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Le Voir et le Croire. Voyance et prophétie dans l’Ancien et le Nouveau


Testament

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Benoît Vermander
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Gregorianum

BENOÎT VERMANDER, S.I.


Le Voir et le Croire. Voyance
et prophétie dans l’Ancien et le Nouveau Testament

Pontificia Universitas Gregoriana


Roma 2017 - 98/3
Gregorianum 98, 3 (2017) 445-462
Benoît Vermander, S.I.

Le Voir et le Croire
Voyance et prophétie dans l’Ancien
et le Nouveau Testament

Introduction

«Je n’ai pas pensé. J’ai vu. J’ai vu ma pensée.» C’est une très belle phrase
que celle par laquelle Félicie, l’héroïne du Conte d’Hiver, film du réalisateur
français Eric Rohmer, relate le moment où, «sans douter ni pouvoir douter»1,
elle prit tout naturellement la décision qui lui avait été «montrée» et qui allait
orienter la suite de son existence. Est-ce trop que de lire en cette affirmation
quelque chose du mouvement même de la foi ? La foi, dira-t-on, «donne à voir».
Ou plutôt: croire et voir se nouent ultimement dans un même acte d’adhésion.
Videre esse credendum2. Pareille proposition est pourtant rarement de celles qui
fondent un développement circonstancié. S’il est une dimension existentielle
dans laquelle la norme théologique chrétienne inscrit d’ordinaire la démarche du
croyant, ce serait bien plutôt celle de l’écoute. Le langage de l’écoute est, dirait-
on, spontanément théologique. C’est qu’ici l’ultime référence est toujours Parole
– la Parole même de Dieu, dont l’élucidation est «la tâche tout aussi nécessaire
qu’impossible de la théologie.3» Et pareil langage a pour lui tant une tradition
scripturaire surabondante que l’exigence fondatrice de faire de la théologie
un discours fondé en raison: l’insistance sur la dimension «écoutante» de la
démarche croyante va, semble-t-il, toujours de pair avec une mise en cohérence
croissante et méthodique du discours qui ambitionne d’en rendre compte.

1
«Le premier temps [pour faire une saine et très bonne élection] est quand le Seigneur notre
Dieu attire et meut la volonté de telle façon que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme fidèle suit
ce qui lui a été montré.» S. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, 175.
2
«Dans l’acte de foi, comme l’amour est nécessaire à la connaissance, ainsi la connaissance
est nécessaire à l’amour. L’amour, hommage libre au bien suprême, donne de nouveaux yeux.
L’Etre plus visible ravit le voyant.» P. Rousselot, Les yeux de la foi, Paris 2010 (1910) 57.
3
K. Barth, Parole de Dieu et parole humaine, Paris 1966, 226.
446 Benoît Vermander, S.I.

Le risque encouru à inscrire la foi dans le seul registre de l’écoute apparaît


pourtant clairement: une «vulgate de l’écoute», plus ou moins mécaniquement
reproduite, menace le discours d’un risque de déréalisation. Le corps où s’inscrit
la parole glisse vers l’évanouissement. Ainsi, rien n’est plus aisé que d’opérer
la réduction de ce que peuvent comporter d’anormal, de merveilleux, de
visionnaire les univers religieux dans leur ensemble, et, parmi eux, l’univers
biblique, l’univers chrétien. Point n’est besoin, la plupart du temps, de nier la
réalité objective des phénomènes rapportés. Il suffira de ne les aborder que sous
l’angle du sens dont de tels phénomènes sont porteurs. Qu’on ne s’y méprenne
pas: il ne s’agit pas ici de nier que c’est bien la charge symbolique de telle vision
ou de tel miracle qui ultimement importe, mais il est des façons d’aborder la
question du «sens» qui cède à la déréalisation dont nous faisions le constat à
l’instant. C’est ainsi que la simple formulation de la question de ce qu’ont pu
«voir» ou «entendre» les prophètes du Premier Testament apparaît quelquefois
saugrenue. De même, la question des «pouvoirs» de Jésus n’est plus guère posée;
et pourtant, s’il est exact que les gestes de Jésus – appeler Zachée, guérir un
aveugle – ont pour effet de resituer le bénéficiaire dans un réseau de relations
en même temps qu’ils annoncent la venue du Royaume, il n’en reste pas moins
qu’une interrogation sur la nature exacte de ces «pouvoirs» est susceptible de
renouveler certains aspects du dialogue interreligieux en assumant à nouveaux
frais la charge d’extra-ordinaire dont tout système religieux est porteur4. Car il
est aussi des façons de mener une théologie des religions qui ressort de la même
pratique réductrice: aussi essentielle que soit, par exemple, l’entrée théologique
par l’examen de la convergence des visées éthiques que chaque système engendre
et déploie, fait-elle droit à l’expérience du miraculeux et/ou du supra-sensoriel
que les mêmes grands systèmes autorisent, encouragent et canalisent?
La question qui s’esquisse ici est donc inscrite dans un projet d’anthropologie
religieuse: faire droit à la totalité de ce que le sujet croyant voit, entend, éprouve
avec tous ses sens; et, parallèlement, percevoir quelque chose de la protestation
que cette perception même lui fait éprouver contre la «réduction critique» à
laquelle le discours savant (théologique aussi bien que scientifique) soumet son
expérience, aussi parcellaire, maladroite, voire faussée que soit cette protestation5.

4
Ainsi le taoïsme et la religion traditionnelle chinoise attachent une importance particulière
à la façon dont le corps est pris en charge, renouvelé et rétabli dans un processus d’adhésion et
de pratiques religieuses. D’égale importance est pour eux l’harmonieuse connexion entre corps
individuels et autres expressions du macrocosme. Par ailleurs, toujours dans ces expressions
religieuses, une vision organique du corps et de la guérison va le plus souvent de pair avec des
«visualisations» intervenant dans le processus rituel. On peut consulter K. Schippper, Le Corps
taoïste, Paris 1993 (1982); P.H. de Bruyn, Le Taoïsme, chemins de découvertes, Paris 2009.
5
A partir notamment d’une réflexion critique sur la façon dont les études chamaniques
étaient traditionnellement conçues s’est progressivement constitué une «anthropologie du
croire» qui tente d’aborder l’acte de croire au travers des pratiques qui le constituent et qu’il
Le Voir et le Croire 447

En fonction de ce qui précède, on comprendra que des catégories d’expérience


religieuse où l’image a de quelque façon le primat sur la parole comportent
déjà, de soi, une qualité protestataire. C’est de cette qualité protestataire que sera
porteur celui que j’appelle l’homme du voir. L’homme du voir est celui qui, à
l’instar de la Félicie de Rohmer, exprimera le mouvement et les moments de son
expérience spirituelle au travers des métaphores que spontanément lui fournira
l’acte de voir, de préférence à celles suggérées par l’acte d’entendre. A ce titre,
vraisemblablement, l’homo religiosus est toujours, à quelque moment de sa vie,
un «homme du voir». Mais il est des sujets, des types d’expérience sans doute,
pour lesquels, de façon plus habituelle, prédominent ces métaphores. Peut-être
la qualité protestataire des métaphores du voir est-elle redoublée par la tonalité
de certitude, de résistance de principe à l’objection, que comporte de soi le fait
de pouvoir dire: J’ai vu - de mes yeux vu.
Reconnaître ainsi la protestation que l’acte de voir nourrit de soi contre la
réduction critique ne revient nullement à en égaliser ou en avaliser l’ensemble
des expressions. La protestation tient bien souvent du faux-semblant, et
l’affirmation d’une certitude peut signifier la préférence donnée à l’évidence
de l’illusion sur l’obscur et douloureux travail intérieur. Reste que l’on ne
peut trancher dès l’abord en ce combat douteux entre vérité et mensonge:
l’observateur est invité à entrer jusqu’en l’intérieur de cette vivante métaphore
du regard pour chercher de quelle façon son fonctionnement à la fois critique
et nourrit l’entreprise théologique. Cet article entreprend donc une traversée
de quelques lieux bibliques dans lesquels le «désir de voir» devient le chemin
de l’expérience prophétique et, plus largement, celui du passage du «voir»
au «croire». En s’arrêtant sur quelques figures de l’homme du voir, il tente
donc de sonder les ressources que le texte biblique recèle toujours pour
l’anthropologie religieuse contemporaine.

I. Voir et entendre

Comme il est de mise dans toute culture, l’Ancien Testament dresse le portrait
d’hommes qu’on nous dit être spécialement gratifiés de visions et de songes ou
encore capables d’interpréter les rêves. Joseph (Gn 37,5-7; 40; 41) et Daniel en

autorise. Pour juger de la fécondité de cette approche on peut se référer à l’imposant volume
édité par K. Buffetrille - J.L. Lambert - N. Luca - A. De Sales, D’une anthropologie du
chamanisme vers une anthropologie du croire. Hommage à l’œuvre de Roberte Hamayon.
Sans s’identifier avec ces tentatives, la présente étude comprend les tâches présentes de l’an-
thropologie du religieux à partir de préoccupations voisines. Sur la fin, elle ambitionne aussi
d’esquisser les voies du passage de l’anthropologie religieuse à une anthropologie propre-
ment théologique.
448 Benoît Vermander, S.I.

constituent les figures les plus marquantes. Le chapitre deux du Livre de Daniel
dessine même une pointe extrême de l’acte de voyance, en cela qu’il s’agit de
voir le songe d’un autre: «Ton songe et les visions de ton esprit sur ton lit, les
voici» (Dn 2,28). Il est bien spécifié que pareille entreprise dépasse les facultés
de tout enchanteur, magicien, devin. Ces devins, magiciens, voyants marquent
évidemment toute l’aire culturelle et religieuse dans laquelle s’inscrit Israël.
L’un d’entre eux, pour le moins, se verra reconnaître une fonction spécifique
dans l’histoire de la promesse au nom des dons qui sont les siens: Balaam, fils de
Béor, qualifié de «devin» (qosem). L’une des plus belles bénédictions proférées
sur Israël, et sur l’astre qui doit grandir dans sa descendance, provient ainsi d’un
«homme au regard pénétrant (qui) voit ce que Shaddaï fait voir, (qui) obtient la
réponse divine et (dont les) yeux s’ouvrent» (Nb 24,3-4)
Cette qualité visuelle de la révélation se retrouve dans l’ensemble de la
littérature prophétique proprement dite. Mais les inflexions sont nombreuses.
Il y a bien, chez un Jérémie par exemple, un «travail du voir», mais ce dernier
se présente moins comme des visions qui déchireraient l’invisible que comme
un travail de sens poursuivi dans la contemplation du quotidien et des actes qui
le rythment: dès le récit de la vocation du prophète, c’est l’énoncé de la parole
qui prédomine, et la modestie de ce qui est donné à voir peut même surprendre
– une branche d’amandier, une marmite qui bouillonne (Jr 1,11-14); plus avant:
une ceinture, des cruches de vin (Jr 13), un vase ou une cruche de potier qui se
brise (Jr 18 et 19)... Quand le même Jérémie nous décrit un état proche d’une
frénésie mantique, d’une transe («Je tremble de tous mes membres, je suis
comme un homme ivre», Jr 23,9), c’est encore et toujours à cause des paroles
de Yahvé. A l’inverse, il nous faudra plus loin nous arrêter sur la flamboyance
des images employées par le grand visionnaire qu’est Ezéchiel, ainsi que sur
les transes qui accompagnent ses expériences visuelles6.
La recherche historique, l’analyse linguistique, le travail proprement
exégétique permettent certes de distinguer entre prophète et voyant, mais
ils interdisent de poser des frontières trop définies. Le «voyant» (rô’éh ou
hôzéh7) partage bien des traits du nabi (prophète), lequel pourra être doté de
la faculté perceptive qu’évoque le terme même de voyant à un degré plus ou
moins grand. Cependant, même lorsque la parole prophétique ne dévoile pas
à proprement parler des réalités cachées au regard, invisibles, elle se donne
très généralement comme vision. «The prophets are frequently called “seers”,

6
Le recours à la notion de «transe» a fait l’objet de critiques fondées. Cf. R. Hamayon «Pour
en finir avec la ‘‘transe’’ et l’‘‘extase’’ dans l’étude du chamanisme», Etudes mongoles et sibé-
riennes 26 (1995) 155-190. Nous l’employons ici pour décrire la façon dont l’état du voyant ou
du prophète est donné à voir.
7
Cf. Supplément au Dictionnaire de la Bible, 1972, colonne 925-926. On notera l’absence
de formes féminines de ces deux termes.
Le Voir et le Croire 449

never “hearers”» note J. Lindblom8. Si, à l’occasion les termes de prophète et


de voyant se trouvent contrastés ou opposés9, la polysémie de leurs emplois
respectifs empêche d’en tirer des conclusions trop nettes. Quelles que soient
l’origine et l’étendue de leur autorité, prophètes et voyants bénéficient les uns
comme les autres d’une faculté de seconde vue. Qu’il s’agisse de retrouver
des ânesses perdues (IS 9), de percevoir l’issue de la bataille et le moyen de
la remporter (Déborah en Jg 4), ou simplement, de «voir rapine et violence»
(Ha 1,3), se trouve toujours en question une sorte d’acuité du regard, que les
auteurs bibliques ne séparent pas spontanément d’un don constaté en tout lieu
de seconde vue ou de divination. Le point sera d’en rendre et l’origine et la
destination à ce Seigneur qui fit les astres – les astres que les devins aiment
tant à consulter – pour en ordonner l’exercice à l’expression de sa volonté. Les
prophètes n’ont de cesse de le rappeler: en dernière instance, c’est la docilité,
la réceptivité à la mission donnée par Dieu qui sépare le vrai du mensonge.
En même temps, l’un des signes de cette docilité peut résider justement dans
l’impression ressentie par le corps du prophète: la puissance de la vision,
la force de la parole entendue, la violence de l’état de transe, de désordre
physiologique ou psychologique – désordre souvent noté par un Jérémie
et un Ezéchiel, pour réunir ici deux hommes dont nous venons pourtant de
contraster les structures perceptives et imaginatives.
C’est dans cette ouverture somatique que s’articulent justement vision et
audition. Significatifs à cet égard sont les textes d’envoi ou d’introduction: les
paroles d’Amos nous disent de suite ce qu’il vit (Am 1,1); la vision inaugurale
d’Isaïe s’ouvre sur l’injonction faite au ciel et à la terre d’écouter (Is 1,1-2);
le même Isaïe voit l’oracle sur Babylone (Is 13,1) ; on parlera identiquement
de «l’oracle que reçut en vision Habaquq le prophète» (Ha 1,1); Ezéchiel
«regarde et entend» (Ez 1,1-2, 26). On retrouvera cette même association
lorsque Jean «regarde la voix qui lui parle» (Ap 1,12). Dans la circulation
conjointe du voir et de l’entendre, c’est tout simplement une présence qui se
manifeste : la dissociation de l’un et de l’autre manifeste toujours au contraire
quelque absence. Et c’est le sentiment de cette présence qui bouleverse le
corps et l’esprit du prophète.
Dans le message lui-même, il s’avère le plus souvent impossible de séparer
ce qui a été vu de ce qui a été entendu. Le mot fait image, l’image fait mot.
Pareil processus a été souvent analysé: dans la vision de Balaam, les tentes
(ohalîm) de Jacob appellent les aloès (ahalîm) plantés au bord des eaux (Nb
24,5-6)10. En Amos 8, la corbeille de fruits mûrs (fruits d’été: qais) devient

8
J. Lindblom, Prophecy in Ancient Israël, Oxford 1958, 121.
9
Ainsi en Michée 3,7 : «Les voyants (hozîm) seront couverts de honte.» Les voyants repré-
sentent ici l’une des catégories de faux prophètes. Voir aussi Am 7,10-15.
10
Cf. A. Guillaume, Prophétie et Divination, Paris 1941, 167.
450 Benoît Vermander, S.I.

le signe de la fin (qes). En Jérémie 1, l’amandier (shaqed) évoque la veille


(shoqed) du Seigneur sur l’accomplissement de sa parole. «Vision et audition
sont intimement associées; si la vision dépend souvent de ce que le prophète
voit avec sons sens physique de la vue, l’audition d’un mot amène une image
mentale que le prophète voit, réfléchie dans un événement qui surviendra à brève
échéance11». Le fil à plomb d’Amos (Am 7,7-8), les images liées à la cruche
et à l’art du potier chez Jérémie (Jr 13 et 18) constituent une intellectualisation
du même procédé, délivré de son caractère presque mécanique. De façon plus
générale, le déroulement poétique des grandes visions prophétiques puise son
dynamisme spécifique de l’insécabilité de l’image et de la parole.
Au vrai, insécabilité est peut-être trop dire : il s’avère toujours possible de parler
de l’image et de la parole, même si c’est pour constater leur solidarité. Jusqu’à
un certain point, l’oeil écoute, l’oreille regarde, mais c’est tel ou tel sens qui se
trouve d’abord affecté. La manifestation de la présence de Dieu s’accompagne
encore d’une incomplétude: «S’il y a parmi vous un prophète, c’est en vision
que je me révèle à lui, c’est dans un songe que je lui parle. Il n’en est pas ainsi
de mon serviteur Moïse, toute ma maison lui est confiée. Je lui parle face à face
dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de YHWH» (Nb 12,6-8).
Mais la trace même de cette incomplétude est digne d’intérêt: la vision de Dieu
est moins celle de sa face que celle de son action. Gehrard von Rad a remarqué
qu’il est étrange d’entendre Amos nous déclarer avoir vu le Seigneur tenant un
fil à plomb et répondre au «Que vois-tu Amos ?» adressé par YHWH: «un fil a
plomb»! (Am 7,7-8)12. Pourtant, la réponse traduit très exactement ce qu’est la
vision prophétique: il s’agit d’une vision en mouvement, il est question de voir
un acte (c’est bien en tant qu’il tient un fil à plomb qu’est perçu quelque chose
de la présence du Seigneur) – et c’est cet acte qui est alors narré. La mission
du prophète s’inscrit dans le mouvement de l’acte perçu, le prolonge. Ainsi, la
vision-audition introduit le prophète dans un pathos13 en concordance avec lequel
il agira : elle l’introduit dans cela qui fait mouvoir Dieu.
C’est dans cette perspective qu’il nous faut maintenant examiner comment
la fonction prophétique se dégage de celle qu’exerce le voyant, non point pour
tenter d’établir une histoire qui reste et restera des plus discutées, mais pour
s’essayer à cerner la «pointe» de la distinction qui s’affirme ici.

11
A. Guillaume, Prophétie et Divination (cf. nt. 10), 145.
12
G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, I, Genève 1967, 53.
13
Le terme est de von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, I, Genève 1967, 56.
Le Voir et le Croire 451

II. Du voyant au prophète: Samuel

Saül est à la recherche des ânesses de son père, égarées. Alors qu’il arrive
au pays de Cuph, son serviteur le presse d’aller consulter un homme de
Dieu qui demeure en la ville et qui pourra les éclairer sur leur voyage. Et le
texte ajoute cette glose : «Autrefois en Israël, voici ce qu’on disait en allant
consulter Dieu: ‘Allons donc chez le voyant’, car au lieu de ‘prophète’ (nabi)
comme aujourd’hui on disait autrefois ‘voyant (ro’êh)’» (IS 9,9). De fait,
Samuel se présentera à Saül comme «le voyant»14, et il lui apprendra que les
ânesses sont déjà retrouvées. Le fait vaudra comme signe de la véracité des
autres paroles de Samuel. Rien que de normal en pareille démarche: retrouver
le bétail ou les personnes égarées est une fonction traditionnelle des devins,
voyants ou chamans. Encore aujourd’hui, la quête des personnes ou objets
disparus, constitue l’une des raisons habituelles pour lesquelles il est fait
appel aux voyants, mediums, magnétiseurs... La réponse du Seigneur pourra
être obtenue par un procédé de divination (cf. IS 22,13; 23; 30,7-8) ou bien,
plus rarement, par une intervention directe ou par le truchement d’une transe
divinatoire. Ce qui, dans le contexte du livre, paraît plus étonnant, c’est que
la figure de Samuel ainsi esquissée succède à une mise en situation qui fait de
lui l’homme de parole par excellence. Que l’on songe au chapitre trois de IS,
qu’une lecture traditionnelle rendra emblématique de la situation existentielle
du croyant à l’écoute au for de la nuit. Et, dans les chapitres six et sept, la
parole de Samuel prend le pas sur la présence muette de l’arche: «Samuel
préféré à l’arche, c’est le dialogue préféré à la main-mise comme type de
rapport entre YHWH et Israël15».
C’est donc cet «homme de Dieu» que le peuple considère comme gratifié
d’un don de double vue, don qui le rend capable de savoir tant les raisons
de la colère divine que l’endroit où des ânesses ont bien pu s’égarer. Dans
le passage qui nous intéresse, «Samuel est d’abord un devin dont les propos
et l’action correspondent bien à son rôle. [...] Certes, le fait qu’on l’appelle
“voyant” et que ce terme soit expliqué par celui de “prophète” le met en
quelque sorte en conformité avec ce que nous en apprendrons plus tard,
notamment lorsqu’il sera chargé de faire des reproches à Saül: alors il sera
bien prophète»16. L’intérêt de la figure de Samuel, c’est qu’elle constitue une
matrice, ou un Urbild, dont nous voyons les éléments se diviser et se spécifier
au fur et à mesure de la progression du récit. C’est dans ce mouvement que
l’on voit naître la fonction prophétique classique, en dialogue critique dès son
origine avec l’institution royale. La figure du voyant est alors insérée dans

14
Le terme sera encore répété en Is 16,4, avant l’onction de David.
15
A. Wenin, Samuel et l’instauration de la monarchie (I Sam I-12), Francfort 1988, 104.
16
P. Gibert, La Bible à la naissance de l’Histoire, Paris 1979, 103-104.
452 Benoît Vermander, S.I.

celle du prophète, que le Seigneur instaure en vis-à-vis du roi17. En même


temps, les éléments proprement divinatoires qu’elle comportait sont rejetés
en des marges perpétuellement résurgentes: «Saül avait expulsé du pays les
nécromants et les devins.» (IS 28,3) nous sera-t-il dit - juste avant le récit de
sa visite à la nécromancienne d’En-Dor…
Que Samuel ait statut de devin est-il un fait accidentel dans la généalogie
du fait prophétique? En tout cas, l’origine n’est pas oubliée. Le Siracide
qualifie encore Samuel de «voyant véridique» (Si 46,15) – ce qui le distingue
certainement des autres voyants mais l’inscrit néanmoins dans leur catégorie.
Mais pour apprécier les implications du constat, il faut rappeler dans le
même temps les liens que Samuel entretient avec les confréries de prophètes
extatiques. C’est dans le cadre de ces confréries qu’il fera subir à Saül puis à
David un rite de passage que l’on peut soupçonner être une véritable initiation
(IS 10,9-12 et 19,18-24). Or, on ne résorbe pas si facilement l’écart entre
les positions du voyant et celui du prophète extatique, telles qu’on peut les
déduire tant du contexte historique que des notations scripturaires. Le voyant
est d’abord devin, exerçant une fonction sociale de consultation, liée jusqu’à
un certain point à un culte et un lieu. La divinité ou l’esprit auquel il se
réfère ne constitue sans doute pas la question essentielle: le résultat compte
davantage que la source. Les confréries extatiques se situent en revanche en
des marges sociale: la surprise des connaissances de Saül sera grande de l’y
voir participer: «Saül est-il aussi parmi les prophètes ?» (IS 10,11). D’un côté,
un savoir manipulable, inséré dans le fonctionnement social ; de l’autre, une
expérience hors des normes, le rejet aux marges d’un groupe. Ce que réalise
Samuel, dans le surgissement de la fonction prophétique, c’est une jonction:
il fait du savoir non manipulable du prophète (ici opposé au devin) la source
d’une autorité sociale18.
L’expérience intérieure de la parole qui est celle de Samuel d’un côté,
le prestige social de la divination et de la double vue qui lui est attaché de
l’autre confluent ainsi dans l’invention d’une position nouvelle. Cela au prix
d’un triple arrachement: (a) la renonciation au droit de ses fils à hériter de sa
fonction, (b) l’acceptation d’entrer dans le temps de la royauté, (c) et enfin
la dénonciation de Saül. C’est en fait dans le déchirement de sa relation avec
Saül que Samuel, de voyant, devient vraiment prophète. Alors est énoncée

17
Les hésitations de vocabulaire elles-mêmes trahissent quelque chose de cette mutation.
C’est ainsi qu’il nous est parlé du «prophète Gad, le voyant de David» (2S 24,11).
18
On rejoint ici le portrait dressé à très larges traits par D.C. Benjamin: «Prophets were dis-
tinguished by a highly developed physical sensitivity manifested by the phenomenon of ecstasy,
but were representatives of social institutions rather than charismatic individuals. As a social in-
stitution, prophets created a balance of power with the social institution of the monarchs.» «An
Anthropology of Prophecy», Biblical Theology Bulletin, 21 (1991) 135-144 (142).
Le Voir et le Croire 453

la grande matrice prophétique: «L’obéissance vaut mieux que le sacrifice, la


docilité, plus que la graisse des béliers» (IS 15,22). Dans le choix de David,
tout se trouve remis à Celui qui voit toute chose: «Les vues de Dieu ne sont
pas comme les vues de l’homme, car l’homme regarde à l’apparence mais
YHWH regarde au coeur» (IS 16,7). Le passage de la royauté de Saül à David
signale ainsi l’indépassable ambiguïté qui affecte, dès son origine, la relation
du prophétisme à la fonction royale: c’est une dénonciation qui instaure, une
instauration qui dénonce.
La relation psychologiquement très ambiguë qui unit le voyant à son
consultant est magnifiquement illustrée par le couple que forment Samuel et
Saül. L’un et l’autre se contemplent eux-mêmes dans l’apparence qu’ils se
renvoient19. La déchirure du manteau de Samuel, dont le regard s’est enfin
détourné de celui que jusqu’alors il fixait, symbolise une brisure qui atteint
les deux protagonistes au plus intime de leur projet et de leur mission.20
La rencontre prend plus d’ampleur encore du fait de sa répétition lors de
l’évocation d’En-Dor: le geste d’expulsion des devins (l’expulsion du désir de
«tout voir» sans que ce voir soit régulé par l’écoute de la parole de YHWH)
se retourne chez Saül en un vertige spéculaire d’une exceptionnelle intensité.
Parallèlement, la fonction médiumnique de Samuel se poursuit outre-tombe:
c’est en tant que voyant qu’il est évoqué, qu’il est vu. Origène lira dans cette
évocation l’annonce paradoxale de la victoire sur tout sortilège et sur tout
démon, l’annonce de la fracture des portes des enfers21. Samuel continue sa
mission de prophète auprès de l’Israël défunt: «Le témoignage que rend ici
Samuel atteint la perfection dans la prophétie22».
Ainsi, dans l’affinement progressif de la figure de Samuel, et particulièrement
au travers de la relation qu’il entretient avec Saül, se trouve dessiné un chemin
d’assomption de la fonction traditionnelle de voyance. Elle ne disparaît pas
à proprement parler, elle est intégrée au sein du rôle prophétique, mais au

19
La transmission que Samuel ne peut faire à ses fils se reporte sur Saül qui, dit-il, «n’a pas
son pareil dans tout le people» (Is 10,24). YHWH reprochera à Samuel de pleurer Saül à l’excès
(Is 16,1).
20
La transe renouvelée de Saül à Rama (Is 19,22-24) illustre certainement quelque chose
du traumatisme que subit Saül et sa difficulté à quitter le lieu de l’expérience originaire. Saül,
dans sa relation trop étroite à Samuel, reste à la fois un roi et un voyant, et c’est en David que
la séparation complète des fonctions prendra corps.
21
L’épisode de la nécromancienne est à l’origine d’un vaste débat théologique et exégétique:
est-il possible de croire qu’une sorcière ait pu faire apparaître Samuel? Comment ce dernier
se trouve-t-il dans les Enfers? Ne faut-il pas croire que la sorcière a fait apparaître un démon
ayant pris la forme de Samuel? Diodore de Tarse et Origène prendront le récit au sens littéral.
Eustache d’Antioche et Grégoire de Nysse seront d’un avis opposé. Cf. M. Simonetti, Origene,
Eustazio, Grigorio di Nissa. Lo Maga di Endor, Biblioteca Patristica, Florence 1989.
22
Origene, Homélies sur Samuel, Sources chrétiennes 238, Paris 1986, 203.
454 Benoît Vermander, S.I.

prix de crises majeures dont l’évocation d’En-Dor constitue le sommet, de


par le retournement qu’elle opère: C’est une devineresse, une voyante («la
femme vit Samuel», IS 28,12 – et elle reconnaît alors le roi) par l’entremise
de laquelle trouvera à s’exprimer la prédiction la plus accomplie du prophète.
Faut-il encore remarquer que c’est cette femme qui rendra au roi en sursis les
devoirs de la compassion (IS 28, 21-25) ? Peut-être la chose n’est-elle pas
indifférente: celle qui vient d’évoquer l’invisible se penche ensuite sur Saül et
le voit, tout bonnement, affamé et épouvanté. Dans un contexte similaire de
jugement, le «voir» dont il sera question sera celui-là qui se pose sur le roi (ou,
identiquement, le pauvre) affamé - et la qualité de ce voir sera alors mesurée
à l’aune du geste qu’il provoque (Mt 25,31sq).

III. Du prophète au voyant: Ezéchiel

Nous avons déjà noté que l’émergence de la figure prophétique classique est
inséparable de celle de l’institution monarchique. L’effacement de l’une et de
l’autre est aussi conjoint. Effacement qui s’accompagne d’une résurgence de
la «vision» comme mode d’expression autonome. C’est en la figure d’Ezéchiel
que l’ensemble de ces évolutions s’incarne le plus nettement.
La chute de la royauté s’accompagne, chez Ezéchiel, d’une revendication
renouvelée de la seigneurie de Dieu sur son peuple: «Quant au rêve qui hante
votre esprit, il ne se réalisera jamais ; quand vous dîtes: “nous serons comme les
nations, comme les tribus des pays étrangers, en servant le bois et la pierre”. Par
ma vie! oracle du Seigneur YHWH, je le jure: c’est moi qui règnerai sur vous, à
main forte et à bras étendu, en déversant ma fureur» (Ez 20,32-33). L’annonce
de ce règne sans médiation (laquelle annonce ferme le recueil prophétique:
«YHWH est là», Ez 48,35) n’est-elle pas à rapporter à l’immédiation de la vision,
et à son abondance? Voir la gloire de YHWH sortir du Temple (Ez 10,18), c’est
alors s’apprêter à entendre la promesse renouvelée: «ils seront mon peuple et
moi je serai leur Dieu» (Ez 11,20).
On retrouve immédiatement chez Ezéchiel l’ensemble des traits qui
caractérisent en toute culture la fonction de voyance: les images qui révèlent
une conscience suraiguë de la violence à l’oeuvre tout autour de soi; la vacance
du langage lorsque l’image tend à s’effacer elle-même pour exprimer un tant
soit peu ce qui a pu être approché de l’indicible; le travail somatique qui
s’accomplit en ce malade qu’est le voyant, jusqu’à ce que la vision du «mal
radical» qui mine Israël se transmue en celle de la guérison qui interviendra.
Il serait trop long de relever toutes les occurrences qui inscrivent Ezéchiel
dans ce modèle. Nous ne mentionnerons que quelques traits, qui devraient
nous permettre de caractériser plus précisément ce à quoi correspond ici
l’acte de voir:
Le Voir et le Croire 455

- La figure d’Ezéchiel reprend nombre de traits de la prophétie pré-


classique: le thème de la «force de l’esprit» ou celui, voisin, de «la main
de YHWH» y tiennent une place importante (3,14; 8,3; 11,24), avec la
connotation extatique qui y sont associés. Si l’esprit emporte, si la main
soulève, c’est en premier lieu pour «faire voir». Walter Zimmerli a noté
aussi l’importance de la qibla, cette attitude qui consiste à se tourner
vers ceux auxquels on s’adresse pour établir un contact optique : «Fils
d’homme, dirige ta face vers les monts d’Israël» (6,1)23. Telle était l’attitude
demandée au voyant Balaam. La force du regard semble même parfois
revêtir cette performativité que l’on attribue d’ordinaire aux paroles de
bénédiction ou malédiction: «Prends une brique et mets-la devant toi; tu y
graveras une ville, Jérusalem [...] Puis tu fixeras sur elle ton regard et elle
sera assiégée.» (4,1-3)
- L’expérience d’Ezéchiel est, de bout en bout, celle d’un malade, rongé par ce
qu’il voit (ou ce qu’il ne voit plus, lorsque le Seigneur lui enlève «la joie de (ses)
yeux», 24,15): il se trouve à plusieurs reprises frappé de stupeur et muet (4,15;
24,27; 33,22) Remarquable est aussi l’acte de couper et brûler les cheveux et la
barbe pour signifier ce temps où «des pères dévoreront leurs enfants au milieu
de (Jérusalem) et des enfants dévoreront leurs pères» (5,10). L’énoncé même
de la menace permet de rapprocher le fait de cette pulsion, souvent observée,
qui mène à inscrire dans le corps (incisions, tatouages, troubles somatiques)
les événements rapportés à la filiation24. D’autres mentions enfin (le manger du
livre et la fièvre du chapitre 3) peuvent évoquer des expériences hallucinogènes.
- L’expérience de la vision ne structure pas seulement le mode de narration mais
encore le rappel de l’histoire du passé et l’annonce des châtiments en marche.
Exemplaires sont à cet égard les récits figurés de l’histoire de Jérusalem aux
chapitres 16 et 23: toute la tendresse de YHWH pour Jérusalem est symbolisée
en l’acte de la voir et de la parer. Toute sa fureur, en ce renversement: il
l’exhibera, la dénudera, jusqu’à ce que toute la honte de Jérusalem soit dévoilée
(23,29). Il est une facture visuelle de toutes les actions de YHWH: voir, glorifier,
exhiber... Une facture visuelle symétrique des actions de Jérusalem : détourner
son regard, se laisser fasciner par de simples images (23,14), s’afficher... C’est
cette droiture ou bien cette perversion du regard qui commande l’ensemble des
actions connexes.
- Rien d’étonnant alors à ce que l’oeil même du prophète perçoive quelque chose
de la gloire de YWHW. C’est même en cette vision inaugurale qu’il trouve, à
l’instar d’Isaïe, l’origine de sa mission. Ce «quelque chose qui ressemble à la
gloire de YWHW» (1,26) continuera de bout en bout à être vu en acte, jusqu’à

23
W. Zimmerli, «Le message du prophète Ezéchiel», Foi et Vie 72 (1972) 7. Voir aussi Ez
13,17; 21,2-7; 25,2.
24
Cf. J. Guyotat, Etudes cliniques d’anthropologie psychiatrique, Paris 1991, 65-73.
456 Benoît Vermander, S.I.

ce qu’il s’élève du milieu de la ville (11,23). Car ce qu’Ezéchiel perçoit du


Seigneur, dans l’implacable avancée des roues des animaux, c’est qu’Il s’en
va. La Présence manifeste et confirme l’absence qui déjà se fait ressentir. Qui
d’autre que le voyant peut ressentir aussi douloureusement ce qu’est d’être
privé de la joie même de l’oeil? Mais aussi, qui peut mieux ressentir, quand il
n’est plus que la ténèbre pour compagne, l’ampleur de la promesse qui s’y fait
entendre? «Je manifesterai ma gloire aux nations [...] Et je ne leur cacherai plus
ma face, car je répandrai mon Esprit sur la maison d’Israël, oracle du Seigneur
YHWH» (39, 21 et 29). Ce que l’on peut voir du Seigneur, c’est qu’il s’en va.
Et c’est seulement dans le noir de ce voir-là que l’on peut entendre qu’il revient.
A compter de ce jour, et dans l’attente de la réalisation de pareille prophétie,
il n’y a plus place que pour des «prophéties par provision» – dans ce qui ne sera
plus, après tout, qu’un Etat par provision. «Mets tout cela par écrit devant leurs
yeux» (Ez 43,11): la parole, désormais, ne sera plus «vue» que par écrit. C’est
très exactement le projet post-exilique, et c’est sa réalisation que narrent les
livres d’Esdras et de Néhémie. L’espace encore ouvert à l’activité prophétique,
c’est d’annoncer sa propre fin (Za 13). Le paradoxe, c’est qu’en ce temps où il
n’est plus de prophète (cf IM 4,46), en ce temps où se dénouent parole et vision,
qui étaient si étroitement liées dans l’acte prophétique, abondent désormais les
visions, les voyances, les apparitions. Le Livre de Daniel et les nombreuses
apocalypses en fourniront d’abondants exemples. Les Juifs fidèles à la Parole
écrite puiseront réconfort dans les visions et dans les songes (cf. IIM 3,24-31 et
15,12-16). S’ouvre alors le temps de l’apocalyptique: le temps de l’image écrite.
La parole de Dieu a promis que lui-même se donnerait à voir. Que pourrait-
elle ajouter d’autre? Ce sont donc signes, images, visions, voyances qui relaient
désormais l’accomplissement de la promesse. Dans l’intervalle: «Garde silence
sur la vision, car il doit s’écouler bien des jours» (Dn 9,26).

IV. Luc: Jésus vu et voyant

A ce désir de voir, à l’attente du dessillement de l’invisible, au chemin


qu’ouvre le regard vers le coeur, chacun des Evangiles rend justice dans
son mouvement propre. La vue de l’astre réjouit d’une très grande joie ces
mages-voyants venus d’Orient (Mt 2,10). L’ouverture des yeux de l’aveugle
de Bethsaïde, qui aperçoit d’abord les gens comme des arbres, annonce
l’illumination progressive des yeux du coeur de Pierre (Mc 8,22-33). Zachée
cherche d’abord à voir qui est Jésus (Lc 19,3). C’est l’invitation même que
Jésus adresse aux disciples: «Venez et voyez» (Jn 1,39). Car la Vie se donne à
voir et à entendre, à contempler et à toucher (1Jn 1,1-4).
S’il est une constante des deux premiers chapitres de l’Evangile de Luc,
c’est bien que le don de Dieu est donné à voir. Les bergers vont et voient;
Le Voir et le Croire 457

ayant vu, ils font connaître ce qui leur a été dit; ils s’en retournent, glorifiant
et louant Dieu pour tout ce qu’ils ont entendu et vu (2,15-20). Syméon, au
Temple, voit Jésus, et en bénit Dieu: «Car mes yeux ont vu ton salut» (2,30).
Dans le même temps, la manifestation de ce qui est donné à voir est traversée
de paradoxe. Celui à qui il est accordé le plus manifestement une «vision»,
c’est Zacharie. Et c’est lui pour lequel il s’avère le plus difficile de «voir» ce
qui est proposé là. Zacharie, sans doute, est homme de parole, qui répondra
à la promesse par une parole déjà dite, celle d’Abraham (Lc 1,18; Gn 15,8).
On pourrait aller jusqu’à dire que le mutisme qui le frappe alors lui apprend à
voir, jusqu’à ce que ses propres ténèbres s’illuminent (cf. 1,79) et que la vue
du don de Dieu fasse jaillir la parole vraie. A l’inverse, l’annonce de l’ange à
Marie est marquée toute entière par l’écoute, mais on peut observer que Marie
est déjà du côté de ce qui est donné à voir, ou, pour le dire autrement, que c’est
elle qui donnera à voir le don manifesté.
Enfin, le voir qui est ici donné est toujours sous le sceau de la promesse et
de la disparition. Promesse contenue dans la contemplation d’un nouveau-
né. Disparition de celui-là qu’on avait pourtant «sous les yeux», avant qu’à
le revoir on soit saisi par l’émotion (2,48), de cette émotion qui annonce les
dessillements encore à venir. L’ouverture de la vue, telle qu’elle s’annonce
déjà dans le commencement de l’Evangile de Luc, s’opère encore à l’aide de
voix et d’apparitions. C’est dans l’effacement de Nazareth et la disparition
de Jésus au Temple que doit se continuer le travail du surgissement du regard
intérieur.
Comment sortir de la cécité? Telle est justement la question qui anime la
révélation de Jésus aux siens (4,16-30). Le retour à la vue y est présenté comme
le signe même de l’accomplissement25. Le thème ici ouvert s’amplifie tout au
long des chapitres suivants: il s’agit de «proclamer le retour des aveugles à la
vue» (4,18). C’est identiquement interroger: «la poutre qui est dans ton oeil tu
ne la vois pas?» (6,42) ou demander au pharisien s’il voit vraiment la femme
en face de lui (7,44). Dans ce contexte, le signe de la guérison physique revêt
une importance particulière: «A de nombreux aveugles il fit la grâce de voir»
(7,21), «les aveugles retrouvent la vue» (7,22). L’enseignement en parabole
a pour effet que «les foules voient sans voir» (8,10), quand même la parabole
rappelle que la lampe sur le support est posée là «pour que ceux qui entrent
voient la lumière» (8,16). Il n’est pas étonnant alors que Jésus avertisse:
«voyez la manière dont vous écoutez» (8,18)26.

25
J.N. Aletti insiste sur les procédés rhétoriques qui placent le retour à la vue au centre
du récit de la prédication de Jésus à Nazareth. L’Art de raconter Jésus-Christ, Paris 1989, 60.
26
Relevé des occurrences de la formule in J.N. Aletti, L’Art de raconter Jésus-Christ (cf.
nt. 25), 105-106.
458 Benoît Vermander, S.I.

Le débat est ainsi peu à peu centré sur la question de voir qui est Jésus.
En ce voir là, en ce «centre du voir», toutes choses prennent une coloration
nouvelle: quand le regard de Jésus a dessillé les yeux de Zachée, ce dernier
peut alors considérer en vérité les pauvres et les spoliés, et leur faire réparation
(19,1-10). Voir, c’est être habité par l’évidence d’une présence qui demeure
(19,5). Jean ne dira pas autre chose de la rencontre entre Jésus et les premiers
disciples. (Jn 1,38-39) Ce qui ouvre l’oreille, c’est une parole. Ce qui dessille
les yeux, c’est un regard, avec le geste qui l’accompagne.
Le regard de Jésus lui-même prend ainsi une importance croissante. Jésus
n’est pas seulement regardé, il regarde et il voit. Il lève les yeux vers Zachée
(19,5) – que voit-il donc de lui pour qu’il en sache au plus profond le nom et
le désir? Il nous a déjà été présenté levant les yeux avant de bénir et rompre
les pains (9,16). La contemplation de Jésus qui, dans un mouvement identique
lève les yeux vers les hommes et vers la source de tout don, traverse du même
coup l’image de la violence et la fascination dont elle est porteuse: «Je voyais
Satan tomber du ciel comme l’éclair» (10,17). La qualité de regard de ce tout-
petit, qui voit plus de choses que n’en sauraient dire les paroles du sage, lui
vient de ne pas être fasciné par la puissance de l’ennemi. Qui entre en ce
regard où le visage de l’homme manifeste le don de Dieu, où le don de Dieu
illumine le visage de l’homme, rejoint la vérité du désir de voir. «Heureux les
yeux qui voient ce que vous voyez» (10,23).
Accession à la vérité dont l’invite se déroule dans la contradiction. Le
symbole le plus poignant de cette contradiction réside peut-être dans le
moment où Jésus voit Jérusalem, le destin qui l’attend, pleure sur elle qui n’a
rien vu, pour laquelle le message de paix est demeuré caché aux yeux (19,41-
44). Ne pas apercevoir que le regard de paix triomphe de la fascination de la
violence, c’est être livré du même coup à la puissance de cette même violence.
Luc marque avec grande insistance que la force de ce que Jésus donne à voir
se manifeste en toute clarté dans le lieu même de la passion: Jésus sur la croix
se trouve reconnu. «Voyant ce qui s’était passé, le centurion rendait gloire à
Dieu» (23,47). «Et toutes les foules accourues pour ce spectacle (theoria),
ayant regardé ce qui s’étaient passé, s’en retournaient en se frappant la
poitrine.» «Tous ses amis [...] et les femmes [...] qui regardaient cela» (23,49).
Ainsi,
L’obscurité ne fait pas obstacle au ‘voir’ de la multitude présente autour de la croix,
elle semble même être un des éléments qui ont permis aux yeux de se dessiller. Que
tous aient pu voir - malgré ou grâce aux ténèbres - pour louer Dieu ou se repentir,
indique bien que la mort de Jésus a fait parvenir le processus de véridiction à son
extension maximale.27

27
J.N. Aletti, L’Art de raconter Jésus-Christ, (cf. nt. 25), 175.
Le Voir et le Croire 459

La croix est ici theoria: vue claire. Elle dessille le regard à proportion de la
béance qu’elle ouvre.
Le lieu du tombeau vide est encore une béance: les femmes trouvent un vide
et non un corps, elles baissent les yeux devant l’éclat des messagers, Pierre ne
voit que des linges et il s’en revient tout surpris (24,1-12). Les yeux des deux
disciples d’Emmaüs sont encore «empêchés de reconnaître» (24,16). Quelques
versets plus loin, pourtant: «leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent»
(24,31). Cette ouverture/reconnaissance s’effectue dans les retrouvailles de
la parole et du regard, dans l’image écrite du récit que Jésus réanime tout au
long de la route. Et se produit alors le geste qui libère le chemin par lequel
faire se rejoindre le coeur brûlant et les yeux encore voilés. La reconnaissance
du Ressuscité prolonge et accomplit l’acte de la vision prophétique: il est
toujours question de voir un acte et, dans le mouvement même de cet acte, de
voir une en-allée, une disparition, une vacance: «Il avait disparu de devant
eux» (24,31). Dans le même temps, la disparition qui s’opère est reconnue
passage, présence en acte. La béance se fait passage: c’est l’illumination d’un
vide, le surgissement plénier de la présence depuis la plus profonde absence,
que sont appelés à proclamer ceux qui, dès le commencement, furent témoins
oculaires (Lc 1,2). Témoignage qui dessille les yeux de l’auditeur et en fait
tomber les écailles dans l’acte même de reconnaissance de sa cécité (cf Ac
9,18). «Alors vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des
visions et vos vieillards des songes. Et moi, sur mes serviteurs et sur mes
servantes je répandrai de mon Esprit» (Jl 3,1 ; Ac 2,17-18).

Conclusion

Peut-être la lecture qui précède permet-elle de dépasser l’alternative


classique dans laquelle se maintient la tension entre les actes de voir et de
croire: faut-il croire pour voir, est-ce la purification des sens inhérente au
travail sincère de la foi qui seule permet de passer de la fides à la visio? Ou
bien faut-il donc voir pour croire, est-ce seulement de quelque dessillement
préalable que peut être engendrée la foi? Nous avons déjà suggéré pourquoi et
de quelle façon l’un et l’autre termes de l’alternative nous semblaient devoir
être tenus dans un même mouvement:
- Voir pour croire: point de travail du croire sans qu’au préalable un regard
ne reçoive cela qui est offert aux yeux comme surprenant, nouveau, premier.
C’est dans la nouveauté de l’ouverture de l’oeil que le savoir et les images,
indissociablement mêlés, pourront être mobilisés, qu’ils seront peu à peu
réappropriés dans la construction de l’identité du sujet croyant.
- Croire pour voir: dans le mouvement même du surgissement de la foi, il
s’opère comme une prescience de la puissance de nouveauté que le regard
460 Benoît Vermander, S.I.

reçoit à proportion de la démaîtrise consentie. La croissance de cette


prescience, de ce désir, correspond à la croissance même de la foi. Le désir
de voir est sourdement illuminé de ce à quoi tend l’échange des regards : être
habité de l’Etre même à qui l’on donne foi.
Croire, dans cette perspective, c’est laisser se creuser le vide où pourront
circuler les mots et la lumière, les souffles, la vie – l’Esprit. La foi ne s’inscrit
que dans la béance des yeux, du coeur et des mains. La foi est certes habitudo,
mais s’il nous fallait définir cette «habitude» par son contraire c’est bien à
l’habitude de percevoir que nous l’opposerions. Augustin l’a suggéré avec
beaucoup de force: Les miracles, écrit-il, ne se reproduisent plus parce que
leur répétition leur ôterait toute valeur, tant la perception que nous avons des
choses dépend de l’habitude que nous en avons :
En effet, donnez-moi quelqu’un qui voie et éprouve pour la première fois la
succession du jour et de la nuit, l’ordre si constant des choses du ciel, les quatre
saisons de l’année, la pousse et la chute des feuilles des arbres, la force infinie des
semences, la beauté de la lumière, la variété des couleurs, des sons, des odeurs et
des saveurs, et avec qui pourtant il nous soit possible de nous entretenir, il sera
ébahi, accablé par ces merveilles ; et nous, nous ne tenons aucun compte de toutes
ces choses, je ne dis pas par la facilité de les connaître, car qu’y a-t-il de plus obscur
que les causes de ces phénomènes, mais par l’habitude de les percevoir.28
Position utopique que celle de l’homme qui perçoit tout à neuf, et qui
peut cependant écouter et parler, parler de ce langage inscrit dans le tissu
inextricable des perceptions du monde. Position symbolique de cela à quoi
tend le travail du croire: faire du creuset de l’habitude ce vide où s’inscrira
l’absolu surgissement d’un regard nouveau. Le mouvement qui tend à cette
nouveauté paradoxale trouvera mille et une expressions. Commentant la
parabole des dix vierges, de laquelle il fera le fil conducteur de L’Ornement
des noces spirituelles, Ruysbroeck écrira: «Dès le principe, le Christ, Sagesse
du Père, a fait entendre une parole qu’il redit à chacun dans l’intime de l’âme,
et cette parole est: Voyez. Car il est nécessaire de voir29». Non seulement la
tradition chrétienne reconnaît la résonnance de l’acte élémentaire, qu’est
l’ouverture des yeux sur le monde, jusqu’à percevoir dans la façon dont «nous
ouvrons les yeux» des enjeux d’abord insoupçonnés, mais encore elle inscrit
son appel constant à «tenir ses regards fixés sur le Christ» dans ces enjeux
mêmes: «Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit
élevé le Fils de l’homme, afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle»
(Jn 3,14-15).

28
Augustin, De Utilitate Credendi, ch. XVI.
29
Ruysbroeck, L’Ornement des noces spirituelles, Paris 1966, 17.
Le Voir et le Croire 461

Une telle perspective peut éclairer la façon dont nous étudions les expressions
de l’expérience spirituelle dans le monde contemporain. Recevoir, écouter les
récits de l’homme du voir d’aujourd’hui, c’est en écouter les singularités, les
apories, les faiblesses ou même les mensonges; c’est accepter d’y discerner
les recommencements d’une aventure spirituelle dont l’expression souvent se
cherche au prix de régressions dans le langage et la pensée. C’est entendre
parfois comment les mots anciens sont retrouvés, réinvestis, réinventés.
Pourtant, dans ce clair-obscur d’un cosmos dont les forces se recomposent
ou se fissurent, rien, presque rien ne paraît annoncer la récapitulation, la
réconciliation opérées par le Christ. On verra, bien plutôt, les hommes
«(défaillir) de frayeur dans l’attente de ce qui menace le monde habité» (Lc
21,26). Cette frayeur indique à rebours quelque chose de la tâche présente
de la théologie: savoir rassembler et lire les signes des temps, accueillant
et retravaillant l’entreprise de sens que lui offrent tous ces récits éparpillés.
C’est, d’une certaine façon, une saveur prophétique qui manque souvent à
l’entreprise théologique si l’on veut qu’elle s’inscrive en réponse aux récits
du voir. Seule une théologie à même d’entrer dans la vision inchoative d’un
univers en recomposition perpétuelle saura y trouver le mouvement de l’acte
de Dieu, le mouvement d’une création continuée. Regardant les visions qui
s’ouvraient devant lui, Ezéchiel distinguait, parmi la confusion de la tempête,
les forces qui avançaient sans défaillance «là où l’esprit les poussait» (Ez
1,12). Discerner le travail de l’Esprit jusque dans les visions obscures qui
peuplent le regard des hommes d’aujourd’hui, c’est laisser baigner le sien
propre de la source d’où coulent les eaux, de la lumière par quoi nous voyons
la lumière.

L’Université Fudan, Benoît Vermander, S.I.


Faculté de Philosophie
220 Handan Rd., Yangpu District, Shanghai ( 200433 )
E-mail: benoit.vermander@jesuites.com

Résumé

La théologie chrétienne privilégie habituellement la dimension de l’écoute sur celle


de la vision pour rendre compte de l’expérience de foi, et cette préférence va de pair
avec son projet fondateur d’élaborer un discours fondé en raison. Le danger n’en
existe pas moins de déréaliser le sujet croyant, ignorant la façon dont la naissance
de la foi et le parcours spirituel dans son ensemble engagent les sens, les émotions et
l’imagination du sujet entier. Le présent article étudie trois figures bibliques (Samuel,
Ezéchiel, le Jésus de l’Evangile de Luc): il examine comment la dimension du «voir»
structure à la fois l’expérience qui est la leur et celle du lecteur de ces textes. Il se fonde
sur ce parcours pour suggérer une tâche présente de l’anthropologie théologique: faire
462 Benoît Vermander, S.I.

davantage droit aux récits tenus par l’homme du voir, ce pour mieux rendre compte
de la variété des expériences spirituelles contemporaines et de la façon dont l’Esprit
s’y manifeste.

Mots clé: Prophétie, voyance; foi, homo religiosus, anthropologie théologique.

Summary

When trying to give an account of faith experience, Christian theology usually favors
the “listening” dimension to that of “vision”, and such preference is consistent with its
founding project to develop a discourse based on reason. This comes with the danger
of denying the lived reality of the believer, ignoring how the emergence of faith and
the spiritual journey as a whole engage the senses, emotions and imagination of the
whole subject. This article focuses on three biblical figures (Samuel, Ezekiel, and the
Jesus of the Gospel of Luke): it examines how the “seeing” dimension structures both
the experience that is theirs and that of the reader of these texts. On the basis of this
investigation, it suggests to entrust theological anthropology with a new task: to give
greater credit to the narratives offered by the faithful who stress the “seeing” dimension
of their journey (l’homme du voir) so as to better account for the variety of contemporary
spiritual experiences and for the way the Spirit manifests itself into them.

Keywords: Prophecy, clairvoyance, faith, homo religiosus, theological anthropology.

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