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Église et Alliance créatrice dans la pensée de

Joseph Ratzinger

La Révélation de Dieu à Israël est le processus dynamique conduisant l’être caché de


l’Église vers sa manifestation visible et objective dans le nouveau peuple de Dieu. À ce titre,
l’expression augustinienne « ecclesia ab Abel », reçue très tôt par Ratzinger, anticipe déjà
l’idée de l’Église dans le cœur du tout premier homme considéré comme une conscience
émergeant de la création toute entière. L’Église qui n’a jamais fait défaut à l’humanité dès les
débuts constitue alors un unique plan divin inscrit dans la création et dans le cœur de
l’homme1. En ce sens, la foi d’Israël en un unique Dieu autorise de parler d’une Alliance
créatrice de l’homme avec le Dieu d’Israël, le même national et universel, le même créateur et
rédempteur. Plusieurs productions de l’auteur allemand se condensent ainsi dans l’effort de
manifester l’identité de l’unique sujet-Église à travers l’Alliance des débuts de l’humanité
avec Dieu, appelée « Alliance créatrice ». Comment cette Alliance justifie-t-elle l’idée de
l’existence d’une unique Église en tant qu’unité du projet de salut divin dans la création et
pour la création ? Toute l’entreprise repose sur la défense d’un Logos créateur, sens de la
création et initiateur du projet qu’est l’homme. L’idée de l’Église en tant que dessein
bienveillant divin découle de cette perspective que nous construisons autour de trois points, à
savoir l’expérience du logos comme critère de l’Église, les fondements théologiques de
l’Église dans l’Alliance créatrice, et la nécessité de l’Église dans cette même Alliance.

1. L’expérience de l’être et du logos comme critère de l’Église


Ce paragraphe soutient une vue d’ensemble sur la thématique de la création. Elle
voudrait répondre à la question que voici : peut-on, dans la pensée de Ratzinger, affirmer que
l’Église est la raison (logos) et le but (telos) de la création ? Une réponse à cette interrogation
procèdera par étapes. Elle examinera l’articulation que notre auteur introduit entre les notions
de l’« être » et du « temps ». Si nous arrivons à établir ce rapport, il nous sera facile
d’examiner, à la lumière des notions du « logos » et du « telos », comment l’idée de l’Église

1
« De même que la volonté de Dieu est une œuvre et que cette œuvre est appelée monde, ainsi son dessein est le
salut des hommes, et ce dessein s’appelle Église » : CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Le Pédagogue 1, 6, Paris, Cerf,
(coll. « Sources Chrétiennes » n° 70), 1960.

1
est manifestée dans les notions du culte et de la communauté, toutes deux rapportées à
l’Alliance créatrice.

1.1. L’enjeu de la question


La question par laquelle le cardinal Ratzinger ouvre sa conférence tenue à Rome en
novembre 1994, constitue l’un des aspects essentiels de notre problématique :

Reste-t-il encore une place pour le projet de l’homme, dans la


reconnaissance de l’existence d’un dessein de Dieu sur la vie humaine ? N’y aurait-
il pas une alternative radicale, qui obligerait à renoncer à toute vérité absolue et
fixée à l’avance, afin d’être vraiment responsable devant l’avenir et les défis qu’il
comporte pour la vie de l’homme sur la terre ?2

L’objet de cet exposé relevant de la théologie morale 3, fait écho à la conférence de


Dallas de 19844. Ratzinger se propose d’abord d’analyser les conséquences de la conception
implicite des sciences modernes. Ces dernières, en effet, imposent à la mentalité
contemporaine, un type de rationalité dans laquelle est niée l’existence d’une finalité de la
création5. Cette négation, aux yeux de notre auteur, entraîne logiquement la non-
reconnaissance d’un dessein divin sur la vie et sur l’homme. Cette vision faussée de la
création provient à ses yeux de l’opposition entre deux éthiques : celle de la conviction et
celle de la responsabilité. Si l’on accepte cette partition de la morale en deux grandeurs
irréconciliables à la manière d’un Max Weber, on ne peut plus sérieusement parler d’un
dessein de Dieu pour lier et limiter la liberté de l’homme6 :

2
Joseph RATZINGER, IXè Conférence internationale sur la Pastorale des Services de la Santé, dans « La vie dans
le dessein de Dieu et le projet de l’homme », Documentation catholique, Hors-Série 2005, n°1, p. 84-87.
3
Il est possible, dans la pensée de Ratzinger, de démontrer le bien-fondé de la doctrine morale chrétienne à partir
de l’expérience du Logos divin comme son fondement. À ce sujet, lire le paragraphe « Die Erfahrung des Logos
Gottes als Begründung christlicher Morallehre » in Heiko NÜLLMANN, Logos Gottes und Logos des Menschen,
Der Vernunftbegriff Joseph Ratzingers und seine Implikationen für Glaubensverantwortung, Moralbegründung
und interreligiösen Dialog, Freiburg i. B., Verlag, (« Bonner Dogmatische Studien » n° 52), 2012, p. 493-496.
4
Joseph RATZINGER, « Der Auftrag des Bischofs und des Theologen », in Künder des Wortes und Diener eurer
Freude, Theologie und Spiritualität des Weihesakramentes, Gesammelte Schriften Band 12, (en citation: JRGS),
Freiburg-Basel-Wien, Herder, 2010, p. 285-306.
5
Guy SAMAMA observe à ce propos : « Avec Kant, s’engage […] le tournant critique, vidant le concept de
création originaire de toute réalité ontologique ou théologique objective, et le soumettant aux productions de la
raison pure par concepts, donc à la critique de la raison elle-même au titre de source commune pour tous les
concepts », dans « Peut-on se passer de l’idée de création ? », dans « Peut-on se passer de l’idée de la
création ? », https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-2-page-139.htmpages, ici p. 22.
6
Joseph RATZINGER, « La vie dans le dessein de Dieu et le projet de l’homme », p. 84.

2
Si l’existence du monde ne provient pas d’un acte créateur de Dieu, s’il
n’est pas l’expression d’un dessein de sagesse, mais s’il est dû au hasard, alors
seulement tout peut être différent de ce qui existe en réalité et tout devient alors
ouvert à une manipulation sans limites7.

L’idée de l’existence d’un dessein de Dieu pour la création, selon Ratzinger, appelle la
défense d’une rationalité interne à cette création ou d’une raison qui lui est antérieure. Cette
thèse repose sur un double présupposé. D’une part, elle pose une « relation de création » entre
la présence d’un logos dans la création et l’existence d’un Logos ou d’un Esprit créateur
antérieur à cette même création et agissant en elle. À ce titre, Ratzinger fait remarquer que
l’existence d’un logos dans la création prouve l’existence d’un Logos créateur et l’exige8.
Nous y reviendrons.
D’autre part, cette relation de création découle directement de l’articulation entre l’être
et le temps qui, à son tour, nécessite une analogie serrée entre l’être engagé dans le temps et le
sujet-Église. L’analogie elle-même implique une doctrine du Logos, thématisée dans la
logique de la Révélation divine et de sa finalité. Pour montrer la pertinence de cette analogie,
nous devons auparavant vérifier l’importance de la médiation de l’Église entre l’être et le
temps9.

1.2. L’Église, médiatrice entre l’être et le temps


L’examen des textes ratzingériens relatifs à la création révèle un cheminement
intellectuel de défense du lien entre la foi et la raison. Son postulat de départ est une tentative
de réponse aux questions que pose le rapport admis entre la foi et la création, entre le monde
en devenir et l’idée biblique fondamentale de la création du monde par le Logos10. La
thématique est abordée à la lumière de deux approches complémentaires, souvent opposées à
tort. Il s’agit du point de départ de la foi et de la méthode des sciences naturelles, devenues
sciences de la vie et de la terre :

7
Ibid., p. 85.
8
Avec cette formule, nous baignons dans la doctrine de la création considérée comme relation, comme nous le
verrons plus bas. Ratzinger inaugure un langage nouveau pour exprimer les termes de création ex nihilo, de la
relation de causalité en général et de la relation de création en particulier, très prégnants dans la théologie
scolastique.
9
Nous nous inspirons de la thèse de Heiko NÜLLMANN, op. cit., p. 487 s.
10
Joseph RATZINGER, « Création – Grâce – Monde : Foi en la création et théorie de l’évolution », dans Dogme et
annonce, Trad. Anne-Marie Gosselin, Parole et Silence, Paris, 2012, p. 140.

3
La foi en la création pose la question du fait même de l’être en tant que tel,
c’est-à-dire pourquoi il y a l’être – et non pas rien. L’évolutionnisme en revanche
veut savoir pourquoi certaines choses existent et non pas d’autres, d’où provient
leur détermination et quel est leur lien avec tout ce qui existe 11

La différence fondamentale tient au fait que l’évolutionnisme interroge les éléments


individuels qui existent dans le monde, leur structure interne et en fait l’objet de son étude. Il
observe alors « la différence entre quelque chose et quelque chose d’autre »12. La foi de son
côté, dans une approche fondamentalement ontologique et historique, porte son
questionnement sur l’origine de chaque chose et formule « la différence entre quelque chose
et rien »13. Cette méthode-ci, en caractérisant l’être dans sa globalité, renferme également un
émerveillement devant le miracle qu’il est. S’il est un dessein dans la création, s’il est un
projet, un but, il passe nécessairement par la cause originelle, la raison que l’on y trouve. Une
fois ce postulat posé, il est urgent que tout théologien réponde à la question suivante : quelle
est la signification de la foi en la création dans la compréhension d’un monde en évolution ?
Ratzinger se réfère au registre d’un dessein, d’un Esprit créateur interne à la création.
L’article « Création – Grâce – Monde : Foi en la création et théorie de l’évolution »14 publié
en 1973, semble être le tout premier à se pencher sérieusement sur la question. On y retrouve
déjà l’esquisse des opérations herméneutiques qui conduisent à la médiation de l’Église.
Parmi celles-ci, le critère de la communication intérieure de la foi avec les autres cultures de
l’humanité15 et celui de la forme et du contenu des textes bibliques de la création 16 jouent un
rôle fondamental. Ils reposent sur le principe de la transcendance du Verbe de Dieu sur toutes
les formes d’expression particulières et visibles dans la création. Ces deux critères sont
déployés ici en arrière-plan de la justification de la relation entre l’être et le temps que rend
possible la mémoire de l’Église et voici comment.

11
Ibid., p. 137.
12
Ibid., p. 137.
13
Ibid., p. 137. Cette différence entre « quelque chose » et « rien » est une allusion faite à la doctrine de la
création ex nihilo qui affirme que la création n’est ni une génération, ni une transformation obtenue à partir d’une
matière préalable. Elle diffère de tous les processus naturels que nous pouvons observer dans le temps et dans
l’histoire.
14
Ibid., p. 140.
15
« […] Le premier et le deuxième chapitre de ce livre (Genèse) donnent une image assez contradictoire du
déroulement de la création. Or, cela veut dire que déjà, au niveau de la Bible elle-même, la foi et la conception
du monde ne sont pas identiques ; la foi utilise une image du monde mais sans pour autant s’identifier à elle » :
cf. Ibid., p. 141.
16
Ce qui a sauvé les Pères de l’Église de la forme totalement inacceptable et mythique dans laquelle les deux
premiers récits de la création sont vus, c’est la perspective globale et l’unité du contenu de l’ensemble des textes
bibliques sur la création, comme le montre le critère de la forme et du contenu : cf. Ibid. p. 141.

4
Le critère légitimant le lien entre la création et l’Évolution rend l’ « être » conforme à
un « chemin » évoluant dans le temps. C’est donc à partir de la relation entre l’être et le temps
que Ratzinger justifie la relation entre la foi en la création et la théorie de l’Évolution : « Ce
qui est certainement essentiel, c’est que “être” et “temps” entrent dans une relation solide ;
l’être est temps, il n’a pas seulement le temps ; il n’est que dans le devenir et dans le devenir,
il se développe vers lui-même »17. Ce déploiement de l’être vers soi-même dans le devenir
n’est pas envisageable dans une conception cyclique du temps, mais plutôt dans une vision
directionnelle et linéaire, comme un mouvement existentiel, une « tension vers ». En ce sens,
insiste Ratzinger, « même les détours sont des chemins, et l’on arrive aussi à son but en
faisant des détours »18. Une fois posé ce principe de l’être en tant que chemin, notre auteur
rappelle l’importance de la foi en la création :

La foi en la création exprime la conviction que, comme le dit la Bible, le


monde dans sa globalité provient du logos, c’est-à-dire du sens créateur, et qu’il
représente la forme temporelle de son auto-accomplissement. En partant de notre
compréhension du monde, la création n’est pas un commencement lointain, ni un
commencement sectionné en différentes étapes, elle concerne l’être en tant qu’il est
temporel et en devenir. L’être temporel est complètement entouré par l’acte
créateur unique de Dieu qui lui donne son unité dans sa division, unité dans
laquelle s’enracine son sens que nous ne pouvons pas calculer car nous ne voyons
pas la totalité, puisque nous ne sommes nous-mêmes que des parties 19.

Ainsi la relation entre l’être et le temps est envisagée dans une perspective ontologique
et historique d’unité, de totalité, de libre auto-accomplissement vers la finalité indiquée par la
pensée créatrice originelle. Il n’y a pas de difficulté à rapporter à l’Église, mutatis mutandis,
tout ce qui est ici articulé au sujet de l’être et du temps. Cette analogie a été clairement
évoquée par Ratzinger pour élucider le problème de l’unité de la foi et du pluralisme
théologique en 1973. Il désignait alors l’unité du sujet-Église comme le lieu herméneutique de
17
Ibid., p. 143.
18
Ibid., p. 143.
19
Ibid., p. 144. Dans les hypothèses souvent formulées et reformulées par la théorie de l’Évolution, il existe ce
que Yuval Noah HARARI appelle le « voile de silence » qui enveloppe plusieurs dizaines de milliers d’années,
« si épais qu’on ne saurait être sûr que de telles choses se soient produites », dans Sapiens. Une brève histoire de
l’humanité, Trad. Emmanuel DAUZAT, Paris, Albin Michel, 2012, p. 81. Sur une échelle de plusieurs dizaines de
milliers d’années, les découvertes archéologiques sont trop maigres pour induire des preuves concrètes de
l’acquisition d’une connaissance juste sur l’histoire de l’humanité. L’œuvre de Harari a bien intégré cette réalité.
Mais les hypothèses qu’elle formule sur le passage de l’animal à l’être humain et sur l’Évolution de ce dernier
restent à l’état de présupposés avec une équation à plusieurs inconnus, au regard du caractère considérablement
fragmentaire des preuves dont disposent les sciences archéologiques et les sciences de la vie et de la terre.

5
tension de la foi entre le passé et le présent. Au travers des changements de l’histoire, l’Église,
en tant qu’être vivant, reste le même et l’unique sujet du peuple de Dieu 20. En tant que
memoria, l’Église est le sujet transtemporel de l’unité de la foi, tout comme l’être symbolise
l’unité du temps. C’est au nom de cette mémoire qu’elle est appelée la médiatrice entre l’être
et le temps.
Cette option ratzingérienne indique le chemin fondamental par lequel les catégories du
dessein de Dieu sont appliquées à l’Église. Mais avant d’en arriver là, il nous faut auparavant
revenir aux rapports intrinsèques établis entre création, culte et communauté pour en dégager
la signification de la médiation ontologique et temporelle assurée par le sujet « Église ».

1.3. L’Église, une communauté de culte dans l’Alliance


créatrice
Commençons par l’examen des textes qui projettent une lumière sur les notions de
création, de culte et de communauté. Nous avons ciblé ceux qui, significativement,
embrassent la thématique de la création et de l’Alliance. D’un point de vue concret, notre
réflexion se justifie à partir de l’ouvrage intitulé Gottes Projekt. Nachdenken über Schöpfung
und Kirche21. Il est, à l’origine, un cours donné par Ratzinger en septembre 1985, remanié et
publié en 2009. Il traite de l’unité entre la création et l’histoire du salut. Le critère de l’Église
comprise comme dessein de Dieu, bien que présent dans la réflexion, demande de multiples
études de détails.
La première apparaît dans l’indication des attaches existant entre les termes « création,
Alliance et sabbat » enveloppés dans la mesure symbolique des sept jours de la création. Nous
y trouvons un indice favorable à l’expression du telos de la création :

Ainsi que l’indique le récit avec son rythme de septénaire, la création


s’achemine vers le sabbat qui est le signe de l’Alliance entre Dieu et l’homme. Et on
peut dire que le rythme de septénaire […] fut principalement introduit pour présenter
le sabbat comme le but de la création. Cela nous permet d’avancer une première
réflexion : la création a été édifiée de sorte à s’orienter vers le moment d’adoration 22.

20.
Joseph RATZINGER, L’unité de la foi et le pluralisme théologique, Trad. R. P. Renard, Paris, CLD, 1978, p. 36.
21
ID., Gottes Projekt. Nachdenken über Schöpfung und Kirche, Regensburg, Verlag Friedrich Pustet, 2009.
22
Ibid., p. 40.

6
Ratzinger pense en effet que la Bible opère la remontée de toute la création vers le
sabbat, signe d’Alliance. Cette pérégrination de tout le créé est fondée sur la signification de
l’adoration encore appelée « culte ». Le culte rendu au Créateur trouve donc son fondement
dans le sabbat. Il justifie la création dans son essence et dans sa finalité. Le culte rappelle le
logos, c’est-à-dire le « pourquoi ? » (Warum) et le telos, le « pour quoi ? » (Wozu) de la
création. La cause et la finalité du culte renvoient donc au sabbat, la raison et le but ultime 23
vers lequel s’oriente la création tout entière. En cela, le culte rendu par l’homme à Dieu obéit
à la finalité de la création car il reconnaît Dieu comme maître et auteur de la création.
Ce qui se vérifie au niveau de la création des éléments de la nature, s’observe, aussi
dans une deuxième étude au sujet de l’homme. Nous avons trouvé, à ce sujet, bien avant la
publication de Gottes Projekt, certains écrits à teneur anthropologico-biblique, rendant
compte des liens entre la cause et la finalité de la création de l’homme par Dieu. En effet,
pour une meilleure approche de la doctrine chrétienne de la création dans le contexte des
découvertes palpitantes des sciences de l’Évolution, Ratzinger écrit :

Dire que l’homme a été créé d’une manière plus spécifique et plus directe
veut tout simplement dire, pour utiliser une image, que l’homme est voulu par Dieu
d’une manière spécifique ; non seulement comme une créature qui « est là » mais
comme un être qui le connaît, non seulement comme un être qu’il a pensé, mais
comme une existence qui peut le penser à son tour. Nous appelons « création
particulière » le fait que l’homme ait été voulu et reconnu spécifiquement par
Dieu24.

Chez Ratzinger, l’idée d’une création de l’homme associe deux réalités intrinsèques :
la volonté divine de créer l’homme et la reconnaissance de Dieu par l’homme :

La glaise était devenue homme à l’instant où pour la première fois un être


avait réussi, ne serait-ce que de manière très voilée, à former la pensée de Dieu. Le
premier « tu » qu’une bouche humaine a dit à Dieu, fût-ce en balbutiant, désigne
l’instant où l’esprit s’est dressé dans le monde. Ce fut le passage du Rubicon pour
l’humanité25.

23
Saint THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 45, a. 5.
24
Joseph RATZINGER, « Création – grâce – monde : Foi en la création et théorie de l’évolution », dans Dogme et
annonce, p. 146.
25
Ibid., p. 146.

7
Ratzinger voit la manifestation de ces deux réalités dans la relation existant entre le
Logos divin et le logos humain, définie dans une perspective dialogique et rationnelle de l’être
humain : « je pense parce que je suis pensé ». C’est du rapport entre ces deux types de logos
que découle la reconnaissance du logos dans le telos de la création. La doctrine de la création
de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu prend sa source dans cette reconnaissance.
Mais n’anticipons pas sur notre démarche réflexive. Bornons-nous à rappeler que
l’homme est vu ici comme un être ouvert à la reconnaissance et à la réception du don divin
qu’il représente. Cette reconnaissance, nous l’avons dit, est désignée du nom de culte ou
d’adoration. La dynamique de l’être-homme est alors, dans une troisième étude, solidement
rattachée à la pensée et à la reconnaissance liées à ce don. Or cette idée de « don » recouvre la
quasi-totalité de ce que Ratzinger reçoit de la notion d’ « Alliance », et de son point de départ
biblique : « l’Alliance n’est pas un contrat en réciprocité, mais un don, un acte créateur de
l’amour de Dieu »26. L’Alliance biblique ne peut donc pas impliquer la réciprocité de
l’échange entre les deux partenaires engagés, l’homme et Dieu. L’homme n’est pas Dieu. Il se
reçoit comme un don gratuit de Dieu. La reconnaissance que l’homme rend à Dieu par le culte
n’est pas un contrat en réciprocité. Elle est plutôt la raison et la finalité de l’être-homme dans
la création. Pour tout dire, l’Alliance le constitue « homme », mais cette constitution
essentielle le rend responsable devant Dieu au sens littéral du terme : Dieu trouve réellement
une réponse en l’homme. C’est pourquoi, en ce qui concerne la foi de l’homme en la création,
nous devons pouvoir parler d’une Alliance créatrice. C’est là que s’enracine l’idée de l’Église
justifiée comme une totalité, un « tout » s’accomplissant dans le rythme et l’ordonnancement
d’une pensée qui la précède. Ratzinger observe que c’est déjà dans l’Église de l’Ancien
Testament que s’opère le culte, étant donné que, dans la vision biblique, il n’y a pas de culte
sans Église ni d’Église sans culte27. En définitive, la justification de la création par l’adoration
et le culte souligne l’importance significative de la médiation qu’opère l’Église dans le telos
et le logos de la création. Cette conception repose sur les fondements théologiques de l’Église
dans l’Alliance créatrice, comme nous allons le voir maintenant.

26
Joseph RATZINGER, « La nouvelle Alliance », dans L’unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions,
Paris, Parole et Silence, 1999, p. 45.
27
Le terme Église doit ici être entendu dans le sens d’une qahal, c’est-à-dire une « assemblée constitutive de
l’Alliance, avec ses ordres distincts », ou encore la réunion du peuple, convoquée par Dieu pour le culte et qui
représente la communion à la parole de Dieu et aux commandements divin. Cf. Joseph RATZINGER, L’Église,
une communauté toujours en chemin, Trad. Viviane DUTAUT, Paris, Bayard, 2009, p. 36.

8
2. Les fondements théologiques de l’Église dans
l’Alliance créatrice
Ratzinger repose la foi en l’Alliance créatrice sur les fondements trinitaires,
christologiques et pneumatologiques. C’est là qu’il manifeste la vision ecclésiologique de
toute la création.

2.1. Fondements trinitaires


Le logos, selon les philosophes grecs, est un « discours-raison ». Cet héritage
philosophique n’est pas abandonné dans la réflexion de Ratzinger. L’Évangéliste Jean (1, 1-3)
l’a considérablement transformé et purifié en l’introduisant en théologie. Ratzinger reçoit ce
point de départ néotestamentaire jusqu’à sa dernière conséquence. Il admet donc une relation
réelle et authentique entre le Logos divin et le logos humain grâce à la pensée de la création
de l’homme à l’image de Dieu : « Ce n’est que parce qu’en Dieu même il y a le Logos – la
Parole –, affirme-t-il, que le logos vers Dieu est possible ». Et il en arrive à cette thèse
significative : « Du point de vue philosophique, nous pourrions l’exprimer ainsi : le logos en
Dieu est le fondement ontologique de la prière »28. Autrement dit, il ne pourrait avoir aucune
relation de l’homme à Dieu s’il n’y avait aucune ressemblance entre l’homme et Dieu, et si
Dieu lui-même n’attirait pas l’homme à lui.
Cette relation entre le Dieu des chrétiens et le Dieu des philosophes constitue selon
notre auteur, l’essence de la Révélation biblique et l’originalité de la foi chrétienne face aux
religions mythiques et face à toutes les certitudes philosophiques établies :

Seul l’absolu est Dieu, mais cet absolu a précisément la qualité d’être
“relatif”, relatio – Créateur et Révélateur, ou comme le dira brièvement la tradition
ultérieure : “une personne”, un quelqu’un qui se tourne vers la créature et vers qui la
créature peut se tourner29.

Le « tu » adressé à Dieu par l’homme n’est donc pas un monologue. Il témoigne de la


vérité de la nature divine, de la relation existant en Dieu, du dialogue intratrinitaire et de la
communion de l’homme à cette essence divine. Ratzinger insiste :

28
ID, « Structure et contenu de la prière chrétienne », dans La célébration de la foi, Paris, Tequi, 1985, p. 25.
29
Ibid., p. 18.

9
La possibilité fondamentale, pour l’homme, de parler à Dieu réside d’abord
dans le fait que Dieu est lui-même discours : il est en soi discours, écoute, réponse,
ainsi que le montre en particulier la théologie johannique qui décrit le Fils et
l’Esprit comme pure écoute, comme paroles issues de l’écoute et, ainsi, réponse à
ce qui a été écouté et d’abord énoncé30.

Ratzinger relie création et Trinité (Gn 1 et Jn 1) et opère ainsi un tournant. Car si


penser Dieu « constitue » l’être humain, cette pensée dans son essence même, est un dialogue
entre Dieu et l’homme parce que l’homme est un être dialogique, créé à l’image de son
Créateur. Deux réalités ici s’emboîtent l’une dans l’autre. Il s’agit d’un côté du Logos en Dieu
dont dépend le logos en l’homme. Le Logos en Dieu attire le logos en l’homme à reconnaître
son Créateur. Cette reconnaissance s’ouvre par le dialogue, la prière, s’accomplit dans le culte
et l’adoration qui sont la vocation originelle et fondamentale de l’homme 31. D’un autre côté, le
logos avec Dieu dévoile l’être trinitaire de Dieu et révèle la nature trinitaire de la création tout
entière considérée comme l’expressio des relations trinitaires32. L’homme en tant que créature
particulière est le sommet de l’expression des relations divines. Il est tissé à l’image et à la
ressemblance divine. Il ne peut aller à Dieu que sur la base de cette relation. C’est là que se
présente le fondement trinitaire de l’Alliance créatrice qui fait référence à l’idée de l’Église :

Le Dieu trinitaire est l’image originelle de la nouvelle humanité unifiée,


l’image originelle de l’Église […]. La Trinité est la mesure et le fondement de
l’Église. Elle doit permettre d’atteindre le but contenu dans la parole du jour de la

30
Ibid., p. 25.
31
Cette vision ratzingérienne s’écarte totalement de celle de saint Thomas d’Aquin que Gilles Emery rend avec
brio quand il écrit : « Bien que l’homme soit créé par Dieu et à “l’image de Dieu”, nous pouvons signifier
l’essence de l’être humain sans mentionner, dans la définition de l’homme, sa relation envers Dieu Créateur » :
cf. Gilles EMERY, « La relation de la création », in op. cit. p. 15. Pour Ratzinger, être créé à l’image et à la
ressemblance de Dieu signifie dès le départ que l’essence de l’homme se réfère à l’essence de Dieu, c’est-à-dire
que l’homme est considéré comme une pure relativité. Cette relation à Dieu et aux autres est appelée « pro-
existence ». Elle constitue l’essence même de l’homme hors de quoi il ne se comprend pas lui-même. La
différence entre les deux théologiens résulte de deux points de départ divergents, impliqués dans la double
définition philosophique de la personne. Saint Thomas, en effet, reçoit la définition boétienne de la personne
entendue comme une substance individuelle d’une nature raisonnable. Ratzinger pense que cette définition rive
la personne à la substance, réduisant de facto la théologie et la christologie aux catégories philosophiques. Il
préfère plutôt l’approche de Richard de Saint-Victor qui enseigne que la personne est une existence
incommunicable de nature spirituelle. Cette correction ramène la philosophie dans le giron de la théologie de la
création de l’homme, permettant ainsi à la contribution de la foi chrétienne de ne pas rester à l’écart en se
manifestant comme une exception théologique. Lire à ce propos : Joseph RATZINGER, « De la notion de la
personne en théologie », dans Dogme et annonce, p. 197.
32
Joseph RATZINGER, JRGS 12, op. cit., p. 148.

10
création : « Et Dieu dit, faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance »
(Gn 1, 26)33.

L’Église est la nouvelle création unifiée. Elle est, mutatis mutandis, l’icône de
l’inséparabilité des trois personnes divines. C’est pourquoi elle peut être dite nouvelle
humanité, nouvelle création :

C’est en elle [l’Église] que l’humanité, devenue dans sa dualité l’antithèse


de l’image de Dieu, doit redevenir cet Adam dont l’image – comme le disent les
Pères – a été déchiquetée par le péché et gît maintenant en mille morceaux. La
mesure divine de l’homme doit être restituée dans la Trinité, et devenir unité : « de
même que nous sommes un »34.

Rappelons brièvement l’essentiel de notre démarche réflexive. Le sabbat, avons-nous


relevé, est l’accomplissement de l’Alliance par le culte, le retour de toute la création vers Dieu
dans l’acte d’adoration (reditus). Il permet de rapprocher l’Alliance et les relations trinitaires
dans le jeu des corrélations analogiques entre Dieu et l’homme, entre la Trinité et la création.
Il s’agit là d’une participation des hommes à la tri-unité des personnes divines, unité qui
engage les trois personnes dans la dispensatio35. Nous avons ainsi ouvert un nouvel espace à
la compréhension de l’Église comme projet bienveillant pour l’homme grâce aux fondements
trinitaires. Notre démonstration nous a donc guidé de plano vers la dimension sociale de
l’Alliance créatrice visible dans le sabbat, en quoi la vision de l’Église comme un dessein et
un projet divin paraît de plus en plus élaborée. Avant de montrer comment cette unité
trinitaire imprègne toute la création par l’idée de l’Église, il nous faut auparavant dire un mot
au sujet des fondements christologiques de la reconnaissance du Logos dans la création.

2.2. Le principe christologique


Peut-être faudrait-il, d’entrée de jeu, rappeler la thèse de l’auteur selon laquelle la foi
ecclésiale en la création est solidaire de la foi au Logos créateur et que l’être est le temps :
« L’Église croit qu’au commencement était le Logos, et que l’être aussi porte en lui-même le

33
ID., « L’Esprit Saint et l’Église », dans La gloire de Dieu aujourd’hui, Méditations, Trad. Christian MUGUET,
Paris, Parole et Silence, 2006, p. 124.
34
Ibid., p. 124.
35
Martin SABATHÉ, La Trinité rédemptrice dans le commentaire de l’Évangile de saint Jean par Thomas
d’Aquin, Paris, Vrin, 2011. Pour ce qui concerne cette étude, on lira avec intérêt la 3 ème partie qui traite de la
dispensatio éclairée par la théologie trinitaire, p. 471 s.

11
langage du Logos »36. La transposition analogique du sujet ontologique au sujet-Église réussit
grâce au principe christologique. En effet, l’auteur voit la clé d’intelligibilité de la
communauté moins dans une nature humaine que tous partagent, que dans l’essence
relationnelle inhérente à la personne. Il marque ainsi une distinction entre l’individualité de
l’homme qui sépare et la « personnalité » qui l’ouvre vers les autres et par là, vers la
communauté. Aussi, présente-t-il le symbole le plus puissant de la communauté ecclésiale à
venir dans l’idée du patriarche que représente littéralement le Christ, second Adam 37. Voici en
somme ce que réalise la communion sacramentelle : l’individu, tout en gardant son
individualité, est pris dans la relation avec le Christ qui opère son dépassement individuel vers
le relationnel de la communauté. L’individu est ainsi englobé et assimilé de l’intérieur au
Christ par la relation mutuelle des uns avec les autres 38. Ce « liant intérieur » simultanément
supérieur à nous tous et intérieur à nous tous, représente « le Christ », celui par qui et en qui
naît toute communion authentique39.
La transposition christologique ne se limite pas uniquement à la période et au temps du
nouveau Testament et de son Église. L’Église était déjà « pré-figurée » dans l’ancienne
Alliance en tant que « Christus totus », tête et corps. Elle apparaît dans la visibilité grâce à
l’incarnation du Verbe de Dieu dans notre histoire. L’incarnation signifie plénitude de la vie
de Dieu offerte aux hommes. C’est pourquoi l’Église comme dessein de Dieu est la vie de
l’homme, non pas au sens restrictif d’un simple bios, mais au sens pléromique de la zoê
johannique40. Cette zoê est, soutient Ratzinger, « la communion avec Dieu, communion qui
sera éternelle et dans laquelle se réalisera aussi parfaitement la communion entre les
hommes »41.

36
Joseph RATZINGER, « Der Auftrag des Bischofs und des Theologen », in JRGS 12, p. 300.
37
On voit combien Ratzinger reste intimement marqué par les résultats de ses premiers travaux au sujet de la
catégorie de la « personnalité corporative » dans la pensée hébraïque. Cf. « De l’origine et de l’essence de
l’Église », dans Le nouveau peuple de Dieu, Paris, Aubier, 1971, p. 12-13.
38
Le va-et-vient entre la personne et la communauté trouve aussi un paradigme dans le rapport entre Marie et
l’Église, qui constitue l’une des sources de la conception de la personne-Église chez Ratzinger. Cf.
« L’ecclésiologie de la constitution conciliaire Lumen Gentium », dans Faire route avec Dieu, Trad. Maria
LINIG, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 138-139.
39
Joseph RATZINGER, « Communio : un programme », dans La communion de foi, Croire et célébrer, tome 1,
Paris, Communio/Parole et Silence, 2008, p. 191.
40
Ratzinger discerne dans le message biblique trois niveaux de compréhension du concept « vie ». Le premier
est le niveau biologique. L’Évangile de Jean le définit par le terme bios. L’homme le partage avec les autres êtres
vivants. Le deuxième est le niveau spirituel. Il est dans l’homme, le résultat du « principe spirituel de l’âme ».
C’est lui qui est à l’origine de son unicité en tant que « personne ». Enfin le troisième niveau est celui de la
participation de l’homme à la vie divine, moyennant la grâce de la vie surnaturelle. L’évangéliste Jean l’appelle
zoê. Cf. « La vie dans le dessein de Dieu et dans le projet de l’homme », p. 86.
41
Ibid., p. 86.

12
Somme toute, dans cette démonstration ratzingérienne, si on utilise le terme Logos
pour justifier une notion théologique qui n’a rien à voir avec le Christ et le projet-Église, le
raisonnement tourne court. Car pour l’auteur, ce Logos révèle le mystère du Verbe incarné, le
Christ, essence et source de la création, mais aussi principe de l’Église et réalisation concrète
des croyants dans une nouvelle communauté ecclésiale. C’est ce que va confirmer maintenant
la nécessité de l’Église dans l’Alliance créatrice.

3. La nécessité de l’Église dans l’Alliance créatrice


Les différentes traces du Logos dans la création constituent le tableau d’un projet pour
l’homme. Le passage à l’idée de l’Église ne peut pas être conçu comme un avant et un après.
L’Église est déjà pensée en Dieu avant même la création de la première matière. Comment à
partir du Logos, principe de la création, Ratzinger aboutit-il à l’Église, nécessité pour la
création ?

3.1. La démarche
Commençons par poser en thèse cette nécessité de l’Église à l’intérieur de la doctrine
de la création elle-même. Si en effet nécessité il y a, elle découle de cette affirmation qui
constitue le point d’orgue de toute la démarche réflexive de l’auteur dans le Gottes Projekt :

L’homme n’est pas à comprendre uniquement à partir de son origine ou à


partir d’un fragment isolé que nous appelons « présent » ; il renvoie à son avenir.
Seul ce dernier fait vraiment émerger son essence. Nous devons toujours voir en
l’homme […] comme celui avec qui je suis appelé à devenir membre du corps du
Christ ; celui avec qui je m’assoirai un jour à la table d’Abraham, d’Isaac, de
Jacob, à la table de Jésus-Christ pour être son frère et pour être ensemble frères de
Jésus, enfants de Dieu42.

Le développement de l’idée de l’homme, partenaire d’un projet avec Dieu, va plus loin
que l’homme lui-même. Il dépasse la simple vision d’un actualisme rigide. Il dépasse
également la perspective d’une découverte des origines de la création, devenue l’obsession
des sciences naturelles et des philosophies de l’Évolution. Le « pro-jet » renvoie plutôt à un
avenir. Il est un Zukunft, un accomplissement43. L’accomplissement constitue doublement
42
Ibid., p. 63.
43
Nous comprenons « Zukunft » comme « accomplissement ». Nous voulons ainsi suggérer une idée
d’achèvement qualitatif.

13
l’ « Église ». Il la constitue d’une part dans la considération en ce monde que tout homme est
un potentiel « frère en Christ » par la création, et d’autre part, dans l’autre monde, comme un
réel « frère du Christ » par l’Esprit. En ce sens, l’accomplissement porte la prétention de
pouvoir s’adresser à tout homme et à tout l’homme, dans le temps et dans l’éternité. Dans le
temps, l’être-ecclésial est pressenti comme instrument et signe du salut par la foi et les
sacrements. Cette question est inévitable, dès que Ratzinger justifie la vocation fondamentale
de l’Église :

L’Église n’est pas là pour elle-même mais pour l’humanité. Elle est là pour
que le monde devienne un espace pour la présence de Dieu, un espace de l’Alliance
entre Dieu et l’homme. C’est ce que dit déjà le récit de la création (Gn 1, 1-2,4) : le
fait que le texte débouche sur le sabbat veut manifester que la création a une raison
intérieure. Elle est là afin que soit possible l’Alliance dans laquelle Dieu donne son
amour et reçoit une réponse d’amour44.

Nous avons été attentif à cette démarche réflexive qui, dans le Gottes Projekt aboutit à
la nécessité de l’Église comme lieu de rencontre entre l’homme et le Logos de Dieu, entre la
communauté et le Logos. Mais puisque la doctrine de l’Église n’est pas plaquée à l’extérieur
de la vision ontologique de l’homme, il nous faut maintenant définir en quoi le projet
« Église » peut être déterminé à partir de l’expérience biblique de l’homme.

3.2. L’Église, partenaire d’un projet avec Dieu


En 1985, Ratzinger définit l’homme comme « partenaire » d’un projet avec Dieu. Mais
ce « partenaire » n’est pas consubstantiel à Dieu. Dans ce cas, comment une relation de
l’homme avec Dieu est-elle possible ? Ne doit-on pas craindre, comme le met en garde Gilles
Emery, d’appliquer à l’homme ce qui relève intrinsèquement de la substance divine et ainsi de

44
Joseph RATZINGER, « L’Église au seuil du IIIè millénaire », dans Faire route avec Dieu, p. 270.

14
perdre toute frontière entre l’humain et le divin ?45 Comment, en effet, à partir de la différence
des deux natures, l’idée de l’Église est-elle rendue visible ?
Le premier Ratzinger avait déjà répondu en partie à cette question en suggérant, dans
un premier temps, l’inclusion de la foi du « destinataire » c’est-à-dire du « sujet historique »
dans le processus de la Révélation : « la Révélation, pour être Révélation nécessite un sujet
historique qui l’accueille dans la foi »46. Là où la foi fait défaut, il n’y a en fait pas de relation
à Dieu, et donc pas de Révélation. Parmi les opposants les plus farouches à cette thèse, il faut
compter Michael Schmaus et Karl Barth. Selon leur objection, on ne peut pas faire dépendre
de l’homme le miracle de la Révélation et de sa réceptivité. Car, aux yeux de Barth, « là où
l’agir de Dieu est présenté à partir de la correspondance, la pure grâce, la justification
imméritée du pécheur semble contestée »47. Ratzinger apporte une réponse à cette objection
par l’étude de la différence entre le testament et l’Alliance.
Dans la notion de « Testament » (diathèkè) qu’il détaille en 1995, l’auteur reçoit en
premier lieu, l’asymétrie fondamentale qu’impose le terme « partenariat » (Partnerschaft)
dans la compréhension vétérotestamentaire de la relation entre Dieu et l’homme 48. Il
entreprend une relecture christologique de la notion de « Testament » en la rapportant à sa
signification originelle de « contrat de partenariat » entre deux parties. À partir d’une
interprétation paulinienne, il comprend ensuite la notion de « partenariat » dans le sens d’une
bilatéralité, moyennant le scandale de la croix du Christ. Car, c’est uniquement à partir des
mystères de la vie historique du Christ, c’est-à-dire de l’Incarnation rédemptrice, que le
Testament devient Alliance49. L’interprétation christologique du Testament conduit alors
directement à l’Alliance : « La fusion est devenue possible parce que Dieu est descendu dans
le Christ, parce qu’il a lui-même accepté les limites de l’humanité, qu’il les a souffertes et

45
On y voit d’ailleurs l’influence très significative de la conception des relations trinitaires chez saint Augustin et
l’option de la perspective d’une relation substantielle qui s’identifie à la créature elle-même. Lire à ce sujet notre
mémoire de licence canonique, Saint Augustin et la relation : De la vie trinitaire à la vie fraternelle (inédit).
Gilles EMERY se demande à ce propos s’il est possible de raccorder ainsi l’une à l’autre, relation divine et
relation humaine sans risquer de perdre inéluctablement la frontière entre l’homme et Dieu. Il s’interroge sur la
nouvelle compréhension des liens entre les notions de « personne » et de « relation » et met en garde contre
l’application pure et simple des attributs des personnes trinitaires à la personne humaine. Lire « Personne
humaine et relation : la personne se définit-elle par la relation ? », dans Nova et Vetera, LXXXIXe Année,
Janvier-Février-Mars 2014. Il nous semble que la solution à cette aporie, aux yeux de Ratzinger, se situe dans
l’approche christologique de l’incarnation qui constitue le critère théologique déterminant ouvrant la philosophie
à la théologie.
46
Joseph RATZINGER, JRGS 2, p. 117-118.
47
ID., La fille de Sion, Trad. Sophie BINGGELI, Paris, Parole et Silence, (coll. « Cahiers de l’école cathédrale »
n°55), 1990, p. 73.
48
ID., « La nouvelle Alliance », dans L’unique Alliance de Dieu, p. 45.
49
Ibid., p. 57.

15
que, dans l’amour infini du Crucifié, il a ouvert la porte de l’infini »50. Et quand on demande à
Ratzinger, à partir de ce qui précède, quel est le telos de la création et de l’homme, sa réponse
se fait encore plus incisive :

Le véritable et plus profond telos de la création et, en sens inverse, de


l’humanité voulue par le Créateur, c’est précisément cette union, « Dieu tout en
tout ». L’éros de la créature est dépassé par l’agapè du Créateur et devient ainsi
cette étreinte sainte qui la comble, étreinte dont parle Augustin 51.

Pour nous, ce qui nous semble important ici se trouve dans les résultats obtenus et
dans leur correspondance avec nos conclusions antérieures. Nous avons, en effet, montré plus
haut l’analogie serrée que Ratzinger pose entre l’être et l’Église. Nous devons à présent
reconnaître que cette analogie repose sur l’imitation des actes historiques de salut du Christ, le
seul être véritable. C’est grâce au Christ-sacrement que l’analogie entre Dieu et l’homme,
entre le Christ et l’Église aboutit. C’est pourquoi Ratzinger peut affirmer :

Nous sommes conformes à l’être si nous devenons conformes au Christ, si


nous l’aimons. L’imitation du Christ et la saisie de nos obligations individuelles
vont de pair ; les deux ne sont pas séparées de la correspondance à la parole cachée
et toutefois perceptible de la création. Tout comme la création et la rédemption, la
bonne nouvelle de l’être et la bonne nouvelle de la Révélation sont liées, tout
comme la raison et la foi, l’être et la raison52.

L’éclaircissement de l’imitation du Christ par le « nous ecclésial » nous renvoie à


l’analogie déjà déterminée entre l’ « être » et l’ « Église ». La « christologisation » de
l’ « être » s’opère par la nécessité du sujet-Église. Nous le savons désormais, l’interprétation
christologique du Testament conduit à l’Alliance. Dans la mesure où l’Église en tant que
peuple de Dieu est « partenaire » d’un projet d’Alliance avec Dieu, elle devient
l’accomplissement christologique de « Alliance ». Elle le devient grâce au passage du
« Testament » à l’ « Alliance », moyennant la croix et la résurrection du Christ. Ce transfert
christologique est nécessaire pour déterminer comment l’homme devient « partenaire » d’un
projet avec Dieu. Mais il est surtout essentiel pour comprendre comment l’Église devient un
seul projet de Dieu à travers les Alliances divines avec les hommes. À terme, l’Église
50
Joseph RATZINGER, « Eucharistie et mission », dans Faire route avec Dieu, p. 92.
51
Ibid., p. 92.
52
Joseph RATZINGER, « Hinführung zum Katechismus der katholischen Kirche », in JRGS 9/2, p. 1021.

16
témoigne de l’unité de l’activité créatrice divine ad extra manifestant ainsi la Trinité divine ad
intra. Elle est l’unité de tout le créé grâce à la nouvelle création christologiquement centrée,
d’où sa nécessité pour comprendre l’amour de Dieu pour la création et pour l’homme.

Conclusion
Les catégories théologiques que notre réflexion vient de caractériser sont construites à
partir de l’anthropologie biblique et du langage ontologique conduisant à l’idée de l’Église.
Ratzinger interprète la remontée de toute la création vers le sabbat qui est signe d’Alliance.
D’un côté, le sabbat est la raison et la finalité de la création. Il est le culte de reconnaissance
rendu à Dieu, auteur de la création. C’est pourquoi il est symbole d’Alliance. D’un autre côté,
l’homme est la finalité de l’acte créateur initié par l’amour gratuit de Dieu. Cet acte est une
pensée, une volonté créatrice divine. Il provient du Logos de Dieu. Il est un don libre et
gratuit, mais qui engage une reconnaissance venant de l’homme. Le culte rappelle à l’homme
qu’il est une créature voulue par Dieu, aimée de Dieu et appelée à coopérer au dessein divin
sur le monde. De là viennent la gratitude et l’action de grâce que l’homme rend à Dieu par sa
raison, son logos, dans la prière et l’adoration.
Nous avons alors montré que le sens christologique lui-même implique déjà la logique
de l’Alliance. Le concept d’Alliance est compris dans la conformité de l’Église avec le Verbe
incarné53. D’autant que la religion chrétienne est une religion du Logos54, tous les aspects
majeurs du projet se concentrent autour de la création et du Créateur. Le Créateur, quant à lui,
est toujours évoqué en son Logos, ce qui montre l’unité de l’action trinitaire dans la création.
L’unité de l’homme et sa ressemblance avec Dieu sont considérées à partir de la Trinité et,
pour la propriété de l’analogie, transférées du côté de l’Église.
Une telle réflexion s’accomplit encore dans et par la communauté ecclésiale qui
garantit à l’homme les biens du salut que sont les sacrements. C’est pourquoi, dans la logique
du sabbat, le septième jour symbolise « la participation commune de tous à la paix » quand
« tous seront librement “frères et sœurs” »55. Si le dessein final de la création est ainsi déjà
visible dans l’histoire, c’est justement à partir de la communauté ecclésiale sacramentelle.
L’homme s’accomplit comme homme en aimant Dieu et ses frères.

53
ID., « Pertinence doctrinale actuelle du catéchisme », dans Catéchèse et transmission de la foi, Perpignan,
Tempora, 2008, p. 87.
54
ID., « L’Église au seuil du IIIe millénaire », dans Faire route avec Dieu, p. 272.
55
ID, Gottes Projekt, p. 45. Ici, est rappelé de façon incontestable l’aspect à la fois eschatologique et cultuel de
l’ecclesia que relève Ratzinger dans Peuple et Maison de Dieu dans l’ecclésiologie de saint Augustin, Tr. Éric
Iborra, , Perpignan, Artège/Lethielleux, 2017, p. 18.

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