ou les successeurs des
Apôtres? Ces successeurs ne portent pas encore le nom d'évêques : ce sont des hommes
illustres, faisant partie, comme les Apôtres, du clergé itinérant et jouant le rôle d'évêques.
Qu'importe que le titre fasse défaut, du moment que la fonction existe1?
3. Considérons maintenant l'Église du IIe siècle. Nous venons de découvrir, dès l'âge
apostolique, le germe de l'épiscopat. Tout au début du IIe siècle, nous allons en constater
l'éclosion. L'existence de l'épiscopat monarchique nous est attestée par de nombreux
témoignages : - 1) Témoignage de saint Jean. Au début de son Apocalypse, saint JEAN
écrit qu'il va rapporter ses révélations sur les « sept Églises qui sont en Asie : à Éphèse, à
Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée » (Apoc., I, 1-11).
En conséquence, sept lettres sont destinées à l'ange de chacune de ces églises. Qui est cet
ange? On s'accorde à dire qu'il ne peut s'agir de l'ange gardien de ces églises, puisque les
lettres contiennent des blâmes à côté des éloges, des exhortations et des menaces : ce qui
ne saurait s'appliquer à des esprits célestes. Selon toute vraisemblance, ces anges sont
donc les chefs spirituels des églises, anges du Seigneur, dans le sens étymologique du
mot (aggelos = messager, envoyé), qui jouissaient des pouvoirs de l'évêque, sans en
porter encore le nom.
- 2) Témoignage de saint Ignace d'Antioche. Au témoignage de saint Ignace qui date des
dix premières années du second siècle, il y avait un évêque non seulement à Éphèse, à
Magnésie, à Tralles, à Philadelphie, à Smyrne, mais dans beaucoup d'autres églises. La
hiérarchie est du reste déjà en possession tranquille. L'histoire ne nous apporte pas les
traces de crises et de révolutions par lesquelles aurait passé l'épiscopat avant de conquérir
les pouvoirs qui lui sont reconnus. « En dehors de l'évêque, des prêtres et des diacres il
n'y a pas d'église », écrit saint IGNACE à l'église de Tralles (III, 1).- 3)Témoignage tiré des
listes épiscopales dressées, l'une par HÉGÉSIPPE dans ses Mémoires, l'autre par saint
IRÉNÉE dans son Traité contre les hérésies. Sous le pontificat d'Anicet (155-166),
HÉGÉSIPPE voulant connaître l'enseignement des diverses Églises et en vérifier
l'uniformité, entreprit un voyage à travers la chrétienté. Il s'arrêta dans un certain nombre
de villes, en particulier à Corinthe et à Rome. A Rome, il établit la liste successorale des
Évêques jusqu'à Anicet... Malheureusement cette liste a été perdue et nous n'en
connaissons des extraits, que par l'historien EUSÊBE. AU contraire, la seconde liste,
dressée par saint IRÉNÉE, est intacte, et on peut la dater des environs de 180. L'Évêque de
Lyon se propose de combattre les hérésies, et particulièrement, le gnosticisme. Pour cela
il s'appuie sur la tradition et pose en principe que la règle de foi doit être cherchée dans
l'enseignement des Apôtres inaltérablement conservé par l'Église. A cette fin, il déclare
qu'il peut « énumérer ceux que les Apôtres instituèrent évêques, et établir la succession
des évêques jusqu'à nous ». Et comme « il serait trop long de donner le catalogue de
toutes les églises », il ne veut « considérer que la plus grande et la plus ancienne, l'église
connue de tous, fondée et organisée à Eome par les deux très glorieux apôtres Pierre et
Paul ». Il dresse alors la liste épiscopale de Rome jusqu'à Eleuthère : les bienheureux
apôtres (Pierre et Paul), Lin, Anenclet, Clément, Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore,
Hygin, Pie, Anicet, Soter, Eleuthère.
On objecte contre l'historicité de ces listes épiscopales, que les noms des évêques varient
de catalogue à catalogue, et que la liste de saint IRÉNÉE diffère de la liste du catalogue «
Libérien» dressé, en 354, par PHILOCALUS, sous le pape Libère. - II est vrai qu'il y a entre
les deux listes quelque divergence : ainsi le catalogue « Libérien » fait suivre Lin immé-
diatement de Clément et dédouble Anenclet en Clet et Anaclet. De telles variantes sont
assez minimes pour qu'on n'y attache pas une trop grande importance, et il y a par ailleurs
tout lieu de croire qu'elles sont le fait des copistes.
Conclusion. - Nous pouvons donc tirer de ce qui précède les conclusions suivantes: - 1.
Des textes de l'Évangile et des documents de la primitive Église il résulte que les
pouvoirs apostoliques étaient transmissibles et ont été transmis. - 2. Les Apôtres ont
communiqué leurs pouvoirs à des délégués en élevant certains disciples à la plénitude de
l'Ordre et en leur donnant la mission, soit de diriger les Eglises qu'ils avaient eux-mêmes
fondées, soit d'en fonder et d'en organiser de nouvelles. 3. il est dès lors faux de prétendre
que l'épiscopat soit né de la médiocrité des uns et de l'ambition des autres. Ce n'est pas la
« médiocrité qui a fondé l'autorité», c'est l'Évangile. Les Évêques ont été institués pour
recueillir la mission et les pouvoirs dont Jésus-Christ avait investi ses Apôtres. Pris en
corps, les Évêques sont par conséquent les successeurs du collège apostolique.
319. Nous avons démontré, dans les deux paragraphes précédents, que l'Église fondée par
Jésus-Christ n'est pas une démocratie qui comporte l'égalité des membres, qu'elle est une
société hiérarchique où il y a des chefs qui détiennent leurs pouvoirs, non du peuple
chrétien, mais de droit divin. Une autre question se pose encore. l’autorité souveraine qui
appartient à l'Église enseignante réside-t-elle dans le corps des Evêques ou dans un seul
de ses membres? L'Église est-elle une oligarchie ou une monarchie ? A la tête de son
Eglise Jésus-Christ a-t-il constitué un chef suprême? La négative est soutenue par les
Protestants et les Grecs schismatiques. Cependant ces derniers et un certain nombre
d'Anglicans concèdent que Pierre reçut une primauté d'honneur et non une primauté de
juridiction. Les catholiques prétendent le contraire. Ils affirment que Jésus-Christ a
conféré la primauté de juridiction à saint Pierre, et dans sa personne, à ses successeurs.
Les deux points de la thèse catholique que nous devons établir séparément, s'appuient sur
un argument tiré des textes évangéliques et sur un argument historique.
1° Argument tiré des textes évangéliques. - La primauté de Pierre découle des paroles
de la promesse et des paroles de la collation.
Réponse. - L'argument tiré du silence de Marc et de Luc est purement négatif. Il n'aurait
de valeur que si l'on pouvait prouver que le passage devait être rapporté par eux et était
commandé par le sujet qu'ils traitaient. Or une telle démonstration ne peut être faite, et le
silence des deux synoptiques doit être attribué à des motifs littéraires qui ne comportaient
pas l'introduction du texte.
On nous objecte, il est vrai, que saint Paul n'a pas reconnu la primauté de Pierre. -
Comment se fait-il alors que, trois ans après sa conversion, il soit venu à Jérusalem pour
le visiter (Gal., I, 18, 19). Pourquoi est-il allé à Pierre, plutôt qu'aux autres, plutôt qu'à
Jacques qui présidait à l'Église de Jérusalem? N'est-ce pas une preuve évidente qu'il le
regardait comme le chef des Apôtres? - S'il en était ainsi, réplique-t-on, pourquoi ne le
nomme-t-il pas toujours le premier? - La chose est bien simple, c'est que saint Paul ne
recense jamais ex professo le collège apostolique, et ne fait que citer quelques noms en
passant. Parfois aussi, comme au passage (I Cor., I, 12), il lui arrive de suivre une
gradation ascendante, puisque, après Pierre, il nomme le Christ.
Mais, dit-on, et c'est là un terrain d'attaque cher aux rationalistes, oubliez-vous le conflit
d'Antioche où Paul ne craignit pas de résister en face à Pierre? - Pour que nos adversaires
ne nous accusent pas de diminuer l'importance du conflit, nous allons le rapporter d'après
les propres paroles de saint Paul. « Quand Képhas vint à Antioche, écrit-il aux Galates (n,
11-14), je m'opposai à lui en face, parce qu'il était visiblement en faute. En effet, avant
l'arrivée de certaines personnes d'auprès de Jacques, il mangeait avec les Gentils. Mais
quand elles furent arrivées, il se retira et se tint à l'écart, par crainte de ceux de la
circoncision. Et les autres Juifs s'associèrent à son hypocrisie, en sorte que Barnabé aussi
fut entraîné par leur duplicité. Mais quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la
vérité de l'Évangile, je dis à Képhas en présence de tous : Si toi qui es Juif, tu vis à la
manière des Gentils et non pas à celle des Juifs, comment peux-tu contraindre les Gentils
à vivre en Juifs? »
Comme on peut le constater, le conflit est né de la fameuse question, soulevée par les
judaïsants, de savoir si la loi mosaïque avait gardé son caractère obligatoire et s'il était
exigé de passer par la circoncision pour entrer dans l'Église chrétienne. Or, - qu'on
remarque bien ce point, - les deux Apôtres ont toujours été d'accord pour répondre que
non : il n'y a donc pas eu conflit entre eux sur le terrain dogmatique. Et voici où le litige
va surgir. Il arriva que saint Pierre, pour ne pas provoquer les récriminations des
judaïsants, s'abstint de manger avec les Gentils qui s'étaient convertis sans passer par le
judaïsme.
Certainement une telle manière de faire pouvait être interprétée en sens divers. - 1. Ou
bien l'on pouvait y voir une simple mesure de prudence que justifiait le but poursuivi.
S'adressant à des milieux différents, l'un, apôtre des circoncis, l'autre, des incirconcis,
faut-il s'étonner que saint Pierre et saint Paul aient eu à adopter, dans les questions de
discipline, des attitudes différentes? N'est-il pas raconté par ailleurs dans les Actes des
Apôtres, que saint Paul, placé à l'occasion dans une circonstance identique, n'a pas agi
autrement, et qu'en dépit de ses convictions, il a circoncis Timothée, à cause des Juifs qui
étaient dans ces contrées (de Lystres et d'Iconium : Act., XVI, 3). - 2. Ou bien l'on pouvait
prendre la conduite de saint Pierre pour de l'hypocrisie et de la lâcheté : et c'est ainsi que
la chose fut jugée par saint Paul. Il sembla à ce dernier que, pour éviter les conséquences
regrettables de l'attitude de Pierre, il était de son devoir de le reprendre. Nous nous
trouvons donc dans un cas de correction fraternelle faite par un inférieur, et dans laquelle
ce dernier, selon toute apparence, manqua de mesure et de déférence, emporté sans doute
par un zèle excessif.
Mais que si saint Paul attachait une telle importance à la conduite de saint Pierre,
objecterons-nous à notre tour aux rationalistes, n'est-ce pas, de toute évidence, que son
influence sur les églises était plus grande et moins incontestée? L'argument des
rationalistes retourne donc contre eux, et le conflit d'Antioche, loin de prouver contre la
primauté de Pierre, nous en apporte un nouveau témoignage.
324.- II. Deuxième point. - La primauté des successeurs de saint Pierre. - La primauté
conférée par Jésus à saint Pierre était-elle un don personnel, une sorte de charisme ? Ou
était-elle un pouvoir transmissible et devant échoir à ses successeurs? Et dans ce dernier
cas, quels devaient être les successeurs de Pierre? Nous répondrons à ces questions en
montrant dans les deux thèses suivantes : 1° que la primauté de Pierre tait un pouvoir
permanent, et 2° que les successeurs de Pierre sont les Évêques de Borne.
1° Argument tiré des textes évangéliques. - Du texte de saint Matthieu (XVI, 17, 19)
invoqué précédemment pour pouvoir la primauté (N° 320), il résulte que Pierre a été
choisi pour être le fondement de toute l'Église et qu'il a reçu les clés du royaume des
cieux. Or le fondement doit durer aussi longtemps que l'édifice lui-même. Et comme
Jésus a promis d'être avec son Église jusqu'à la fin du monde (Mat., XXVIII, 20), il faut en
déduire que la primauté, principe et fondement de l'édifice, doit durer autant que celui-ci,
et que Pierre doit transmettre son autorité à ses successeurs. L'autorité suprême sera
d'ailleurs d'autant plus requise que l'Église se développera et étendra ses rameaux plus
loin : plus une armée est nombreuse, plus elle a besoin d'un chef suprême qui la
commande.
2° Argument historique. - Si la primauté de Pierre a été recueillie par ses successeurs,
l'histoire doit en témoigner. Mais comme cette question se confond avec celle de savoir
quels furent les successeurs, nous renvoyons à la seconde proposition.
325. - Thèse II. Les successeurs de Pierre dans la primauté sont les Évêques de
Rome. - Pour prouver cette thèse, il faut établir deux choses : 1° que Pierre est venu à
Rome et peut être considéré comme le premier Évêque de l'Église de Rome ; et 2° que la
primauté des Évêques de Rome, ses successeurs, a toujours été reconnue dans tonte
l’Église. La question est donc tout historique.
326. - A la thèse catholique les Protestants objectent que saint Luc dans les Actes des
Apôtres, saint PAUL dans son Épître aux Romains, FLAVIUS JOSÈPHE qui rapporte la
persécution de Néron, ne font pas mention de Pierre.
Réponse. - Nous avons déjà observé que l'argument tiré du silence n'a de valeur que si le
point passé sous silence rentrait dans le sujet traité par l'historien et aurait dû être
mentionné par lui. Or - 1. pour ce qui concerne saint Luc, l'objection est sans fondement
pour la bonne raison que les Actes des Apôtres ne décrivent que les débuts de l'Église
chrétienne dans les douze premiers chapitres et qu'à partir du chapitre XIII, il n'est plus
question que des Actes de saint Paul. Que les Actes soient par ailleurs loin d'être
complets, c'est ce qui est bien évident ; ainsi, ils ne parlent pas non plus du conflit
d'Antioche. - 2. Il n'y a pas lieu de s'étonner davantage que saint PAUL ne mentionne pas
saint Pierre dans son Épître aux Romains : ses autres Épîtres nous montrent qu'il n'avait
pas l'habitude de saluer les évêques de la ville. Lorsqu'il écrit aux Éphésiens, il ne parle
pas non plus de Timothée, leur, évêque. - 3. JOSÈPHE déclare qu'il a voulu passer sous
silence la plupart des crimes de Néron ; s'il omet la crucifixion de Pierre, il ne parle pas
davantage de l'incendie de Rome et du meurtre de Sénèque.
Conclusion. Le fait de la venue et du martyre de saint Pierre à Rome n'est donc contredit
par aucune objection sérieuse. Il est au contraire démontré par de nombreux témoignages
qui, de génération en génération, nous conduisent à l'âge apostolique. Nous pourrions
ajouter encore que le fait est confirmé par les monuments qui attestent la présence à Rome
du Prince des Apôtres, tels que les deux chaires de saint Pierre, dont l'une est conservée
au baptistère du Vatican, les peintures et les inscriptions des Catacombes, datant du II e
siècle, et où son nom est mentionné. Mais il n'est pas nécessaire d'insister, puisque aussi
bien la thèse catholique n'est pas contredite par les critiques sérieux.
327. - 2° Les Évêques de Rome ont toujours eu la primauté. - Puisque saint Pierre
peut être considéré comme le premier Évêque de Rome, sa primauté devait se transmettre
aux héritiers de son siège : c'est la question de droit. Mais il nous faut examiner la
question de fait et demander à l'histoire s'il en a été ainsi. Le point est de la plus haute
importance, car si les documents de l'histoire nous démontraient que primitivement la
primauté des évêques de Rome n’était pas reconnue, la question de droit serait fortement
en péril. Il ne faut donc pas trop s'étonner que les rationalistes, protestants et modernistes,
aient pris à tâche de prouver, par l'histoire, que la primauté des Évêques de Rome n'est
pas d'origine primitive.
a) Examinons d'abord les témoignages des Pères de l'Église. - 1. Au IIIe siècle, ORIGÈNE
écrit au pape Fabien pour lui rendre compte de sa foi. TERTULLIEN, avant d'être
montaniste, admet la primauté de Pierre. Devenu montaniste, il la tourne en dérision, ce
qui est une autre preuve qu'il en reconnaît l'existence. - 2. A la fin du II e siècle, saint
IRÉNÉE pose comme critère des traditions apostoliques, la conformité de doctrine avec
l'Église romaine qui doit servir de règle de foi à cause de la primauté qu'elle a héritée de
saint Pierre. Saint POLYCARPE DE SMYRNE, disciple de saint Jean, ABERCIUS vont à Rome
pour visiter l'Évêque et le consulter sur les choses de la foi et de la discipline. Les
hérétiques eux-mêmes, MARCION et les montanistes veulent faire approuver leur doctrine
par le siège apostolique. Au début du II e siècle, saint IGNACE, écrivant aux Romains,
déclare que leur église préside à toutes les autres. - 3. Et nous voici parvenus au I er siècle.
En 96, l'Évêque de Rome, CLÉMENT, comme nous l'avons déjà vu, écrit aux Corinthiens
pour rappeler à l'ordre la communauté, qui a déposé injustement des presbytres. Il leur
déclare que ceux qui ne lui obéiront pas, se rendront coupables de faute grave. La
conduite de Clément de Rome a d'autant plus d'intérêt qu'au moment où il écrivait,
l'apôtre saint Jean vivait encore et aurait dû intervenir si l'Évêque de Rome avait été
sur le même pied que les autres évêques.
329. - Les Protestants objectent : - 1. que ceux à qui on donne le nom d'évêques n'étaient
en réalité que les présidents du presbyterium ; - 2. qu'en toute hypothèse, leur autorité n'a
pas été universellement reconnue, puisque saint Cyprien et les évêques d'Afrique ont
résisté au décret du pape saint Etienne qui défendait la réitération du baptême conféré par
les hérétiques.
Réponse. - 1. Pour prouver que les Évêques n'étaient que de simples présidents du
presbyterium, on allègue ce fait que la Prima Clementis, les lettres de saint Ignace aux
Romains et le Pasteur d'Hermas ne parlent pas d'un évêque monarchique de Rome. - Or
le silence d'un écrivain sur un fait, avons-nous déjà dit, ne prouve pas nécessairement
contre l'existence de ce fait. Ainsi, en 170, Denys de Corinthe envoie une réponse à
l'église de Rome, et non à son évêque Soter, et pourtant M. HARNACK lui-même qui fait
l'objection, admet que Soter était certainement évêque monarchique. Il importe donc peu
que la première lettre de Clément aux Corinthiens ne porte pas son nom et ait été envoyée
au nom de l'Église de Rome ; il ne fait pas de doute que son auteur est un personnage
unique et n'est autre que le pape Clément. - Quant à la lettre d’Ignace aux Romains (107)
et au Pasteur d'Hermas, s'ils ne mentionnent pas l'Évêque de Rome, il n'y a pas à en
conclure que celui-ci n'existait pas, car ils ne parlent pas davantage des presbytres et des
diacres de Rome dont personne ne songe pourtant à contester l'existence.
2. Il est vrai que saint CYPRIEN, estimant que la réitération du Baptême était surtout
disciplinaire a résisté au décret du Pape Etienne. Mais la résistance d’un homme, même
très saint et de bonne foi, ne détruit en rien le fait de cette autorité. N’a-t-on pas vu aussi,
de temps en temps, de grands évêques comme Bossuet, adhérer à des propositions
condamnées, tout en reconnaissant la primauté du Souverain Pontife ?
Conclusion. - La primauté des Évêques de Rome découle donc de ce premier fait que
saint Pierre a fixé sa chaire à Borne, et de ce second, qu'elle a toujours été reconnue
dans l'Église universelle. L'on ne peut dire dès lors que l'autorité suprême des papes soit
née de l'ambition des Évêques de Rome et de l'abdication des autres Évêques. Si en effet
les évêques avaient été d'abord égaux de droit divin, comme le prétendent les adversaires,
il y aurait eu, à un moment de l'histoire, un changement total dans là foi et la pratique de
toute l'Église. Or cela n'aurait pu se produire sans soulever des dissensions et des
réclamations sans fin, de la part des autres Évêques, qui auraient été lésés dans leurs
droits, et dont les privilèges auraient été d'autant diminués. Comme l'histoire ne porte
aucune trace d'une semblable agitation, et qu'elle ne relève des discussions que sur des
points secondaires, tels que la célébration de la fête de Pâques et la question des
rebaptisants, il faut en conclure que le principe de la primauté de l'Évêque de Rome n'a
jamais été contesté, et que l'Église universelle lui a toujours reconnu, non pas seulement
une primauté d'honneur, mais une vraie primauté de juridiction.
330. - Nous avons vu que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a
conféré au collège des Apôtres, et des Évêques leurs successeurs, le triple pouvoir
d'enseigner, de sanctifier et de régir. Dans ce paragraphe nous démontrerons qu'au
pouvoir d'enseigner Jésus a attaché le privilège de l'infaillibilité. Nous parlerons : 1° du
concept de l'infaillibilité ; 2° des preuves de son existence ; et 3° de ceux à qui appartient
le privilège.
I. Concept de l'infaillibilité. - Que faut-il entendre par infaillibilité? L’infaillibilité
concédée par Jésus-Christ à son Église est la préservation de toute erreur doctrinale,
garantie par l'assistance spéciale de l'Esprit Saint. Ce n'est pas simplement l'inerrance de
fait, c'est l’inerrance de droit, c'est l'impossibilité de l'erreur, de sorte que toute doctrine
proposée par ce magistère infaillible doit être crue comme véritable, parce que proposée
comme telle. L'infaillibilité ne doit donc pas être confondue : - 1. avec l'inspiration, qui
consiste dans une impulsion divine poussant les écrivains sacrés à écrire tout ce que et
rien que ce que Dieu veut ; - 2. ni avec la révélation qui implique la manifestation d'une
vérité, auparavant ignorée. Le privilège de l'infaillibilité ne fait pas découvrir à l'Église
des vérités nouvelles ; elle lui garantit seulement que, grâce à l'assistance divine, elle ne
pourra, sur les questions de foi et de morale, ni errer ni par conséquent induire en erreur.
333. - b) Au contraire, la règle de foi catholique est un moyen sûr de nous faire connaître
la doctrine intégrale du Christ. Il est facile de voir qu'elle n'a aucun des inconvénients du
système protestant. Sans doute, le catholicisme reconnaît l'infaillibilité de l'Écriture
Sainte ; mais, à côté de cette première source de la révélation, il en admet une seconde,
non moins importante et antérieure à l'Écriture, qui s'appelle la Tradition. Et surtout, - et
c'est ce qui met un abîme entre la théorie protestante et la théorie catholique, - celle-ci
soutient que Jésus-Christ a constitué une autorité vivante, un magistère infaillible qui,
avec l'assistance de l*Esprit-Saint, a reçu pour mission de déterminer quels sont les livres
inspirés, de les interpréter authentiquement, de puiser à cette source comme à celle de la
tradition la vraie doctrine de Jésus pour l'exposer ensuite à l'ensemble des fidèles :
savants et ignorants.
Qu'il y ait entre les deux systèmes, considérés au seul point de vue de la raison, une
présomption en faveur du catholicisme, c'est ce que reconnaissent même certains
Protestants. « Le système catholique, dit SABATIER, a mis l'infaillibilité divine dans une
institution sociale, admirablement organisée, avec son chef suprême, le pape ; le système
protestant à mis l'infaillibilité dans un livre. Or, a quelque point de vue que l'on «examine
les deux systèmes, l'avantage est sans contredit du côté du catholicisme. » Nous ne
voulions pas démontrer autre chose par l'argument a priori ; notre but est donc atteint.
337. - B. ARGUMENT HISTORIQUE. - Pour prouver par l'histoire que les papes ont
toujours joui du privilège de l'infaillibilité, il suffit de montrer que ce fut toujours la
croyance de l'Église et qu'en fait les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de
morale. - a) Croyance de l'Eglise. Évidemment la croyance de l'Église ne s'est pas
traduite de la même façon dans tous les siècles. Il y a eu, si l'on veut, quelque
développement dans l'exposé du dogme et même dans l'usage de l'infaillibilité
pontificale. Le dogme n'en remonte pas moins à l'origine, et nous le trouvons en germe
dans la Tradition la plus lointaine. La chose nous est attestée par le sentiment des Pères et
des conciles, et par les-faits : - 1. Sentiment des Pères. Ainsi au IIe siècle, saint IRÉNÉE
déclare que toutes les Églises doivent être d'accord avec celle de Rome qui seule possède
la vérité intégrale. Saint CYPRIEN dit que les Romains sont « assurés dans leur foi par la
prédication de l'Apôtre et inaccessibles à la perfidie de l'erreur». Pour mettre fin aux
controverses qui déchiraient l'Orient, saint JÉRÔME écrit au pape DAMASE dans les termes
suivants : « J'ai cru à ce propos devoir consulter la chaire de Pierre et la foi apostolique.
Chez vous seul le legs de nos pères demeure à l'abri de la corruption. » Saint AUGUSTIN
dit à propos du pélagianisme : « Les décrets de deux conciles relatifs à la cause ont été
soumis au siège apostolique ; sa réponse nous est parvenue, la cause est jugée. » Le
témoignage de saint PIERRE CHRYSOLOGUE n'est pas moins explicite : « Nous vous
exhortons, vénérables frères, à recevoir avec docilité les écrits du bienheureux Pape de la
cité romaine, car saint Pierre, toujours présent sur son siège, offre la vraie foi à ceux qui
la cherchent. - 2. Sentiment des Conciles, Tout ce que nous avons dit précédemment à
propos de la primauté de l'Evêque de Rome s'applique tout aussi bien à la reconnaissance
de son infaillibilité (V. N° 328). - 3. Les faits. Au IIe siècle, le pape VICTOR excommunié
Théodote qui niait la divinité du Christ, par une sentence qui fut regardée comme
définitive. ZÉPHIRIN condamne les Montanistes, CALIXTE, les Sabelliens et, à partir de
ces condamnations, ils furent regardés comme hérétiques. En 417, le pape INNOCENT I
condamne le pélagianisme, et l'Église accepte son décret comme définitif, comme nous
l'avons vu plus haut par le texte de saint Augustin. En 430, le pape CÉLESTIN condamne
la doctrine de Nestorius, et les Pères du concile d'Éphèse se rallient à son avis. Les Pères
du concile de Chalcédoine (451) acceptent solennellement la célèbre épître dogmatique
du pape Léon I à Flavien, qui condamne l'hérésie d'Eutychès, aux cris unanimes de : «
Pierre a parlé par la bouche de Léon. » De même, les Pères du III e concile de
Constantinople (680) acclament le décret du pape ÀGATHON condamnant le monothélisme
en s'écriant : « Pierre a parlé par la bouche d'Agathon. » Comme on le voit, dès les
premiers siècles déjà, l'Église romaine passe pour le centre de la foi et une norme sûre
d'orthodoxie Plus l'on avancera, plus la croyance se traduira en termes explicites jusqu'à
ce que la vérité soit proclamée dogme par le concile du Vatican.
b) Les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de morale. Ceci est le point
important de l'argument historique, car si nos adversaires pouvaient nous prouver que
certains papes ont enseigné et défini l'erreur, l'infaillibilité de droit serait plus que
compromise. Or les historiens rationalistes et protestants prétendent précisément qu'ils
sont en mesure de nous donner ces preuves de faillibilité. Les principaux cas qu'ils
invoquent sont ceux du pape LIBÈRE qui serait tombé dans l'arianisme, d'Honorius qui
aurait enseigné le monothélisme, de PAUL V et URBAIN VIII qui condamnèrent Galilée.
Comme la question de Galilée sera traitée plus loin, nous ne retiendrons ici que les deux
premiers cas.
Réponse. -A. Exposé des faits. - Rappelons brièvement les faits. En 355, l'empereur
Constance, favorable à l'arianisme, avait enjoint au pape LIBÈRE de souscrire à la
condamnation d'ATHANASE, évêque d'Alexandrie, le grand champion de la foi
orthodoxe. S'étant refusé à le faire, le pape fut envoyé en exil à Bérée en Thrace, et
l'archidiacre Félix fut préposé à l'Eglise de Rome. Après un exil d'environ trois ans,
Libère fut rendu à son siège (358).
B. Solution de la difficulté. - La question qui se pose est donc de savoir pour quelles
raisons l'empereur lui accorda cette faveur. Deux opinions ont été émises sur ce point. Les
uns, à la suite de RUFIN, SOCRATE, THÉODORET, CASSIODORE, prétendent que l'empereur
Constance mit 0n à l'exil du pape par crainte des soulèvements du peuple romain et du
clergé, en raison de la grande popularité dont jouissait le pontife. D'autres, au contraire, et
c'est à cette dernière opinion que nous avons à répondre, pensent que le pape n'obtint la
cessation de son exil qu'au prix de condescendances coupables et de concessions sur le
terrain de la foi.
Les partisans de cette seconde opinion s'appuient, pour démontrer leur point de vue, sur
deux sortes de témoignages : - 1. d'abord les dépositions des contemporains : saint
ATHANASE, saint HILAIRE de Poitiers, saint JÉRÔME ; - 2. puis les aveux de LIBÈRE lui-
même. Il nous est parvenu, parmi les fragments de l’Opus historicum de saint Hilaire,
neuf lettres du pape Libère, dont quatre, datant de son exil, ont un caractère plutôt
compromettant. Dans ces dernières lettres, le pape intrigue pour obtenir sa grâce,
déclarant qu'il condamne Athanase et professe la foi catholique formulée à Sirmium, et il
prie ses correspondants orientaux, entre autres Fortunatien d'Aquilée, d'intercéder auprès
de l'empereur pour abréger son exil.
A ces deux sortes de témoignages invoqués par nos adversaires, certains apologistes ont
répondu en contestant 1 authenticité des dépositions des contemporains, et en rejetant les
lettres de l'exil du pape Libère comme apocryphes. Mais comme il n'est pas possible de
prouver que les témoignages en question, tant ceux des contemporains que ceux du
Libère lui-même, sont inauthentiques, nous devons accepter la discussion dans
l'hypothèse de leur authenticité. Toute la question reviendra donc à savoir quelle fut la
faute du pape et quelle formule il a souscrite. Car, à l'époque où Libère fut délivré de son
exil, il y avait déjà trois formules dites de Sirmium. De ces trois formules la seconde
seule, qui déclare que le mot consubstantiel doit être rejeté comme « étranger à l'Écriture
et inintelligible», est considérée comme hérétique. Or l'on admet que ce n'est pas cette
formule que le pape a signée et que vraisemblablement c'est la troisième. Hais qu'il s
agisse de la première ou de la troisième, les théologiens s'accordent à dire qu'elles ne sont
pas absolument hérétiques et qu'elles ont surtout le tort de favoriser le semi-arianisme en
retranchant le mot consubstantiel de la profession de foi du concile de Nicée.
Conclusion. - Donc, en nous plaçant dans l'hypothèse la plus défavorable, nous pouvons
conclure : - 1. que le pape LIBÈRE n'a commis qu un acte de faiblesse en condamnant,
dans une heure critique, le grand ATHANASE : faiblesse dont Athanase est le premier à
l'excuser : « Libère, dit en effet ce grand Docteur, vaincu par les souffrances d'un exil de
trois ans et par la menace du supplice, a souscrit enfin à ce qu'on lui demandait ; mais
c'est la violence qui a tout fait. » - 2. Par ailleurs, le pape Libère n'a rien défini ; s'il y a eu
erreur, tout au plus peut-on dire qu'elle est imputable au docteur privé, non au docteur
universel et parlant ex-cathedra. Et même s'il avait parlé ex-cathedra, - ce qui n'est pas, -
il ne jouissait pas de la liberté nécessaire à l'exercice de l'infaillibilité. Donc, en toute
hypothèse, l'infaillibilité est hors de cause.
Réponse. - A. Exposé des faits. - Quelques mots d'abord sur les faits. En 451 le concile
de Chalcédoine avait défini contre Eutychès qu'il y avait en Jésus-Christ deux natures
complètes et distinctes : la nature humaine et la nature divine. Si dans le Christ il y avait
deux natures complètes, il y avait aussi deux volontés : le concile ne l'avait pas dit, mais
la chose allait de soi, car une nature intelligente ne peut être complète sans la volonté. Tel
ne fut pas l'avis de certains théologiens orientaux qui enseignèrent qu'en Jésus-Christ il
n'y avait que la volonté divine, la volonté humaine se trouvant pour ainsi dire absorbée
par la volonté divine. Une telle doctrine apparaissait évidemment fausse, mais ses
partisans voyaient là un moyen de conciliation entre les Eutychiens ou monophysites,
c'est-à-dire les partisans d'une seule nature, et les catholiques. Les premiers admettraient
les deux natures en Jésus-Christ et les seconds concéderaient l’unité de volonté. Cette
tactique fut adoptée par Sergius qui écrivit dans ce sens au pape Honorius. Dans une
lettre pleine d'équivoques et où la question était présentée sous un faux jour, il lui disait
qu'il avait ramené beaucoup de monophysites à la vraie foi et lui demandait qu'il voulût
bien interdire de parler d'une ou"deux énergies, d'une ou deux volontés. Honorius se
laissa prendre et répondit, d'une part, à SERGIUS, deux lettres dans lesquelles il le félicitait
de son succès auprès des monophysites, de l'autre, à saint SOPHRONE, patriarche de
Jérusalem et défenseur de l'orthodoxie, une lettre dans laquelle il lui recommandait
d'éviter les mots nouveaux de « une ou deux opérations», opération dans le langage de
l'époque étant synonyme de volonté. Malgré ces lettres dictées par un esprit de
pacification, les querelles reprirent de plus belle jusqu'au VI e concile oecuménique, le
troisième de Constantinople (580-681), qui porta I'anathème contre les monothélites, et
entre autres, contre le pape Honorius
DÉVELOPPEMENT
341. - Division du chapitre. - Du but que nous nous proposons il ressort que nous
aurons à traiter dans ce chapitre les différents points suivants. 1° Nous aurons à
déterminer d'abord les notes de la vraie Église. 2° II nous faudra montrer ensuite que le
Protestantisme ne les a pas ; 3° que l’ Église grecque ne les a pas davantage ; et 4° que
seule l'Église romaine les possède toutes les quatre. 5° Ce qui nous amènera à conclure à
la nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine. D'où cinq articles.
Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Nous traiterons : 1° des notes de la vraie
Église considérées en général et 2° des quatre notes du concile de Nicée-Constantinople
et de leur valeur respective.
342. - 1° Définition. - II faut entendre par « notes » de l'Église tout signe qui permet de
discerner la véritable Église du Christ de celles qui sont fausses.
343. - 2° Espèces. - Les notes peuvent être, soit négatives, soit positives. - a) La note
négative est celle dont l'absence démontrerait la fausseté d'une Église, mais dont la
présence ne suffit pas à en démontrer la vérité. Les notes négatives peuvent être
multipliées à l'infini et elles peuvent appartenir à n'importe quelle Église et n'importe
quelle religion. Ainsi, qu'une religion enseigne le monothéisme, qu'elle prescrive le bien
et défende le mal, elle peut être, mais elle n'est pas nécessairement pour cela la vraie
religion. - b) La note positive est colle dont la présence démontre la vérité de l'Église où
elle se trouve : elle est donc une propriété exclusive de la société fondée par Jésus-Christ.
344. - 3° Conditions. - de la définition qui précède il suit que deux conditions sont
requises pour qu'une propriété devienne « note « de l'Église. Il faut qu'elle soit une
propriété essentielle et visible : - a) essentielle. Il est clair que, si la propriété n'était pas
de l'essence de la vraie Église, si elle n'avait pas été indiquée par Jésus-Christ comme
devant appartenir à