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Revue Philosophique de Louvain

Le cœur et la raison selon Pascal


Hervé Pasqua

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Pasqua Hervé. Le cœur et la raison selon Pascal. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 95, n°3, 1997.
pp. 379-394;

doi : 10.2143/RPL.95.3.541856

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1997_num_95_3_7043

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Abstract
The use of the notion of «the heart» in the Pensées is proper to Pascal. Philippe Sellier has shown to
what extent it is derived from the Bible and from St. Augustine. In the Bible the heart refers to the
intelligence, the will and the memory without any clear distinction between that which pertains to spirit
and body. St. Augustine emphasizes its purely spiritual significance. Pascal uses the word, either in a
broad sense, in which it means soul, feeling or will, or in a strict sense, in which it reflects his own view.
In the latter sense the heart can be defined as a faculty of knowledge which perfects the use of reason.
Accordingly, if the heart is associated with the faculty of knowing, it would be a contradiction to
understand it in a purely affective and emotional sense. The whole question is then how to understand
the opposition between the heart and reason. Is the difference one of nature or of degree? Are there
two separate faculties or two levels of a single faculty of knowing? (Transl. by J. Dudley).

Résumé
L'usage de la notion de cœur dans les Pensées est proprement pascalien. Philippe Sellier a montré ce
qu'elle doit à la Bible et à saint Augustin. Dans la Bible, le cœur désigne à la fois l'intelligence, la
volonté et la mémoire sans que le spirituel et le corporel soient nettement séparés. Saint Augustin met
l'accent sur sa signification exclusivement spirituelle. Pascal utilise le mot, soit dans un sens large et
alors il signifie aussi bien âme, sentiment ou volonté, soit dans un sens strict et dans ce cas il reflète sa
propre conception. Dans ce dernier sens, le cœur se ramène à une faculté de connaissance qui parfait
l'usage de la raison
Si donc le cœur se rattache à la faculté de connaître, ce serait un contresens que de le comprendre
dans une dimension exclusivement affective et émotionnelle. Toute la question est de savoir comment
entendre cette opposition du cœur et de la raison. Recouvre-t-elle une différence de nature ou de
degré? S'agit-il de deux facultés séparées ou de deux niveaux d'une même faculté de connaître?
Le cœur et la raison selon Pascal

Dans les Pensées, qui constituent un projet apologétique de la


religion chrétienne, la foi n'apparaît pas comme l'œuvre de la raison
humaine: elle est un don divin. La conversion ne peut, dès lors, être que
l'œuvre de Dieu:
c'est mon affaire que ta conversion1.

Mais si telle est la vérité, Y Apologie ne risque-t-elle pas de se


retrouver sans objet? Il en serait bel et bien ainsi si la conversion
n'exigeait également le concours de l'homme. Sur ce point, Pascal adhère à la
doctrine de saint Augustin qui écrit: «Dieu qui m'a créé sans moi ne me
sauvera pas sans moi». Cela signifie que Dieu n'agit pas à ma place2. Le
christianisme est étranger à toute mystique de type panthéiste. Dieu agit
dans l'homme, à travers l'homme, mais non à la place de l'homme.
C'est pourquoi la spiritualité chrétienne ne débouche pas sur
l'anéantissement de l'individu dans le Grand Tout anonyme, le néant de l'Un,
comme dans les religions orientales. En la créant, Dieu donne à la
créature son autonomie ontologique en même temps qu'il lui confère la
dignité de la filiation divine. Il en découle que la conversion suppose
l'exercice de la liberté, qui prend racine dans l'être créé. Elle ne saurait
donc se produire comme par nécessité.
La foi n'est pas l'œuvre de la raison parce qu'elle n'est pas la
conséquence nécessaire d'un raisonnement bien enchaîné. On ne se
convertit pas comme on se corrige d'une faute d'attention de la raison
par un surcroît d'attention. Descartes pensait qu'il en était ainsi de la
faute. Il en va autrement pour Pascal, la conversion est une metanoia, un
voir par-delà la raison les vérités divines que Dieu seul peut mettre dans
l'âme en les faisant passer du cœur à la raison et non de la raison au
cœur. Dans L'art de persuader, il est explicite:

1 Le Mystère de Jésus (Nous citerons l'édition de Philippe Sellier, Pensées, Garnier


Flammarion, Classiques, que nous indiquerons par la lettre S précédée du n° du fragment).
2 En ce sens, le projet de Y Apologie à lui seul ne suffît-il pas à prouver que Pascal
ne pouvait prendre à son compte la proposition janséniste selon laquelle la grâce agit sur
l'homme en déterminant sa liberté?
380 Hervé Pasqua

Dieu seul peut les (les vérités divines) mettre dans l'âme, et par la manière
qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit,
et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance
du raisonnement. . .3

L'esprit, c'est-à-dire la raison elle-même, devra reconnaître la


nécessité de ce dépassement en se désavouant:
II n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison4.
La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité
de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va pas jusque
là.
Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles?5

Mais, en s 'humiliant, la raison triomphe d'elle-même, en se niant


elle s'affirme. Cette négation, en effet, n'est pas un reniement. Ce
désaveu est l'acte le plus raisonnable qu'elle pouvait réaliser. Car, en
reconnaissant qu'elle ne peut rendre raison d'elle-même, elle convient de ce
qui la dépasse6. Ce dépassement n'est pas destructeur, il s'effectue dans
le sens d'une vision contemplative qui est l'œuvre d'une faculté
supérieure: le cœur.
Le rôle de Y Apologie est donc confirmé. Il l'est dans la mesure
précisément où elle consiste à dépasser la raison, à la purifier. Car la raison
n'est pas aussi puissante que les rationalistes veulent bien le laisser
croire. En premier lieu, parce qu'elle est limitée de par la condition finie
de l'homme. En deuxième lieu, parce qu'elle est blessée en conséquence
du péché originel qui a entraîné son obscurcissement. En aucun cas,
cependant, elle n'est corrompue au point de ne plus pouvoir s'exercer.
Pascal critique le mauvais usage de la raison, il n'en condamne pas
l'usage. Sur ce point, il s'oppose à Luther pour qui la raison était la
«prostituée du diable»:
Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux et de
surnaturel.
Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et
ridicule7.

3 De l'art de persuader, éd. Jean Mesnard, Vol. III, § 3. Cf. Philippe Sellier, op.
cit., pp. 108-138.
4 S 213.
5 S 220.
6 Cf. Pierre Magnard, Pascal. La clé du chiffre, Paris, Editions Universitaires,
Collection Philosophie Européenne, Paris, 1995, p. 276.
7 S 204.
Le cœur et la raison selon Pascal 381

Ce mauvais usage consiste à ne pas soumettre la raison à l'autorité


de la foi. Toutefois, la soumettre ne signifie pas l'annihiler. La foi
éclaire la raison obscurcie par le péché. Mais elle l'éclairé sans la
remplacer, elle la dépasse sans la supprimer. Elle agit comme la grâce, qui
ne détruit pas la nature mais la parfait. Le rationalisme, en réduisant
l'activité de connaissance au seul usage de la raison, l'appauvrit. Le
christianisme, à l'inverse, en ajoutant à l'usage de la raison le recours à
l'Écriture et à la Tradition, enrichit le champ du savoir. La critique pas-
calienne de la raison vise donc à en défendre la véritable nature et non à
la détruire, car la raison blessée, appuyée sur l'autorité divine, va
infiniment plus loin que la raison présomptueuse du rationaliste.
Derrière la recherche moderne de l'autonomie absolue de la raison
se cache, en réalité, un désespoir de la raison. Ce désespoir prend sa
source dans la conception luthérienne et calviniste selon laquelle le
péché originel n'a pas seulement blessé la nature, mais l'a entièrement
corrompue au point que la grâce ne peut plus rien pour elle. Dès lors, le
salut ne se trouve pas dans la guérison de cette nature, mais dans sa
destruction totale en vue de sa reconstruction. On efface tout et on
recommence! Tel est l'ultime ressort de la logique rationaliste. Pour
Descartes, la raison permet de soumettre la nature à la loi du Je pense. Le
Je pense est un commencement absolu. Il s'agit de repenser la création
et de refaire ce que le péché a défait, mais de le refaire sans
l'intervention de Dieu. Ainsi la nature sera sauvée, non par la grâce, mais par la
raison scientifique et technicienne. Les lois de la raison en reproduisant
les lois de la nature mettent l'homme en mesure de déchiffrer le secret
qui lui permettra de devenir «maître et possesseur de la nature», de
refaire tout ce qui est, et de réaliser sans Dieu la rédemption de
l'homme.
Le catholicisme augustinien de Pascal ne lui permet pas de
concevoir la chute comme une corruption totale de la nature. Le péché
originel n'a pas tué la nature, il l'a blessée. La raison, dès lors, n'est pas
complètement stérile, elle a été simplement affaiblie mais elle garde de
réelles capacités. Le christianisme n'exclut nullement le recours à la
raison, mais il lui ajoute les lumières de l'Écriture et de la Tradition. Il
évite ainsi deux excès:
Exclure la raison, n'admettre que la raison8.

8 S 214.
382 Hervé Pasqua

Sans la raison, la religion serait absurde et ridicule. En ne recourant


qu'à la raison, elle n'aurait rien de mystérieux et de surnaturel. L'usage
de la raison est donc tout à fait légitime, à condition de se souvenir que,
d'une part, elle est affaiblie en conséquence du péché originel et que,
d'autre part, elle est constitutivement limitée. Elle ne permet, en effet,
qu'un mode de connaissance discursive. Mais cette caractéristique est due
à sa condition finie et non à la corruption du péché exclusivement. Seul,
donc, le mauvais usage de la raison explique le refus de la foi, non celui
de la raison en tant que telle. La religion demeure fondée en raison:
La religion n'est point contraire à la raison9.
Ce sera une des confusions des damnés de voir qu'ils seront condamnés
par leur propre raison par laquelle ils ont prétendu condamner la religion
chrétienne10.

La religion chrétienne garde donc la mesure entre les deux excès du


rationalisme et de l' irrationalisme. Elle les évite parce qu'elle fait le bon
usage de la raison qui consiste à la soumettre à la foi. Cette soumission,
loin de la dimimuer, la grandit et la fortifie. La raison, en effet, est
d'autant plus raisonnable et conforme aux exigences de sa nature qu'elle
reconnaît elle-même la nécessité de sa soumission:
La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions
où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle
juge qu'elle se doit soumettre11.

En d'autres termes, la raison ne s'oppose pas à la foi et la foi ne


détruit pas la raison. Rationalisme et fidéisme sont renvoyés dos à dos.
Quand Pascal affirme que les preuves métaphysiques de l'existence de
Dieu sont «éloignées du raisonnement des hommes», il ne ne veut pas
dire que la raison en est incapable: il veut simplement signifier que ces
preuves ne sont pas à la portée de tous. Sur ce point, il est en parfait
accord avec saint Thomas d'Aquin déclarant la même chose pour
conclure à la nécessité de la Révélation qui rend accessible à tous les
vérités divines12. A cet argument Pascal ajoute une précision, à savoir,
que quand bien même les preuves seraient énoncées clairement une
première fois elles n'en deviendraient pas moins obscures au bout d'un
certain temps à celui-là même qui les aurait formulées:

9 s 46.
10 S 206.
11 S 205; cf. la note 5 de Ph. Sellier, p. 238 de son édition.
12 Cf.; Contra Gentiles, 1,1.
Le cœur et la raison selon Pascal 383

Les preuves métaphysiques de Dieu sont si éloignées du raisonnement des


hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu; et quand cela servirait à
quelques uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils voient cette
démonstration mais une heure après ils craignent de s'être trompés13.

La dimension du temps intervient ici pour montrer le caractère


précaire de l'entreprise, non son impossibilité intrinsèque. Ce qui importe
de retenir est que la raison, dans le meilleur des cas, peut mettre sur le
chemin de la foi mais elle ne saurait la produire parce que la cause de la
foi est Dieu et non l'homme. Tout au plus nous permet-elle d'accéder au
Dieu des philosophes et des savants, mais non au Dieu vivant des
chrétiens. C'est que la connaissance de Dieu qui passe uniquement par la
raison et non par Jésus-Christ est inutile, voire nuisible dans la mesure où
elle peut conduire à l'orgueil:
Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce médiateur est ôtée
toute communication avec Dieu, par Jésus-Christ nous connaissons Dieu.
Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ
n'avaient que des preuves impuissantes14.
Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s'arrêtent dans
la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils
arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans
Médiateur, et par là ils tombent ou dans l'athéisme ou dans le déisme, qui sont
deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également15.

L'athée, en refusant les preuves de la raison, rejoint le déiste qui


fonde sa foi sur ces preuves. Faire dépendre la foi de la raison, pour la
nier ou pour l'affirmer, ce serait en dernier ressort enfermer Dieu dans
les limites de la raison humaine et lui refuser toute transcendance. Ce
Dieu serait le «Dieu des philosophes et des savants», c'est-à-dire, un
Dieu impersonnel, abstrait, lointain et désintéressé du salut des hommes:
Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des
vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en
qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup
avancé pour son salut16.

Pour atteindre le «Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de


Jacob, le Dieu des chrétiens», la raison ne suffit pas, il faut que Dieu lui-
même se révèle à la raison, par l'intermédiaire du cœur, et que celle-ci

13 S 222.
14 S 221.
15 S 690.
16 Id.
384 Hervé Pasqua

se soumette à lui. Et, comme nous l'avons vu, cette soumission ne


l'anéantit pas car la foi ne consiste pas en un saut dans l'irrationnel:
Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et
ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi
rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés, j'entends
vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques
divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis, et m'attirer
autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser, et
qu'ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne, quand vous n'y
trouverez autre sujet de les refuser sinon que vous ne pouvez par vous-
même connaître si elles sont ou non17.

Ne perdons pas de vue que YApologie s'adresse au libertin


rationaliste qui se prévaut d'une raison qu'il croit autonome. Contre cette
position, Pascal affirme que le point de départ de la foi n'est pas subjectif: il
n'est pas dans le Je pense. Il est objectif: sa cause est Dieu même qui se
révèle en dehors de toute subjectivité dans des signes extérieurs tels les
miracles et les prophéties. Ces signes obligent la raison à se soumettre en
les comprenant à la lumière de la foi. Ils sont en quelque sorte les
principes de la connaissance de Dieu, comme l'expérience est le principe de
la connaissance de la nature. Ainsi éclairée, la raison atteint non point
des vérités abstraites, partielles et humaines, mais la vérité concrète,
vivante et totale de Dieu en Jésus-Christ, signe des signes, Homme
parfait et Dieu parfait, Médiateur entre Dieu et les hommes en lequel se
concentre toute la Révélation. C'est par lui seul que nous connaissons
Dieu:
Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce Médiateur est ôtée
toute communication avec Dieu18.
On n'arrive donc pas à Dieu sans Dieu et moins encore avec les
seules ressources de la raison. Quand bien même celle-ci prouverait
l'existence de Dieu, et cette possibilité on l'a vu n'est pas à rejeter
absolument, elle ne permettrait pas de se passer de Dieu pour accéder à sa
vérité. La foi ne contredit pas la raison, elle la dépasse, et elle la dépasse
sans la contredire:
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des
vérités géométriques et de l'ordre des éléments: c'est la part des païens et
des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa Pro-

17 S 182.
18 S 221.
Le cœur et la raison selon Pascal 385

vidence sur la vie et sur les biens des hommes pour donner une heureuse
suite d'années à ceux qui l'adorent: c'est la portion des Juifs. Mais le Dieu
d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un
Dieu d'amour et de consolation; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur
de ceux qu'il possède; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur
misère et sa miséricorde infinie, qui s'unit au fond de leur âme, qui la
remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables
d'autre fin que de lui-même19.

En écrivant ces lignes admirables, Pascal oppose le Dieu des


chrétiens au Dieu des philosophes et des savants en visant tout
particulièrement le Dieu de Descartes «auteur des vérités géométriques». Le
Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob n'est pas accessible à la raison
calculatrice, dont les lois reproduisent les lois de la nature. La nature
rationalisée et quantifiée ne renvoie plus à un Dieu créateur, mais au Je
pense. Elle est réduite au chiffre, à une combinaison d'atomes, et livrée
au calcul. Mesurable indéfiniment, elle reste muette sur le sens non
chiffrable qu'elle peut avoir et son silence éternel nous remplit
d'effroi. Or, «le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu
simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments, cela
est la part des païens et des épicuriens». Pascal mentionne les
épicuriens. On pourrait s'en étonner. A vrai dire, les épicuriens sont cités
ici, moins en raison de leur doctrine morale que pour leur cosmologie.
Celle-ci réduit le cosmos à une structure d'atomes qui composent la
figure du monde en s 'agrégeant ou en se désagrégeant en fonction du
clinamen. Explication strictement rationaliste20 excluant la possibilité
d'une source créatrice de l'univers qui serait un Dieu transcendant. Or
la nature est cette réalité vivante, réelle, dont l'existence clame la
souveraine puissance de Dieu et sa sagesse infinie. Toutes choses portent
en elles un appel à les dépasser: s'y arrêter ce serait dévier le sens du
divin et diviniser n'importe quoi; rendues opaques, elles formeraient
un écran sur lequel la lumière s'éteindrait au lieu de rester un miroir
dans lequel la gloire de Dieu se refléterait. Toutefois, même dans cette
dernière perspective, elles ne manifesteraient pas Dieu avec l'évidence
de ce qui se montre, car comment alors ne pas confondre Dieu et le
monde? Elles ne font que laisser paraître la présence d'un Dieu qui se
cache:

19 s 690.
20 II est intéressant de se souvenir que le jeune Marx a écrit une thèse sur Epicure
intitulée: «Epicure, le plus grand des rationalistes grecs».
386 Hervé Pasqua

Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence


manifeste de divinité, mais la présence d'un Dieu qui se cache21.
L'expression Deus absconditus est d'origine biblique. Elle se
trouve dans Isaïe qui l'utilise deux fois: «Vere tu es Deus absconditus»
et «et quasi absconditus vultus»22. Pascal cite la première occurence:
«Que Dieu s'est voulu cacher... Dieu étant ainsi caché, toute religion
qui ne dit pas que Dieu est caché n'est pas véritable. Et toute religion qui
n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. Vere
tu es Deus absconditus»23. Par delà l'origine scripturaire, il importe de
saisir que la notion d'un Dieu caché suppose l'existence d'intermédiaires
permettant d'arriver jusqu'à lui. En ce sens, elle désigne la
transcendance divine24.
Dieu, étant infini et spirituel, est incommensurable. La raison
mesurante et finie de l'homme ne saurait donc embrasser son essence. Ce
serait sotte présomption de vouloir contenir dans des limites humaines
ce qui ne connaît pas de limite. Dieu est un Dieu caché précisément
parce qu'il dépasse la nature humaine:
Le peu d'être que nous avons nous cache la vue de l'infini.

Saint Paul parle, dans VÉpître aux Romains25, de la profondeur


insondable des richesses divines. Les Pères de l'Église ont insisté sur ce
point. Dans le premier chapitre du premier livre du Péri Archon, Origène
qualifie Dieu de «incomprehensibilem atque inaestimabilem»26 . Le
début et la fin de tout ce qui est ne peut être compris même des anges,
mais seulement du Fils c'est-à-dire du Verbe. De l'œuvre de Dieu
l'homme ne peut saisir que le milieu, dans une très faible mesure. Un
passage du Commentaire sur la Genèse, cité par Pamphile de Césarée
dans son Apologie d 'Origène, souligne l'impossibilité où se trouve
l'homme de connaître tout cela sans révélation et en voit le symbole
dans la «ténèbre» où Dieu se cache en se révélant à Moïse27. Dieu est

21 S 690; cf. S 275 et Lettre 4 à Charlotte de Roannez; Henri Gouhier, Le Dieu qui
se cache, in Biaise Pascal. Commentaires, pp. 187-243; Hélène Michon, Deus
absconditus, XVIIème Siècle, n° 177, pp. 495-506.
22 Is., XLV, 15 et LUI, 3. Cf. Philippe Sellier, op. cit., p. 117ss.
23 S 275.
24 Cf. Hélène Michon, op. cit., p. 496.
25 Rom., 11, 33: «O altitudo divitiarum et sapientiae et scientiae Dei: quam incom-
prehensibilia sunt iudicia eius et investigabiles viae eius.»
26 Péri Archon, I, I, 5, 115.
27 Cf. Henri Crouzel, Origène et Plotin, Téqui, Paris, 1991, p. 105ss.
Le cœur et la raison selon Pascal 387

donc un Dieu caché parce qu'il ne se confond pas avec ce qui se voit: il
transcende le monde visible. Ce qui est invisible, non mesurable et ne
peut être perçu par la raison calculatrice, est ce qu'il y a de plus réel.
Ainsi, quand le regard de la raison se tourne vers la nature pour s'en
rendre maître et possesseur, il se durcit et devient aveugle pour le non
mesurable: il se rend incapable de voir l'invisible.
Cependant, la transcendance divine — son ineffabilité, la ténèbre
où Dieu se cache — n'entraîne pas l'impossibilité absolue de le
connaître d'une certaine manière. Mais cette connaissance est
nécessairement imparfaite et susceptible de progresser toujours28. Elle ne sera
parfaite que dans l'état d'union mystique où la créature jouira de la
vision béatifique consistant à voir Dieu «face à face». Dans l'état de sa
condition présente, elle ne jouit pas de la connaissance parfaite, mais elle
n'est pas condamnée à l'ignorance totale:
il n'est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n'est pas vrai que tout cache
Dieu.

Dieu se révèle en choisissant ses manifestations29. Ainsi, dans sa


quatrième lettre à Charlotte de Roannez, Pascal écrit que les païens ne
découvrent pas Dieu dans le monde, mais que les chrétiens l'y
perçoivent, que les protestants ne voient pas Dieu sous le voile des sacrements,
mais que les catholiques l'y reconnaissent, et que là où les autres ne le
reconnaissent pas, il s'est découvert en toutes choses pour nous. En se
révélant, Dieu se donne donc à voir. Mais celui à qui il se révèle doit
avoir un regard pur préparé à le recevoir, sans quoi il restera «dans les
ténèbres et l'éloignement de Dieu». Dieu se donne à voir parce que la
créature ne peut aller à Dieu sans Dieu. Livrée à ses seules forces, elle
est incapable d'accéder à la vie divine et à sa vérité aussi loin que la
conduisent ses pas.
Infiniment éloigné de Dieu par sa condition de créature, l'homme
l'est davantage par sa condition de pécheur. Le péché, qui est amour de
soi, se tourne vers soi en se détournant de Dieu. Mais le péché ne fait pas
partie de l'essence de la créature, il est accidentel. En d'autres termes,
Dieu n'a pas créé l'homme dans l'état de péché. L'homme peut donc se
retourner vers son Créateur. Cette conversion est une metanoia, elle
consiste à voir au-delà du regard calculateur de la raison, avec les yeux

28 C'est ce que Grégoire de Nysse appelle Yépectase.


29 Cf. Hélène Michon, op. cit., p. 500.
388 Hervé Pasqua

de la charité. Or, le commencement de la charité est Dieu lui-même qui


est amour, dit saint Jean, et qui nous a aimés le premier30. Dieu se donne
donc non seulement à voir mais à aimer, en se révélant historiquement et
en s 'incarnant. Mais II se révèle en se cachant, II se donne en se retirant
et cela même en raison de sa transcendance. Car la transcendance divine
implique l'immanence parfaite à soi. En se donnant, en effet, Dieu ne se
dépossède pas de son être. Il demeure tel qu'il est en son éternité. Tout
don de Dieu ne peut avoir lieu qu'en Dieu, il fait partie de sa vie intime,
vie trinitaire des trois Personnes divines dans l'unité d'un même Être. Le
don de Dieu à la créature ne peut donc consister qu'à la faire participer
à sa vie intime. Et cette vie demeure cachée. Dans sa lettre à Charlotte
de Roannez, Pascal est explicite sur ce point:
Cet étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la vue des
hommes, est une grande leçon pour nous... Il est demeuré caché, sous le
voile de la nature qui nous le couvre, jusques à l'Incarnation; et quand il a
fallu qu'il ait paru, il s'est encore plus caché en se couvrant de l'humanité.
Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand
il s'est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse
qu'il fît à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu'à son dernier
avènement, il a choisi d'y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur
secret de tous, qui sont les espèces de l'Eucharistie. C'est ce sacrement que
saint Jean appelle dans l'Apocalypse une manne cachée; et je crois
qu'Isaïe le voyait en cet état lorsqu'il dit en esprit de prophétie:
Véritablement tu es un Dieu caché. C'est là le dernier secret où il peut être... On
peut ajouter à ces considérations le secret de l'esprit de Dieu caché encore
dans l'Écriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique.

Dieu, donc, se révèle tout en demeurant caché. Cette «ambiguïté»


exprime le respect divin de la liberté:
II n'était donc pas juste qu'il (Dieu) parût de manière manifestement
divine, et absolument capable de convaincre tous les hommes; mais il
n'était pas juste aussi qu'il vint d'une manière si cachée, qu'il ne pût être
connu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre
parfaitement connaissable à ceux-là; et ainsi, voulant paraître à découvert à
ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de
tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu'il a donné des
marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et non à ceux qui ne le
cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de
voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire31.

30 S 690.
31 Cf. la seizième des Provinciales: «Tout tourne en bien pour les élus, jusqu'aux
obscurités de l'Écriture; car ils les honorent, à cause des clartés divines et tout tourne en
Le cœur et la raison selon Pascal 389

Ce fragment est à mettre en rapport avec la béatitude: «heureux les


cœurs purs, car ils verront Dieu». Car c'est par le cœur que l'on accède
à Dieu et c'est par le cœur qu'on le rejette. Mais qu'entend Pascal par ce
mot?
L'usage de la notion de cœur dans les Pensées est proprement pas-
calien. Philippe Sellier a montré ce qu'elle doit à la Bible et à saint
Augustin32. Dans la Bible, le cœur désigne à la fois l'intelligence, la
volonté et la mémoire sans que le spirituel et le corporel soient
nettement séparés. Saint Augustin met l'accent sur sa signification
exclusivement spirituelle. Pascal utilise le mot, soit dans un sens large et alors il
signifie aussi bien âme, sentiment ou volonté, soit dans un sens strict et
dans ce cas il reflète sa propre conception. Dans ce dernier sens, le cœur
se ramène à une faculté de connaissance qui parfait l'usage de la raison:
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le
cœur33.
Si donc le cœur se rattache à la faculté de connaître, ce serait un
contresens que de le comprendre dans une dimension exclusivement
affective et émotionnelle. Dans le fragment: «C'est le cœur qui sent
Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au
cœur, non à la raison»34, le verbe «sentir» et l'épithète «sensible» ont
une signification spirituelle. Sentir signifie saisir intuitivement, il s'agit
d'une saisie immédiate. Le cœur se distingue de la raison précisément
dans la mesure où il est intuitif alors que celle-ci est discursive. Tel est
le sens du fragment devenu proverbial: «le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît pas». Toute la question est de savoir comment entendre
cette opposition du cœur et de la raison. Recouvre-t-elle une différence
de nature ou de degré? S'agit-il de deux facultés séparées ou de deux
niveaux d'une même faculté de connaître?
La question est importante, car la séparation des facultés
rattacherait Pascal à la tradition dualiste qui serait en total désaccord avec
son catholicisme. Maître Eckhart, conformément à l'héritage
néoplatonicien, distinguait l'intellect et la raison. La difficulté était pour lui de
les situer dans un même sujet et non dans deux êtres différents.

mal pour les autres, jusqu'aux clartés; car ils les blasphèment, à cause des obscurités
qu'ils n'entendent pas».
32 Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, A. Colin, Paris, 1970, p 537.
33 S 142.
34 S 680, c'est qui soulignons.
390 Hervé Pasqua

L'intellect, à ses yeux, se ramenait à une parcelle du divin distincte


réellement de la raison humaine. Cette étincelle se trouvant dans le
«fond de l'âme», elle s'identifiait en fin de compte à Dieu lui-même.
Il y aurait, ainsi, dans l'homme une face tournée vers l'esprit et une
autre, diamétralement opposée, tournée vers la matière. Nous nous
trouvons devant un Janus, être double et sans personnalité c'est-à-dire
sans unité35. La gnose marcionite opposait de même le pneuma et la
psyché. Elle divisait l'humanité en pneumatiques, les seuls élus parce
que renfermant une parcelle de l'esprit divin, et les psychiques qui,
capables de vie rationnelle, étaient cependant incapables de vie
spirituelle. Quant à la troisième catégorie, appelée hylique, elle est
entièrement plongée dans la matière et par conséquent dans l'impossibilité de
vivre une vie rationnelle ou spirituelle. Une telle vision est
profondément contraire à la parole de l'Évangile qui appelle tous les hommes
sans exclusivité à la sainteté: «soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait».
Le cœur ne saurait donc s'opposer à la raison en se séparant d'elle.
S'il s'y oppose, c'est en vue de la rabaisser au niveau qui est le sien. Le
cœur est plus proche, dans la pensée de Pascal, de la «cime de l'âme»
dont parle saint Augustin et que l'on retrouve dans la «fine pointe de
l'âme» de saint François de Sales, que du «fond de l'âme» dont parle
Maître Eckhart qui est une étincelle détachée du divin.
C'est par cette fine pointe que l'homme, fait à l'image de Dieu,
ressemble le plus à Dieu. On pourrait aussi bien l'appeler esprit,
intelligence, ou lumière naturelle. Pascal l'appelle cœur. Ce qui spécifie le
cœur, c'est l'intuition qui culmine dans la vision. Il ne s'agit donc
nullement de la raison discursive, calculatrice et froide du savant. Nous nous
trouvons devant l'intelligence entendue comme faculté d'union. Si on
peut l'appeler cœur, c'est parce que dans le langage de l'amour le cœur
est ce qui unit. Le cœur est l'intelligence en tant qu'il unit à Dieu qui est
l'Être parfait et désiré comme Bien infini. Dès lors, l'expression «c'est
le cœur qui sent Dieu» veut dire que l'intelligence est l'intelligence-de-
l'être. L'être éveille l'intelligence à elle-même. Sans l'être elle ne serait
plus qu'une faculté éteinte, sans prise et sans objet. L'intelligence n'est
donc pas l'intelligence vide de soi au sein d'un Je pense humain abstrait,
séparé, de tout ce qui est, elle est à l'image du Logos divin qui est
l'Intelligence pleine de l 'Être-Dieu.

35 Le mot personne vient entre autres etymologies de per se una.


Le cœur et la raison selon Pascal 391

Au vu de ce qui vient d'être dit, le réductionisme rationaliste


apparaît comme une régression par rapport à la tradition néo-platonicienne
véhiculée et transfigurée par l'œuvre de saint Augustin. Pour Plotin déjà
l'âme, la psyché, et par extension la raison, est d'autant plus sage et belle
qu'elle regarde vers l'Intelligence, le Nous36. L'Intelligence est première
et, par conséquent, supérieure à l'âme parce qu'elle est plus proche de
l'Un et donc plus simple. A l'inverse, la psyché tournée vers le monde
du multiple est plus complexe. Dans l'homme il y a donc une partie de
son activité psychique tournée vers le haut, vers le principe, c'est
l'intelligence, le Nous, et une partie tournée vers le bas, vers le multiple, c'est
la psyché qui renferme toute la vie rationnelle. L'intelligence de chaque
individu est reliée à l'Intelligence qui est au-dessus de lui. Plotin
souligne constamment l'infériorité de la pensée discursive. Le raisonnement
est utilisé par une âme en difficulté sur la vérité, empêtrée dans le monde
d'ici-bas fait de souci. Là-haut, rien n'est caché ou dissimulé et tout
apparaît dans une simple compréhension sans nécessité de recourir au
raisonnement37. L'intelligence voit tout. De l'intelligence au
raisonnement il y a donc une descente, voire, une décadence38. La partie de
l'activité connaissante qui a affaire au corps est la partie raisonnante et
discursive parce que engagée dans l'épaisseur du multiple. Il y a donc la
partie qui raisonne et celle qui permet de raisonner. Une distinction est
faite entre l'intelligence pure et la raison discursive. Le rôle de celle-ci
est de comprendre les choses du dehors, les lois de la nature, à partir des
principes saisis par l'intelligence. Ainsi, la science est composée de
théorèmes et de propositions enchaînées selon la raison. Mais la vraie
sagesse n'est pas composée, elle est simplicité entièrement tournée vers
l'Un39.
Saint Thomas aborde ce thème dans le De Veritate. La raison, dit-
il, se réfère à l'intellect comme à son principe. L'esprit humain ne
pourrait progresser d'un point à un autre de son raisonnement s'il ne
commençait par l'appréhension simple d'une vérité. Cette appréhension est
l'œuvre de l'intellect qui saisit directement les principes. Ainsi,
l'intellect, que Pascal appelle le cœur, est au principe de la raison: «...l'intel-

36 Ennéades, V, 8, 31; 13, 1, 1 lu.


37 Id., IV, 4, 28.
38 Id., IV, 8, 6.
39 L'unité précède la multiplicité. L'univers n'a pas été créé par la raison
discursive, en concevant une chose après l'autre. Il a été conçu dans la simplicité de
l'intelligence divine. Voir saint Thomas, Summa Theologica, I, q79 a8.
392 Hervé Pasqua

lect semble bien désigner une connaissance simple et absolue. Ne dit-on


pas en effet de quelqu'un qu'il «intellige» parce qu'il lit en quelque
sorte la vérité à l'intérieur de l'essence même de la chose? Au
contraire, la raison désigne une sorte de mouvement discursif par quoi
l'âme humaine s'applique ou parvient à passer d'une connaisance à
l'autre...»40
Nous retrouvons la même doctrine chez Pascal. Le cœur ne nie pas
la raison, il la dépasse parce qu'il lui est supérieur. S'il s'y oppose,
c'est pour l'humilier et la rabaisser à son véritable niveau, qui est
discursif, mais non pour l'anéantir. Car la raison ne peut atteindre les
premiers principes comme lui. C'est pourquoi elle doit s'appuyer sur le
cœur:
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le
cœur. C'est de cettte dernière sorte que nous connaissons les premiers
principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point part, essaie
de les combattre. Les pyrrhoniens qui n'ont que cela pour objet, y
travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque
impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne
conclut pas autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non
l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent41.

Reprocher à la raison, comme font les pyrrhoniens, de ne pouvoir


atteindre les premiers principes c'est se tromper, car c'est au cœur qu'il
faudrait le reprocher. Le cœur seul saisit, par-delà les raisonnements, les
principes sans lesquels il n'y aurait pas de raisonnements possibles. Les
principes, disait déjà Aristote, ne se démontrent pas, ils sont ce par quoi
la démonstration se fait. Ils sont au commencement de la démonstration
et non à la fin. Le cœur les «sent», c'est-à-dire les voit, et la raison s'en
sert pour raisonner. La raison a donc besoin du cœur:
Les principes se sentent, les propositions se concluent, et le tout avec
certitude, quoique par différentes voies, et il est aussi inutile et aussi ridicule
que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour
vouloir y consentir qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un
sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les
recevoir.

40 De Ver., Q. XV, a. 1: Intellectum enim simplicem et absolutam cognitionem


designare videtur; ex hoc enim aliquis intelligere dicitur quod intus in ipsa rei essentiam
veritatem quodam modo legit; ratio vero discursum quendam désignât quo ex uno in
aliud cognoscendum anima humana pertingit vel pervenit...
41 S 142.
Le cœur et la raison selon Pascal 393

Ainsi l'impuissance de la raison à démontrer les principes doit


servir à l'humilier:
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait
juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude. Comme s'il n'y
avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous en
eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par
instinct et par sentiment! 42.

Pascal s'emploie donc à humilier la raison, non pour en supprimer


l'usage, mais pour la mettre à sa place sous le cœur. Le cœur et la
raison demeurent reliés l'un à l'autre. L'erreur de Descartes, et de toute la
tradition rationaliste, a été de ne pas les distinguer et de réduire toute
l'activité de connaissance à la raison démonstrative exclusivement.
Pascal les distingue. La raison est la faculté discursive, incapable de saisir
immédiatement les premiers principes, et le cœur désigne la capacité
d'intuition intellectuelle. Mais il ne sagit pas d'une distinction entre
deux facultés. Le cœur et la raison sont deux niveaux d'une seule
faculté de connaître. Chacun peut privilégier l'un de ces deux niveaux,
car il se trouve deux sortes d'esprit: l'esprit de géométrie et l'esprit de
finesse:
Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien
aux choses de raisonnement. Car ils veulent d'abord pénétrer d'une vue et
ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au
contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent
rien aux choses de sentiment, y cherchent des principes et en pouvant voir
d'une vue43.

La raison atteint les causes en réfléchissant sur l'expérience


sensible; son activité, plus sûre parce qu'elle a pour modèle les sciences
exactes, plaît aux esprits géomètres. Le cœur, lui, saisit les principes
immédiatement, son activité instantanée et intuitive caractérise les
esprits fins. Si la raison est le discours en recherche, un parcours en
direction du principe-source, le cœur est le regard de l'esprit
contemplant le vrai en lui-même absolument. Alors que la raison court, le cœur
arrête et fixe ce qu'il vise. L'un est en mouvement ce que l'autre est au
repos. Ces distinctions, toutefois, ne signifient pas que nous nous
trouvions devant deux facultés de connaissance. L'un et l'autre sont des
aspects différents de la même faculté de connaître, ils s'étagent en pro-

42 id.
43 S 622. Cf Ph. Sellier, op. cit., pp. 108-111.
394 Hervé Pasqua

fondeur, chacun tourné vers la vérité, la raison moins parfaitement que


le cœur. En passant de l'un à l'autre l'esprit s'élève vers la sagesse, plus
haute que la science, qui culmine dans la contemplation.

Hervé Pasqua.

Résumé — L'usage de la notion de cœur dans les Pensées est proprement


pascalien. Philippe Sellier a montré ce qu'elle doit à la Bible et à saint
Augustin. Dans la Bible, le cœur désigne à la fois l'intelligence, la volonté et la
mémoire sans que le spirituel et le corporel soient nettement séparés. Saint
Augustin met l'accent sur sa signification exclusivement spirituelle. Pascal
utilise le mot, soit dans un sens large et alors il signifie aussi bien âme, sentiment
ou volonté, soit dans un sens strict et dans ce cas il reflète sa propre conception.
Dans ce dernier sens, le cœur se ramène à une faculté de connaissance qui
parfait l'usage de la raison
Si donc le cœur se rattache à la faculté de connaître, ce serait un contresens
que de le comprendre dans une dimension exclusivement affective et
émotionnelle. Toute la question est de savoir comment entendre cette opposition du
cœur et de la raison. Recouvre-t-elle une différence de nature ou de degré?
S'agit-il de deux facultés séparées ou de deux niveaux d'une même faculté de
connaître?

Abstract. — The use of the notion of «the heart» in the Pensées is proper
to Pascal. Philippe Sellier has shown to what extent it is derived from the Bible
and from St. Augustine. In the Bible the heart refers to the intelligence, the will
and the memory without any clear distinction between that which pertains to
spirit and body. St. Augustine emphasizes its purely spiritual significance.
Pascal uses the word, either in a broad sense, in which it means soul, feeling or will,
or in a strict sense, in which it reflects his own view. In the latter sense the heart
can be defined as a faculty of knowledge which perfects the use of reason.
Accordingly, if the heart is associated with the faculty of knowing, it
would be a contradiction to understand it in a purely affective and emotional
sense. The whole question is then how to understand the opposition between the
heart and reason. Is the difference one of nature or of degree? Are there two
separate faculties or two levels of a single faculty of knowing? (Transi, by J.
Dudley).

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