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Jean Orcibal

La spiritualité de Dom Gabriel Gerberon, champion de


Jansénius et de Fénelon
In: Revue d'histoire de l'Église de France. Tome 43. N°140, 1957. pp. 151-222.

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Orcibal Jean. La spiritualité de Dom Gabriel Gerberon, champion de Jansénius et de Fénelon. In: Revue d'histoire de l'Église de
France. Tome 43. N°140, 1957. pp. 151-222.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhef_0300-9505_1957_num_43_140_3219
LA SPIRITUALITÉ
DE DOM GABRIEL GERBERON,
CHAMPION DE JANSÉNIUS ET DE FÉNELON

Né le 12 août 1628 à Saint-Calais, Gabriel Gerberon étudia


la philosophie à Vendôme et fut aussitôt après choisi comme
principal du collège de sa ville natale1. Ayant décliné cet hon-

1. On consultera sur dom Gerberon : Processus officii fiscalis curiae


ecclesiae Mechliniensis contra D. Gerberon, s. d. [1704; les documents
ocrrespondants sont conservés aux Archives archiépiscopales de Malines].
— Le jansénisme dévoilé. Lettre d'un docteur de Sorbonne à un homme
de qualité sur le procès de dom Gerberon, [1704]. — Causa Quesnelliana,
[1704], pp. 96-101, 107-112, 118, 136 sq., 149, 276-304. — Phil. Le Cerf,
Bibliothèque historique et critique de la congrégation de Saint-Maur,
La Haye, 1726, pp. 157-169. — Epistolae selectae cardinalis J. Bona, éd.
R. Sala, Turin, 1754, pp. 136, 140. — René Cerveau, Nécrologe des plus
célèbres confesseurs de la Vérité, s. 1., 1760, t. EV, pp. 2&8-240. — René-
Pr. Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, Bruxell
es, 1770, pp. 88 sq., 311-351. — A. Arnauld, Œuvres, Lausanne, 1776,
t. Il, pp. 636 sq., t. m, pp. 36, 53 sq., 56, 70, 310, 475, t. IV, pp. 163, 169
sq., 177. — Jean François, Bibliothèque générale des écrivains de l'Or
dre de Saint-Benoît, Bouillon, 1778, t. IV, pp. 75-94. — [Gosselin],
Correspondance de Fénelon, Versailles, 1829, t. iIJX, p. 145, t. X, pp. 98,
487, t. XI, pp. 48-55.— Valéry, Correspondance de Mabillon et de Mont-
faucon avec l'Italie, Paris, 1846, t. ICI, p. 363. — Journal de l'abbé Le-
dieu, éd. Guettée, Paris, 1857, t. IM, pp. 49 et 68. — Barth. Hauréau,
Histoire littéraire du Maine, le Mans, 1872, t. V, pp. 174-222. — Sainte-
Beuve, Port-Royal, table. — François Ravaisson, Archives de la Bast
ille, Paris, 1876, t. VLTI, p. 38 n. — Revue internationale de théologie,
1894-1895, passim. — Henry WiLHELM-Ursmer Berlière-A. Dubourg-
A. M. P. Ingold, Nouveau supplément à l'histoire de la congrégation de
Saint-Maur, Paris, 1908, t. I, pp. 242-245. — Heinrich von Hurter, No-
menclator literarius, Innsbruck, 19101, t. IV, pp. 852 sqq. — Correspon
dance de Bossuet, éd. Urbain-Levesque, t. XII, p. 781 n. et table. —
Charles Filliatre, Gerberon, éditeur janséniste des Œuvres de saint
Anselme, Paris, 1920 et Gerberon, bénédictin janséniste, article de la
Revue historique, 1924, t. 146, pp. 1-54. — L. Willaert, Bibliotheca
janseniana Belgica, Namur-Paris, 1951, t. HL pp. 1061-1063.
La principale source, restée manuscrite, est constituée par les Avan-
tures de dom Gabriel Gerberon par lui-même : B. N., ms. fr. 19981,
ff. 60-71. Cf. aussi ibid, les mss. 13346, ff. 445-450, 15798, f. 87, 17675,
ff. 704-723, 17679, f. 126, 176.80, f. 229 (lettre de Marolles publiée par
Vanel, Histoire de la Sainte Tunique d'Argenteuil, Paris, 18'94, pp. 20-
27), 176S5, f. 217, 18817, 21624, ff. 133 sqq., le ms. latin 146891 et le ms.
Clairambault 551, f. 107 v°, dom Robert Racine, Nécrologe de l'abbaye
de S. Denis, Bibl. Mazarine, ms. 3375, pp. 767 sq. et les papiers du P. Léo
nard (Arch. Nat., L. 14, n° 4, f. 21 - ms. 1383). Cf. enfin A. Maulvault,
Répertoire alphabétique... de Port-Royal, Paris, 1902, p. 155.
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neur, il prit l'habit à vingt ans chez les Mauristes de Rennes


et y fit profession le 11 novembre 1649. Après avoir consacré
six années à la théologie au monastère du Mont-Saint-Michel,
il fut ordonné prêtre en 1656. Destiné aussitôt à l'enseigne
ment, il fut alors envoyé à Bourgueil, à Saint-Denis et à Com-
piègne où il eut aussi la charge de sous-prieur. Mais sa pré
tention de remplacer la scolastique par une théologie positive,
tirée toute entière des Pères, de l'Église, le fit soupçonner de
jansénisme par les chefs de l'Ordre, B. Audebert et V. Mar-
solle. Nommé en 1661 sous-prieur à Saint-Benoît-sur-Loire,
il y signa pourtant le Formulaire du « Grand Vicaire d'Or
léans qui », à son avis, « n'y demandait autre chose sinon
que Ton rendît à l'Église l'obéissance que ses enfants lui
doivent ». Il n'en fut pas moins écarté de l'enseignement par
le chapitre de 1663 : sans quitter l'Ouest de la France, il
changea les années suivantes cinq ou six fois de monastère.
Appréciant peut-être la valeur de Y Apologia pro Ruperto qu'il
avait composée à Saint-Benoît-sur-Loire, le chapitre de 1666
l'appela malgré tout à Saint-Germain-des-Prés où, au moi*
de juillet, il fut bien reçu par dom Audebert. Il y trouva une
tranquillité relative et contribua à décider ses confrères à se
charger des œuvres de saint Augustin, vaste entreprise dont
la direction fut d'abord confiée à son ami dom Delfau. Si
lui-même dut abandonner la Théologie bénédictine qu'il
avait commencé à préparer, il aida Delfau à établir le texte
de Ylmitation (1673) et, après un échange de lettres, convent
ionnelles mais flatteuses, avec le cardinal J. Bona, il pu
bliait la même année à Bruxelles les Acta Marii Mercatoris,
sancti Augustini doctoris Ecclesiae discipuli, cum notis Rig-
berii theologi Franco-Germani, édition qui fit l'objet d'un
jugement très favorable d'A. Baillet. Mais c'est celle des
Opera de saint Anselme et d*Eadmer, parue en 1675 et sou
vent réimprimée (1721, 1744, 1853-1854), qui consacra sa
réputation scientifique : le cardinal d'Aguirre, l'abbé Gall
ois, A. Baillet, dom Tassin, Charma, Hauréau et même Ch.
Filliatre ne lui ont pas ménagé les éloges2. S'il y manifeste
un esprit critique qui apparaissait déjà dans ses lettres de
1665 et 1666 à dom Luc d'Achery, celui-ci ne se voit plus
guère (Michel de Marolles l'en prévint en termes piquants)

2. Hauréau, t. V, p. 187. — Filliatre, pp. 3, 14. L'article de Mâhler


{Dictionnaire de Spiritualité , s. v. Anselme) se montre beaucoup moins
indulgent pour la valeur de sa critique d'authenticité : c'est que celle-
ci a fait plus de progrès en quelques dizaines d'années qu'en plusieurs
siècles.
DOM GABRIEL GERBERON 153

dans l'ouvrage qu'il composa à la gloire de la maison où le


chapitre général de 1672 l'avait placé, l'Histoire de la robe
sans couture de Notre-Seigneur qui est révérée dans l'église
du monastère des religieux bénédictins d'Argenteuil (Paris,
1677, 1686, 1706, 1731, 1746, 1768, 1838). Avant même
que le livre eût paru, il avait encore été nécessaire de l'e
nvoyer comme sous-prieur à Corbie (juin 1675). Dénoncé par
quatre de ses confrères et sur le point d'y être arrêté, Gerbe-
ron s'enfuit le 14 janvier 1682 à Bruxelles, puis en Hollande,
d'où il lança pour sa justification un Manifeste à M. de Sei-
gnelay daté du 15 janvier 1683. Fort bien accueilli par les
vicaires apostoliques Neercassel et Codde, il obtint, après la
déclaration de guerre, le droit de bourgeoisie à Rotterdam
sous le nom d'Augustin Kergré ou Kerkré. Mais, peu après,
la publication de l'Examen des préjugés de M. Jurieu contre
l'Église romaine et de la suite de l'accomplissement des pro
phéties (Paris, 1690), lui fit redouter la vengeance d'un adver
saire puissant et il jugea prudent de retourner à Bruxelles
où il continua sa dangereuse activité de libelliste. Arrêté le
30 mai 1703 sur l'ordre du roi d'Espagne, il ne réussit pas
à s'enfuir comme le P. Quesnel et il fut jugé par l'officialité
de Malines. Livré par elle à Louis XIV à la fin de décembre
1703, il fut enfermé à la citadelle d'Amiens, puis à Vincen-
nes (6 janvier 1707). De cette dernière prison, le vieillard
adressa une rétractation au cardinal de Noailles (15 et 22
avril 1710) : bien qu'il l'eût désavouée dans une lettre au
Pape du 16 août 1710, elle lui permit de passer ses derniers
mois à l'abbaye de Saint-Denis où il mourut le 29 mars 1711.
On comprend le désir d'Henri Bremond de voir consacrer
une thèse de doctorat à un personnage qui est intervenu dans
presque toutes les querelles qui ont ému les gens d'Église de
son temps par une centaine d'écrits, gros ou petits, mais tou
jours intéressants à quelque titre3. Il ne craignit même pas
d'attaquer la politique religieuse du Roi-Soleil et de prendre
contre lui la défense des catholiques persécutés à cause de
leur opposition à la Régale ou de leur soi-disant jansénisme
(L'Église de France affligée, où Von voit d'un côté les entre
prises de la Cour contre les libertés de l'Église, et de l'autre
les duretés avec lesquelles on traite en ce royaume les évê-
ques et les prêtres et les autres personnes de piété qui n'ap-

3. H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, 1923,


t. IV, p. 303 n. — Correspondance de Bossuet, loe. cit. — Les listes les
plus complètes des écrits de Gerberon sont sans doute celles de B.
Hauréau et du P. L. Willaert.
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prouvent pas les entreprises de la Cour ni les doctrines des


Jésuites, Cologne, 1688, 1690) et celle du pape Innocent XI
dont Versailles incriminait non seulement la politique anti
française (Le reproche extravagant, au sujet de l'élection de
Cologne) mais l'orthodoxie (Réflexions sur le plaidoyer de
M. Talon touchant la bulle de N. S. P. le Pape Innocent XI
contre les franchises des quartiers de Rome, Cologne, 16884).
En 1692 Gerberon donna des Réflexions de Religion et d'État,
d'objet plus général. Lorsqu'il portait encore l'habit
bénédictin, il avait appuyé les efforts de dom Delfau en
publiant la seconde partie de L'Abbé commendataire (1673)
et Les Sentiments de Criton (Cologne, 1674). Audace plus
périlleuse, il s'était associé à la campagne du théologal
de Séez contre le puissant archevêque de Harlay (1674). Si
ses ouvrages contre les désordres du temps (Le plaideur inté
ressé condamné par Jésus-Christ avec les Pères, 1675, Le
jugement du bal et de la danse, s. 1., 1678, 1801) étaient moins
provocants, ils restaient connexes à des questions théologi
ques brûlantes, qu'il s'agît du laxisme (traduction des Essais
de théologie morale par le P. R. de Gabriel, 1679. La Règle
des mœurs contre les fausses maximes de la morale corrom
pue, Cologne, 1688, 1692, 1701, 1712, 1733, 1735. La morale
relâchée fortement soutenue par M. l'archevêque de Matines,
condamnée par le pape Innocent XI, 1691) ou l'administra
tion des sacrements (Le Catéchisme de la Pénitence qui con
duit les pécheurs à une véritable conversion, traduction d'un
livre du curé bruxellois Raucour, Paris, 1672, 1673, 1677,
Liège, 1688, 1737, 1741. Le véritable Pénitent ou Apologie de
la Pénitence tirée de l'Écriture sainte, des Pères et des conc
iles, Cologne, 1686, 1692). A partir de 1690, il adressait à
l'archevêque de Malines Precipiano et à l'évêque de Gand
divers écrits en faveur de la lecture de l'Écriture sainte.
Mais la plupart de ses publications concernaient le problème
de la Grâce. Il s'en prenait d'abord aux protestants (Défense
de l'Église romaine contre les calomnies des protestants, en
deux parties, Cologne, 1688 et 1691 — Adumbrata Ecclesiae
Romanae catholicaeque veritatis defensio... contra Leydecker,
1696 — Le chrétien désabusé sur le sujet de la Grâce, Leyde,
1701). Il ne les séparait pourtant jamais des pélagiens, contre
qui il invoquait l'autorité de nombreux Pères et docteurs
(Disquisitiones duae historicae de praedestinatione gratuita
et gratia ex se efficaci, Paris, 1697, traduit sous le titre Traité
historique de la Grâce et de la Prédestination par l'abbé de
4. Cf. notre Louis XIV contre Innocent XI, Paris, 1949, p. 62 n.
DOM GABRIEL GERBERON 155

Saint- Julien, Bruxelles, 1699) et en particulier celle de saint


Anselme (Dialogus inter Anselmum et Bosonem et Anselmus
per se docens, Delft, 1692). Il dénonçait donc les erreurs des
jésuites Estrix (Abaelardus redivivus in quo exhibentur erro-
res Diatribae theologicae P. Estrix in qua fidem constituebat
in discursu naturali et S. Bernardus expostulans ad Sanc
tum Patrem adversus novum Abaelardum), Hazart (Le
Triomphe du Grand Catéchisme du P. Hazart — La vérité
victorieuse publiée en néerlandais en 1684 — Deux lettres
d'Ignace du Chesne en réponse à la Défense du Grand
Catéchisme du P. Hazart), contre ceux qui avaient
inspiré le Formulaire de l'archevêque Precipiano (En
tretiens d'un abbé et d'un jésuite de Flandre sur la
signature du Formulaire, 1692 et 1693) et contre le
P. Bouhours (Conférences de Diodore et de Thèotime sur
les Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe au sujet des Provinc
iales, Paris, 1697). S'il laissait inédit son D. Steyaerts mor-
bus et remedium, il lançait contre le cardinal Sfondrate
La véritable lettre de M. l'abbé Le Bossu à un de ses amis...
touchant le... Nodus Praedestinationis (s. 1., 1697). Mais les
molinistes n'étaient pas seuls l'objet de ses colères. Il adress
aitdes Remontrances charitables à M. Louis de Cicé avec
quelques réflexions sur la censure de l'Assemblée du Clergé
(Cologne, 1700), s'en prenait aux thomistes (Trois dialogues
ou conférences des dames savantes contre le P. Alexandre,
libelle non publié), au cardinal Noris (Norisius aut Jensenia-
nus aut non Augustinianus demonstratur, Rouen, 1699). Il
provoquait même de graves dissensions parmi ses compa
gnons d'exil en publiant les ouvrages posthumes de Martin
de Barcos : De la Foi, de V Espérance et de la Charité (1688),
Les sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale
(1696), l'Exposition de la foi catholique touchant la Grâce et
la Prédestination (1696). Ce dernier livre souleva une tem
pête et l'ex-bénédictin ne contribua pas à l'apaiser en repre
nant la plume à ce sujet (Remarques sur l'ordonnance de
M. l'archevêque de Paris, etc.). Hennebel se voyait reprocher
par lui trop de faiblesse sur la question de la Signature Me-
moriale pads, 1700) et divers autres écrits manuscrits (Jus
tification générale des plaintes..., Discordiae jansenianae
Enarrator... et Responsio..., Ad Eruditum J. Opstraet fraterna
admonitio) étaient fort mal accueillis par ses meilleurs amis.
L'éditeur de saint Anselme n'avait-il pas osé composer une
réfutation (restée, il est vrai, inédite), du grand Arnauld lui-
même, coupable à ses yeux de s'être séparé de saint August
in et des Pères en faisant consister la liberté dans une « vis
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electiva » (Notationes brevissimae in Notionem humanae li-


bertatis a Doctore Arnaldo in ejus Idea delineatà) ? Ces ten
dances très personnelles reparaissent dans les ouvrages qu'il
a consacrés au récit des événements qui ont suivi la publi
cation de VAugustinus, en particulier dans YHistoire abrégée
du Jansénisme, blâmée par le P. Quesnel, et dans les trois
volumes de YHistoire générale du Jansénisme (Amsterdam,
1700). C'est à ceux-ci que le nom de l'ancien bénédictin doit
de n'être pas tout à fait oublié, mais le peu de réputation
qu'ils lui ont valu n'est pas du meilleur aloi. Peu sensible
au nombre et à la précision des données que Gerberon a été
le premier à recueillir, Sainte-Beuve ne manque pas en effet
une occasion de souligner qu'il « se complaît et croit à tous
les gros propos ». Il fait de lui le « Dulaure du Jansénisme >
et parle proverbialement de « dires à la Gerberon ». Les
raisons de cette mauvaise humeur sont à chercher dans le
peu de secours que le critique du xixe siècle avait trouvé pour
la rédaction de son œuvre monumentale chez le Mauriste du
xvne. Lui-même l'a noté : « Les historiens du Jansénisme
sont autres que les historiens de Port-Royal : quand on lit
par exemple YHistoire du Jansénisme de dom Gerberon, on
ne dirait pas qu'il s'agit des mêmes événements, de la même
histoire que celle qui nous intéresse si fort chez Lancelot,
Fontaine ou leurs amis. C'est qu'en effet ce n'est pas la même.
Le Jansénisme qui part de YAugustinus est une affaire avant
tout théologique : il y eut là l'École sur le premier plan... enfin
une complication de diplomatie canonique et de vociféra
tions scolastiques5. »
Pour peu bienveillantes que soient ces expressions, elles
expriment un fait incontestable : Port-Royal ne fut pour rien
dans la formation du jeune bénédictin et, longtemps avant
son exil, il avait montré en traduisant Adam Widenfedt (Avis
salutaires de la bienheureuse Vierge Marie à ses dévots in
discrets, Lille, 1674 — 7e éd., Gand, 1674 — Tournai, 1712),
et Raucour (1676), ses affinités avec le mouvement augusti-
nien et rigoriste des Pays-Bas. Nourri des Pères, il ne témoi
gnajamais aucune indulgence pour la façon dont Arnaujd,
Nicole et Quesnel lui paraissaient sacrifier la Tradition au
raisonnement et se laisser influencer par des considérations
de prudence humaine. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait
publié les œuvres de Michel Baïus (1696), qu'il ait défendu
la mémoire de l'évêque d'Ypres contre les Jésuites Hazart et
Pinthereau (Pour les héritiers de M. Corneille Jansénius —

5. Port-Royal, éd. Hachette, t. I, p. 35.


DOM GABRIEL GERBERON 157

Lettres de M. C. Jansénias avec des remarques historiques et


théologiques, Cologne, 1702), ni que lui et son ami de Lou-
vain, l'irréductible Gilles de Witte, aient conçu le projet de
rééditer YAugustinus et le Journal de Saint-Amour. Il atta
quait ouvertement les décrets d'Alexandre VIII contre les
trente-et-une propositions (Notae breves ac modestae, Cologne,
1691 — Quaestio juris pontificii circa decretum ab Inquisi-
tione latum, Toulouse, 1693). La publication d'extraits des
papiers saisis en 1703 montra de quelle façon cavalière il
parlait des « brefs ambigus » d'Innocent XII sur le Formul
aire,que ses amis avaient pourtant accueillis avec joie. C'est
qu'ils renouvelaient la prescription du « silence » et du
« respect », dont lui-même oubliait si volontiers qu'elle avait
été solennellement acceptée lors de la Paix de l'Eglise : non
seulement il ne cessait de contester le « fait » de Jansénius,
mais il ne dissimulait pas le dessein de défendre toute sa
doctrine au sens où il l'avait enseignée. Il en résultait que le
jansénisme n'était plus un fantôme (c'est pour l'avoir trop
ouvertement laissé entendre que l'Histoire générale n'avait
pas plu aux chefs du parti). Gerberon le déclarait même à
l'occasion « plus réel qu'on ne pense », « puisqu'il y a pres
que autant de jansénistes qu'il y en a qui ont étudié saint
Augustin et lu les livres de Jansénius », celui-ci n'ayant « en
seigné que la pure doctrine de saint Augustin ». Sans doute
l'ex-bénédictin soulignait que l'on trouve dans l'œuvre con
damnée les contradictoires des Cinq Propositions, mais les
enquêteurs de Malines n'eurent pas de peine à découvrir dans
ses propres écrits des formules qui ressemblaient fort à cel
les-ci. En tout cas, les dominicains les plus acharnés contre
le molinisme ne lui pardonnaient pas ses « railleries si indi
gnes » contre leur école et, « puisqu'on se déclarait d'être
thomiste », le P. Delbecque sommait Quesnel de prendre
position « par quelque écrit en. bonne forme contre les l
ibel es de Kergré et de Witte »«. Bien qu'il ne cessât de déplo
rerdans sa correspondance les bravades et les maladresses
de ces enfants terribles (« les jansénistes sauvages » dont avait
parlé l'archevêque Harlay), l'ancien oratorien ne consentit
pourtant pas à accabler « les amis des amis » qui allaient
avoir à souffrir plus que lui.
Mais c'est la spiritualité de dom Gerberon qui va nous
retenir. Dans ce domaine aussi il a laissé une œuvre

ni. Processus, pp. 13, 20 sqq., 24 sq., 29, 36 sqq., 49 sq., 59 sq. —
Jansénisme dévoilé, pp. 10, 12* 14, 17-24, 26 sq., 37, 42 sq. — Causa
Quesnelliana, pp. 91 sq., 94, 243, 254 sq.
158 JEAN ORCIBAL

dante. Nous nous contenterons de citer le manuscrit intitulé


Méthode pour se tenir en la présence de Dieu chaque jour de
la semaine, prenant Notre Seigneur Jésus-Christ sous diver
sesqualités avec la pratique des vertus convenables et pro-
portionnées à chaque présence, avec les méditations sur les
mêmes vertus pour faire les exercices de dix jours'? (l'insp
iration en semble bérullienne) et les imprimés : Catéchisme
du jubilé et des indulgences (Paris, 1675, 1677, 1722), Disser
tation sur V Angélus (Paris, 1675), Occupations intérieures
pendant la Messe avec des prières et la rénovation des vœux
du baptême (Bruxelles, 1689). Il faut attribuer une toute autre
importance au Miroir de la piété chrétienne où l'on considère
avec des réflexions morales l'enchaînement des vérités catho
liques de la Prédestination et de la Grâce de Dieu, et leur
alliance avec la liberté de la créature que le bénédictin publia
à Liège en 1677. A la suite des censures des archevêques
d'Aix (17 janvier 1678), de Reims (25 mai 1678) et de celle,
beaucoup plus réticente, de l'évêque de Grenoble Le Camus
(8 septembre 1678), l'auteur précisa sa pensée dans la Lettre
d'un théologien à M. N. N. et dans un autre des petits écrits
réunis sous le titre Le combat des deux clefs (Durocortore,
1678-1679) qui furent suivis en 1680 par Le Miroir sans tache.
D'après sa propre déclaration, Gerberon « mit sous une autre
forme les considérations du Miroir de piété » et les publia en
1692 à Anvers sous le titre : Méditations chrétiennes sur la
Providence et la miséricorde de Dieu et sur la misère et le
salut des hommes. Il revint sur la question avec La Confiance
chrétienne appuyée sur quatre principes inébranlables d'où
s'ensuivent les principales vérités qui regardent le salut des
hommes (Utrecht, 1700). L'année suivante, il affirmait à
Fénelon que, « loin de mener au désespoir, ses sentiments »
augustiniens « fortifiaient la confiance que Dieu veut que
nous ayons en sa miséricorde ». Le livre n'en fut pas moins
condamné par les Facultés de théologie de Louvain et de
Douai comme contenant la cinquième proposition « impie et
blasphématoire » de Jansénius. Sans l'avoir su, Henri Bre-
mond notait que, si le P. Jean Le Porcq avait eu raison d'affi
rmerque les port-royalistes et leurs amis (Godeau, Hermant,
la Mère Agnès, Desmares, Saint-Cyran, M. de Saci, Le Tour-

7. Bibliothèque de Neufchâteau, ms. 41. On range encore parmi les


œuvres imprimées de Gerberon une traduction du Combat spirituel
(Paris, 1675), et deux écrits de mariologie {Lettre à M. Abelly touchant
son livre de l'excellence de la Sainte Vierge et De la véritable dévotion
à la Sainte Vierge, 1&89) dont la parenté avec sa traduction de Widen-
feldt est évidente.
DOM GABRIEL GERBERON 159

neux, Feydeau et Nicole) montraient par leur piété qu'ils


« n'étaient pas sérieusement acquis aux dogmes de YAugus-
tinus », il y avait une exception, Gerberon, qui dans son
Miroir de Piété, « vrai manuel de désespoir... avait vraiment
essayé de faire accorder sa vie spirituelle avec » les théories
de Jansénius8. ,
Ce jugement a trop d'importance pour qu'on puisse se pas
ser d'en vérifier l'exactitude par un examen précis du texte
sur lequel il est fondé. Le bénédictin lui-même prévient que
le but de son petit livre de 1677 n'est pas de démontrer « les
vérités de la Grâce » (il se contente d' « attacher » à chacune
d'elle des témoignages des Pères et surtout de celui qui en
est le docteur, saint Augustin), mais d'en rendre sensibles
la liaison et la valeur d'édification. Ce sont en effet elles qui
« établissent la crainte des jugements de Dieu..., la vue de
notre misère, qui doit être le fond de notre humilité; une en
tière défiance de soi-même qui doit être soutenue d'une par
faite confiance en la miséricorde de Dieu seul; une attention
continuelle sur ses sentiments et sur les mouvements de son
cœur, comme aussi sur ses paroles et sur ses actions, qui
doit être accompagnée d'une prière qui demande sans cesse
les secours qui lui sont nécessaires à chaque moment pour
combattre et pour vaincre ». Ces vérités, ce sont d'abord les
théories de l'évêque d'Hippone plus ou moins nettement frap
pées par la condamnation de Baïus : l'impossibilité de l'état
de Pure Nature, l'absence de milieu entre les deux « amours »
(la charité et la cupidité), le caractère illusoire des vertus
des païens, car la Grâce, qui présuppose la foi, est toujours
nécessaire à la créature raisonnable, non seulement pour mér
iter, mais pour éviter un péché autrement que par un autre
péché9. Que ce soit à son insu ou non, les Cinq Propositions
servent pourtant le plus souvent de cadre à la pensée de dom
Gerberon. On croit reconnaître la première dans sa déclara
tion hardie qu' « il n'y a point dans l'état de l'homme déchu
de grâce qui soit purement suffisante » et qu' « il arrive
quelquefois qu'un homme juste n'a pas une grâce qui lui
donne un pouvoir prochain et suffisant pour garder quelque
commandement de Dieu, quoiqu'il en ait quelque désir, et
qu'il fasse même quelque effort, mais trop faible, pour satis-

8. Causa Quesnelliana, p. 243. — Correspondance de Fénelon, Vers


ailles, 1829, t. XT, p. 51. — Bremond, t. IiV, p. 303 n.
9. Miroir de piété, Ve éd., Liège, 1677, pp. â 3 à 5, pp. 16-41, 44-52,
78 sq., 186. — Lettre à M. N. N., pp. 16 sq. — Miroir sans tache, « Pa
ris », 1680, pp. 33, 40-50, 178, 197.
160 JEAN ORCIBAL

faire à ce qui lui est commandé (cf. S. Augustin, De gratia


et libero arbitrio, c 17) », car « Dieu ne donne pas toujours »
la grâce nécessaire. II faut pourtant avouer qu'on trouve déjà
dans la première édition des correctifs d'importance inégale :
« Dieu ne commande pas l'impossible, mais il n'impute pas
l'inévitable » (il ne s'agit en réalité que de « la créature in
nocente » !) et surtout : « Dieu n'abandonne jamais les just
es... si auparavant ils ne l'abandonnent par la superbe de
leur cœur.» en ne le priant pas, ou bien... en te priant avec
trop de froideur *10. Gerberon semble également revenir à
la seconde Proposition quand il parle de « secours qui ne
sont pas moins efficaces et infaillibles que les desseins de
Dieu sont immuables, absolus et puissants » : « l'Écri
turene dit-elle pas positivement que rien ne peut résister à
la volonté de Dieu » ? Toutefois, « il n'arrive que trop sou
vent que l'on résiste... aux mouvements et aux inspirations
de la .grâce intérieure » : c'est qu'alors « la volonté n'a reçu
qu'un secours inefficace et trop faible »n. Le torrent de la
Grâce victorieuse qui emporte les actions du chrétien ne dé
truit même pas la liberté, car celle-ci se eonfond, non avec
ia spontanéité qui appartient déjà à l'animal, mais avec la
volonté qui est l'apanage de la créature raisonnable. N'allons
pas pour autant admettre dans l'état présent de l'homme « ce
pouvoir égal qu'on appelle indifférence pour le bien et pour
le mal ». C'est en Dieu, dans le Christ et dans les saints qu'il
faut chercher la véritable liberté : or, comme l'ont montré
saint Bonaventure, saint Thomas et Scot, il ne saurait dans
leur cas être question d'indifférence. Celle-ci existait chez
Adam, mais l'homme sans la Grâce est actuellement dans la
nécessité de pécher, car son libre-arbitre s'est rendu esclave :
« son péché lui plaît trop, il ne se peut qu'il ne l'aime ». Donc
la volonté fait nécessairement, quoique avec une entière l
iberté, ce qui lui plaît davantage. Termes qui rappellent de
fort près ceux de la troisième Proposition, mais Gerberon y
apporte un correctif en reconnaissant avec les grands scolas-
tiques que, bien que l'indifférence ne soit pas l'essence ni
une perfection, mais plutôt un défaut, de la liberté, l'homme
ne peut ici-bas mériter ni démériter sans elle. Pour cela, sa
volonté doit en effet être non seulement « exempte de con
trainte », « mais encore dégagée de la nécessité qu'on appelle

10. Miroir de Piété, pp. 7, 157, 1«1, 163, 165, 172. — Lettre à M. N. N.,
pp. 28-30. — Miroir sans tache, pp. 141 sq.
11. Miroir de Piété, pp. 96, 101 sq., 14» sq., 153 sqq., 157, 159 sq.,
17&. — Lettre à M. N. N., pp. 30 sq. — Miroir sans tache, p. 125.
DOM GABRIEL GERBERON 161

de nature, quoiqu'il ne soit pas besoin de la liberté qui la met


hors de toute sorte de nécessité ». Douée d'une « mutabilité
active », elle retient avec la Grâce, quelque forte qu'elle
soit, le pouvoir de faire le mal : si elle ne lui résiste pas,
c'est qu'elle ne le veut pas. Il n'en va pas autrement à l'égard
du péché12. Si la matière de la quatrième Proposition n'est
nulle part abordée par Gerberon, celui-ci s'était exposé à
Faccusation de soutenir la cinquième, en assurant avec force ré
férences à saint Augustin, que tous les hommes ayant péché
dans un seul, ils sont criminels de naissance et ne peuvent
être sauvés que par un effet de pure miséricorde, qui ne dé
pend que des desseins de Dieu (le « passage terrible » de saint
Paul : Non est volentis neque currentis... est plusieurs fois
invoqué avec les gloses de Lanfranc et de saint Thomas).
Corrélativement, « s'ils ne sont pas sauvés, ce n'est pas tou
jours parce qu'ils ne le veulent pas, mais parce que Dieu ne
les veut pas sauver », car « il n'a préparé les secours du salut
que pour les prédestinés ». Cela n'empêche pourtant pas le
bénédictin de professer, d'une façon quelque peu ambiguë,
que « Jésus-Christ est mort pour tous les hommes au même
sens que Dieu veut qu'ils soient tous sauvés » et « que le
prix de son sang a été suffisant pour les racheter tous, sans
en excepter un seul », de sorte que,« toutes les grâces que les
réprouvés même reçoivent sont des fruits de sa mort »13.
Mais le Miroir de Piété est beaucoup moins intéressant par
sa théologie que par sa spiritualité toute augustinienne et
christocentrique, où la misère de l'homme n'est soulignée
que pour relever davantage la miséricorde de son Rédempt
eur. Si « Dieu permet quelquefois la chute des plus justes »,
c'est pour empêcher « les plus saints d'oser se flatter de leurs
justices ». Qui aura la présomption « de s'appuyer sur ses
vertus, lorsqu'il remarquera que toute sa force lui peut man
quer et que Dieu lui peut refuser sa Grâce aussi bien qu'à
tant d'autres » ? Cette pensée nous arrache l'aveu que « tous
nos travaux seraient inutiles sans la miséricorde de Dieu, et
que c'est dans elle seule que nous devons mettre notre con
fiance ». Même si le concile d'Orange n'avait pas enseigné
que « sans la Grâce nous ne pouvons faire aucun bien et que
de nous-mêmes nous ne pouvons faire que du mal », le spec-

12. Miroir de Piété, pp. 52, 55-64!, 83-86, 88 sq., 92-100, 103, 108» 176,
183, 187 sq., 193 sq., 199-226. — Lettre à M. N. N., p. 32. — Miroir sans
tache, pp. 50-72» 79-101, 143-171, 177.
13. Miroir de Piété, pp. 71, 112, 122-142, 149, 178. — Lettre à M. N. N.,
p. 32. — Miroir sans tache, pp. 107-136.
11
162 JEAN ORCIBAL

tacle de « notre néant et de notre faiblesse » abattrait notre


orgueil. A la véritable humilité sera ainsi jointe une recon
naissance mieux fondée puisque, au lieu de voir dans la
Grâce la récompense due à nos œuvres, nous saurons, en
voyant que Dieu ne' la donne pas à tous, qu'il ne la doit à
personne et que c'est elle qui fait tous nos mérites. Cela nous
ôtera la tentation de « nous glorifier de toutes les faveurs
que nous devons aux miséricordes de Dieu » et que nous
« perdrons si, en nous les attribuant », nous provoquons « la
colère d'un Dieu aussi jaloux qu'il l'est de la gloire de sa
Grâce » et dont «l'amour est si délicat »14. Nos chutes nous
rappellent aussi la nécessité de prier continuellement pour
obtenir de Dieu, qui ne les accorde qu'à la prière, les forces
qui nous manquent pour faire ce que la Loi commande :
nous ne les demanderions pas si nous étions convaincus
qu'elles sont toujours à notre disposition. Ce sont la « négli
gence » et la « froideur » dans un exercice que « la confiance
chrétienne » doit nous faire « aimer » qui causent la perte
de la Grâce, car « Dieu n'abandonne jamais les justes... si
auparavant ils ne l'abandonnent par la superbe de leur
cœur ». Des principes qui semblaient devoir entraîner un
quiétisme découragé fournissent ainsi paradoxalement de
nouveaux motifs de vigilance : puisque Adam aurait dû
craindre dans le Paradis, allons-nous nous « jeter dans les
occasions » dangereuses, nous qui connaissons notre fai
blesse ? bien plus, « ne dois-je point craindre que Dieu ne
me délaisse, moi qui suis si rempli de l'estime de moi-même,
qui cherche si peu Dieu et qui le quitte si souvent ?» : « tous
mes soins seront donc désormais de veiller sur la pureté de
mes inclinations »15.
La doctrine des rapports de la volonté et de la Grâce ne se
traduit pas en pratique d'une façon moins surprenante. Elle
interdit d'abord de « rechercher si nous avons pu ou si nous
n'avons pas pu éviter nos » fautes, afin de trouver des excu
sesdans notre impuissance et « le défaut de notre liberté
que la Grâce abandonne à elle-même » : c'est en effet une
vérité incontestée que « quelque forte que soit la cupidité
ou la tentation, nous ne commettons jamais aucun péché
que parce que c'est notre volonté seule qui nous y engage »

14. Miroir de Piété, pp. 36, 39-41, 63, 76, 91, 94, 108, 116 sq., 138, 15*2,
156, 162 sq., 168, 183, 216, 221. — Lettre à M. N. N., pp. 16 sq. — Miroir
sans tache, pp. 15, 26, 32, lia, 197, 207.
15. Miroir de Piété, pp. 36., 59, 157, 160, 163, 166, 168, 170-174. —
Miroir sans tache, p. 15. Cf. ms. d'Amersfoort 933, p. 40.
DOM GABRIEL GERBERON 163

et que, « plus notre cœur a d'amour pour la créature, plus


notre crime est grand, puisqu'il veut et aime davantage ce
qui fait son crime ». 1/indifférence où se trouve notre volonté
n'est donc en réalité qu'une inconstance et une légèreté où
il ne faut voir qu'un défaut de notre nature et un malheur
de notre état : « elle doit faire trembler les âmes élevées,
leur faire craindre qu'une malheureuse chute les sépare de
celui qu'elles aiment » et les humilier en leur apprenant que si
elles ne lui résistent pas, c'est par la seule force de la Grâce.
Comme l'avait soutenu le P. Gibieuf, la vraie liberté se con
fond au contraire avec la servitude bérullienne : « Sachez
que votre volonté, pour être libre, n'est pas souveraine et que
toute sa liberté n'est que pour se soumettre avec amour à
celui, à qui servir c'est être vraiment libre, puisque c'est être
Roi ». « Que votre Grâce, mon Dieu, m'attache donc insépa
rablement à vous... par un accord de volonté qui n'aime et
qui ne désire jamais que vous » : elle surpassera ainsi inf
iniment F « inclination indifférente » dont la perte en Adam
a été « avantageusement réparée » par Jésus-Christ. Il est
donc juste que « notre volonté s'abandonne » entièrement à
lui, que nous vivions dans une totale dépendance de lui « et
que nous ne pensions, ne parlions et n'agissions que par
l'inspiration et l'inclination de la Grâce »16.
Il paraît plus difficile encore de fonder une spiritualité
chrétienne sur l'affirmation du caractère totalement incom
préhensible du choix des élus. « Dieu fait miséricorde à qui
il veut et il endurcit celui qu'il veut » : il le peut sans injust
ice, puisque tous ont péché et que, d'ailleurs, il ne doit rien
à personne et est le maître de ses grâces. En conséquence,
« il ne se peut faire qu'aucun des prédestinés soit damné
ni qu'aucun des réprouvés soit sauvé ». Gerberon réussit
pourtant à tirer de ces prémisses des exhortations pieuses :
« Ce qui me fait trembler, c'est la rigueur de cette justice,
qui, laissant en la masse du péché tous ceux que sa miséri
corde n'a pas choisis, ne leur prépare aucun secours qui les
puisse sauver. Mais qui ne sera pas consolé par la douceur
des miséricordes de notre Dieu ? Aucun de ceux que son
amour a choisis ne lui peut être ôté ! » Ses adversaires n'ont
retenu que le premier mouvement de sa pensée qui leur a
paru inspirer des « paroles de damnés. » De fait, on trouve
bien à de multiples reprises sous sa plume, non seulement
« crainte et tremblement », mais « terreur » et, plus souvent

16. Miroir de Piété, pp. 32-37, 81, 103, 157, 160, 177, 192* 195, 197,
200, 205, 209, 213, 218 sq., 2*21, 224 sq. — Miroir sans tache, p. 32.
164 JEAN ORCiBAI,

encore, « saint désespoir », tous ces sentiments étant fondés


sur la « vue de la justice de Dieu » et même sur celle de « sa
miséricorde qui ne fait grâce qu'à ceux qu'il chérit ». « Tout
ce qui est en moi >, crie à Dieu l'auteur du Miroir de Piété,
« mérite votre haine. Puis-je donc espérer votre amour et ne
dois-je point plutôt craindre -votre colère ? » C'est précis
émentde cet effroi même que sortent des sentiments diamé
tralement opposés : « Quelle assurance et quelle joie pour
ceux à qui Dieu donae cette confiance chrétienne qu'ils sont
de ses prédestinés > et qu'il < ne leur refusera pas ce grand
don de la persévérance î > Mais Gerberon, qui n'emploie
qu'une fois par mégarde le mot luthérien d'assurance, sait
bien que celui de confiance, plus respectueux du concile de
Trente, est bien loin de conférer la même certitude et, que
pour un catholique, il ne peut pas y avoir de marques de la
Prédestination. Cette fois, l'espérance a peine à subsister :
« Quelle terreur, mon Dieu, me donne votre justice lorsque
je considère que, du si grand nombre... de ceux même qui ont
reçu la foi et qui ont vécu dans la piété chrétienne..., il y en
a si peu à qui votre miséricorde donne cette Grâce singulière
sans laquelle, quelque sainteté que l'on ait eue, l'on finit sa
vie dans le crime et l'on est irrévocablement damné » . « Mais,
chose bizarre, note Henri Bremond, de si abominables prin
cipes altèrent à peine l'allégresse dévote de Gerberon » :
« Entre ces divers mouvements de mon cceur où me reposerai-
je, ajoute celui-ci, que sur la sagesse et la sainteté des con
seils de Dieu qui ne sont pas moins justes qu'ils nous sont
cachés. » Tout élément intellectuel ainsi écarté, la place rede
vient libre pour l'élan affectif : « Que puis-je, mon Dieu,
dans cette crainte, que me jeter entre vos bras et m'abandon-
ner à votre amour, en vous demandant sans cesse le secours
de vos miséricordes^. C'est ce qui assure ma crainte dans
la confiance que vous me donnez que vous ne confondrez
point ceux qui n'espèrent qu'en la force de votre Grâce. »
Attitude peut-être difficile à défendre d'un point de vue théo
logique, mais qui n'étonnera pas ceux qui voient dans le
« sacré » ou le « numineux » une réalité paradoxale, surpre
nante ou scandaleuse pour la raison. Ne devrait-on d'ailleurs
pas juger aussi contradictoire le recours aveugle à la misé
ricorde de Dieu de la part d'un moliniste effrayé par le sen
timent de la faiblesse de la volonté personnelle ? La crainte
que Gerberon manifeste d'être abandonné de Dieu parce qu'il
l'a lui-même abandonné et son exhortation à veiller cont
inuellement sur soi-même prouvent que des méditations in-
DOM GABRIEL GERBERON 165

tellectuelles opposées peuvent aboutir à des démarches spi


rituelles analogues17.
Le Miroir de Piété reste donc assez peu original en juxta
posant l'adoration et l'amour à la crainte et à la reconnais
sance pour une miséricorde toute gratuite. On est plus étonné
d'y lire à propos de « la puissance que la volonté a nécessa
irement sur toutes ses actions » : «Quelle gloire à l'Ange et
à l'homme d'approcher si près de Dieu que d'avoir un empire
souverain sur ce qui est le plus indépendant parmi les créa
tures ! Quelle gloire que cet empire soit attaché à leur nature
et qu'aucune violence ne le leur puisse ôter ! Ils cesseraient
plutôt d'être que de perdre ce domaine qui est un droit qui
ne se peut séparer de ce qu'ils sont. » Aceents qu'on serait
tenté de nommer humanistes si — par un mouvement qui se
trouvait déjà chez le cardinal de Bérulle — l'auteur n'ajout
ait aussitôt : « Le comble de leur gloire doit être de n'en
user que pour se soumettre aux lois de Dieu, de qui ils le
tiennent comme de leur Souverain : et le crime le plus infâme
est de se servir de cet empire pour se révolter contre Dieu,
qui les a faits ce qu'ils sont. » Cela ne l'empêche pas de prê
cher ailleurs (à la suite encore de l'École française) la des
truction, non seulement de la concupiscence et de ses suites,
mais de tout ce qui n'est pas divin : « Demandez à Dieu l'es
prit de son amour, qui doit animer tous vos désirs, toutes
vos paroles et toutes vos actions, en vous faisant mourir à
toutes vos inclinations, non seulement criminelles, mais mê
me naturelles, pour n'aimer plus que Dieu, et ne vivre plus
qu'en lui, que de lui et pour lui. » Cet amour est souvent mis
en relation avec la théorie augustinienne de la delectatio
justitiae, mais il faut noter que celle-ci est utilisée à une
triple fin
1* apologétique : « Qu'il est doux » (mot très souvent ré
pété à ce propos) « de vivre sous l'empire de la Grâce, qui,
ne commandant que par le plus juste et le plus saint de tous
les amours, ne peut avoir de cruauté ni de violence. »
2° ascétique : « Si la Grâce me fait haïr et fuir ce que je
recherchais avec tant de passion, c'est en... me donnant de
l'horreur de ce que j'appelais mon bien »
et 3° polémique, comme dans l'œuvre anti-pélagienne de
saint Augustin. Seul le plaisir de la justice peut vaincre la
cupidité, car la volonté ne peut aimer que ce qui lui plaît et
se rend invinciblement au plus grand plaisir. C'est donc le

17. Miroir de Piété, pp. 31, 36-39, 116 sqq., 121, 124, 134, 138 sqq.,
143-146, 157, 170-173. — Miroir sans tache, pp. 15, 107, 110, 129, 187,
194. — Bremond, t. IV, p. 303 n.
166 JEAN ORCIBAL

plaisir qui est la raison et la mesure de l'amour. « Ne vous


étonnez donc plus si le poids de votre amour et l'attrait du
plaisir emportent votre cœur. »
Gerberon est d'ailleurs si éloigné de traiter le problème posé
aux spirituels par les consolations sensibles qu'il lui arrive
de définir le plaisir comme un jugement : « C'est la même
chose de plaire à la volonté et d'être trouvé bon. Aussi disons-
nous que cela nous plaît pour dire que nous le voulons et
que nous le trouvons bon. D'où vient que les souverains mar
quent leurs volontés par ces paroles, Tel est notre plaisir »
(il ne se fait pas l'objection que, dans ce sens, plaisir ne
serait peut-être pas l'équivalent de la delectatio augustinienne.
L'amour de Dieu ainsi produit devient d'ailleurs lui-même
péché s'il tend à autre chose qu'à Dieu lui-même : « II se
peut faire qu'une créature soit assez corrompue pour faire
servir Dieu à ses convoitises, et pour ne l'aimer qu'autant
qu'elle le croit favorable à ses désirs. Oseriez-vous dire que
cet amour fût pur, que ce fût l'effet de la Grâce et qu'il n'y
eût point dans cet amour de dérèglement ni de péché ? »
En résumé, le Miroir de Piété ne manifeste pas le génie
inouï qui eût été nécessaire pour fondre dans un système
harmonieux tous les thèmes augustiniens qu'il reprend et
les quelques atténuations que les controverses jansénistes
l'avaient amené à y introduire. Mais on retiendra que son
auteur ne s'inspire jamais des théologiens de Port-Royal.
A. Arnauld l'avait d'ailleurs bien senti et il ne parlait pas
sans un visible embarras d'un « ouvrage qui n'a pas été géné
ralement approuvé » de « tous ceux » qu'on « appelle jansé
nistes ». Toutefois, la censure de M. de Grenoble elle-même
prouve, ajoutait-il, « qu'il ne contient dans le fond qu'une
doctrine orthodoxe, quoiqu'il y ait des choses proposées d'une
manière un peu dure et qu'il ne fallait pas mettre dans un
livre en langue vulgaire, qui devait être entre les mains de
toutes sortes de personnes ». L'indépendance d'esprit mont
rée par le bénédictin dans cet essai se manifestera encore
plus nettement à la fin du siècle dans une controverse mé
morable18.

Si l'intervention de Gabriel Gerberon en faveur des Maxi


mesdes Saints n'est pas mieux connue, cela est dû en premier

18. Miroir de Piété, pp. 10, 34, 61 sq., 106, 119, 138, 142 sq., 153, 155,
178-187, 193-195, 212* 220 sq. — Miroir sans tache, p. 3e. — A. Abnauld,
Œuvres, t. II, p. 234.
DOM GABRIEL GERBERON 167

lieu à des raisons bibliographiques. Il n'a signé aucune des


pièces qu'il a publiées à leur sujet et le Catalogue général
des Imprimés de la Bibliothèque Nationale n'en indique au
cune sous son nom (il en mentionne pourtant deux sous le
pseudonyme transparent de René Angevin). Malgré leur lieu
d'impression réel ou supposé, il n'y en a pas non plus trace
dans la Bibliographie liégeoise de X. de Theux. La plupart
des notices se contentent donc de lui attribuer deux Lettres
d'un théologien à M. de Meaux et se croient autorisées à ne
pas chercher davantage par les déclarations que le prisonnier
lui-même fit à l'official de Malines : « Art. 100 dicit se scrip-
sisse duas litteras contra 111™ Epm Meldensem, quae impres-
sae fuerint, in quibus respondens conabatur praelato demons-
trare quod in saniori theologia Deus posset amari pure prop-
ter semetipsum, ut contendebat Illustrissimus Cameraci ar-
chiepiscopus ». Et il précisait que ces publications contenaient
« le livre de saint Augustin De gratia et libero arbitrio et
celui de saint Bernard sous le même titre qu'il avait traduits
afin que » Bossuet « sût que le sentiment touchant la liberté,
qu'il avait autrefois traité d'hétérodoxe, était celui de deux
saints Pères ». En réalité, la liste d'écrits ainsi dressée est
loin d'être exhaustive1» : aussi les éditeurs de la Correspon
dance de Bossuet, Urbain et Levesque, ont-ils pu ajouter deux
autres titres. Il est de bonne méthode de chercher si quelque
autres des libelles publiés dans les Flandres en faveur de
Fénelon20 (en France c'était quasi impossible et l'archevêque
lui-même était souvent obligé d'avoir recours aux presses
bruxelloises de Fricx) n'est pas sorti de la même plume. Nous
serons aidé dans le travail d'identification par les marques
typographiques et par les noms d'éditeurs et de censeurs.
I. Lettre d'un théologien de Louvain (L. B. L. T.) à un doc
teur de Sorbonne touchant le sentiment de M. Vévêque de
Meaux sur la Charité. A Liège chez Henri Hoyoux, imprimeur
et marchand libraire, 1698, 72 pages in-12. Marque : dix étoi
les. Approbation : « Lucem meretur », A. Eyben, Lib. Censor.
Le livre ne semble pas citer d'ouvrage publié après novemb
re 1697. Il dut paraître à la fin de l'hiver suivant, car les
examinateurs romains des Maximes l'avaient reçu avant le
lor avril 1698, « chacun en particulier par la poste et sous des

19. Processus, p. 31. — Tassin, pp. 44-46. — François, t. W, p. 91. —


Correspondance de Fénelon, t. XI, p. 50.
20. On les trouvera tous dans la collection d'in-12 de la Bibliothèque
Nationale relative à cette affaire (D. îgO^ à ^OOS). Pour dater les
ouvrages de Bossuet et de Fénelon nous nous sommes servi de la chro
nologie manuscrite du P. Léonard (Arch. Nat., L. 22, n° 2).
168 JEAN ORCIBAL

enveloppes dont on ne connaît point le caractère, ... avec la


marque de trois lézards qui sont les armes de M. de Reims.
L'abbé Bossuet ne crut pas pourtant lui devoir attribuer le
soin d'avoir fait ces différents paquets; mais le style et cer
taines expressions flamandes qu'il remarqua dans cette lettre,
lui firent juger que M. de Cambrai n'en était pas l'auteur ».
S'appuyant sur les déclarations de Hennebel, J. Phélipeaux
affirmait avec force le 8 avril que « la Faculté n'y a point de
part et est bien éloignée de vouloir se déclarer pour cette doc
trine ». Il insinuait que l'anonyme pouvait être « un nommé
Caron, chanoine de Cambrai et docteur de Louvain », alléga
tionque rien n'est jamais venu étayer21. Bossuet avait néan
moins cité dans sa Réponse aux Quatre lettres de Fénelon
(p. 82) « votre docteur de Louvain qu'on dit être un de vos
chanoines ».
IL Autre lettre d'un théologien de Louvain à un docteur de
Sorbonne au sujet de l'Addition de M. V archevêque de Paris
à son Instruction pastorale contre les illusions des faux myst
iques. A Liège, chez Estienne Hoyoux, imprimeur, 1698, 52
pages in-12. Approbation ; A. Eyben, Lib. Censor.
Cet opuscule dut paraître fort peu de temps après le pre
mier, puisque Fénelon écrivait dès le 16 avril 1698 à Chan-
terac : « Vous aurez par le prochain courrier une Lettre du
théologien de Louvain sur l'Addition de M. de Paris qu'il fau
dra répandre chez les examinateurs et chez les cardinaux sans
qu'il paraisse que cela vienne de votre part. Comment la pre
mière a-t-elle été reçue ?» De fait, elle ne fut envoyée que
le 9 mai. De Rome, Chanterae en accusait réception le 31. Le
24 juin, Phélipeaux annonçait à Bossuet : « Chanterae a dis
tribué ces jours-ci deux lettres imprimées à Liège avec la
permission d'Eyben, censeur des livres. La première est inti
tulée Autre lettre d'un théologien de Louvain..., la seconde...
Lettre d'un ecclésiastique de Flandres22. »
III. Cette dernière indication nous renseigne sur la date
de la
Lettre d'un ecclésiastique de Flandre à un de ses amis de
Parist où l'on démontre l'injustice des accusations que fait
M. l'Évêque de Meaux contre M. l'archevêque de Cambrai
dans son livre qui a pour titre Divers écrits ou mémoires...,

21. Correspondance de Fénelon, t. VHI, pp. 544 sq. — Correspondance


de Bossuet, t. IX, pp. 248, 274. — J. Phélipeaux, Relation de l'origine, du
progrès et de la condamnation du quiétisme, s. 1., 1730, t. Il, p. 325, t. IT,
pp. 50 sq.
22. Correspondance de Fénelon, t. IX, pp. 91, 141. — Correspondance
de Bossuet, t. X, p. 16. — J. Phélipeaux, t. M, pp. 54, 106.
DOM GABRIEL GERBERON 169

A Liège chez Estienne Hoyoux, imprimeur, 1698, 164 pages


in- 12. Marque : trois étoiles. Longue Censure d'Arn. Eyben,
Lib. Censor, s. d.
Le 23 mai 1698, Fénelon avait annoncé à Chanterac l'envoi
de ce volume ; « Je crois que vous recevrez aussi de Bruxell
es par ce courrier des exemplaires d*un autre ouvrage contre
le gros volume de M. de Meaux où un auteur belgique dis
cute ses sophismes et ses citations avec rigueur » et il ajout
ait à son sujet le 30 mai : « L'autre ouvrage du Flamand
est d'un style pesant et il traite M. de Meaux assez durement,
mais il raisonne en théologien et prouve bien l'altération de
mes passages. Il ne faut pas le donner de ma part, mais il
faut le répandre par des voies détournées. »
II est étonnant que les meilleurs bibliographes (Sommer-
vogel, Catalogue général des Imprimés de la Bibliothèque Nat
ionale, Urbain-Levesque) aient attribué ce livre au P. Jean
Dez, S. J., sans autre fondement que le fait que celui-ci avait
composé contre la Déclaration des trois prélats un opuscule
qui, traduit par le P. Mico, parut à Rome à la fin de novembre
1697 sous le titre Riflessioni di un dottore délia Sorbona (cf.
la Correspondance de Bossuet, t. VIII, pp. 352, 377 et n., t. X,
p. 13 n., 14, 16 n., 21, 58 sq., 65, 75, 87, 137, 236).
Il y a plus de rapport entre cette lettre et les Observations
d'un théologien sur l'ouvrage de M. de Meaux intitulé Divers
écrits, ou Mémoires..., 95 pages in-8° (nous n'avons malheu-
heureusement pas pu en retrouver d'exemplaire) que Fénelon
présentait le 23 mai 1698 à Chanterac comme « un petit ou
vrage d'un théologien français qui ne veut pas être connu.
Vous pouvez le prêter à des gens sûrs..., mais je ne veux point
le lâcher jusqu'à ce que l'auteur l'ait vu imprimé et approuve
qu'on le publie en cet état. De plus, j'attends une approbat
ion du censeur des Flandres pour cet écrit, afin qu'il pa
raisse dans toutes les formes. Vous pouvez donc le montrer...,
mais je vous supplie instamment de ne le livrer qu'après le
courrier prochain, parce qu'alors j'aurai le consentement de
l'auteur qui me l'a promis et j'y ajouterai, par un carton,
l'approbation du censeur. Il y aura aussi un errata que je
vous enverrai ». De fait, il expédiait le 30 au même corre
spondant « les Observations. L'approbation du censeur y est
ajoutée. Cet ouvrage est bon et utile; mais, comme j'ai pro
mis à l'auteur qu'il ne serait publié qu'après qu'il l'aurait
vu imprimé, et que j'aurais sa réponse, je l'attends de mo
ment à autre; et cependant je vous prie de le prêter, sans le
laisser à aucune personne qui pût ne vous le rendre pas ponc
tuellement ». L' « auteur flamand » peut d'autant moins être
170 ■ JEAN ORCIBAL

confondu avec cet « auteur français » que Fénelon ajoutait


le 23 : « Ces ouvrages de divers auteurs sans intérêt doivent
faire impression23. »
IV. Lettre d'un théologien à M. de Meaux touchant ses sen
timents et sa conduite à V égard de M. l'archevêque de Camb
rai avec l'excellent traité de saint Bernard De la grâce et du
libre arbitre nouvellement mis en français par P.L.D.P.A.
A Toulouse, chez Denis de S. Saturnin, libraire, 1698, 8-J-79
pages in-12 [B. N., D. 19068]. Autre édition s.l.n.d., 190 pages
in-12 [B. N., D. 19057, exemplaire provenant du collège des
Jésuites de Paris].
Datée de « Beauregard, 10 août 1698 » et signée René
Angevin, la lettre d'envoi a été reproduite avec des variantes
par les éditeurs de la Correspondance de Bossuet (t. XIV, pp.
323-328). Dans la Solution de divers problèmes très import
ants pour ta paix de l'Église (Cologne, 1699, pp. 20-22), le
P. Quesnel raconte que le P. Souâtre, S. J., étant venu à
Bruxelles le 29 septembre 1698 pour y faire imprimer le
Problème ecclésiastique, il y vit chez un libraire « une tra
duction française du Traité de saint Bernard... à la tête de
laquelle se trouve une Épître dédicatoire à M. de Meaux où
l'on voit que l'Auteur n'a pas eu le dessein de faire l'ouvrage
de ce prélat par rapport à l'affaire de M. de Cambrai. C'est
ce qui lui donna du goût pour cette pièce, et, si le libraire
avait pu la détacher du livre, il en aurait pris, à ce qu'il
disait, une cinquantaine ». Faisant allusion aux pages 5 et 6,
Fénelon écrivait le 3 octobre 1698 : « Les Lovanistes même
paraissent m'être favorables sur le désintéressement de
l'amour, quoiqu'ils soient blessés de ce que je dis de contraire
à Baïus. Peut-être aurons-nous bientôt quelque approbation
d'eux sur un ouvrage imprimé. » II est plus explicite le 18
octobre : « Je vous envoie la copie de deux lettres. La seconde
lettre est très importante, elle est d'un homme vrai théolo
gien,qui voit l'embarras de M. de Meaux sur la supposition
d'un homme que Dieu n'aurait pas destiné à la vision intui
tive, et qui connaît que M. de Meaux n'ose s'en tirer en sou
tenant les principes de Baïus. Je crois qu'il sera fort utile
de la montrer en secret aux amis anti-jansénistes, et qu'elle
ne puisse point aller jusqu'au parti contraire, qui est grand
et puissant et qu'il faut bien se garder d'irriter24. »

23. Correspondance de Fénelon, t. IX, pp. 108 sq., 137 sq. — Les
Observations d'un théologien sont aussi mentionnées dans la biblio
graphie donnée par le ms. fr. 17802, f. 124.
24. Correspondance de Fénelon, t. IX, pp. 487, 517 sq., cf. pp. 11,
145 sqq.
DOM GABRIEL GERBERON 171

Fénelon semble prendre pour argent comptant les protes


de'
tations l'auteur qui affirme rapporter les sentiments de
« théologiens qui ne sont point de ceux qu'on nommait autre
foisjansénistes » (p. 4), « loue l'adresse avec laquelle M. de
Cambrai se sert » à propos d'un état voisin de la Pure Nature
« d'un raisonnement qu'il savait devoir être très incommode »
à son adversaire, et prévient malignement Bossuet : « Si
vous dites que l'hypothèse est impertinente, comme le diraient
sans doute MM. les Jansénistes vos bons amis... vous ne sau
riez éviter de passer vous-même pour Baïaniste et pour Jan
séniste : ce que vous craignez plus que la foudre » (p. 5).
Cependant « René Angevin » ne cachait guère son opinion,
tant sur ce sujet que sur celui de la liberté, identifiée par lui
au « volontaire » qu'il se refuse à assimiler au « spontané
qui se rencontre dans les bêtes ». Il avoue même ne publier le
Traité de la Grâce et du libre-arbitre que pour fortifier cette
opinion d'une des plus grandes autorités théologiques, « ne
niant d'ailleurs pas, non plus que saint Bernard, que pen
dant cette vie notre volonté ne soit dans un certain milieu,
d'où elle se porte tantôt au bien par la force de la Grâce, et
tantôt au mal par le poids de sa cupidité : ce que quelques-
uns, auxquels on ne veut pas contredire, appellent liberté
d'indifférence » (pp. 7 sq.). Nous avons vu que Gerberon re
connut plus tard avoir écrit cette dédicace et sa phrase : « La
soumission de M. de Cambrai leur paraît trop grande et moins
digne du rang qu'il tient dans l'Eglise » (p. 4) a été relevée
par I'official25.
V. Réflexions d'un Théologien sur la lettre pastorale de
Mgr VÉvêque de Chartres au Clergé de son diocèse sur le livre
intitulé Explication des Maximes des Saints. A Liège chez
Mathias Hovius à l'enseigne du Paradis terrestre, 1698, 166
pages in-8°. Approbation d'Arnould Eyben d'une dizaine de
lignes.
X. de Theux {Bibliographie liégeoise, Bruxelles, 1867, p.
170) pense que le livre a probablement été imprimé à Anvers
(où Eyben était d'ailleurs censeur).
Datée du 14, la Pastorale de l'évêque de Chartres parut à
la fin de juillet 1698. Le 20 septembre Fénelon annonçait déjà
à Chanterac : « Je vous envoie ma première lettre en réponse
à M. de Chartres, toute imprimée26. » Le présent opuscule,
resté jusqu'ici complètement inconnu des historiens, men-

25. Processus, p. 60. — Le jansénisme dévoilé, p. 12, cf. p. 30.


26. Arch. Nat., L. 22* n° 2. — Correspondance de Fénelon, t. X, pp.
251, 264, 463.
172 JEAN ORCIBAL

tionne les Mercures de Hollande d'août et de septembre


(p. 161), mais il ne doit pas être beaucoup postérieur puis
qu'il note (p. 151) : « L'on "voit depuis peu une traduction du
Traité de saint Bernard de la Grâce et du Libre arbitre avec
une Lettre d'un Théologien à Mgr VÉvêque de Meaux, tou
chant ses sentiments et sa conduite à l'égard de M. de Camb
rai. Je proteste devant Dieu que je n'ai aucune connaissance
de l'auteur de cette lettre. Mais il paraît assez par son œuvre
<jue c'est un homme d'esprit et d'érudition », qualités qui lui
valent d'être très longuement cité... (pp. 151-163). L'auteur
des Réflexions semble se trahir en reproduisant la phrase
provocante de la Lettre : « Sa soumission leur paraît trop
grande... » (pp. 159, 163). A noter qu'il y est aussi question
de la Lettre d'un Théologien de Louvain à un docteur de
Sorbonne, pièce « fortifiée de l'approbation d'un Censeur des
livres, ancien théologien de la même Université, célèbre dans
les Pays-Bas par sa vertu et son érudition » (p. 37).
VI. Lettre d'un Théologien à Mgr VÉvêque de Meaux où
Von réfute la fausse Apologie du Véritable Amour de Dieu.
Avec deux livres de saint Augustin [de la Grâce de Jésus-
Christ; de la Grâce et du Libre-arbitre] et un Dialogue de
saint Anselme [du Franc-arbitre] traduits nouvellement en
français par le sieur de Longbois. A Cologne, chez Pierre
Marteau, 1699, 72+188 pages in-12.
La lettre d'envoi est signée « R. A., A Beauregard, 15 dé
cembre 1698 ». Réponse à l'ouvrage anonyme du jeune Du-
plessis d'Argentré (Apologie de l'amour qui nous fait désirer
véritablement de posséder Dieu seul par le motif de trouver
notre bonheur dans la connaissance de son amour, Amster
dam,Roger, 1698)27, la Lettre fut écrite avant la sentence
de Rome (p. 32), mais Fénelon ne la connut que peu avant
le 21 mars 1699, date à laquelle il écrivait à Chanterac : « Je
vous envoie une lettre écrite à M. de Meaux par un très ar
dent Anti-moliniste qui attaque Yapologiste de l'amour, et qui
me défend d'une manière qui est d'autant moins suspecte
qu'il aime M. de Meaux et tout son parti. J'ai crayonné d'une
façon ce qui regarde notre dispute et d'une autre ce qui re
garde le jansénisme. Cet auteur m'est absolument inconnu »
(t. X, pp. 411 sq.).
Gerberon a aussi reconnu la paternité de cette lettre, où il
cite d'ailleurs, non seulement saint Anselme, mais ses Baïana
(pp. 47, 60).
VII. Le P. S. de la seconde Lettre d'un Théologien à M.

27. Cf. la Correspondance de Fénelon, t. IX, pp. 99, 295.


DOM GABRIEL GERBERON 173

VÉvêque dé Meaux avec les remarques sur le nouveau bref de


Sa Sainteté (5 avril 1699).
Aucun exemplaire de ces quatre pages n'est conservé, mais
le texte en a été inséré par J. Phélipeaux dans sa Relation
sur le Quiétisme (t. II, pp. 282 sq.) et une copie du P. Léo
nard (A. N., L. 737) comportant quelques variantes en a été
reproduite dans la, Correspondance de Bossuet (t. XIV, pp.
330-333). Phélipeaux annonçait le 16 juin 1699 que la pièce
venait d'être déférée à l'Inquisition et il ajoute contre toute
vraisemblance : « Personne ne doute à Rome que le cardinal
de Bouillon et le P. Charonier n'eussent envoyé ce mémoire
à leur gazetier de Hollande » (ibid., t. XII, p. 58). En réalité,
il ne peut s'agir que d'une suite de la lettre précédente. L'au
teur avait d'ailleurs résumé les arguments de son Post-scrip-
tum dans une lettre personnelle adressée le même jour (tou
jours sous le voile de l'anonymat) à Fénelon (cf. la Corres
pondance de celui-ci, t. X, pp. 487 sqq.) qui écrivait quelque
temps après à Chantérac sur la feuille imprimée : « Vous
verrez, par la copie que je vous envoie d'une Lettre imprimée
qu'un auteur que je ne connais point,, et qui est janséniste
outré, a faite sur ce bref, que cette Lettre est capable d'irri
terencore beaucoup mes parties et de faire de la peine à
Rome. Ne parlez, s'il vous plaît,, de cette Lettre imprimée à
personne du monde. Je ne vous l'envoie en manuscrit qu'à
cause que je n'en ai qu'un exemplaire, qui m'est venu par
la poste, et que je ne sais point où je pourrais en trouver un
autre. Si l'on n'en parle point, n'en dites rien. Si l'on en
parle, dites hautement que c'est l'auteur de deux lettres pré
cédentes, qui a donné des traités de saint Bernard et de saint
Anselme sur la Grâce pour justifier Jansénius. On voit bien
qu'un tel auteur n'est pas de ceux avec lesquels on m'accuse
d'être lié » (ibid^ t. X, pp. 507 sq.).
VIII. Lettre d'un Théologien à Mgr VÉvêque de Meaux au
quel on démontre que M. de Cambrai n'a point tenu les er
reurs et les fausses Maximes qu'on lui a imputées et que ce
n'est point au sens de ce prélat qu'on a condamné son livre
et les vingt-trois propositions qui en ont été tirées, s. 1., 1699,
42 pages in-12. Marque : sept lignes d'étoiles. Date : « De
Bois-Franc, 16 juillet 1699. »
La diffusion de cette pièce causa au pouvoir une inquiétude
d'ailleurs modérée. Le comte de Pontchartrain écrivait en
effet à Bossuet le 11 novembre 1699 : « Vous avez sans doute
connaissance d'une lettre qu'un théologien vous écrit qui
tend à éluder la condamnation du livre de M. de Cambrai
174 JEAN ORCIBAL

par la distinction du fait et du droit. Cette lettre se débite à


Paris et j'en ai reçu un exemplaire par la voie de M. d'Argen-
son. J'en ai parlé au Roi qui m'a ordonné de savoir ce que
vous croyez qu'on doive faire pour la défense de cette lettre
par rapport aux conséquences que peut avoir une sévère dé
fense ou une trop grande dissimulation » (éd. Urbain-Leves-
que, t. XII, p. 105).
La pièce cite les Baïana (p. 7) et Gerberon s'en déclare l'au
teur dans la lettre anonyme qu'il adressa à Fénelon à la fin
de 1701 (cf. la Correspondance de celui-ci, t. XI, p. 50).
Du seul point de vue de la critique externe ces pièces se
divisent en deux groupes : les numéros IV, VI, VII et VIII
sont évidemment de Gerberon et on n'hésitera guère à y
joindre le n° V qui reprend la phrase la plus audacieuse du
n° IV ; en revanche, les numéros I, II et III, dont les titres
portent les mots de Louvain et de Flamand, sortent très vra
isemblablement d'une même plume, mais elle ne semble pas
janséniste. En outre Fénelon, qui s'intéressait aux jugements
portés sur la première pièce et qui faisait distribuer les deux
suivantes (pour la troisième au moins nous sommes sûr que
l'envoi partit de Bruxelles), s'est contenté d'adresser quel
ques exemplaires des numéros IV et VI à Chantérac qui devait
ne les communiquer qu'avec prudence. On pourrait donc
croire que l'archevêque était en relations avec « le Flamand »,
tandis qu'il ignorait tout de Gerberon. Cette conclusion est
pourtant loin de s'imposer. La Correspondance de Fénelon
ne contient de traces de ses rapports qu'avec un seul de ses
apologistes, l'auteur des Observations, et celui-ci était fran
çais. Si l'archevêque possédait un nombre plus ou moins
grand d'exemplaires des autres prières, c'est que, comme le
P. Souâtre avait failli le faire pour une de celles de Gerberon,
il chargeait quelque libraire (peut-être son éditeur Fricx) de
les « chercher » pour lui aux Pays-Bas (cf. sa Correspondance,
t. XI, pp. 47 et 50). Nous ne croyons donc pas nécessaire de
postuler l'existence d'un défenseur flamand des Maximes dis
tinct de Gerberon, d'autant que
1Q On trouve des approbations d'Eyben, non seulement
dans les trois premières pièces, mais dans la cinquième.
2° Les noms de divers membres de la famille Hoyoux ou
Hovius (Henri, Etienne et Mathias, d'ailleurs attestés par
d'autres publications des années 1698 et 1699) se trouvent à
la fois sur la cinquième pièce et sur les trois premières qu'on
attribuerait à des non-jansénistes. Or, il n'est pas douteux
que cette firme n'ait été spécialiste des ouvrages d'auteurs
DOM GABRIEL GERBERON 175

plus ou moins étroitement liés avec Gerberon : Charlas, Ar-


nauld, Quesnel, G. Huyghens, Opstraet, R. Massuet, Henne-
bel28. L'argument conserverait de la valeur même si (on l'a
conjecturé pour le n° V) l'adresse était fictive. La connais
sancedu rôle du Liégeois Ernest Ruth d'Ans dans ces im
pressions semi-clandestines serait d'autant plus souhaitable
que Gerberon le chargera plus tard de la publication du gros
recueil qu'il voulait intituler Apologie pour M. de Cambrai.
3° Détail accessoire, la même marque se' retrouve sur les
pièces I, III et VIII.
4° II est plus important que le cinquième factum (p. 37)
cite le premier en faisant un vibrant éloge, non seulement
de leur commun censeur Eyben, mais du « théologien »
janséniste : on a peine à le croire désintéressé.
Nous reconnaissons néanmoins qu'aucun de ces arguments
en faveur de l'unité d'auteur n'est pleinement décisif : c'est
à l'examen du contenu des écrits eux-mêmes à ruiner ou à
renforcer la probabilité fournie par la critique externe.
Dès le début de la première Lettre d'un théologien se trouve
introduit le thème qui prévaudra, au point de paraître exclus
if,dans les écrits dont nous avons dressé la liste. On y voit
en effet contester l'affirmation avancée par Rossuet dans son
Instruction sur les États d'Oraison « que la béatitude commun
iquée est dans l'acte de charité une raison formelle d'aimer
Dieu, et par conséquent, un motif dont l'exclusion ne peut
être qu'une illusion manifeste s>, un de ces « raffinements...
qui portent à mépriser la dévotion... comme une chose trop
alambiquée qui ne consiste que dans des phrases et dans des
pointillés ». L'anonyme a, au contraire, appris de tous ses
maîtres de Louvain que « la vue de notre propre béatitude
ne doit pas intervenir comme motif dans notre amour » de
Dieu. Puisque le Créateur s'aime lui-même comme souveraine
Ronté, notre volonté doit l'imiter dans son objet formel aussi
bien que matériel: Selon saint Thomas, ce serait, sans le
péché, possible même dans l'ordre de la nature qui donne à
la partie, à l'individu et au citoyen l'inclination d'aimer le
tout, l'espèce ou l'État davantage qu'eux-mêmes. En tout cas,
si la Grâce ne permettait pas d'éprouver un amour désinté
ressé,la charité se confondrait avec l'espérance, contrair
ement à ce qu'ont enseigné, non seulement les scotistes, mais
saint Thomas et saint François de Sales dont le Traité de

28. X. de Theux, Bibliographie liégeoise, V éd., 1867, pp. 157. 170


sqq., 178, 172, 182 et 2e éd., l&8i&. — J. Brassinne, Histoire du livre belge,
Bruxelles, 1929, t. V, pp. 23 sq., 41 sqq.
176 JEAN ORGIBAE

FAmanr de Dieu (I. II, c. 17) est longuement cité. Le principe


de M. de Meaux rend inconcevables les « suppositions par
impossible... célèbres dans toute FÉeole, très fréquentes chez
les mystiques » et dont M. de Genève « esl tout plein ». Et
une fort longue citation de YInsfruction de Bossuet en donne
de multiples exemples pris aussi bien à l'antiquité que chez
les auteurs récents. Son auteur lui-même semble en recon
naître la légitimité, mais il se contredit en accusant saint
Anselme « d'être le premier à avoir défini la béatitude par
l'utilité ou l'intérêt en l'opposant à l'honnêteté et à la just
ice..., à avoir inventé la distinction du Dieu bon en soi, et
bon à nous » et « ïa subtilité de Scot de s'être ensuite accom
modée de cette distinction ». II eût dû se contenter de souli
gner que l'appropriation du mot charité à l'amour désinté
ressé est plus expresse dans les derniers siècles, car, confo
rmément à son étymologie, rappelée par saint Thomas, ce
terme a longtemps désigné tout amour. Bossuet a tort de
soutenir dans une page fort obscure que le « sans rapport
à nous » de la définition de la charité doit être entendu « abs-
traetivement, non exclusivement ». Les passages de saint
Denys, de saint Augustin et de saint Thomas qu'il allègue
ne concernent pas le motif spécifique de l'acte de charité,
mais seulement sa nature. Ce n'est que parée que Dieu est
bon en lui-même qu'on souhaite d'être en une parfaite unité
avec lui et les passages de saint Thomas « semblent » s'ex
pliquer par la considération de cette « société spirituelle ».
Quant à la définition de la charité par la fruition, elle prend
le mot de charité dans son sens générique qui inclut Fespé-
rance. L'amor castus augustinien s'oppose à l'amour adult
ère, non à Famour mercenaire. Quant au désir d'être heu
reux, il est vrai qu'il subsiste toujours à l'état virtuel ou
implicite, mais saint Augustin et saint Thomas ne disent
nulle part qu'il intervienne toujours actuellement. L'opinion
de Bossuet renverse donc « non seulement la distinction es
sentiel e de la charité avec l'espérance, mais aussi celle de
la Contrition parfaite avec FAttrition ». Il est donc « du
devoir de ceux qui ont quelque crédit et quelque autorité
sur les écoles de prendre tous les soins et toutes les précau
tionspossibles pour en arrêter le cours ». Cette dernière
phrase piqua d'autant plus sensiblement M. de Meaux que les
Quatre Lettres de Fénelon parues au mois d'avril 1698 « ap
prouvaient expressément » (pp. 53, 55) le « théologien de
Louvain ». La Réponse de Bossuet (pp. 82 sq.) dénonça donc
avec vivacité « toute la finesse du nouveau système qui con-
DOM GABRIEL GERBERON 177

siste à regarder Dieu comme uni, sans le regarder comme


nous rendant heureux par cette union : chimères » qu'on
mépriserait si elles ne menaient au « blasphème... d'acquies
cer par un acte aussi invincible que réfléchi à sa juste con
damnation ».
Mais, déjà, l'anonyme s'en était pris à Y Addition de M. de
Paris à son Instruction pastorale. Sa nouvelle Lettre répétait
que la distinction de la charité et de l'espérance mercenaire
était « très importante pour la pureté de la vertu et de la
perfection chrétienne » et que la pratique des suppositions
par impossible en confirmait la « solidité ». Or Mgr de
Noailles vient de déclarer qu'il n'y a là qu'une « question abs
traite », trop « subtile... pour intéresser guère personne »;
de plus, elle lui paraît conduire à un « horrible... acquiesce
ment à notre réprobation >, ou du moins à la cessation des
bons désirs et des prières obligatoires. Si les novateurs nient
la conséquence, ce n'est que pour « n'effrayer personne et
donner l'échange ». Jugement téméraire, répond le Flamand,
et cela d'autant plus que, pour être incompatibles avec le
motif formel et spécifique de l'acte de pure charité, ces sor
tes de vues entrent fort bien dans l'état de pure charité. Bien
mieux, les deux façons de considérer Dieu « s'entr'aident
dans un même sujet », comme moyen et fin. Mais saint Tho
mas a bien établi que la fin n'emprunte pas des moyens,
même nécessaires, sa raison de se faire aimer. Ce n'est pas
mépriser l'espérance que de dire, avec l'auteur du Traité de
l'Amour de Dieu (1. II, c. 17) qu'elle nous fait aimer Dieu
comme notre souverain Bien, tandis que la charité le consi
dère comme la souveraine Bonté en elle-même. Malgré leur
ambiguïté, les raisonnements de l'Addition semblent au con
traire voir dans la béatitude un motif dont l'exclusion est
toujours impossible. Aucun des textes obscurs qu'elle allègue
ne le prouve. Le passage de saint Thomas sur les Sentences
dit seulement que ce motif s'accorde fort bien dans une
même âme avec une parfaite charité : la Somme Théologique
les a néanmoins nettement distingués. Saint François de
Sales a beau insister sur la correspondance et la convenance
entre l'âme et Dieu que postule la charité, il ne met pas pour
autant son motif formel dans la béatitude inséparable de
l'union qu'elle entraîne. Saint Bonaventure se contente de
soutenir que les actions faites en vue de la récompense peu
vent être commandées par la charité et, d'ailleurs, il emploie
le mot dans le sens générique d'amour surnaturel. Saint Ber
nard rappelle de même que le désir de la béatitude ne dimi-

12
178 JEAN ORCIBAL

nue pas le mérite des actes élicites de charité produits par le


même sujet. Quant à Scot, il souligne que même la disparition
de tout avantage (commoditas) pour celui qui aime ne l'em
pêcherait pas de tendre à son objet par pure charité.
La Lettre d'un ecclésiastique de Flandres est une réponse
aux Divers écrits ou mémoires de Bossuet, ouvrage capital
dont elle commence par dénoncer la virulence et le peu de
bonne foi. A sa suite, elle passe en revue tous les chefs d'ac
cusation : sacrifice absolu du salut, pureté outrée de l'amour,
fanatisme, dédain de l'humanité du Christ dans la contemp
lation, imputations secondaires. Sur le premier point, M. de
Meaux est inculpé d'avoir mutilé les textes et commis une
faute de logique : tout ce qui est « réfléchi » n'est pas le
produit de l'activité de l'entendement, car celle de la « partie
inférieure » peut mériter indirectement ce nom. Quant à
l'expression « intérêt propre », si elle est synonyme de « sa
lut » chez saint Anselme, saint Bernard et saint Bonaventure,
elle prend sous la plume de Fénelon le sens tout différent de
« désir inquiet » du salut dont les grands mystiques prou
vent la disparition par leurs souhaits impossibles. Comment
M. de Meaux peut-il reprocher à son adversaire ce qu'il
approuve dans Rodriguez, saint François de Sales et Surin ?
Bossuet a bien plus de raisons de juger pélagienne l'affirma
tion que cet amour imparfait reste innocent. « Mais je ne
pense pas », ajoute le Flamand qui se montre ici moins pru
dent que le « théologien de Louvain », « que M. de Cambrai
insistât fort pour soutenir en cela son opinion qui n'est nul
lement nécessaire pour conserver tout son système. Si M. de
Meaux peut solidement démontrer la sienne, je ne doute nul
lement que M. de Cambrai n'y donne volontiers les mains ».
Sur le motif spécifique de la charité, les Divers écrits n'ajou
tenten revanche rien à l'Instruction sur les états d'oraison.
Ils confondent en outre « béatitude » et « Souverain Bien
qui est l'unique nécessaire », « se désirer toujours la béati
tude » et « se désirer la béatitude en tout acte ». Il en va de
même du nouvel appel à la « convenance » mentionnée par
M. de Genève : « Quoique tout amour recherche l'union, il
ne s'ensuit pas que la vue de Dieu, comme bon à nous, entre
dans le motif et la raison formelle de l'acte de pure charité,
ainsi qu'un théologien de Louvain l'a fait voir dans ses deux
Lettres à un docteur de Sorbonne » : ce n'est qu'un puissant
moyen qui « nous aide à nous élever à la vue absolue de la
souveraine Bonté de Dieu en elle-même ». M. de Meaux ne
s'en contente pas et veut l'introduire dans la raison formelle
DOM GABRIEL GERBERON 179

de la charité, au moins comme partie secondaire, en quoi il


a toute l'École contre lui, en particulier Scot. S'il se content
ait d'y voir un motif subsidiaire indépendant, la question
serait réglée. Quant à l'espérance, elle n'est pas menacée, car
seuls « les désirs du salut inquiets et empressés ^paraissent
imparfaits à Fénelon et « quoiqu'il y ait de la contradiction
à renfermer la vue de la béatitude dans la raison formelle
du pur acte de charité, il n'y en a aucune de renfermer sa vue
et son désir dans l'état de la pure charité, ainsi que le théo
logien de Louvain l'a déjà plusieurs fois démontré ».
Celui-ci n'avait cependant pas répondu aux autres accusa
tionsde Bossuet qu'il jugeait sans importance. Bon gré, mal
gré, l'ecclésiastique des Flandres se sent obligé à combler
cette lacune. Il n'est pourtant pas de reproche que Fénelon
mérite moins que celui de subordonner toute action à un
« instinct extraordinaire » auquel il donnerait le nom de
« grâce actuelle » : il ne repose que sur « des passages déta
chés et mutilés ». M. de Cambrai insiste sur le primat de la
loi écrite et recommande comme saint Jean de la Croix « la
voie de pure foi à laquelle les révélations n'appartiennent
pas ». Les expressions scripturaires « Spiritu Dei aguntur,
Unctio docet vos de omnibus... sont sans comparaison plus
fortes et ressentent bien plus l'apparence d'un instinct extra
ordinaire que celles de cet archevêque pour lesquelles on
l'accuse de fanatisme ». Bossuet lui-même le sent et il se
rabat sur l'imputation de mauvaise foi ! L'Instruction sur
les États d'oraison favorise davantage l'illuminisme, elle qui
exclut des états mystiques tout exercice des puissances, toute
liberté et tout mérite ! M. de Meaux se croit sans doute plus
fort en inculpant son adversaire de ne donner d'autre objet
à la contemplation que « l'Être illimité et innommable » et
d'exclure la vue du Christ aussi bien des épreuves initiales
que de l'état suprême, ne laissant subsister la foi en lui que
dans les intervalles où cesse la contemplation : ce serait év
idemment renouveler l'erreur condamnée chez les Bégards.
La réaction du Flamand est ici violente : toute cette argu
mentation ne repose que sur de fausses citations et sur des
sophismes. N'excluant que les opérations sensibles, imagi-
natives et discursives, la contemplation ne sépare pas l'e
ssence des attributs sans lesquels elle ne serait plus l'essence
et elle porte donc aussi sur la sainte Humanité et sur tous
les objets de la foi. D'ailleurs, Bossuet a altéré le texte des
Maximes qui, à côté de la contemplation négative, admettent
« une autre espèce de contemplation pure et directe, qui elle,
180 JEAN ORCIBAL

peut s'arrêter volontairement à d'autres idées qu'à l'idée pu


rement intellectuelle et abstraite de l'Être sans bornes » et
en particulier « aux mystères et états de la vie mortelle du
Christ s>. Que les dernières épreuves privent pour un temps
l'âme de cette « vue réfléchie », saint Athanase l'avait déjà
dit dans sa vie de saint Antoine- Quant aux débutants, ce
sont les « goûts sensibles » qui leur ôtent les « vues distinc
tes » : Bossuet le nie, mais il risque « de n'être pas tout à
fait regardé pour habile et pénétrant par les âmes qui sont
véritablement dans ces voies ». D'autre part, l'auteur du De
Trinitate a nettement indiqué que, dans la contemplation, la
vue devait se fixer sur le fond de l'âme, tout immatériel. Ne
pouvant venir que des objets sensibles, les vues distinctes
ramèneraient le mystique vers la méditation ! Quelques pages
suffisent enfin à répondre à des accusations diverses. Si Féne-
lon attribue une valeur négative à un amour de Dieu de pure
concupiscence, c'est qu'il y voit, comme les scolastiques, une
« cause préparatoire non pas per se, mais per accidens remo-
vendo prohibens ». Sur « l'amour de l'ordre considéré en lui-
même » et sur le péché véniel, M. de Cambrai ne fait aussi
que suivre saint Thomas. En conclusion, le Flamand repro
cheà Bossuet d'altérer les textes et de commettre des para-
logismes; il l'avertit qu'on « attribue à sa conduite des fins
bien différentes de celles qu'il dit avoir eues », ajoutant :
« J'en suis sensiblement affligé; et d'autant plus que c'est
un prélat de grand mérite, et qui a rendu de très considérés
services à l'Eglise et qui est encore en état de lui en rendre ».
Si lui-même s'est servi à l'égard de M. de Meaux « d'expres
sions un peu rudes », ce n'est que par rétorsion contre la
façon beaucoup plus cruelle dont celui-ci accable Fénelon.
Première œuvre certaine de Gerberon, la dédicace du traité
de saint Bernard prévoient aussi Bossuet qu'on n'explique pas
le « zèle » qu'il déploie en cette occasion par le «s pur amour
de la vérité ». Alors qu'il laisse en paix les libertins, soei-
niens et pélagiens si nombreux dans le Royaume, il « n'épar
gne même pas nos anciens mystiques contemplatifs ni saint
François de Sales » ! « Affirmer qu'on peut aimer Dieu sans
aucune vue d'intérêt ou de récompense... n'est-ce pas le sen
timent des saints qui nous ont appris à n'aimer et à ne cher
cher Dieu que pour Dieu ? » Soutenir l'inverse, c'est faire
triompher protestants et libertins. Ce n'est pas « en remuant
dans les Cours » qu'on fera aimer par les spirituels « une
opinion si contraire à la vérité et si injurieuse à la charité ».
Afin de rompre la fragile alliance entre Bossuet et les jansé-
DOM GABRIEL GfiRBERON 181

nistes, Crerberon traite ensuite de l'hypothèse de l'état de Pure


Nature et de l'essence de la liberté, proclamant qu'il ne publie
le traité de saint Bernard « où l'on dit qu'il s'est surpassé
lui-même » que pour répandre la vraie doctrine sur ce der
nier sujet.
C'est à la tardive Lettre pastorale de Godet des Marais que
s'attaquent au contraire les Réflexions d'un théologien. La
tâche de leur auteur était facilitée par le fait que M. de Chart
res déclarait que le sentiment de Fénelon sur le motif spé
cifique de la charité était « très commun et très orthodoxe
et que lui-même l'avait soutenu ». Il n'en reprochait pas
moins à l'archevêque d'en tirer des « conséquences perni
cieuses » en passant de l'acte de charité à l'état habituel des
parfaits. Mais les Maximes des Saints affirment simplement
que, dans cet état, la charité excite et commande les actes
des autres vertus. D'ailleurs, M. de Chartres devra se mettre
d'accord avec son allié de M. de Meaux qui n'a cessé de voir
dans la nature de l'acte de charité « le point décisif du diff
érend ». L'un et l'autre sont renvoyés à la « rigoureuse cen
sure de la Lettre d'un théologien de Louvain » où se trouve
dénoncée « la grande aversion » de Bossuet pour « la doctrine
qui exclut entièrement la fin de la béatitude de la raison for
melle du pur amour de charité » et où l'on démontre « que
cette vue n'entre pas nécessairement dans le motif spécifique
de cet amour, même comme partie secondaire >. Bien que
M. de Meaux avoue que « cette Lettre a été fort vantée par
les amis de M. de Cambrai », il en a « condamné de haut en
bas les sentiments » sans les discuter ! Or, voici M. de Chart
res qui les approuve ! Sans doute celui-ci cherche à donner
le change en déclarant que Fénelon rend l'espérance inutile.
En réalité, M. de Cambrai a précisé que « la charité est nourr
ie,augmentée et enflammée par l'espérance qu'elle com
mande », mais seulement d'une manière indirecte, par voie
de disposition ou, comme disait Gamaches, accidentellement.
Et M. de Chartres lui donne implicitement raison contre Bos
suet en reconnaissant que la charité peut s'en passer. Il lui
reproche en revanche (ici nous passons à une Seconde Ré
flexion) d'exclure, en dépit de ses variations, le motif surna
turel de l'espérance. Or, ses arguments ne tirent leur force
apparente que du « double sens d'intérêt-propre et de motif
intéressé ». Quand nous nous portons vers Dieu « comme
notre Souverain Bien, nous pouvons nous regarder d'une vue
relative comme une chose qui est à Dieu, en Dieu, pour Dieu »
ou faire le contraire par une « vue absolue » qui n'est pas
182 JEAN ORCIBAL

exempte « d'amour-propre et d'un désir inquiet et empressé


pour le salut ». Inversement la première, celle du Vivo, non
jam ego... paulinien et de sainte 'Catherine de Gênes, n'est
nullement « intéressée », bien qu'elle nous soit objectivement
« avantageuse ». Et si l'autre a reçu ce nom de Fénelon, ce
n'est pas qu'ie en fît « un attachement naturel pour la béati
tude in sensu formali, mais seulement m sensu concomita-
tivo ». Il a d'ailleurs employé motif, non au sens de l'École,
mais au sens courant de la fin dernière, ou du moins princi
pale,qui fait agir. Quand il exclut tout motif de l'acte de char
ité, il entend « tout motif qui se prend par rapport à nous »,
ce qu'avaient fait, avec leurs « suppositions par impossible »
non seulement les grands mystiques, mais Estius et Sylvius.
Cela n'empêche pas la vue de la béatitude de suivre ou d'a
ccompagner le parfait acte d'amour. Comme on s'y attendait
d'autre part, l'expression de « sacrifice absolu » a fait « fré
mir » Godet des Marais qui n'y voit qu'un « abandon du
salut » ou un « désespoir » également « impies ». Mais pour
quoi Bossuet, qui avait accepté dans le Paradis de lame d'Al
bert le Grand l'idée d'un « intérêt éternel qui ne subsiste pas
dans l'éternité », condamne-t-il la même chez Fénelon,
qui, lui, ne parle que « d'intérêt propre » ? Godet lui-même
reproche à l'archevêque d'enseigner l'impassibilité des stoï
ciens à laquelle l'Évangile est si opposé. En réalité, Fénelon
n'exclut pas les affections naturelles quant à leur substance,
mais quant à la « propriété » qui les corrompt d'ordinaire
hors de l'état de perfection. Enfin, s'il a parlé de « séparation
de la partie inférieure », il ne « livre » nullement comme les
quiétistes « le parfait aux passions les plus grossières ». La
concupiscence subsiste dans tout homme, mais, à moins qu'on
n'ôte entièrement l'usage de la raison, la partie supérieure
continue toujours aussi à veiller. En conclusion, l'adversaire
de Godet des Marais invoque l'autorité du « théologien » qui
venait d'écrire à M. de Meaux : Fénelon n'est en désaccord
avec les prélats que sur une question précise, « la possibilité
d'aimer Dieu sans aucune vue d'intérêt » et « beaucoup de
théologiens et des plus sincères et des moins prévenus » ju
gent qu'elle n'autorisait pas des évêques à « remuer toutes
les Cours » et à poursuivre un confrère d'une façon si rigou
reuse. Selon le même témoignage, « l'air de douceur de M. de
Cambrai » contraste heureusement avec le « zèle de M. de
Meaux qui n'épargne pas même les anciens contemplatifs ».
Or, est-il un juge infaillible ou même compétent dans une
affaire qui a été portée à Rome ? S'il y a scandale, il ne re-
DOM GABRIEL GERBERON 183

tombe que sur les prélats qui, au lieu de « paître le troupeau


avec une charité désintéressée », suivent « des vues honteus
es de vaine gloire et d'intérêt ».
Sans se départir de l'anonymat qui était pour lui une né
cessité, Gerberon, voyant que l'affaire touchait à sa conclu
sion,révèle enfin ses convictions profondes dans la Lettre
d'un théologien à Mgr Vévêque de Meaux où l'on réfute la
fausse Apologie du véritable Amour de Dieu. Comme suite
à la lettre qu'il lui avait adressée quelques mois avant, il
annonce à Bossuet qu'il va lui rapporter les réflexions que
l'on fait sur YApologie de Duplessis d'Argentré qui est « plu
tôt celle de M. de Meaux ». Elle annonce l'intention de réfu
terles quiétistes, mais Fénelon ne leur est pas moins opposé
que son adversaire. Aussi se limite-t-elle en fait au seul point
vraiment en litige entre les deux prélats : peut-on trouver,
au moins chez les bienheureux, un amour si pur qu'il aime
Dieu uniquement parce qu'il est bon et parfait en lui-même,
et non pour la joie que donne sa connaissance et son amour ?
Est-ce là un motif de procès et de schisme entre évêques ?
En réalité, « le sentiment de M. de Cambrai ne paraît mauv
ais que parce qu'il ne s'accorde point avec la cupidité qui
est la règle du jugement de la plupart des hommes, et qu'il
s'est opposé à un prélat qui s'est acquis plus de crédit en
Cour ». De là la faiblesse des arguments que lui oppose
YApologie. Le premier livre en invoque les principes des
stoïciens et des péripatéticiens, comme s'il n'était pas « glo
rieux... de n'être condamné que sur le jugement de quelques
impies qui n'ont jamais connu Dieu ni su ce que c'était
d'aimer autre chose qu'eux-mêmes » et qui n'ont d'ailleurs
aucune idée de la béatitude surnaturelle dont il s'agit. En
partant de l'idée de convenance, Duplessis soutient ensuite
que notre âme ne saurait aimer que par la force de l'impres
sion invincible qui la porte sans cesse à rechercher son bon
heur; pour toute preuve, il allègue l'accord de tous les phi
losophes : il aurait dû excepter au moins les platoniciens !
D'ailleurs, l'ambiguïté du mot « convenance » rend « son ra
isonnement plus digne d'un disciple d'Épicure que d'un chré
tien, ou d'un homme qui sait que le bien honnête diffère de
l'utile ». Le P. Malebranche lui-même a dû avouer — au grand
embarras de Duplessis « qui a un respect particulier pour ce
Père » — « que les perfections personnelles absolues sont
l'objet immédiat de l'amour d'estime et de bienveillance et
qu'il faut aimer le mérite partout où on le trouve » : ce qui
ne veut pas dire qu'on puisse aimer sans plaisir, mais bien
184 JEAN ORCIBAL

que ce plaisir ne doit jamais être la raison formelle de


l'amour. L'amour reste pur, poursuit l'Apologie, tant qu'il
exclut la vue de quelque avantage séparé de l'objet, et non
celle du bonheur qu'on trouve à jouir de ce qu'on aime. On
peut en effet lui donner ce nom, concède Gerberon, mais cela
ne démontre pas qu'il n' y en ait pas un autre plus désin
téressé. Traitera-t-on celui-ci de chimérique, alors que saint
Anselme ne jugeait pas véritable l'amour de ceux qui ser
vent Dieu à cause de la béatitude ? Sans doute, Fénelon a
tort d'invoquer à ce sujet, non seulement les Comparationes,
mais un apocryphe qui « selon la censure très judicieuse de
celui qui nous a donné saint Anselme plus correct » est pos
térieur à saint Bernard. Il n'en reste pas moins que, pour l'au
teur du Monologion, la créature intellectuelle ne saurait aimer
que la justice ou ce qu'elle croit lui être utile et qu'elle n'aime
pas la première en aimant le second : elle peut néanmoins
être heureuse par le seul amour de la justice. Si au contraire,
comme le veut Y Apologie, tout ce que nous aimons direct
ementétait l'objet d'un amour pur, les biens temporels le se
raient aussi. En dépit des arguments des nouveaux « stoï
ciens » et de toutes les intrigues, « on se promet que Rome
se soutiendra et n'aura de foudres que » pour eux. Gerberon
n'en consacre pas moins près de la moitié de sa Lettre à
« d'autres endroits où l'Auteur s'écarte de son sujet pour se
déclarer contre les Jansénistes, par je ne sais quelle démang
eaison qui l'a empêché de voir que ce qu'il dit de leurs sen
timents pourrait refroidir l'ardeur avec laquelle ces Messieurs
prennent le parti de M. de Meaux... ou il faut qu'ils soient
eux-mêmes revenus de l'attachement qu'ils faisaient mine
d'avoir pour... celui dont ils se disaient les disciples ». Il s'agit
en effet d'une doctrine essentielle du Docteur de la Grâce :
celle des deux amours antagonistes et exclusifs, la charité et
la cupidité, qu'oppose uniquement le fait de rapporter ou non
à Dieu l'objet de la jouissance. En admettant « un amour
naturel et délibéré de nous-même qui n'est pas péché >, Féne
lona « trouvé un milieu inconnu à saint Augustin ». Mais
l'Apologie s'égare encore plus en soutenant que l'évêque
d'Hippone traite d'une charité et d'une cupidité habituelles :
ce serait précisément le sens condamné par Pie V, car tous
les théologiens catholiques reconnaissent l'existence d'un
amour actuel qui n'est ni charité ni cupidité habituelle, et
c'est de celui-là seul que les controverses sur la nécessité de
la Grâe avaient amené saint Augustin à parler ; d'ail
leurs, les commandements ne tombent pas sur les
habitudes mais sur les actes. Or, Duplessis invoque...
DOM GABRIEL GERBERON 185

les bulles de Pie V et d'Alexandre VIII, alors que


« les véritables jansénistes et les critiques exacts sont
persuadés..., surtout après avoir lu les Baiana, qu'elles
ne feraient pas honneur au Saint-Siège, si on prétendait
qu'elles eussent condamné la doctrine, non seulement de
saint Augustin, mais encore celle du grand saint Léon ». Suit
une invective contre la Sorbonne qui s'est déjà déclarée en
1560 et en 1656 contre « des propositions très catholiques ».
La Cour de Rome est heureusement « dans des dispositions
plus chrétiennes » et, en 1677, elle a « refusé de censurer la
proposition qu'on est obligé de rapporter toutes ses actions
à Dieu ». Mais Duplessis ne soutient-il pas que « toutes les
actions que les infidèles font par l'amour naturel de l'ordre
sont bonnes moralement » ? Cette « insulte à l'École de saint
Augustin pourrait détacher du parti » de Bossuet « bien des
gens qui s'y sont engagés plutôt par considération que par
raison ». Et Gerberon accumule pour les éclairer les textes
de saint Augustin, de saint Prosper et du concile d'Orange :
ce qui fait la beauté d'un acte, c'est sa fin, non sa matière. Si
l'Apologiste s'entête dans l'erreur, « il peut s'assurer qu'on
est dans la résolution de ne le pas épargner, et qu'on le ren
verra non seulement à saint Augustin », mais (bien que Bos
suet « n'aime guère » celui-ci) à saint Anselme. Enfin Dup
lessis prétend que « Fénelon a suivi la doctrine de saint
François de Sales comme Jansenius celle de saint Augustin ».
Le rapprochement indigne Gerberon qui saisit l'occasion pour
signaler que « les savants des provinces étrangères » s'éton
nent que « les premiers prélats du Royaume ne se soient
jamais donné le loisir de lire » YAugustinus. « Les critiques »
trouvent d'ailleurs que « Jansenius a des sentiments sur
l'amour de Dieu très différents de ceux de » Bossuet « et
qu'il parle du parfait amour comme M. de Cambrai » : « ce
serait faire tout un livre que de rapporter tout ce qu'il en a
dit ». Aussi Gerberon se contente-t-il de citer quelques pas
sages où Jansenius traite de « l'amour le plus pur et le plus
désintéressé » en des termes sur lesquels nous aurons à reve
nir. En manière de péroraison, l'ex-bénédictin invite M. de
Meaux à « se défaire des préventions et des flatteurs » qui
le compromettent. Il « se tirera de cet engagement » malheu
reux « d'une manière glorieuse et digne d'un grand évêque »
en se tournant « contre les ennemis de la Grâce de Jésus-
Christ..., les nouveaux pélagiens qui prennent insolemment
la défense du Nodus Praedestinationis ». Qu'il les condamne
et engage toutes les universités du Royaume à une rigoureuse
186 JEAN ORCIBAL

censure. « Comme c'est la fausse idée qu'on se forme de la


Grâce et du Libre-arbitre qui jette dans ces égarements »,
Gerberon n'a rien trouvé « de plus propre pour l'y aider »
que de publier la traduction de quelques traités augustiniens
sur ce sujet.
Publié après la décision romaine, le bref Post-Scriptum à
la même lettre commence par noter que « Sa Sainteté n'a pas
dit un mot de la proposition que » Duplessis « avait entrepris
de combattre comme l'erreur capitale de M. de Cambrai » :
celle du motif et de l'objet formel de l'acte de charité. Quant
à l'amour habituel invariable qui vient d'être proscrit (6°),
il n'en avait pas « été question » dans la critique de l'Apol
ogie. Gerberon, qui a dû prendre la plume dès qu'il a eu la
pièce en main, note ensuite à la hâte et d'une façon décou
sue : il ne s'agit que d'un bref et il renferme (au sujet de la
publication) une clause qui choquera « les gens du Roi Très-
Chrétien » (1° et 7°); les Maximes des Saints sont censurées
comme contenant certaines propositions, mais celles-ci ne le
sont pas « formellement et directement » et il n'est pas fait
défense de les tenir ou enseigner (2° et 3°). D'ailleurs, aucune
n'a été traitée d'impie, d'hérétique ou même de fausse fo
rmellement : on a donc accusé Fénelon injustement (4°). Enf
in les propositions ne sont pas condamnées au sens de l'au
teur et rien n'a été prononcé contre ses explications : ses
amis sont donc au moins aussi fondés que les défenseurs de
Jansénius à tenir le raisonnement que ceux-ci appliquent aux
Cinq Propositions (5°).
Seul le parallélisme des deux cas préoccupe désormais
Gerberon, comme on le vérifie dans sa troisième Lettre d'un
théologien à M. de Meaux. Bien qu'en se condamnant à un
silence perpétuel, Fénelon montre plus de faiblesse que de
vertu, l'amour de la justice oblige son champion à démontrer
la pureté de ses sentiments et la mauvaise foi de ses adver
saires : Jurieu vient de donner l'exemple dans son Traité
historique... sur la théologie mystique, il ne sera pas dit que
chez les catholiques « personne ne parle pour la justice et
la vérité ». Comment ne pas dénoncer « la lâcheté et l'in
iquité » d'assemblées d'évêques où 1' « esprit de la Cour »
domine au point de faire prendre comme modèles les dél
ibérations contre l'Augustinus « qui seront éternellement la
honte du clergé de France » ? Quant à Fénelon, il a beau
protester qu'il se soumet « sans restriction », il ne peut
« avouer contre sa conscience qu'il ait tenu aucune des er
reurs qu'on lui a imputées ». D'ailleurs, le Pape ne les a
DOM GABRIEL GERBERON 187

frappées qu'in sensu obvio, sans donner la moindre atteinte


aux écrits où il s'est expliqué. Si la menace des « dernières
violences » lui arrachait une rétractation, elle n'aurait pas
plus de valeur que celles de Baïus et de Carranza. Bossuet
dira sans doute que c'est « revenir aux anciennes chicaneries
du fait et du droit ». Oui, mais c'est Innocent XII lui-même
qui a marqué cette voie qui a déjà conduit à la glorieuse Paix
de l'Église. La lettre est suivie d'un tableau destiné à mont
rer qu' « encore que les erreurs condamnées se trouvent
dans les Maximes des Saints, elles ont été censurées dans un
tout autre sens qu'en celui de cet archevêque ». On y trouve
pour chacune d'entre elles une référence au livre, une réfu
tation et une censure, mais aussi des citations plus nombreus
es qui prouvent qu'en réalité Fénelon les « déteste » et a
professé le contraire. Bien que le correspondant de Bossuet
signale dans quelques cas que les propositions sont mal tra
duites (XIV), que le livre ne les renferme pas textuellement
(IV, V, IX, XIII, XVIII, XXI), ou même que la seconde a été
« tronquée de mauvaise foi », il reconnaît dans tous les autres
cas que la transcription est « littérale », insinuant ainsi que
la condamnation de M. de Cambrai est mieux fondée que
celle de M. d'Ypres.
Si Gerberon n'a plus rien publié sur la question, cela ne
veut pas dire qu'il ait cessé de s'y intéresser ni même d'y
consacrer des dissertations prolixes. A la fin de 1701 il écri
vit une nouvelle fois à Fénelon sous le voile de l'anonymat,
mais en rappelant les deux lettres qu'il lui avait adressées en
1698 et le 5 avril 1699 et la dernière de celles qu' « un théo
logien à qui il est parfaitement uni de sentiments et avec
qui il a une étroite liaison » a envoyée à M. de Meaux. Il
« venait se plaindre » à l'archevêque « de la liberté » avec
laquelle des publications récentes lui « imposaient les er
reurs.. des fanatiques et des quiétistes » et de celle, plus
funeste encore, avec laquelle des assemblées synodales ont
fait passer sa soumission pour une « rétractation publique ».
M. de Cambrai avait pourtant « déclaré très positivement
dans une assemblée, que sa conscience ne lui permettait pas
de croire, ni par conséquent d'avouer, qu'il eût jamais tenu
aucune erreur : cette déclaration a donné à votre inconnu
plus de joie qu'on ne le peut dire ». Mais y a-t-on fait la
moindre attention dans les assemblées suivantes ? Étant
obligé par son rang dans l'Église de « rendre témoignage de
sa foi et de sa religion », Fénelon doit « protester que la cen
sure à laquelle il se soumet ne tombe pas sur ses sentiments,
188 JEAN ORCIBAL

tels qu'il les a expliqués à Sa Sainteté, mais sur le sens au


quel les dénonciateurs les ont déférés ». II a d'autant moins
besoin de composer pour cela de nouveaux écrits que Fauteur
des trois Lettres à M. de Meaux « a entre les mains diverses
pièces qui s> l'en dispenseraient : s'il ne les a pas encore pu
bliées, c'est que, « ces disputes étant passées..., les libraires
craignent de n'en avoir pas le débit »; mais il suffirait que
l'archevêque sacrifiât quatre cent florins pour qu'elles pa
raissent « sans qu'on puisse jamais savoir qu'il y a aucune
part » ; il pourra d'ailleurs s'assurer lui-même « qu'on n'y
dit rien contre Rome ni contre la censure; on soutient seule
ment qu'elle ne tombe point sur ses sentiments ». Gomme
Gerberon aurait pu s'y attendre, Fénelon lui répondit le 3 dé
cembre 1701 que, depuis le jugement de Rome, il « abandonn
ait sa réputation à la Providence ». Que pouvait-il d'ailleurs
ajouter à tous les éclaircissements qu'il avait donnés sur sa
pensée « que des répétitions inutiles » ? Bien plus, « tout ce
qu'il écrirait sur son sens personnel, en mettant à part le
sens du texte, serait regardé comme une voie détournée pour
ranimer la guerre et pour rentrer dans l'apologie de son ou
vrage. II n'est ni juste ni édifiant qu'un auteur veuille per
pétuellement occuper l'Église de ses contestations personnell
es » : « je sais trop, ajoutait-il, ce que l'Église souffre du
scandale de telles disputes pour les renouveler par une déli
catesse de réputation ». Gerberon dut d'autant mieux saisir
l'allusion au jansénisme qu'à sa prétention de le « ramener
à la doctrine de saint Augustin », le prélat répondait qu'il
« l'expliquait dans tous les endroits contestés par les déci
sions formelles de l'Église », A la demande d'une subvent
ion secrète, il réplique enfin péremptoirement « qu'il y au
rait là une duplicité indigne d'un chrétien »29.
L'ex-bénédictin était pourtant trop obstiné pour se laisser
décourager et la table des matières qu'il avait jointe à sa
lettre à Fénelon permet de suivre son manuscrit : il passa
dans les mains d'Ernest Ruth d'Ans, puis dans celles de
Thierry de Viaixnes et se trouve actuellement dans le fonds
d'Amersfoort de l'O. B. (X avec le numéro « Port-Royal 933 ».
Portant le titre d'Apologie pour M. de Cambrai et s'ouvrant
par un Avertissement du Libraire où Gerberon reprend les
idées de sa lettre de 1701 sur la soumission due à la censure
du 12 mars 1699, sur la déclaration faite par l'archevêque à

29. Correspondance de Fénelon, t. XI, pp. 46-55. Voir les lettres pré
cédentes ibid., t. IX, p. 416 et t. X, p. 487.
DOM GABRIEL GERBERON 189

l'assemblée de sa province et sur son peu de fidélité aux


« maximes de saint Augustin », le recueil contient :
1. Considérations sur les délibérations des assemblées pro
vinciales des évêques de France touchant l'affaire de M. l'a
rchevêque de Cambrai, pp. 1-22.
2. Remarques sur le livre de M. Vévêque de Meaux intitulé
Instruction sur les états d'oraison, pp. 23-46.
3. Fausses imputations de M. de Meaux contre M. l'arch
evêque de Cambrai, pp. 47 sq.
4. Les injures qui se trouvent dans les écrits de M. Vévêque
de Meaux contre M. l'archevêque de Cambrai, pp. 49 sqq.
5. Altérations et falsifications du texte de M. l'archevêque
de Cambrai par M. Vévêque de Meaux, pp. 51 sq.'
6. Justes plaintes de M. de Cambrai contre la conduite de
M. de Meaux, pp. 53-67.
Pour alléger le volume, les pages 68-107 ont été suppri
mées. En voici les titres d'après la table où ils se trouvent
barrés :
Fausses imputations de M. Vévêque de Meaux et des deux
autres prélats réfutées par M. de Cambrai dans sa Response
à leur Déclaration sur son livre.
Les défenses de M. Vévêque de Meaux repoussées par
M. l'archevêque de Cambrai, etc.
Les erreurs (sentiments, barré) de M. Vévêque de Meaux
touchant le Pur Amour dénoncé etc.
Mais les pièces suivantes ont été conservées :
7. Les sentiments moins exacts, pour ne pas dire erreurs,
de M. Vévêque de Meaux répandus dans les écrits qu'il a com
posés contre M. l'archevêque de Cambrai et ailleurs, pp. 109-
112.
8. Quelques sentiments de M. de Cambrai condamnés par
saint Augustin et son école, pp. 113-128.
9. Jugement de la Critique générale du Télémaque, une
page.
10. Remarques sur le Christianisme éclairci, treize pages.
11. Jugement d'un théologien défenseur de l'Amour Pur
sur la nouvelle préface des Aventures de Télémaque, avec
une lettre d'envoi à M. Ruth d'Ans, « prévôt de Saint-Martin
de Tournay, présentement à Bruxelles », dix pages.
Quant au Chrétien philosophe dénoncé à l'Église, que Ger-
beron mentionnait dans sa lettre de 1700, il n'y en a plus
trace dans le recueil30.

30. Signalée par le regretté J. Bruggeman dans son excellent inven


taire du fonds de Port-Royal encore manuscrit, la pièce a été connue
190 JEAN ORCIBAL

Les Considérations... sur les assemblées provinciales ne


sont qu'une amplification — aussi érudite mais aussi peu
neuve qu'on pouvait l'attendre sous la plume de l'auteur de
YHistoire générale du jansénisme — des violentes réflexions
que l'on trouve à leur sujet dans la troisième Lettre d'un théo
logien et dans la lettre de 1701 à Fénelon. Après des invec
tives contre « le zèle terriblement prévenu et aveugle de quel
ques prélats en faveur qui a remué tout puissamment ce
clergé illustrissime » et contre leur prétention à juger en
première instance des causes qui regardent la foi, Gerberon
tire occasion de ce que les assemblées viennent « de pren
dremodèle de leurs délibérations sur ce que les évêques de
France ont fait dans l'affaire des Cinq Propositions » pour
démontrer, en suivant l'ordre chronologique, que tout ce qui
a alors été décidé irrégulièrement à leur sujet restera, comme
il l'avait affirmé à Bossuet, « la honte éternelle du clergé de
France » (p. 7). Plus original, un court parallèle (pp. 19-21)
des ressemblances et des différences entre le cas de Jansénius
et celui de Fénelon affecte l'impartialité, mais il n'en sou
ligne pas moins que, plus douce, la condamnation du second
est beaucoup plus facile à défendre. Les partisans du prélat
français pouvaient-ils se désintéresser de la réputation de
l'évêque belge ? Gerberon leur laissait le soin de tirer la con
clusion qui s'imposait.
Écrites, ou du moins revues, après l'assemblée provinciale
d'Auch, les Remarques sur l'Instruction sur les états d'orai
sonsuivent pas à pas le premier livre publié par Bossuet.
Elles commencent par montrer par des exemples nombreux
que, pour réfuter des maximes de piété, il faut montrer non
seulement qu'elles sont inconnues de l'Écriture et de la Tra
dition, mais qu'elles leur sont contraires. Ce principe aurait
pu empêcher M. de Meaux d'introduire dans son livre I « des
censures dures et injurieuses contre de très pieux mystiques »
(Ruysbroeck, Tauler, Harphius) dont, il doit lui-même le re
connaître après Denys le Chartreux, Blosius et Bellarmin, la
doctrine n'a reçu aucune atteinte. Sans doute ils eussent pu
s'exprimer d'une manière plus intelligible, mais nul, sauf
peut-être quelque fanatique, n'a pris leurs expressions au
pied de la lettre. Bossuet lui-même l'admet et souffre qu'on
édulcore leurs affirmations. Mais, alors, pourquoi a-t-il im
pitoyablement poursuivi un de ses confrères à qui il tient

par Mme M. Rivière qui a trouvé dans la même série des documents
essentiels sur le rapport du groupe janséniste avec celui de Pierre
Poiret, objet de sa thèse principale. Cf. Correspondance de Fénelon,
t. XI, p. 50 n.
DOM GABRIEL GERBERON 191

rigueur de chaque mot et dont il refuse d'écouter les expli


cations ? Les motifs d'une telle acception de personne devront
être recherchés ailleurs. Et il y a témérité pour un évêque
particulier à décrier un style que papes et conciles ont auto
risé chez saint Denys. Enfin, il aurait dû reconnaître que son
adversaire n'était pas moins contraire que lui à l'idée d'un
état de perfection « perpétuel, permanent et ininterrompu s>.
Il en va de même de la considération de l'Homme-Dieu, de
celle des attributs divins et de la Trinité, des prières de
demande et d'action de grâces. Dans son livre VI,
M. de Meaux a laissé des propositions plus quiétistes sur
l'indéfectibilité, sur l'imperturbabilité conférée par la Grâce,
sur l'état immuable du saint amour. Et, en essayant d'excu
ser des expressions indéfendables de Clément d'Alexandrie,
le digne élève de M. Cornet tombe dans le pélagianisme ! A
coup sûr, les formules de Fénëlon ne sont pas si dange
reuses que celles de Clément : mais celui-ci n'était pas ar
chevêque et il n'avait pas refusé d'approuver tous les sent
iments de M. de Meaux ! L'oraison passive, dont traite le l
ivre VII, n'a, pour Fénelon, rien de miraculeux; elle ne postule
pas la ligature des puissances et exclut l'inquiétude, mais
non l'activité. Quant aux mystères de Jésus-Christ, ils sont
désormais, pour M. de Cambrai comme pour saint Jean de
la Croix, saisis, non plus par un travail discursif, mais par
une vue simple et amoureuse, comme des objets rendus pré
sents par la pure foi. A propos du « laisser faire Dieu », Bos-
suet emploie l'expression pélagienne « l'homme prédestine
Dieu », mais pour Fénelon, plus orthodoxe, la contemplation
passive, tissu d'actes de foi et d'amour, n'exclut ni le libre-
arbitre ni le mérite; jamais il n'y voit une grâce purement
gratuite ou un acte perpétuel. De l'état passif, il distingue
la contemplation passive, bornée dans le temps; quand elle
cesse, il prescrit de revenir à la méditation, afin de ne jamais
rester dans le vide et dans l'oisiveté. L'état passif n'exclut
donc ni l'usage des lumières de la raison et de la Grâce, ni
même l'oraison vocale, la lecture, les prières de demande, les
mortifications et les actes distincts des vertus qu'on accomp
lit seulement alors « sans un certain arrangement de fo
rmules ». Bref, les deux prélats seraient d'accord si ce n'était
que sur la perpétuité de cet état, M. de Cambrai est plus exact
et plus solide que M. de Meaux et que celui-ci s'écarte plus
des mystiques reconnus pour vrais. Dans son livre VIII, Bos-
suet se heurte à la redoutable autorité de M. de Genève et il
essaie de la mettre de son côté. Quand il s'apercevra que
192 JEAN ORCIBAL

l'éloge qu'il fait de lui justifie les Maximes, il cherchera au


contraire à le rendre suspect en matière de foi. Ne pouvant
comprendre la distinction entre l'indifférence et la résignation,
il n'y voit que « pointillés, distinctions chimériques ». Quant
aux suppositions impossibles dont il est question dans le
livre IX, il ne s'agit pas de fadeurs dévotes imputables aux
derniers siècles, puisque, M. de Meaux le reconnaît lui-même,
les Pères grecs les ont admirées et en ont trouvé le modèle
dans saint Paul. Au contraire l'idée que lui-même propose de
l'oraison passive, de pure grâce, sans mérite parce que sans
liberté, n'est que fanatisme, contraire à la raison et à l'expé
rience qui enseignent également que l'âme n'agit qu'en con
naissant et en voulant. Bossuet ne donne pas le change en
s'en prenant aux Bégards et Molinosistes auxquels personne
ne s'intéresse. Il aurait mieux fait d'intervenir auprès du Roi
pour arrêter la prodigieuse diffusion du socinianisme en
France ou les persécutions contre les augustiniens. Mais, en
affirmant que la Grâce ne manque jamais, lui-même est
« tombé dans l'hérésie de Pelage si l'on en croit l'école de
saint Augustin et celle de saint Thomas ou plutôt Clément
VIII et l'Église » : on reconnaît bien là le panégyriste de
N. Cornet contre lequel Gerberon n'a pas assez d'invectives.
Arrivant enfin à la question du motif spécifique de l'acte de
charité, celui-ci se contente de résumer ses publications anté
rieures (il ne cite que ses Réflexions plus détaillées sur VApo-
logie de Duplessis d'Argentré, mais il les déclare modeste
ment « d'une grande force »). Parmi les autorités rencont
réespar l'Instruction sur les états d'oraison, il s'attache
naturellement avec prédilection à saint Anselme qui a
d'avance réfuté Bossuet en montrant que le bien honnête
n'est pas moins aimable que l'intérêt ou le plaisir. Comment
un prélat en faveur a-t-il pu entraîner après lui M. de Paris
et même M. de Chartres qui avait soutenu le contraire en
Sorbonne ? Est-ce digne « d'un évêque ? d'un chrétien ?
d'un honnête homme ? » Sans doute c'est aimer Dieu d'un
pur amour que de l'aimer comme une nature bienfaisante :
nul ne peut même s'en abstenir sans renoncer aux premiers
mots du grand commandement de l'amour de Dieu. Mais
M. de Meaux blasphème en passant de la béatitude objective
à la béatitude formelle (ou jouissance) qui n'est ni éternelle
ni adorable comme le Souverain Bien : on peut aimer la
première sans en désirer la possession. Cette confusion —
comme celle de l'objet et du motif formel de l'amour —
n'étonne pas chez quelqu'un « qui a plus étudié l'art de
DOM GABRIEL GERBERON 193

déclamer que l'art de penser ». Il est triste qu'elles aient


conduit M. de Meaux a enseigner — ce que nul théologien
n'avait fait avant lui — qu'il y ait erreur et illusion à croire
qu'on puisse aimer Dieu sans le motif d'être heureux.
Dans les trois pièces suivantes, Gerberon a réuni tous les
motifs que les principaux écrits de Bossuet (Déclaration des
trois évêques, Summa doctrinae, Divers écrits, Réponse à
quatre lettres de M. de Cambrai, Relation sur le Quiétisme,
Remarques sur la Réponse à la Relation sur le Quiétisme)
donnaient à Fénelon de se plaindre de son adversaire : faus
sesimputations et injures contre sa personne, altérations de
son texte. En particulier les Justes plaintes de M. de Camb
rai contre la conduite de M. de Meaux sont un résumé beau
coup moins élégant de la Réponse à la Relation sur le Quié
tisme : avec des insinuations sur les « secrètes raisons, la
secrète passion » de M. de Meaux « qu'un autre temps pourra
découvrir » (elles ne semblent pas se limiter au « chagrin »
de l'évêque dont la « vanité » a été blessée par le refus de
Fénelon d'approuver son livre), il contient pourtant un alerte
tableau de la façon dont M. de Cambrai a été abandonné de
tous : « Les prélats les plus accrédités à la Cour qui avaient
le plus d'autorité sur les gens de lettres se liguent hautement.
On expose la religion à la raillerie des esprits profanes. Tout
concourt : science, ignorance, piété, politique, artifices et me
naces. Le petit nombre est réduit à se taire » et Gerberon
conclut que tout ce bruit n'a été provoqué que par « un fan
tôme, le prétendu quiétisme d'un archevêque éclairé et élo
quent », ce qui est une nouvelle façon d'associer Fénelon à
Jansénius.
Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur la spiritual
ité de l'ex-bénédictin par les deux écrits suivants et en par
ticulier par Les sentiments moins exacts... de M. de Meaux...,
liste de vingt-cinq propositions déclarées dignes de censure.
Les cinq premières sont taxées de pélagianisme parce qu'elles
professent que nous avons tous les secours nécessaires pour
atteindre dès cette vie une « vertu immuable », « habitude
consommée de la charité », qui inclut 1' « imperturbabilité »
(ou apathie) et même « l'impeccabilité ». Bossuet n'aurait pas
commis de telles bévues s'il entendait saint Augustin aussi
bien que Baïus et que Jansénius l'ont fait. Les neuf proposi
tionssuivantes concernent l'impossibilité d'exclure « le
motif d'être heureux » « d'aucune des actions que la raison
peut produire, de sorte que c'en est la fin dernière ». Le
« désintéressement » qui s'attache à « la bonté de Dieu sans

13
194 JEAN ORCIBAL

la rapporter à nous » serait donc de nature à faire « mépriser


la dévotion comme une chose trop alambiquée ». Prenant sa
revanche sur le Saint-Office, Gerberon qualifie durement ce
système « qui détruit dans l'Amour Pur la bienveillance,
même à l'égard de Dieu, et qui ne veut pas qu'on le puisse
aimer pour lui-même et sans le motif de la récompense, jus
qu'à traiter d'illusion le sentiment contraire, ruinant » ainsi
« la plus excellente de toutes les vertus qui est la charité. Il
est donc pernicieux en lui-même et dans ses conséquences,
très contraire et même injurieux à l'Écriture et à la Tradit
ion, à tous les mystiques et à toute l'École : comme M.
de Cambrai et d'autres théologiens l'ont montré en divers
écrits avec autant de clarté que d'évidence ». Les propositions
XV à XVIII sont consacrées aux « suppositions impossib
les » de saint Paul et des spirituels qui l'ont imité. Bossuet
y voit, non des « actes héroïques », mais de simples « vel
léités », de « pieux excès » et d' « amoureuses extravaganc
es » : ce qui est injurieux, non seulement à leur égard, mais
à celui de toute l'Église qui en a constamment « révéré » la
sublime générosité. En outre, déclarer que la grâce de l'orai
sonde quiétude ou passive est compatible avec le péché mort
el(proposition XIX), c'est « profaner la plus parfaite et la
plus sainte de toutes les oraisons ». Dire que « le cas du
précepte est très rare dans les préceptes affirmatifs » (pro
position XX), c'est réintroduire, à propos de l'amour de Dieu
en particulier, le laxisme condamné en 1679 par Innocent XI.
Que la Grâce ne manque jamais pour prier et que cette
« Grâce commune à tous les fidèles suffise toujours » sans
qu'il y ait « à attendre pour nous remuer que Dieu nous
remue par une inspiration particulière » (proposition XXI),
c'est une nouvelle hérésie pélagienne à joindre aux cinq pre
mières. Et, avec une malveillance évidente, Gerberon va fina
lement chercher dans la très ancienne Conférence de Bossuet
avec M. Claude, quatre phrases plus ou moins maladroites
sur l'Église pour les déclarer contraires à la foi, à saint Paul
et à saint Augustin.
Craignant peut-être d'avoir passé les bornes de l'injustice
de règle dans toute polémique, l'ancien bénédictin ajoute
pourtant aussitôt qu'il n'est pas aveugle au point de s'imagi
ner que M. de Cambrai ne se soit, lui non plus, jamais écarté
des enseignements des « saints » et qu'en particulier « il ne
soit pas quelquefois tombé dans les erreurs des nouveaux
semi-pélagiens » : il a eu en effet le tort de se laisser « insen
siblement engager à traiter des points étrangers à son sujet
DOM GABRIEL GERBERON 195

sur lesquels il ne savait » que ce que ses professeurs lui


avaient enseigné. C'est pour le ramener à de meilleurs prin
cipes que Gerberon a réuni Quelques sentiments de M. de
Cambrai condamnés par saint Augustin et son école, opuscule
où diverses thèses du prélat rapidement indiquées sont aussi
tôtécrasées par une prodigieuse accumulation de textes du
Docteur de la Grâce et de ses disciples, Prosper, Fulgence,
les Pères du second concile d'Orange, les évêques exilés en
Sardaigne et les adversaires de Scot Érigène. En premier lieu,
M. de Cambrai a soutenu que « Dieu veut le salut de chacun
de nous », ce qui revient à admettre avec les semi-pélagiens
que le franc-arbitre peut mettre en échec la volonté de Dieu.
Quant à la « volonté antécédente et de signe » des scolas-
tiques, ce n'est, selon saint Thomas, qu'une « velléité et une
inclination qui ne produit rien » et les augustiniens « permett
ent celte explication comme ne faisant aucun préjudice à
la doctrine de leur maître, quoiqu'il ne nous en ait laissé
aucun vestige dans ses écrits ». Tandis que Fénelon est
entraîné à croire que « la réprobation positive des hommes
ne peut jamais être fondée que sur une volonté de permis
sion pour leur impénitence finale », elle ne provient pas en
réalité de leurs œuvres, mais du péché d'Adam, « Dieu ayant
décidé de ne point séparer de la masse condamnée ceux sur
lesquels il veut faire éclater la justice et la rigueur de son
jugement », par exemple les enfants morts sans baptême
(ici sont invoqués les papes Gélase et Grégoire le Grand) et
Esaù. C'est, selon l'Église de Lyon du ixe siècle, « le décret
de prédestination à la peine des damnés » qui, fondé sur le
péché d'Adam, inclut la permission de l'impénitence finale.
Les professeurs parisiens d'avis contraire rejoignent les péla-
giens qui, pour affaiblir la Grâce, affaiblissaient le péché
originel. La troisième erreur de Fénelon réside dans sa sup
position — distincte de celle de l'état de Pure Nature — d'un
homme innocent et assisté de la Grâce, auquel Dieu, maître
de ses dons, aurait pu, avant qu'il ne l'eût librement promis,
ne pas accorder la vision intuitive : ce serait évidemment
une preuve péremptoire que celle-ci ne peut être le motif
essentiel à tout amour. Il y a là un argument ad hominem
très fort contre qui craindrait de passer pour baianiste (nous
avons vu que Gerberon lui-même s'en était servi pour mettre
Bossuet dans l'embarras). Sans doute l'hypothèse s'accorde
avec la toute-puissance de Dieu, mais saint Augustin s'est
fait une trop haute idée de sa justice, de sa sagesse, de sa
bonté, et aussi de la nature de l'homme qui porte en soi son
196 JEAN ORCIBAL

image, pour admettre qu'une créature intelligente et inno


cente pût ne pas jouir du bien souverain et infini, hors du
quel rien ne peut remplir son indigence et combler ses désirs.
C'est le ressort de toute l'argumentation du saint sur les
enfants morts sans baptême que seul le péché — et par con
séquent le péché originel — a pu priver du Royaume auquel
ils étaient destinés par leur être actuel et non par les
promesses divines dont l'adversaire de Julien ne parle pas
et dont il n'eût d'ailleurs pu se servir pour établir la réa
lité de la Chute ni, par conséquent, la .nécessité de la Rédempt
ion). « Le malheur de M. de Cambrai est de ne pas avoir eu
de meilleurs maîtres ! » C'est aussi « des cahiers de Sorbonne
et de Navarre », plus ou moins inspirés d'Estius qu'il a , en
quatrième lieu, tiré l'idée d' « un milieu entre le vice et la
vertu », d'un « amour naturel et délibéré réglé par la droite
raison », qui, « ne venant ni de la charité surnaturelle ni
de la cupidité vicieuse n'est... ni bon ni mauvais, au regard
non seulement de son objet, mais de sa fin ». M. de Meaux
a traité à ce sujet Fénelon de pélagien, et « s'il l'avait accusé
seulement de cet article, on lui aurait laissé le soin de se dé
fendre ». Nous avons vu qu'avant l'auteur de la première
Lettre à M. de Meaux (p. 38), « l'ecclésiastique de Flandres »
(que les bibliographes ont pris pour un jésuite !) l'avait déjà
dit assez clairement (p. 36). Mais les coupables, ce sont ceux
qui font la loi à la Faculté de théologie de Paris depuis que
les augustiniens en ont été exclus..., des auteurs qui se copient
les uns les autres et ne lisent les Pères que pour les faire par
ler selon leurs préventions. « Ce qui console c'est qu'on ne
désespère pas voir M. de Cambrai... détester après avoir lu
saint Augustin ce qu'il n'avait soutenu que sur la bonne foi
de ses maîtres. Il ne paraît pas éloigné de cette disposition...
témoignant lui-même que si on lui prouve que cet amour
de soi-même naturel et indélibéré est vicieux... si la charité
ne le- rapporte à Dieu, il le reconnaîtra sans peine, d'autant
plus que son système en sera plus fort ». Pour travailler à
cette conversion, Gerberon accumule une fois de plus les tex
tes de « saint Augustin auquel l'Église nous renvoie sur la
Grâce » : les deux amours font les deux cités, tous les vices
sortant de l'amour des hommes pour eux-mêmes, de la cupi
dité qui ne rapporte pas ses objets à Dieu. Nous ne pouvons
faire rien de délibéré sans l'avoir voulu dans notre cœur par
l'amour coupable de la créature ou par la charité surnatur
elle. Cette théorie n'a été condamnée chez Baïus qu'au sens
de la charité habituelle : bien comprise, elle se trouve déjà,
DOM GABRIEL GERBERON 197

non seulement chez saint Augustin, mais chez saint Léon et


saint Grégoire le Grand. Ne possèdent-ils pas plus d'autorité
que quelques théologiens qui n'ont pas connu que, l'homme
n'étant fait que pour Dieu, tout amour délibéré pour autre
chose est punissable. « Un mécompte en entraîne un autre »
et ses principes ont conduit Fénelon à admettre chez les infi
dèles des actions qui ne seraient pas des péchés. Pour le con
vaincre, Gerberon aligne de nouveau tous les textes augusti-
niens qu'il avait déjà utilisés contre Duplessis d'Argentré. Ce
qu'il faut considérer n'est pas la matière de l'acte, mais sa
fin, car il est coupable s'il n'est pas référé à Dieu. Et « rien
de plus ridicule que de confondre le rapport que la foi et la
Grâce doivent faire de toutes nos actions à la gloire de Dieu,
avec le rapport que la raison naturelle en pourrait faire à la
justice ou à quelque vertu considérée selon son objet. Que
M. de Cambrai, dont on révère la piété... soutienne donc avec
le même esprit, la même vigueur et la même intrépidité la
gloire de la Grâce », sans laquelle tout est péché.
Gerberon terminait enfin son recueil par des remarques
sur trois livres, récemment publiés en Hollande, où Fénelon
était pris à partie. Composée par le bénédictin défroqué
Gueudeville, la Critique générale des Aventures de Téléma-
que (1700) contient à l'égard de M. de Cambrai des protesta
tions de respect et d'admiration qui semblent sincères. Mais
le roman n'est pour le réfugié qu'un prétexte à une sanglante
satire de la tyrannie de Louis XIV et de la patience des Franç
ais. Pour la rendre plus piquante, il fait mine d'adopter le
machiavélisme de Louis XIV dont « la politique de Mentor
est le revers » : elle conduirait, écrit-il avec une ironie qui
a échappé à certains historiens, à mettre « sur le trône la
vision, la chimère et le fanatisme » et livrerait en victime à
son peuple « le plus sage et le plus puissant » monarque « qui
fut jamais ». Constatant qu' « une foule de gens se faisant
honneur des noms glorieux de catholique et de Français pro
fanent l'un et l'autre en cherchant dans le Télémaque la cri
tique de notre admirable gouvernement », il leur vient en
aide en y signalant toutes les allusions politiques possibles3i.
Composée en forme de censure théologique, la brève réponse
de Gerberon ne marque pas la véritable signification des
maximes politiques affichées dans la Critique générale, où
il discerne à tort « une invective continuelle de M. de Cam-

31. A. Chérel, Fénelon en France au XVIII* siècle {1715-1820). Son


prestige, son influence, Paris, 1917, p. 26. — A. Cahen, Aventures de
Télémaque (coll. des 'Grands Écrivains), t. l, pp. lxi sqq.
198 JEAN ORCIBAL

brai ». Il a bien vu pourtant que les sympathies du libelliste


vont aux huguenots et à Guillaume d'Orange et que ses véri
tables intentions sont « très injurieuses à S. M. Très-Chré
tienne ». Mais lui-même avait-il oublié ses propres pamphlets
de 1688 ?
Gerberon revient heureusement sur le terrain théologique
avec ses Remarques sur le Christianisme éclairci, réfutation
d'un ouvrage qui avait aussi paru à Amsterdam en 1700.
« Grand voyageur », son auteur, l'abbé Jean-Baptiste de Chè-
vremont, était établi en Hollande où il écrivait pour vivre des
histoires orientales dépourvues de tout caractère édifiant. La
querelle des quatre prélats lui donna l'idée d'une opération
plus lucrative. Au début d'octobre 1699, il écrivit donc à Féne-
lon pour lui demander un emploi dans son diocèse en le
prévenant qu'il allait publier sur son affaire un livre où il
ferait bonne justice des idées de ses adversaires, sans pour
cela adopter les siennes. Il se flattait que, s' étant « rétracté »,
le prélat ne le trouverait pas mauvais et, d'ailleurs, il espérait
le convaincre en rapportant les conversations qu'il avait eues
avec Molinos dans le salon de la reine Christine. Il le préve
naitenfin qu'un refus d'assistance entraînerait pour l'Église
de France « de terribles suites ». Les 9 et 21 octobre, Fénelon
faisait répondre par un intermédiaire inconnu à ces étranges
propositions. Tout en affirmant sa soumission totale à Rome
et sa résolution de ne pas permettre d'apologie, même indi
recte, de son livre, il protestait contre le mot de « rétracta
tion » et contre le rapprochement fait par l'abbé entre ses
sentiments et ceux de Molinos. Il n'avait en outre pas de
peine à montrer que le chantage de Chèvremont ne « lui
ferait pas honneur dans le monde » et il s'efforçait de le
ramener à des sentiments plus dignes d'un prêtre. Le Chris
tianisme éclairci n'en parut pas moins en février 1700 avec
une dédicace à la reine douairière de Pologne datée du Ie'
décembre 1699. Pierre Poiret eut encore le temps de lui con
sacrer quelques pages à la fin de la Préface de sa Théologie
réelle (Amsterdam, 1700). Il y retrouve «. le zèle amer, le
style satirique » et la vanité que Chèvremont lui-même
dénonçait dans le Traité historique de Jurieu. Il lui reproche
de n'admettre qu'une « mystique » fondée sur une « prédes
tination à la janséniste », et donc extraordinaire, sous le
prétexte sophistique que « rien d'humain ne peut procurer
le divin ». Ces expériences étant ineffables, les exposés de
la « théologie mystique » ne sauraient, au dire du même
auteur, que les « dégrader » et tomber dans mille contradic-
DOM GABRIEL GERBERON 199

tions. C'est oublier, répond Poiret, que les descriptions qu'en


donnent les grandes âmes ne sont pas purement humaines,
puisqu'elles sont « inspirées par l'esprit de sagesse » et que,
si « défectueuses » qu'elles soient, elles « réveillent des mou
vements spirituels » chez le lecteur. Poiret conclut ces quel
ques notes en exprimant l'espoir que « la réponse solide
qu'une personne autre que » lui « et de grande capacité
prépare au livre anti-mystique » de Jurieu « aussi bien qu'à
celui du Christianisme éclairci fera du bien et que toutes les
âmes de bonne volonté qui y découvriront les grandes vérités
du Christianisme et de toute la théologie mystique fondées
sur des lumières peu considérées de l'Écriture, loueront Dieu
d'avoir à cette occasion tiré la lumière des ténèbres et le
bien du mal »32.
Quoique nous ne connaissions pas d'écrit de Gerberon con
tre Jurieu, l'analogie de ses conclusions avec celles de Poiret
invite à croire que celui-ci visait bien les Remarques conser
vées dans Y Apologie manuscrite. Après avoir constaté que les
assemblées des évêques n'avaient rien terminé, cité sa tro
isième Lettre à M. de M eaux et mentionné dédaigneusement
le Télémaque spirituel ou roman de l'amour divin et de
l'amour naturel (1699), pièce de l'abbé Faydit qu'il n'avait
pu voir, l'ex-bénédictin entame une analyse critique détail
lée du Christianisme éclairci. Selon son habitude, il commence
par y déceler du pélagianisme : l'auteur n'affirme-t-il pas
que, Dieu voulant le salut de tous les hommes, il n'est pas
impossible que, sans avoir jamais entendu parler de la Révél
ation, certains soient extraordinairement justifiés par la
seule observation de la loi naturelle et la connaissance des
perfections divines que fournit la raison ? Cette réhabilita
tion de l'homme déchu indigne Gerberon qui juge encore
nécesaire de rappeler les textes qu'il avait alignés contre
Duplessis d'Argentré. Entrant dans le vif du sujet, il constate
que Chèvremont a reconnu la réalité des faveurs intérieures
de Dieu, mais qu'il prétend que saint Paul a interdit d'en
parler à ceux-là même qui en sont les bénéficiaires. Comment
les autres peuvent-ils avoir la présomption de disserter sur
elles ? S'il en était ainsi, répond le champion de M. de Camb
rai, le premier soin d'un homme d'esprit devrait être de se
garder de publier, comme vient de le faire Chèvremont, un

32. Correspondance de Fénelon, t. XB, p. 16-23. — Correspondance


de P. Quesnel, éd. de Mme A. Le Roy, Paris, 1900, t. II, pp. 82 sq. —
P. Poiret, La Théologie réelle, Amsterdam, 1700, Préface, § IV, pp. 191-
218.
200 JEAN ORCIBAL

livre entier où la mystique est définie une effusion gra


tuite, passagère et sans rapport avec la perfection, d'irradia
tions divines dans l'entendement et de suavités surnaturell
es dans la sensibilité, les unes et les autres conférant à l'âme
une certaine participation à la gloire des saints. Comme si
ces métaphores suffisaient à établir le caractère extraordi
naire et surérogatoire de ces dons du Ciel ! A moins de sou
tenir que des révélations immédiates ne sont pas aussi objets
de foi, on est amené au contraire à reconnaître que ces irra
diations et ces suavités n'ont rien qui les différencie formel
lement des lumières d'une foi instruite et des transports de
l'amour ardent. Cela d'autant plus que seule une pétition de
principe a permis à l'auteur du Christianisme éclairci d'ex
clure de la contemplation les actes les plus élevés et les plus
fervents de toutes les vertus théologales ou morale et de
tomber ainsi dans le « fanatisme » dont Fénelon s'est so
igneusement gardé. Mais la piété est encore plus blessée de ce
que l'abbé dit de l'Amour Pur. Gerberon y reconnaît un épi
sode de la « puissante guerre » menée contre M. de Cambrai
par l'amour-propre qu'il avait attaqué. Lui seul peut avoir
poussé Chèvremont à affirmer que « c'est une illusion de
croire qu'on puisse aimer Dieu sans intérêt et sans se cher
cher soi-même » et que la distinction de deux sortes d'espé
rances est une « imagination d'École » provoquée par « l'ap
pât de la nouveauté ». L'ancien bénédictin la juge assez éta
blie par l'énumération des défenseurs de l'Amour Pur, les
Pères grecs, Ambroise, Augustin, Anselme et Bernard, dont
les idées ont été expliquées par Fénelon, dom Lamy, le théo
logien de Louvain et celui qui a adressé plusieurs lettres à
M. de Meaux. D'ailleurs, les arguments de Chèvremont sont
aussi faibles les uns que les autres. Il craint d'apprêter à
rire aux esprits forts en admettant un motif supérieur aux
mobiles naturels de toute action, mais prétendre que l'inte
lligence naturelle doive borner la foi, c'est renverser le chris
tianisme et non pas l'éclaircir. Rapporter à l'espérance le
« cupio dissolvi > de saint Paul, c'est l'outrager en ne voyant
dans ses souhaits les plus héroïques que « saillies de cœur
et expressions outrées ». Puisque l'abbé « se donne des
impressions de lumière sans incertitude », pourquoi rejette-
t-il la possibilité d'un « amour sans mélange », au moins pen
dant « quelques instants » ? Enfin, le désir d'être heureux
ne commande pas toutes nos actions, comme l'ont établi la
critique de Duplessis d'Argentré envoyée à M. de Meaux ainsi
que le P. Lamy. Si Gerberon est sévère pour le système de
DOM GABRIEL GERBERON 201

Chèvremont, il ne cache pas en revanche son admiration pour


son caractère. Il n'a rien d'une âme c basse et politique »,
car, aussi éloigné de la flatterie que de la crainte, il montre
à maintes reprises par ses jugements sur les prélats sa « sin
cérité et sa hardiesse » : à ses yeux, Noailles (dont il rap
pelle les contradictions à propos du Problème ecclésiastique)
manque de lumières et M. de Meaux « s'est décrié dans ses
talents ». Mais n'y a-t-il pas témérité à déclarer qu'aucun des
évêques n'a compris le sujet et qu'ils ont trop donné aux myst
iques dont la canonisation ne garantirait pas la doctrine ?
Le reproche atteint surtout Fénelon qui, d'ailleurs, se serait
« égaré dans son zèle ». Chèvremont lui trouve pourtant des
excuses : il n'est nullement quiétiste et, sur de tels sujets,
des expressions humaines sont forcément défectueuses. D'ail
leurs, tous ont été édifiés de sa soumission — ne connaissant
les faits que par les Gazettes, l'auteur du Christianisme
êclairci parle même de « rétractation ». Gerberon indigné
invoque une fois de plus la déclaration faite par l'archevêque
à son assemblée provinciale et renvoie à sa dernière Lettre
à M. de Meaux qui a en effet prouvé que le bref pontifical
ne frappait pas les véritables sentiments de l'auteur des
Maximes des Saints.
Le recueil d'Amersfoort s'achève par le Jugement d'un théo
logien défenseur de l'Amour Pur sur la nouvelle Préface des
Aventures de Télémaque. Il vise la pièce assez longue qui a
été imprimée dans la première édition parue avec le nom de
l'auteur (La Haye, Moetjens, 1701). C'était l'œuvre de l'abbé
de Saint-Rémy, sorti en 1695 de la Compagnie où, sous le nom
de P. de La Landelle, il avait reçu de Boileau le titre de
« célèbre jésuite ». La plus grande partie de la Préface est
consacrée au récit de la querelle des Maximes. Il y flétrit la
« jalousie » du « persécuteur », mais, tout en louant l'humil
ité de la victime, il se déclare en termes rapides et tranchants
fort opposé à l'Amour Pur : « C'est dommage que Dieu ne
puisse être servi de la sorte et que la faiblesse de la nature
fasse que l'amour-propre soit à la base de toutes les ver
tus », à quoi Fénelon répondait le 18 septembre 1701 :
« Voilà une étrange théologie ! Il croit que l'amour de charité
est une vision de quelques contemplatifs qui avaient la tête
échauffée : c'est avoir le cœur un peu froid ». L'archevêque
le jugeait pourtant avec une certaine indulgence et il s'em
ployait même à lui obtenir un préceptorat avantageux33.

33. Correspondance de Fénelon, t. H, p. 433, etc. — A. Chérel, pp.


25, 84. — A. Cahen, t. I, pp. lv sq.
202 JEAN ORCIBAL

Gerberon pense aussi que l'abbé se montre « meilleur ami de


M. de Cambrai que bon théologien » et regrette qu' « un hom
me qui a beaucoup d'esprit et de feu » n'ait pas mieux
défendu le prélat. D'abord, « toutes ses soumissions ne
l'ayant pas fait changer de sentiments, c'est inutilement
qu'on les vante pour le justifier ». En outre, il est tout à fait
vrai que « pour aimer Dieu d'un amour digne de sa grandeur
et se rapportant à celui qu'il a pour lui-même » (on recon
naîtl'argument de la première Lettre du Lovaniste, p. 7),
« il faut l'aimer d'un amour parfaitement pur ». Si, par lui-
même, l'homme est incapable d'atteindre ce sommet, il peut
y être « élevé par le don très singulier de la Grâce ». Et Ger
beron renvoie alors Saint-Rémy à la longue liste des maîtres
qui lui sont chers : il l'ouvre par Clément d'Alexandrie, s'ar
rête longuement sur saint Anselme et le clôt par... le P. Lamy,
le théologien de Louvain et l'auteur des trois Lettres à M. de
Meaux ! Il « défie » au contraire de « produire un théolo
giende quelque réputation écrivant avant ces disputes » qui
n'ait vu dans l'amour pur qu'une « chimère et une illusion »
et conclut en souhaitant que, « mieux informé », l'auteur de
la Préface ait « la générosité de désavouer des principes
plus dignes d'un Abbadiste que d'un chrétien ».
Bien qu'elle n'apporte pas non plus de certitude absolue,
l'analyse des écrits imprimés et manuscrits à laquelle nous
venons de procéder renforce donc la conclusion suggérée par
la critique externe : tous ont le même auteur. On jugera
particulièrement significatif le palmarès répété dans les deux
dernières pièces de Y Apologie pour M. de Cambrai : Gerberon,
qui éprouve une joie enfantine à profiter de la multiplicité
de ses pseudonymes pour se citer lui-même comme autorité et
pour se combler d'éloges, m'allègue en fait d'auteurs récents
que le théologien de Louvain et le correspondant de M. de
Meaux auquel il consent à joindre son confrère Lamy. Il
serait étonnant que le premier pseudonyme cachât une autre
plume que le second (sur lequel nul doute n'est possible).
On ne doit pas se laisser arrêter par la « protestation » des
Réflexions sur la lettre pastorale de M. de Chartres : tout en
déclarant « n'avoir aucune connaissance de l'auteur de la
Lettre d'un théologien à M. de Meaux », elles lui attribuent
des qualités exceptionnelles qui lui valent d'être cité sur
douze pages ! Outre qu'il y a là une loi du genre, le vieux
polémiste est possédé d'un tel besoin de se dédoubler qu'il
le fait à l'intérieur d'une même pièce (dédicaces à Bossuet
et lettre de 1701 à Fénelon). Enfin, ses offres d'association
DOM GABRIEL GERBERON 203

secrète à M. de Cambrai prouvent que son hostilité aux res


trictions mentales n'était pas toujours absolue.
Malgré les servitudes que lui imposent dans deux écrits
(un imprimé et un manuscrit) le désir de réfuter complète
ment les principaux ouvrages de Bossuet, tout le dossier que
nous avons parcouru présente une unité remarquable, puis
qu'il ramène une querelle fort complexe34 à la seule déte
rmination du motif formel de l'acte de charité. Nous avons
en outre signalé au passage un grand nombre de textes
parallèles35 et ils sont loin d'être toujours appelés par les
exigences du sujet ou les thèses des champions en présence.
Il est vrai qu'on remarque une nette différence de ton entre
les premières publications et les dernières. Elle nous paraît
s'expliquer par les découvertes de l'auteur, indiscutables mal
gré ses incessantes répétitions (ce n'est qu'après 1699 qu'il
fait intervenir la distinction des béatitudes objective et for
melle36), par l'exaspération progressive de la lutte et surtout
par le désir initial d'agir sur les autorités ecclésiastiques et
même sur les décisions des universités, ce qui exigeait une
scrupuleuse orthodoxie.Gerberon quitta ensuite le masque à
cause de l'échec de sa tentative et du désir invincible de
recommencer à plaider la cause de Jansénius qui lui était
encore plus chère que celle de M. de Cambrai. A noter que,
sur la question de l'amour naturel de Dieu, thèse distinctive
du baïanisme, il ne craignait pas, dès la Lettre de l'ecclésias
tique de Flandres, de donner raison à Bossuet, se conten
tantd'ajouter que « cette opinion n'était nullement néces
saire pour conserver tout le système » de Fénelon; plus tard,
il déclarait qu'il aurait été fortifié par son abandon37. Sa
brutalité n'empêchait pas Gerberon d'être diplomate et nous
constatons une révélation progressive de sa pensée, non seu
lement en comparant les écrits douteux aux autres, mais
encore à l'intérieur même de ceux-ci. Malgré son étrange pro-

34. Cf. L. Cognbt, Le crépuscule des mystiques, Paris, 1958, pp. 140
sq. — Correspondance de Fénelon, t. IX, p. 526; t. X, p. 126.
35. En se servant de la numérotation donnée plus haut des œuvres
publiées, cp. I, p. 7 à ms. d'Amersfoort 93-3, Jugement sur la nouvelle
Préface, p. 5; I, pp. 22-32 à ms. 933, p. 38; I, p. 61 à VI, pp. 31 sq.;
I, pp. 37-41 et II, pp. 37-44 à ms. 933, pp. 41 sq.; III, pp. 53, 57, 61 à
ms. 933, p. 38; IIP, p. 82 à ms. 933, pp. 2.6, 33 sq., 36; MB, p. 91 à ms.
933, pp. 25, 31 sq.; ni, pp. 143-148 à ms. 933, pp. 33-48; III, p. 150
à ms. 933, p. '35; III, pp. 161 sq. à ms. 933, p. 24.
36. Ms. d'Amersfoort 933, p. 45.
37. Pp. 36 sq. Cf. aussi la Lettre contre l'Apologie, p. 38, le ms.
d'Amersfoort 933, p. 123 (cf. supra, p. 191) et H. de Lubac, Surnaturel,
Paris, 1946, pp. 152 sq., 170 sq.
204 JEAN ,ORCIBAL

position de 1701, il devint après 1699 beaucoup plus libre de


dire tout ce qu'il pensait de M. de Cambrai : aussi, alors que,
sur les vertus des infidèles la seconde Lettre à M. de Meaux
n'attaquait que Bossuet et Duplessis d'Argentré, la huitième
pièce du recueil manuscrit reconnaît (p. 125) que Fénelon
avait, sur ce point, erré beaucoup plus gravement que ses
adversaires. Ainsi le principal — et presque le seul — défen
seurdes idées mystiques de M. de Cambrai est donc aussi le
seul à avoir fondé une spiritualité sur les principes de YAu-
gustinus. Le xxe siècle ne peut voir là qu'un paradoxe surpre
nantqui exige impérieusement une explication.

Déjà, des contemporains bien placés en avaient proposé une:


« Vous demandez, écrivait Quesnel à L. du Vaucel au début
de 1700, de quoi s'avise M. Kerkré [Gerberon] de prendre la
défense du Pur Amour de M. de Cambrai. Ne le connaissez-
vous pas ?... Est-ce d'aujourd'hui que vous savez que c'est
un esprit outré et qui ne garde aucune mesure ? Il y a long
temps que dom Gerberon a une dent de lait contre M. de
Meaux et je crois que c'est par antipathie contre ce prélat
qu'il a pris des sentiments favorables et conformes à ceux de
M. de Cambrai •». De fait, la première Lettre d'un théologien
à M. de Meaux lui reproche vivement d'avoir « eu bonne part
à VOrdonnance où Mgr de Paris déclame terriblement contre
l'hérésie de Jansénius qu'il croit et fait croire être quelque
chose de réel » (p. 6). Ce n'est guère exact, puisque Bossuet
était précisément l'auteur de la partie augustinienne de ce
mandement contradictoire. L'ex-bénédictin avait plus de rai
sons de se déchaîner contre V Oraison funèbre de N. Cornet
(27 juin 1663). S'il attaque d'ailleurs beaucoup plus violem
mentle prélat en 1701 que- dans ses écrits antérieurs, c'est
que celui-ci venait de faire condamner par l'Assemblée du
clergé de 1700 l'opinion que « le jansénisme était un fan
tôme ». D'autres que lui s'en étaient émus, comme le prouve
la lettre que Bontius lui adressait le 14 août 1700 : « Notre
archevêque [Codde] me dit : « M. K [Gerberon] est toujours
brave et plein de feu, mais il fait souvent des choses sans
prendre conseil et contre l'avis des bons amis, etc.. Enfin
il me dit que M. de Fresne [Quesnel] était de plus en plus
mal satisfait de M. de Meaux et qu'il pourra bien aiguiser sa
plume contre lui, etc.. Je lui dis : « Hé bien, Monseigneur,
M. IL a-t-il eu si grand tort quand il n'a jamais eu tant d'es*
time pour M. de Condom ou de Meaux que d'autres parais-
DOM GABRIEL GERBERON • 205

saient en avoir ? Ne voit-on pas maintenant, lorsqu'il se déclare


contre le jansénisme, comme une hérésie en effet, et non pas
comme un fantôme, qu'on a eu trop bonne opinion de cet
évêque de Cour ? >38.
D'une certaine valeur psychologique, cette explication ne
rend pas compte de ce que, dans ses libelles anonymes sur
l'affaire des Maximes, l'attitude de Gerberon n'est pas uni
quement négative, puisqu'il invite Bossuet à faire un meil
leur usage de sa plume en la tournant contre les nouveaux
pélagiens et en particulier contre le cardinal Sfondrate. On
pourrait done supposer que toute sa conduite a été dominée
par le souci d'obtenir la réhabilitation de YAugustinus et la
rapprocher de celle d'autres jansénistes de Rome et des Pays-
Bas. Pas plus que leur ami le dominicain Massoulié, les anti-
régalistes Dorât et Gharlas n'avaient d'hostilité pour la mys
tique et ils se prononcèrent d'abord en faveur des Maximes.
Le livre fut constamment défendu par l'examinateur Le Drou,
« qui était en très grande autorité à Louvain » et le représen
tant officiel de l'Université, Hennebel, était très hostile à
l'opinion de Bossuet sur le motif de la charité. Mais sa depu
tation avait un tout autre objet : démontrer la légitimité de
la distinction du fait et du droit. Ses amis espérèrent un
moment gagner M. de Cambrai qui ne pouvait pas ne pas
être sensible aux analogies entre le procès de Jansénius et le
sien propre. Quel que fût pourtant le désir de l'archevêque de
se concilier un parti alors fort puissant à Rome, il rejeta la
distinction inventée par Arnauld pour lui en substituer une
autre inspirée des constitutions d'Innocent XII : celle du sens
personnel de l'auteur et du sens obvie du livre, « qui sort,
pour ainsi dire, des paroles prises dans leur valeur natur
elle par un lecteur sensé, instruit et attentif ». La Responsio
à la Declaratio des trois évêques ayant rendu sa prise de posi
tion publique au début de 1698 et le P. Massoulié n'ayant
pas réussi à la lui faire abandonner. Quesnel s'étonnait dès le
21 mars 1698 que « l'on pût donner dans le piège d'un prélat
qui imprime que, quoi qu'on décide de delà les monts, il s'en
tiendra là ». Dès lors les « augustiniens » se mirent à pour
suivre avec acharnement la condamnation des Maximes, sans
cesser pour autant — beaucoup s'en aperçurent — de faire
l'éloge de la personne de M. de Cambrai et de la doctrine de
ses explications. Fénelon serait ainsi dans la meilleure pos
ture pour protester contre l'injustice que Rome commettrait

38. Correspondance de Quesnel, t. II, pp. 78 et 82. — Ms. d'Amers-


foort 9>33, p. 40. — Causa Quesnelliana, p. 354.
206 JEAN ORCIBAL

pour des « intérêts politiques et par complaisance pour le


plus fort », mais il ne pourrait la dénoncer sans remarquer
qu'il en était exactement allé de même pour YAugustinus.
Gerberon ne se serait opposé en apparence à ses amis en
prenant la défense du livre que pour s'acquérir des titres à
la reconnaissance de l'auteur afin de l'entraîner plus ais
ément dans la révolte. Que ses lettres à Bossuet et à Fénelon
de 1699 et 1701 n'aient pu qu'être agréables aux jansénistes
les plus obstinés, nous l'admettons et nous reconnaissons
aussi que le bref contre les Maximes a pu lui causer de la
joie en lui permettant de réunir les deux livres dans une
même campagne, mais il n'en résulte pas qu'il n'avait pris
la plume que pour arriver à ce résultat : les arguments théo
logiques de poids qu'il développe auraient au contraire pu
contribuer à l'empêcher, si des considérations d'un autre ordre
n'avaient pas prévalu. Bref, de ce que certains jansénistes
semblent n'avoir combattu que pour des raisons tactiques
des théories qu'ils jugeaient à tout le moins soutenables, il
est difficile de tirer la conclusion que Gerberon a fait l'i
nverse39.
On ne serait d'ailleurs pas tenté de soupçonner chez l'ex-
bénédictin une duplicité raffinée, peu compatible avec le
caractère emporté que le P. Quesnel avait bien des raisons de
lui attribuer, si l'on n'était pas aussi profondément convaincu
que jansénisme et Pur Amour sont radicalement opposés. On
invoque à l'appui de cette opinion l'hostilité d'Antoine
Arnauld et de ses disciples pour tout quiétisme, le système
du P. Malebranche — tout aussi anti-janséniste qu'anti-
fénelonien — , et surtout les affirmations de Fénelon lui-
même, qui présentera sa campagne de quinze ans contre
« le parti » comme une conséquence de ses idées sur le rôle
de la délectation dans la vie spirituelle : il n'y a là en réalité
qu'une reconstruction tardive et, en mars 1698, l'archevêque
de Paris lui rappelait avec à-propos qu'il avait mis longtemps
à découvrir le lien des deux problèmes40. La seule question

3>9. Cf. notre article Fénelon et la Cour romaine, Mélanges d'archéologie


et d'histoire, 1940, pp. 248-252 et J. M. Vidal, Antoine Charlas, Bull,
hist, du diocèse de Pamiers, 1935, pp. 28-30. Voir sur le sensus obvius
notre article La soumission de Fénelon et son cardinalat manqué, XVII*
siècle, 1951, la Correspondance de Fénelon, t. IX, pp. 190, 245, 260 sq.,
276, 314, 456, t. X, p. 509, H. Bremond, t. IV, p. 232 n. et Phélipeaux,
t. M, p. 11, 51 sq., 98, 162, 16i5, 200', 206 sqq., 22», 2Ô6, 242.
40. « Qui l'aurait cru il y a dix ans, disait un homme d'esprit, que
l'abbé Desmarais passerait pour janséniste et que l'abbé de Fénelon
deviendrait moliniste !... On prétend cependant que ces jansénistes
DOM GABRIEL GERBERON 207

à élucider est donc celle de savoir s'il y a une incompatibilité


totale entre le désintéressement mystique et la doctrine de
saint Augustin reprise par Jansénius et par ses disciples.
Au premier abord, il est difficile de soutenir le contraire
et on comprend le mot de Boileau à Brossette à propos de la
querelle des Maximes : « Les mystiques sont des Modernes.
Saint Augustin était-il mystique41 ? » Sans doute l'évêque
d'Hippone ne cesse de prêcher un amour chaste, pur et gra
tuit, mais il faut se garder de donner à ces expressions le
sens qu'elles auront plus tard. Le plus souvent, il s'adressait
à des païens habitués à demander à leurs dieux les biens
matériels ou aux masses chrétiennes dont la conversion
n'avait pas beaucoup modifié les idées et encore moins la
conduite. Acharné à les détourner de l'espoir et de la jouis
sance des biens sensibles, le pasteur était contraint d'em
ployer un langage intelligible à ses auditeurs, quitte à recour
ir à l'image inadéquate de l'amour conjugal, et à les per
suader en offrant à leurs désirs un objet plus agréable que
ceux qu'il leur ôtait. Certes, il arrive que ses exhortations
ascétiques, fréquentes surtout dans ses sermons et dans les
Enarrationes in Psalmos, aient un caractère négatif et qu'elles
invitent à rompre les attaches terrestres et à donner tout son
cœur à Dieu seul (« totum exigit te qui fecit te »), sans qu'il
soit dit que le sacrifice n'est apparent. Mais, le plus souvent,
le prédicateur souligne que l'amour pur n'exclut ni le désir
ni la récompense, puisqu'il se confond avec le désir de la vie
éternelle et a Dieu lui-même pour salaire. Notre pèlerinage
en ce monde est soutenu par notre aspiration à la vision de
Dieu qui, loin de détruire notre être, lui donnera sa perfec
tion.A un niveau beaucoup plus élevé, celui de l'apologétique
et de la controverse théologique, Augustin reprend le même
thème (par YHortensius, il remonte à Platon) contre les philo
sophes païens et les pélagiens. Afin de prouver que l'homme
ne peut se passer de Dieu — en d'autres termes que l'état de
Pure Nature est impossible — , le docteur d'Hippone insiste
sur le désir de bonheur infini que renferme notre cœur
inquiet. Ce désir est la marque de l'ouvrier sur son ouvrage,

contre lesquels votre parti crie tant, vous ne les trouvez pas ailleurs
tout à fait aussi noirs, » (Noailles, Réponse de Mgr l'archevêque de
Paris aux quatre lettres de Mgr l'archevêque de Cambrai, fin mars
1698, pp. 53, 55). Sur les rapports de Fénelon et du jansénisme, cf. nos
articles cités supra, notre Louis XIV contre Innocent XI, Paris, 1949,
table, ainsi que Phélipeaux, Préface, p. liiij et W. Poidebard, Corres
pondance littéraire et anecdotique entre M. de Saint-Fonds et le prési
dent Dugas, Lyon, 1900, t. I, pp. 88 sq.
41. W. Poidebard, t. II, p. 91.
208 JEAN ORCIBAL

le signe de la dépendance de la créature. Mais, comme pour les


platoniciens l'appétit du bonheur prend le nom d'amour, il
n'est pas possible d'aimer son bien — en d'autres termes de
vouloir — sans aimer Dieu, car malgré les apparences, il n'y a
pas d'autre Bien que Dieu ni de béatitude en dehors de lui.
Il en résulte que le système augustinien est eudémoniste et
que, s'il rejette malgré les épicuriens l'existence de tout
bien sensible, il reconnaît avec les stoïciens que la vertu
s'identifie au délectable intelligible, de sorte que le bien hon
nête est aussi celui dont on doit jouir. Cette identification
une fois admise, il ne peut plus être question d'un amour
absolument désintéressé, car « l'âme humaine a été ainsi
faite qu'elle ne peut jamais s'oublier elle-même, jamais ne
se point comprendre, jamais ne se point aimer » et que
« renoncer au grand plaisir que Dieu nous donne et à celui
plus grand encore qu'il nous promet, c'est étouffer la cha
rité ».
A une date tardive du moins, Fénelon a tendu à définir le
Pur Amour, non plus par sa fin, mais par son indépendance
de l'affectivité, le confondant ainsi avec la volonté nue. Bos-
suet et Malebranche avaient au contraire soutenu qu'il n'y a
pas d'amour sans plaisir. Ils invoquaient l'autorité de l'évê-
que d'Hippone qui, de fait, a certainement été influencé par
Yerôs du Banquet, appétit d'une Beauté supra-sensible qui
naît d'une expérience esthétique et « garde un aspect sublimé
du feu génésique ». Les métaphores naïves de la Bible, où la
Grâce est non seulement décrite comme une délectation, mais
comme une rosée et une pluie, fournissaient à ses yeux une
caution suffisante. Ces sources ont d'autant plus agi sur lui
qu'elles s'accordaient mieux avec sa sensibilité, Augustin ayant
dans ce domaine une tout autre expérience que ses disciples.
Sans jamais exclure de l'amour l'élément conatif, l'élan d'une
volonté perpétuellement et nécessairement insatisfaite, il
souligne que le mécanisme de celle-ci ne serait pas mis en
branle si la perception de l'objet n'était accompagnée d'un état
affectif, cela en matière d'activité volontaire et encore plus
dans le domaine mystérieux de la soumission à l'action
divine. Anticipation et gage lointain de la fruitio ou quies
eschatologique, cette delectatio justiiiae, huile sans laquelle
le Seigneur ne saurait faire tourner les gonds des portes de
Tâme, est donc un auxiliaire indispensable des victoires de
la charité et, par conséquent, de la gloire de Dieu. Saint
Augustin qui n'a connu la vie unitive que sous la forme d'ex
tases passagères semble avoir tout ignoré des états très éle-
DOM GABRIEL GERBERON 209

vés qui seront l'occasion, sinon l'objet principal, des que


relles de la fin du xvir siècle sur le désintéressement de
l'amour42.
Que ces tendances contraires aient dominé la spiritualité
moderne, on peut en chercher une première cause dans la
conception extatique de l'amour qui porte traditionnellement
le nom de platonicienne et qui a surtout agi par l'intermé
diaire du pseudo-Denys. Mais on aurait tort de croire que
cette influence se soit exercée seule ni, le plus souvent, d'une
façon directe. Tout d'abord Denys n'avait pas été moins
connu en Orient qu'en Occident et les dogmes de l'Islam lui
avaient, par un biais inattendu, conféré plus de prestige
qu'aux autres théologiens chrétiens. La religion musulmane
ne consiste en effet qu'en un culte de louanges offertes avec
foi, car il y aura toujours un abîme entre le fini et l'infini et
le mot amour n'a pas de sens là où il ne peut être question
d'union réciproque : prétendre aimer Dieu, c'est l'assimiler
à l'homme. Influencés peut-être par l'Évangile, les soufîs
comme Al Hallaj voyaient cependant dans les « affections
profanes les symboles imparfaits d'un amour sacré visant à
la jonction la plus intime » : on ne s'étonnera donc pas que
le zahirite Ibn Dâwoûd de Bagdad, mort en 909, les ait accu
sésde se représenter, à la façon des manichéens, les âmes
comme des particules matérielles qui, échappées de la lumière
divine, y sont ramenées par un amour physique, comparable
à l'attraction magnétique du fer par l'aimant. Pour son
compte, Ibn Dâwoûd professait un certain détachement à
l'égard des récompenses promises par Allah. Et c'est sans
doute la persistance d'un courant mystique analogue qu'at
teste Joinville dans l'épisode fameux de la mystérieuse
Orientale qui, armée d'une torche et d'une cruche, voulait
« brûler le Paradis et éteindre l'Enfer ». Mais Ibn Dâwoûd
a peut-être plus agi encore en célébrant dans ses poésies pro
fanes un amour platonique et raffiné, qui reste, sur un autre
plan, parallèle à ses conceptions théologiques. Chantre de
l'amour courtois, le zahirite est ainsi le précurseur du
Diwân d'Ibn-Qûzman de Cordoue, mort en 1160.
Cette seconde forme d'activité n'est pas moins importante

42. G. Combes, La charité d'après saint Augustin, Paris, 1934, pp.


74, % sq., 129-134, 307-310. — J. Burnabt, Amor Dei, Londres, 1947, pp.
106, 223-2.26, 241, 246, 251. — R. Otto, Mystique d'Orient et mystique
d'Occident, trad. Gouillard, Paris, 1961, pp. 212 sq. — Notes sur la ques
tion de l'honnête et de l'utile très aimablement communiquées par dom
Edmond Boissard, sous-prieur de Solesmes.
14
210 JEAN ORCIBAL

de notre point de vue, car on ne conteste plus que des influen


ces arabes ne se soient, à partir d'une certaine date, exercées
sur le lyrisme des troubadours. Elles préparaient donc celui-
ci à écouter la leçon de l'idéal monastique et de la théologie
chrétienne, alors platonisante, ou, comme ces présences plus
proches ne pouvaient guère ne pas avoir généralement agi
à quelque degré sur les laïcs les moins dévots, les poètes ara
bes en renforçaient la force exemplaire : l'amour courtois
est ainsi devenu un substitut littéraire de la charité théolo
gale.Les troubadours en ont alors approfondi et compliqué
le concept par le jeu subtil de l'analyse psychologique et,
quand c'eut été à leur tour de montrer la voie au langage de
la piété — car si, comme l'a montré M. Et. Gilson, une hété
rogénéité foncière ne permet de passer d'un groupe à l'autre
que par conversion, ils n'en ont pas moins été unis par un
échange incessant d'influences — et que « l'amour roma
nesque rendit à l'amour divin l'absolu et la pureté qui ne
peuvent être que siennes..., le prodigue revint au foyer avec
une telle richesse de sentiments et d'images que la chrétienté
en fut éblouie »43.
On ne s'étonnera pas que, philosophe dionysien, poète cour
tois et amant malheureux, Abélard se soit le premier fait
dans les écoles d'Occident le champion de la charité désin
téressée que l'on est tenté de confondre avec l'amour exta
tique décrit par Richard de Saint-Victor, tandis que saint
Bernard, Guillaume de Saint-Thierry et surtout saint Thomas
auraient continué à voir dans la charité un amour physique.
Mais les deux problèmes ne se recouvrent pas et on tend
maintenant à ramener l'opposition exagérée par le P. Rous-
selot à une différence de point de vue. Ceux qui spéculent sur
la relation métaphysique de l'homme avec son Origine et sa
Fin sont portés à insister sur son besoin de revenir à Dieu,
tandis que le souci des problèmes concrets favorise l'attitude
de Richard. D'autre part, 1' « amor purus » du fondateur de
Cîteaux implique une trop parfaite union à Dieu pour que le
problème de son motif psychologique se pose encore. Il n'en

43. L. Massignon, La Passion d'Al-Hosayn-Ibn-Mansour Al-Hallaj, Par


is, 1922, t. I, pp. 161 sq., 175-180 et Essai sur les origines du lexique
technique de la mystique musulmane, Paris, 1955, p. 216. — Ed. Wecchs-
ler, Das Kulturproblem des Minnesangs, Halle, 1909. — E. Gilson, La
théologie mustique de saint Bernard, Paris, 1934, p. 203. — D. de Rou-
gbmont, L'Amour et l'Occident, Paris, 1939, p. 102. — Robert Briffault,
Les troubadours et le sentiment romanesque, Paris, 1945, pp. 24 sq., 83,
172. — Bizet, Suso et le Minnesang, Paris, 1947. — Hadewuch d'Anvers,
Écrits mystiques des Béguines par J. B. P[orion], Paris, 1954, pp. 42-46.
DOM GABRIEL GERBERON 211

reste pas moins que l'état de « languor » qu'il faut traverser


avant de parvenir à ce sommet peut être caractérisé par la
célèbre formule : « Amo quia amo, amo ut amem ». Préci
sée dans les mots « aimer sans pourquoi » par la cistercienne
Beatrix de Nazareth (fl268), on la retrouve dans le Miroir
des simples âmes de Marguerite Porete (fl310), dans les
Mangelgedichte (XVIII) de la béguine Hadewijch II, chez
Maître Eckhart, Ruysbroeck et l'auteur de la Théologie ge
rmanique (ch. XL sq.). Même en pays roman, elle a été reprise
dans la Lauda LX de Jacopone da Todi et dans l'Autobiogra
phie de sainte Catherine de Gênes (ch. XIV et XXXIII). Elle
était tolérée d'autant plus facilement par la théologie que
celle-ci appliquait désormais à Dieu les catégories de l'amour
de concupiscence et de l'amour de bienveillance : change
mentdû sans aucun doute au premier chef à l'influence de
l'Éthique à Nicomaque sur saint Thomas. Aristote ayant noté
que l'amitié incluait à la fois le désir du bien de l'aimé et
celui de jouir de sa présence, le Docteur Angélique s'était
servi de cette distinction pour définir la charité par sa pureté
et pour préciser le concept d'espérance44.
Néanmoins, il se gardait bien d'admettre que les deux ver
tus théologales puissent s'opposer et de chercher s'il est
licite de sacrifier sa béatitude éternelle à la gloire de Dieu.
Si la « supposition impossible » de Moïse et de saint Paul
est néanmoins devenue de plus en plus courante chez les
mystiques, il faut l'attribuer à une modification de la sensi
bilité religieuse qui amenait à croire la persuasion invinci
ble de sa propre damnation compatible avec un état très avan
cé de perfection, les « dernières épreuves ». On a affirmé
que ces « nuits » étaient toujours restées inconnues à l'Église
d'Orient qui distinguait mal les « sécheresses » d'une coupab
le « acedia ». Il n'en reste pas moins qu'Origène a déjà
montré dans ses sermons allégoriques que, lors du lent pro-

44. E. Oilson, La théologie mystique... et L'esprit de la philosophie


médiévale, 2e éd., Paris, 1948, pp. 275-282. — J. M. Déchanet, Aux sour
ces de Guillaume de Saint-Thierry, Bruges, 1940, t. ï<, pp. 17-21. —
R. Briffault, p. 172. — Louis B. Geiger, Le problème de l'amour chez
saint Thomas d'Aquin, Montréal, 1952, pp. 103 sqq. — A. Ampe, Kern-
probleme... van Ruusbroec, Anvers, t. M, 1954, pp. 213 sq. et t. Ill, 1957, pp.
525, 529. — J. B. Porion, pp. 21, 50 n., 87, 147, 159. — Dictionnaire de
Spiritualité, s. v. Charité, t. TI, ce. 574-578, 606 sq., 620 sqq., 624, 646-
649, et notre article, Une expression de l'amour extatique... (Mélanges
Et. Gilson, Paris, 1969). Sur les condamnations de Maître Eckhart (1329)
et de Béranger de Montfalcone (1353), cf. Phéljpeaux, t. II, pp. 15, 95,
126 et J. de Guibert, Documenta ecclesiastica christianae perfectionis
studium spectantia, Rome, 1931, pp. 163, 170.
212 JEAN ORCIBÀL

grès d'Israël vers la Terre Promise, des aridités de plus en


plus terribles, mais de plus en plus purifiantes, avaient
alterné avec les faveurs divines. Plus tard, saint Jean Cli-
maque (t649) a même affirmé qu'après avoir rempli l'âme
de lumière, Dieu s'en éloigne « y causant par son absence une
nuit profonde ». Bien qu'on ait peine à trouver chez lui une
formule aussi nette, saint Bernard a aussi rappelé que, pour
être authentique, une expérience terrestre doit inclure les
vicissitudes dramatiques des joies et des désolations, de la
plénitude et du délaissement : il faut bien, ajoute Guillaume
de Saint-Thierry, que Dieu rappelle à l'âme qu'elle n'a pas
encore atteint la possession tranquille des bienheureux. On
est néanmoins encore si loin des expressions violentes qui
traduiront à partir du siècle suivant la même idée qu'on est
tenté d'insérer ici l'influence de la poésie courtoise, familière
avec- les tourments de l'amour méprisé et celle, indépendante
ou non, des mystiques musulmans Ghazâli (-J-1111) et des
autres précurseurs de Ibn Abbâd Rondâ (f 1388). L'hypothèse
est d'autant plus vraisemblable que l'arabisant Raymond
Lulle a parlé des purifications passives comme de ténèbres
qui conduisent aux portes du désespoir. Celles-ci ont d'autre
part été décrites en termes particulièrement vifs par des plu
mes féminines. Pour Hadewijch, « le septième nom de
l'amour est Enfer, car... se voir dévoré..., sombrer sans cesse
dans l'ardeur et le froid, dans la profonde et haute ténèbre
de l'amour... cela passe les tourments de la géhenne ». Angèle
de Foligno (f!309) évoquera de même les ténèbres infernal
es où toute espérance disparaît. Mais déjà le franciscain
David d'Augsbourg (f 1271) avait mentionné les peines dont
Dieu se sert pour achever de purifier l'âme et bientôt l'aut
obiographie de Jean de Louvain, le « bon cuisinier » de Ruys-
broeck, allait insister sur les éclipses de la présence divine
qui se produisent même chez ceux qui ont atteint l'union la
plus haute. Il était réservé à Tauler d'appliquer le nom de
« nuits » à des tourments dont il souligne le caractère pass
if et affectif. Son commentaire sur le « Nous avons tra
vaillé toute la nuit » de l'évangile de la Pêche miraculeuse
(Lue V) montre nettement qu'il décrit sous ce nom l'attente
angoissée qui précède la contemplation. Ses idées se retrou
ventchez Harphius et, sans qu'il soit possible de déceler de
filiation dans l'école, anglaise The Cloud of Unûnowing et sur
tout Scala Perfectionis). On sait la fortune qu'ont trouvée au
DOM GABRIEL GERBERON 213

xvr siècle l'idée et le mot sous les plumes de sainte Cathe


rinede Gênes, de Laredo et de saint Jean de la Groix4».
Si ce mouvement conduisait sans doute bien loin de la
delectatio victrix augustinienne, le rôle indéniable de l'i
nfluence néo-platonicienne dans l'évolution des idées au sujet
du désintéressement de l'amour empêche de croire que les
principes de l'évêque d'Hippone y fussent aussi totalement
hostiles qu'on l'a dit : bien qu'il soit vain de chercher dans
saint Augustin des thèses sur l'Amour Pur qui n'ont pu résul
ter que du développement postérieur de la pensée, de la sensi
bilité et de la culture chrétienne, il ne l'est pas moins de
soutenir que tous les aspects de son enseignement si complexe
répondent d'avance par la négative à une question qu'il ne
s'est pas posée. Une fois de plus, des théories contradictoires
ont pu se réclamer de son patronage avec des arguments de
force presque égale. Nous avons vu comment ses sources
sacrées et profanes, ses préoccupations pastorales et son pro
pre tempérament l'ont conduit à inclure dans la caritas —
conformément d'ailleurs (Gerberon l'a noté) à la valeur éty
mologique conservée par le mot dans la langue courante —
le désir et l'avant-goût de la récompense. Mais le néo-plato
nisme corrigé par la Bible et son génie religieux ne le pous
saient pas moins fortement à orienter cette vertu théologale
vers la seule gloire de Dieu. Même si le thème était plus rare
sous sa plume, il resterait incontestable que c'est à l'inten
tion des âmes les plus élevées qu'il le développe. Tout ce qui
est bon dans ce monde est louange, louange le plus haut des
états auxquels nous puissions parvenir ici-bas, la contempla-

45. Honoré de Sainte-Marie, Tradition des Pères et des auteurs ecclé


siastiques sur la contemplation, Paris, 1708, t. II, pp. 305 sq. — M. LOT-
Borodine, L'aridité ou siccitas dans l'Antiquité chrétienne, Études Car-
mélitaines, octobre 1937, pp. 193-204. — « Nuit mystique », même re
vue, octobre 193$, en particulier les articles de L. Massignon (pp. 54-
60), Debongnie (pp. 92-101), Reypens (pp. 75-81), B. Lavaud (pp. «6 sqq.;
cf. aussi l'article plus développé du même dans Revue thomiste, 1939,
t. 45, pp. 309-329). — Déchanet, t. I, p. 7&. — VI. Lossky, Essai sur la
théologie mystique de l'Église d'Orient, Paris, 1944> pp. 223-2*25. —
H. Hatzfeld, Traditio, t. IN, 1946, pp. 346, 366, 369-374. — J. Mourocx,
Sur les critères de l'expérience spirituelle d'après les sermons sur le
Cantique des Cantiques, Saint Bernard théologien, Analecta sacri Or-
dinis Cisterciencis, t. IX, juillet-décembre 1963, pp. 253^267 et surtout
pp. 261 sqq. — J. B. Porion, pp. 127 sq. et les textes de Tauler (Ser
mons, trad. Théry-Hugueny-Corin, t. I, pp. 179, 190, 199 sq., t. M, pp.
63 sq., 122 sq., 167-170, 217, 233, 245) et de Harphius (Eden, c. XXVI,
éd. 1556, f. ccxxxv. — Spieghel, c. XL/ÏX et c. LX, éd. L. Vbkschubren,
p. 384). Nous remercions M. L. Cognet de nous avoir très aimablement
signalé le passage de saint Jean Climaque (jÉchelle sainte, XXVI* degré,
n» 162).
214 JEAN ORCIBAL

tion, qui sera au ciel notre seule occupation. Il ne faut donc


pas s'étonner si le dernier mot de la Cité de Dieu (1. XXII,
s. f.) n'est pas « amour et jouissance », mais « amour et
louange ». D'ailleurs, même lorsqu'il parle de fruitio, August
in se distingue radicalement de l'eudémonisme païen, car
celui-ci ne considérait que la créature dont il recherchait le
parfait accomplissement et en restait donc à l'analyse psy
chologique des conditions du bonheur. Le théocentrisme
augustinien se place au contraire au point de vue de Dieu. Il
acorde à ses prédécesseurs qu'il n'est pas possible de ne pas
tendre à la jouissance du Bien, mais il ajoute qu'il ne faut
l'aimer que pour lui-même jusqu'à nous oublier nous-mêmes
s'il était possible46. Gerberon n'a pas manqué de citer ces
textes du De doctrina Christiana et des Sermons, non plus
que le passage de la Cité de Dieu (1. XXI, c. 15) qui annonce
les suppositions impossibles : « S'il n'y avait nulle espérance
de béatitude, nous devrions néanmoins demeurer dans la
peine du combat, plutôt que de nous laisser vaincre par le
vice » (P. L., t. XLI, c. 729)47.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement puisque, pour les
platoniciens, il n'y a pas d'autre Être que la Vérité éternelle
et que les créatures éphémères restent illusoires ? Pour la
grande métaphysique chrétienne le mot « être » ne s'appli
que pas non plus d'une façon univoque à Dieu et au monde, de
sorte que, ne faisant que fort peu appel à la théologie négat
ive, le docteur d'Hippone a grand peine à rendre à celui-ci
quelque réalité. Il n'y a donc guère à ses yeux de différence
entre amare propter Deum et amare in Deo, car les valeurs
inférieures sont incluses dans le Bien suprême. L'opposition
de Yuti au frui ne leur laisse que le rôle peu flatteur d'in
struments, et l'homme ne paraît pas plus favorisé au regard de
Dieu que les objets matériels au sien. A ce degré, la notion
d'usage (ou, si l'on veut, de service, mot qui nous rapproche
de Yagapê biblique) pose d'ailleurs un problème car, comment
Celui qui est Tout peut-il avoir besoin de ce qui n'est rien ?
Mais c'est le paradoxe auquel on se heurte chez tous les myst
iques et, en particulier, chez ceux qui doivent le plus au néo
platonisme. Tout se passe comme si, l'unité ayant été mys
térieusement détruite, l'Un mettait un instinct au sein du
divers pour le ramener vers lui, car il manquerait quelque

46. P. Vignaux, Augustinue Magister, Paris. 1954, t. MI, pp. 2*5 sq. —
Burnaby, pp. 248-252.
47. Jugement sur la nouvelle Préface, p. 7 (ms. Amersfoort 933). Cf.
Diet, de Spir., t. H, c. 537.
DOM GABRIEL GERBERON 215

chose à ce soleil si tous ses rayons ne retournaient pas à leur


source. Si l'on peut parler dans ce système d'égoïsme, ce ne
peut être, selon l'expression tendancieuse de Nygren, que
d' « égoïsme divin ». Et la seule espérance qu'il permette ne
peut être que l'espérance théocentriste de la victoire complète
du Bien dont la nôtre n'est qu'un corollaire négligeable. Elle
se réalise par le libre passage d'un immense courant circu
laire d'erôs, qui s'exprime psychologiquement par la delecta-
tio justitiae, poids (au sens de la physique ancienne) qui
élève l'âme, ou plutôt attraction magnétique qui la ramène
à son lieu naturel, le Bien. Dieu s'aime lui-même à travers
ses créatures dont le rôle est de ne pas opposer leur volonté
à la sienne. Celle-ci exclut naturellement la damnation et
entretient l'espérance comme le moteur nécessaire de la coo
pération de l'homme. Mais elle n'est pas moins contraire aux
sentiments intéressés, car la recherche d'un plaisir subjectif
(fût-ce dans la béatitude), briserait l'élan du mouvement
divin vers l'Ordre et la Valeur en essayant de le détourner
et de faire servir Dieu à notre contentement. Il en résulte que
si, en tant que désir, la charité pouvait mettre l'objet dans
la dépendance du sujet, il n'en va plus de même quand on la
considère sous la forme de fruition, mot qui, selon saint
Augustin, implique adhésion et consommation. N'ayant plus
alors de raison d'être, l'espérance disparaîtra et, dès à pré
sent, il nous est interdit de l'appliquer aux joies du ciel
comme telles. Le désintéressement de l'amour augustinien
reste, il est vrai, surtout eschatologique, et les mystiques pos
térieurs qui, à la suite de Maître Eckhart, ont professé la
possibilité d'un certain anéantissement du moi ici-bas, sont
plus à leur aise pour rejeter toutes les consolations sensibles.
Mais il resterait à prouver que cette différence, somme toute
assez limitée, obligeait les augustiniens à se ranger aux côtés
de Bossuet et de Malebranche48.
D'ailleurs, à la fin du xvne siècle, ils pouvaient consulter,
non seulement les œuvres de l'évêque d'Hippone, mais celles
de ses interprètes récents, et, en premier lieu, YAugustinus.
Son auteur avait cru pouvoir revenir au ve siècle en faisant
abstraction de toute l'histoire postérieure du problème. Il ne
l'ignore pourtant pas et il soutient contre les scolastiques que
l'amour d'amitié inclut le désir, l'espoir et la joie de la pos
session : la considération de la récompense (respectus merce-
dis aut retributionis) n'est donc pas incompatible avec le

48. G. Combes, p. 9&. — Burnaby, pp. 108 sq., 221, 2i25, 248. — R.
Otto, tr. Gouillard, p. 212.
216 JEAN ORCIBAL

caractère gratuit de la charité (t. III, De Gratia Christi, lib.


V, c. 9 et 10, Rouen, 1643, 221iD, 2252 B). Bien au contraire,
celle-ci est la seule forme utile d'amour de soi (t. II, De
Natura Lapsa, 1. II, c. 21, 25, t. III, De Gratia Christi, 1. V,
c. 9 sq., 1. X, c. 8) et Jansénius invoque plusieurs fois la
« fameuse » expression « irrequietum cor » (L II, N. L.r 1. II,
c. 25, 45 — De Pura Natura, 1. III, c. 3). Il n'en reste pas
moins qu'il ne croit jamais pouvoir assez insister sur l'oppo
sition de Yamor castus à la cupidité : « Sola enim ilia pura
dilectio Dei nullum cum illo amore praeeunte [concupiscen-
tia] commercium habet, sed ejus inordinationes interficit ».
Il en résulte l'exclusion de tout sentiment intermédiaire, fût-
ce la cupiditas ordinata qui corrige chez François de Sales
Fénelon' la rigueur du théocentrisme : « Quidquid non ex
et
illa divina purissimaque dilectione fluit, hoc necessario ex
illo amore sui... proficiscitur » (iV. L., 1. II, c. 25 s. f., 1742 E,
cf. aussi c. 13 s. f. et 21). Ce n'est pas en effet Dieu qu'il faut
ramener à nous par la concupiscence, c'est nous qu'il faut
référer à Dieu et, seule, la charité en est capable : par cet
amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, « l'homme se rap
porte si entièrement à Dieu, qu'il ne s'aime, et ne se soucie
de lui-même que pour Dieu, lui abandonnant tout l'amour
et tout le soin de soi-même » (N. L., 1. II, c. 25, s. f.; G. C,
1. V, c. 9, 10). Nous le devons, non par un souci d'intérêt bien
entendu, mais à cause de la Vérité et de la Bonté surexcel
lentesdu Créateur : « Diligimus... Deum... non tamen ut
ultimo nobis bene sit, prout in concupiscentiae amore sem
per fit, sed ut ei tanquam supremae veritati, regulae rectrici
omnium, Deo ac Domino nostro... subjiciamus... Quae causa
est cur tam sollicite semper commendet Augustinus, ut Deus
diligatur gratis, ipso purissimae bonitatis ejus intuitu, nulla
promanantis inde in nos commodi, aut mercedis, aut volup-
tatis consideralione atque retorsione... Nec istud quia utile
et beatincum est dilîgentis, sed quia aeternae veritati con-
gruum, dilecto debitum, atque seipso dignum et justum est »
(G. C, 1. V, c. 9, 10, 223, A-C et passim). Le salut ne doit donc
être recherché que « propter Deum, ut Deo bene sit, et non
ut nobis bonum •» (ibid.). Il en résulte que Ton pèche lorsqu'on
essaie de se servir de Dieu comme d'un moyen, non seule
ment, à la façon des Juifs, en vue de l'acquisition de biens
temporels (G. C, L III, c. 5 à 7), mais pour éviter l'Enfer
(G. C, 1. V, c. 13, 21) ou jouir du Ciel que l'on désire (G. C,
1. V, c. 7, 9 et 10) : « II éprouverait un sentiment par trop
mercenaire, celui qui n'aimerait Dieu que pour en obtenir son
DOM GABRIEL GERBERON 217

salut : je crains qu'il n'y parvienne jamais » (G. C.T 1. X, c. 8).


Sans doute l'ordre ne permet pas la damnation de celui qui
a cherché la gloire de Dieu, mais la « sincérité de la charité,
autrement dit, du divin amour, se corrompt du fait seul que
l'œil se détourne de l'aimé pour se fixer sur » l'avantage de
l'amant (G. C, 1. V, c. 9, 223 C et c. 10) : « Tanto nobilior et
purgatior est amor Dei, quanto magis homo a sui ipsius con-
sideratione et reflexione discedit, tanto quoque nobilius per-
fectiusque seipsum diligit, quanto magis sui ipsius oblivisci-
tur... Quia melior est cum totus haeret atque constringitur
incommutabili bono, quam cum inde ad seipsum relaxatur »
(N. L., 1. II, c. 21). La charité peut pourtant inclure un amour
de soi qui ne soit pas égoïste (« tanquam aliquid ipsius Dei
se diligere débet, ut Deus creaturae suae semper dominetur,
et in ea potestas, sapientia et bonitas ejus glorificetur »), celui
qui considère le retour au Bien et non le sort final de l'ind
ividu : « Hic enim sicut fuit scopus creantis Dei, ita et homi-
nis amantis esse débet » (N. L., 1. II, c. 25). Il est en effet
contre la raison que la créature ne se dirige pas vers sa Fin
(N. L., c. 19, 23; G. C, L X, c. 17) et la souveraine majesté
de Dieu, qui se suffit à lui-même, régnera de toute façon
(G. C, 1. X, c. 14). A lui appartient tout ce que nous sommes,
il possède un domaine absolu sur tout et seule la servitude
convient à toutes ses œuvres (N. L., 1. II, c. 25; G. C, L V,
c. 9, 223 A). Mais, en lui soumettant absolument nos person
nes et tout ce qui est nôtre, notre amour rendra volontaire
un état de fait (G. C, 1. V, c. 9, 2222 D). « L'unique récom
pense » à laquelle il aspirera sera de pouvoir « aimer et louer
Dieu avec plus d'ardeur grâce à la contemplation face à face
de sa vérité et de sa bonté » (G. C, 1. V, c. 10). Alors que
l'amour trouble revient sur soi en croyant aimer Dieu, l'amour
très pur, inséparable d'un certain oubli de soi-même, est en
effet de nature extatique (« eo sui quodammodo oblitus extra
se gratis fertur in Deum », G. C., 1. V, c. 10, 2252 B; cf. aussi
« obliviscitur » dans N. L.f 1. II, c. 21) et tend à la dispari
tion du sujet (« cupit dissolvi et esse cum Christo », G. C,
1. V, c. 9). « Dans cet amour et cette jouissance nous nous
immolons comme en holocauste..., afin que, par cette parti
cipation quasi très parfaite de Dieu, Dieu lui-même, comme
revêtu de toute sa créature raisonnable en guise d'habit et
de membres, agisse en elle, resplendisse par elle, soit glorif
ié et loué à cause d'elle et régisse ainsi très pleinement tout
ce qui lui est sujet, de sorte que Dieu soit tout en tous »
(G. C., 1. V, c. 9, 2222 D). A-t-on beaucoup de peine à retrou-
218 JEAN ORCIBAL

ver dans ces pages le pur regard de saint François de Sales,


la dévotion bérullienne de la servitude, l'holocauste du P.
de Condren ?
Les tendances de ces auteurs sont souvent illustrées à
l'aide des suppositions impossibles auxquelles Jansénius
semble s'interdire d'avoir recours par son aversion très plato
nicienne de la « potestas absoluta » et par son affirmation
vigoureuse de l'identité de la gloire de Dieu et du bonheur
de la créature. Il y est pourtant entraîné malgré lui et le
principe : « Illud proprie amatur cui ultimo totum cedit »
(G. C.r 1. V, c. 9, 223 A) le force à avouer que le juste serait
même prêt à rentrer dans le néant si cela lui était commandé
comme devant tourner au bien du Dieu uniquement aimé
(N. L., 1. II, c. 25). Quant au problème de la renonciation au
salut, il l'a presque résolu implicitement en montrant dans
saint Paul le parfait modèle de l'amour extatique : « Quis
vero nesciat quam fervido desiderio aliis quos charitate dili-
gebat, Paulus emendationem speraverit et salutem, qui etiam
optabat anathema esse a Christo pro fratribus suis vel hujus-
modi extaticos impetus, non de amore concupiscentiae, sed
charitatis profectos esse ? » (G. C, 1. V, c. 9). D'autre part,
en réponse à une objection du P. Lessius contre la Prédesti
nationabsolue, il demande « s'il pourrait y avoir pour la
créature, même en Enfer, de plus grand malheur que celui
de ne pas aimer et faire ce que dicte la Vérité..., qu'elle ait
quelque espoir ou non » (G. C, l.X, c. 8). Il n'est pas plus
facile de ranger Jansénius parmi les adversaires du Pur
Amour à cause de sa théorie de la délectation victorieuse.
D'une part, elle est destinée à rappeler que la Grâce n'est
pas une espèce de connaissance, mais d'amour (G. C, 1. IV,
c. 8, 11) et elle n'exclut nullement le caractère pénible de
l'action divine en nous (G. C, IV, 2, V, 4, VII, 4). Et surtout,
YAugustinus rappelle constamment que les fruits de la cha
rité n'en peuvent jamais être le mobile : « Charitatis pro-
prium est et unica voluptas diligere Deum, non quia hoc
sibi suave vel utile, vel gloriosum est, vel alia quacunque
consideratione redundat in se ; sed quia ita est ordo crea-
turae sub Creatore » (G. C, 1. V, c. 10)4».
Si Bossuet pouvait au contraire à bon droit invoquer l'au
torité d'Arnauld, c'est précisément dans la mesure où celui-
ci était infidèle à Jansénius et peut-être à saint Augustin.

49. Cf. notre esquisse Thèmes platoniciens dans l'Augustinus de Jan


sénius, Augustinus Magister, t. II, p. 1078-1O85.
DOM GABRIEL GERBERON 219

Comme l'a noté Jean Laporte : « II semble que » par sa théo


riedes deux amours, « Jansénius soit nécessairement amené
à professer l'Amour Pur tel que le conçoivent Fénelon et les
quiétistes. Arnauld, » au contraire, « n'a jamais insisté sur
l'identification de la cupidité à l'amour-propre et... les con
sidérations que, dans la dernière partie de sa vie, il emprunte
à saint Thomas touchant l'amour naturel de Dieu, fond de
la volonté humaine..., le mettent dans une position particu
lièrement favorable pour combattre l'Amour Pur »50. Mais en
France même, Le Tourneux reconnaissait que tout retour sur
le bonheur du sujet nuisait à la perfection de la charité.
Dans ses Principes et règles de la vie chrétienne (1688), il
reprenait en effet la distinction salésienne des trois amours.
« Le dernier... vicieux et déréglé... ne mérite même pas le nom
d'amour. Le premier est le plus noble et le plus pur. Le second,
quoique moins pur, est raisonnable et légitime et le plus propor
tionné à l'état présent de l'homme. » Toutefois, « la droite raison,
l'ordre naturel et la loi éternelle demandent... que l'homme n'aime
que Dieu seul et qu'il l'aime indépendamment du bien qui lui en
peut revenir, puisqu'il faut, indépendamment de toutes choses,
que l'ordre naturel soit gardé... L'homme ne peut éviter d'être
malheureux jusqu'à un certain point, lorsqu'encore qu'il aime
Dieu par dessus toutes choses, il aime pourtant quelque autre
chose que Dieu. Car tout amour de la créature pour elle-même et
sans rapport à Dieu est contre l'ordre. Mais tout amour de la
créature n'exclut pas le salut éternel, pourvu que l'amour de Dieu
soit celui qui domine dans le cœur... Il est vrai que cet amour
qui nous porte à Dieu, nous le faisant regarder comme le seul
bien capable de nous rendre heureux, ayant quelque rapport avec
nous-même, il est moins pur que celui qui nous ferait aimer Dieu
pour lui-même, et sans aucune sorte d'intérêt. Mais il ne laisse
pas d'être pur en un certain sens, puisqu'il ne cherche dans Dieu
que Dieu seul et qu'il s'arrête à lui comme à sa dernière fin, sans
avoir vue d'avoir de lui nulle autre chose que lui-même »5i.
Prenant plus nettement encore position en faveur de
l'Amour Pur, les jansénistes des Pays-Bas influençaient à tel
point l'historien protestant Leydecker que celui-ci attachait
la plus grande importance à l'éloge des « excessus, ecstases,
liquefactiones animae et heroicos impetus » qu'il relevait dans
le Liber Prooemialis et, alléguant les noms du P. Gibieuf et
du cardinal Bona, il aboutissait à la conclusion inattendue :
« Ex Jansenii doctrina ortus est absque dubio Molinosi Quie-

50. Les Vérités de la Grâce, Antoine Arnauld, Paris, 1923, t. II, 1,


p. 69.
51. Édition de 169», pp. 19, 13-17.
220 JEAN ORCIBAL

tismus52. > On attachera plus d'importance à l'attitude de


P. L. Le Drou, professeur à Louvain (1692), puis évêque de
Porphyre et consulteur au Saint-Office. Son augustinisme —
qui devait amener quelques années plus tard sa disgrâce —
ne l'empêcha pas de prendre constamment dans ses vota la
défense des Maximes des Saints. Il en accordait la doctrine
avec celle de Jansénius en revenant sans cesse sur la distinc
tion entre le salut en tant qu'objet et le désir du salut en
tant que mobile53. Il a précisé sa pensée dans son De contri-
tione et attritione (Rome, 1707) :
Pour lui, « spes vel est amor concupiscentiae... vel amorem
eoncupiscentiae praesupponit », mais « sine amore esse non
potest » {p. 227). Et il soutient « dilectionem de qua Tridenti-
num non esse dilectionem Dei propter bonum nostrum, sive quia
gratia justiflcationis nos perficit, sed propter bonitatem et perfec-
tionem, quam in se complectitur Deus, quatenus est in ipso, fons.~,
causa totius nostrae sanctitatis et justitiae... Quamvis ergo hujus-
modi amor respiciat Dei erga nos bonitatem atque adeo bonum
nostrum, illius tamen motivum seu objectum formale, non est
bonum et perfectio nostri, sed bonitas et perfectio Dei. Est enim
dilectio Dei propter excellentiam... Et ideo non est amor spei,
vel concupiscentiae, sed benevolentiae et charitatis quae facit
nos in hac Dei perfectione, ejusque Sanctitate delectari » (pp.
230 sq.).
Il ne semble donc pas qu'il puisse rester de doute sur la
sincérité des écrits composés par Gerberon en faveur de M. de
Cambrai sans qu'il ait eu le sentiment d'avoir abandonné au
cune des idées de son Miroir de Piété : il se trouvait d'accord
avec d'autres augustiniens de son temps et se croyait fidèle
à l'enseignement de Jansénius sur la question. Sa Lettre d'un
théologien à M. de Meaux contre Y Apologie de Duplessis
d'Argentré (pp. 65-68) a longuement cité les trois chapitres
de YAugustinus essentiels de ce point de vue (iV. L., 1. II, c. 21

52. Leydecker, De Historia Jansenismi, Leyde, 1695, pp. lfiô-lCQ. Il


cite le Liber Prooemialis, c. 8 et la Humilis et supplex Querimonîa
Zegers, Louvain, 1641, p. 4. Il aurait pu insister sur les sympathies de
L. Froidmont pour la mystique. Plus tard le P. Colonia devait écrire :
« Les ouvrages qui favorisent le quiétisme sont aujourd'hui si fort au
goût des jansénistes qu'ils les ont, comme l'on sait, assez ouvertement
adoptés » (Bibliothèque janséniste, 4» éd., 1744, t. I, Préface, § 4). Cf.
L. Ceyssens, La correspondance anti-janséniste de F. Chigi, Bruxelles-
Rome, 1957, pp. 77 sq., 137, 200 et Sources relatives aux débuts du jan
sénisme et de Vanti- jansénisme, Louvain, 1957, pp. 3*13, 564, 567, 652 sq.
53. Cf. ses vota dans les Analecta juris pontificii, t. IX, et, sur lui,
les Œuvres de Fénelon, Paris, 1S52, t. VII, p. 665, Phélipeaux, t. I'D,
pp. 5, 113, 127, 156 sq. et Joppin, Fénelon et le Pur Amour, Paris, 1938,
table.
DOM GABRIEL GERBERON 221

et 25, G. C, 1. V, c. 10) et elle en a dégagé toute l'importance.


Même quand Gerberon emploie des mots nouveaux, comme
celui d' « objet formel », non seulement il se rencontre avec
Le Drou,-mais il prolonge la pensée de M. d'Ypres dans des
directions déjà fort nettes chez celui-ci. S'il reste possible
de soutenir que l'ex-bénédictin a été infidèle au « panhédo-
nisme » augustinien, ce n'est pas en tout cas pour les besoins
de la polémique contre Bossuet, puisque déjà le Miroir ne
voyait dans delectatio qu'un synonyme de placitum.
Cependant on ne peut nier que les écrits de Gerberon n'aient
un accent assez différent de celui de Jansénius et surtout de
celui de l'évêque d'Hippone. C'est que, qu'on le veuille ou
non, il n'est pas possible d'échapper à l'influence du travail
des générations précédentes. Les distinctions techniques que
multiplie l'ex-bénédictin (surtout dans son Apologie manusc
rite,ce qui confirme qu'il n'y a là aucun calcul), le perpétuel
retour sous sa plume (à propos de la délectation aussi bien
que de la fin de l'acte de charité) de l'expression « motif for
mel », sa presque totale indifférence au problème psycholo
gique du rôle du plaisir trahissent son appartenance à une
tradition théologique postérieure au v6 siècle. Il enregistre
lui-même les modifications du vocabulaire, mais il ne se de
mande jamais si elles ne touchent pas au fond des problè
meset si les solutions qu'elles fournissent ne seraient pas,
comme le prétendait Bossuet, de simples « pointillés » ou
« chimères ». « Si ce sont des pointillés, s'écrie-t-il au con
traire, que deviendra la religion qu'on ne peut expliquer sans
distinctions ? ». C'est pourtant M. de Meaux qui se trouvait
sur ce point d'accord avec la résolution originelle de Jansé
nius (qui n'avait pas pu lui-même y rester fidèle jusqu'au
bout) et, en demandant à ses autorités des réponses à des
questions qu'elles ne s'étaient pas posées, Gerberon altérait
à son insu leurs systèmes. Alors qu'on s'attendait par exemp
le à ce que la distinction du frui et de Yuti dominât sa solu
tion du problème de la charité, il la remplace par celle de
l'honnête et de l'utile, presque Inexistante chez saint August
in qui sent dans son De diversis quaestionibus LXXXlll
(c. 30, P. L., t. XL, col. 19 sq.) la difficulté d'assujettir à la
métaphysique platonicienne une notation d'un caractère pra
tique.
Il serait pourtant paradoxal de ranger parmi les champions
de la scolastique un religieux à qui ses supérieurs faisaient
grief de la sacrifier à la positive et qui reprochait lui-même
son thomisme à Antoine Arnauld. De fait, il n'a pas non plus
222 JEAN ORCIBAL

recours à la distinction aristotélicienne entre amour de bien


veillance et amour de concupiscence. Plus que de tout autre,
il s'inspire dans ses apologies pour Fénelon de saint Anselme,
« le plus subtil et le plus solide des derniers Pères », qui a le
premier posé un problème théologique avec les termes qui
traduisaient des préoccupations moralisatrices dans le De
officiis de Cicéron (1. I, c. 3, § 9, c. 5 sq., 1. II, c. 3 sq., 1. III,
c. 3, 33) et des soucis ascétiques dans l'ouvrage de saint
Ambroise qui porte le même titre (1. I, c. 9, 1. II, c. 6-7,
P. L., t. XVI, col. 31 sq., 109 sqq.)54. Bossuet reprochait à
l'archevêque de Cantorbéry d'avoir ainsi inspiré à Scot l'idée
d'un désintéressement imaginaire, Gerberon la trouve bien
fondée et se contente de concilier rapidement, par le biais
d'une évolution sémantique, l'auteur qu'il avait édité avec
saint Augustin. Rappelons qu'alors que Jansénius n'invoque
saint Anselme qu'à propos de l'identification du « libre »et
du « volontaire », Gerberon avait déjà essayé en 1692 de mett
re sous son patronage toutes ses idées sur la Grâce et que
c'est peut-être à l'influence du grand abbé que sont dues les
atténuations qu'il semble avoir apportées dans son Manifeste
à M. de Seignelay à la rigueur des Cinq Propositions. Il ne
manque donc pas de raisons de rattacher un érudit que sa
vie trop agitée et sa plume trop féconde n'empêchèrent pas
de conserver jusqu'au bout l'estime de Mabillon, à cette
« école de théologie bénédictine » dont Saint-Germain-des-
Prés lui avait un moment confié l'histoire55. Il resterait à
chercher si ce n'est pas aussi le cas d'autres religieux, dom
Claude Martin et dom François Lamy par exemple56, qui ne se
hâtèrent pas d'accorder foi aux accusations d'hérésie prodi
guées dans les polémiques de leur temps, ni de juger incomp
atibles des théories que l'on considère trop facilement de
nos jours comme diamétralement opposées.

Jean Orcibal.

54. Lettre à M. de Meanx contre Duplessis, pp. 14 sqq., 23. —


Ms. d'Amersfoort, 933, p. 44. — Burnaby, pp. 107 sq. et les notes de
dom Boissard déjà citées.
55. Cf. la Lettre contre Duplessis, pp. 59 sq. et Filliatre, Gerberon,
19<20, pp. 20, 82-87, 90 sq.
56. L. Cognet, Le crépuscule des mystiques, p. 315.

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