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L’Arbre de vie de Jésus

L’union de la raison et de la foi

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À mes enfants Noémie , Samuel, un merci particulier à Marylou
pour son travail de relecture.
À mon épouse Andrée.

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Avant propos
Quand le « hasard » fait bien les
choses…
La vie est étrange parfois. Alors que je venais juste de terminer un
essai , que j’avais appelé l’Inouï, traitant de la manière de concevoir Dieu
pour nous aider à redécouvrir dans nos sociétés sécularisées la force de
l’espérance, je m’étais dit qu’il serait bon de clarifier ce que d’aucuns
appellent la synchronicité. Une rapide recherche sur internet m’a conduit
au livre de Philippe Guillemant « la Route du Temps ». Je l’ai lu, il m’a
passionné. Alors je l’ai relu encore et encore. Et il m’est apparu que je ne
pouvais me soustraire à un nouveau questionnement. Je devais passer
mes convictions chrétiennes au filtre de la Théorie de la double causalité
(ci-après TDC) : savoir si elle était compatible avec une certaine idée de
Jésus, ce qu’elle pouvait bien apporter de neuf ; examiner aussi ce que
Jésus éventuellement pouvait apporter à cette théorie ; enfin, envisager
une possible alliance des deux.
L’aventure fut passionnante. J’en ai soumis pour vérification le premier
jet à l’auteur de la TDC qui a bien voulu non seulement me répondre mais
encore me donner des conseils utiles et m’accompagner dans la rédaction
de ce livre. Je l’en remercie de tout cœur.
Avant d’aborder le vif du sujet qui traitera essentiellement des grands
aspects de « l’arbre de vie de Jésus » (nous préciserons cette notion
d’arbre de vie un peu plus loin), je consacre cet avant propos à quelques
citations de l’auteur de la TDC. Qui mieux que lui peut en effet nous faire
comprendre les tenants et les aboutissants de sa nouvelle théorie et
justifier son intérêt pour la question religieuse, la TDC étant considérée

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avant tout par lui-même comme ayant un fort potentiel spirituel ? Je vais
donc commencer par citer ses paroles dans un texte publié sur le web et
intitulé : « La Théorie de la Double Causalité : germe d’une future
révolution spirituelle » :
« Dans l’exercice de son libre arbitre (qu’il soit illusoire ou authentique)
l’être humain révèle deux grands types de comportement distincts : le
rationnel et le spirituel. Les deux sont rarement conciliés chez le même
homme car l’alliance entre la raison et la foi, dans notre société moderne,
est rompue. Bien que le culte de la raison, d’inspiration mécaniste, puisse
s’harmoniser avec la foi religieuse ou spirituelle (ce qui serait la sagesse
même dans un monde où la science n’explique pas tout) ce n’est
généralement pas cette attitude équilibrée que l’on voit s’imposer, mais
plutôt des formes déviationnistes qui vont de la dérive mécaniste vers le
culte du pouvoir et de l’argent, à la dérive des croyances vers le
sectarisme, la dévotion excessive ou le renoncement. Les progrès de la
science et de la technologie en sont probablement responsables, ayant
rendu le paradigme mécaniste beaucoup trop dominant dans la société
actuelle. Cet article a pour but de dévoiler l’un des germes d’une possible
révolution spirituelle qui serait à même de restaurer l’équilibre entre raison
et foi vers la sagesse.

L’attitude rationnelle est aujourd’hui d’inspiration mécaniste et fondée


sur la causalité. Elle consiste à croire que pour assurer l’avenir il faut faire
des calculs et le planifier afin qu’il se réalise selon un cheminement
logique et anticipatif dans lequel il est laissé le moins de place possible au
hasard. Face aux aléas de la vie qui s’opposent inévitablement à nos
plans, et plus fondamentalement, face à l’augmentation considérée
comme inéluctable de l’entropie ou désordre de l’univers, le travail, l’effort,
la résistance, la compétition et le jeu sont avancés comme des moyens
permettant d’atteindre des objectifs. La maîtrise de son propre avenir, par
l’homme, se justifie ainsi par une philosophie mécaniste de lutte ou de
concurrence perpétuelle, largement confortée par la théorie darwiniste de
l’évolution : lutter pour gagner ou se protéger, lutter contre la dégradation
ou pour concourir afin de se hisser à un niveau d’intérêt personnel (ou
collectif restreint), censé apporter un état de mieux-être. Cette attitude est
fondée sur une éducation dominée par le paradigme déterministe selon
lequel notre futur est uniquement la conséquence de notre passé qui
contiendrait également les causes de tous nos actes. Faute de mieux,
cette attitude continue de s’imposer – bien que le déterminisme et le

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darwinisme soient totalement battus en brèche de nos jours – inertie de la
pensée oblige.

L’attitude spirituelle, généralement fondée sur la foi, la religion ou autre


système de croyances, consiste au contraire à accepter sans résister les
évènements qui s’imposent à nous, en les considérant comme des voies
d’évolution dont les raisons d’être sont impénétrables. Elle nous suggère
l’accomplissement d’une tâche ou d’une mission dénuée de convoitise
personnelle et intérieurement épanouissante grâce à une faculté accrue
de vivre dans le présent sans souci de l’avenir en cultivant, notamment, le
lâcher-prise.»1
Le plan de la tâche ou de la mission est confié à Dieu, voire laissé en
friche au destin. La confiance et la foi jouent un rôle majeur pour assurer la
plénitude de l’être et la prière se substitue aux actions d’intérêt personnel
pour influer positivement sur le destin collectif. À travers la prière et
l’amour du prochain, ce sont les intentions authentiques et détachées de
participer à l’harmonie du monde qui sont travaillées, car de tels vœux
sont implicitement considérés comme les causes premières du destin
favorable de l’humanité. C’est donc à la purification des intentions que l’on
consacre la majeure partie du temps car il s’agit là d’un moyen privilégié
d’améliorer le « plan divin » pour assurer le bien de tous. Cette croyance
n’est pas fondée sur la causalité – ce qui serait vu comme naïf –, mais sur
l’idée que le futur est la conséquence d’un plan divin sur lequel il est plus
efficace d’agir directement. Tout comme si la prière et l’amélioration de
l’être intérieur pouvaient inciter « Dieu » à bonifier ses plans pour le futur.
Il s’agit bien là d’une croyance à un type d’influence non causale sur le
futur et ses adeptes n’hésitent d’ailleurs pas à croire aux miracles, voire à
d’autres manifestations magiques ou paranormales sans pour autant avoir
une quelconque compréhension de ces phénomènes.

Dans un monde sous l’emprise persistante d’une philosophie


mécaniste (pourtant largement controversée) l’attitude spirituelle subit
inévitablement des assauts intenses et se retrouve ainsi dévalorisée,

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Le « lâcher prise » dont il est question ici est d’ordre « intérieur ». C’est un
retrait du mental permettant de favoriser l’action, voire de la purifier. Il ne s’agit en
aucun cas d’une attitude d’abandon, de laisser aller ou de démission face à
l’action, mais bien au contraire d’un état d’esprit devant favoriser l’action, la
rendre plus juste, en la débarrassant d’un mental instable ou trop calculateur.

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ridiculisée, qualifiée de naïve, de pensée magique ou d’insensée. Il s’agit
bien d’ailleurs pour les rationalistes de l’éliminer. Il va de soi qu’invoquer
un plan divin s’accommode mal de la raison dominante, qui puise ses
fondements dans une science classique imprégnée de déterminisme et de
causalité, les deux principes à la base du mécanisme.

Mais aujourd’hui, tout cela est en train de changer car la science a


évolué bien plus avant et elle nous interpelle fortement à travers les
résultats de plus en plus étranges de la physique moderne. Celle-ci nous
incite en effet non seulement à dénoncer le caractère universel de la
causalité, mais surtout à remettre profondément en question notre vision
du monde. En se rapprochant de certaines visions bouddhistes, cette
nouvelle physique commence peu à peu à nous faire entrevoir des
connexions fortes entre le « plan divin », cher aux spiritualistes, et la
réalité multidimensionnelle d’un univers où le futur serait déjà déployé
selon des potentiels multiples, dans autant de mondes parallèles que
nécessaire, et dont les probabilités d’entrer dans la réalité sont fluctuantes.

Cette révolution de notre vision du monde, susceptible de revaloriser


une attitude spirituelle, a pourtant commencé il y a longtemps déjà. Pour
ne citer que des prix Nobels, rappelons qu’Einstein est à l’origine de la
remise en question de notre conception du temps, à travers la négation de
l’existence du présent et l’affirmation de la simultanéité du passé et du
futur. Rappelons que le physicien Pauli (prix Nobel 1945) est à l’origine de
la remise en question du principe de causalité, à travers l’affirmation d’un
principe de non-causalité (ou acausalité, chère à son ami Jung) à l’œuvre
à l’échelle des particules élémentaires. Rappelons enfin que Prigogine
(prix Nobel 1977) est à l’origine de la remise en question du déterminisme
macroscopique (conséquence de la causalité), à travers l’affirmation de
l’indéterminisme fondamental de la nature, qui stipule l’existence de
multiples possibilités d’évolution de l’univers, et l’absence de cause
précise pour déterminer celui qui s’imposera à nous parmi tous les autres
possibles. Lequel vivrons-nous donc ? Voilà la question primordiale à
laquelle la science ne sait toujours pas répondre, autrement que par le
hasard.

Le coup le plus fatal à la causalité a été porté par la physique en 1982


par l’expérience fameuse d’Alain Aspect, qui a démontré que
l’indéterminisme prévalait à l’échelle microscopique des particules. Il est
depuis lors avéré qu’aucune cause ne permet de déterminer certains

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évènements observés à cette échelle, c'est-à-dire qu’aucune variable
cachée (issue du passé) ne permet d’en expliquer les résultats. Plus fort
encore, des améliorations plus récentes de cette expérience ont montré
que le passé de certaines particules ne se forme que lorsque le futur de
ces particules a été observé, comme si ce passé « attendait » un
événement issu de son futur pour se déterminer dans un sens ou dans
l’autre. Il s’agit là d’une véritable constatation du fait qu’une cause inverse,
c’est-à-dire issue du futur (l’effet précédant ici la cause), peut déterminer le
cours de certains évènements, sauf si (car il faut bien envisager une
alternative) on abandonnait le principe de réalité en physique pour une
science abstraite ne s’intéressant qu’à la prévision des observables, à
défaut d’une réalité indépendante de l’observateur. Interloqués par
l’étrangeté de l’évolution de la physique moderne, des mathématiciens
(ConWay & Kochen) ont publié en 2006 un article qui démontre que si l’on
admet deux de ses conclusions les plus indiscutables, et si l’on interdit à
un événement futur d’influer sur un événement passé pour préserver la
causalité – et avec elle le hasard –, alors on est obligé d’accepter le «
théorème du libre arbitre » qui énonce que si le libre arbitre existe pour
l’homme, alors il doit obligatoirement exister pour toutes les particules
élémentaires ! Démonstration d’autant plus imparable que mathématique,
et de quoi faire réfléchir les partisans du hasard – roi dans l’interprétation
de l’indéterminisme causal – car nous touchons là un point sensible de
l’être humain : son libre arbitre.

Autant traduire sans façon ce théorème par l’énoncé suivant : le


maintien envers et contre tout de la causalité en physique fait faire à la
science une plongée dans l’ésotérisme le plus complet, et voilà donc où
nous en sommes rendus aujourd’hui. Fort heureusement, de plus en plus
de physiciens n’hésitent plus à abandonner ce vieux principe de causalité
devenu trop fragile et deux d’entre eux (Nielsen & Ninomiya), hautement
réputés pour leurs travaux sur la théorie des cordes, ont même développé
une théorie dans laquelle le futur peut, enfin, commencer à jouer un rôle
pour déterminer le cours de notre présent, par rétrocausalité (causalité
dans le sens inverse du temps). Forts de la réversibilité des équations de
la physique, qui sont valables dans les deux sens du temps, ils
commencent en 2006 par publier un article dans lequel ils réfutent un
autre principe trop fragile de la physique constitué par la flèche du temps
(ou irréversibilité) pour pouvoir ensuite élaborer des modèles d’évolution
contenant des conditions finales en plus des conditions initiales. (…) Une

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porte est maintenant ouverte quant à la respectabilité de l’idée d’une
seconde causalité qui remonte le temps.

Dans mon livre intitulé « La Route du Temps – Théorie de la Double


Causalité », paru en 2010, les conséquences d’une telle seconde
causalité, qualifiable de « rétrocausalité macroscopique », sont analysées
en profondeur pour en déduire comment le libre arbitre de l’homme
pourrait s’exercer dans un futur déjà réalisé (quoique non figé). En ce
sens, il s’agit d’une théorie métaphysique car, pour qu’elle soit recevable
en physique moderne, elle exige d’ouvrir une autre porte qui ne soit pas
des moindres : rendre acceptable l’hypothèse que le libre arbitre pourrait
s’exercer au moyen d’une influence de nos intentions sur les probabilités
d’occurrence de certains futurs plutôt que d’autres ! Tous nos futurs
existeraient ainsi à l’état de potentiels latents, c’est-à-dire déjà déployés,
mais non encore vécus, et ils seraient directement modelables au niveau
de leurs probabilités par le biais de nos intentions libres. Considérée d’un
point de vue logique, si effectivement nos futurs probables sont déjà
actuels, alors cette idée est imparable : si nous décidons aujourd’hui de
changer d’orientation pour notre avenir, les probabilités d’occurrence de
l’avenir que nous privilégions seront instantanément augmentées au
moment même où notre libre arbitre s’exerce, donc bien avant que cet
avenir ne commence vraiment à se préparer, ne serait-ce que par «
hasard ». Le problème est que nous avons du mal à imaginer par quel
biais notre changement d’intention pourrait se traduire instantanément en
modifications physiques de la structure probabiliste de nos avenirs
potentiels déjà déployés. Mais dans une physique moderne en pleine
mutation, où la théorie des univers parallèles apparaît comme la plus
cohérente pour expliquer les observations, et où l’on est forcé d’introduire
des dimensions supplémentaires à l’espace pour y parvenir (qui plus est,
des dimensions qualifiables d’« intérieures » car extrêmement petites et
repliées sur elles-mêmes), n’y aurait-il pas enfin une place pour héberger
cette structure intemporelle de notre esprit que l’on appelle l’âme, et qui se
définirait fort justement comme cette partie de nous-mêmes douée du libre
arbitre authentique, c’est-à-dire capable de privilégier certains futurs
indépendamment de tout conditionnement causal ?

Cette Théorie de la Double Causalité peut paraître audacieuse, mais


son côté le plus respectable (et qui la rend en effet crédible) est son
immense atout d’être productive, au point d’être potentiellement
démontrable expérimentalement, car elle permet en effet d’expliquer, entre

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autres, le mécanisme des synchronicités, ces coïncidences remarquables
qui représentent un défi à la science. En bref, l’explication donnée est que
l’omniprésence de notre futur a pour conséquence qu’il est possible de
remodeler celui-ci au moyen de notre libre arbitre et que ce
réarrangement, ainsi produit, agit comme une source de potentialités
accrues ayant pour effet d’augmenter les probabilités de tous les chemins
pouvant mener à la réalisation de nos choix/intentions, et ce, par
rétrocausalité. Il ne reste plus qu’à attendre de rencontrer l’événement
susceptible de nous faire bifurquer vers un tel chemin choisi. Si le seul
chemin possible est mû par un événement dû au « hasard », alors on ne
parle plus vraiment de hasard car les probabilités de ce hasard seront
accrues et la rencontre pourra se faire même si sa probabilité était
initialement infime, car cette dernière aura été amplifiée par l’intention
accompagnée des vertus qui en maintiennent les effets dans le futur :
l’attention, la foi et la confiance. A condition, toutefois, de demeurer
sincère (dans la prière ou toute autre méthode adressant l’être intérieur)
au sens du « Deviens ce que tu es » de Nietzsche !

C’est ainsi qu’à travers la Double Causalité on dispose également


d’une explication inattendue pour justifier du bien fondé de pratiques telles
que le dialogue intérieur, par le biais de symboles comme, par exemple,
ceux du Yi-King (la réponse venant du futur). De plus, on confirme enfin
pleinement la philosophie dégagée par James Redfield dans La Prophétie
des Andes, qui soutient que, à partir d’un certain degré d’évolution
spirituelle nous permettant d’influer directement sur notre futur, nous
parvenons à provoquer nous-mêmes les coïncidences remarquables qui
nous permettent d’avancer sur le chemin de notre vie en lui donnant le
maximum de sens.

Avec un tel gage de productivité, il se pourrait bien que la Théorie de la


Double Causalité révèle un puissant germe fondateur susceptible de
contribuer à une « future » révolution spirituelle. »

Pour bien comprendre les liens que nous allons faire dans ce livre entre
la vie de Jésus et la double causalité, il manque cependant à ce texte un
certain nombre d’éléments parmi lesquels la description du cycle de
l’Amour et de l’Arbre de vie, métaphore essentielle de la théorie de la
double causalité, qui voit dans les différentes ramifications des branches
d’un arbre nos différents potentiels d’avenir omniprésents, réalisés ou non.

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La révolution spirituelle en germe dont il est question dans ce texte de
Philippe Guillemant peut-elle nous servir à lire autrement la révolution de
Jésus ? A mieux la comprendre et l’appréhender ? Si oui, ne pourrait-elle
pas justement prendre racine dans un nouvel éclairage de la vie de
Jésus ? Non plus la vie d’un véritable fils de Dieu incarné ou d’une sorte
de magicien divin venu orienter la vie des hommes vers le bien, mais bien
plutôt comme la vie d’un homme comme vous et moi (fils symbolique de
Dieu), ayant cependant acquis par son trajet spirituel exceptionnel une
compréhension tellement juste du sens de la vie de l’homme qu’il a décidé
d’en faire la démonstration parmi les siens, en paroles et en actes ?

Pour l’heure, notre voyage dans le temps n’a pas encore commencé ;
or, une révolution spirituelle réclame un regard neuf, débarrassé de tous
les conditionnements qui la freinent. Nous aurons donc à larguer les
amarres, à nous libérer en quelque sorte de ce qui nous retient captifs, de
ce qui nous empêche de prendre le large, plus symboliquement d’avancer
dans la vie et dans la quête d’une nouvelle spiritualité. Il nous faudra
trouver une approche simplifiée – mais de qualité -, des connaissances
requises pour évoquer la vie de Jésus, prendre distance aussi d’avec une
certaine modernité qui a fait du hasard et de la nécessité leur nouveau
dieu implacable. Rester lucide comme le fait Philippe Guillemant : « Voici
là où nous mène le DETERMINISME: une telle imprégnation de la pensée
que l'équilibre entre raison et foi ne peut être restaurée, la pensée
fonctionnant elle-même de façon trop mécaniste. La TDC fournit un moyen
de transcender ce problème qui nous fait sombrer sans fin dans
l'intellectualisme à travers une contestation systématiquement possible de
tous les raisonnements que l'on peut faire pour réhabiliter ou contester
Dieu et/ou la foi. »

En résonance avec ce constat, faisons une remarque frappée au coin


du bon sens mais trop souvent ignorée par les approches
contemporaines des questions théologiques ou existentielles parce
qu’elles sont déterministes et héritées de la science : la question du sens
de la vie ne peut s’inscrire dans un héritage scientifique inabouti et encore
moins dans le cadre d’une philosophie déterministe.

En conséquence, le débat théologique est empreint de confusion. Dans


l’introduction qui va suivre, après avoir résumé les éléments les plus
essentiels de la TDC en rapport avec notre propos, nous allons apporter

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un nouvel éclairage sur les différents points qui font traditionnellement
l’objet de telles confusions. Nous nous concentrerons ensuite beaucoup
plus longuement sur une reconsidération de la vie de Jésus à la lumière
de cette nouvelle théorie. La démarche se veut accessible au plus grand
nombre de personnes, elle n’est en aucun cas un travail destiné aux seuls
spécialistes.

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Introduction
Quand l’Amour devient source de toute
création.

Proposer une nouvelle exploration de la vie de Jésus sous l’éclairage


d’une théorie métaphysique pourrait paraître tout à fait étrange si l’on
omettait de préciser en tout premier lieu que cette théorie a quelque chose
de très particulier : elle réhabilite la nature transcendante de l’amour
comme source de toute création en lui attribuant une réalité physique
fondamentale qui agit sur nos «trajectoires de vies » au même titre que la
gravitation agit sur la matière.

A l’inverse d’une conception dualiste qui voudrait séparer l’objet des


sciences, la matière, et celui des religions, l’esprit, la Théorie de la Double
Causalité unifie les deux approches opposées du réel dans une
conception plus élevée de l’esprit humain qui retrouve toute sa place dans
un univers étendu à au moins cinq dimensions, dont seulement trois sont
matérielles, visibles et extérieures, les autres étant invisibles et intérieures.
L’esprit devient alors avec son contenu, l’amour, le véritable objet réel et
fondamental de l’espace complet, dont la matière ne constitue qu’une
projection selon trois dimensions, alors que l’Esprit les habite en totalité.

L’Arbre de Vie est la figure métaphorique pleinement illustrative de


cette théorie. Il en représente à lui seul les aspects essentiels, le principal
étant que l’univers crée automatiquement une multiplicité de futurs
potentiels devant lesquels il nous restera, pour que la réalité vécue soit
unique, à faire les choix qui nous distinguent en temps qu’« esprit »
individuel. Car l’Esprit rempli d’amour agit comme une « lumière

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intérieure » qui éclaire l’un des multiples futurs encore indéterministes des
évènements, celui qu’il choisit. Cela rejette ainsi toute conception simpliste
et fataliste du temps et de l’univers qui voudrait nous faire croire que notre
avenir serait soumis au hasard, sinon fixé d’avance, selon le dogme
déterministe des lois physiques.

L’Arbre de vie n’est pas seulement l’expression de toute la richesse de


nos choix potentiels de vie ; nous pouvons l’arroser, le faire croître dans
notre futur et bénéficier en retour de cette croissance par un mécanisme
rétrocausal d’influence du futur sur le présent, qui explique les
synchronicités – ces étranges coïncidences - et les vertus de la prière.
Arroser notre arbre de vie, c’est alors l’arroser d’amour-volonté, de cette
essence encore plus fondamentale que la matière et qui éclaire notre futur
à l’endroit où l’esprit veut orienter notre destin. Ce destin ainsi éclairé
devient alors lui-même la source d’opportunités nous permettant de
l’atteindre comme par magie, selon un mécanisme néanmoins expliqué
rationnellement par la TDC qui l’énonce sous la forme de « loi d’attraction
universelle des trajectoires de vies ». Encore faut-il, pour que cette grâce
apparaisse dans nos vies, que nous sachions nous libérer de la partie
entièrement conditionnée de notre personne, l’ego, qui dit en
permanence : « Je suis la source ou l’origine de tout ! C’est grâce à moi si
ceci ou cela est apparu ! Remerciez-moi ! » Voilà ce qui rend les
manifestations de l’amour-volonté si rares…

Nous verrons que tel n’était pas le cas de Jésus, dont l’esprit
pleinement rayonnant d’amour et ainsi débarrassé de l’emprise causale du
conditionnement, a permis le développement de son arbre de vie
personnel au point de rendre possibles différentes manifestations
extraordinaires de la loi d’attraction. Mais rappelons tout d’abord les deux
postulats essentiels de la TDC permettant de déduire cette loi:
- d’une part, l’authenticité du libre arbitre de l’homme, par opposition à une
conception déterministe qui voudrait que tous nos actes soient
conditionnés d’avance par notre nature organique - par extrapolation
matérialiste - sujette aux lois physiques déterministes,

- d’autre part, une révision Einsteinienne de notre conception du temps –


aujourd’hui d’actualité chez les physiciens - qui postule que notre futur est
déjà réalisé dans le présent lui-même, c’est à dire que l’univers ne nous
attend pas pour créer toutes nos possibilités d’avenir, la question

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fondatrice de la TDC étant la suivante : comment rester libres de nos actes
dans un univers où notre futur serait déjà réalisé ?

A cette question Philippe Guillemant répond, dans le courant actuel de


l’évolution de la physique, par une construction fondée sur l’existence
d’univers parallèles qui hébergent toutes nos possibilités d’évolution, et de
dimensions supplémentaires invisibles au delà des trois que nous
connaissons très concrètement, attribuant ainsi à notre existence une part
immatérielle, le matérialisme étant restreint aux trois premières
dimensions. Cette construction attribue à chaque organisme – œuvre
divine ? - un Esprit doué de libre arbitre qui se muerait dans ces
dimensions immatérielles intérieures.

L’Amour est alors conçu comme appartenant aux dimensions


supplémentaires intérieures de l’univers, comme l’essence motrice de
l’Esprit, susceptible d’orienter nos vies en agissant de façon intemporelle
sur nos arbres de vies, ce que l’on peut résumer par le raccourci : « nous
allons toujours vers ce que nous aimons ». Encore faut-il que notre libre
arbitre soit authentique et que par voie de conséquence notre esprit soit
purifié de sa partie matérielle directement conditionnée par l’emprise de
notre cerveau ou mental.

Le sens de la vie réside alors dans le choix. A différents moments,


souvent critiques, nous nous retrouvons dans nos vies face à des choix,
que Philippe Guillemant nomme des bifurcations, traduisant ainsi deux
possibilités de parcours telles qu’il s’en présente lorsqu’on fait l’ascension
d’un arbre. Nous réalisons ainsi de proche en proche notre « identité
d’être » en remontant le long de telle branche, puis de telle autre, jusqu’à
l’aboutissement final de tout un chacun : la mort, ou la lumière ?

Mais que se passe t-il si l’être qui effectue ces choix se résume
entièrement à sa partie conditionnée, incarnée dans trois dimensions
exclusivement déterministes ? Conformément à la philosophie dominante
en sciences classiques, il ne se passe rien : il n’y a plus aucun choix
véritable. Le choix est effectué par notre mental, notre raison, nos
conditionnements, nos sensations, nos réflexes, selon une emprise
exclusivement biologique qui nous indique essentiellement de faire le
choix qui correspond à la préservation de nos intérêts ou de notre survie.
Mais étant déterminé, le choix cesse d’exister. Dans ce cas particulier,
mais probablement très général dans notre société, il n’y a donc plus

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d’arbre de vie. Ce dernier se résume à un simple tronc dénué de toutes
ramifications, un arbre mort qui symbolise la vie qu’un humanoïde dénué
de toute âme aurait eu à notre place s’il avait été doté de notre génétique
et des mêmes conditions environnementales que nous depuis sa
naissance.
Nous voyons là que notre raison elle-même est alors dénoncée comme
étant emprisonnée dans le piège cérébral déterministe et qu’il ne faut
même pas compter sur elle – ni même sur notre intelligence – pour
assurer le salut de notre âme. Comment dès lors sortir de ce piège ?

Jésus nous a indiqué la voie, celle de l’Amour. Philippe Guillemant


reprend, mais cette fois-ci en scientifique attaché au raisonnement et c’est
là toute l’originalité, cette voie de l’Amour, en la faisant sortir du cadre
exclusivement biologique, tout en lui accordant une réalité dimensionnelle
qui dépasse la réalité simplement visible. Elle la surpasse même, car
l’amour modèle la réalité, il la dirige, au point d’être responsable de maints
phénomènes inexpliqués, tels que la synchronicité et les pouvoirs de la
prière ou de l’intention. La TDC synthétise finalement tout cela par le
pouvoir de l’Amour œuvrant dans un cycle naturel, celui de la seconde
causalité, à travers différentes phases de cycle qui se succèdent et qui ont
pour nom l’intention, l’attention, la foi et la confiance. On se rend compte
alors du potentiel « surréaliste » au sens propre de notre Esprit intérieur,
car il a droit au titre de réalité en tant qu’entité dimensionnelle : l’Esprit
peut en effet prendre forme, et l’Amour devient sa substance. Si l’Esprit
est le contenant, l’Amour est le contenu.

La Théorie de la Double Causalité ne nous dit pas autre chose que :


nous ne sommes les véritables créateurs de nos vies que si nous sommes
mus par l’amour ; l’amour en tant qu’énergie anime cette part d’esprit qui
en nous-mêmes est réellement dotée de libre arbitre. Car nous ne
sommes nous-mêmes, nous ne développons notre esprit que si ce dernier
est réellement mû par notre réalité intemporelle, cette lumière intérieure
qui s’étend dans les dimensions supplémentaires de l’espace, en un mot :
notre âme. Point de salut – de vie aboutie - dans les trois premières
dimensions déterministes, là-dessus point de souci pour obtenir l’accord
de la science.

Plus concrètement, la TDC nous donne des clés pour « développer »


notre âme, et ces clés sont les éléments du cycle de l’Amour conçu
comme moteur du libre arbitre : le don de soi d’une part, qui représente un

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élan pour faire circuler l’amour d’une phase à la suivante (désir -> intention
-> attention -> foi –> confiance…), et le détachement d’autre part, qui
représente l’accompagnement de cet élan par l’Esprit. Dans chaque élan
l’amour subit des transmutations et peut ainsi sembler disparaître, mais
c’est aussi parce qu’il faut laisser au temps le soin de faire son œuvre.
Cette apparence de disparition peut incliner le mental à reprendre le
dessus (anxiété, peur, soucis, calculs), c’est pourquoi la phase de
détachement la plus importante que doit gérer l’Esprit est celle du lâcher
prise, ce retrait mental intérieur purifiant et favorisant l’action.
Dans ce livre nous allons donc considérer l’œuvre de Jésus à la
lumière des aspects les plus métaphysiques de la TDC, ceux que nous
venons de décrire, et qui ne sont abordés par Philippe Guillemant qu’à la
fin de son livre, même s’il nous laisse rapidement en deviner l’essentiel.
Un mot tout de même sur l’aspect le plus physique de la TDC : elle
explique le mécanisme des coïncidences étranges, et nous verrons que
ces dernières ne sont pas rares dans la vie de Jésus.

Pour finir avec ce résumé de la TDC, il me semble incontournable de


décrire sa métaphore la plus séduisante, utilisée pour exprimer l’œuvre du
temps, ce temps qu’il nous faut attendre avant qu’une opportunité
miraculeuse se présente dans nos vies lorsque nous avons préparé son
émergence par l’attitude appropriée (intentions authentiques + amour sous
les différents aspects cités) :
L’Amour se concrétise sous la forme de « pluie » sur nos arbres de vies.
Non seulement la pluie fait pousser l’arbre, le rend vivant, mais en
redescendant le long des branches l’eau de pluie transporte avec elle des
« traces du futur » qui viennent nous dire que nous sommes sur la bonne
voie…, et nous retrouvons là des indicateurs que nous sommes aidés, que
l’univers concoure à la réalisation de nos intentions, que Dieu ne nous a
donc pas abandonné…
Forts de cette nouvelle vision métaphysique de l’âme, de l’esprit et de
l’amour, rendus conceptualisables dans un cadre métaphysique mais
quasi-mécaniste, nous allons maintenant oser revisiter un certain nombre
de concepts théologiques ou de présupposés existentiels clés présents
dans l’interprétation religieuse.
Il nous faudra oser repenser le dépassement de l’unicité, ouvrir la cage
unitaire, etc., mais tout d’abord, voyons comment la TDC nous amène à
nous positionner sur la question primordiale du sens de la vie.

19
La confusion au sujet du sens de la vie

Si la science, dans son usage de la raison, peut au terme de ses


découvertes se demander si la vie a un sens, et donner bien sûr des
réponses provisoires qui seront revues et corrigées au fil de l’avancée de
la connaissance, elle ne peut en aucun définir de manière scientifique le
sens qu’il convient de donner à la vie, car cela reviendrait à hiérarchiser
les valeurs et repères. Une blague le dit fort bien :
Six personnalités ont changé la manière de voir le monde:
« Moise a dit : "Tout est loi."
Jésus a dit : "Tout est amour."
Marx a dit : "Tout est lutte des classes."
Rockefeller a dit : "Tout est à vendre."
Freud a dit : "Tout est sexe"
Einstein a dit : "Tout est relatif." »
Cette aspiration à ramener le Tout à un concept porteur - ou du moins
censé l’être - traduit bien une quête de sens devant l’interrogation éternelle
de l’homme face au monde. Emporté par la nécessité de s’adapter pour
survivre ou atteindre plus de bonheur, l’homme n’oublie-t-il pas tout
simplement de remarquer que cette interrogation inhérente à sa
conscience d’exister est tout un reflet de cette conscience elle-même ?
Dès lors, pourquoi ne pas dire tout simplement : « Tout est à l’intérieur
de soi », voire : « Tout est conscience ». Cet être intérieur est pourtant
oublié et de ce fait nous sommes ramenés sans cesse à la question du
sens de la vie. Cette quête, selon la TDC, pourrait s’en trouver simplifiée si
nous prenions conscience qu’elle se joue dans une réalité dimensionnelle
concrète, dans la dynamique de l’Esprit, qui a la faculté d’échapper aux
trois dimensions de l’espace parfaitement visibles dans lesquels nous
sommes quotidiennement plongés, voire pris au piège. A défaut de les
reconnaître au même titre que la réalité tridimensionnelle et forcément
matérialiste, à défaut d’en connaître le fonctionnement, il n’est pas
étonnant que nous soyons hantés par une quête de sens qui ne fait que
traduire un manque dans le développement de notre vision intérieure, celui
de l’ « esprit », lié à ces dimensions méconnues. Pas étonnant non plus
que nous n’en utilisions pas – ou trop peu par ignorance - le merveilleux
pouvoir.

La question du sens ne se situe plus désormais dans la nécessité


d’avoir à donner des réponses à des questions existentielles complexes. Il
est affaire d’auto-détermination, de ce que nous pouvons demander et

20
déposer en Dieu, tout en le laissant librement nous donner réponses. Si
nous ne pouvons présager du sens ultime que pourrait avoir globalement
l’Univers, nous sommes au moins capteurs et acteurs de l’Amour qui
l’habite. Il en résulte néanmoins que la question du sens de notre vie,
ramenée à celle de notre auto-détermination et liée à la seconde causalité,
ne peut être résolue par l’usage unique de la raison ou par une référence
unilatérale au hasard. Il nous faut revoir ce que nous tenions pour acquis
en le positionnant autrement, car nous ne sommes plus les jouets d’un
déterminisme obscur et froid ou d’un hasard incompréhensible et
capricieux : nous sommes en interaction avec l’Univers, et cela change
TOUT.

Que devient alors notre unicité ?

Par le jeu des combinaisons de notre code génétique, la vie a choisi de


ne produire que des exemplaires uniques. Ce qui est vrai aussi de nos
particularités physiques, de nos sensibilités biologiques et des maladies
héritées du bouillon génétique. Mais il y a une autre unicité peu souvent
citée, celle qui par notre vécu, nos expériences de vie, va différencier par
exemple radicalement deux vrais jumeaux l’un de l’autre. En somme,
toutes les expériences de vie, elles aussi, nous rendent uniques : nos
expériences de joie, de bonheur, de souffrances, de tristesses, sont aussi
uniques que nos gènes. Il est dès lors très compliqué – voire absurde ! –
de vouloir se mettre à la place de l’autre. Nous ne le pouvons pas en
réalité. Nous pouvons tout au plus passer par notre vécu pour rejoindre ce
que l’autre nous dit ou ce qu’il vit, mais cela restera une approximation, car
nous n’avons pas vécu les mêmes expériences..
Cette double unicité suppose une solitude ontologique : nous ne pouvons
en sortir principalement que par le langage qui effectue le pont entre les
humains et par l’empathie qui dans le cas présent est sympathie pour
l’autre. La double unicité invoquée va nous situer aussi dans le manque et
la fragilité : nous ne sommes pas tout. Et nous avons à vivre bien sûr dans
la conscience de notre finitude et de notre mort.

Avec la TDC, ces repères changent de manière importante : si la


double unicité est une réalité, nous ne sommes plus sous le joug
implacable de l’incertain et de l’indéterminé ; l’Univers nous est favorable à
certaines conditions, et ce qui nous arrive va dépendre aussi du dialogue
avec lui dont nous pourrons vérifier la teneur notamment au travers de

21
coïncidences signifiantes (la synchronicité). Nous savons désormais que
nous sommes capteurs et acteurs du divin, tous de manière unique. Nous
n’avons pas besoin de nous enquérir de mystères ou de nous lancer dans
des expériences farfelues comme celle racontée ci-après :

On raconte que le roi Victor-Emmanuel II d'Italie (1820-1878) voulut


savoir quelle langue parleraient les enfants - l’hébreu, le grec ou le latin ?-
si on ne leur parlait pas. Pour le savoir, il a recueilli des enfants
abandonnés dès leur naissance, les a confiés à des nourrices avec
l'interdiction de leur parler. Le résultat fut étonnant: aucun de ces enfants
ne put se développer normalement!

Nous sommes plutôt invités à vivre notre condition humaine dans sa


dimension tragi-comique comme réalité assumée par l’attention, la foi et la
confiance y compris en la survivance de l’Esprit par-delà la mort. A
condition, toutefois, de demeurer sincère dans notre dialogue avec
l’Univers et conscient de notre libre-arbitre. Nous aurons à mettre cette
dimension en évidence dans la vie de Jésus et dans son œuvre.
Cette tension tragi-comique est enfin, en son hiatus inévitable, la
source inépuisable du rire, de la dérision et de l’humour. Ainsi, pas loin de
chez moi, quelqu’un avait-il mis bien en évidence sur une fenêtre de son
appartement ce message cocasse : « Tu n’es pas responsable de la tête
que tu as, mais tu es responsable de la tête que tu fais ! »

Le libre-arbitre et la cage trinitaire

Comme l’avait démontré le philosophe Pierre-André Stücki, il n’est pas


si simple de vouloir donner des réponses aux grandes questions de la vie :
Qui suis-je, que puis-je connaître, que puis-je faire ou espérer ? Car nous
sommes renvoyés aux questions de la Vérité, du Sens et de la Destinée.
Pour répondre à la question du sens, il faut se risquer à définir des vérités,
qui nous renverront à l’interrogation de la destinée, qui nous renverra à la
question du sens, et ainsi de suite. La vérité, le sens et la destinée sont
étroitement imbriqués de sorte que nous tournons en rond comme un
hamster dans sa cage quand nous voulons répondre aux grandes
questions de la vie. Un bon usage de la raison pourrait-il nous en faire
sortir ? Non, car le monde est à la fois fini et infini. La raison ne peut
l’appréhender que dans une régression matérialiste à l’infini puisqu’elle ne
peut sortir d’elle-même, avoir un point d’appui suffisamment sûr pour

22
dérouler ensuite les conséquences dans les trois directions du
questionnement. Pour connaître la totalité, la Vérité ultime, il faudrait que
nous puissions sortir de notre corps-esprit et sortir du monde. L’homme
oscille dès lors entre l’autoréférence et l’indécidable, avec la difficulté d’en
tirer pourtant un sens acceptable. Mais avec la TDC, nous pouvons sans
autre prendre le risque d’ouvrir la cage trinitaire dans la mesure où cette
approche nouvelle définit une seule réalité, l’Amour, qui devient la vérité
de notre Destinée, le Sens à donner à notre vie, et la Vérité de tous les
jours, celle plus particulièrement du cycle de l’Amour. Nous ne sommes
plus emprisonnés dans une pensée limitée et mécaniste, ni dépendants
d’un hasard indomptable !

L’Amour comme dépassement du lien corps-esprit

D’un point de vue psychologique, notre corps-esprit nous situe toujours


dans l’être-pour-soi et l’être-pour-autrui, en accord ou en tensions. Comme
nous sommes constitués de myriades de souvenirs stockés dans notre
cerveau, principalement dans l’amygdale et l’hippocampe, tout est en
permanence comparé, mesuré à ce qui se présente dans l’instant. Mais
comme l’a montré l’école de Palo Alto, chacun vit dans son monde
intérieur, dans une réalité fictive et construite qui donne valeur ou sens
aussi bien aux objets qu’à la signification de ce qui se présente. Les
relations humaines sont marquées par des fictions individuelles qui
rencontrent d’autres fictions individuelles dans un jeu infini d’associations.
Dans notre fiction de la réalité, nous tendons à l’équilibre : instinctivement
nous recherchons le contentement, et à éviter la souffrance, en tous les
cas à ne pas nous retrouver en situation d’échec ou en danger. Cela
dépend en grande partie de notre expérience personnelle, de ce que nous
avons connu ou rencontré, des mythes sociaux, culturels ou familiaux,
naturellement du bon fonctionnement de notre cerveau, mais aussi bien
sûr de nos valeurs personnelles et des compétences individuelles,
acquises au fil du temps, à même de nous donner une assise, un seuil de
sécurité ontologique, seuil qui nous permet d’entrer dans les relations
humaines symétriques ou complémentaires, et dans la loi de la diversité
suffisante indispensable pour se construire ou s’adapter à la réalité.

Avec la TDC, nous pouvons aller plus loin : nous sommes certes des
équilibristes et des funambules, mais nous pouvons apprendre à lâcher
prise face à nos attentes pour mieux inscrire nos actions dans le présent

23
tout en confiant à l’Univers ces attentes et besoins futurs, sans craindre ce
qui nous sera donné en retour puisque nous aurons toujours le libre-
arbitre, le choix d’endosser l’héritage céleste. De plus, en partageant cette
approche, les humains pourraient apprendre à vivre dans une réalité fictive
et unique avec toutefois le même référentiel : l’Amour. Nous aurions une
référence, une démarche et un but commun !

L’Amour comme fondement de l’unité corps-esprit

Dès que nous atteignons l’âge de raison, nous perdons l’innocence.


Nous devons vivre avec la conscience de notre mortalité, de notre
singularité et de notre fragilité, comme de notre finitude, ce qui nous
contraint à vivre dans le manque et l’impossibilité d’y remédier
complètement. Tout semble futile, vanité, brume comme le disait
l’Ecclésiaste. Rien n’est assuré. Tout est illusions, volonté de donner du
sens au non-sens. Si j’ose reconnaître que tout est vanité, je ne puis en
même temps consentir à donner du sens. Mais à l’inverse, si je donne du
sens au non-sens, je ne puis en même temps prétendre que tout est
vanité ! C’est dans cette double contrainte obligée que se nouent les
réponses humaines : le divertissement, l’oubli, le déni, les utopies, etc.
Notre corps normalement est « programmé » pour rechercher le
contentement, éviter la douleur et fuir les situations dangereuses. Notre
esprit sait que tout cela est partiellement fragile et vain. Il y a bien une
tension ontologique inévitable. C’est en elle que naissent toutes les
violences : dans le désir-besoin d’assurer ce qui ne peut jamais l’être
vraiment. Après quoi nous courrons pourtant dans la quête de
jouissances, de possessions, de pouvoir, de richesses, d’honneurs ou de
gloire ; dans la colère irrépressible de ne pouvoir y goûter assez. Il faut
que quelque chose soit plutôt que rien ! Que s’en aille l’horrible sensation
du néant de l’humain, du non-sens de la vie et de l’univers, de notre
fragilité ! Nous tentons d’y remédier chaque jour tant bien que mal, mais
plus nous le nions et plus notre entreprise est tragique. Plus nous
acceptons le non-sens et plus notre vie devient comique. Cette double
contrainte ontologique peut avoir d’autres expressions puisque l’humain ne
peut être réduit à sa raison ou à son intelligence : il est aussi pris dans sa
dimension affective, sexuée, émotive, artistique, sportive, etc., donc dans
un conflit des instances à partir desquelles il va mesurer toute chose.

24
Avec la TDC, cette tension corps-esprit n’a plus vraiment de raison
d’être ; le corps dans sa dynamique interne est relayé par la conscience
qui s’en remet à l’Esprit pour que l’Amour soit sa destinée, le sens de la
vie et la vérité. Nous verrons que Jésus a osé cette alliance corps-Esprit
jusqu’en sa mort en croix.

Vers un déconditionnement

La neurobiologie montre comment l'évolution a privilégié chez l’humain


l’émergence de trois cerveaux appelés à cohabiter ensemble : le cerveau
dit reptilien, le cerveau des mammifères et le cerveau logique, à travers
lesquels l’entier de l’humain peut exprimer ses potentialités. Cette
articulation a permis l'émergence d'un cerveau moral: ainsi, nous
répugnons naturellement à faire souffrir – sauf quand nous nous sentons
menacés ou qu'il faut punir –, nous recherchons l'équité (la justice), nous
sommes capables d'empathie, nous sommes réactifs à la souffrance des
autres. Ce sens moral « primitif » serait l'une des origines des religions,
l'autre étant la mise en évidence de notre cerveau religieux décrit par
Andrew Newberg et Eugene d'Aquili, Vince Rause2: ici aussi, l'évolution
nous a doté de capacités spécifiques nées de l'interaction entre au moins
quatre acteurs: l'hypothalamus, la plus vieille structure du système
limbique – sorte de commandant en chef – qui peut calmer ou exciter le
cerveau et produire des émotions comme la fureur, la terreur, le plaisir
modéré ou la béatitude. Il peut affecter n'importe quel organe ou partie du
corps. Le chien de garde: l'amygdale. C'est elle qui donne à nos émotions
leurs nuances subtiles (amour, amitié, affection, défiance); elle est à la
recherche de toute information qui représenterait une nécessité d'agir, ou
un signe de danger, ou encore quoi que ce soit d'autre qui voudrait que
l'esprit y porte attention. Pour interagir, elle doit toutefois passer par le
commandant en chef, l'hippocampe : c’est notre diplomate. Il fonctionne
en lien avec l'amygdale. C'est lui qui relie les sensations, les émotions, à
des images, à la mémoire à court et plus long terme, à l'apprentissage.
Ces trois structures vont interagir avec une quatrième: le néocortex, et
permettre l'émergence d'opérateurs qui nous sont spécifiques.
De ces opérateurs sont nés les mythes et les légendes dont la fonction
première est de répondre à des situations menaçantes en donnant du

2 Pourquoi « Dieu » ne disparaîtra pas, éd. Sully 2003

25
sens au monde et à ce qui nous entoure. La stimulation de l'hypothalamus
peut déclencher un état psychologique allant de la sensation légèrement
agréable à des sentiments d'extases. De même une activité intense et
soutenue de psalmodie ou de prière va stimuler le système de
tranquillisation qui, s'il est poussé à des niveaux intenses, va activer
directement des effets inhibiteurs de l'hippocampe avec pour résultat final
le brouillage de l'aire de l'orientation qui pour finir va estomper les
frontières du sentiment de soi.
Nous avons donc un cerveau religieux qui peut conduire à l’extase
mystique et un cerveau moral doué de capacités particulières.

La TDC ne nous invite pas particulièrement aux frissons mystiques, elle


nous incite plutôt clairement à nous déconditionner en privilégiant
l’attention, la foi et la confiance etc., à condition toutefois de demeurer
sincère dans la prière ou toute autre méthode qui nous permet de mettre
en lien, en résonance, notre être intérieur et l’Univers. Mais il n’est pas
besoin pour cela de recourir à une fuite hors du monde dans la mystique,
dans un détachement matériel ou affectif pour que l’Univers nous soit
favorable.

Vers une évolution spirituelle


A la suite de Gerd Theissen, il convient de se rappeler que,
chronologiquement, l'évolution a d'abord été chimique, elle a été ensuite
biologique pour être enfin culturelle, voire spirituelle.
La tradition chrétienne postule que Dieu est la réalité ultime à l'origine
de cette évolution encore inachevée puisque dans la foi nous croyons qu'il
est nécessaire de passer du stade culturel de l'évolution au stade spirituel.
Cela ne peut se faire sans une Parole qui s'oppose à l'humain en le
confrontant notamment à la dialectique de la souffrance et de la
culpabilité. Le message chrétien contredit ainsi ce qui dans l'évolution
naturelle serait issu uniquement de la sélection active qui veut que seuls
les plus forts et les plus adaptés survivent. Il atteste d'une contre-sélection
possible qui s'oppose à la sélection naturelle ou à toute autre forme de
sélection culturelle. C'est en elle uniquement que nous sommes appelés à
définir des valeurs et des normes nous permettant de mieux nous adapter
à cette évolution spirituelle.
Dans la tradition chrétienne, la souffrance est l'expérience passive de la
sélection. Là où les êtres vivants sont l'objet d'une sélection, ils sont

26
touchés par la souffrance et par la mort. Car la sélection n'est pas autre
chose qu'une diminution des chances de vivre et de survivre. La culpabilité
représente donc l'expérience active de la sélection, la sélection que nous
accomplissons nous-mêmes : l'homme lui-même décide entre les
possibilités d'augmenter et de diminuer les chances de vivre et de
survivre. Mais quelle que soit la façon dont il se décide, il vit toujours au
détriment des autres êtres vivants et des autres hommes. Il se rend
coupable, il se trompe, il fait naufrage. Il veut soutenir la vie, mais il est
souvent en échec et sème même au contraire la mort et la désolation.
Nous verrons que Jésus n’a eu de cesse de vouloir nous faire sortir de nos
conditionnements multiples pour nous amener du côté où il ferait bon vivre
et qu’il nous invite très concrètement à utiliser Dieu pour avancer vers
cette évolution spirituelle indispensable.
La TDC œuvre pour la même cause, en témoigne les derniers mots du
livre « La Route du Temps » : « Voilà le secret de la magie du temps :
l’amour qui peut être créé et auto-amplifié par chaque être humain, faisant
de lui une parcelle de Dieu. Est-ce que le pouvoir de la seconde causalité
ne pourrait pas se reconnaître à cet Amour, à notre sensibilité à sa magie,
dévoilée par la lumière intérieure qui émane de chacun d’entre nous,
rayonnant à la mesure de notre degré d’élévation spirituelle ».
Si l'humain est appelé à jeter une étincelle de sens dans l’univers, il
devra le faire en laissant Dieu faire pleuvoir de l’Amour sur nos arbres de
vie.

Au sujet d’une intelligence créatrice

Dans notre monde sécularisé, Dieu pose problème : il semble être de


trop ; il est de bon ton en tous les cas de ne plus s’en revendiquer, même
si, nous l’avons vu, notre cerveau nous fournit aussi la mécanique avec
laquelle il devient possible de transcender l'ego, possible de sortir d'une
existence purement matérielle pour aller vers une existence spirituelle,
vers un Dieu supérieur, en un lieu absolu d'unicité où tous les désirs sont
apaisés.
Alors, a-t-on encore le droit de s’y référer ? D’en parler de manière
poétique ou logique ? Les sciences peuvent-elles d’une quelconque façon
nous l’interdire ?

L’illustre physicien Stephen Hawking, dans son dernier livre « Y a t-il un


grand architecte dans l’Univers ?», s’emploie en tout cas à nier l’existence

27
de Dieu d’une façon qui fort heureusement, selon Philippe Guillemant,
s’avère très provocante et maladroite, et ouvre après examen toute grande
la porte à une argumentation inverse, au point que ce dernier se
demande : « Stephen Hawking serait-il un agent secret de Dieu ? »

Il apparaît en effet dans ce livre que si l’on écarte simplement le


postulat initial d’un déterminisme fermant la porte à toute idée d’un Dieu
créateur, Stephen Hawking avance une théorie qui rejoint totalement la
TDC sur différents points essentiels, au point qu’elle pourrait elle-même
recevoir le qualificatif de « Théorie de la Double Causalité (de Stephen
Hawking)».

Ceci n’a évidemment pas échappé à Philippe Guillemant qui a écrit sur
son site internet :
« La Théorie de la Double Causalité (TDC) vient de recevoir un soutien
très inattendu de la part d'un physicien de renom - Stephen Hawking - qui
dans son dernier livre "The Great Design" traduit en français sous le titre
"Y a-t-il un grand architecte dans l'univers?" reprend tous ses
arguments de base, y compris celui qui pouvait sembler le plus stupéfiant:
le concept de déterminisme inversé, qui s'avère tout à fait équivalent à la
Cosmologie Descendante - ou Cosmologie Top-Down - avancée par
Stephen Hawking, puisqu'il écrit page 171:
« En cosmologie, il faut renoncer à voir l'histoire de l'univers selon une
approche ascendante supposant une histoire unique avec un point de
départ et une évolution, mais au contraire adopter une approche
descendante en remontant le cours des histoires possibles à partir du
présent.... Voilà qui nous conduit à une conception radicalement différente
de la cosmologie et de la relation de cause à effet car les histoires qui
contribuent à la somme de Feynman n'ont pas d'existence indépendante:
elles dépendent de ce que l'on mesure. Ainsi, nous créons l'histoire par
notre observation plutôt que l'histoire nous crée ».
Stephen Hawking ne se contente donc pas de parler d'une création de
l'histoire par notre observation, il reconnaît que cela entraîne la
nécessité de revoir notre conception de la relation de cause à effet,
s'agissant de remonter le temps en faisant dépendre les causes de leurs
effets, ce qui n'est pas autre chose qu'un déterminisme inversé.

28
Mais ce n'est pas tout ! Non seulement Stephen Hawking met en avant
cette idée fondatrice de la TDC, mais pour alimenter sa propre théorie il
avance presque toutes les autres interprétations des résultats de la
recherche sur lesquelles la TDC est fondée :
1. nous créons la réalité par notre observation,
2. cette création est plus exactement une sélection parmi toutes les
réalités possibles,
3. toutes les réalités possibles sont créées automatiquement par
l'univers,
4. l'histoire vécue se crée du présent vers le passé, et non du passé
vers le présent,
5. la théorie du multivers (des univers parallèles) est la meilleure
interprétation de la Mécanique Quantique,
6. la théorie des cordes M est la meilleure théorie de grande
unification.
Malgré ces 6 points de convergence, Stephen Hawking aboutit à des
conclusions opposées à la Théorie de la Double Causalité authentique
(celle qui explique les synchronicités) car il postule un véritable dogme en
sciences: LE DETERMINISME qui, contrairement à ce que l'on pense,
n'est pas scientifique, mais seulement indispensable à la science actuelle
(à cause des équations déterministes sur lesquelles elle est fondée). C'est
la raison pour laquelle Monsieur Hawking est contraint de nier l'existence
du libre arbitre ainsi que l'existence de Dieu. Il importe cependant de
remarquer qu'il exclut déjà toute intervention divine dès le début de son
livre :
« C'est à Laplace que l'on attribue le plus souvent la première
formulation claire du déterminisme scientifique : si l'on connaît l'état de
l'univers à un instant donné, alors son futur et son passé sont entièrement
déterminés par les lois physiques. Cela exclut toute possibilité de miracle
ou d'intervention divine. Le déterminisme scientifique ainsi formulé par
Laplace est la réponse du savant moderne à la question 2 (Les lois de la
nature admettent-elles des exceptions, autrement dit des miracles ?).
C'est, en fait, le fondement de toute la science moderne et l'un des
principes essentiels qui sous-tendent cet ouvrage ».

29
En prétendant donc répondre à la question "Y-a t-il un grand architecte
dans l'univers ?" à la fin de son livre, la démonstration de Stephen
Hawking se présente comme un véritable sophisme - voire une imposture
intellectuelle - puisque ses conclusions (nul besoin de Dieu) sont déjà
contenues dans ses hypothèses (le déterminisme qui exclut toute
intervention divine).
Par ailleurs, sa théorie présente un défaut majeur: elle ne dit aucun mot
sur la question fondamentale de savoir quels sont les observateurs-
acteurs de l'univers qui créent la réalité (hommes ? animaux ? plantes ?
cailloux ? machines ? ...). Or il est facile de comprendre pourquoi Stephen
Hawking esquive cette question: lui apporter une réponse reviendrait à
faire la différence entre les objets de l'univers qui ont le statut
d'observateur-acteur et ceux qui ne l'ont pas, et ce serait aussi
inconcevable pour lui que de faire la différence entre les objets de l'univers
qui ont un libre arbitre et les autres. Inconcevable, car cela briserait son
dogme déterministe qui oblige à considérer tous les êtres humains comme
des machines biologiques.
En vérité je vous le dis, ce statut d'observateur-acteur de l'univers enfin
reconnu par la science s'accompagnera bel et bien de la propriété de libre
arbitre - sans laquelle il ne pourrait y avoir d'observateur agissant par
réduction de la superposition d'états ».
Retenons de ce texte le point essentiel qui, à travers l’autorité de
Stephen Hawking, semble aujourd’hui reconnu par la science actuelle :
nous sommes les observateurs-acteurs (acteurs en tant que
constructeurs) de l’univers dans la mesure où nous créons l’histoire par
notre observation. Si l’on ajoute à cela le principal postulat de Philippe
Guillemant, à savoir notre libre arbitre, nous pouvons commencer à
percevoir pourquoi ce dernier en déduit que nous sommes à la fois les
capteurs et les acteurs de Dieu lui-même.
Face aux résultats de la physique moderne, la science ne parvient encore
à s’opposer à l’idée de Dieu qu’en invoquant, pour sauver le déterminisme,
la suprématie du hasard sur le libre arbitre. Elle est pourtant incapable de
nous nous expliquer ce qui fait surgir ce hasard ou de nous dire d’où il
vient. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Einstein ne supportait pas
cette idée en proclamant : « Je refuse de croire que Dieu joue aux dés »,
sous-entendant ainsi que derrière un tel hasard se cache en réalité le
retour en force de Dieu.

30
Que faire de ce constat ?

Face à une science cernée par les conséquences de ces deux points
de vue extrêmes, celui du hasard et celui du libre arbitre, en l’occurrence
par un possible retour en force de l’idée d’un Dieu créateur, nous avons à
revendiquer fermement le droit de nous situer sur les grandes questions
de la vie dans un langage qui refuse l’exagération manifeste du
déterminisme et du hasard sans pour autant être taxés de doux rêveurs !
La TDC y répond de manière fondée et rejoint aussi d’autres intuitions
fondatrices plus anciennes et diverses que nous ne pourront aborder ici,
mais que nous soumettrons à l’analyse pour en vérifier l’existence, dans
les Evangiles surtout. Nous utiliserons également les intuitions de
Françoise Dolto3, psychanalyste française bien connue, qui a su, dans ses
entretiens avec Gérard Séverin, parler de Jésus avec beaucoup de clarté
et de pertinence.
Notre démarche reste essentiellement herméneutique, dans
l’interprétation des textes d’évangiles et pédagogique dans l’illustration
d’une sortie possible du déterminisme moderne qui place le croyant en
situation d’hétéronomie, car il doit toujours présupposer un Dieu Tout-
Autre accessible surtout par la foi et la subjectivité. Avec la TDC, il devient
possible et plausible de réconcilier la foi et la raison sans tomber dans
l’émotionnel exalté ni faire usage d’une pensée magique dans laquelle tout
est intellectuellement permis.
Nous pouvons maintenant commencer le voyage dans les sources et
témoignages dont nous disposons pour tenter de reconstituer l’Arbre de
vie de Jésus de Nazareth. Y retrouverons-nous de quoi alimenter
l’existence de ces rétrocausalités ? De cet Esprit ouvert à l’Inconditionné
ou de cet amour-volonté exceptionnel ?

Dans une lettre adressée au philosophe Eric Gutkind, Einstein écrivait:


« Le mot Dieu n’est pour moi rien de plus que l’expression et le produit des
faiblesses humaines, la Bible un recueil de légendes, certes honorables
mais primitives qui sont néanmoins assez puériles. Aucune interprétation,

3 Les citations seront tirées de La foi au risque de la psychanalyse et de l’Evangile au risque de

la psychanalyse, tome 1 et 2, aux éditions du Seuil.

31
aussi subtile soit-elle peut selon moi changer cela ». Pourrons-nous
relever le défi et démontrer le caractère infondé de ce diagnostic
einsteinien notamment grâce à la TDC ?

32
Chapitre I
Autour de l’Arbre de vie de Jésus
« Autrement dit, nous ne pouvons approcher, cerner la réalité
directement. Nous ne pouvons la rejoindre que par la médiation,
l’entreprise de l’imaginaire » Françoise Dolto.

En tout premier lieu, il convient de faire un saut dans le temps vers


cette terre de Palestine avec son histoire complexe qui a constitué le
terreau dans lequel l’Arbre de Jésus a pu prendre racine. J’aurai besoin
pour en rendre compte d’experts sortis de ma bibliothèque. Impossible de
faire sans eux…

La ville de Nazareth au 1er siècle

L'Ancien Testament ne parle pas de Nazareth. Pourtant c’est dans


cette petite cité de Galilée, que Jésus passa son enfance auprès de ses
parents, Marie et Joseph. C’était alors une bourgade sans renom et,
comme le reste d'Israël, sous domination romaine qui faisait suite à celle
des généraux du fameux empereur grec, Alexandre le Grand. A l’époque
de Jésus, on trouve en Galilée, appelée aussi "carrefour des nations", une
société mêlée, où se côtoient essentiellement Hébreux, Grecs, Romains et
même "gallo-romains" et autres ressortissants des peuples soumis par
Rome. Les cultures se juxtaposent et s’interpénètrent, mais sans vraiment
se mélanger.

33
La ville de Nazareth, surnommée le « jardin de la Galilée », est un peu
comme son nom arabe l’indique, une sorte de “gardienne” ("Nasar", "En
Nasirah" en arabe) de la région. Entourée d’autres collines, elle se trouve
au cœur d’un pays verdoyant. Sur sa bordure ouest, le petit bourg est
délimité par un oued aujourd’hui asséché. Le nom de Nazareth apparaît
pour la première fois sur une plaque datée du IVe ou du IIIe siècle avant
Jésus-Christ, retrouvée parmi des fragments près de Césarée Maritime
(ville bâtie au Nord d'Israël par le roi juif Hérode le grand). La population
de l’époque ne devait guère dépasser 150 habitants ; parmi eux Marie,
Joseph, la parenté de Jésus. Les gens vivaient de la culture (vigne,
oliviers, orge, blé, légumes) et de l’artisanat. Du temps de Jésus, il
semble, d’après les découvertes de l’archéologie, que les habitations des
villes palestiniennes et en particulier à Nazareth étaient construites en
prolongement de grottes naturelles.

Il faut savoir aussi qu'en araméen le terme "nazor" ou "nazir", veut dire
"prince" ou "couronne" ou "tonsure" et que les nazoréens étaient soient
des gens de grande lignée, soit des consacrés à Dieu (tonsurés et qui ne
gardaient qu'une "couronne" de cheveux). Or à Nazareth vivaient les
descendants de la branche du Nord, de l'illustre famille du roi David (dont
Joseph et Marie). On sait aussi que cette lignée davidique du Nord, qui
avait régné sur Israël dans les siècles passés, avait été mise en échec à
l'époque des Maccabées car on n'avait alors plus choisi les dirigeants de
la nation hébraïque dans cette famille royale. Et le lieu où s'étaient
modestement retirés les héritiers de cette famille princière évincée fut
nommé... Nazareth.

La remarque de Nathanaël sur Nazareth devient alors plus claire : elle


ne porte pas sur l'insignifiance du village, mais sur l'échec de ses illustres
habitants d'une lignée davidique "déchue", qui y vivaient en retrait des
allées d'un pouvoir perdu : alors... « que pouvait-il sortir de bon de
Nazareth ? (Jn1, 46) ».

L’Arbre de vie de Jésus planté à Nazareth l’a été sur une terre
particulière, dans une région particulière elle aussi, en une époque qui le
sera tout autant

34
La situation socio-économique

Gerd Theissen dans son article intitulé Jésus et la crise sociale de son
temps4 met en évidence notamment la difficulté d’intégration du peuple juif
dans l’Empire romain qui va s’étendre sur presque 200 ans sans aboutir
vraiment. Tout commence avec l’apparition de Pompée en Palestine et la
conquête de Jérusalem en 63 av.J.-C. S’en est suivi des périodes
relativement calmes et d’autres marquées par des crises aiguës et des
guerres. En 4 av. J.-C. la « guerre des brigands » se traduit en Galilée en
insurrections après la mort du roi Hérode par deux prétendants au trône,
Athrongès et Simon, ou encore par Judas fils d’Ezéchias. Dix ans plus
tard, le fils d’Hérode, Archélaüs, est démis de ses fonctions royales dans
les régions de Samarie et de Judée qui tombent sous l’administration
romaine avec pour conséquence un changement radical : les impôts sont
désormais à payer directement aux Romains. Cela va susciter un nouveau
mouvement d’opposition, mené par Judas le Galiléen et le pharisien
Sadduk qui défendait une idée théocratique radicale voulant que toutes les
productions du pays appartiennent à Yahvé. Il estimait que le paiement
des impôts aux Romains violait le 1er commandement de la loi mosaïque.
Chacune de ces révoltes fut durement réprimée par les Romains. Mais
en dehors de ces deux événements dramatiques, il faut bien constater en
Galilée une certaine stabilité. Hérode Antipas va régner sans interruption
de 4 av. J.-C à 39 ap. J.-C. Il reconstruit au début de son règne la ville de
Sephoris qui avait été complètement détruite et, en l’an 19, il va construire
une ville entièrement nouvelle Tibériade, bâtie d’ailleurs sur un cimetière,
ce qui était jugé impur par la tradition juive. Il voulut même la dédier à
l’empereur. Il fit un palais qui contenait des images en violation avec les
Dix commandements et s’arrangea pour épouser la femme de son frère !
Cela déclenchera l’opposition de Jean-Baptiste, nous y reviendrons.

En Galilée, le peuple est à 80% paysan ou berger avec une théologie


de la terre et des biens, vu que le pays appartenait à Yahvé, qu’il était une
terre sainte accordée à Israël afin qu’il en bénéficie. L’idéal voulait que
chacun puisse s’asseoir sous sa vigne et son figuier. Le peuple ressent
donc les impôts romains comme une charge, comme une violation de leur
tradition religieuse, un poids économique qui va contribuer à pousser
nombre d’entre eux à la faillite.

4 Aspects socio-historiques de la recherche du Jésus historique, p.126-155 in Jésus de

Nazareth, nouvelle approche d’une énigme, Labor et Fides 1998.

35
La question de la tradition religieuse va se poser aussi pour
l’aristocratie. L’élite juive ne peut que difficilement être intégrée à la
structure de l’Empire romain qui tentait de l’associer à la gouvernance des
cités. Impossible avec ces petits royaumes épars. Pas question non plus
de le faire au travers de l’armée : aucun juif ne pouvait accepter le
paganisme qui y régnait. Ces élites ne pouvaient que tenter de s’assimiler
au monde gréco-romain ou se replier sur les valeurs traditionnelles plus
proches du peuple. Ce n’est pas l’aristocratie qui a joué pendant cette
période un rôle prédominant. Ce sont en réalité les scribes, les gardiens
de la Loi et de la tradition, qui vont servir d’intermédiaire entre le peuple et
l’aristocratie dans cette crise du judaïsme liée à son intégration à l’Empire
romain. Une crise qui fut latente et permanente avec des sursauts de
violence ponctuelle, mais qui se traduisit surtout par l’attente
eschatologique, l’espoir du moment où Dieu viendrait établir son Règne en
chassant bien sûr l’occupant du pays. Par ce rêve et cette attente du
Grand Israël incluant la Terre promise, son Roi, son Dieu, son Temple.

La violence de type révolutionnaire était marginale. Il s’agissait surtout


de maintenir les traditions juives contre le poids der l’occupant. Israël ne
pouvait se soumettre à Rome jugée colonisatrice et idolâtre, sans se renier
lui-même, tandis que Rome ne pouvait laisser en paix ce peuple étrange
sans renoncer à ses possessions orientales et à son rêve de conquête
universelle.

Le poids de l’occupation romaine

« En s'appuyant sur Flavius Josèphe et plus solidement encore sur les


sources hébraïques et araméennes, on peut établir comment l'occupation
romaine était ressentie par les Hébreux fidèles au pacte de Yahvé. Le
Romain est unanimement craint et haï, même par les hommes qui
choisissent de collaborer avec lui par intérêt ou par contrainte. Tout
Hébreu voit en lui un occupant dont l'administration met le pays en coupe
réglée: impôts, taxes et corvées n'épargnent personne, et chacun gémit
sous leur poids. Toute velléité de révolte est écrasée dans le sang. Les
insoumis sont crucifiés, les hommes en place, au moindre soupçon, sont
destitués de leurs fonctions. Valides, ils sont envoyés aux galères ou
vendus sur les marchés d'esclaves. Leurs femmes sont expédiées dans
les bordels de l'Empire.

36
Par surcroît, un motif suprême mettait les Hébreux inébranlablement en
garde en face de l'occupant romain: celui-ci était un idolâtre qui avait le
génie de romaniser les divinités étrangères en vertu de l'interpretatio
romana. Rome, habituellement libérale envers tous les dieux, avait imposé
aux Hébreux comme une preuve de civisme l'obligation du culte impérial,
même réduit au devoir d'offrir des sacrifices pour l'empereur. A la suite
d'un long combat, les Hébreux avaient acquis une dispense de tout acte
cultuel dans les temples païens, mais celle-ci ne concernait que les dieux
morts et non les dieux vivants qu'étaient les monarques divinisés.
L'horreur du culte impérial, même réduit à des sacrifices offerts non pas à
l'empereur mais pour lui, était telle que les monnaies frappées à l'effigie de
l'empereur n'avaient pas cours au sanctuaire de Jérusalem »5.

Israël, un peuple rebelle quasi inassimilable à l’Empire romain. Nos


experts sont formels. Jésus grandira dans ce contexte et cette ambiance
particulière. Soit. Mais il faut encore souligner au sein de ce peuple une
autre particularité : la pluralité des opinions et mouvements religieux au
sein du judaïsme qui vont bien sûr tous devoir se situer face à l’occupant
romain. Jésus va les rencontrer et les côtoyer, il est donc nécessaire d’en
faire une brève présentation.

Esséniens, sadducéens, pharisiens, et Galiléens 6

« Les Esséniens se préparaient pour la guerre sainte qui devait clore le


temps. C'est pourquoi la communauté de la mer Morte, répartie en
groupes conduits par de vrais capitaines, avait adopté une discipline
militaire et se plongeait dans la lecture, celle des livres saints connus,
mais aussi celle d'autres livres dont personne ne savait rien. Ils s'armaient
pour l'Armageddon et leur lutte contre les forces de l'impureté rituelle, du
mal et du péché était un combat pour Dieu.

Les pharisiens continuaient de vivre dans la société ordinaire. Certains


sympathisants formaient des fraternités « haburah » : ils tenaient à
manger leur nourriture profane en état de pureté lévitique rigoureuse. A
table, ils voulaient être semblables aux prêtres du Temple à l'autel. Ils ne

5 André Chouraqui, Jésus et Paul Fils d’Israël, éd. Du Moulin 1988,p.46


6 Jacob Neusner, Le judaïsme à l'aube du christianisme, Cerf, Paris 1986, p. 33 à 45

37
prenaient leur repas qu'avec ceux qui suivaient la loi telle qu'ils la
concevaient. Ils se séparaient ainsi de l'homme du commun mais en
continuant d'habiter les villes et les bourgs, ils gardaient la possibilité
d'entraîner les autres par leur exemple.
Les pharisiens lisaient l'Ecriture avec la tradition orale, c'est-à-dire soit
avec des anciennes traditions qu'ils rattachaient à Moïse soit avec des
méthodes particulières d'exégèse et d'enseignement.

Les sadducéens étaient partisans de la stricte adhésion à la parole


écrite. Ils refusaient à leurs adversaires pharisiens le droit d'interpréter
celle-ci. Ils étaient aussi en désaccord avec les pharisiens sur l'éternité de
l'âme. Selon les sadducéens, il n'y avait dans l'Ecriture aucune justification
de telles doctrines. Ils étendirent leur emprise sur l'ensemble du corps
sacerdotal et sur les riches de la société ».

La Galilée s'était convertie au judaïsme quelques cent vingt ans avant


notre ère. Les croyances de convertis de fraîche date ne pouvaient guère
assimiler des idées et des problèmes qui réclamaient une étude
approfondie, une éducation poussée et des structures de comportement
bien établies.
La colonisation romaine avait renforcé le mélange de populations et de
langues dans la région, et il est pratiquement certain que tous les
habitants, à des degrés divers, parlaient plus ou moins ou comprenaient
grossièrement plusieurs langues.

Que pouvons en conclure ? Jésus grandit à Nazareth dans cette


atmosphère apocalyptique, et il est le témoin, en l'an 6, de la révolte
conduite par Juda le Galiléen contre Rome. Le prétexte du soulèvement
était justement le refus de l'impôt; son paiement paraissait aux Hébreux
non seulement écrasant, mais spirituellement insupportable, étant un acte
de soumission à un empereur païen qui prétendait être d'essence divine.
La barbarie de la répression romaine avait convaincu les plus pacifiques
d'entre les Hébreux d’user de tous les moyens pour débarrasser le pays
de l'occupant romain. Et tous se tournaient vers Yahvé pour qu'il sauve
Israël et lui envoie le messie qui le délivrerait de ses tourments, chasserait
l'occupant idolâtre et établirait à jamais à Jérusalem le règne de Yahvé
dans son royaume libéré. L'extrême dureté des réalités politiques avive
jusqu'à l'obsession l'espérance messianique, dans l'apocalyptique attente
de la fin des temps. Tout cela va avoir un impact sur l’Arbre de vie de
Jésus. La prudence reste pourtant de mise, car le sage nous dit que

38
l’important n’est pas tant ce qui nous arrive, mais ce que nous faisons de
ce qui nous arrive…

39
40
Chapitre II
Naissance et enfance de Jésus
« Nous devons retrouver la source de nous-même, c’est-à-dire
devenir et notre propre père et notre propre mère et donc notre
propre enfant. Ainsi, après avoir fatalement passé par le style
de tel ou tel parent, aîné ou maître, nous avons à nous
inventer » Françoise Dolto.

En remontant le temps, des questions légitimes surgissent relatives à


Jésus. A-t-il choisi de prôner la non-violence à cause des répressions
romaines ? A-t-il cheminé plutôt dans les campagnes, loin des grandes
villes, pour ne pas devoir se confronter aux populations mélangées jugées
impures? Il est encore trop tôt pour le dire. Le retour aux sources doit
s’abord relever ce qui fut particulier à sa naissance et durant son enfance.
Voici que nos experts peuvent nous en dire.

Naissance de Jésus

La plupart des exégètes inclinent à penser que Jésus serait né avant la


mort du roi Hérode soit en l’an -6. Dans l’attente fervente de cette période
troublée, quelque chose d’étrange s’est passé, à l’image de la conjonction
de Saturne et Jupiter qui aurait donné l’illusion d’une étoile très brillante.
Le récit de l’enfance de Jésus, sans être un récit historique, va tenter de
rendre compte de la signification de cette naissance pas comme les
autres. C’est à la fois un récit de catéchisme et plus encore un récit de

41
proclamation messianique rédigé bien après la mort de son héros. Un récit
imagé destiné à contourner la censure romaine. En voici les principaux
motifs :
- Jésus naît à Bethléem pour souligner son ascendance royale avec
le roi David.
- La mention du recensement ordonné par César Auguste alors
que Quirinius était gouverneur de Syrie ne colle pas avec les faits
historiques. Cette mention est faite pour annoncer un plus grand
pouvoir que celui de César. Et substituer à la Pax Romana la Pax
Christi.
- L’enfant naît dans une mangeoire loin de toute famille, de tout
clan, loin des fastes de la cour et du pouvoir. Il est l’inattendu.
- L’annonce des anges aux bergers souligne que le sauveur sera
du côté des petits et des laissés-pour-compte.
- La visite des mages anticipe le rejet d’Israël de son messie. Ce
sont des étrangers à la réputation douteuse qui vont le
reconnaître. Les offrandes soulignent la royauté céleste de
l’enfant : l’or pour la puissance, l’encens utilisé au Temple pour la
prêtrise et la myrrhe pour sa mort.
- Le roi Hérode est présenté dans sa fourberie comme le pharaon
d’Egypte qui voulait s’opposer à la libération du peuple hébreu.
- Jésus est présenté comme le nouveau Moïse qui doit fuir en
Egypte, un autre clin d’œil…
- Il sera Emmanuel (Dieu avec nous), Fils du Très Haut. Le
Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera
pour toujours sur la famille de Jacob et son règne n’aura pas de
fin (Lc1.33). A la fois Grand Roi et Grand Prêtre ! Et son nom veut
dire « Dieu sauve ».
- Sa naissance virginale en fait l’égal des grands philosophes et des
empereurs.
- Il sera dans l’évangile de Jean la vraie lumière du monde, le verbe
fait chair.
- Ainsi formulé, le message pouvait passer la censure romaine.
Mais cela reste du catéchisme…

Sans entrer dans tous les détails du texte, et tout en suivant la TDC
que peut-on mettre en évidence ? Qu’une attente fervente peut à
l’évidence engendrer une intention adressée au futur. Marie tombe
enceinte avant d’être mariée à Joseph, un notable descendant du roi
David. La situation est périlleuse pour elle, puisque son futur époux a le

42
droit de la répudier, elle aurait même pu être dans ce cas lapidée pour
adultère. Nous sommes en présence d’une bifurcation entre deux
possibilités d’évolution : le mariage ou la répudiation. L’un comme l’autre
des fiancés va devoir choisir. Peu de commentateurs mettent en évidence
le caractère dramatique de cette grossesse pour Marie qui semble
pourtant rester sereine comme si tout irait bien ou au contraire comme si
elle était déjà résignée. Dans l’évangile de Matthieu, c’est l’Ange du
Seigneur qui vient dire à Joseph de l’épouser et d’appeler l’enfant Jésus,
« car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1,21). » Dans
l’évangile de Luc, la mise en scène est plus élaborée : l’ange Gabriel- dont
le nom signifie Dieu est fort, un ange qui fut envoyé notamment au
prophète Daniel (Da 8.16-27) - la salue d’un « sois joyeuse toi qui as la
faveur de Dieu (Lc1,28). » S’en suit toute la description de la grandeur de
l’enfant à naître, la promesse du don de l’Esprit, et la preuve que rien n’est
impossible à Dieu puisque Elisabeth, sa parente stérile, est enceinte de 6
mois d’un fils dans sa vieillesse. Marie répond par un élan de foi et
d’amour : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi
comme tu l’as dit (Lc1,38) ».

L’enfance de Jésus dans ce contexte

Comme le dit si bien André Chouraqui déjà cité : « Iéshoua grandit


dans cette atmosphère tendue à l'extrême. Enfant, il entend parler dans sa
famille des monstrueux excès d'Hérode, le tyran sanguinaire dont il fallut
fuir la menace en quittant à sa naissance la Judée pour se sauver en
Egypte. A Nazareth, dans l'atelier de son père, il a pu rencontrer des
maquisards, fuyant dans les collines de Galilée la répression romaine.
Comme tous les Hébreux, Iéshoua dès sa naissance est nourri de la Bible.
Il connaît bien vite par coeur, en hébreu, les textes sacrés dont on lui
explique le sens en une langue plus familière, l'araméen. Il vit de la Tora
dont il accomplit les commandements, et obéit aux rites, de sa naissance
à sa mort. Les rythmes de ses journées, de ses semaines et de ses
années se dérouleront au gré des prescriptions et des liturgies bibliques:
la Bible hébraïque est pour lui comme pour tout Israël, non seulement une
référence suprême, exprimant la volonté de Elohîm, mais un maître de vie
omniprésent.
Comme on ne saurait dissocier la Tora de la vie d'Israël, Iéshoua connaît
également par coeur l'histoire de son peuple, d'autant plus passionnément

43
sans doute que ses biographes reconnaîtront en lui un descendant de la
dynastie de David, ayant de ce fait vocation royale, messianique (p.31) ».

Les évangiles nous parlent très peu de l’enfance de Jésus. Leurs


auteurs mentionnent la rencontre de Syméon et d’Anne la prophétesse,
lors de la présentation de l’enfant au Temple. Syméon dira à Marie : « Il
est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël, et pour être
un signe contesté. Toi-même, un glaive te transpercera l’âme. Ainsi seront
dévoilés les débats de bien des cœurs (Lc2, 34-35). » Anne se mettra à
célébrer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la
libération de Jérusalem (Lc2,38). Les deux prophéties se trompent
pourtant sur l’essentiel puisque Jésus ne sera pas finalement le
relèvement pour beaucoup en Israël mais au contraire une occasion de
chute et de scandale, tout comme il ne sera pas la libération de
Jérusalem.

Pour l’heure, nous voyons Jésus à 12 ans, au Temple de Jérusalem,


enclin à discuter avec les maîtres de la Loi sur les parvis, « pour les
écouter et les interroger. Tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur
l’intelligence de ses réponses (Lc 2,47). » Bien que les parents aient eu
connaissance des prophéties de Syméon et d’Anne, ils ont pu allègrement
les oublier, choisir de ne pas leur donner trop d’importance, au point
même d’oublier leur enfant, et de devoir revenir le chercher au Temple…

Nous ne savons rien de la vie de Jésus jusqu’à ce que son cousin entre
en scène.
Jean naquit probablement en l’an 5 av. J.-C. Il passa sa jeunesse dans la
région désertique non loin de son sol natal, à l’Ouest de la mer Morte. En
l’an 26, il se mit à prêcher dans le désert, aux alentours du Jourdain. On
pense que Jean exerça son ministère pendant une année sabbatique.
Qu’a donc fait Jésus entre sa naissance en -6 et l’activité du Baptiste en
l’an 26 ? Nous savons une seule chose : il ne s’est pas marié. Du moins
rien ne l’indique dans les évangiles. Ce choix de Jésus est une bifurcation
importante dans son Arbre de vie. Comme le dit André Chouraqui7 : « la
Bible n’a pas de mot pour désigner le célibataire : le destin normal d’un
être vivant s’accomplit dans l’institution du mariage. Jérémie peut recevoir
l’ordre de ne pas prendre de femme et de ne pas avoir d’enfants pour

7 La vie quotidienne des hommes de la Bible, Hachette littérature 1978, p.155ss.

44
mieux se consacrer à sa mission prophétique (La parole du SEIGNEUR
me parvint : Tu ne prendras pas de femme, tu n’auras en ce lieu ni fils ni
filles Jer.16, 1-2). Son cas est évidemment particulier. (…)L’Hébreu se
marie généralement à dix-huit ans, il a normalement ses premiers enfants
à vingt ans, il devient grand-père à trente-six ans et arrière-grand-père à
cinquante-six ans ».

En suivant les conclusions des experts, je ne puis m’empêcher de


penser que Jésus s’est préparé à une mission. Trop d’indices sont
parlants. J’aime aussi imaginer pour l’époque l’entrée en scène de ce
prophète déjà « vieux », de ce sage qui me rappelle une fort belle histoire,
celle de la réponse d’un indien âgé :
Un scientifique croisa un Indien très âgé qui œuvrait comme un jeune plein
de gaieté. Il lui demanda :" Comment se fait-il que tu sois toujours de si
bonne humeur ? Que tu ne sois pas triste comme la plupart des hommes
de ton âge ? Qu’y a-t-il de si particuliers dans ton corps et ta tête?"
L’homme âgé répondit : "Ce à quoi je pense est ce qui me rend heureux,
et cela me donne de la force. Je pense par exemple à ceux qui ont faim, et
je me dis que moi je n’ai jamais vraiment eu faim. Je pense aux malades,
en me disant que je n’ai jamais vraiment été malade. Je pense à ceux qui
sont asservis, et je me dis que je suis un homme libre. C’est tout cela qui
me rend heureux." Le scientifique lui dit : "J’entends bien ce que tu me dis,
mais n’as-tu jamais pensé qu’il y a des hommes plus puissants et plus
riches que toi, des gens plus heureux ou plus intelligents que toi?" L’indien
lui donna cette réponse : "Vois-tu, étranger, quand je pense à ces
hommes qui sont plus puissants, plus heureux ou plus intelligents que moi,
et bien je pense à quelque chose qui est encore devant moi, à quelque
chose que je ne suis pas encore, mais que je peux devenir un jour. Et
c’est une bonne raison d’être reconnaissant et joyeux, ne crois-tu pas ?"
Le chercheur ne dit mot. Avant de prendre congé toutefois, il dit à l’Indien :
"Vieil homme, je te remercie. Il y a en toi de la sagesse et de la bonté ".

45
46
Chapitre III
Jésus et Jean-Baptiste
« Rayonner sans être appauvri, c’est le don juste dont sont
capables seulement les êtres qui ont le cœur libre et ouvert »
Françoise Dolto.

Que s’est-il passé en cette année 26 qui va déclencher l’activité


prophétique de Jean ? A nos yeux d’Occidentaux blasés, rien de bien
essentiel, puisqu’il s’agissait de la politique conjugale du roi Hérode
Antipas qui non seulement bafouait la tradition juive ouvertement, mais
encore montrait le risque de l’assimilation au monde païen de l’occupant
romain. Pourtant ce rien de particulier va déclencher une nouvelle étape
cruciale.

Le prophète Jean-Baptiste

« Jean Baptiste exerce comme prophète un rayonnement qui atteint


tout le pays juif. Il vit sur le territoire d'Hérode Antipas, de sorte que c'est
ce dernier qui le fait arrêter et exécuter. Mais les foules affluent également
de la Judée et de Jérusalem. Comme on sait que Josèphe lui non plus ne
limite pas son influence à une seule région, le fait est sans doute
historique. Au centre de la prédication du Baptiste se trouve un rite de
purification: le baptême en vue du pardon des péchés. On peut
comprendre ce baptême comme une réponse à l'impureté dont il voit tout
le pays et tous les Israélites menacés: le pays est impur, il faut donc qu'un
nouveau début se fasse au désert, au delà de tout pays habité! Puisque

47
tous les Israélites sont menacés par l'impureté, ils doivent tous se
convertir et se faire baptiser!
Le Baptiste lie sa prédication du baptême à une critique ouverte des
souverains hérodiens et à une critique indirecte du Temple de Jérusalem.
La critique ouverte qu'il adresse aux souverains hérodiens touche la
politique conjugale d'Hérode Antipas. Le Baptiste critique la transgression
des commandements juifs. Il n'est pas le seul à le faire: Josèphe
également désapprouvait les circonstances du mariage avec Hérodiade. Il
reprochait à Hérodiade d'avoir elle-même pris l'initiative de divorcer (et
cela, comme Josèphe le présume, dans l'intention délibérée d'ébranler les
lois reçues des pères; cf. AJ 18,136). La critique du Baptiste vise
uniquement le mariage d'Hérode Antipas avec la femme de son frère
(Josèphe s'en prend évidemment aussi à cela).
Le Baptiste critique indirectement le Temple de Jérusalem, c'est-à-dire
l'aristocratie juive qui administre le Temple. La proclamation du pardon
des péchés par un baptême marque une défiance à l'égard du Temple,
puisque le Temple offrait des sacrifices et des possibilités d'expiation,
aussi bien pour les péchés du peuple entier que pour les péchés de
chacun. Des rites de purification s'y déroulaient. Proclamer avec une
emphase prophétique que seul le baptême pourrait rétablir la pureté
d'Israël, que seul le baptême procurerait le pardon des péchés qui sauvait
au jugement dernier, c'est montrer que l'on considère les rites du Temple
comme inefficaces»8.

La rencontre avec Jésus

Le « convertissez-vous… » adressé aux foules par Jean ne signifie pas


simplement un changement de mentalité, mais bien plutôt un changement
de direction, un retour inconditionnel au Dieu de l’Alliance. Jean le
précisera par cet avertissement : « …ne vous avisez pas de dire en vous-
mêmes : Nous avons pour Père Abraham. Car je vous le dis, des pierres
que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham (Mt 3.9). »
La purification comme retour inconditionnel à Dieu était pensée comme
le préalable à l’établissement du Royaume de Dieu ; il viendrait à cette
condition, avec en plus l’intervention de celui qui sera plus fort que lui,

8 Theissen ibid p 142

48
Jésus, qui baptisera dans l’Esprit Saint et le feu, car c’est Dieu lui-même
qui va purifier et épurer son peuple.
Jésus va donc se laisser baptiser par son cousin qui d’abord refuse
d’accomplir le baptême. Jésus lui réplique alors : « Laisse faire
maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice (Mt
3,15) ». La fidélité nouvelle et radicale à la volonté de Dieu exige qu’il se
soumette à ce geste du baptême.
L’intuition de Jean toutefois comme sa ferveur le porte à imaginer ce
retour inconditionnel au Dieu de l’Alliance comme une condition sine qua
non, pour trouver grâce au Jugement dernier. Il vénère un dieu de la
colère, un dieu implacable qui a déjà mis la hache contre la racine de
l’arbre (Mt 3.10).

En s’ouvrant à ce dieu de colère, Jean est entraîné à exprimer la colère


divine notamment contre Hérode Antipas, qui en parfaite analogie, sur le
mode actions-réactions, va faire taire et tuer le prophète dérangeant.
A cause de cet accent unilatéral pour le dieu de colère, les disciples de
Jean ne pourront jamais reconnaître dans les traits, les comportements de
Jésus celui qui devait venir. Il subsistera des disciples de Jean jusqu’au
IVe siècle.

Là encore, la TDC nous est utile quand elle annonce un Dieu d’Amour
unique et constant même dans l’univers. Il est parfaitement vain de vouloir
faire du bien ou de vouloir bien se comporter par peur de représailles
divines ! Nous avons le moyen d’échapper à la colère divine simplement
parce qu’elle n’existe pas ! C’est ce qui va être révélé dans la vie et
l’œuvre de Jésus y compris dans sa mort en croix et sa résurrection.
Quiconque croit au dieu de la colère, de la punition, au dieu des armées,
se coupe irrémédiablement de la source de l’Amour, et l’univers ne peut
que difficilement lui être favorable.

Jésus a-t-il partagé avec son cousin cette référence au dieu de la


colère ? La question est d’importance.

Le baptême de Jésus

Marc 1,9-11 : « En ces jours–là Jésus vint, de Nazareth de Galilée, et il


reçut de Jean le baptême dans le Jourdain. Dès qu’il remonta de l’eau, il
vit les cieux se déchirer et l’Esprit descendre vers lui comme une colombe.

49
Et une voix survint des cieux : "Tu es mon Fils bien–aimé ; c’est en toi que
j’ai pris plaisir. " ». L’Eglise primitive atteste de ce baptême et de ce qui y
est signifié pour Jésus : rien de moins qu’une révélation. Les cieux se
déchirent, l’humain et le divin sont mis en présence, l’Esprit descend vers
Jésus sous la forme d’une colombe et une voix déclare sa filialité divine. Il
ne s’agit pas ici d’une émotion religieuse de Jésus ni d’une vision
accordée à la foule ou aux assistants. Il s’agit d’une vocation, du moment
où Jésus reçoit une vision qui va engager son futur. Le fils bien-aimé fait
penser au Messie royal ; « c’est en toi que j’ai pris plaisir » fait penser au
Serviteur souffrant de Yahvé décrit en Esaïe 42 : 1-3 « Voici mon
serviteur, que je soutiens, celui que j’ai choisi et que j’agrée. J’ai mis sur
lui mon souffle ; il imposera l’équité aux nations. Il ne criera pas, il
n’élèvera pas la voix, il ne se fera pas entendre dans les rues. Il ne brisera
pas le roseau qui ploie, il n’éteindra pas la mèche qui vacille ; il imposera
loyalement l’équité ». Notons au passage si besoin était que c’est là que
Jésus devient fils de Dieu et non à la naissance ni par le miracle de la
virginité !

Entre le Messie annoncé par le Baptiste et celui qui se présente


maintenant au baptême, la différence est toutefois de taille. Jean
annonçait le Juge redoutable de la fin des temps chargé de purifier, voire
d’exterminer les récalcitrants, et voilà que s’en vient un humble candidat
au baptême de repentance que rien ne distingue des autres personnes
venues se faire baptiser ! Nous trouvons chez Matthieu et Jean d’autres
échos de cette différence radicale qui montre que l’Eglise primitive s’est
très tôt – et par nécessité – distancée de Jean dont les idées étaient trop
proches des Esséniens.

En quelques mots et par quelques images, la vocation de Jésus met en


évidence le dépôt sur lui de l’Esprit: il dispose du souffle (rouaH en
hébreu), à la fois force vitale animant tout homme et source de tous les
dons et compétences extraordinaires, comme c’est le cas du fluide
d’amour vital dont nous parle la TDC. Le prophète Ezéchiel évoquait déjà
le don de ce rouaH (Ez.36,26) qui serait celui de Yahvé lui-même,
synonyme de cœur nouveau, de volonté nouvelle, de l’orientation d’une
conscience pure.
En Jésus donc, le ciel s’est ouvert…pour nous tous ! En quelques mots
et par quelques images, la vocation de Jésus vient redéfinir la vocation
humaine : faire que l’homme ne se comprenne véritablement qu’en
devenant un individu en qui Dieu prend plaisir, un individu arraché à des

50
liens héréditaires par l’appel de la voix incomparable – l’Esprit -, un
individu appelé à une alliance nouvelle qui bannit l’ego, la peur et la
violence.

Le baptême de Jésus est une bifurcation importante dans son Arbre de


vie. S’il reprend à son compte l’idéal de purification de Jean, il va l’orienter
dans une toute autre direction : dans celle de l’Amour qui est soin,
partage, accueil de l’autre dans le non-jugement et la non-violence.9 Il va
se lancer dans cette mission particulière que dit joliment cette histoire :
En traversant une forêt, un homme vit un renard qui avait perdu ses
pattes. Il se demanda comment l’animal pouvait bien survivre. C’est alors
qu’il vit un tigre avec sa proie déchiquetée. Le tigre repu laissait les restes
au renard. Le jour suivant, Dieu nourrit à nouveau le renard à l’aide du
tigre. Notre homme, étonné de la grande bonté de Dieu lui dit : «
J’aimerais bien moi aussi trouver un endroit tranquille, m’en remettre à toi,
et être à l’abri du besoin ». Plusieurs jours passèrent sans que rien
n’arrive. Le pauvre homme était proche de la mort, quand il entendit une
voix lui disant : « Toi qui es sur le mauvais chemin, ouvre tes yeux à la
vérité ! Suis l’exemple du tigre, et ne prends pas exemple sur le renard
handicapé ». Plus tard, notre homme croisa une jeune femme toute transie
de froid dans ses minces habits, sans espoir d’avoir quelque chose de
chaud à manger. Notre homme en colère s’écria : « Ô Dieu, comment
peux-tu tolérer cela ! Pourquoi ne fais-tu rien là contre ? » Durant quelque
temps, Dieu ne répondit rien. Mais soudain, en pleine nuit, il répondit en
disant : «J’ai fait quelque chose. Je t’ai créé toi ! »

9 Nous reprenons à notre compte mais un peu différemment cette idée développée par

Maurice Bellet.

51
52
Chapitre IV
L’activité de Jésus débute par le désert
« Au-delà de l’Avoir, du Savoir, du Pouvoir dont les moyens
d’user et de mésuser sont enseignés par la génération adulte,
existe le désir d’Être » Françoise Dolto.

Le baptême de Jésus par son cousin est un tournant important qui va


contribuer à le voir devenir prophète en Israël, sous les traits d’un juif
pieux, bien au fait de sa tradition et des textes bibliques. Mais quand a-t-il
décidé de se jeter à l’eau ? Nos sources sont incertaines, et les experts
sont divisés. Jésus prendra sans doute son envol après la mort de son
père Joseph en l’an 29. Mais il n’a rien laissé par écrit. Les sources non
chrétiennes parlant de lui sont maigres : quelques lignes chez l’historien
juif Flavius Joseph dans les Antiquités juives écrites en 93-94 ; une lettre
de Pline le Jeune à l’empereur Trajan écrite vers 111-113 ; quelques ligne
dans le Talmud, et c’est tout. Tout le reste provient de l’Eglise primitive
avec une difficulté de taille : Jésus annonçait la venue d’un Sauveur et du
Royaume de Dieu. Après sa mort et sa résurrection, les premiers chrétiens
ont annoncé qu’il était le Sauveur attendu. L’annonceur est devenu
l’annoncé. Tout le Nouveau Testament dans sa diversité comme les
Evangiles apocryphes retrouvées plus tard sont marqués par ce
retournement qui rend impossible toute approche historique du véritable
Jésus. Nous devons donc faire une relecture des textes.
Mais comment et sur quelles bases ? Pour simplifier l’approche, nos
experts présupposeront une continuité entre les convictions de Jésus et sa
tradition en n’oubliant pas que Jésus n’a jamais voulu fonder une église.

53
Mais ils souligneront les points de rupture dans la fulgurance de ses
intuitions et comportements prophétiques. Ils nous rendront attentifs enfin
au retournement de Pâques, non pas tant dans la prise en compte du
tombeau vide, mais plutôt dans la prise au sérieux des récits d’apparitions
du Crucifié-Ressuscité.
Ce chemin ouvert ne devrait toutefois pas nous faire oublier que l’autorité
de Jésus nous rencontre dans sa capacité neuve à éclairer la vie humaine
en renouvelant notre compréhension de nous-mêmes, tout en gardant en
mémoire la particularité de cet éclairage novateur qui faisait dire à ses
auditeurs que Jésus parlait avec autorité mais non pas comme les scribes.

Le Baptiste voulait que tout reparte du désert. Jésus va s’y rendre un


peu comme un rite initiatique. Là, franchement, il convient d’interrompre
tout ce flot de savoirs, pour nous offrir une promenade dans le texte
biblique…

La tentation de Jésus au désert

Matthieu 4, 1-11 :« Alors Jésus fut emmené par l’Esprit au désert, pour
être mis à l’épreuve par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et
quarante nuits, il eut faim. Le tentateur vint lui dire : Si tu es Fils de Dieu,
ordonne que ces pierres deviennent des pains.
Il répondit : « Il est écrit : L’être humain ne vivra pas de pain seulement,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
Le diable l’emmena dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple
et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette–toi en bas, car il est écrit : « Il donnera
à ses anges des ordres à ton sujet, et ils te porteront sur leurs mains, de
peur que ton pied ne heurte une pierre ».
Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne provoqueras pas le Seigneur, ton
Dieu. »
Le diable l’emmena encore sur une montagne très haute, lui montra
tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : « Je te donnerai tout
cela si tu tombes à mes pieds pour te prosterner devant moi ».
Jésus lui dit : « Va–t’en, Satan ! Car il est écrit : C’est devant le
Seigneur, ton Dieu, que tu te prosterneras, et c’est à lui seul que tu
rendras un culte. » Alors le diable le laissa, et des anges vinrent le
servir ».

54
Jésus est poussé par l’Esprit dans le désert nous dit le texte, en un lieu
sans doute planté de palmiers et arrosé de sources, où l’on pouvait vivre
dans une solitude relative. Notons que l’intention est d’abord de jeûner,
non pas dans un but ascétique, mais au contraire dans celui de connaître
ce que Dieu allait lui révéler. Jésus ne se préparait pas à affronter le diable
et le fait qu’il eut faim ne signifie pas un état de faiblesse qui le rendrait
vulnérable. Il se met simplement en écoute, en attente, en veille comme
un Fils obéissant. Le premier assaut du tentateur n’entend pas contester
son statut de Fils de Dieu. Il l’utilise, le présuppose pour détourner Jésus
de son rôle en l’invitant à utiliser ses pouvoirs pour se nourrir et pourvoir
ainsi à sa propre existence sans l’aide directe de Dieu. Jésus va répondre
en citant les Ecritures juives (Dt 8,3). L’homme tout entier ne saurait se
satisfaire de pain seulement.

Le deuxième assaut voit Satan monter en puissance et en finesse. Il


semble se placer sur le terrain de la foi en utilisant le Psaume 91, 9-12 :
« Car tu es mon abri, SEIGNEUR ! –– Tu fais du Très–Haut ton refuge.
Aucun malheur ne t’arrivera, aucun fléau n’approchera de ta tente. Car il
donnera pour toi des ordres à ses messagers pour te garder dans toutes
tes voies ; ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte
une pierre ». Cet assaut répond directement au refus de Jésus de vivre
sans l’aide de Dieu. Satan l’invite à se jeter du haut du Temple pour que
Dieu justement le sauve. La réponse de Jésus est toute en finesse : il est
certes bon d’avoir confiance en Dieu, mais encore faut-il que cette
confiance ne serve pas une intention secrète ou inconsciente qui voudrait
détourner la puissance divine à des fins personnelles.
Le troisième assaut de Satan dévoile son plan : détourner Jésus de
Dieu pour en faire son adorateur. Il lui offre la gloire et avec elle la
richesse, la force politique et militaire. Jésus refuse et renvoie le tentateur.

La portée symbolique de ce récit nous amène à constater la fulgurance


de l’intuition prophétique de Jésus : il refuse d’utiliser Dieu à des fins
uniquement personnelles ! Et cette nouvelle compréhension va avoir de
nombreuses conséquences qui se retrouveront dans tous les aspects de
la vie de Jésus. Notamment dans sa compréhension de la bonté divine,
dans son parti pris pour les pauvres, les exclus, les marginaux, les
malades, les impurs, dans son détachement à l’égard des biens matériels,
sa critique contre les riches et les puissants, dans le bon usage de la Loi
mosaïque, le rôle du Temple, etc.

55
Le regard perdu dans l’horizon, je ne puis m’empêcher de penser à
tous ces rites initiatiques qui ont parcouru toutes les civilisations depuis la
nuit des temps. Je suis impressionné par ce qui se dit dans le récit de la
tentation. J’y vois comme un nouveau printemps, l’annonce d’une
évolution possible de l’humanité hors des passions féroces et furieuses qui
l’habitent. J’y vois une convergence avec notre boussole quand la TDC
nous parle de cet amour qui, en tant que source pure, pour nous habiter
doit séparer notre libre-arbitre illusoire conditionné par notre mental, du
libre-arbitre authentique qui lui demande une purification de nos intentions
et sentiments.
Jésus va oser cette purification de ses intentions comme ses sentiments
en séparant le libre arbitre authentique du libre arbitre illusoire représenté
par Satan. Il n’aura de cesse d’accomplir cette séparation dans tous les
secteurs de la vie de son temps, et nous invite bien sûr à faire de
même…Une histoire le dit en d’autres mots :
Un sculpteur sur bois nommé Khing tailla un jour un support pour une
cloche dans un bois précieux. Devant l’œuvre terminée, tous ceux qui la
voyaient pensaient que c’était l’œuvre de l’Esprit, car aucun humain ne
pouvait réussir quelque chose d’aussi beau.
Le prince de Lu demanda au sculpteur : "As-tu un secret ?" Khing lui
répondit : "Je suis un artisan et je n’ai aucun secret. Cela se passe
simplement ainsi : quand je commence à penser à une œuvre, au travail
que tu m’as confié, je fais le vide en mon esprit, je ne pense plus aux
petites choses de la vie. Je jeûne pour que mon être soit totalement en
paix. Au bout de trois jours de jeûne intensif, je ne pense plus ni au salaire
ni au succès. Après cinq jours, je ne pense plus ni à la louange ni au
blâme. Après sept jours, je ne sens plus du tout mon corps. Je ne sais
plus rien de ce qui ce passe à la cour de votre grandeur. Tout ce qui peut
me distraire du travail s’est évaporé. Je suis concentré sur un seul point :
le support pour la cloche. Alors je me rends dans la foret, et je regarde
comment les arbres ont poussé. Quand j’aperçois le tronc unique, celui
qu’il me faut, le support de la cloche est déjà en lui, l’œuvre émerge
clairement et distinctement. Je me mets au travail, et la forme du support
de la cloche s’affine d’elle-même. Si je n’avais pas trouvé le bon arbre,
l’œuvre n’aurait pas pu s’accomplir. Que se passe-t-il exactement ? Ma
pensée unique rencontre la figure cachée dans le bois. De cette rencontre
naît une œuvre que l’on peut imputer au génie ».

56
Chapitre V
Entrer dans la logique du Don
« Notre prochain, c’est tous ceux qui, à l’occasion du destin, se
sont trouvés là quand nous avions besoin d’aide, et nous l’ont
donnée, sans que nous l’ayons demandée, et qui nous ont
secourus sans même en garder le souvenir. Ils nous ont donné
de leur plus-value de vitalité. Ils nous ont pris en charge un
temps, en un lieu où leur destin croisait notre chemin » Françoise
Dolto.

La purification nécessaire de nos intentions et sentiments liée au refus


de Jésus d’utiliser Dieu à des fins uniquement personnelles n’est pas
simplement anecdotique. Elle a été une bifurcation importante dans son
Arbre de vie qui va l’amener à purifier ensuite la manière de concevoir
Dieu, comme la manière de le servir sans ambiguïté, sans vouloir l’utiliser
à son seul avantage. En cette distinction fondamentale, l’Esprit peut à
travers l’âme renforcer chez Jésus le sentiment qu’il est dans le vrai, dans
ce que Dieu souhaiterait pour ses enfants. Un changement radical est en
marche…

Un changement radical

Il nous est dit tout particulièrement dans ces paroles du prophète de


Nazareth :
Matthieu 6,24-34 : « Personne ne peut être esclave de deux maîtres ; en
effet, ou bien on détestera l’un et on aimera l’autre, ou bien on s’attachera

57
à l’un et on méprisera l’autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de
Mamon.
C’est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce
que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce
dont vous serez vêtus. La vie n’est–elle pas plus que la nourriture, et le
corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment
pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans des granges, et
votre Père céleste les nourrit. Ne valez–vous pas beaucoup plus qu’eux ?
Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de
sa vie ? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Observez
comment poussent les lis des champs : ils ne travaillent pas, ils ne filent
pas ; et pourtant je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire,
n’a été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs qui
est là aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne le fera–t–il pas à bien
plus forte raison pour vous, gens de peu de foi ?
Ne vous inquiétez donc pas, en disant : « Qu’allons–nous manger ? » Ou
bien : « Qu’allons–nous boire ? » Ou bien : « De quoi allons–nous nous
vêtir ? »– tout cela, c’est ce que les gens de toutes les nations recherchent
sans relâche –– car votre Père céleste sait que vous en avez besoin.
Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera
donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le
lendemain s’inquiétera de lui–même. A chaque jour suffit sa peine ».

Pour nombre de commentateurs, l’évocation des soucis - et autres


inquiétudes quotidiennes - est enchâssée dans une évocation bucolique
de la nature. Mais ce n’est pas rendre justice au texte ! Notons d’abord la
continuité avec le récit de la tentation de Jésus au désert. Le prophète
avertit chacun qu’il est vain de vouloir servir deux maîtres : Dieu et Mamon
(mamona en araméen qui était la personnalisation de la richesse). S’il
quelqu’un le voulait, il devrait honorer deux maîtres, de sorte que son
existence serait dominée par une tension malheureuse et insoluble,
marquée par l’obligation de se décider pour un maître ou pour l’autre. A
qui va-t-il offrir sa loyauté ? A qui va-t-il faire le plus confiance ? Tantôt à
l’un et tantôt à l’autre ? Ou encore parfois à aucun d’eux ? Quiconque ne
purifie pas ses intentions et ses sentiments, quiconque veut utiliser Dieu à
son profit personnel connaîtra ce que Soeren Kierkegaard avait appelé la
maladie à la mort. Une existence qui cherche désespérément son identité
en s’attachant à chacun des deux maîtres avec le risque de les perdre
deux fois.

58
Les verbes utilisés par Jésus sont très forts : aimer/détester,
s’attacher/mépriser. Tous disent cette quête induite et son contraire ; tous
disent l’impossible conciliation entre les deux maîtres et la nécessité de
faire un choix. En lequel des deux vais-je mettre ma confiance, mon
affection, ma fidélité ? De qui puis-je choisir d’être l’esclave ? Que peut
m’apporter chaque maître ? Dieu comme personnification de la création et
de la vie, Mamon comme personnification de la richesse et du pouvoir ?
Cette alternative nous renvoie à celle décrite par la TDC à travers la
première et la seconde causalité.
« Le mode de fonctionnement causal est en quelque sorte le lavage de
cerveau de vos sociétés modernes. On ne peut s'y adapter qu'avec un tel
mode, car l'on risquerait d'être rejeté si l'on commençait à imposer le
mode complémentaire. Le mode causal consiste à agir dans ta vie de
façon raisonnable, tout simplement. Il s'agit de systématiquement prévoir,
analyser, calculer, respecter des étapes précises, pour atteindre un
quelconque objectif. Connaître d'avance tout ce dont tu as besoin,
préparer ton itinéraire, faire un plan, apprendre à t'exprimer, lire le manuel
d'utilisation, etc. Tout, absolument tout ce que tu fais dans la vie lorsque tu
travailles ou que tu fais des projets s'inscrit dans le cadre de la causalité,
ne serait-ce que pour pouvoir obtenir l'aide d'autrui. Il est en fait impossible
de sortir de ce mode de fonctionnement, autrement que de façon très
parcellaire »10.
C’est le mode conditionné de la maîtrise dont nous sommes esclaves
et servants. Notre manière naturelle de nous connaître, celle que nous
utilisons pour assurer notre vie et qui pourtant nous teint en captivité. Mais
il en existe une autre qui elle s’en remet au futur, à l’univers, à Dieu. Jésus
l’exprime dans les versets 25 à 32. Dans cette évocation de la nature,
Jésus pose la question fondamentale de la confiance. Et la réponse nous
renvoie à considérer les oiseaux du ciel et à apprendre des lis des
champs ! Il nous recommande de ne pas nous préoccuper de notre propre
vie parce que Dieu - en sa Bonté et sa Providence - sait bien mieux que
nous ce dont nous avons besoin.

L’un de nos éminents experts entend nous faire mieux comprendre la


radicalité du changement attendu : « C'est pourquoi les disciples et les
auditeurs de Jésus doivent porter leurs regards sur les oiseaux du ciel et
devenir les élèves des lis des champs.

10 TDC p. 294

59
— En regardant les oiseaux du ciel, les disciples et les auditeurs de Jésus
vont apprendre que la providence de Dieu soigne avec une attention et
une générosité particulières les plus petites de ses créatures et qu'il y
veille particulièrement lorsqu'elles ne sont pas à même de pourvoir à leur
avenir. En effet, les oiseaux du ciel ne peuvent ni semer, ni récolter, ni
engranger la récolte dans leurs greniers. C'est pourquoi le Père céleste les
nourrit. « Quand il dit que les oiseaux ne sèment ni ne moissonnent : il ne
veut pas par ces paroles nous inciter à oisiveté et paresse : mais il entend
seulement qu'encores que tous moyens difaillent, la seule providence de
Dieu nous doit suffire, laquelle fournit abondamment aux bestes tout ce
qu'il leur faut » (Jean Calvin, Commentaire sur l'harmonie évangélique, à
propos de Mt 6,26). Chacun peut donc se fier en la providence de Dieu et
en sa bonté, car le Père céleste se soucie de ses créatures avant même
qu'elles y songent. Le miracle partout présent de la providence de Dieu est
la première raison pour laquelle les disciples et les auditeurs de Jésus
peuvent vivre dans la paix.
— Le miracle de la providence de Dieu tire sa crédibilité du fait que Dieu
se soucie gratuitement de l'inutile et du superflu. Devenir les élèves des lis
des champs signifie tout d'abord apprendre à discerner le soin avec lequel
la providence du Père céleste soigne l'herbe qui est aujourd'hui debout et
va demain être jetée au feu. Or il s'y consacre avec une générosité
débordante, l'habillant avec plus de luxe et de gloire que Salomon lui-
même. Apprendre des lis des champs signifie cependant aussi que la
providence de Dieu se donne précisément toute cette peine pour les lis
des champs qui sont inutiles, qui ne travaillent ni ne tissent. L'invitation à
contempler la beauté de la création signifie par conséquent reconnaître
dans la beauté inutile des lis le signe de l'excès de générosité, de grâce et
de bonté de la prévenance de Dieu. La gratuité de la miséricorde infinie du
Père céleste est révélée par l'Évangile dans la beauté inutile et superflue
de la création »11. Une gratuité divine dont Jésus dira : « Il fait lever son
soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur
les injustes (Mt 5,45) ».
Il s’agit bel et bien, contre toute logique et contre toute attente
déterministe, de s’en remettre à ce Dieu qui sait ce dont nous avons
besoin. Jésus le dira encore en d’autres occasions :
En Matthieu 7:7 « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous
trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira ».

11 Martin Stiewe et François Vouga, Le Sermon sur la montagne, Labor et Fides 2002, p.178

60
En Matthieu 6:6 « Mais toi, quand tu pries, entre dans la pièce la plus
retirée, ferme la porte et prie ton Père qui est dans le secret ; et ton Père,
qui voit dans le secret, te le rendra ».

Devant cette évocation, une émotion m’étreint. Je me dis que pour


Jésus aussi, l’invitation à chercher le Règne de Dieu et sa justice exclut le
recours unique à la première causalité. La gratuité de la miséricorde infinie
du Père céleste est révélée par l'Évangile dans la beauté inutile et
superflue de la création. On ne peut retrouver la pureté qu’en s’ouvrant à
cette nouveauté radicale, en laissant Dieu nous la donner, ou pour le dire
à la manière de la TDC, en prenant conscience d’une nouvelle réalité
baptisée le cycle de l’amour qui fait circuler ce fluide d’attraction
universelle des trajectoires de vie. Et cette substance qui nous est
commune à tous, qui tend à ne pas nous différencier, à rejeter la notion
d’individualité et surtout d’ego. Pourquoi ? Simplement – nous dit la TDC –
parce que nous devons comprendre que nous faisons partie d’un seul
organisme, celui de Dieu, dont nous sommes à la fois les capteurs et les
acteurs.
Cette conviction, Jésus n’aura de cesse de nous la démontrer en ses
gestes et paroles prophétiques. J’ai repensé alors à cette étonnante
histoire vraie :
Une certaine d’enfants furent réunis dans l’église d’un village norvégien.
Certains d’entre eux avaient parcouru quarante kms pour y venir et
n’avaient encore jamais vu une église. Quand l’évêque entra, il chercha le
dialogue avec les enfants. Sa première question toute simple, pour la
rompre la glace, fut de leur demander comment s’appelait cette maison
dans laquelle ils se trouvaient. Tous crièrent : Une église. Et à quoi peut
bien servir cette maison que nous appelons église ? Plusieurs mains se
levèrent. Un jeune en guenilles répondit :"à l’édification." L’évêque se
réjouit de cette réponse et lui demanda alors : "Si tu affirmes que l’église
sert à l’édification, il doit y avoir quelque chose à construire dans cette
église ?" Sans hésiter, le jeune lui répondit: " nous devons bâtir la vie
éternelle dans notre cœur".
L’évêque n’avait jamais entendu pareille réponse. Et les enseignants,
interrogés plus tard, ne surent pas dire d’où l’enfant tenait cette réponse.
Les livres eux-mêmes ne mentionnaient pas la réponse de cet enfant de
douze ans. Mais l’évêque porta cette réponse partout où il allait, en disant
: « J’ai appris d’un jeune de douze ans ce qu’est une communauté. Une
communauté est faite de ceux qui s’aident les uns les autres à bâtir en leur
cœur la vie éternelle ».

61
62
Chapitre VI
Au-delà de l’hypocrisie
« C’est presque une nouvelle économie de l’égoïsme que Jésus
a apportée. C’est une nouvelle économie du narcissisme
humain. Si nous arrivions à la réaliser, ce serait alors le monde
du Saint-Esprit, le monde de l’amour » Françoise Dolto.

On ne peut retrouver la pureté qu’en laissant Dieu nous la donner,


qu’en le laissant nous faire cadeau de son amour, ou pour le dire à la
manière de la TDC, en prenant conscience d’une nouvelle réalité baptisée
le cycle de l’amour.

Cela à coup sûr mérite débat. Bien sûr le lien entre le cycle de l’amour
et la pureté est évident : chacun se doit de purifier ses intentions pour
débloquer le cycle en évitant d’être l’esclave de choix illusoires. Mais
jusqu’où ? N’y a-t-il pas risque de dramatiser la purification de nos attentes
et de nos intentions au point de rendre même l’humour suspect comme
par exemple dans cette délicieuse blague ?
Savez-vous pourquoi le Paradis c'est vraiment le paradis? Parce qu'au
Paradis, vous êtes accueilli par un Anglais, c'est un Français qui fait la
nourriture, c'est un Italien qui met de l'ambiance et c'est un Allemand qui
coordonne le tout. Maintenant, savez-vous pourquoi l'Enfer c'est horrible
(et ca dure longtemps)? Parce qu'en Enfer vous êtes accueilli par un
Français, c'est un Anglais qui fait la nourriture, c'est un Allemand qui met
de l'Ambiance et c'est un Italien qui coordonne le tout.

Que faut-il dès lors purifier ? Quel sens faut-il accorder à la pureté dans
la tradition juive ? Quel était le problème et que fallait-il revoir ?

63
Dans la Thora, le principe fondamental définissant l’impureté désigne
avant tout la relation directe ou indirecte avec la mort qui est par définition
l’échec de la vie. Tout ce qui s’y rapporte éloigne de l’essentiel, de la Vie
qui reste l’élément primordial, le but ultime ou la vocation fondamentale
des croyants. Toute relation avec la mort exige réparation, et c’est l’eau,
symbole de générosité, si l’homme le désir sincèrement, qui peut restaurer
la pureté.
La pureté n’a donc rien à voir avec l’hygiène ! C’est la mort et l’échec de la
vie qui réclament – dans la tradition juive - une purification.

Mais il y avait aussi les ablutions quotidiennes :


« L'usage de l'eau, qui permet les ablutions rituelles, est un signe
commun à presque toutes les religions. En effet, le symbolisme de l'eau
est tel qu'il signifie la régénération des individus. Et, les prêtres se
soumettaient à des ablutions avant de pénétrer dans le Temple de
Jérusalem. La religion juive comportait d'ailleurs de très nombreux rites
d'ablution, en vue de purifier l'homme de tout ce qui était susceptible de le
rendre impur, selon les écrits de la Torah, et particulièrement selon le
Lévitique. Au premier siècle de l'ère chrétienne, ces ablutions rituelles
étaient observées avec une extrême minutie : c'est ainsi que les
Esséniens prenaient un bain de purification avant chaque repas. Jésus de
Nazareth s'est trouvé mis en accusation par les pharisiens, parce que ni
lui ni ses disciples ne tenaient compte des prescriptions de purification
avant de prendre leurs repas. La religion juive connaissait aussi à l'époque
un baptême réservé à ceux qui se convertissaient à la foi traditionnelle.
Tout païen venant au judaïsme devait prendre un bain qui effaçait toute
trace d'impureté rituelle, avant de recevoir la circoncision. Les ablutions
purificatrices remontaient à la Loi exprimée par Moïse »12.
Ce qui est au cœur de la question de la pureté, c’est la présence de
Dieu au milieu de son peuple appelée aussi dans la tradition mystique
juive la Shekinah.
« Ce terme est un terme hébreu qui désigne la "Présence" de Dieu au
milieu de son peuple. Il vient d'une racine SKN qui signifie habiter, résider.
Ce terme a d'abord été utilisé pour désigner la Présence mystérieuse de
Dieu (mystérieuse, car invisible) dans le Temple de Jérusalem: Dans le
Saint des saints, endroit très sacré, il y avait le coffre de l'alliance avec de

12 Source : http://ilmsil.free.fr

64
chaque côté des représentations d'anges. Au milieu, invisible, se tenait la
Shekinah, la Présence de Dieu... Cela renvoie à la tente de la rencontre
dans le désert où Dieu promet de se laisser rencontrer par Son peuple (et
à sa manifestation de nuée et de gloire), réminiscence aussi du feu et de
la nuée qui ont accompagné les hébreux lors de la sortie d'Egypte et de la
traversée du désert.
Il s'agit donc de cette Présence de Dieu qui accompagne son peuple.
La mystique juive a ensuite développé ce thème: En effet chez Ezéchiel,
on assiste à la Gloire de Dieu qui sort de son Temple au moment de l'Exil
et à la promesse d'un retour de cette Gloire dans un Temple
eschatologique. Avec la destruction du Temple, la mystique juive a insisté
sur la dimension intérieure de cette Présence divine, chaque croyant est
un sanctuaire où la Shekinah peut résider »13.

Jésus entrevoit autrement que Jean la présence de Dieu au milieu de


son peuple, la Shekinah. A-t-il pour autant rejeté sa tradition ? Non ! A-t-il
proposé une autre approche des rituels ? Non, pas vraiment. Jésus prend
simplement, à l’encontre de sa tradition, des libertés. Il choisit d’être un
élément perturbateur, en dénonçant la confusion des outils religieux
utilisés à des fins hypocrites.
Ainsi en Matthieu 23, 25-26 dit-il : «Quel malheur pour vous, scribes et
pharisiens, hypocrites ! Vous purifiez le dehors de la coupe et du plat,
alors qu’au dedans ils sont pleins de rapacité et d’excès. Pharisien
aveugle ! Purifie d’abord l’intérieur de la coupe, afin que l’extérieur aussi
devienne pur ».
La tension entre l’intérieur et l’extérieur, le dehors et le dedans, l’un
étant purifié et l’autre pas, révèle l’écart entre la pureté des intentions et
motivations extérieures, comme soumission à un code religieux, et ce qui
émerge de l’intérieur. Ce système figé conduit au mensonge. Jésus
réclame un mouvement inverse qui consiste à purifier d’abord l’intérieur de
soi-même. Ce recadrage conduit naturellement à une autre conséquence
Marc 7, 15 : « Il n’y a rien au dehors de l’être humain qui puisse le souiller
en entrant en lui ». C’est ce qui sort de l’être humain qui le souille. Jésus
réfute une interprétation trop stricte qui voudrait que des aliments puissent
souiller l’homme, ceci malgré les dispositions de la loi biblique délimitant
les aliments purs et impurs. La pureté est d’abord intérieure, celle du
cœur, et bien sûr, avant tout, la parole qui doit être en réponse au cadeau

13 Source : http://www.questiondieu.com

65
parfait que Dieu nous a fait en nous distinguant par le don du langage de
l’animal.

Jésus se situait ainsi sur un plan éthique, là où la pureté est l’opposée


de l’hypocrisie religieuse ou celle du politiquement correct. Cette lecture
de ses paroles paraît confirmée par quelques indications sur sa pratique.
Nos experts peuvent le démontrer : ils mentionnent son commerce avec
les lépreux qui est caractéristique et on signale même qu'il en touche un
(Mc 1, 42) ; une femme de mauvaise vie (Lc 7, 36 s.) le touche sans que
cela provoque chez lui de réaction négative, il ne semble pas même se
soucier de l'impureté la plus grave, puisqu'il touche un cercueil (Lc 7, 4) et
le cadavre d'une fillette (Mc 5, 41) ; une femme ayant un flux de sang le
touche sans que cela semble l'inquiéter (Mc 5, 31), ni d’avoir à côtoyer des
gens de mauvaises réputation. « Le Fils de l’homme est venu, mangeant
et buvant, et l’on dit : « C’est un glouton et un buveur, un ami des
collecteurs des taxes, des pécheurs ! » Mais la sagesse a été justifiée par
ses œuvres ». (Mt 11,19)
Sachant que Jésus a préféré une activité itinérante, on doit considérer
que ce genre de vie a probablement entraîné pour lui et son groupe
diverses souillures, choquantes pour certains.
Mais Jésus entendait avant tout annoncer la Bonté de Dieu pour tous, son
Règne qui vient à travers lui, dont personne n’était exclu ni à exclure. Il
s’agit de retrouver cette pureté de cœur et d’intentions, à changer le filtre
de nos perceptions et de nos idées toutes faites pour entrer dans la joie du
Père. Plusieurs récits l’attestent : le fils prodigue (Lc 15,11-32), la brebis
perdue (lc 15,3-7) ou encore l’histoire de Zachée (Lc 19,1-10) qui se
termine par cette affirmation : « En effet le Fils de l’homme est venu
chercher et sauver ce qui était perdu ».

De manière très personnelle il est vraie – mais il était un prophète –


Jésus voulait rendre à nouveau accessible la présence mystérieuse de
Dieu parmi son peuple dans cette réconciliation de l’intérieur avec
l’extérieur. Ce qui primait d’abord pour lui sur toute loi, c’était la Bonté du
Père et le cycle de l’amour qui autorisaient des transgressions somme
toutes compréhensibles. Jésus voulait comme la mystique juive insister
sur la dimension intérieure de cette Présence divine, chaque croyant est
un sanctuaire où la Shekinah peut résider. C’est de là que devra venir tout
changement du Royaume de Dieu…

66
En résonance avec la TDC, trois choses au moins méritent d’être
soulignées :
1. Le choix de Jésus par opposition à celui classique de Jean
correspond à l’activation d’un nouveau futur, ici la Bonté du Père
pour tous, vécue, partagée, traduite en signes et en actes.
2. Dans le même temps, les libertés prises par Jésus correspondent
à la désactivation d’un ancien futur jusqu’au point de non-retour,
car elles sont liées au refus de l’hypocrisie comme obéissance
formelle à une loi extérieure.
3. Puisque chaque croyant est le sanctuaire de la présence
mystérieuse de Dieu, il s’agit ben de s’ouvrir à cet Amour
authentique, discret et invisible. C’est lui qui va purifier nos
intentions, nous libérer ne suscitant le don de soi, de sorte que
l’amour ainsi purifié oeuvrerait dans le futur et nous serait restitué
sous forme de Grâce.

L’évocation de cet amour discret et bienveillant me fit penser à cette


histoire : Un rabbin se rendait souvent au marché. Il aimait y voir vaquer
la foule et les commençants. Un jour, du milieu de la cohue lui apparut le
prophète Elie. Le rabbin pensa : « Quelle chance! » Et aussitôt il lui
demanda : « Dis-moi, Elie, y a-t-il, parmi toute cette nombreuse foule,
quelqu’un qui pourra aller au Paradis ? » Le rabbin pensait secrètement
être cette unique personne. Mais le prophète Elie répondit : «Non, aucune
personne ici présente ne peut aller au Paradis ».
Quelque temps plus tard, deux hommes arrivèrent au marché Le
prophète Elie mit son bras sur les épaules du rabbin et lui dit : « Ces deux
hommes pourront aller au Paradis. » Le rabbin courut vers eux et leur
demanda : «Qui donc êtes-vous pour mériter d’aller au Paradis?» Que
croyez-vous que fut la réponse ? Les deux hommes lui répondirent : «
Nous sommes des clowns. Quand nous voyons une personne triste, nous
l’égayons. Et quand nous voyons deux hommes se quereller, nous
essayons de les réconcilier ».

67
68
Chapitre VII
Tout vient de Dieu, de sa présence
mystérieuse
« Ce qui fait la valeur de l’enfant, de l’homme, c’est sa liberté
créatrice, sa liberté d’innover, et non la soumission à un autre »
Françoise Dolto.

Comme le chiffre sept représente une symbolique importante dans la


tradition d’Israël, il convient de donner à ce chapitre une importance à part.
La curiosité et l’ouverture d’esprit nous ont menés sur des terres peu
fréquentées, fait découvrir des facettes réelles mais souvent ignorées du
prophète de Galilée. Nous ne manquerons pas d’avoir à répondre à
certaines questions fondamentales. Pourrons-nous en donner des
réponses neuves ou du moins originales ?
Jésus voulait rendre à nouveau accessible la présence mystérieuse de
Dieu parmi son peuple. L’a-t-il voulu en tant que sage ou prophète ? En
tant que Fils de Dieu ? Ou encore en tant que Messie eschatologique?
Cette question fait l’objet de nombreux écrits, de nombreuses hypothèses
contradictoires toutes savamment étayées. Nous suivrons ici les
conclusions de notre expert le Professeur Daniel Marguerat :
« - Force est de constater le fossé entre l'éthique de Jésus et celle des
sages. Ce trait est l'absence de toute réflexion chez Jésus sur la faisabilité
de l'obéissance requise. La réflexion des sages invite à la modération, à la
raison, au silence, à la prudence, à l'assiduité. La littérature sapientiale
développe ainsi une éthique du travail, une éthique de la famille, et met en
place un code de vertus. Or, les exhortations sapientiales de Jésus

69
n'émargent à aucun de ces programmes. Elles témoignent à l'inverse
d'exigences aussi immodérées, imprudentes et déraisonnables que se
laisser dépouiller de sa tunique (Q 6,29b), que d' assimiler l'injure la plus
banale à un acte de meurtre (Mt 5,21s) ou d'abandonner tout souci pour le
lendemain (Mt 6,34a).
Ses déclarations sur l'exaucement lié à la prière « demandez, il vous
sera donné » (Q 11,9b) empruntent des motifs chers à la morale
pharisienne; mais elles prennent le tour d'une provocation lorsque Jésus
fait de la promesse d'exaucement une certitude inconditionnelle: «Tout ce
que vous demandez, croyez que vous l'avez reçu, et cela vous sera
accordé» (Mc 11,24). On aura remarqué que Jésus n'évoque pas la
promesse d'un recevoir dans l'avenir (croyez que vous le recevrez), mais
s'adosse à un reçu déjà acquis: la conviction d'avoir reçu est soutenue
sans faille. Or, les sages sont très attentifs à ce que la délimitation de
l'obéissance n'outrepasse pas la mesure du raisonnable »14.
- « L'éthique de Jésus n'illustre pas un programme de conformité au
raisonnable. L'appel à ne pas résister au méchant (Q 6,29s) n'est pas un
encouragement à s'accommoder passivement de la violence du violent,
mais s'aligne plutôt sur une dénonciation prophétique de la violence (Ce
point a été bien mis en évidence par H. WEDER, « Abschied von Gewalt -
Unbedingte Feindesliebe. Gedanken zu Matthäus 5,38-48 », Reformatio
36 (1987), p. 338-345). Il n'est pas exagéré de dire que dans cette attitude
de résistance provocatrice au mécanisme mortifère de la violence, le
disciple de Jésus concrétise l'opposition irréductible entre le Règne de
Dieu et le monde. Cette tension entre la Basileia (l’église) et le monde est
exprimée ailleurs, dans un énoncé de facture sapientiale: «qui veut sauver
sa vie la perdra» (Mc 8,35); mais une fois encore, seule la forme est
sapientiale ici; l'énoncé ne laisse place à aucune balance d'intérêts, à
aucun pont, à aucun compromis entre la vie et la mort, entre la Basileia et
le monde. Il en va de même dans l'appel à ce que les premiers se fassent
les derniers (Mc 9,35). «Ne prenez rien pour la route, sauf un bâton: ni
pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture...» (Mc 6,8). «À quiconque te
demande, donne » (Q 6,30). Aucune trace dans ces logia (paroles) d'une
réflexion sur l'utilité de l'injonction ou sur son réalisme, à la différence de la
délibération des sages.
A l'évidence, ce n'est pas un sage qui parle ici, mais un homme habité
par une conscience de l'urgence, un homme dont l'intransigeance ne

14Jésus le sage et Jésus le prophète, in Jésus de Nazareth, nouvelles approches d’une énigme,
Labor et Fidès 1998, p.314 et 315.

70
souffre aucun calcul, sinon le seul possible: tout investir, s'en remettre
entièrement à la grâce de Dieu, sous peine de tout perdre dans l' à-venir
qui pointe (Mt 6,30s). Cette conclusion ne doit toutefois pas être rigidifiée.
Tous les énoncés de Jésus n'ont pas cette portée radicale. Des exigences
confinant à l'impraticabilité (« si ton oeil entraîne ta chute, arrache-le », Mc
9,47) côtoient des recommandations parfaitement conformes à la
«mesure» sapientiale: la prière ou l'aumône à pratiquer dans le secret (Mt
6), la règle d'or de Q 6,31 (bien que durcie si on la compare à la
formulation usuelle dans le judaïsme), la paille et la poutre (Q 6,41 s), etc.
Il faut en conclure que l'enseignement de Jésus comporte une nette
tendance, mais pas une tendance exclusive, à donner à la formulation des
injonctions éthiques un tour excessif, paradoxal ou hyperbolique (idem,
citation)».

Alors, faut-il voir en Jésus un inspiré qui oscillerait, dans sa


compréhension de Dieu, entre le Juge eschatologique et la Providence ?
Faut-il plutôt chercher la réponse dans sa conscience de Fils et celle de
prophète de la fin des temps ? Une chose est incontournable : toute
hypothèse doit au minimum rendre compte de l’enseignement et de la
parénèse (le discours moral et l’enseignement à la vertu) de Jésus marqué
par l’excès, l’intransigeance et la radicalité, car ces traits singuliers sont
largement attestés dans les évangiles.

Nous avons suivi l’hypothèse, dans les chapitres précédents, voulant


que Jésus rende à nouveau accessible la présence mystérieuse de Dieu
parmi son peuple, pour signifier en quelque sorte ce Dieu qui met en nous
son bon plaisir tout en l’inscrivant dans son excès de bonté. Nous avons
mis en évidence que pour Jésus cela devait se faire nécessairement par
une réconciliation de l’intérieur avec l’extérieur dans la confiance en la
Bonté du Père et dans le cycle de l’amour. Nous avons également dit que
c’est ce qui autorisait la transgression provisoire des rituels de pureté. Ces
constats peuvent-ils expliquer les excès, l’intransigeance et la radicalité du
Maître ? Nous le pensons. Jésus se devait en premier lieu d’exercer sur
lui-même une purification. Il devait faire comprendre –comme l’affirme la
TDC- que nous faisons tous partie d’un seul organisme, celui de Dieu,
dont nous sommes tout à la fois les capteurs et les acteurs. Et ce n’était
pas si facile à faire entendre ! Il fallait de l’excès, de l’intransigeance et de
la radicalité pour casser cette obéissance extérieure formelle par trop
soumise à des lois et coutumes. Toute l’autorité de Jésus s’appuie sur
l'excès de générosité, de grâce et de bonté de la prévenance de Dieu. La

71
gratuité de la miséricorde infinie du Père céleste est révélée dans la
beauté inutile et superflue de la création. L’urgence n’est-elle pas de s’y
ouvrir et d’oser y consentir ? En ce sens, Jésus n’est pas le tacticien d’un
pouvoir, mais le génie de l’Amour, fruit d’un savoir particulier si bien
résumé par la TDC :
« Chacun possède ainsi un réservoir contenant un fluide d'amour vital,
nécessaire au bon fonctionnement de son psychisme. Ce fluide composé
d'amour facilite la vie de chacun d'entre nous en fonction du niveau de son
réservoir. Plus il est rempli, plus la personne profite de la magie de la vie,
en attirant à elle non seulement la chance, mais aussi tout le monde dans
son sillage. Car ce fluide qui en les synchronisant attire les trajectoires de
vie hors du temps présent, les attire aussi dans le présent lui-même, sans
qu'aucune magie ne soit plus nécessaire, tellement il est évident que dans
le présent, l'amour attire l'amour »15.

Jésus sait pertinemment que tout vient de Dieu, de l’avenir, pour


redescendre ensuite dans le présent. Son autorité n’est pas liée à une
conscience messianique. Nous n’avons pas besoin de cette hypothèse
parfaitement inutile, puisque tout un chacun possède un réservoir
contenant ce fluide vital nécessaire au bon fonctionnement de la vie et au
bon fonctionnement de notre psychisme. Il nous suffit de savoir et de
présupposer que Jésus en avait une conscience aiguisée, qu’il était en ce
sens le génie de l’Amour.
En son immense confiance, le prophète interroge de manière
approfondie le mystère de la présence divine en nous et autour de nous.
Mais il la révèle aussi, de manière directe et indirecte, et ce dans une
urgence de tous les instants, en y consacrant toute sa vie, son énergie,
ses pensées, ses actes et son attention. C’est en cela qu’il est le Christ, à
la fois la rupture avec notre aliénation dans la première causalité, et
l’ouverture à la magie de la seconde causalité. Ne dit-il pas : « Qui voudra
sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de
l’Evangile, la sauvera ? (Mc8,35 ) » Ce que nous pourrions traduire par :
celui qui veut sauver sa vie au moyen de la première causalité n’aboutira à
rien, mais celui qui s’ouvre au cycle de l’amour dont je suis le témoin
gagnera la Shekinah.
Je songeai alors combien tout cela demandait une formidable dose de
courage et de sincérité, et me rappelai cette histoire :

15 TDC p.283

72
Il était une fois un saltimbanque, qui allait dansant et sautant de ville en
ville, jusqu'à ce qu’il soit fatigué de cette vie de bohême. Il abandonna
alors ses liens, son ancienne vie, et entra au couvent. Mais parce qu'il
n'avait passé sa vie qu'à sauter, danser et faire la roue, la vie monastique
lui était étrangère. Il ne savait ni prier, ni chanter un psaume. Alors il
déambulait en silence, en voyant les autres s'adonner à la prière, se
plonger dans des livres de piété et chanter a l'office, il éprouvait de la
honte.
Dans son chagrin, il prit la fuite un jour alors que les cloches appelaient
a la prière, et se réfugia dans une chapelle isolée. Il se dit en lui-même :«
Puisque je suis incapable de prier dans l'assemblée des moines, je vais
tout de même faire ce que je peux".
II se mit alors à danser pour son Dieu. Et quelle danse ! Son corps était
comme transformé. Le prieur, qui avait observé sa danse en secret, dit en
homme avisé : « En dansant, tu as honoré Dieu avec ton corps et ton
âme. Mais qu'il veuille pardonner nos paroles superficielles qui ne
jaillissent pas du fond du cœur ! »

73
74
Chapitre VIII
Disponible pour le cycle le l’amour
« C’est Jésus notre « contact » avec Dieu. Et bien sûr, nous ne
pouvons rencontrer Dieu qu’en passant par autrui. Sinon, c’est
de l’illusion, du rêve » Françoise Dolto.

Quelque chose a profondément changé. Les repères ne sont plus les


mêmes. Les vieux débats sont dépoussiérés. Il nous suffit de savoir et de
présupposer que Jésus avait une conscience aiguisée de la puissance de
l’Esprit et du fonctionnement du cycle de l’amour, de savoir aussi que
quiconque y consent peut être entraîné loin d’une vie habituelle. Ce n’est
pas un hasard si Jésus devient un prédicateur itinérant, s’il coupe au
maximum les liens avec son clan, sa famille, sa fratrie, son métier ou sa
région natale.
La première causalité pour être atténuée doit être débordée : tant que
nous sommes héritiers de notre passé, de nos habitudes, de nos
conditionnements multiples, nous ne faisons que nous situer sur un même
plan, dans quelque chose de connu et de prévisible. Nous n’avons ni
véritable choix ni libre-arbitre ! Pour en sortir, il faut prendre des risques.
Jésus coupe donc sur les ponts en toute connaissance de cause. Il disait
ainsi : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids,
mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. » (Lc 9,58) Il est facile
d’imaginer sa solitude, je la ressens même si elle n’était pas un obstacle
pour lui. Il se voulait entièrement disponible à sa mission et devra pour
cela rudoyer son clan : « Comme il parlait encore aux foules, sa mère et
ses frères se tenaient dehors et cherchaient à lui parler. Quelqu’un lui dit :

75
Ta mère et tes frères se tiennent dehors, et ils cherchent à te parler. Mais
il répondit à celui qui le lui disait : Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ?
Puis il étendit la main sur ses disciples et dit : Voici ma mère et mes
frères ! En effet, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les
cieux, celui–là est mon frère, ma sœur et ma mère » (Mt 12,46-50).

Il veut être disponible pour le cycle de l’amour. Pouvoir répondre à ce


qui le réclame de toute urgence et toute affaire cessante. Cela nous est
raconté dans un récit particulier, celui de l’homme à la main desséchée :
« Il partit de là et se rendit à leur synagogue. Il se trouvait là un homme qui
avait la main paralysée. Ils demandèrent à Jésus : Est–il permis de faire
une guérison un jour de sabbat ? C’était afin de l’accuser. Il leur répondit :
« Lequel d’entre vous, s’il n’a qu’un seul mouton et que celui–ci tombe
dans une fosse un jour de sabbat, ne le saisira pour l’en retirer ? Or un
être humain vaut plus qu’un mouton, combien plus ! Ainsi il est permis de
faire du bien un jour de sabbat ».
Alors il dit à l’homme : « Tends ta main ». Il la tendit, et elle redevint saine
comme l’autre.
Les pharisiens sortirent et tinrent conseil contre lui, sur les moyens de le
faire disparaître.
Mais Jésus l’apprit et se retira de là » (Mt 9,12-15).

Comme nous l’avons déjà signalé, Jésus, en génie de l’Amour, ne veut


pas que nous soyons conditionnés par des normes extérieures qui
régissent nos comportements au point de ne pas faire le bien. Il intervient
donc le jour du sabbat ce qui était interdit dans sa tradition. C’est une
violation délibérée : l’homme à la main paralysée ne l’était sans doute pas
d’hier ! Jésus aurait pu prendre rendez-vous avec lui pour le guérir, le
lendemain par exemple. Le bien aurait aussi triomphé et la morale aurait
été sauve ! Jésus ne l’entend pas ainsi. Le bien est à faire quand il se
présente. Mais encore une fois il aurait pu le faire en cachette, à l’abri des
regards indiscrets. Que nenni ! Il veut provoquer un changement des
consciences, faire sortir les auditeurs-spectateurs de leur torpeur légaliste,
les libérer d’une fidélité malsaine aux traditions ancestrales. Pourquoi ?
Par goût de la provocation ou du risque ? Pas du tout. Plus simplement,
l’Amour nous réclame en entier, sans réductions d’aucune sorte ni
restrictions. Consentir à la rigidité de la tradition, c’est limiter l’Amour, c’est
le restreindre inutilement ; c’est revenir sous la loi de la première causalité.
Le génie de l’Amour ne le veut pas. Il ne le peut pas, même si son choix
doit être choquant. Il importe avant tout de manifester la Gloire de Dieu.

76
Bien plus tard, Nelson Mandela le dira lui aussi en ces termes : " Notre
peur la plus profonde n'est pas d'être inaptes. Notre peur la plus profonde
est d'avoir un pouvoir incommensurable. C'est notre propre lumière, non
pas notre noirceur, qui nous effraie le plus." Nous nous demandons:
- qui suis-je pour être brillant, formidable, plein de talents, fantastique?
En réalité, pourquoi ne pourrions-nous pas l'être ?
Nous sommes enfants de Dieu. Nous déprécier ne sert pas le monde. Ce
n'est pas une attitude éclairée de se faire plus petit qu'on est pour que les
autres ne se sentent pas inquiets. Nous sommes tous conçus pour briller,
comme les enfants. Nous sommes nés pour manifester la Gloire de Dieu
qui est en nous. Cette gloire n'est pas dans quelques-uns. Elle est en nous
tous.
Et si nous laissons notre lumière briller, nous donnons inconsciemment
aux autres la permission que leur lumière brille. Si nous sommes libérés
de notre propre peur, notre seule présence libère automatiquement les
autres de leur peur ».

Jésus, comme génie de l’Amour, le sait pertinemment. Il va donc


développer une logique de la communication destinée principalement à
nous sortir de nos enfermements dans la première causalité, tout en
rendant témoignage au cycle de l’Amour. Il va utiliser aussi bien la parole
que le geste abrupte, la mystification, l’humour, la double contrainte
paradoxale qui consiste à prescrire le symptôme d’enfermement jusqu’à
ce que la situation devienne intenable ; il va raconter des paraboles, etc.
Le but reste le même : nous sortir de nos enfermements. Il se fera aussi
un guérisseur au sens large du terme dont l’activité et la pratique sont
attestées par ce qu’on appelle les miracles.

Les miracles ! On ne va quand même pas revenir à ce dieu qui ferait


exceptionnellement, comme pour un coup de pub ou juste pour montrer de
quoi Il est capable, une exception aux lois de l’univers ! Le débat entre
experts a toujours été nourri, la plupart d’entre eux préférant la soumission
au déterminisme scientifique classique qui exclut les miracles. Mais ne
serait-ce pas une approche trop simpliste ?
Le Professeur Daniel Marguerat nous résume la situation ainsi :
« Régulièrement, des historiens mettent en doute que Jésus ait fait des
miracles. Le Talmud et les évangiles permettent de répondre: très
certainement, Jésus a accompli des guérisons et des exorcismes; certains

77
y ont discerné des miracles, d'autres un commerce répréhensible avec le
Malin.
Les évangiles rapportent effectivement une abondante activité
thérapeutique de Jésus. On n'y trouve pas moins de cinquante-huit récits
d'actes parfois peu ordinaires, allant de la guérison d'une fièvre à la
réanimation d'un mort, ce qui, compte tenu des versions parallèles, offre
une palette de vingt-huit interventions différentes. Incontestablement,
Jésus détenait le pouvoir de guérir. On lui amenait tous les mal portants et
les possédés du démon,... et il guérit beaucoup de mal portants atteints de
maladies diverses, et il chassait beaucoup de démons (Mc 1,32.34).
Cinq types différents de miracle sont attribués à Jésus: des guérisons
(allant jusqu'à la réanimation de morts), des exorcismes (où un homme est
libéré de l'esprit mauvais qui le dépossède de lui-même des miracles
justifiant une règle (par exemple la transgression du sabbat), des prodiges
de générosité (l'abondance de pains), et enfin des sauvetages sur le lac
(où la peur des disciples est vaincue).
Disons-le, aucun de ces types de miracle n'est inconnu de la littérature
gréco-romaine ou des écrits juifs. Les Romains avaient leurs guérisseurs
comme Apollonios de Tyane, les juifs leurs rabbis thaumaturges comme
Honi le traceur de cercles ou Hanina ben Dossa. De son temps, Jésus ne
fut donc pas le seul. Marc rapporte l'indignation des disciples devant un
exorciste qui usait du nom de Jésus pour expulser des démons (Mc 9,38).
Les Actes des Apôtres (Ac 5,36) et Flavius Josèphe citent le cas du mage
Theudas qui promettait à ses partisans de traverser le Jourdain à pied sec,
sans parler de tant d'autres qui attiraient le peuple au désert pour refaire
les signes et prodiges du temps de Moïse (Mc 13,22). Et faut-il rappeler
les mésaventures des exorcistes juifs à Ephèse (Ac 19,11-17)?
Jésus arbore les mêmes compétences que d'autres thaumaturges au
premier siècle, et sa façon de guérir un sourd-muet (mettre les doigts dans
les oreilles, cracher et toucher la langue) s'aligne sur des gestes
thérapeutiques connus (Mc 7,33). Les évangiles ont beaucoup gommé la
trace de ces manipulations, privilégiant la parole comme moyen de guérir.
Est-ce à dire que les guérisons de Jésus se fondent dans la banalité de
la médecine populaire antique? Pas encore. Car, comme l'enseigne
l'histoire de Ieshou dans le Talmud, tout dans le miracle dépend du sens
qu'on lui donne. Or justement, Jésus donne à ses gestes un sens qui les
sort du commun.

78
Le combat titanesque de Dieu et du mal

Jamais aucun rabbi guérisseur n'a osé ce qu'a osé Jésus: faire de ses
miracles les signes du Royaume déjà là.
On le voit à la réponse de Jésus aux disciples de Jean le Baptiseur qui lui
demandent s'il est Celui qui vient ou s'il faut en attendre un autre: Allez
rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez: les aveugles voient à
nouveau et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds
entendent... (Lc 7,20-22; Mt 11,2-5). De cette réponse, -remodelée par la
tradition, retenons l'esprit: les miracles signalent qu'est venu le temps de la
fin, le temps de la déroute du mal et de la victoire de Dieu; il est arrivé, le
temps du salut qu'annonçait Esaïe, dont Jésus cite les prophéties dans sa
réponse aux disciples de Jean (Es 26,19; 29,18; 35,5-6). Cette
appartenance des miracles au Royaume qui vient signe la différence entre
Jésus et les thaumaturges de son temps.
Aux soixante-douze disciples qu'il a envoyés, chargés du pouvoir
d'exorciser, Jésus s'écrie: Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair.
Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et
scorpions, et toute la puissance de l'ennemi; et rien ne pourra vous nuire
(Lc 10,18-19). Sentez-vous la jubilation qui habite ce cri? Sentez-vous la
bouffée d'excitation qui traverse Jésus, non pas à l'idée que les disciples
feraient ce que personne d'autre ne faisait, mais à l'idée que maintenant
Dieu se montre plus fort que les fatalités qui pèsent sur l'homme?
Maintenant, par lui, Jésus, et par ses disciples exorcistes, le combat
titanesque entre Dieu et les forces du mal tourne à l'avantage de Dieu.
Maintenant, la souffrance, non voulue de Dieu, qui défigure l'homme et la
femme, perd son statut de destin implacable; elle recule, refoulée par le
Royaume qui avance, dont Jésus est le héraut.

Célébrer la grandeur du Seigneur

Soit dit en passant, la conviction que Jésus accomplissait de la part de


Dieu les gestes merveilleux annoncés par les prophètes était forte chez
les premiers chrétiens. Si forte qu'elle les a conduits à grossir et multiplier
les récits de miracle, à l'exemple des Targums juifs qui enjolivaient les
miracles de l'Exode. Le goût du merveilleux n'est pas seul responsable:
grossir ces récits, en créer même, est une façon de célébrer la grandeur
du Seigneur en qui l'on croit.
L'événement que visent le récit de l'abondance des pains (Mc 6) ou
celui de l'apaisement de la tempête (Mc 4) est difficile à reconstituer. Ce

79
qui est net, en revanche, c'est que l'évangile en fait un nouveau miracle de
la manne (Ex 16), et que l'apaisement de la tempête concrétise le pouvoir
du Dieu créateur sur les eaux (Ps 29,3). Jésus répond aussi à l'attente que
se répètent les miracles d'Elie et d'Elisée: comme eux, il purifie les lépreux
et réanime les morts (comparez 1R 17,8-24 et 2R 4,18-36 à Lc 4,27; 7,11-
17 et 7,22). Dans leur état actuel, ces récits témoignent de la foi des
premiers chrétiens: Jésus est Celui qu'a promis le Dieu des pères. Les
signes sont là, les merveilles d'autrefois se renouvellent. Jésus lui-même
était conscient de l'appétit du miracle chez ses contemporains;(…).

Agir contre la fatalité

Mais revenons au miracle, trace du Royaume déjà là. Jésus n'a pas
guéri tous les paralysés rencontrés sur sa route, il n'a pas ouvert les yeux
de tous les aveugles, ni purifié tous les lépreux. La guérison n'est pas tout
son programme. Alors pourquoi ces actes «sélectifs»?
La maladie, pensait-on, avait partie liée avec le péché; d'une façon ou
d'une autre, le souffrant était reconnu complice de son mal (Jn 9,2). Cette
conception avait conduit — mais est-ce très différent aujourd'hui? — à une
culture de la fatalité, où la résignation passait pour oeuvre de piété et où le
sentiment d'impuissance se confondait avec la soumission devant
l'Eternel.
Jésus refuse d'assimiler la faiblesse à une faute. Son Dieu est tout-
puissant, mais pas d'une puissance qui amoindrit et mutile; il est puissant
de la force de l'amour (Lc 6,35). Le miracle vient au-devant de la
résignation de l'individu ou du peuple, pour casser l'enfermement dans un
sentiment de fatalité. Relisez ces récits où Jésus libère un possédé de sa
force auto-destructrice (Mc 5), où il allège le peuple de sa faim (Mc 6), où il
délivre les disciples de leur peur (Mc 4) et une femme de son infirmité (Lc
13; Mc 5). A chaque fois, Jésus intervient quand la personne se juge
perdue — par l'impuissance des médecins, par une faute face à la Torah
ou par la violence du mal —, et parce qu'elle cesse d'avoir espoir pour
elle-même. Jésus a les gestes des guérisseurs de son temps; pourquoi en
irait-il autrement? Mais ce que disent ses miracles, c'est la souffrance
d'autrui accueillie, le courage rendu, la prière exaucée. Brèche ouverte
dans le mur du fatalisme. Le miracle de Jésus inscrit un avenir au creux de
vies défaites par la mort de l'espérance. Tout miracle est l'histoire d'un
impossible que Dieu troue. Tout miracle est l'histoire d'une impuissance et
de son dépassement. La performance des miracles de Jésus n'est donc
pas de «surpasser» les lois naturelles — la nature est aussi faite de ce

80
que nous ne voyons pas. Leur performance est de porter à son sommet
l'amour et le don de soi.

Parabole et miracle

On s'est aperçu que le voisinage de la parabole et du miracle, dans


leur office commun d'initier le Royaume, est extrême. L'une et l'autre
parlent: le miracle est signe parlant de la présence de Dieu au corps de
l'homme. L'une et l'autre agissent: la parabole propose un nouveau monde
de valeurs et invite à «faire comme» dans le récit. L'une et l'autre
requièrent la foi pour être efficaces: non pas la foi en Jésus, mais la foi en
Dieu, dont la parole et le geste du Nazaréen portent la présence
puissante.
La parabole fait voir et ouvre un chemin; le miracle libère et rend à la
personne souffrante la maîtrise de sa vie. Ici et là perce la conviction de
Jésus qu'un peu de foi suffit à déplacer les montagnes (Mt 17,20) »16.

Après cet exposé, nos mémoires évoquent d’autres aspects trop


souvent oubliés. Fondamentalement, l’activité de guérisseur vient
contester les dérives d’une tradition juive qui voyait dans la maladie une
punition divine. Dans l’Ancien Testament, la maladie est considérée
comme une malédiction, une punition ou la conséquence du refus de
croire en Dieu, car Dieu tient tout dans sa main (l’univers, la nature, la vie,
etc.). La maladie pouvait frapper les descendants d’une famille jusqu’à la
4è génération. Voici ce qu’un père pouvait dire à son fils : « Ecoute-moi,
mon fils, ne me méprise pas et à la fin tu comprendras mes paroles. En
tout ce que tu fais, sois raisonnable et il ne t’arrivera aucune maladie. »
Cette idée était encore vivante du temps de Jésus, même si tous les Juifs
n’étaient pas aussi catégoriques. Jésus lui-même, par ses guérisons,
annoncera la fin de cette idée, en affirmant que Dieu fait se lever son soleil
sur les bons comme sur les méchants, et tomber la pluie sur les justes
comme les injustes. (Mt 5.45) Cette conception lui a valu une réputation de
sorcier, trafiquant avec les forces du mal : « Les scribes descendus de
Jérusalem, disaient : « il a Beelzéboul en lui » et « c’est par le chef des
démons qu’il chasse les démons » (Mc 3,22). Mais le génie de l’Amour
entendait d’abord et surtout rendre une dignité humaine à tous ceux qui
sont exclus par la maladie et les restituer dans la communauté fraternelle

16 L’homme qui venait de Nazareth, éd. du Moulin,1990, pp 43-48

81
et l’Alliance. Cette intention première concerne toutes les formes
d’exclusions, psychiques ou physiques, toutes les entraves, y compris les
peurs ou les doutes à ranger dans le manque de foi. Un récit, en Marc 9,
14-27 nous le dit de manière exemplaire :
« Lorsqu’ils furent arrivés près des disciples, ils virent autour d’eux une
grande foule de gens, et des scribes qui débattaient avec eux. Sitôt que la
foule le vit, elle fut en émoi ; on accourait pour le saluer. Il leur demanda :
« De quoi débattez–vous avec eux ? » De la foule, quelqu’un lui répondit :
« Maître, je t’ai amené mon fils, qui a un esprit muet. Où qu’il le saisisse, il
le jette à terre ; l’enfant écume, grince des dents, et devient tout raide. J’ai
prié tes disciples de chasser cet esprit, et ils n’en ont pas été capables ».
Il leur dit : « Génération sans foi, jusqu’à quand serai–je avec vous ?
Jusqu’à quand vous supporterai–je ? Amenez–le–moi ».
On le lui amena. Aussitôt que l’enfant le vit, l’esprit le secoua violemment ;
il tomba par terre et se roulait en écumant.
Jésus demanda au père : « Depuis combien de temps cela lui arrive–t–
il ? » « Depuis son enfance, répondit–il ; souvent l’esprit l’a jeté dans le feu
et dans l’eau pour le faire périr. Mais si tu peux faire quelque chose,
laisse–toi émouvoir et viens à notre secours ! »
Jésus lui dit : « Si tu peux ! Tout est possible pour celui qui croit ».
Aussitôt le père de l’enfant s’écria : « Je crois ! Viens au secours de mon
manque de foi ! »
Jésus, voyant accourir la foule, rabroua l’esprit impur en lui disant :
« Esprit muet et sourd, c’est moi qui te l’ordonne, sors de cet enfant et n’y
rentre plus ! »
Il sortit en poussant des cris et en le secouant très violemment. L’enfant
devint comme mort, de sorte que la multitude le disait mort.
Mais Jésus, le saisissant par la main, le réveilla, et il se releva ».

Le compte-rendu de la guérison d’un épileptique serait aujourd’hui


assurément différent ! Nous voyons pourtant poindre dans le texte d’autres
motifs que la guérison elle-même : ici l’affirmation centrale du tout est
possible à celui qui croit. Plus largement, les récits de guérison rendent
compte d’une victoire sur les peurs, les tabous, les règles religieuses, et
toutes les barrières dressées d’ordinaire entre les hommes. C’est par la
parole et d’humbles gestes que les frontières idiotes entre les humains
sont abattues, pour que chacun trouve sa place dans la communauté des
enfants de Dieu, alors qu’auparavant ils étaient dispersés par les haines,
séparés ou enfermés par les tabous et les lois.

82
C’est aussi ça le miracle ! Il me revient alors en tête cette très belle
évocation du moine orthodoxe Anthony Bloom :
« A moins de regarder une personne et de voir la beauté en elle, nous ne
pouvons l'aider en rien ; on n'aide pas une personne en isolant ce qui ne
va pas chez elle, ce qui est laid, ce qui est déformé.
Le Christ regardait toutes les personnes qu'il rencontrait, la prostituée,
le voleur, et voyait la beauté cachée en eux. C'était peut-être une beauté
déformée, abîmée, mais elle était néanmoins beauté, et il faisait en sorte
que cette beauté rejaillisse. C'est ce que nous devons apprendre à faire
envers les autres. Mais, pour y parvenir, il nous faut avant tout avoir un
cœur pur, des intentions pures, l'esprit ouvert, ce qui n'est pas toujours le
cas... afin de pouvoir écouter, regarder et voir la beauté cachée.
Chacun de nous est à l'image de Dieu, et chacun de nous est
semblable à une icône endommagée. Mais si l'on nous donnait une icône
endommagée par le temps, par les événements ou par la haine des
hommes, nous la traiterions avec tendresse, avec révérence, le cœur
brisé. C'est à ce qui reste de sa beauté, et non à ce qui est perdu, que
nous attacherions de l'importance. Ainsi, nous devons apprendre à réagir
envers chacun…».

Je pense aussi à nos réponses conditionnées : Le petit Moshe est en


train de manger son petit déjeuner quand, tout à coup sa tartine tombe sur
le sol. Et alors, oh miracle, il se rend compte qu'elle est tombée sur la
partie non beurrée. Aussitôt, il court voir le rabbin.
« Rabbin, rabbin, ce matin j'ai fait tombé ma tartine de beurre, et elle est
tombée sur le côté non beurré, rabbin, rabbin, qu'est ce que cela peut
signifier ? »
Alors, le rabbin réfléchit un instant et dit à Moshé : « Écoute, cela est un
présage très étrange et j'ai besoin de me replonger dans les textes saints
pour en comprendre toute la signification. Reviens donc me voir lundi
prochain ».
Moshé repart et attend avec beaucoup d'impatience le prochain Lundi.
Quand, enfin, il arrive, il court voir le rabbin et, à peine arrivé, il lui
empresse de lui donner la signification du présage.
"Ah, Moshé, lui dit le rabbin, j'ai beaucoup réfléchi à la question et il n'y a
qu'une explication possible : tu avais beurré ta tartine du mauvais côté!"

C’est à ce qui est beau, et non à ce qui est perdu, qu’il faut donner de
l’importance, voilà ce que ferait l’Amour. Jésus le sait et prend en

83
conséquence tous les risques. Nous en avons un écho saisissant
d’audace en Marc 2, 1-12:
« Quelques jours après, il revint à Capharnaüm. On apprit qu’il était à la
maison, et il se rassembla un si grand nombre de gens qu’il n’y avait plus
de place, même devant la porte. Il leur disait la Parole.
On vient lui amener un paralytique porté par quatre hommes.
Comme ils ne pouvaient pas l’amener jusqu’à lui, à cause de la foule, ils
découvrirent le toit en terrasse au–dessus de l’endroit où il se tenait et y
firent une ouverture, par laquelle ils descendent le grabat où le paralytique
était couché.
Voyant leur foi, Jésus dit au paralytique : Mon enfant, tes péchés sont
pardonnés.
Il y avait là quelques scribes, assis, qui tenaient ce raisonnement :
Pourquoi parle–t–il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés,
sinon un seul, Dieu?
Jésus connut aussitôt, par son esprit, les raisonnements qu’ils tenaient ; il
leur dit : Pourquoi tenez–vous de tels raisonnements ? Qu’est–ce qui est
le plus facile, de dire au paralytique : « Tes péchés sont pardonnés », ou
de dire : « Lève–toi, prends ton grabat et marche ! »
Eh bien, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a l’autorité pour
pardonner les péchés sur la terre –– il dit au paralytique : « Je te le dis,
lève–toi, prends ton grabat et retourne chez toi ».
L’homme se leva, prit aussitôt son grabat et sortit devant tout le monde, de
sorte que, stupéfaits, tous glorifiaient Dieu en disant : Nous n’avons jamais
rien vu de pareil ».

Dans ce récit, Jésus prend délibérément le contre-pied de sa tradition :


il guérit dans une maison, sans être habilité à le faire, puisqu’il n’est pas
prêtre, sans rien demander en échange… Pas même d’offrir un sacrifice
au Temple de Jérusalem le jour du Grand Pardon, d’où la réaction des
scribes. En plus – ô blasphème suprême ! – il se permet de pardonner les
péchés sans même savoir ce qu’il en est, de quoi cet homme pourrait être
coupable. Dieu seul avait autorité pour cela ! Jésus qui contrevient à sa
tradition en rajoute une couche : il déclare avoir non seulement le pouvoir
de pardonner les péchés, mais aussi celui de guérir.
Dans ce récit exemplaire, tout est grâce imméritée. L’homme
parfaitement inconnu s’en retourne sans même avoir remercié son
sauveur. Il prend son grabat et s’en va, il s’en retourne chez lui. Tous,
nous dit le texte – les scribes aussi ? – glorifiaient Dieu en disant n’avoir
jamais vu cela.

84
La TDC nous dit aussi que pour faire pleuvoir l’amour dans notre vie, il
faut prendre des risques. Tout comme elle peut expliquer l’effet placebo,
ou encore les guérisons spontanées. Dans le dialogue avec l’Esprit, l’Ange
répond : « (…) la différence entre ces deux cas est juste une question
d’apport énergétique. Prend le cas des guérisseurs : tu vois deux
processus à l'oeuvre. D'une part une intention de donner, une intention
d'amour qui en quelque sorte visualise la guérison du patient, et d'autre
part un apport énergétique, par l'imposition des mains par exemple.
Imagine maintenant que le même processus que celui qui a conduit à
la maladie sous forme de dégradation de l'organisation cellulaire se
produise en sens inverse du temps, grâce aux effets de cette intention
généreuse. Tu comprends que cela puisse mener à la guérison, mais qu'il
y a une condition importante à satisfaire. S'agissant d'un processus
irréversible, pour qu'il soit possible de l'inverser il est absolument
indispensable qu'il aspire de l'énergie dans l'environnement, celle qui avait
été dégagée lorsque la dégradation s'est produite. Or comme cela ne peut
pas être la même énergie, puisque la guérison se produit dans un
environnement différent de celui de la maladie, il faut bien prévoir un autre
type d'apport énergétique.
Or à quoi sert l'imposition des mains si ce n'est à fournir l'apport
énergétique nécessaire? »17.

Fondamentalement, toute l’activité de guérisseur de Jésus révèle cet


apport extérieur d’énergie qui est avant tout une grâce imméritée. Un peu
comme dans cette histoire :
Dans un jardin, poussaient merveilleusement toutes sortes de fleurs. Des
roses, des lis, des pieds-d’alouette et des tournesols. Tous les gens qui
passaient par là restaient immobiles et admiratifs. On avait peine à
imaginer que les fleurs étaient arrogantes et qu’elles se disputaient à
longueur de journée pour savoir qui était la plus belle. Chacune passait
son temps à fanfaronner selon ses préférences : la rose évoquait sa
beauté, le pied-d'alouette la couleur de ses floraisons, le lis son odeur et le
tournesol sa grandeur.
Derrière la clôture, des pâquerettes avaient aussi grandi. Elles étaient si
petites et si insignifiantes que personne ne les remarquaient vraiment.
Parfois, elles en étaient si tristes qu’elles en fermaient les yeux.

17 TDC, p.287-288

85
Un jour, un enfant est venu dans le jardin. Il voulait cueillir des fleurs pour
sa mère malade. Il a pensé : " Je veux lui faire plaisir, et ainsi elle sera
certainement plus vite guérie ».
Tout à son désir, l’enfant voulut cueillir une rose. Mais la rose s’est
retranchée derrière ses épines pointues en criant: « ça va pas non? Je ne
veux pas me faner dans une chambre d’hôpital. Je suis la reine des fleurs,
moi ! ». « Je ne veux pas non plus être cueilli! » a dit le pied-d'alouette, en
raidissant ses tiges. Le tournesol s'est étiré de toute sa grandeur de sorte
que l’enfant ne puisse pas le rompre. Et le lis a produit une odeur si
désagréable qu’elle a fait reculer l’enfant effrayé. C’est alors qu’il vit les
fleurs derrière la clôture du jardin. Il leur demanda : « Est-ce que je peux
vous cueillir? » Les pâquerettes courbèrent aimablement leurs tiges.
L’enfant put les cueillir et les apporter à sa mère alitée, ce qui la mit
pleinement en joie.

86
Chapitre IX
Un Royaume pour les Vivants
« Jésus donne toujours naissance, renaissance, résurrection,
vie. Il nous fait sans cesse basculer du champ de la loi dans le
champ du désir » Françoise Dolto.

Après quelques instants bénis de plénitude, les questions me


reviennent en force. Jésus était-il vraiment habité par cette mouvance
apocalyptique de son temps ? A-t-il fait de ses guérisons un signe des
temps à venir ?
Pour notre spécialiste en sociologie Gerg Theissen cela va de soit :
« …les exorcismes peuvent être compris comme une portée symbolique :
le pays est menacé par des esprits impurs. Ils prennent possession des
hommes et les aliènent. S’exprime ici la peur d’une puissance étrangère
culturelle, religieuse et militaire, ressentie comme menace (et ce qui à
l’époque a probablement conduit à de réelles manifestations de
symptômes démoniaques). Quand ceux qui transmettent la tradition des
exorcismes « légion », l’associant ainsi directement aux soldats romains
(et aux cochons impurs), la relation entre croyance et démons, exorcismes
et situation sociale générale dans le pays se trouve confirmée ».18

Cette analyse ne serait-elle pas uniquement pertinente dans le cadre


d’une approche causaliste stricte qui mettrait le prophète de Galilée sous
l’influence de son époque ? Peut-on réduire le génie de l’Amour à une
telle approche ? Si Jésus s’est ouvert à une dimension presque infinie de
l’Amour, en s’y adonnant tout entier, il faudrait situer la question dans la

18 Gerd Theissen. Ibid p.145

87
seconde causalité et se demander, comme il l’a sans doute fait en
permanence : que serait l’Amour, que ferait l’Amour ? Se poser la question
en ces termes change tout. L’Amour peut-il s’accommoder de nos
déterminismes sociaux, économiques ou politiques ? Non, assurément.
Allons plus loin encore : l’Amour peut-il s’accommoder de ce qui fut la
racine de l’identité nationale juive, à savoir la référence à un Dieu, un
peuple, une terre, une Loi, un Temple, un roi ? Non, certainement pas !
Trop de déterminismes rigides en sont issus ! Il faut dès lors avancer
l’hypothèse que le génie de l’Amour le savait et qu’il a pris tous les risques
pour briser justement ces déterminismes archaïques. Nous savons déjà
qu’il prenait beaucoup de liberté face à sa tradition religieuse. Nous
savons aussi qu’après sa mort et sa résurrection, son message n’a pas pu
se développer en terre d’Israël, qu’il est devenu un mouvement religieux
séparé contre lequel la synagogue va lutter farouchement, ce qui dès les
années 80 va se traduire par l’excommunication des déviants chrétiens
hors du judaïsme. Si Jésus s’est attaqué à la racine identitaire de son
peuple, cela n’est pas étonnant.
Nous pouvons prolonger ce raisonnement car Jésus n’a pas fondé une
secte. Il ne ressemble en rien au Maître de Justice fondateur de la
congrégation de Qumrân, même si certains traits de ressemblance
existent. Le Maître en question rompt avec l’interprétation pharisienne de
la Torah jugée trop laxiste ; il rompt avec le culte du Temple, et Jérusalem
rejette sa doctrine. Du coup, pour échapper aux persécutions, il se réfugie
dans un monastère au bord de la mer Morte dans le but de reconstituer la
communauté des derniers justes, un Israël pur pratiquant une obéissance
rigoureuse où n’entre pas qui veut à l’assemblée. « Les gens stupides, les
fous, les sots, les déments, les aveugles, les estropiés, les boiteux, les
sourds, les enfants mineurs, nul d’entre eux n’entrera au sein de
l’assemblée, car les anges saints se tiennent au milieu d’elle (Ecrit de
Damas, a5,15) ».
Si Jésus est un chef charismatique autour duquel se rassemblent des
partisans, il ne partage rien de l’idéal de Qumrân, en tous les cas pas ce
repli élitaire ou monastique ! Son énorme intérêt pour les groupes
marginaux, pour ce petit peuple méprisé est largement attesté.
Son charisme, lui aussi établi, n’en a pas fait un chef politique, un roi ou
un chef de guerre. Tout l’y oppose. Sa mission fondamentale est
différente ; « Jésus se sait donc envoyé à tout Israël. A-t-il étendu sa
mission aux païens? La réponse est difficile, tant la tradition a été
réinterprétée en Eglise: tiraillée par le besoin d'ancrer dans le récit de
Jésus l'extension de la mission chrétienne aux païens (Mc 13,10; 14,9),

88
mais soumise aussi à la pression inverse d'un judéo-christianisme hostile
à la mission païenne (Mt 10,5-6). Des contacts occasionnels avec des
non-juifs ne sont pas niables: le centurion romain de Capernaüm (Mt 8,5-
13), ou l'admirable femme de Syro-Phénicie (Mc 7,24-30). Mais
finalement, il faut trancher par la négative: Jésus se destine à tout Israël,
mais à Israël seulement.
Le Nazaréen s'est consacré à faire sauter les barrières internes au
peuple saint. Abaisser la clôture qui sépare Israël des nations sera le fait
de ses disciples (Ac 10-11). Faut-il en déduire qu'à ses yeux, seuls les fils
d'Abraham méritent le salut, tandis que les enfants de César sont bons
pour la géhenne?
On ne s'est pas suffisamment aperçu jusque là que rien dans le
discours de Jésus ne fait référence à l'élection, ou n'appelle à la
conscience nationale. En ce sens, Jésus n'arbore aucun des signes
distinction qu'on attendrait d'un leader zélote, quand bien même il fut
crucifié entre deux brigands — c'est ainsi que les Romains dénommaient
les zélotes —, et quand bien même il fut condamné comme prétendant à
la royauté d'Israël, c'est-à-dire pour motif politique. Le réflexe nationaliste
lui est inconnu; le centre de son éthique est l'amour de l'ennemi et le
renoncement à la violence (Mt 5,38-48). On est aux antipodes du
zélotisme!
Jésus refuse d'identifier le salut avec l'appartenance à l'alliance d'Israël,
comme le faisait largement la foi populaire »19.

Était-il rien qu’un brin élitaire ou élitiste, lui qui fut tout de même un
inspiré ? Il semble bien que non, le choix de ses disciples l’atteste.

« Et le cercle des Douze? Le nombre douze, qui sans aucun doute


renvoie aux douze tribus d'Israël, est l'indice d'une reconstitution
symbolique du peuple de Dieu. Mais il ne faut pas se méprendre sur le
sens de cette reconstitution: elle a valeur eschatologique, c'est-à-dire
qu'elle vaut pour le Royaume (Lc 22,30). Elle traduit la foi de Jésus que,
dans le Royaume, le peuple aimé de Dieu sera reconstitué dans son
entier; non pas les «purs» seulement, mais tous. Or le groupe des douze
disciples concrétise dans le présent déjà la foi de Jésus; il l'anticipe, il
donne à son espérance une forme et un cercle de visages.

19 In L’homme qui venait de Nazareth, pp.81-82

89
Le groupe des Douze correspond ainsi à la dimension présente de la
Royauté de Dieu. L'amour de Dieu y est à l'oeuvre, son nom est sanctifié,
son Règne vient, son infinie volonté est proclamée en vérité. Le plein
Israël commence à se réaliser (idem) ».

Les disciples seront appelés aussi les apôtres. Le terme grec apostolos
est traduit de l’araméen chelilah, qui veut dire envoyé et désignait des
chargés de mission que Jérusalem envoyait en province. Ils seront avant
tout les compagnons de Jésus. Il y a parmi eux : André, un ancien disciple
du Baptiste, et son frère Simon, qui deviendra Pierre patron pêcheur.
Jacques le Majeur, surnommé fils du tonnerre par Jésus et son frère cadet
Jean que Jésus aimait particulièrement. Philippe ancien disciple du
Baptiste et passionné par les Ecritures, Barthélémy appelé aussi
Nathanaël dont Jésus disait qu’il était un vrai Israélite en qui il n’est point
d’artifice, Thomas, surnommé Didyme (le jumeau), qui restera le modèle
des sceptiques, Matthieu le publicain percepteur d’impôts, Jacques le
Mineur surnommé ainsi à cause de sa petite taille et Thaddée, tous deux
frères de Jésus, Simon le Cananite, et Judas originaire de Carioth en
Judée à qui sera confiée la bourse du groupe.
Jésus les appelle simplement à le suivre, mais les Douze ne feront pas
carrière. Leur dévouement à la cause ne sera pas une promotion tout au
plus une libération. Le génie de l’Amour y veille quand il leur enseigne
« Ne vous faites pas appeler rabbi – leur dit Jésus – car vous n’avez qu’un
maître, et vous êtes tous des frères (Mt 23.8) ». Bien que Jésus n’ait pas
fréquenté les écoles rabbiniques "d'enseignement supérieur" (Lc 4:16; Jn
7:14-16), il parle avec autorité et se réfère toujours à cette exigence
radicale dont nous avons déjà parlé. Quand l’un des Douze souhaitait
enterrer son père, il se voit répondre qu’il faut « laisser les morts enterrer
les morts (Mt8,22) ». Un autre voulait d’abord prendre congé des siens et
se voit durement interpellé : « Quiconque a mis la main à la charrue et
regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu (Luc 9,59-62) ». Et la
règle pour tous demeure en Luc 14,26-27 : « Si quelqu’un vient à moi et
ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses
sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque
ne porte pas sa croix pour venir à ma suite ne peut être mon disciple ».

Il s’agit toujours de rompre avec les déterminismes ambiants ; auxquels


Jésus oppose une nouveauté radicale souvent « caricaturale », une
exagération prophétique et symbolique, forcément choquante, destinée à

90
nous faire sortir des sentiers battus ou des ornières d’une tradition
sclérosée.
C’est vrai également pour Dieu qu’il appelle familièrement Abba, en
araméen mon père, mon papa. Cet usage est frappant et pas du tout
courant dans sa tradition. Pour lui Dieu est bon, Il exauce nos prières, son
Amour est illimité, il vient à notre rencontre. C’est la conviction
inébranlable de Jésus qui submerge toute autre fonction de Dieu. « Jésus
ne nie pas la réalité du péché ; il ne répudie pas l’autorité de la Loi, il sait
aussi parler du Jugement qui vient. Mais avec le Dieu de Jésus, la grâce
vient la première ; la connaissance du péché et la menace du jugement
suivent, comme une conséquence. C’est là toute la différence. La parabole
du figuier stérile, pour qui le vigneron quémande encore une année de
patience, le dit joliment (Lc 13,3-9) : Dieu ouvre par sa tendresse l’espace
d’un changement »20.

Cette dernière phrase s’envole comme une colombe. Des pensées et


des sensations se bousculent en moi éveillant des images et des
souvenirs précis. C’est vrai qu’il manque à nos vies cette tendresse qui
ouvre un espace de changement. Notre quotidien n’est-il pas fait trop
souvent d’agitations, d’impatiences, de rudesses ? Alors, il me revient en
mémoire l’un de ces textes poétiques qui une fois connu vous habite et
vous change :

La mort, c'est moi qui écrase les autres


La mort, c'est toi qui étouffe l'autre
La mort, c'est lui qui empêche l'autre de s'exprimer, de vivre...
La mort, c'est nous qui refusons que les autres soient différents de nous.
La mort, c'est vous qui cataloguez, qui fichez l'autre et sa manière
d'exister.
Mais la vie, c'est moi qui espère malgré les échecs
Mais la vie, c'est toi qui rencontre l'autre
Mais la vie, c'est lui qui respire la joie, l'amour
Mais la vie, c'est nous qui sommes réunis pour partager nos différences.
Mais la vie, c'est tout simplement vous tous qui possédez dans le coeur et
dans les yeux la joie de vivre (Marie-Paule).

20 L’homme qui venait de Nazareth, p.56.

91
Oui, vraiment, Dieu ouvre par sa tendresse l’espace d’un
changement…

Quant aux autres motifs évoqués au début de ce chapitre, ils vont tous
dans le même sens : Jésus prend des libertés à l’égard de la Loi qu’il
réinterprète dans la perspective de cette Bonté de Dieu ; il évoque une
royauté qui sera liée au Fils de l’homme qui viendra dans sa gloire avec
tous les anges s’asseoir sur son trône (Cf. Mt 25,31), mais il va parodier le
couronnement terrestre d’un roi lors de sa montée à Jérusalem (Cf. Mc
11,1-10). Nous connaissons aussi son opposition au Temple. Il estimait
qu’en lui il y avait plus grand que le Temple (Mt 12.5) Devant le Sanhédrin,
il sera accusé d’avoir dit en Marc 14:58 : « Je détruirai ce sanctuaire
fabriqué par des mains humaines et en trois jours j’en construirai un autre
qui ne sera pas fabriqué par des mains humaines ».

Le maître va en plus chasser les marchands du Temple. Ici, la


tendresse se fait colère, geste prophétique de rupture. Il en faut aussi
parfois pour créer l’espace d’un changement !
Comment dire la portée de ce geste qui sera tout de même importante ?
L’analyse ne la rendrait pas bien. Je suis donc allé sur internet et j’y ai
trouvé les visions de Maria Valtorta (Italie 1897-1961) écrites de 1944 à
1950 sur le Nouveau Testament dont beaucoup de scènes, dit-elle, lui
furent dictées par Jésus lui-même. Le récit est savoureux :

« Je vois Jésus qui entre avec Pierre, André, Jean et Jacques, Philippe
et Barthélémy dans l'enceinte du Temple. Il y a une très grande foule qui y
entre et qui en sort. Pèlerins qui arrivent par bandes de tous les coins de
la ville.

Du haut de la colline sur laquelle le Temple est construit, on voit les


rues de la ville, étroites et sinueuses, qui fourmillent de passants. Il semble
qu'entre le blanc cru des maisons se soit étendu un ruban mouvant de
mille couleurs. Oui, la cité a l'aspect d'un jouet bizarre fait de rubans
multicolores entre deux alignements de maisons blanches et qui
convergent tous vers le point où resplendissent les coupoles de la Maison
du Seigneur.

Puis, à l'intérieur, c'est une vraie foire. Plus aucun recueillement dans
le lieu saint. On court, on appelle, on achète des agneaux, on crie et on
maudit à cause du prix exagéré, on pousse les pauvres bêtes bêlantes

92
dans des parcs. Ce sont de rudimentaires enclos délimités par des cordes
et des pieux, aux entrées desquelles se tient le marchand ou
éventuellement le propriétaire qui attend des acheteurs. Coups de bâtons,
bêlements, jurons, réclamations, insultes pour les valets peu pressés de
rassembler et d'enclore les animaux ou pour les acheteurs qui lésinent sur
le prix, ou qui s'éloignent, insultes plus fortes pour les gens prévoyants qui
ont amené l'agneau de chez eux.

Autour des comptoirs de change, autre vacarme. Je ne sais si c'est


toujours ainsi ou à l'occasion de la Pâque; on se rend compte que le
Temple fonctionnait comme la Bourse, ou le marché noir. La valeur des
monnaies n'était pas fixée. Il y avait le cours légal qui était certainement
déterminé, mais les changeurs en imposaient un autre, en s'appropriant
un pourcentage arbitraire pour le change. Et je vous assure qu'ils s'y
entendaient pour étrangler les clients!... Plus un client était pauvre, plus il
venait de loin, plus on le dépouillait. Les vieux plus que les jeunes, ceux
qui arrivaient d'au delà de la Palestine plus que les vieux.

De pauvres petits vieux regardaient et regardaient encore leur pécule


mis de côté, avec combien de peine, tout le long de l'année, l'enlevaient
de leur sein et l'y remettaient cent fois en tournant autour des changeurs
et finissaient enfin par revenir au premier qui se vengeait de leur
éloignement temporaire en augmentant l'agio du change... Et les grosses
pièces quittaient, au milieu des soupirs les mains du propriétaire pour
passer dans les griffes de l'usurier en échange de monnaie plus légère.
Puis, pour le choix, une nouvelle tragédie de comptes et de soupirs devant
les marchands d'agneaux qui aux petits vieux, à moitié aveugles,
colloquaient les agneaux les plus chétifs.
Je vois revenir deux petits vieux, lui et elle, qui poussent un pauvre
agnelet que les sacrificateurs ont dû trouver défectueux. Plaintes,
supplications, impolitesses, grossièretés se croisent sans que le vendeur
s'en émeuve.

- “Pour ce que vous voulez payer, galiléens, c'est déjà trop beau ce que je
vous ai donné. Allez-vous-en ! ou ajoutez cinq autres deniers pour en avoir
un plus beau! »
«Au nom de Dieu! Nous sommes pauvres et vieux! Veux-tu nous
empêcher de faire la Pâque, la dernière, peut-être? Est-ce que ce que tu
nous as pris ne suffit pas pour une petite bête?”

93
«Faites place, crasseux. Voici que vient à moi Joseph l'Ancien. Il m'honore
de sa préférence. Dieu soit avec toi! Viens, choisis!»

Il entre dans l'enclos et prend un magnifique agneau, celui qu'on


appelle Joseph l'Ancien ou Joseph d'Arimathie. Il passe avec un riche
habit, tout fier, sans un coup d'oeil aux pauvres qui gémissent à la porte et
même à l'entrée de l'enclos. Il les bouscule, pour ainsi dire, en sortant
avec l'agneau gras qui bêle.
Mais Jésus aussi est maintenant tout près. Lui aussi a fait son achat et
Pierre, qui probablement a payé pour Lui, tire derrière lui un agneau
convenable. Pierre voudrait aller tout de suite vers le lieu où l'on sacrifie.
Mais Jésus tourne à droite vers les deux petits vieux effarés, en larmes,
indécis que la foule bouscule et que le vendeur insulte.

Jésus, si grand que la tête des deux vieux lui arrive à la hauteur du
coeur met une main sur l'épaule de la femme et demande: “Pourquoi
pleures-tu, femme?»
La petite vieille se retourne et voit cet homme grand et jeune, solennel en
son bel habit blanc et son manteau couleur de neige tout neuf et propre.
Elle doit le prendre pour un docteur à cause de son habit et de son aspect
et, stupéfaite, car les docteurs et les prêtres ne font aucun cas des gens et
ne protègent pas les pauvres contre la rapacité des marchands, elle dit les
raisons de leur chagrin.

Jésus se retourne vers l'homme aux agneaux: «Change cet agneau à


ces fidèles. Il n'est pas digne de l'autel comme il n'est pas digne que tu
profites de deux pauvres vieux parce que faibles et sans défense. »
« Et Toi, qui es-tu?»
« Un juste.”
« Ton parler et celui de tes compagnons indiquent que tu es galiléen.
Peut-il jamais y avoir un juste en Galilée?»
« Fais ce que je te dis et sois juste, toi. »
«Ecoutez ! Ecoutez le galiléen défenseur de ses pairs ! Il veut nous faire la
leçon, à nous qui sommes du Temple !»

L'homme rit et se moque contrefaisant l'accent galiléen qui est plus


chantant et plus doux que celui de Judée, au moins à ce qu'il me semble.
Des gens font cercle et d'autres marchands et changeurs prennent la
défense de leur complice contre Jésus. Parmi les assistants deux ou trois

94
rabbins ironiques. L'un d'eux demande: « Es-tu docteur ?» sur un ton qui
ferait perdre patience à Job.

«Tu l'as dit.


“Qu'enseignes-tu?»
« Voici ce que j'enseigne: rendre la Maison de Dieu, maison de prière et
non pas place d'usuriers et de marchands. Voilà mon enseignement.»

Jésus est terrible. Il semble l'archange mis sur le seuil du Paradis


perdu. Il n'a pas aux mains d'épée flamboyante, mais ses yeux irradient la
lumière et foudroient les moqueurs et les sacrilèges.
A la main, il n'a rien. Seule sa sainte colère. Et avec elle, cheminant
rapide et imposant au milieu des comptoirs, il éparpille les monnaies
méticuleusement rangées selon leur valeur, renverse tables petites et
grandes et tout tombe avec fracas sur le sol avec grand bruit de métaux
qui rebondissent et de bois bousculés avec cris de colère, d'effarement et
d'approbations. Puis il arrache des mains des gardiens de bestiaux des
cordages qui attachaient boeufs, brebis et agneaux; il en fait un martinet
très dur dont les noeuds coulants assemblent les lanières. Il se lève, le fait
tournoyer et l'abaisse sans pitié. Oui, je vous l'assure, sans pitié.

La grêle imprévue s'abat sur les têtes et les échines. Les fidèles
s'esquivent, admirant la scène. Les coupables, poursuivis jusqu'en dehors
de l'enceinte se sauvent à toutes jambes, laissant par terre l'argent et en
arrière les bêtes de toutes tailles, dans une grande confusion de jambes,
de cornes, d'ailes. C'est à qui court, s'échappe en volant. Les
mugissements, les bêlements, les roucoulements des colombes et des
tourterelles en même temps que les rires et les cris des fidèles derrière les
usuriers en fuite dépassent jusqu'au lamentable choeur des animaux qu'on
égorge certainement dans une autre cour.

Des prêtres accourent, en même temps que des rabbins et des


pharisiens. Jésus est encore au milieu de la cour, revenant de sa
poursuite. Il a encore en mains le martinet.

“Qui es-tu? Comment te permets-tu de faire cela, en troublant les


cérémonies prescrites? De quelle école proviens-tu? Pour nous, nous ne
te connaissons pas. Nous ne savons pas qui tu es.”

95
«Je suis Celui qui peut. Je peux tout. Détruisez seulement ce Temple
vrai, et Je le ressusciterai pour donner louange à Dieu. Je ne trouble pas,
Moi, la sainteté de la Maison de Dieu ni les cérémonies. Mais c'est vous
qui la troublez en permettant que dans sa demeure s'installent les usuriers
et les mercantis. Mon école, c'est l'école de Dieu, la même école qui fut
celle de tout Israël, par la bouche de l'Eternel qui parlait à Moïse. Vous ne
me connaissez pas? Vous me connaîtrez. Vous ne savez pas d'où je
viens? Vous le saurez.»

Et se tournant vers le peuple sans plus s'occuper des prêtres dominant


l'entourage par sa taille, revêtu de son habit blanc, le manteau ouvert et
flottant en arrière des épaules, les bras étendus comme un orateur au
moment le plus pathétique de son discours, il dit:

«Ecoutez, vous d'Israël! Dans le Deutéronome il est dit: " Tu établiras


des juges et des magistrats à toutes les portes... et ils jugeront le peuple
avec justice, sans partialité à l'égard de personne. Tu n'auras pas d'égards
particuliers pour quiconque. Tu n'accepteras pas de cadeaux, car les
cadeaux aveuglent les sages et troublent les paroles des justes. Tu
suivras avec justice le juste sentier pour vivre et posséder la terre que le
Seigneur ton Dieu t'aura donnée ".
Ecoutez, vous d'Israël! Dans le Deutéronome il est dit: "Les prêtres et
les lévites et tous ceux de la tribu de Lévi n'auront aucun partage ni
hérédité avec le reste d'Israël, parce qu'ils doivent vivre avec le sacrifice
du Seigneur et avec les offrandes que l'on fait à Lui; ils n'auront aucune
part avec ce que leurs frères possèdent, parce que le Seigneur est leur
héritage " (…)».

Le Seigneur est notre héritage et à l’évidence on ne fait pas commerce


avec Lui : il n’est pas à vendre ni à acheter ! Nous retrouvons belle et bien
cette radicalité exigeante du génie de l’Amour qui veut nous sortir de tous
nos enfermements, de nos idées étroites, et qui prend pour cela tous les
risques !
Et nous retrouvons aussi en conformité avec la TDC, un Jésus qui
fonctionne souvent à l’instinct, en toute liberté, à un niveau supérieur
d’élévation spirituelle, en s’appuyant de manière inconditionnelle sur
l’Amour, tout en étant détendu, désintéressé, à l’écoute des gens et de
l’environnement, sans être soucieux de son individualité, de son ego, sûr
qu’il y a un juste retour avec l’amour , une amplification incroyable de ses
effets. « Tellement incroyable qu’il vaut mieux pour nous qu’il se

96
transforme en magie, parce que le bonheur est ainsi plus facile à
vivre…»21.

Ce récit imagé met en évidence nos soumissions mondaines ou


religieuses à ce qui fondamentalement ne procède pas de l’Amour. Jésus
par son génie y est en permanence attentif, et devant l’enfermement
prétentieux des marchands du Temple et des religieux, il se met en colère.
Il pique une sainte rogne destinée à remettre les pendules à l’heure de
Dieu. Pour nous remettre dans une juste relation à l’Instant de l’Amour que
nous avons, dans la limite de nos forces et moyens, à laisser surgir. Il faut
pour cela que nous soyons dans le moment présent, sans dispersion, ce
qui est loin d’être évident non seulement à comprendre mais à mettre en
pratique.
Une histoire le dit fort bien : On demanda un jour à un homme connu
pour ses méditations, comment il pouvait être toujours aussi serein malgré
ses occupations. Le sage répondit : « Quand je me tiens debout, je suis
dans ce que je fais ; quand je me déplace, je suis dans mon déplacement,
assis, je suis dans ce moment ; quand je mange, je suis dans ce que je
fais, quand je parle, je suis dans ce que je dis… » Les auditeurs
répondirent : « cela nous le faisons aussi, que fais-tu de plus ? » Le sage
leur dit : « Quand je me tiens debout, je suis dans ce que je fais ; quand je
me déplace, je suis dans mon déplacement, assis, je suis dans ce moment
; quand je mange, je suis dans ce que je fais, quand je parle, je suis dans
ce que je dis, quand je prie, je suis dans ma prière… » A nouveau les
gens lui dirent : « nous le faisons aussi. » Mais le sage leur dit : « Non,
quand vous priez vous êtes déjà accaparés par vos occupations, quand
vous êtes assis, vous êtes déjà debout, debout vous courez déjà, quand
vous courez, vous êtes déjà à l’arrivée ».

21 TDC p 301

97
98
Chapitre X
Aller au-delà de nos conditionnements
« Oui, notre seule loi, c’est Jésus-Christ parce que lui seul, par
sa « loi » d’amour, libère le désir de l’homme. Il ne l’enferme
pas dans des règlements intouchables. Toute l’histoire de Jésus
est marquée par des transgressions de la loi » Françoise Dolto.

Sommes-nous au bout des surprises ? De loin pas ! Jésus ne fait


aucun compromis avec la racine profonde de l’identité juive, il n’en fera
pas non plus en ménageant les coutumes sociales ou les privilèges de
l’aristocratie. Ses bousculades devaient être très choquantes pour
l’époque. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle d’aucuns ont voulu en faire
un révolutionnaire.
Mais sur ce point, le consensus se fait très vite : Jésus n’avait rien d’un
révolutionnaire, son parti-pris pour l’Amour est par trop évident. Tout est
mesuré à partir de là. Il n’y a pas lieu de faire des concessions inutiles aux
traditions, ni aux conventions sociales ou religieuses. Jésus accueillera
dans son entourage des femmes. Il va condamner la polygamie comme
tiennent à souligner les théologiennes ! Une question encore d’actualité
chez les mormons : l'humoriste MARK TWAIN faisait une conférence dans
l'Utah, il eut une grande discussion avec un mormon sur la polygamie. Cet
homme lui lança:"Pouvez-vous me citer un seul passage de la Bible
interdisant la polygamie?
Mark Twain, un peu misogyne, lui répliqua avec une pointe d'humour:
"Nul ne peut servir deux maîtres à la fois".

99
Blague à part, voyons l’incroyable liberté de Jésus de plus près.

Jésus et les femmes

« L'attitude de Jésus à l'endroit de la femme s'inscrit dans la même


ligne que son attitude face aux laissés-pour-compte de la société de
l'époque. Compte tenu de la mentalité de l'époque, l'attitude de Jésus à
l'égard des femmes fut exceptionnelle, voire révolutionnaire... Afin
d'apprécier l'originalité de son comportement, explorons dans un premier
temps la condition de la femme dans le monde juif au temps de Jésus.

La situation sociale de la femme au temps de Jésus

Au temps de Jésus de Nazareth, la condition de la femme était loin


d'être enviable. À titre d'exemples, mentionnons quelques textes des «
enseignants du temps », les rabbins :
« Loué soit celui, qui ne m'a pas créé païen; loué soit celui qui ne m'a pas
créé femme, loué soit celui qui ne m'a pas créé esclave »;
« Heureux celui dont les enfants sont mâles, mais malheur à celui dont les
enfants sont femelles ».
Plusieurs dictons populaires étaient également très peu élogieux à l'égard
des femmes :
« Là où il y a beaucoup de femmes, il y a beaucoup de sortilèges »;
« Dix 'qabs' de tête-vide ont fait leur apparition dans le monde, neuf ont
été reçus par les femmes, et un par le reste du monde ».
Notons toutefois que ces dictons n'étaient pas propres au seul peuple juif,
mais étaient plutôt le lot du monde oriental (environnant) en général.

Que dire maintenant de la place de la femme dans le monde civil en


particulier?
Dans le monde juif, la femme est pratiquement absente de la vie publique :
Elle se voile afin de passer inaperçue;
Un homme de bien ne doit pas adresser la parole à une femme dans la
rue;
Les règles de bienséance interdisent de saluer une femme;
Un homme doit éviter de se retrouver seul avec une femme dans un lieu
public.

100
Les « fiançailles » préparaient le passage de la jeune fille du pouvoir du
père à celui du mari. Il s'agissait pratiquement de l' « acquisition » de la
fiancée par le fiancé.
On comparait même l'acquisition de la femme à celui de l'esclave : « on
acquiert la femme par argent, contrat et rapports sexuels », de même « on
acquiert l'esclave païen par argent, contrat et prise de possession ».
Une fois mariée, la femme devait obéir à son mari qui devenait son maître
en toutes choses. Cette obéissance faisait partie de ses devoirs religieux.
Son rôle se réduisait pratiquement à celui d'une servante.
Finalement, ce qui valorisait la femme aux yeux de son mari, c'était sa
fécondité; particulièrement lorsqu'elle donnait naissance à des garçons.
Sur le plan juridique, le droit de divorcer ne valait que pour l'homme. Seul
le mari pouvait répudier sa femme pour des motifs plus ou moins sérieux.
Quant à la polygamie, l'épouse se devait parfois de tolérer que son mari
ait des concubines. Un rabbin posait la question suivante : « Quelle est la
différence entre une épouse et une concubine? ». À cela il répondait : «
L'épouse a un contrat de mariage, la concubine n'en a point ».

On le voit bien, la place de la femme dans la société civile était loin


d'être enviable; l'était-elle plus dans le monde religieux?
Au plan religieux, la situation de la femme était encore plus dégradée. Elle
était sur le même pied que les enfants et les esclaves.

Les droits et les devoirs religieux de la femme étaient très limités

Elle n'est pas tenue d'étudier la loi (la Torah) : les écoles sont
réservées aux garçons;
L'intérieur du Temple lui est interdit;
Dans les Synagogues, on lui assigne un emplacement spécial, derrière
des barrières;
Dans le service liturgique, un seul rôle lui est confié : écouter;
À la maison, elle ne compte pas parmi les personnes invitées à prononcer
la bénédiction après le repas.
Ainsi, autant dans le monde civil que religieux, la femme occupait un rôle
de subordination et de sujétion. Tout le contraire donc du mouvement
d'émancipation de la femme dans lequel se sont engagées les sociétés
dites « modernes ».
Jésus faisait-il sien ce regard peu élogieux à l'égard de la femme? Les
récits évangéliques nous révèlent une attitude fort différente...

101
Jésus s'est présenté comme le prophète du Royaume de Dieu, dans
lequel tous, hommes et femmes, sont appelés à participer à la liberté des
enfants de Dieu, sans distinction de sexe ou de rang social.
Dans sa prédication, il a favorisé les petites gens, les opprimés, les
délaissés et les pauvres.
Contrairement aux coutumes sociales de son temps, il a eu une attention
spéciale pour les femmes, précisément parce que les tabous du temps les
maintenaient dans une situation de sujétion, voire de mépris.

Voici quelques exemples de l'attitude révolutionnaire de Jésus à l'égard


des femmes :

Dans ses paraboles, il évoque avec tendresse la vie quotidienne de la


femme, avec ses anxiétés et ses joies (Mt 13,33).
Pour offrir à tous le trésor du Royaume, il ne craint pas d'enfreindre les
traditions rigides du temps:
il parle en public avec la samaritaine, une étrangère de surcroît (Jn 4,7);
il enseigne publiquement à une femme (Lc 10,39);
il permet même à des femmes de le suivre et, de fait, elles lui seront
fidèles jusqu'à sa mort sur la croix (Mc 15,40);
il ne se gêne pas pour parler en faveur des femmes (Mc 12,40-44; 14,6-9);
il leur porte secours dans leur détresse (Mc 1,29-31 ; 5,21-43).
Compte tenu de la mentalité de l'époque, l'attitude de Jésus était
inacceptable pour les bien-pensants du temps, et de ce fait, l'exposait
même à la mort. C'est dire les risques que Jésus a pris en posant des
gestes libérateurs à l'égard des femmes.
Fait sans précédent, la prise de position de Jésus face au mariage
constitue une reconnaissance de l'égalité entre la femme et l'homme :
il rejette la polygamie (Mc 10,7-8);
il interdit absolument le divorce (Lc 16,18).
Rappelons que ces deux institutions permises par la loi ne favorisaient que
les hommes. En les rejetant, Jésus restaure l'égalité entre les époux au
sein même du couple.
C'est dans la même optique que, d'une part, il dénonce les désirs
adultères des hommes (Mt 5,28) et que, d'autre part, il sauve de la mort la
femme adultère qu'un groupe d'hommes aussi coupables qu'elle sont
prêts à lapider (Jn 8,1-11). Jésus s'oppose par le fait même à une
coutume qui ne sévissait pratiquement que contre l'adultère de la femme.

102
Jésus a vu les gens du regard même de Dieu, un regard d'amour qui
se situe bien au-delà des préjugés socioculturels.
Son attitude vis-à-vis de la femme s'inscrit dans la même ligne que son
attitude face aux opprimés, aux méprisés, aux pécheurs bannis de la
société de l'époque.
Libérateur au nom même de Dieu en ce monde d'inégalités et
d'injustices »22.

Le prophète de Galilée regarde encore et toujours ce que ferait ou


devrait être l’Amour. Les réponses des hommes ne lui suffisent pas. C’est
à l’Absolu qu’il regarde sans relativiser ni excuser les imperfections
humaines. Les réponses données, à coup sûr, n’ont pas dû faire que des
heureux, car Jésus n’a ménagé personne, pas même les riches à qui il
dira sans ménagement : « Il est plus facile à un chameau de passer par le
chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer au royaume de Dieu. »
Expression d'un humour paysan, la citation de l'évangile de Marc (10,25)
signifie simplement que c'est quelque chose d'impossible; en mots
simples, un riche n'a pas sa place dans le monde de Dieu! N’est-ce pas
exagéré ?

La question n’est pas simple : que faut-il entendre par riche ou


richesse ? Qu’en disait sa tradition juive ? Il nous faut faire le pas d’aller à
la rencontre d’une tradition différente de la nôtre. Un petit détour par
internet permet de clarifier utilement ce point :

« Jésus et la richesse :

Jésus vient d'enseigner qui est le plus important dans le royaume de


Dieu : il a montré que les femmes et les enfants y ont une place de choix.
Qu'en est-il des gens économiquement privilégiés? L'homme qui se
présente est un riche propriétaire terrien pieux et dévot, qui dit vivre selon
les dix commandements de Moïse. Jésus les lui énumère poliment en
ajoutant pourtant un élément qui ne se trouve pas dans le Décalogue : «
Ne fraude pas. » Il se réfère à l'exploitation économique pratiquée par les
grands propriétaires qui exploitaient les paysans de Galilée. La richesse
acquise sur le dos des travailleurs n'a pas sa place dans le monde de
Dieu. « Tu es en retard seulement de ceci : va, vends ce que tu as, donne-

22 http://www.catechese.viateurs.ca

103
le aux pauvres, tu auras un trésor au ciel. » Le proverbe cité est radical : il
n'y a pas de place dans la communauté humaine pour le riche qui bâtit sa
richesse sur le dos des autres.

Dans le monde de la Bible, la richesse est un don de Dieu pour tout le


peuple. Celui ou celle qui, par les détours de la vie, jouit de l'abondance
des biens, n'est pas propriétaire de ces biens, mais bien l'administrateur,
le gérant. La richesse est une responsabilité et non un privilège. Le devoir
du riche est de partager la richesse de sorte « qu'il n'y ait pas de pauvres
parmi vous ».

« La terre ne pourra jamais être vendue de manière définitive, car la


terre m'appartient, à moi, le Seigneur, et vous serez comme des étrangers
ou des hôtes résidant dans mon pays. » (Lévitique 25, 23) Aussi le prêt à
intérêt est-il interdit par Moïse, car tu ne peux profiter de la nécessité de
ton frère pour t'enrichir. Dans la Bible, l'aumône n'est pas un acte de «
charité », de bonne volonté, c'est un devoir de justice. « S'il se trouve tout
de même un pauvre parmi vos compatriotes, dans une ville du pays que le
Seigneur votre Dieu vous donnera, vous ne lui fermerez pas votre cœur en
lui refusant un prêt » (Deutéronome 15, 17)23.

Il y avait donc des prescriptions religieuses déjà fortement incitatives


pour les riches. Jésus se présente ainsi en continuité avec sa tradition qu’il
radicalise toutefois au nom de l’Amour. Pourquoi ? La réponse coule de
source : l’Amour ne bâtirait pas une richesse sur les dos des autres ! Ni
surtout en les condamnant à la misère !

Et cette radicalisation n’est pas sans poser problème. Ecoutons sur ce


point ce que nous en dit Daniel Marguerat:
« En soi, le durcissement du commandement n'est pas une nouveauté
absolue au sein du judaïsme. Des savants juifs ont pu montrer que
l'extension du meurtre à la colère, ou l'extension de l'adultère au regard de
convoitise, n'étaient pas inconnues dans le Talmud. Jésus devait donc
éveiller des affinités dans la piété pharisienne la plus profonde et la plus
exigeante, là où la fidélité se voulait perfection. On rencontre d'autres
types de durcissement chez Jean le Baptiseur ou à Qumrân.

23 http://www.interbible.org

104
Mais ce rapprochement ne doit pas cacher une différence capitale.
L'intensification pharisienne ou qumranienne de l'obéissance suit les
règles de la casuistique: à force de préciser à quelles situations s'applique
la Loi, à quelles situations elle ne s'applique pas, il avait été tissé autour
d'elle un filet de prescriptions minutieuses. Traiter ainsi la Torah, c'était
inévitablement accorder à la Loi divine une autorité formelle, et par
conséquent, faire de l'obéissance une obéissance tout aussi formelle. Le
coeur de l'homme peut s'assoupir dans la forteresse rassurante de la
légalité.
Jésus rompt précisément sur ce point avec la casuistique des rabbis,
qui selon lui organise le contournement de l'impératif d'amour. Le fidèle
n'est plus entièrement exposé au désir de Dieu qui résonne dans la Loi,
mais, par un effet de décalage croissant, absorbé par sa minutie à rester
pur. La protestation de Jésus contre cette confiscation de la volonté de
Dieu le conduit à couper avec la tradition des scribes. Son idéal n'est pas
le perfectionnisme légal; il est de supprimer toute barrière à la radicalité de
l'amour. L'amour va jusqu'à aimer l'ennemi, ou il n'est pas (Mt 5,43-48),
On est en droit de se poser la question: en conférant à l'amour cette
validité inconditionnelle et indiscutable, Jésus n'aiguise-t-il pas la Loi
jusqu'à l'insupportable? Est-il possible de cesser de juger? Est-il
raisonnable de renoncer à son droit de défense ? Est-il sain de censurer
jusqu’au regard de désir ? Nous n’avons pas trace d’un débat de Jésus
sur la faisabilité d’une obéissance ainsi comprise. L’homme de Nazareth
n’engage pas à discuter la praticabilité du commandement ; il demande
qu’on en reconnaisse la vérité. Avec lui, la vie croyante devient le champ
de tension entre l’infini désir de Dieu et les résistances du réel »24.

Il y a en cette tension une question fondamentale qui renvoie au dicton


bien connu : à l’impossible nul n’est tenu ! Ou encore à ce que Paul
Watzlawick dénonçait comme double contrainte paradoxale insoluble :
comment concilier notre nature pécheresse avec la perfection du Christ ?
On ne peut obéir à l’une sans désobéir à l’autre.

Gandhi dira a son tour « si les chrétiens l’était 24h sur 24 j’en serais ! »
Alors, Jésus a-t-il poussé le bouchon trop loin ? Le génie de l’Amour s’est-
il fourvoyé en voulant nous faire connaître la vérité de l’Amour et de la
Bonté du Père ?

24 L’homme qui venait de Nazareth, pp 72-74.

105
Qu’on le veuille ou non, le paradoxe est là, bien réel ! Vouloir faire de
Jésus une sorte de médiateur qui nous humanise en corrigeant nos plus
vilains défauts ne répond pas à la question. Les plus courageux ont osé
prôner la nécessité de se laisser tomber en Dieu, de le laisser être
l’instance dernière de notre existence. Dans un article intitulé « La doctrine
des deux justices, d’après Luther, Réflexions dogmatiques sur la
justification et la justice », Pierre Bühler écrivait : « L’homme comme
conscience, c’est d’abord l’homme marqué par la question de ce qu’il vaut
devant le forum de l’existence. Cette quête de jugement s’effectue comme
conflit des instances. Les différentes relations revendiquent une fonction
d’instance de jugement : qu’est-ce que je vaux devant moi-même, devant
les autres, devant le monde, devant Dieu ? Chacune de ces instances
réclame le statut d’instance dernière : d’où vais-je recevoir ma justice ? A
partir de quelle instance vais-je comprendre mon existence tout entière ?
C’est dans ce conflit des instances que l’homme effectue le mouvement
du péché, qu’il se pose comme sa propre instance dernière. Par contre, la
justification par la foi, ce serait d’accepter que la parole de Dieu me
décrétant pécheur est l’instance dernière de mon existence (p.8-9) ».

La notion de péché a été très lourdement chargée par les églises. Peut-
on encore s’y référer ? Y a-t-il une approche plus simple de cette
question ? La TDC peut nous y aider.
Nous avons le choix de nous comprendre dans la première causalité, celle
des choix limités et conditionnés, des causes et des conséquences, en
voulant tout diriger, planifier, organiser dans notre vie, ou faire confiance à
la seconde causalité, celle de l’Amour. En ce sens, nous avons bien,
comme le disait P.Bühler, à choisir l’instance dernière de notre vie. Mais
l’idée même du péché – ce qui nous fait rater la cible, nous vouloir Dieu à
la place de Dieu - pour légitime qu’elle soit, nous fait passer à côté de
l’essentiel : dans la seconde causalité nous ne créons rien, tout vient de
Dieu. Et dès lors, l’attitude de la foi n’est pas tant de désespérer même du
désespoir, mais celle de la confiance radicale dont nous avons pu voir
qu’elle était quasi absolue chez Jésus. Il s’agit, avant tout et surtout,
d’apprendre à sortir de nos conditionnements en déposant nos intentions
de vie nouvelle en Dieu, dans le futur, qui se chargera de les faire revenir
dans notre présent pour autant, que nous n’en perturbions pas le retour.
Le conseil de la TDC est le suivant :

106
« Que serait un mode de fonctionnement non causal? Je suppose que
si l'on n'est pas dans un mode, on est dans l'autre ?
— Non, pas exactement, on peut être dans les deux à la fois, et c'est
d'ailleurs recommandé pour trouver le bon équilibre. Le mode de
fonctionnement non causal consiste à élever tout d'abord ton niveau de
conscience, d'éveil, ou de vibration, si tu préfères. Il s'agit de te mettre à
l'écoute de l'environnement, mais attention: sans vouloir écouter quoi que
ce soit, sinon tu retomberais dans une focalisation purement causale, dans
des pensées, des problématiques, etc. On ne peut pas tricher avec soi-
même. Il faut obligatoirement être « naturel » si l'on veut être en situation
de capter des opportunités non causales. Maintenant, il est facile de
comprendre qu'il vaut mieux ne pas être stressé, hanté par des choses à
faire, ou envahi par des stéréotypes ou des « ressassages ». L'idéal est
d'être détendu, désintéressé, contemplatif et d'exploiter toutes les marges
de liberté que l'on peut avoir pour rester attentif à l'environnement.
Mais ce ne sont que des conditions générales. Il y a des cas où lors de
vives émotions par exemple, tu es automatiquement placé en mode de
fonctionnement non causal. Bon, maintenant le reste est un peu une
question d'entraînement, car savoir saisir les opportunités demande à ne
pas tomber dans le piège inverse, qui consisterait à en voir partout »25.
Le choix de la seconde causalité est donc une question d’attitude –
cela s’apprend, nous sommes bien d’accord – et une question de
confiance qui se trouvera renforcée par les réponses données à nos
dépôts d’intentions dans le futur. Mais nous savons aussi que nous
pouvons entraver le mode de fonctionnement non causal ou même le
rendre impossible ! Le problème va se situer entre l’infinie Bonté de Dieu
(la seconde causalité) et notre conditionnement, conscient ou inconscient,
dans la volonté de maîtriser notre vie (la première causalité). Ne sommes-
nous pas alors retombés dans une double contrainte paradoxale
insoluble ? L’invitation à être spontanément naturel, détendu,
désintéressé, contemplatif ou attentif, ne vient-elle pas contredire ce que
nous ne sommes pas naturellement ?

Il faut ici impérativement se débarrasser, se désencombrer des


représentations religieuses classiques qui parcourent notre inconscient
collectif. Elles ont toujours, d’une manière ou d’une autre, dramatisé
l’obéissance : il faut être trouvé juste au Jour du Seigneur, avoir donné son

25 TDC p.295.

107
cœur à Jésus ou encore bien se comporter pour éviter l’enfer. Nous ne
trouvons rien de tel dans la TDC. Plus simplement, il nous est dit que nous
pouvons fonctionner dans les deux causalités, mais que le résultat ne sera
pas le même ! Nous gardons notre libre-arbitre sans aucune
dramatisation ! Il ne nous est pas demandé d’aller aussi loin que Jésus l’a
fait, jusqu’au sacrifice ultime. Comment l’Amour pourrait-il exiger cela ? La
perfection n’est pas exigée, puisque cette dernière, dans le mode non
causal, ne serait pas de notre fait mais viendrait de Dieu ! C’est une
manière révolutionnaire de concevoir la foi. Il nous faudra, individuellement
ou collectivement, du temps et de l’exercice pour apprendre « la magie »
de la seconde causalité.

108
Chapitre XI
Cherchez le royaume de Dieu et sa
justice
« Oui, nous avons besoin de plaisir mais ce n’est pas le plaisir,
c’est la souffrance qui nous façonne. Il en est de même pour
chacun de nous : nous avons à mourir à quelque chose pour
advenir désirant, désirant de vrai désir par-delà le besoin avec
comme seul guide l’amour » Françoise Dolto.

En observant l’Arbre de vie du prophète de Nazareth, nous y avons


constaté cette radicalité absolue qui le caractérise, qui s’est traduite par de
multiples branches, ce qui évidemment est loin d’être à la portée de tous.
Le génie de l’Amour s’est profilé en continuité avec sa tradition, en rupture
avec elle, et en innovations permanentes. Il a rompu avec l’identité juive
fondamentale, surtout avec les déterminismes qu’elle engendrait, pour
annoncer toujours et encore la grâce et la bonté divine qui est source de
tout, sa présence mystérieuse en tout et en tous. De quoi fêter la vie
autrement. Son questionnement permanent peut se résumer ainsi : que
serait l’Amour ? Que dirait l’Amour ? Que ferait l’Amour ?

Nous avons montré que pour Jésus l’Amour est soin, accueil mutuel
dans le non-jugement et la non-violence, partage et écoute. Nous avons
mis en évidence que l’Amour dit la vérité au sujet de nos enfermements et
conditionnements malheureux. Nous savons enfin qu’en Jésus l’Amour
prend tous les risques sans calcul, sans chagrin ni contrainte. Il nous invite
à être volontairement naturel, détendu, désintéressé, contemplatif ou

109
attentif à cette Shekinah, à cette présence mystérieuse du divin en nous et
autour de nous.

Cette traduction en des mots et concepts d’aujourd’hui ne nous semble


pas faire violence à ce que nous pouvons observer dans les sources
disponibles de la tradition judéo-chrétienne. Mais à l’évidence, et comme
en physique quantique, l’observateur fait émerger un résultat qui n’était
pas encore là…

L’observation permet-elle de mettre en évidence d’autres éléments à la


compréhension de ce qui s’est passé en Jésus ?
Oui, certains points méritent d’être précisés. Nous avons à nous intéresser
tout d’abord aux différents titres donnés à Jésus la plupart du temps par
l’Eglise primitive :

- Jésus Fils de David : ce titre fait le lien avec l’idée que le Messie
juif, apparue tardivement (CF. le Psaume de Salomon 17,21),
serait un descendant de David. Elle sera néanmoins peu utilisée.
- Jésus Fils de Dieu : ce terme apparait 31 fois dans les évangiles.
L’antiquité utilisait beaucoup cette expression pour désigner des
personnages hors du commun, héroïques, et en faire de demi-
dieux ; pour désigner les princes qui entouraient le roi dans les
anciennes cours orientales, à Babylone par exemple ; des élus
devenus figure exemplaire du peuple juif ; notons que sans les
évangiles, Jésus n’est pas seulement un fils de Dieu mais Le Fils
de Dieu.
- Jésus Fils de l’Homme : c’est la désignation la plus importante qui
appartient en propre aux évangiles ; ce titre est une façon dont
Jésus parle de lui-même ; elle était devenue dans l’apocalyptique
juive, en lien avec le Juge céleste et Daniel 7.13, la figure
messianique la plus courante. Si Jésus l’utilise, c’est avant tout
parce qu’il est le titre le moins entaché de nationalisme juif et
d’espérance guerrière. Mais il va, comme nous le savons
maintenant, le revisiter en continuité, en rupture et en innovations.
- Les autres titres, Jésus-Sauveur et Jésus-Seigneur, sont peu
fréquents.
- Jésus nouvel Adam : si les rabbins utilisaient souvent la mention
du premier Adam, ils ignoraient en revanche un second Adam liée
à l’idée d’un Sauveur. C’est donc une expression essentiellement
chrétienne.

110
- Jésus-Médiateur : l’expression n’apparaît que 5 fois dans le
Nouveau Testament ; elle rend mal le mot hébreu Sarsour, et
reste marginale.
- De manière plus anecdotique, Jésus répondra aux disciples de
Jean qu’il est bien celui qui doit venir ; il dira qu’il y a plus en lui
qu’en Jonas, et dans l’évangile de Jean ces affirmations
provocantes et inhabituelles : je suis le chemin la vérité et la vie, le
bon berger qui donne sa vie pour ses brebis, le pain venu du ciel,
etc.

Un mot manque à la liste : le titre de Messie. L’étude des évangiles


montre que Jésus a refusé avec vigueur d’endosser ce titre. Il lui préférait
le titre de Fils de l’Homme chargé d’annoncer des temps nouveaux : la
nouveauté de l’Amour. C’est avant tout ce qui retenait toute son attention
et son énergie. Ce qui le faisait agir en inspiré, comme un prophète
particulier, dont l’autorité frappait ses auditeurs. Ici encore, Jésus est en
continuité avec sa tradition, en rupture et en innovations. Sa liberté de
parole est étonnante, mais bien plus encore ses affirmations au « Je » qui
parle au nom de Dieu sans même faire référence, comme le faisait les
prophètes d’ancien testament, à une formule consacrée : le Seigneur m’a
dit de vous dire, oracle du Seigneur, etc. Jésus parle directement sans
intermédiaire, souvent avec son fameux « en vérité je vous le dis… ».
Pour lui, tout vient bien sûr de Dieu, mais il se sent uni à Lui d’une manière
particulière. Uni à un projet commun. Habité par l’Amour du Père. Habilité
à dire la nouveauté de ce Royaume qui vient et qui est en marche.

Qu’en est-il de ce Règne ?

« Selon l'interprétation juive, Dieu est roi et seigneur sur Israël. En


recevant la Loi, son peuple a reconnu la souveraineté de Dieu sur lui. Tout
Israélite la reconnaît, en ayant promis obéissance à la Loi et en s'étant
imposé par là le joug de la souveraineté divine. Dans le monde,
cependant, le gouvernement de Dieu n'est pas encore visiblement instauré
; païens et impies sévissent. Pourtant leur temps est mesuré et expirera
sous peu. Alors viendra le jour vers lequel tendent nostalgiquement tous
les « pieux » : « Fais que chagrin et soupirs s'écartent de nous, et sois roi
sur nous, toi seul, Seigneur, dans ta clémence et ta miséricorde, dans ta
grâce et ta justice », tel est le cri qui retentit dans la onzième demande de
la prière des Dix-huit Bénédictions, que tout Juif prononce

111
quotidiennement. La requête des pieux s'énonce ainsi : « Puisse ta gloire
devenir visible et ta Majesté être reconnue... Et maintenant, fais connaître
en toute hâte ta gloire, et ne retarde pas l'exécution de ta promesse » (Ap.
syr. Bar. 21, 23-25). Ceux qui prient sont certains que leur requête sera
exaucée. Alors le changement poindra : « Sur toute créature apparaîtra Sa
souveraineté royale (la souveraineté royale de Dieu). Alors il n'y aura plus
aucun Satan. Avec lui s'enfuira la tristesse... Le Céleste se lèvera de son
trône de souverain », la terre tremblera et le Grand Tribunal tiendra
séance (Ascension de Moïse 10, 1-3). Alors commencera le nouvel aiôn
(temps), où Dieu sera roi sur toutes choses.
b) C'est à l'eschatologie propre au judaïsme que Jésus emprunte la notion
de Règne de Dieu ; toutefois il lui imprime un contenu nouveau.
L'avènement du Règne de Dieu n'est plus lié à l'avenir d'Israël. Pas une
parole n'évoque l'écrasement des puissances étrangères ou le triomphe
remporté sur les païens ; au contraire, il est dit exclusivement que le
Règne de Dieu vient. Son avènement n'est pas lié à telle ou telle
condition, comme on se le représentait dans la conception juive. On ne le
fait dépendre ni du déroulement d'une succession déterminée
d'événements apocalyptiques, ni de l'obéissance d'Israël envers la Loi,
une obéissance qui pourrait hâter le début de l'ère messianique.
En annonçant que le Règne de Dieu s'approche, Jésus s'oppose
vigoureusement aux activistes politiques et religieux de son temps. Les
Zélotes voulaient s'attaquer de vive force à la puissance romaine
d'occupation, et faire disparaître le gouvernement païen. Ils pensaient que
par leur intervention, ils pourraient frayer la voie à l'ère messianique et à la
restauration du royaume de David. D'eux se distinguait le mouvement des
Pharisiens et de leurs nombreux adeptes. Ils espéraient qu'on pourrait,
non par des actions politiques, mais bien par des efforts religieux, par une
stricte obéissance envers la Loi et par un exercice attentif de la piété, agir
de telle sorte que les promesses divines seraient accomplies ; à la
tyrannie étrangère et à la misère d'Israël se substituerait la gloire
messianique. Mais Jésus renonce sans équivoque, tant au messianisme
politique qu'à tous les programmes visant à établir une domination
religieuse dans l'avenir ; il ne se prête ni à une idéologie religieuse ni à
une utopie politique. Le changement définitif qui transformera toutes
choses ne sera pas le fruit d'actes humains ; au contraire, il échappera
purement et simplement à toute disposition humaine ; il viendra grâce à

112
Dieu seul. De cet avertissement, il s'agit par conséquent de tirer la seule
conclusion qui convient : se convertir et se tourner vers Dieu »26.

C’est la mission que Jésus va se donner : à travers lui le Royaume est


déjà là ! Mais pas encore accompli, car cela ne peut dépendre uniquement
de nous. Néanmoins demeure la question de savoir quand cela
s’accomplira. Le génie de l’Amour a-t-il, tout particulièrement au moment
de sa mort espéré néanmoins une intervention divine fracassante ? Ou
est-ce l’Eglise primitive qui va réintroduire l’attente juive en la reprenant à
son compte tout particulièrement après la destruction de Jérusalem en l’an
70 ?

Une chose est certaine : ce thème reviendra en force dans le


christianisme naissant. A tort, nous semble-t-il ! Car la TDC nous amène
nécessairement à d’autres conclusions. Pour elle aussi, l’humain ne
dispose pas de la réponse à ses dépôts d’intentions dans le futur. C’est
Dieu qui fait grâce. Mais le libre-arbitre est garanti. Et dans la mesure où
Dieu est Amour, de qui tout découle y compris l’univers et la création, il ne
peut y avoir établissement d’un règne par la force ou la contrainte ! Plus
clairement, et nécessairement, ce Règne ne peut advenir sur terre que si
les humains s’ouvrent massivement à la seconde causalité, autrement dit
que si nous pouvons consentir collectivement à une élévation de notre
niveau de conscience et agir en conséquence. Faute de cette élévation
spirituelle, le monde restera chaotique à l’image de celui que nous
connaissons.
L’établissement forcé d’un règne ou d’un paradis sur terre est donc de
l’ordre du fantasme humain ! Ce dernier véhicule d’ailleurs plusieurs
représentations douteuses : une humanité avant la chute d’Adam et d’Eve
innocente et asexuée mais protégée du mal et du malheur parce qu’elle ne
disposait pas du libre-arbitre. Une explication mécaniste au Déluge
comme catastrophe naturelle devenu punition divine, et puis le
rétablissement d’un paradis comme étant le salaire aux mérites des
Justes et la punition des méchants.
En suivant les conclusions de la TDC, nous n’avons pas besoin de
souscrire à ces représentations archaïques ; en affirmant clairement une
double façon de mener sa vie, en la première et seconde causalité, elle dit
en filigrane que les résultats ne seront pas les mêmes selon la causalité

26 Eduard Lohse, Théologie du Nouveau Testament, Labor et Fides 1987, p.36-37.

113
concernée. La première, étant vécue dans la maîtrise, ne laisse guère de
place à la possibilité de la grâce de Dieu. Que nous nous punissions nous-
mêmes, alors nous nous limitons nous-mêmes ! La seconde ouvre toutes
les portes y compris celle de l’humilité puisqu’au final c’est Dieu qui fait
grâce, qui matérialise pour nous des réponses à nos attentes, et qu’Il le
fait de surcroît avec un excès de générosité. Ce qui faisait dire
ouvertement à Jésus : « Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice,
et tout cela vous sera donné par surcroît. » (Mt 6:33)

Nous ne pouvons que constater combien le monde moderne s’est


éloigné de cet enseignement. A notre époque, tout est calculé, planifié,
organisé, même le salaire aux mérites ! On cherche d’abord le rendement,
l’efficacité, la performance ou son propre intérêt, mais pas le royaume des
cieux ni sa justice ! Serait-ce que la roue à tournée ? Que ce sont là des
idéaux dépassés ?
Les avis sont partagés. Sur bien des points le monde moderne ne peut
être comparé aux anciennes civilisations. Trop de choses ont changé, il y
a trop d’avancées technologiques et scientifiques. Nous avons mis en
place la référence aux Droits humains, construit tant bien que mal un
fonctionnement de la Justice qui sans être parfaite est néanmoins un
acquis. Au fond, nous n’avons pas besoin d’investir dans le ciel ! Nous
semblons pouvoir nous en passer.
Sommes-nous pour autant des hypocrites ? Jésus répondrait par
l’affirmative, car il y a un danger réel à oublier le ciel.

« S'il faut en croire l'adage bien connu selon lequel mieux vaut un «tu
l'as » que deux «tu l'auras »- nous dit François Vouga- les hypocrites, qui
tiennent leur récompense, semblent bénéficier d'un certain avantage sur
ceux qui accomplissent la justice : le Père céleste le leur rendra, promet
l'Evangile.
L'écart augmente encore si l'on prend en compte, en plus de
l'incertitude qu'implique la formulation très vague de la promesse, la leçon
donnée sur la base du troisième pôle de la discussion : celui de la prière
des païens qui multiplient les vaines paroles parce qu'ils se figurent qu'ils
se feront entendre à force de parler (Mt 6,7). Contrairement aux
hypocrites, les païens ont compris que c'était avec Dieu, non avec les
hommes, qu'il fallait développer les échanges. En cela, ils se trouvent
d'une certaine manière sur la même longueur d'onde que les justes. Leur
erreur est cependant de ne pas savoir que le Père céleste sait ce dont ils
ont besoin avant qu'ils le lui demandent (Mt 6,8) et de penser que la vie se

114
gagne dans les échanges. En cela, leur attitude n'est qu'une variante de
celle des hypocrites.
Le résultat de cette confrontation à trois termes est que, parce qu'ils
entendent jouer leur identité, leur dignité et leur gloire sur terre, la justice
des hypocrites n'est que fausse monnaie. Ils ont raison de chercher la
justice, mais leur erreur est de vouloir être justes devant les hommes, et
non devant Dieu. C'est pourquoi leur justice n'est qu'hypocrisie. Ils ont mis
en oeuvre les bons moyens, mais à côté du but. Limitée à cette première
distinction entre les hypocrites et les justes, l'affaire peut se résumer à
l'opposition assez simple de deux orientations alternatives de l'existence.
Dans cette perspective, le Jésus matthéen va enchaîner immédiatement
en conseillant d'investir dans le ciel, et non sur terre, parce que chacun
attache son coeur là où il dépose son trésor (Mt 6,19-21) »27.

Tout au fond de nous, ne le savons-nous pas ? Il me revient en


mémoire ce très beau texte emprunté à la sagesse des Indiens
d’Amérique : « Un vieil indien parlait un jour avec son petit fils et lui
disait : « Sais-tu qu’il y a en chacun de nous deux loups très différents qui
se disputent tout le temps ? L’un est doux, confiant, bon et généreux.
L’autre est féroce, avide et mesquin. » L’enfant intrigué lui demande alors :
« Dis, grand-père, lequel des deux va gagner ? Lequel des deux est le
plus fort ? » Et l’Indien de lui répondre : « C’est celui à qui tu donneras à
manger, mon enfant ! »

Au fond de nous, nous savons qu’il en est bien ainsi. Jésus le disait
dans sa fameuse Règle d’Or : « Tout ce que vous voulez que les gens
fassent pour vous, vous aussi, faites–le de même pour eux : c’est là la Loi
et les Prophètes. » (Mt 7,12)
Cette règle était connue sous une forme différente dans la tradition
juive : « ce que toi-même tu n'aimes pas, ne le fais à personne » (livre de
Tobie, 4, 15). Ou dans Lévitique : « Ne te venge pas et ne sois pas
rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton
prochain comme toi-même » (19,18). Et dans la sagesse populaire, il est
dit : qui sème le vent récolte la tempête ! Sous une forme plus calculée,
nous pourrions donner ce conseil : comme tu agis envers autrui, on agira
envers toi. Comme tu juges, on te jugera. Comme tu donnes, on te
donnera ; comme tu seras bienveillant, on le sera pour toi. Mais tout cela

27 François Vouga, Evangile et vie quotidienne, Labor et Fides 2006 p.91

115
n’a rien à voir avec la pensée de Jésus. Ici le génie de l’Amour veut
rompre avec tous ces calculs. La grâce de Dieu est imméritée ! Et donc,
c’est la logique du don qui doit prévaloir sur la course aux mérites. Le Don
est l’essence même du divin et il devient notre essence, ce qui peut nous
faire avancer. Plutôt que d’être marquée par la peur de manquer, ou dans
l’obsession d’assurer la vie, la joie se fait don, don de ce qui a sens pour
moi, don de ce qui renforce la vie, vérité subjective qui fonctionne dans
une réalité imaginaire mais plus sous le mode de la compétition, de
l’échange frileux ou calculateur. Ma joie ne dépend plus de qui est l’autre
ou de comment il me perçoit, elle est dans la transgression de l’échange,
et du coup l’autre n’est plus menaçant, il n’a plus le pouvoir de me limiter,
de me restreindre, de me dévorer ou de m’engloutir. Dans le Don, je n’ai
plus à vomir ou à dévorer l’autre ; le Don vient suspendre provisoirement
le jeu pervers du narcissisme, du sadisme ou du masochisme, parce qu’il
est la vérité ultime de la grâce de Dieu. Il se pourrait qu’il soit la plus haute
forme de conscience, d’harmonie, de joie contenue dans l’aventure
humaine comme dans celle de l’univers. Ce serait l’in-ouï : ce qui ne peut
être entendu facilement et ce qui pourtant mène à la joie. Présence de
Dieu en creux, dans la joie d’un équilibre harmonieux ou dans celle d’une
finalité dernière garantie. La Vie qui exprime le Vivant en lieu et place du
mortifère ou du néant. Là, la vie est bonne et devrait l’être pour tous ; là, il
est bon d’être né, et cela devrait l’être pour tous ; là, chacun peut s’aimer
sans enflure ni tristesse, et cela devrait l’être pour tous ; là prend fin la loi
des échanges humains pour faire place au don, et cela devrait être le cas
pour tous. Mais cela requiert de pouvoir quitter le mode des échanges. Il
n’y a rien de bon à glaner dans la compétition, l’affrontement, la collusion,
la dette imposée, le marchandage, le chantage affectif. Le mode des
échanges contient de facto une perversion : chacun, dans sa volonté de
donner sens à la vie, se réfère à des valeurs et des principes personnels
implicites qui fonctionnent comme un absolu, souvent comme un idéal de
perfection, ou du moins comme des références impératives à partir
desquelles tout est mesuré, comparé, évalué et jugé. Ces références
entrent en compétitions ou en tensions avec celles des autres. C’est un
des foyers de la violence interhumaine dont il faut se démarquer et se
débarrasser. Et c’est pourquoi il est bon de quitter le mode des échanges
trop souvent basés sur le méritant-méritoire, la compétition, la force ou le
calcul, sur l’étalage de nos réussites, de nos mérites, de nos avoirs, de
nos pouvoirs, de nos savoirs, de nos vouloirs, de nos avantages, etc.
Quitter ce mode d’être et de penser est une nécessité : il s’agit de ne plus
en faire la référence de notre vie, ni une habitude, et bien sûr de ne pas

116
interagir avec l’autre sur cette base douteuse. Jésus en tous les cas nous
invite à y mettre fin résolument. Il le fait à nouveau dans la continuité, la
rupture et l’innovation. N’oublions pas la finale propre à Matthieu
disant : « c’est la Loi et les Prophètes ». Lui seul pouvait avoir l’audace
d’une approche aussi radicale, qui congédiait en vérité des centaines de
commentaires rabbiniques, disant en toute clarté que, si nous savons cela
de Dieu, nous savons tout de ce qui nous est demandé ! Reste
évidemment à y consentir et à l’appliquer. Mais le fait est que le génie de
l’Amour rend au peuple une formule choc, simple et compréhensible.

Quitter la loi des échanges mondains, c’est mettre fin à l’hypocrisie qui
nous fait chercher notre valeur et le sens de notre vie non pas en Dieu
mais dans le monde. C’est retrouver cet espace de pureté indispensable.
Entrer dans la logique du Don librement consenti, c’est faire preuve de
justice. C’est rendre gloire à Dieu en vivant de sa grâce et de ses bienfaits.
Sur ce point, à nouveau, Jésus se fera cassant. En Matthieu 5:20, il nous
dit « Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes
et des pharisiens, vous n’entrerez jamais dans le royaume des cieux. » Le
maître en fait le critère par excellence ! Et la raison en est simple :
quiconque veut être trouvé juste devant Dieu par ses propres mérites ou
moyens, tient Dieu en otage, en pariant sur sa miséricorde. Cela induit un
jeu pervers d’obéissance et de manquements aux préceptes divins qui
avaient été étendus à plus de 600 commandements au temps de Jésus.
Impossible d’obéir à tous !

La Règle d’Or met fin à la course aux mérites. Nous ne pouvons que
vivre de la grâce de Dieu, et faire don, à notre tour, de tout ce que nous
pouvons dans la limite de nos forces et de nos moyens. La grâce coulerait
alors comme un fleuve jamais à sec. Elle serait comme le dit la TDC cette
« pluie » qui fait pousser notre arbre de vie, et le rend vivant, tout en
transportant des « traces du futur » qui viennent nous dire que nous
sommes sur la bonne voie. Jésus va d’ailleurs étendre cette idée en
recommandant l’amour des ennemis, l’interdiction de la vengeance, du
parjure, de la convoitise, etc. Rien ne doit empêcher le fleuve de la grâce
de couler. C’est ainsi qu’il va dire en Mt 6, 14-15 « Si vous pardonnez aux
gens leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera, à vous aussi, mais
si vous ne pardonnez pas aux gens, votre Père ne vous pardonnera pas
non plus vos fautes ».

117
Le thème du pardon est sensible. Nous connaissons tous la formule
« je pardonne, mais je n’oublie rien ! ». Pour Jésus, il devrait être une
source de grâce imméritée, sans contrepartie ; une manière de remettre le
compteur à zéro pour que la vie puisse reprendre un cours normal sans
être entachée par la haine, l’envie de vengeance ou tout envie de faire
payer aux bourreaux le mal qu’ils ont fait subir. Nous connaissons tous de
remarquables histoires de pardon héroïque. Reste que Jésus semble nous
menacer : si nous ne pardonnons pas, Dieu ne nous pardonnera pas ! Ne
sommes-nous pas retombés sous la loi de la contrainte, des menaces et
du chantage ?
L’analyse nous invite d’abord à constater la symétrie des propos :
pardonner/ être pardonné, l’Amour circule. Ne pas pardonner / ne pas être
pardonné, l’Amour ne circule plus, il est bloqué, entravé irrémédiablement.
Or, l’idéal, c’est qu’il puisse circuler envers et contre tout. Nous avons
donc un choix délicat à faire. A qui ou à quoi allons-nous faire confiance ?
A la logique des échanges ou à celle du Don ? Dans le premier cas, nous
nous passons de Dieu. Dans le second, nous aurons besoin de Lui, de
son Amour, de son Aide pour ne pas rester prisonniers du non-pardon
comme des souffrances morales qui l’accompagnent. Tout est dans ce
distinguo, qu’il vaudrait mieux bien comprendre avant de se lancer à l’eau.
Une histoire drôle le dit : un pasteur vendit un jour son cheval à un cowboy
en lui disant: "C'est simple, il suffit de dire Dieu soit loué et le cheval part
au galop, et de dire amen pour qu'il s'arrête." Le cowboy saute sur le
cheval en disant Dieu soit loué, et l'animal part au galop, tout droit en
direction d'un précipice. Il voudrait l'arrêter, mais il ne se souvient plus de
la formule adéquate. Le cheval avance rapidement. Alors le cowboy se mit
à faire une prière. Quand il prononça le mot amen, le cheval stoppa
aussitôt sa course. Le cowboy tout heureux marmonna à haute voix: " Je
l'ai échappé belle. C'était tout juste. Dieu soit loué !"

Ce distinguo sera encore plus explicite en Mt 18,21-22 : « Alors Pierre


vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai–je à mon frère,
lorsqu’il péchera contre moi ? Jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis
pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante–dix fois sept fois. »

La radicalité du Maitre peut s’expliquer ainsi : « La question de Pierre


est d'ordre quantitatif. Elle veut savoir combien de fois il faut pardonner
inutilement. Elle présuppose un non-dit : ce non-dit est que le système de
l'échange peut supporter un certain déséquilibre. Celui-ci doit cependant

118
rester dans des limites qui ne doivent pas être franchies par peur de
mettre la validité du système lui-même en cause.
La réponse du Jésus matthéen fait éclater ce système. En effet, il
exagère à tel point que seul un changement de système reste possible. Le
pardon n'a plus une fonction régulative dans le système de l'échange et de
la rétribution, mais il est devenu la base d'une nouvelle compréhension de
soi et d'un nouveau comportement. Car la disponibilité à pardonner
soixante-dix fois sept fois (ou même soixante-dix-sept fois, selon une autre
version manuscrite) présuppose que le sujet est passé d'une attitude
existentielle à une autre en changeant de conception de la justice. La
justice n'est plus conçue comme exactitude et symétrie de la réciprocité,
mais comme bonté inconditionnelle. Or le Jésus matthéen désigne ce
nouveau système par les termes de générosité (Mt 18,26) et de
miséricorde (Mt 18,33). Le pardon n'attend plus de contre-prestation et
s'offre comme une occasion rendant possible un changement de l'autre
qui ne peut, à son tour, qu'être reçu et accepté comme un don libre »28.

En quittant la logique des échanges pour la logique du Don, il y a


synergie entre la bonté humaine et celle infinie de Dieu. Ainsi quand Jésus
dit « Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes
et des pharisiens, vous n’entrerez jamais dans le royaume des cieux. (MT
5,20) », il ne se livre pas à un jugement ni à une condamnation, il dit
l’impossibilité dans la première causalité marquée par la loi des échanges
que Dieu puisse nous être pleinement favorable.

Nous retrouvons la même logique dans la dispute des disciples en


Marc 9, 33-35 :
« Ils arrivèrent à Capharnaüm. Lorsqu’il fut à la maison, il se mit à leur
demander : A propos de quoi raisonniez–vous en chemin ? Mais eux
gardaient le silence, car, en chemin, ils avaient discuté pour savoir qui
était le plus grand. Alors il s’assit, appela les Douze et leur dit : Si
quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de
tous ».
Vouloir se mettre en avant, vouloir être le premier nous place sous la loi
des échanges ; vouloir être le dernier et le serviteur de tous nous place
sous la loi du don, dans la bonté inconditionnelle.

28 F. Vouga, Le Sermon sur la montagne p. 129

119
Peut-on pour autant quand même se prévaloir de quelques mérites quand
on a fait son devoir de croyant ? Et bien non ! La radicalité de Jésus lui
faisait dire en Luc 17, 7-9 : « Qui de vous, s’il a un esclave qui laboure ou
fait paître les troupeaux, lui dira, quand il rentre des champs : « Viens tout
de suite te mettre à table ! » Ne lui dira–t–il pas au contraire : « Prépare–
moi à dîner, mets–toi en tenue pour me servir, jusqu’à ce que j’aie mangé
et bu ; après cela, toi aussi, tu pourras manger et boire. » Saura–t–il gré à
cet esclave d’avoir fait ce qui lui était ordonné ?
De même, vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été
ordonné, dites : « Nous sommes des esclaves inutiles, nous avons fait ce
que nous devions faire ».

Peut-on se prévaloir au moins d’une appartenance religieuse, faire une


distinction entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas ? Non, bien
sûr, car désormais seule compte l’ouverture à la bonté infinie qui est plus
profonde que le mal le plus profond. Pour nous faire sortir de nos
conditionnements multiples, y compris le conditionnement religieux, le
génie de l’Amour frappe fort en clarté quand il nous dit en Luc 18, 10-14 :
« Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était pharisien, et
l’autre collecteur des taxes. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui–même :
« O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des
hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou encore comme ce
collecteur des taxes : je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de
tous mes revenus ».
Le collecteur des taxes, lui, se tenait à distance ; il n’osait même pas lever
les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine et disait : « O Dieu, prends
en pitié le pécheur que je suis ! »
Eh bien, je vous le dis, c’est celui–ci qui redescendit chez lui justifié, plutôt
que celui–là. Car quiconque s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse
sera élevé ».

Cette radicalité de Jésus, voulant nous faire quitter nos enfermements


et nos conditionnements multiples en nous ouvrant à la bonté
inconditionnelle, trouve un écho dans la TDC. Faire le bien est une
manière d’arroser le présent d’un amour qui aide à faire oublier le
« mauvais » passé. L’amour remplace immédiatement notre passé par un
autre bien plus avantageux. Il lui donne même parfois de pouvoir utiliser
ce qui fait obstacle différemment, comme dans cette histoire : Un homme
aveugle vivait dans une petite maison entourée d’un grand jardin.
L’homme passait chaque minute de son temps libre dans son jardin et en

120
prenait grand soin malgré sa cécité. Le jardin était toujours resplendissant
au printemps, en été comme en automne. Un jour un passant en fut
étonné et dit à l’aveugle : « Pourquoi faites-vous ça ? Vous ne pouvez de
toute façon en contempler le résultat, non ? Pourquoi vous soucier ainsi du
jardin ?
L’aveugle sourit et répondit : "Je peux vous en donner quatre raisons.
Premièrement, j’aime jardiner, deuxièmement je peux saisir mes fleurs,
troisièmement je peux sentir leur parfum, la quatrième raison, c’est vous!
"Moi, dit le passant, mais vous ne me connaissez même pas !" "Certes,
reprit l’aveugle, mais je savais que vous alliez venir. Vous prenez plaisir à
contempler mes splendides fleurs, et je savais que nous aurions l’occasion
d’en discuter".

121
122
Chapitre XII
Les Béatitudes, signe d’une nouvelle
alliance
« Ce qui manque encore quand le besoin est comblé, c’est le
désir. Ce qui manque encore quand le désir est comblé, c’est la
joie. L’amour, parce qu’il est liberté, apporte à la joie ce qui ne
doit jamais lui manquer » Françoise Dolto.

Comme nous l’avons démontré, pour Jésus tout est grâce imméritée. Il
s’agit de nous ouvrir à la logique de la gratuité du Don en quittant la
logique des échanges mondains. Cette radicalité du génie de l’Amour
conteste bien entendu tout un fonctionnement religieux en vigueur, y
compris et surtout, celui du Temple de Jérusalem. Il conteste tout un
système entre les mains d’une oligarchie.
C’est à l’évidence ce qui va causer la perte du prophète de Galilée !
Mais Jésus a-t-il, dans cette logique du Don, voulu établir un ordre social
nouveau ? La réponse est à chercher dans les fameuses Béatitudes. Nous
les trouvons formulées différemment chez Matthieu et Luc :

Chez Luc uniquement en ces termes :


Malheur à vous les riches, car vous recevez votre consolation.
Malheur à vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim.
Malheur à vous qui riez maintenant, car vous pleurerez et vous vous
lamenterez.
Malheur à vous quand les hommes diront du bien de vous :
De cette manière en effet, leurs pères traitaient les faux prophètes

123
Mt 5,3-12 :
Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux, car ils hériteront de la terre (Psaume 37.11)
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les pacifiques, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à
eux.

Luc 6,20-26
Heureux les pauvres car le Royaume des cieux est à eux.
Heureux ceux qui pleurent maintenant, car vous rirez. Heureux ceux qui
ont faim maintenant, car vous serez rassasiés.
Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et quand ils vous
excommunient, et insultent et proscrivent votre nom comme mauvais, à
cause du Fils de l’homme.
Réjouissez-vous en ce Jour-là et bondissez d’allégresse ! Voici en effet :
votre récompense est grande dans le ciel ! De cette manière en effet leurs
pères traitaient les prophètes.

Sans entrer dans tous les détails des textes, quelques constats
s’imposent : « Les neuf béatitudes qui ouvrent le sermon sur la montagne
ont leur pendant dans les quatre béatitudes et les quatre malédictions du
discours dans la plaine de l'évangile de Luc (Lc 6,20-26). Les quatre
béatitudes sont communes à Matthieu et à Luc. Les trois premières
s'adressent aux pauvres, aux affamés et aux affligés. Une quatrième,
dédiée aux disciples persécutés, les complète. Visiblement, Luc a ajouté la
séquence des quatre malédictions construite en miroir des quatre
béatitudes originales (« malheureux, vous... »). De plus, il a reformulé
l'ensemble à la 2e personne du pluriel : « Heureux, vous qui... ». Son
thème est celui du salut que Jésus a apporté. Ce dernier est venu pour
appeler les pécheurs à se repentir et à se convertir. Quant à Matthieu, il a
confectionné cinq nouvelles béatitudes qu'il a ajoutées aux anciennes.
Leurs destinataires ne sont pas désignés, explicitement ou implicitement,
par la situation dans laquelle ils se trouvent (pauvres, affligés, affamés),
mais ils sont définis par le fait qu'ils ont décidé d'adopter une certaine
attitude ou un certain comportement. Ils sont doux et miséricordieux, ils
ont un coeur pur, ils font régner la paix, ils cherchent la justice et ils sont,

124
pour cette raison, l'objet de pressions ou de répression. Parallèlement à
cela, Matthieu a modifié le sens général des quatre béatitudes déjà
existantes et l'a réorienté dans une perspective morale et spirituelle : le
motif économique et social des pauvres a fait place à l'attitude existentielle
de l'esprit de pauvreté qui s'en remet à la bonté de Dieu et la situation
objective de la faim physique est remplacée par la quête, faim et soif, de la
justice. (…) Le Jésus matthéen ouvre programmatiquement son discours
sur la montagne en promettant le Royaume des cieux à quiconque se
repent, se laisse transformer par l’appel à mettre sa confiance dans la
providence du Père céleste et se met au service de la justice de sa
miséricorde et de la générosité de sa providence. C’est en cela que les
disciples qui suivent Jésus et les foules qui l’écoutent sont le sel de la terre
et la lumière du monde.(…) Dans l'évangile de Luc, le message est
explicite et clair dans la mesure où il est précisé deux fois par l'opposition
entre un maintenant et un futur: tous ceux qui sont maintenant affamés et
qui pleurent sont déclarés heureux parce qu'ils seront rassasiés et qu'ils
riront. Le moment où aura lieu le retournement des choses est indiqué
explicitement dans la première béatitude et implicitement dans les
malédictions : à la fin des temps. L'idée est donc que les pauvres, les
affamés et les affligés sont déjà heureux, par anticipation, parce que
l'Évangile leur révèle que dans le Royaume, à la fin des temps, ils seront
rassasiés et consolés. La raison de leur joie ne réside pas dans le présent,
mais dans un avenir qui est annoncé par les béatitudes comme une bonne
nouvelle. Le futur est une consolation pour le présent.
Dans l'évangile de Matthieu, la structuration du temps semble tout
d'abord être semblable. La promesse de voir Dieu renvoie de manière
univoque au futur éloigné de la fin du monde, de sorte que la perspective
d'hériter le Royaume et la terre, de faire l'expérience de la miséricorde et
d'être rassasié de justice ne s'épuise pas dans le présent, mais comporte
dans tous les cas une dimension future.
Matthieu a toutefois modifié radicalement le rapport logique entre les
béatitudes elles-mêmes (« heureux... ») et les promesses qui les fondent
(« car... »). En effet, le futur annoncé par la version matthéenne des
béatitudes ne se présente pas comme une compensation du présent, mais
bien plutôt comme sa conséquence immédiate. Quiconque met sa
confiance dans la providence du Père céleste, quiconque vit, dans l'esprit
du don, de la miséricorde de Dieu et exerce la miséricorde, quiconque agit
courageusement et patiemment dans l'assurance de la bonté du Père
céleste, quiconque recherche la paix vit déjà dans le bonheur du Royaume
des cieux. Heureux sont les disciples et les auditeurs de Jésus non pas

125
parce qu'un avenir radieux va racheter les difficultés de l'existence
présente, mais parce que Jésus les invite à adopter une attitude
existentielle qui les fait entrer dans la logique de la promesse et les
associe à la joie des enfants du Père céleste.
Les pauvres en esprit ne sont pas seulement heureux parce qu'ils
recevront leur salaire à la fin des temps, mais bien plutôt parce que le
bonheur appartient à ceux qui, dans la justice, vivent, miséricordieux, doux
et pacifiques, de la surabondance de la générosité de Dieu »29.

Evidemment cette surabondance est appelée à se vivre dans la


reconnaissance, ce qui n’est pas toujours évident, comme cela nous est
dit dans cette histoire humoristique : Un père et une mère sont sur un
bateau avec leur fils.
Soudain, le fils tombe à l'eau et coule à pic.
Les parents: "Mon Dieu, mon Dieu, rendez nous notre enfant !!!"
Miracle, le rejeton ressort de l'eau et réussit à remonter sur la barque.
Le père: "Merci mon Dieu pour ta miséricorde..."
La mère: "Dis-donc, Dieu. Le petit, il avait pas une casquette quand il est
tombé ?"

Nous mesurons tous la portée de la radicalisation des Béatitudes. Les


pauvres, au sens large du terme, sont le doigt pointé de Dieu, de l’Amour,
sur notre non-amour humain. Comme le dit fort justement Albert Jacquard,
« ce sermon ne nous demande pas de croire à la communauté humaine, il
nous propose de la construire et il nous indique comment y parvenir. La
voie proposée est à l’exact opposé de celle adoptée par notre culture
occidentale dont le moteur est la compétition généralisée, la lutte
permanente ».30

Une fois encore, la radicalité du génie de l’Amour veut nous faire sortir
de nos idées toutes faites et de nos enfermements : le bonheur appartient
à ceux qui, dans la justice, vivent miséricordieux, doux et pacifiques, de la
surabondance et de la générosité de Dieu.

Il me revient alors en mémoire cette histoire vraie survenue en


Allemagne :

29 M.Stiewe et F.Vouga, le Sermon sur la montagne, p.42-45.


30 Albert Jacquard, Dieu ?, éd. Stock/Bayard 2003, p.140

126
Elisabeth von Thüringen était veuve. Elle avait fondé aux portes de la ville
de Marburg un hôpital et soignait les malades et les pauvres. Elle reçut un
jour pour son œuvre deux milles Marks en argent du conte Heinrich
Raspe. Elle décida aussitôt de consacrer un quart de la somme aux
pauvres et fit savoir à la ronde, à tous ceux qui étaient dans la détresse,
leur faisant dire qu’ils pouvaient se rendre tel jour à son hôpital. Quand le
jour fixé arriva, il se forma un cortège de pauvres, de malades et de
vieillards dans le besoin et la cour de l’hôpital en fut remplie. Pendant
toute la journée, Elisabeth distribua de l’argent et consola les gens. Le
soir, il restait encore beaucoup de gens faibles et âgés qui ne pouvaient
rentrer chez eux le jour même. Elisabeth fit un grand feu au milieu de la
cour afin qu’ils puissent s’y réchauffer. Elle les nourrit ensuite et leur
permit de se laver. Les gens concernés comprirent qu’il ne s’agissait pas
là d’une aumône, mais bien d’un amour authentique et désintéressé. Ils se
sentirent accueillis dans une sorte de grande famille et se mirent à chanter
et à rire. Voyant cela, Elisabeth dit à ses aides : « Vous voyez, je l’ai
toujours dit. C’est bon de rendre les hommes heureux ».

Cette évidence toutefois me perturbe. Trop de questions se bousculent


en ma tête. Je dois faire le point.

Construire la communauté humaine ne va pas de soi ! C’est même une


entreprise dangereuse quand elle ne se borne pas à une simple quête de
bonheurs individuels. Et là encore, il y a risque aussi. Qu’est-ce à dire ? La
TDC nous invite à pratiquer le bien pour guérir notre « mauvais » passé
et/ou à faire dépôt de nos intentions dans le futur en confiant à Dieu le
soin de les matérialiser dans notre vie. Elle nous mettait aussi en garde :
« Fait attention à ce que tu demandes, car tu risques de l’obtenir » (p.164).
Vouloir construire la communauté humaine, Jésus l’a suffisamment
montré, n’est pas compatible avec un bonheur douillet. C’est une
démarche qui va loin, qui entraîne des chaînes de conséquences
toujours plus centrées sur le don de soi et sur la grâce. L’Amour attire
l’Amour, mais il choque aussi en suscitant une contre-réaction. Bien sûr,
nous gardons notre libre-arbitre. Il n’est demandé à personne d’aller
jusqu’à mettre sa vie en danger, cela l’Amour ne le ferait pas ! Mais pour
autant, il est un point qui n’est pas assez souligné par la TDC : l’Amour, le
don de soi, la générosité, l’humilité, le pardon, toutes ces valeurs que
nous avons pu rencontrer et même l’abandon en la grâce imméritée de
Dieu, heurtent de plein fouet la manière dont chacun au naturel vit, espère
et se comprend ; de sorte qu’il y aura aussi une confrontation avec le

127
mode de fonctionnement de l’économie ou de celui de nos sociétés. Notre
sourire intérieur risque donc fort de déplaire ! De choquer ou de susciter
une contre-réaction de type causaliste, dans un déchaînement de
moqueries, de railleries, de rejets, avec le risque d’une accumulation de
violence. On peut bien sûr prendre distance avec un brin d’humour comme
le faisait Khalil Gibran quand il disait : « J’ai appris le silence du bavard, la
générosité de l’avare, la bonté du méchant. Je dois être reconnaissant
envers tous ces maîtres ». C’est même évidemment une façon très
élégante de pardonner, de s’ouvrir à cette bonté inconditionnelle, sans
médire ni maudire. Cependant, quand nous nous ouvrons à la logique du
Don - ne serait que par choix ou décision dans la première causalité- ou
quand Dieu nous fait grâce en matérialisant nos intentions, tout ce qui
gravit autour de nous s’en trouve affecté. Or, nous savons que Dieu
n’imposera jamais quoi que ce soit à qui que ce soit contre son gré :
l’Amour absolu ne peut le faire. Il faut au minimum que l’environnement le
permette ou n’y soit pas opposé. Nous touchons ici à un questionnement
troublant : la radicalité de Jésus appartenait-elle essentiellement à la
première causalité comme conséquence assumée de la seconde ?
Appartenait-elle aux deux causalités simultanément ? Dans le premier cas,
il nous faudrait admettre que Jésus, tout en allant au bout des
conséquences logiques de l’Amour, vient forcer le destin en outrepassant
le libre-arbitre de ses concitoyens. Or, l’Amour absolu ne le ferait pas.
Dans le deuxième cas de figure, la radicalité de Jésus pouvait
s’exprimer ainsi parce que Dieu faisait grâce et qu’il y avait dans
l’entourage du Maître – les Douze, les sympathisants occasionnels -
suffisamment de volonté d’accueillir la nouveauté proclamée pour qu’elle
puisse se matérialiser sans faire violence au principe absolu du respect
divin du libre-arbitre. Il pourrait bien sûr y avoir d’autres cas de figures,
mais il n’est pas en mes compétences de les étudier.

Pourtant, les adversaires de Jésus ont failli le lapider (CF, Jn 10,32-38 ;


Mt 12,14-15). En Luc 13, 31-35, on voit les Parisiens avertir Jésus contre
la menace du roi Hérode : « A ce moment même, quelques pharisiens
vinrent lui dire : Va–t’en, pars d’ici, car Hérode veut te tuer. Il leur dit : Allez
dire à ce renard : Je chasse des démons et j’accomplis des guérisons
aujourd’hui et demain ; le troisième jour, j’en aurai fini. Mais il faut que je
poursuive ma route aujourd’hui, demain et le jour suivant ; car il n’est pas
possible qu’on fasse périr un prophète hors de Jérusalem. Jérusalem,
Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont
envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une

128
poule rassemble sa couvée sous ses ailes ! Mais vous ne l’avez pas voulu.
Eh bien, votre maison vous est abandonnée. Je vous le dis, vous ne me
verrez plus jusqu’à ce que vienne le moment où vous direz : Béni soit celui
qui vient au nom du Seigneur ! »

La TDC nous disait que « bien au-delà du juste retour -causal- du don
de soi, celui qui met en route ou qui entretien le cycle de l’amour réalise la
magie qui amplifie considérablement ses effets positifs » (p.302). Il ne fait
à nos yeux aucun doute que Jésus a su entretenir le cycle de l’Amour et
qu’il a pratiqué le don de soi comme nul autre avant lui. Alors ? Je me
sens perplexe. Jésus a-t-il fait un dépôt d’intentions qui incluait d’une
manière ou d’une autre la confrontation finale avec l’oligarchie de
Jérusalem ? L’a-t-il fait en sachant que cette confrontation était
inévitable ? Le verset de Luc cité plus haut semble aller dans ce sens :
« Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui
te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme
une poule rassemble sa couvée sous ses ailes ! Mais vous ne l’avez pas
voulu. » Terrible constat d’échec qui donne un commencement
d’explication aux finales surprenantes – voire choquantes - des Béatitudes
de Matthieu et Luc, qui nous disent que nous sommes heureux quand les
gens nous insultent, disent du mal de nous en mentant à cause de Jésus,
qu’il nous faut même bondir d’allégresse quand cela nous arrive puisque
notre récompense est grande dans le ciel ! Mais si le génie de l’Amour a
bien demandé au Père la confrontation finale, ou s’il l’a envisagée
simplement comme une conséquence inévitable de l’Amour, ne l’a-t-il pas
fait au détriment des Douze notamment, sans les avoir vraiment
consultés ? Nous verrons que Jésus fera tout pour éviter de les entraîner à
sa suite.

En faisant le choix de la confrontation ultime avec l’oligarchie


corrompue de Jérusalem, Jésus ouvre un front polémique de plus, qui va
se traduire dans la finale des Béatitudes de Luc par des invectives contre
les riches, les repus, les ricaneurs et les flatteurs qui ressemblent
furieusement, à tous les hommes de pouvoir bien sûr, mais plus encore
aux nantis de la capitale.

Cette évocation me fait penser à ce déjà / pas encore du Royaume et


des Béatitudes, qui nous renvoient à l’affirmation que dans le cycle de
l’Amour, Dieu seul peut faire pleuvoir sur les Arbres de nos vies. Je
ressens la portée de cette révolution spirituelle qui nous fait sortir du cadre

129
déterministe de nos pensées ou de nos conditionnements multiples!
Honnêtement, ce n’est pas si simple de laisser Dieu être Dieu au
quotidien, pour qu’il puisse faire pleuvoir son Amour sur nous, tant notre
volonté de tout maîtriser en grande. Cette pensée m’inquiète d’abord car
elle peut mener loin, puis elle me rassure, car alors je me suis rappelé
cette histoire pleine de sagesse :

Un vieux moine honnête pressentit que ses derniers jours étaient


venu, et se prépara à rencontrer son créateur. Quand il arriva aux portes
du Paradis, il frappa et attendit que la porte majestueuse s’ouvre, mais elle
resta fermée. Il revint tout triste au couvent et pensa : « Tu dois jeûner
plus intensivement, prier plus ardemment et demeurer encore plus
longtemps silencieux ».
Chagriné, il revint une année plus tard devant la porte céleste et frappa
à nouveau. Rien ne se passa. « Qu’ai-je fait faux, pensa-t-il ? Peut-être
est-ce dû au fait que je suis resté entre les quatre murs de ma chambre
sans avoir rencontré aucun humain ? » Notre homme se rendit alors avec
un acharnement infatigable d’une place de marché à l’autre, et dès qu’il
rencontrait quelqu’un, il se mettait à prêcher en disant : « Repentez-vous,
changez de vie, faites pénitence ! Sinon, vous ne pourrez éloigner le
jugement de Dieu ! » Plein d’espérance, le moine retourna après une
année à la porte céleste, sûr d’être admis. Il frappa à nouveau et attendit.
Rien ne se passa. Il se dit alors en se frappant la tête : « Je n’ai fait que
prêcher en laissant de côté le service du prochain. » Il se fit alors engager
comme soignant dans un hôpital. Il s’occupa avec beaucoup de tendresse
de toutes les personnes dont il avait la charge et les soigna avec une
volonté de fer durant toute une année. Plein d’espoir, il retourna à la porte
céleste, frappa et frappa encore, mais rien ne se passa.
Il s’assit tout triste et tout étonné à côté de la porte. Il n’en pouvait plus.
C’est alors qu’une voix d’enfant sortie d’un tas de sable lui cria : «Viens
m’aider ! Je voudrais creuser un tunnel, mais tout s’écroule toujours ». Le
moine se réjouit de l’affection de l’enfant qui lui demandait de l’aide, et
oubliant tout, il se mit à jouer avec lui. Il oublia son étonnement et son
dépit, même sa quête, jusqu’à ce que l’enfant s’écrie : « Regarde comme
c’est beau ! » Il regardait le soleil flamboyant se coucher à l’horizon
comme s’il sombrait dans la mer et il pensa : « Oh ! Dieu, ton univers est si
beau ! » Et il mesura combien son cœur s’était éloigné de toute
reconnaissance. C’est alors que la porte du ciel coulissa sur ses gonds. Le
moine sut alors qu’il pouvait entrer au paradis.

130
Chapitre XIII
L’Amour ne saurait courber l’échine
« Parce que notre désir est inédit, unique, il pose question,
angoisse parfois ou scandalise. Il ne s’agit pas d’agacer pour
agacer ou de scandaliser pour scandaliser mais « ça »
scandalise parce que nous vivons selon ce que nous croyons
être notre désir ou notre « vocation ». Alors, ça dérange car,
comme le dit Brassens : " Les braves gens n’aiment pas que
l’on suivre une autre route qu’eux. " »
Françoise Dolto.

Fallait-il pour autant que les humains tuent l’Amour ? En quoi est-ce
une nécessité et que peut-elle apporter de bon ? Jésus a-t-il finalement
choisi de faire un dépôt d’intentions dans le futur qui incluait d’une manière
ou d’une autre la confrontation avec l’oligarchie corrompue de Jérusalem ?
A—t-il ouvert, comme le donne à penser particulièrement les Béatitudes,
un nouveau front polémique ? Tout l’indique.

Une chose est certaine : l’oligarchie corrompue de Jérusalem était


puissante. La ville pouvait compter sur l’afflux massif de pèlerins : aux
grandes occasions des fêtes religieuses, elle pouvait accueillir quelque dix
milles personnes qu’il fallait évidemment nourrir, héberger, à qui on
pouvait vendre les animaux pour le sacrifice au Temple, etc. Toute la ville
dépendait de ce commerce religieux. En conséquence, personne ne voyait
ces prophètes de la campagne d’un bon œil ; leurs réticences ou hostilités
n’étaient pas bonnes pour les affaires, d’autant que les légions romaines
veillaient au calme et le rétablissaient, en cas d’émeutes, avec une

131
violence terrible. De son côté, le petit peuple subissait la loi des puissants ;
il ne connaissait guère le prophète de Nazareth. L’oligarchie religieuse ne
savait pas grand-chose de lui non plus, mais elle se rendra vite compte du
danger.

Tout commence par sa montée à Jérusalem : ce pouilleux s’est permis


d’y faire son entrée juché sur un âne dans une parodie insupportable des
cérémonies de couronnement d’un roi ! Mais les prophètes n’ont-ils pas
toujours choqué par des gestes surprenants ? C’était une provocation
mais certainement pas d’une gravité exceptionnelle. Notons aussi que la
mention faite par Jésus d’une Jérusalem qui tue ses prophètes est plutôt
une image symbolique. Les écrits bibliques, pour donner de l'impact à
leurs propos, n'apportent pas toujours les nuances que nous souhaiterions
y trouver. Il est donc risqué de tirer des conclusions d'ensemble à partir de
brefs passages. En disant qu'« aucun prophète n'est bien reçu dans sa
patrie » (Luc 4, 24), Jésus laisse entendre qu'ils ont tous été rejetés, il
exprime un sentiment d'échec global. Le rôle des prophètes est de
ramener à Dieu les croyants, de les inciter à vivre leur foi en toute vérité.
Même si certains prophètes ont reçu un accueil favorable, aucun n'est
parvenu à rallier définitivement tous ses auditeurs. Leur prédication n'a
pas eu l'effet escompté…

Nous l’avons dit, Jésus ouvre un nouveau front polémique - ça passe


ou ça casse !- qu’il ne pouvait éviter puisque tout le pouvoir de l’édifice
religieux était à Jérusalem. L’Amour ne saurait se dérober ou plier le
genou devant un pouvoir illusoire. Le seul que le génie de l’Amour
reconnaisse est celui de son Père miséricordieux. Dès lors, l’affrontement
est inévitable.

La première provocation – la parodie du couronnement - fait scandale,


mais sans plus. La seconde, celle des marchands du Temple dont nous
avons déjà parlé, laisse des traces plus profondes : Jésus veut une
maison de prière accessible à tous, dans l’esprit des Béatitudes, mais ce
faisant, il menace le commerce religieux de la ville, et n’est pas le
bienvenu. Pire, il risque de provoquer des émeutes qui feront intervenir les
légions romaines. On est proche des préparatifs de la grande fête de la
Pâque juive. Ce ne serait pas le moment d’avoir une émeute sur les bras.
Pour l’oligarchie, c’est un sérieux dilemme : peut-on laisser cet entêté vivre
aux milieux des pèlerins sans courir de risques ? D’autant que le prophète
de Galilée fréquente la synagogue. Luc dit même en 21,27-28 que

132
« Pendant le jour, Jésus était dans le Temple à enseigner. Mais la nuit,
étant sorti, il la passait au Mont appelé Olivier. Et tout le peuple se levait
dès l’aurore pour aller à lui l’écouter dans le Temple ». Le risque était donc
double de voir surgir une émeute, même si à l’évidence la mention de tout
le peuple venu l’écouter est une exagération de l’Eglise primitive.

Matthieu, quant à lui, placera son récit du Jugement dernier (Mt 25,31-
46) dans lequel le Fils de l’homme viendra dans sa gloire avec les anges
pour siéger sur le trône de gloire. Il rassemblera toutes les nations pour
séparer les brebis des boucs. Le critère sera simple : sera sauvé
quiconque aura répondu à la détresse d’un plus petit dont la survie ou la
dignité étaient menacées. Dans cette apocalypse, ce qui importe c’est
d’agir, de répondre à ceux qui ont faim, soif, sont étrangers, nus, malades
ou en prison, par des gestes de miséricorde. Peu importe combien de
fois ! La règle est désormais simple : « tout ce que vous aurez fait à l’un
des plus petits de ces frères, c’est à moi que vous l’aurez fait (v.40) ». Ce
qui devient le critère du Jugement dernier pour les premiers chrétiens.

Mais revenons à une reconstruction minimale des événements. Jésus


a-t-il tablé sur une mort inévitable ? Deux indices probants conduisent à
cette conclusion. Nous avons déjà mentionné la réponse qu’il fait donner à
Hérode. Luc nous donne le second indice en 12,49-53 en ces paroles de
Jésus : « Je suis venu mettre un feu sur la terre ; comme je voudrais qu’il
soit déjà allumé ! J’ai un baptême à recevoir ; comme cela me pèse d’ici
qu’il soit accompli ! Pensez–vous que je sois venu donner la paix sur la
terre ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. Car désormais cinq dans
une maison seront divisés, trois contre deux et deux contre trois ; père
contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère, belle–
mère contre belle–fille et belle–fille contre belle–mère ».

Le conflit se durcit. Mais surtout, le nouveau front polémique ouvert par


les Béatitudes ne peut se satisfaire de laisser le pouvoir à une oligarchie
corrompue. L’Amour ne saurait le tolérer sans réagir ! Il n’est plus l’heure
de courber l’échine : quelque chose doit changer ! Jésus le dira dans le
récit de la scène, lors de son dernier repas avec ses compagnons. Il va se
présenter comme le nouveau Moïse chargé de faire sortir son peuple de
l’esclavage. Cela se fera par le don de sa vie (le pain) et de son esprit (le
vin). Le Bon Berger ne donnerait-il pas sa vie pour ses brebis ? Pour
Jésus, l’Amour le ferait, si cela devait permettre un changement radical.

133
Pour Albert Schweitzer, Jésus a voulu précipiter la crise pour faire
basculer l’histoire et faire venir le royaume divin. Dans ce cas de figure, le
génie de l’Amour aurait voulu contraindre son Père, ou alors il se serait
lourdement trompé sur ses intentions !

Nous retrouvons la même ambiguïté au sujet de la trahison de Judas.


Comment la comprendre ? Était-il un personnage maudit, choisi d’avance
par Dieu pour faire cette sale besogne, comme aime à nous le dire
l’évangile de Jean ? Fallait-il simplement que Jésus soit livré afin que
l’Écriture s’accomplisse (Mt 26,23-24; Mc 14,20-21; Lc 22,21-22) ? Cela
ne pourrait se faire sans qu’il n’y ait eu une tension entre le libre-arbitre de
Judas et celui de Dieu. Il faudrait postuler au minimum que tous les deux
étaient d’accord ou de mèche, ce qui reviendrait à dire que la croix était
prévue d’avance !
Nous pouvons aussi avancer que Judas a voulu forcer la main de son
maître pour faire advenir la révolution attendue, et qu’il se serait
lourdement trompé…Ce qui expliquerait qu’il se soit pendu ou encore son
repentir dont seul l’Évangile selon Matthieu parle : « Il fut alors pris de
remords et rapporta les trente pièces d'argent aux chefs des prêtres et aux
anciens. Il leur dit : ‘Je suis coupable, j'ai livré un innocent à la mort !» (Mt
27,3-4). Il y a deux différentes traditions sur les circonstances de sa mort :
« Il alla se pendre » (Mt 27,5) et « il s'acheta un champ ; il y tomba la tête
la première, son corps éclata par le milieu et tous ses intestins se
répandirent » (Ac 1,16-20). En Marc, Luc et Jean, Judas disparaît
discrètement de la scène; il n’y a aucune allusion à son repentir. Le
quatrième évangile ne souscrit certainement pas à l’idée d’un pardon
possible pour Judas Iscariote, puisqu’il est clairement nommé diable (Jn
6,70) et fils de la perdition (Jn 17,11).

Au-delà des hypothèses et réponses données, il y a bien une tension


entre le libre-arbitre de Judas, ou de Jésus, et la volonté divine, avec au
centre ce formidable désir de changements. Et Jésus voulait intensément
que quelque chose change, quitte à prendre tous les risques, même s’il
avait deviné qu’il ne pouvait gagner contre l’oligarchie religieuse du
Temple sans perdre la vie.

Ce changement d’intention, selon la TDC, crée instantanément une


modification du futur qui vient remplacer l’ancien par un nouveau dont le
scénario est devenu plus probable. En prenant tous les risques, en se
mettant en danger, en s’impliquant d’une manière radicale, Jésus va

134
devoir s’élever encore plus haut dans son évolution spirituelle, mais c’est
bien lui et non le Père qui va informer l’univers que, parmi toutes les
possibilités d’occurrences d’événements liées à son observation, il a choisi
la seule et unique manière de triompher de l’oligarchie. Bien sûr, il devra
assumer son nouveau choix, et connaître, pourquoi pas, des doutes et
même les affres de l’angoisse ! Qu’il nous suffise de penser à sa prière au
jardin de Gethsémani, à cette lutte pour habiter son choix, comme cela
nous est dit en Marc 14, 32-42 : « Ils arrivent au lieu nommé Gethsémani,
et il dit à ses disciples : "Asseyez–vous ici pendant que je prierai". Il prend
avec lui Pierre, Jacques et Jean. Il commença alors à éprouver l’effroi et
l’angoisse. Il leur dit : "Je suis triste à mourir ; demeurez ici et veillez".
S’étant avancé un peu, il tombait à terre et priait pour que, s’il était
possible, cette heure s’éloigne de lui. Il disait : "Abba, Père, tout est
possible pour toi ; éloigne de moi cette coupe. Toutefois, non pas ce que,
moi, je veux, mais ce que, toi, tu veux".
Il vient et les trouve endormis ; il dit alors à Pierre : "Simon, tu dors ! Tu
n’as pas été capable de veiller une heure ! Veillez et priez, afin de ne pas
entrer dans l’épreuve ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible". Il
s’éloigna encore et pria en répétant les mêmes paroles.
Puis il revint et les trouva endormis, car ils avaient les yeux lourds. Ils ne
savaient que lui répondre. Il vient pour la troisième fois et leur dit : "Vous
dormez encore, vous vous reposez ! C’en est fait. L’heure est venue ; le
Fils de l’homme est livré aux pécheurs. Levez–vous, allons ; celui qui me
livre s’est approché" ».

Une bataille formidable livrée pour définir ce que serait et ferait l’Amour,
et au final, l’apaisement.
Il sera l’heure pour lui de mettre en pratique une dernière fois tout ce qu’il
enseigné, lui qui exhortait jadis ses disciples à ne pas craindre ceux qui
tuent le corps, mais ne peuvent rien faire de plus (Lc 12,4). Il va mettre en
pratique cet enseignement en innovant encore!
Pour l’heure, il convient de suivre succinctement le déroulement du
drame. Nous le ferons à partir des observations du Professeur Marguerat :
« Les historiens sont aujourd'hui de plus en plus convaincus d'une chose:
l'image du procès au sanhédrin, aboutissant à une sentence de mort pour
cause de messianité (Mc 14,53-65), est une reconstitution chrétienne. De
toutes manières, les premiers chrétiens devaient reconstituer une scène à
laquelle aucun des disciples n'avait assisté! Ils l'ont fait culminer dans ce
dialogue entre Caïphe et Jésus: «Es-tu le Messie, le fils du Béni?» — «Je
le suis», dit Jésus, «et vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite du

135
Puissant et venant avec les nuées du ciel». Et le grand prêtre de déchirer
sa tunique en s'écriant: «Vous avez entendu le blasphème!» (Mc 14,61-
63).
Mais comment l'accusation aurait-elle pu avoir cette teneur-là? Pour les
premiers chrétiens, il est évident que le litige entre 1'Eglise et la
Synagogue porte sur la messianité de Jésus. Mais se déclarer messie,
dans le judaïsme du ler siècle, n'encourt pas la peine capitale. La foi juive
était à cet égard d'une tolérance qui peut surprendre. Plusieurs faux
messies se sont levés, avant et après Jésus, sans qu'on ait retenu contre
eux le délit de blasphème. En outre, il est extrêmement difficile d'admettre
que Jésus se soit ainsi déclaré comme le Messie. Lui qui toute sa vie s'est
refusé à bloquer son identité sur un titre, comment imaginer qu'à la
dernière minute il renie sa détermination? Comment penser qu'il
accepterait, là, le titre qu'il a évité jusqu'alors?
Par contre, sa déclaration au grand prêtre correspond en tous points à
la confession de foi chrétienne. Elle est d'ailleurs un tissu d'Ancien
Testament, qui articule deux citations des Ecritures dont le rôle a été
décisif pour le premier christianisme: le Psaume 110,1 qui évoque la
session à la droite de Dieu, et Daniel 7,13 qui décrit la venue du Fils de
l'homme.

Les vrais griefs

Aussi surprenant que cela paraisse pour un lecteur chrétien, le refus de


Jésus ne s'est pas joué sur sa messianité, mais sur des griefs plus
centraux, et par là plus vitaux dans la logique du judaïsme. Ces griefs
devaient faire l'unanimité du sanhédrin contre Jésus. On sait en effet
qu'Ananus fut déposé de sa fonction de grand prêtre pour avoir condamné
Jacques, frère du Seigneur, sans l'assentiment total de ce conseil; c'était
en 62. Caïphe doit à ses talents diplomatiques d'être resté en place dix-
neuf ans, de 18 à 36; pareille erreur tactique ne lui ressemble point.
Les deux griefs capables de faire l'unanimité du sanhédrin contre
Jésus sont d'une part son attitude face au Temple, d'autre part sa position
sur la Loi. On notera que le procès d'Etienne, le premier martyr chrétien,
dont les Actes des Apôtres calquent le supplice sur la Passion de Jésus,
tourne exactement autour de ces deux délits: Ils firent venir de faux
témoins disant: cet homme ne cesse de proférer des paroles contre le Lieu
saint et la Loi (Ac 6,13; cf. Mc 14,57s).

Il a frappé le Temple

136
Premier grief: le Temple. Des témoins sont produits devant le
sanhédrin, qui rapportent une parole de Jésus: Nous l'avons entendu dire:
«moi, je détruirai ce sanctuaire fait de main d'homme, et en trois jours j'en
bâtirai un autre, qui ne sera pas fait de main d'homme» (Mc 14,58). On
s'étonne seulement d'entendre Marc qualifier cette parole de faux
témoignage. Car elle circule dans le christianisme sous des formes
diverses: dans l'évangile de Jean (Jn 2,19), dans le livre des Actes (Ac
6,14) et au début de l'apocalypse synoptique (Mc 13,2); elle répond ainsi
au critère de l'attestation multiple, qui en prouve le caractère archaïque.
Marc voit-il ici l'accomplissement du Psaume 27: De faux témoins se sont
levés contre moi en crachant la violence (Ps 27,12)? Ou pense-t-il que
Jésus n'a pas affirmé vouloir détruire lui-même le Temple, mais qu'il
annonçait sa ruine prochaine, dans la foulée du Royaume de Dieu?
Quoi qu'il en soit, le Temple est un point ultrasensible de la foi juive, et
le scandale provoqué par Jésus sur le parvis des païens, chassant les
marchands de bêtes sacrificielles et renversant les tables des changeurs,
avait de quoi choquer le peuple et alerter l'aristocratie sadducéenne (Mc
11,15-17). L'éclat a été limité, mais significatif. Jésus prenait ainsi le relais
des prophètes avec leurs oracles de malheur contre le Temple (Jr 7; 26;
Ez 8; cf. Es 66); mais il agit au nom de l'immédiateté fulgurante de Dieu,
anticipant la destruction du Temple qui devait inaugurer le Royaume.
Frapper le Temple, c'est attenter au symbole même de la présence de
Dieu, plus encore, à la garantie de la présence de Dieu en Israël. C'était
trop pour les Jérusalémites, dont l'opinion à ce moment-là a tourné contre
Jésus; les évangiles notent ce revirement, au seuil de la Passion.
L'historien juif Flavius Josèphe, qui décidément nous livre des
renseignements très précieux, expose dans sa «Guerre des Juifs» le cas
de Jésus ben Ananias. Cet homme, quatre ans avant la guerre de 66-70,
parcourait Jérusalem en prophétisant le malheur de la ville et du
sanctuaire. Les magistrats juifs le livrèrent alors au gouverneur romain
pour être puni — étonnante ressemblance avec le traitement infligé à
Jésus! En l'occurence, le gouverneur Albinus jugea que ce prophète de
malheur était fou, et il le relâcha. Jésus de Nazareth ne l'était pas, il était
d'autant plus dangereux. La ressemblance accrédite l'idée qu'un homme
blasphémant le Temple pouvait être livré à l'autorité d'occupation pour
motif politique; du côté juif, la Loi prévoit que le faux prophète doit mourir
(Dt 18,20), et à la fin de la comparution au sanhédrin, Jésus est traité
comme tel: Certains se mirent à cracher sur lui, à lui couvrir le visage, et à
lui donner des coups en lui disant: «Prophétise!» (Mc 14,65).

137
Il casse les règles

Second grief: la Loi. Etonnamment, cette accusation n'est pas formulée


comme telle lors du procès, le grief de messianité ayant pris la place pour
les raisons que j'ai dites. Mais l'autorité que s'arroge Jésus sur le
commandement de Dieu ne pouvait guère être absente du débat. Passe
encore pour la dévaluation de la loi rituelle, bien qu'elle l'ait conduit à des
fréquentations qui brisaient les tabous et déséquilibraient les rapports
sociaux. Passe encore pour les escarmouches avec les scribes sur la
question du sabbat, bien que la coutume soit pour eux.
Des désaccords entre rabbis sur la définition de l'obéissance, le
Talmud en regorge.
Mais Jésus casse les règles du jeu. Son eh bien, moi je vous dis, qui défie
l'autorité de Moïse lui-même, outrepasse les limites de l'acceptable. En
radicalisant le commandement, en détruisant au nom du règne de l'amour
toute limite apportée à la Loi, Jésus fait éclater de l'intérieur le système de
l'obéissance modulée par les distinctions rabbiniques. Mais on ne troque
pas impunément le savoir séculaire, accumulé par les rabbis, contre
l'évidence, même impérieuse, de l'amour. Le coeur du judaïsme était
touché.
La décision de se débarrasser du prophète de Nazareth s'est donc
jouée sur d'autres points que la messianité: en s'attaquant au Temple et à
la Loi, Jésus s'en prenait, pour ainsi dire, aux lieux saints de la foi juive.
L'éventualité d'un succès populaire de sa prédication a dû paraître
intolérable. Si effectivement, comme le raconte Marc, le scandale des
marchands chassés du Temple s'est déroulé au début de sa semaine à
Jérusalem, l'incident a mis le feu aux poudres »31.

Une chose pourtant mérite d’être soulignée : la double stratégie de


l’abaissement et du silence adoptée par Jésus. Là encore, le Maître
innove ! Face aux violences subies, face aux humiliations ou face à la
flagellation, le génie de l’Amour ne donne aucune prise à ses adversaires.
Il ne répond pas à la violence par la violence. Et devant ses accusateurs,
il ne donne aucune prise à des joutes verbales ; pire, il ne se défend pas
vraiment. Pourquoi ? Il aurait pu choisir une sortie en beauté, tenter même
de convaincre ses détracteurs de son innocence, tout particulièrement

31 L’homme qui venait de Nazareth, p.97 à 101.

138
plaider sa cause auprès de Pilate. Il ne le fera pas. Ne donne-t-il pas ainsi
une victoire trop facile à cette oligarchie qu’il est venu combattre ?
Dans notre hypothèse, Jésus ne veut donner aucun prétexte, aucune
prise au déchaînement de la violence qui doit être et rester le libre-choix,
le fait de ses adversaires. Par sa retenue et par son silence, Jésus laisse
place à une conscience de s’éveiller ; il maintient la possibilité de se
dégager de la violence, de l’envie ou de la nécessité du meurtre. C’est une
façon d’aimer ses ennemis, comme il le réclamait, en refusant de se
comporter comme eux. Lui se comporte en miroir pour que chacun puisse
se voir. Se trouve ainsi en jeu bien plus que sa vie. L’effet miroir doit
montrer l’aliénation fondamentale de l’oligarchie qui se réclame de Dieu,
d’une compréhension du Temple, d’une identité juive, de l’exercice d’un
pouvoir pour le bien du peuple, là où il n’y a que la défense d’intérêts
particuliers. La religion est devenue l’otage des nantis et des puissants qui
ont enfermé dieu, pour le tenir en otage, dans une définition aberrante de
l’Amour. L’effet miroir voulu par Jésus fait office de révélation universelle :
elle concerne tous les puissants du monde. Ce Jésus misérable et sans
pouvoir, qui donne sa vie, va démasquer le mensonge des gens de
pouvoir et contredire leur mode de fonctionnement causal, qui devient le
mode à dépasser pour s’ouvrir à l’Amour et aux Béatitudes. En refusant
toute escalade symétrique de la violence, Jésus les place dans la
dialectique de l’illusion comme possibilité d’en sortir : ici, l’illusion-force
consiste à vouloir, malgré la retenue et le silence de la victime, voir en elle
quand même un dangereux prophète dont il faut se débarrasser ; ou, à
travers l’illusion-faiblesse, qui veut agir non par goût du pouvoir mais pour
le bien du peuple, tout en refusant de voir en lui par exemple simplement
un doux rêveur dont il fallait s’occuper le temps de laisser passer la
Pâque. L’Amour postule que nous avons le choix du tiers exclu ou le choix
de l’enfermement. Jésus maintient ce respect fondamental sans diaboliser
ses adversaires ni les victimiser d’aucune manière. Ils avaient la possibilité
effective de réaliser que son Royaume n’était pas de ce monde, mais ils
ne l’ont pas fait : ils ont maintenu au contraire leur enfermement comme
cela nous est raconté en Jean 11,47-50 : « Alors les grands prêtres et les
pharisiens rassemblèrent le sanhédrin et dirent : "Qu’allons–nous faire ?
Car cet homme produit beaucoup de signes. Si nous le laissons faire, tous
mettront leur foi en lui, et les Romains viendront détruire et notre lieu et
notre nation". Mais l’un d’eux, Caïphe, qui était grand prêtre cette année–
là, leur dit : "Vous, vous ne savez rien ; vous ne vous rendez pas compte
qu’il est avantageux pour vous qu’un seul homme meure pour le peuple et
que la nation ne soit pas perdue tout entière" ».

139
Cet enfermement conduit au choix du bouc-émissaire, au soi-disant
droit de faire de Jésus une victime innocente pour le bien de tous. Mais
l’enfermement est aussi le fruit de nos peurs et prédictions : cet homme a
produit beaucoup de signes (constat), tous mettront leur foi en lui
(prédiction), les Romains vont réagir (peur). S’installe alors une boucle de
rétroaction négative dont il est très difficile de sortir parce qu’elle est située
uniquement dans un mode de fonctionnement causal dont Dieu, ou même
l’Amour, sont exclus.

Le choix de Jésus, comme sa stratégie non-violente, force l’admiration.


Chacun évidemment se demande s’il aurait eu un tel courage, une telle
force, une telle abnégation. Nous pensons aussi à toutes ces victimes
innocentes, qui ont dû vivre dans la douleur le triomphe de leurs
bourreaux. Il y a en nous tant de frustrations, de colères, de haines, de
ressentiments, d’angoisses, tant de désirs et de fureurs. Comment en
venir à bout ? La TDC a le mérite de dire clairement qu’il nous faudra nous
ouvrir à la seconde causalité, consentir à un nouvel apprentissage de vie
qui puisse réconcilier la raison et la spiritualité.

Il me revient alors cette histoire exemplaire : Un jeune garçon, qui était


en visite chez son grand-père, trouva une tortue et se mit à l’examiner.
Aussitôt la tortue se réfugia sous sa carapace, et le jeune garçon tenta de
l’en faire sortir avec un petit bâton. Le grand-père qui avait observé la
scène l’invita à cesser de tracasser l’animal. « Tu t’y prends mal ! Lui dit-il.
Viens, et je te montrerai comment on s’y prend. » Il emporta la tortue dans
la maison et la plaça sur le poêle de faïence encore chaud. En quelques
minutes, l’animal fut réchauffé, il sortit sa tête et ses pattes de sous la
carapace et rampa vers le jeune garçon. « Les hommes sont parfois
comme les tortues, dit le vieil homme. N’essaie jamais de contraindre
personne. Apporte uniquement à quelqu’un la chaleur de la bonté, et la
personne fera certainement, ce que tu souhaites ».

140
Chapitre XIV
Quand il faut perdre pour gagner
« La réalité du monde se découvre quand nous nous heurtons à
lui, quand il y a choc, rupture, brisement. Alors nous savons que
le monde n’est pas tel que nous l’imaginons » Françoise Dolto.

Nous sommes tous menacés d’enfermement, tous invités à quitter


l’illusion de pouvoir maîtriser les circonstances par l’usage de la
force…Tous appelés à nous ouvrir à la seconde causalité, à en constater
la puissance émouvante. Même au cœur de l’horreur, Jésus en montre
encore le chemin.

« La joie des troufions

Selon l'usage, Jésus fut battu de verges avant la crucifixion. Le


détachement chargé de l'exécution, tirant prétexte de ce délit, organisa
pour se distraire une mise en scène grotesque, qui parodiait les fêtes des
Saturnales où l'on couronnait un roi tiré au sort. On remit au prisonnier les
emblèmes d'une royauté de carnaval: tunique de pourpre, roseau en guise
de sceptre, couronne d'épines. Le souvenir de cet incident est resté très
vif chez les premiers chrétiens, parce qu'ils ont vu non seulement le
comble de la torture dans cet amusement de troufions avinés, mais aussi
la proclamation paradoxale du Christ-Roi (Jn 19,1-5).
Jésus a été chargé de la croix, non pas toute la croix, mais seule la
partie transversale appelée en latin «patibulum». Il fallait la porter jusqu'à
la colline de Golgotha, hors de la ville, où le pieu vertical était fiché en

141
terre. Diminué par la flagellation, Jésus a faibli en chemin. L'escorte a
réquisitionné un dénommé Simon, de Cyrénaïque (Libye), qui rentrait des
champs, et dont le physique a paru apte à porter la croix pour la fin du
trajet (Mc 15,21). De pieuses femmes de la ville avaient coutume d'offrir
aux suppliciés un breuvage enivrant destiné à les étourdir, afin d'atténuer
un peu l'horrible souffrance. Jésus l'a refusé (Mc 15,23).

L'agonie

La découverte, il y a vingt ans, dans un ossuaire à Jérusalem, des


restes d'un crucifié, a fourni des précisions sur le supplice. Jésus a été
pendu à trois clous: un dans chaque avant-bras - et non dans la paume de
la main, comme le répètent les peintres - et un plus long à travers les
talons joints. Un support de bois placé sous le séant évitait au corps de se
déchirer, mais prolongeait aussi le calvaire. L'agonie pouvait être longue.
Le supplicié tentait toujours à nouveau de se redresser pour lutter contre
la tétanisation et l'asphyxie. On comprend que les Romains aient eu en
horreur ce mode de mise à mort, qu'ils estimaient le plus infamant et le
plus cruel, qu'ils n'avaient pas inventé eux-mêmes mais hérité des Perses;
en aucun cas, ils ne l'infligeaient à leurs propres citoyens.
L'agonie de Jésus fut brève, indice que sa constitution n'était pas très
robuste. Pilate en fut étonné (Mc 15,44). Le gémissement placé sur les
lèvres du supplicié: Mon Dieu, mon Dieu, en vue de quoi m'as-tu
abandonné? (Ps 22,2), dit le désespoir de Jésus qui s'enfonce seul dans
les eaux noires de la mort; mais il le dit à Dieu. Le cri sur lequel s'achève
l'agonie (Mc 15,37) est peu courant, puisque les crucifiés mouraient
généralement d'asphyxie; son coeur aura cédé avant. La mort de Jésus
n'eut d'extraordinaire que sa rapidité. Si le ciel s'obscurcit, si le sol
trembla, c'est dans le coeur des rares témoins qu'eut lieu cet ébranlement;
la mort ne signait-elle pas l'éclipse de Dieu et l'échec du maître?
Jésus est mort le jour de la préparation de la Pâque, dans l'après-midi (Mc
15,34). Les quelques personnes présentes durent se hâter, car au Temple
on égorgeait déjà les agneaux, et les familles se préparaient dans la liesse
à partager le repas pascal. On eut juste le temps d'ensevelir Jésus avant
le coucher du soleil »32.

Il est mort probablement le 7 avril de l’an 30.

32 D.Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, p.94 à 96.

142
Certains aspects méritent d’être développés :

- Le gémissement placé sur les lèvres du supplicié: « Mon Dieu,


mon Dieu, en vue de quoi m'as-tu abandonné? (Ps 22,2). » On
peut y voir bien sûr un signe de désespoir, ou encore un reproche
adressé à Dieu. Mais il ne faut pas oublier que Jésus meurt sans
savoir si sa mort aura la moindre utilité. Il ne peut que
s’abandonner, en fils obéissant, à ce Père miséricordieux qu’il a
voulu suivre sans faillir.
- Il conviendrait aussi d’ajouter la puissance de l’Amour qui se dit en
Luc 23:34 quand Jésus disait : « Père, pardonne–leur, car ils ne
savent pas ce qu’ils font. Ils se partagèrent ses vêtements en
tirant au sort ».
- De mentionner les formules de Luc 23,46 : « Père, entre tes mains
je remets mon esprit », et celle de Jean 19,30 : « Tout est
accompli ».
- Sans oublier les railleries, sarcasmes et moqueries de la foule qui
se défoule. Le supplice de la croix était pour tout Juif le rappel de
la puissance de l’occupant romain, un rappel mêlé de peur, de
honte et d’impuissance.
- Mentionner la débâcle des disciples. Jésus ne veut pas les
entraîner avec lui. Ce sera à eux de faire leur choix. L’évangile de
Jean nous dit qu’il y avait au pied de la croix sa mère Marie, Marie
sœur de sa mère, la femme de Clopas, Marie de Magdalène et
Jean le disciple que Jésus aimait. (Jn 19,27)
- Souligner le symbolisme du rideau du sanctuaire déchiré en deux
du haut en bas (Mc 15,38), qui dit que désormais Dieu n’est plus
dans le Temple ; ou encore l’exclamation du centurion romain :
« Vraiment cet homme était le fils de Dieu (Mc 15,39b) » qui fait
d’un troufion étranger le premier témoin.

Sous l’ange de la causalité stricte, l’oligarchie a gagné son pari : rien ne


s’est passé ! Jésus est mort, il n’y a pas eu d’émeutes, la colère divine ne
s’est pas abattue sur les bourreaux…
Mais sous l’angle de la seconde causalité, l’Amour a triomphé de
l’extrême violence. Une espérance est née par delà la mort du Juste.

Alors que j’y pensais m’est revenue en mémoire cette histoire : « Un


missionnaire protestant travaillait depuis fort longtemps auprès de Papous.

143
Il souhaitait pouvoir traduire dans leur lange certaines expressions
bibliques, mais n’arrivait pas à trouver la bonne expression pour dire
l’espérance. Il chercha longtemps un équivalent sans le trouver. Mais un
jour, son enfant nouveau-né mourut. Il le porta en terre. Un papou le
voyant lui demanda : « Je ne te vois pas pleurer ? » Le missionnaire lui
répondit : « Pourquoi pleurer ? Je reverrai mon fils, il est auprès de Dieu ».
Le jeune papou rétorqua : « Oui, je sais cela. Vous les chrétiens vous
regardez par-dessus l’horizon… ».
Regarder par-dessus l’horizon…Soudain, le missionnaire a su comment
traduire dans la langue des papous le mot espérance ».

C’est le miracle qui s’accomplit à Vendredi saint. L’espérance a muté,


elle nous conduit ailleurs.

« De la vie pour les pécheurs...

On peut suivre une dernière piste, en remarquant que Jésus a vécu lui-
même ce qu'il demande. Il exhorte ses disciples à ne pas craindre ceux
qui tuent le corps, mais après ne peuvent rien faire de plus (Lc 12,4); lui-
même ne craindra pas. Il recommande de faire confiance à Dieu qui veille
sur chacun; hors de sa volonté, pas un cheveu ne tombe de la tête (Mt
10,30). Qui veut sauver sa vie la perdra, dit-il, mais qui perd sa vie la
sauvera (Mc 8,35); lui-même préférera perdre sa vie plutôt que renier son
image de Dieu. Jésus demande d'aimer l'ennemi et de renoncer à la
violence (Mt 5,38-48). Sa mort n'est-elle pas la concrétisation même de
ses exhortations? N'est-elle pas le signe ultime d'une vie exposée à
l'amour? Heinz Schürmann parle de la «pro-existence» de Jésus: une
existence pour autrui, en faveur d'autrui, une existence qui paie le prix de
l'amour pour les pécheurs. Jésus disait un jour à ses disciples: Si
quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de
tous (Mc 9,35). Le supplice de sa mort accomplit cette parole, puisqu'elle
l'inscrit au rang des derniers, au nom de l'amour infini de Dieu qui triomphe
de la mort.

... à la mort pour les péchés

L'homme de Nazareth a prévu sa mort comme l'aboutissement


inexorable de sa «pro-existence», son existence pour autrui. On comprend
comment, d'une vie donnée aux autres, les premiers chrétiens ont passé à
une mort donnée aux autres. On comprend qu'après Pâques, ils aient

144
passé d'une vie pour autrui à une mort pour autrui. Ils signifiaient par là
que la mort n'était pas que l'interruption de sa vie, mais le pinacle d'une
vie offerte. Ainsi, de la «pro-existence» de Jésus pour les pécheurs, on est
passé à une conception, qui nous est familière, du Christ mort pour nos
péchés.
Voir dans la croix une expiation des péchés n'est pas le fait de Jésus,
mais un fruit de Pâques. Reconnaissons que la position de Jésus, son
accueil de la souffrance comme conséquence de l'engagement au service
du Dieu d'amour, se prêtait remarquablement à une telle lecture
chrétienne de sa mort »33.

Une lecture qui sera celle de l’Amour :


- Par la croix, le Dieu mythique de la colère et de la vengeance se
trouve relégué aux oubliettes, qualifié uniquement de fantasme
humain.
- Par la croix, toutes les entreprises humaines visant à mettre la
main sur Dieu sont rendues vaines.
- Par la croix, l’homme se trouve revendiqué par la puissance de
l’Amour.
- Par la croix, la miséricorde de Dieu est une folie plus forte que la
raison et la faiblesse humaine.
- Par la croix a lieu le jugement mais aussi la grâce qui tous deux
ouvrent une nouvelle création, une nouvelle manière de se
comprendre et de fêter la vie.

Pour autant, fallait-il que les humains tuent l’Amour ? Qu’ils expriment
leur toute-puissance qui n’est en somme qu’une peur infinie de s’ouvrir à
la non-maîtrise d’un Père miséricordieux ?
D’une certaine manière, l’Amour qui se meurt sous nos yeux dans un
abandon aussi radical et sans débordement de haine ou de violence,
marque un tournant décisif dans l’évolution de la conscience humaine.
Cette non-violence sera reprise tout au long de l’histoire et sur tous les
continents. Désormais, la force des puissants et la puissance de la force
doivent s’attendre à être combattues sur un autre terrain. Et cette nouvelle
possibilité, qu’on le veuille ou non, qu’on se déclare croyant ou non, nous
est donnée. Est-ce une utopie ?

33 D.Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, p 104 et 105.

145
Quand les tensions inter-ethniques devenaient trop fortes en Indes,
Gandhi jeûnait et obtenait un apaisement des conflits…
De nombreuses immolations ont été suivies de changements
considérables, la dernière en date en Tunisie a contribué à faire tomber le
pouvoir…

Placide Gaboury écrivait (in Paroles pour le cœur) : « On ne détruit


pas les ténèbres en luttant contre elles, mais en allumant de la lumière. On
ne détruit pas le mal en luttant contre lui, mais en faisant le bien. On ne
détruit pas la haine ou la peur en s’acharnant contre elles, mais en laissant
monter la tendresse-amour. C’est en allant vers l’est que l’on s’éloigne de
l’ouest. C’est en allant vers plus de vie qu’on dépasse la mort. C’est en
allant vers ce qui dure qu’on est libre de ce qui ne dure pas ».

Une espérance est en marche. Le cycle de l’Amour n’est-il pas toujours


prêt à recommencer ?

Quelque part la Bonne Nouvelle de la défaite des bourreaux me


réchauffe le cœur. Il y a dans l’effroi et l’horreur de la croix quelque chose
qui empêche que tout ne soit que tristesse, échec lamentable. Cette idée
est développée particulièrement dans l’évangile de Jean ; elle mérite qu’on
s’y arrête un instant.

Pour cet évangile, la parole a surgi dans le temps, elle est venue
d’ailleurs, du Père directement pour féconder nos vies à travers son Fils. Il
est le pain de vie, la lumière, la porte, le bon berger, la résurrection et la
vie, le chemin, la vraie vigne. Autant dire : tout ce dont nous pourrions
avoir besoin ou rêver ! La vie en plénitude. Cet Envoyé du Père, auprès
duquel il était de toute éternité, avait reçu pour mission de manifester
l’Amour sur terre, d’en faire la révélation. Il y sera pourtant en hôte
étranger qui devra retourner d’où il est venu. Tel est son destin… Ainsi
pour Jean, la croix n’est pas un événement imprévisible ni scandaleux.
Elle est un aboutissement nécessaire, l’accomplissement ultime de sa
mission : la révélation de la présence souveraine du Dieu sauveur qui n’a
jamais été mis en échec par la croix. En elle, au contraire, le Fils manifeste
sa différence qualitative d’avec les humains, qui va l’élever au-dessus de
tout nom en glorifiant le Père. Chez Jean, l’extrême abandon,
l’abaissement et la souffrance du Fils, bien que réels, ne disent pas
l’essentiel, à savoir qu’il incarne la défaite du mal et le triomphe de la vie,
en somme la gloire de Dieu. Et c’est dans ce renversement des choses

146
que le monde est jugé, que nous sommes appelés à croire au porteur
victorieux de la vie, invités à voir dans la Croix le point d’orgue de la Gloire
divine, la Différence radicale. Jésus en a fait la démonstration tout au long
de sa vie et même dans son agonie. Et quand il remet son esprit, quand
tout est accompli, s’annonce son retour au Père. Un retour sans violence
mimétique puisqu’il nous a offert son pardon ! Un retour glorieux porteur
de Vie et de Sens.

Il y a les allergiques à la vision de l’évangile de Jean, qui y voient une


exagération manifeste, une tentative des premières communautés
chrétiennes, une volonté de contraindre pour convaincre en exaltant la
Souveraineté de ce Dieu qui fait toute chose nouvelle en utilisant les
forces de résistances humaines, le cercle des juifs hostiles à Jésus, pour
triompher du néant et de la mort en manifestant sa Gloire. N’est-il pas
alors un dieu narcissique ou sadique ? D’autres experts font valoir la
symbolique de la Différence radicale entre l’humain et ce Dieu qui se
présente plutôt comme un dieu de tendresse pour qui le rejet de la croix
ne signifie pas une trahison, une insulte, une offense inexcusable, mais
bien le début d’une réconciliation possible : nous sommes invités à faire
avec lui notre élévation, à quitter le néant et la mort pour être victorieux de
la vie. Il me revient alors en mémoire cette histoire :

Après avoir été créé, et après avoir éprouvé comment le son tremblant
sortait de mes lèvres, je résolus d'escalader la montagne sainte pour
parler à Dieu et pour lui dire: « Seigneur, je suis ton serviteur. Ta volonté
sainte est ma loi et je la suis en toute circonstance. » Mais Dieu ne daigna
pas me répondre. Il fit simplement se lever immédiatement une énorme
tempête.
Mille ans plus tard, je résolus d'escalader la montagne sainte pour parler à
Dieu et pour lui dire: « Mon Créateur, je suis ta créature. Tu m'as créé
selon ton bon vouloir. Ce que je suis, ce que j'ai, c'est à toi seul que je le
dois ». Mais Dieu resta silencieux. Il fit simplement s'envoler aussitôt mille
oiseaux apeurés.
Mille ans plus tard, je résolus d'escalader la montagne sainte pour parler à
Dieu et pour lui dire: « Père, je suis ton fils, tu m'as montré de l'amour et
de la compassion. C'est dans l'amour et la compassion que je veux hériter
de ton royaume. Mais Dieu ne dit mot. Il s'est évaporé comme la brume à
l'horizon.
Mille après, je résolus d'escalader la montagne sainte pour parler à Dieu
et pour lui dire: «Mon Dieu, mon but et mon accomplissement, je suis ton

147
passé et tu es mon présent. Je suis ta racine dans la terre, et tu es ma
floraison au firmament et nous croissons ensemble comme la face du
soleil. » Alors Dieu s'est penché vers moi, il m'a murmuré à l'oreille des
mots tendres et doux. Et comme la mer contient le petit ruisseau qui va se
fondre en elle, Dieu m'a entouré. Et quand je suis redescendu de la
montagne sainte, dans les sommets comme dans les plaines, Dieu était
toujours là ».

N’est-il pas Celui qui est, était et sera ? Origine et fin de toute chose ?
N’avons-nous pas dès lors à Lui remettre, en toute conscience et en toute
confiance, nous aussi notre esprit ?
La TDC n’exclut pas, sans l’avoir justifiée, la survivance de l’esprit. Mais
elle nous invite fortement à ne pas oublier que nous faisons partie d’un
seul organisme, celui de Dieu dont nous sommes les capteurs et les
acteurs dans le plus strict respect de notre libre-arbitre. Ce postulat est
capital, trop souvent oublié dans le domaine religieux. Une histoire
humoristique le dit : Jésus joue au golf.
Il se prépare à prendre son premier départ.
Il frappe la balle mais manque complètement son coup.
La balle traverse le parcours dans le mauvais sens rebondit sur un arbre,
repasse et heurte une pierre qui la fait partir à la verticale, elle est alors
déviée par un Boeing qui passe.
Elle revient, heurte un camion sur la route voisine qui l'envoie contre un
mur de ferme, elle arrive dans un buisson.
Un lapin qui passait par là voit la balle de Jésus, la prend dans sa bouche
et continue sa promenade.
Un aigle, fonce sur le lapin et l'emporte dans les airs.
C'est alors qu'un chasseur voit l'aigle et lui tire dessus.
L'aigle, touché, lâche le lapin, qui lâche la balle qui tombe sur le green
roule un peu et tombe dans le trou!
Alors Jésus lève les yeux au ciel et dit : "Papa ! S'il te plait ! Laisse-moi
jouer...!"

Il se pourrait bien que la dernière ouverture radicale de Jésus à l’Amour


du Père manifestée sur la croix ait été ce battement d’ailes du papillon qui
peut provoquer une tornade à l’autre bout du monde, ici de l’histoire
humaine…

148
Chapitre XV
La résurrection ? Bon, mais encore ?
« Seule l’expérience d’un manque dans une rencontre peut
nous ouvrir à Dieu et nous mettre en recherche continuelle de
lui » Françoise Dolto.

Depuis deux millénaires maintenant, le christianisme s’est construit


autour de la résurrection de Jésus de Nazareth. Mythe ou réalité ? Et si on
retrouvait la tombe de Jésus avec ses ossements, serait-ce la fin du
christianisme, une preuve rationnelle à même de tout contester ?
Chacun pourrait y aller de ses arguments, mais globalement une
réponse consensuelle émergerait quand même : non, ce ne serait pas si
important que cela ! Car la résurrection n’est pas bâtie uniquement sur le
récit du tombeau vide. Voyons cela de plus près…

« Un homme qui devint dieu?

Nous voici parvenus à la question la plus cruciale. Là où le croyant


guette l'historien et, peut-être, redoute son verdict. Comment comprendre
l'énigme de Jésus? Les chrétiens croient au Christ «Fils unique de Dieu,
Dieu venu de Dieu, Lumière issue de la Lumière», pour reprendre la
confession de foi de Nicée-Constantinople (4e siècle). Il va de soi que ce
vocabulaire provient de l'Eglise, et que jamais Jésus ne s'est dit «Dieu
venu de Dieu». Mais que disait-il de lui? Quelle conscience avait-il de sa
vocation? Quel rôle se savait-il donné?

Le choc de Pâques :

149
N'allons pas penser que le plus grand choc ait été, pour les disciples de
Jésus, la mort de leur maître. Sa fin a été misérable, et l'évangile nous
montre les disciples apeurés et fuyards. Au minimum, les disciples avaient
misé quelque espoir sur leur maître, que la fin venait ruiner. L'épisode du
reniement de Pierre est demeuré dans la tradition comme la cicatrice d'un
lâchage honteux de Jésus par les siens.
Mais un choc bien plus considérable s'est produit, auquel les disciples
n'étaient absolument pas préparés et qui les a pris à revers. Ce choc a
reçu un nom dans la foi chrétienne: Pâques. Les évangiles rapportent qu'à
leur grand effroi, des femmes ont trouvé le tombeau ouvert, et que les
disciples ont dû se ranger peu à peu à cette nouvelle, pour avoir vu de
leurs yeux leur maître à nouveau vivant.

Trois points en commun :

L'historien doit renoncer ici à en avoir le coeur net. Je veux dire:


concernant la mise à mort de Jésus, les quatre évangiles concordent sur
l'essentiel; concernant l'après-mort, ils divergent extraordinairement. Une
comparaison même superficielle de Marc 16, Matthieu 28, Luc 24 et Jean
20-21 fait constater que les récits d'apparition du Ressuscité ne coïncident
aucunement d'un évangile à l'autre. De plus, à la différence de la
crucifixion qui mobilise un large public, les apparitions pascales ne
concernent que les disciples et interviennent dans l'intimité de leur relation
à Jésus. On pourrait parler de vision, si nous connaissions mieux ce type
de phénomène, qui par définition se dérobe à l'observation extérieure.
Malgré leurs dissemblances et leurs invraisemblances, il faut voir ce
que les récits de Pâques s'accordent à dire. Ils s'accordent sur trois
choses. D'abord, l'expérience de Pâques ne fut pas l'aboutissement d'un
processus de réflexion des disciples, mais le résultat d'une initiative de
Dieu. Ensuite, les disciples ont accueilli la nouvelle non pas avec
soulagement, mais avec scepticisme, et leur résistance à croire dut être
vaincue. Enfin, la nouvelle de Pâques culmine dans la révélation
bouleversante que Dieu n'était pas du côté des bourreaux, même s'ils
prenaient la Loi pour eux et voulaient défendre l'honneur de Dieu; le
Seigneur n'était pas du côté des bourreaux, mais du côté de la victime, et
se donnait à connaître dans ce corps lamentable pendu au bois.
Ces trois points d'accord font dire qu'il est trop court d'expliquer Pâques
par un phénomène d'hallucination collective, ou par un processus
d'autopersuasion du groupe qui refoulerait la réalité pour maintenir sa
croyance. Encore une fois, la découverte que «l'affaire Jésus» n'était pas

150
classée à Golgotha ne venait pas au-devant de l'attente ardente des
disciples; elle est venue au contraire contredire leur sentiment d'échec.

Le regard inversé :

L'historien est donc amené à conclure ceci: une expérience spirituelle


forte, totalement imprévue, a conduit les disciples à inverser leur regard
sur la croix. Celle-ci ne représente plus pour eux l'échec de leur maître,
mais la consécration de sa vie, qui inaugure une nouvelle relation avec
eux.
Historiquement, l'expérience de Pâques n'est pas reconstituable. Les
évangiles la décrivent en convoquant l'imagerie apocalyptique: les anges
de Dieu, l'intense lumière, le mort relevé, l'ascension du Ressuscité (cf. Mt
28,1-10). Mais, historiquement toujours, les effets de cette révélation sont
aisément perceptibles: les disciples reprennent courage, ils célèbrent la
victoire de Dieu sur le refus des hommes. Une main puissante a changé
leur abattement en énergie. La mémoire de Jésus commence, et avec elle,
l'aventure chrétienne.
Cette expérience peu banale a posé aux disciples une question brûlante,
que Jésus avait sciemment laissée en suspens, mais qui devenait
incontournable en de telles circonstances: la question de l'identité de
Jésus. Qui était cet homme, dont Dieu se déclarait si étrangement
solidaire? S'il n'était pas le blasphémateur qu'a dit le grand prêtre, s'il
n'était pas le maudit, qui était-il? »34.

Une chose est certaine, il y a eu mutation. Non pas seulement dans


l’annonce d’un tombeau vide ou d’une résurrection, mais bien plutôt dans
cette transformation qui fait de l’annonceur du Royaume, l’annoncé, le
Messie attendu. Qui a opéré cette transformation, comment s’est-elle
faite ? Historiquement, nous n’en savons rien, mais nous savons qu’elle a
été réellement la conviction forte des premiers chrétiens.
Certaines choses troublantes méritent d’être mentionnées ici : nous
retrouvons la continuité avec la tradition juive, la rupture et la nouveauté.

« La résurrection est une croyance relativement récente. Elle


s’enracine dans l’histoire juive et apparaît 200 ans avant Jésus Christ.
Avant ça, aux temps de Moïse, David et des prophètes, on pensait qu’il n’y

34 D.Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, p. 107 à 110

151
avait pas de vie après la mort. Les morts étaient au shéol, qu’on peut
traduire par tombeau : le lieu des ombres, du silence et du sommeil. Au-
delà de la mort, il n’y avait rien, croyait-on : c’était sur terre que Dieu
punissait ou récompensait par la prospérité et la descendance. C’est ce
qu’on appelle la théologie de la rétribution.

Une crise, une question :

Au IIe siècle avant notre ère, les Juifs étaient sous la domination des
Séleucides (Grecs) et se faisaient persécuter par le roi Antiochus IV
Épiphane. Afin d’assimiler les Juifs, on brûle leurs livres saints, on leur
interdit leurs pratiques alimentaires et religieuses, et on installe un autel
pour Zeus dans la partie la plus sainte du Temple - un geste extrêmement
provoquant pour eux. Plusieurs Juifs se révoltent et finissent par être tués
pour leur foi.

De cette persécution surgit une grave question théologique : si une


personne se fait tuer à cause de sa fidélité à Dieu, en quoi Dieu, lui, a-t-il
été fidèle envers elle? Dieu respecte-t-il son alliance, s’il abandonne les
siens à la mort?

Origines d’une réponse

Puisqu’il n’y a rien au-delà de la mort, la théologie traditionnelle de la


rétribution ne fonctionne plus. Une solution apparaît tranquillement avec le
livre de Daniel, qui affirme, en pensant aux martyrs : « Beaucoup de gens
qui dorment au fond de la tombe se réveilleront, les uns pour la vie
éternelle, les autres pour la honte, pour l'horreur éternelle. » (Dn 12,2)
C’est une révolution pour les Juifs d’évoquer pour la première fois une
résurrection individuelle pour ceux qui meurent au nom de leur foi.

Les persécutions subies par les Juifs au IIe siècle sont racontées dans
l’Ancien Testament par le livre des Maccabées, qui propose aussi l’idée de
résurrection. Dans le récit de 2 M 7, sept frères sont arrêtés avec leur
mère. On leur ordonne de manger du porc (un aliment proscrit par la loi
juive). Ils refusent et se font donc torturer et tuer. Avant de mourir, ils
affirment courageusement au roi : « Tu nous exclus de la vie présente,
mais le roi du monde, parce que nous serons morts pour ses lois, nous
ressuscitera pour une vie éternelle » (2 M 7,9).

152
La résurrection : l’expérience chrétienne :

Après la mort de Jésus, les disciples vécurent une expérience


incroyable : Jésus est revenu à la vie. Comment comprendre cela et
comment l’expliquer à d’autres? Leurs premiers réflexes furent d’employer
un vocabulaire très concret lié au concept de la résurrection : il s’est
relevé, il s’est réveillé d’entre les morts.

Pourtant, beaucoup de Juifs ne les ont pas crûs. Pourquoi? D’une part,
les Saducéens, responsables du Temple, ne croyaient tout simplement
pas à la résurrection. Pour eux, la vie se terminait avec la mort. D’autre
part, pour les Pharisiens et les Esséniens, la résurrection de Jésus était
bien différente de celle envisagée par les livres de Daniel et des
Maccabées. Il y a deux différences majeures. Premièrement, ces écrits
évoquaient une résurrection à la fin des temps, alors qu’après la
résurrection de Jésus, la vie ordinaire a continué son cours!
Deuxièmement, dans la résurrection décrite par Daniel et les Maccabées,
le Messie n’avait aucun rôle particulier à jouer, tandis que pour les
chrétiens, la résurrection du Messie – qu’ils reconnaissaient en Jésus –
est devenue le modèle de leur propre espérance de résurrection.

En le ressuscitant pour la vie éternelle, Dieu a fait pour Jésus ce


qu’annonçaient Daniel et les Maccabées. Les premiers chrétiens ont
compris que c’était une bonne nouvelle et qu’ils étaient eux aussi promis à
la résurrection. Voilà donc les origines de la bonne nouvelle célébrée à
Pâques et à chaque dimanche »35.

Bien que ce constat puisse être fait, des questions demeurent : qui a pu
établir en un temps aussi bref la relecture de l’annonceur en l’annoncé, et
redéfinir la résurrection dans cette continuité, cette rupture et cette
nouveauté radicale ? Honnêtement, nous doutons qu’elle ait été le fait des
disciples eux-mêmes : ils n’en avaient pas la carrure. Il n’est fait mention
d’aucune personnalité dans l’entourage de Jésus qui aurait eu l’envergure
intellectuelle nécessaire à cette synthèse.
Nous savons d’autre part que cette relecture s’est faite relativement
vite. Le premier martyr chrétien, Etienne survient en l’an 32 ou 35 au plus
tard. Suite au conseil donné par Gamaliel (Act 5.34-40), nous constatons

35 Sébastien Doanne, http://www.interbible.org/

153
que l’Église jouissait d’une paix presque totale de ce côté-là, les dirigeants
ayant choisi justement « d’attendre pour voir si ce mouvement venait de
Dieu » ou s’il allait s’éteindre tout seul. La source des accusations contre
Etienne vient d’ailleurs, comme nous le lisons en Actes 6.9-10. Ce sont
des synagogues des Hellénistes qui étaient enragées contre lui. C’est
bien logique. Etienne, en Helléniste, était tout à fait dans son élément,
lorsqu’il a commencé à annoncer l’Évangile dans ces synagogues. Et sa
prédication a mis tout le monde en rage, non seulement parce qu’il
annonçait Jésus, mais aussi parce qu’en le faisant, il a osé s’attaquer au
temple, et aux traditions juives. Ainsi nous est-il dit en Actes 6.13-14 : « Ils
produisirent de faux témoins qui disaient : Cet homme ne cesse de
proférer des paroles contre ce lieu saint et contre la loi ; car nous l’avons
entendu dire que Jésus, ce Nazaréen, détruira ce lieu et changera les
coutumes que Moïse nous a transmises ». Etienne sera lapidé.

Nous savons également que Saül de Tarse, qui deviendra l’apôtre Paul
après sa conversion au christianisme, fut d’abord un persécuteur zélé des
chrétiens, ceci avant l’an 35, date la plus tardive de sa conversion. La
relecture s’est donc opérée en deux à quatre ans. Elle se poursuivra
jusqu’à la fin du 1er siècle avec la synthèse des évangiles. Mais qui en a
été à l’origine ? Une reconstruction minimale s’impose…

Il faut noter d’abord la référence aux trois jours qui séparent vendredi
saint et Pâques, la mort du Juste et la résurrection. Ce délai est
intimement lié au Jésus terrestre. Nous trouvons en Marc 14:58 cette
mention : « Nous l’avons entendu dire : « Je détruirai ce sanctuaire
fabriqué par des mains humaines et en trois jours j’en construirai un autre
qui ne sera pas fabriqué par des mains humaines ».
Ce n’est évidemment pas une coïncidence : c’est au contraire un
programme. Jésus sera le nouveau Temple de Dieu, le lieu de sa
présence mystérieuse (Shekinah) qui introduit une ère nouvelle signalée
par le rideau déchiré du Temple. Jésus ne disait-il pas que « nul ne vient
au Père que par lui ? » Ou encore chez Jean « Mon Père et moi nous
sommes un (Jn 10,38) » ?

Cette unicité va se révéler à Pâques dans ce cri : il est vivant ! C’est


désormais en lui qu’il faut chercher Dieu. Et pour le dire de manière
imagée, l’Eglise primitive en a fait le récit du tombeau vide avec toutes ses
invraisemblances sur lesquels nous reviendrons. Soulignons pour le
moment la singularité du cri : il est vivant. Il a traversé la mort, elle n’a pu

154
le retenir. Il s’agissait pour les premiers chrétiens de traduire cette idée
pour qu’elle soit intelligible aux Grecs comme aux Juifs.

Le monde grec était fortement influencé par les idées de Platon pour
qui le monde sensible est un cosmos (ordre, arrangement) qui se constitue
à partir d'éléments qui lui préexistent. C'est un assemblage de Formes
intelligibles et de matière chaotique. Ce n'est donc pas une création ex
nihilo.
L'âme du monde est un être vivant qui possède une âme; son
mouvement est mouvement de connaissance, cause de régularité des
cycles célestes. L'âme est automotrice, se meut elle-même et est donc
principe du mouvement de chaque être. Elle est aussi immortelle et
impérissable. L'âme du monde est principe et cause première de l'univers.
En tant que principe premier, elle doit être inengendrée ; or, dans le
mythe, le démiurge la fabrique. Chaque chose, cité, univers, âme, détient
un cosmos auquel elle doit se conformer. Dans le monde grec, il peut y
avoir migration des âmes, mais pas de résurrection des morts ou alors
sous une forme exceptionnelle comme retour à la vie. L’idée d’une
résurrection des morts à la fin des temps est parfaitement inconnue.

Dans le monde juif, l’espérance d’une résurrection générale à la fin des


temps s’est développée peu à peu avec un double accent : celle des
Justes et celle des impies ensuite. Elle est entièrement matérialiste. Mais
tous n’étaient pas unanimes : les Sadducéens et les Samaritains n‘y
croyaient pas. Dans le judaïsme hellénistique, cette espérance s’est
spiritualisée. Josèphe insère la doctrine de l’immortalité dans le dogme
pharisien. Philon envisage l’immortalité comme nouvelle naissance,
comme libération de l’individualité, et l’enfer comme bannissement loin de
Dieu, qui peut être déjà en vigueur ici-bas.

Dans le Nouveau Testament, on distingue la résurrection de Jésus et


celle des croyants avec le Christ à la fin des temps. L’une et l’autre
ouvrent une nouvelle économie du salut : désormais la vie nouvelle est en
Dieu, elle provient de Lui, et elle s’accomplira à la fin des temps. L’histoire
du tombeau vide va servir à dire cette nouveauté de manière imagée. Elle
le dira sans se soucier des invraisemblances :
« Qui compte tenu de la chaleur du climat palestinien, songerait à
rouvrir un tombeau après trois jours ? L’effluve nauséabonde de la
décomposition le stopperait à l’entrée. Attendre trois jours n'était du reste
pas indispensable: parmi les rares occupations tolérées le jour du sabbat

155
figuraient les rites funéraires. Le respect dû à Dieu n'étouffait pas le
respect sacré des morts.
Est-il si sûr par ailleurs que Joseph d'Arimathée, qui avait requis de
Pilate l'autorisation d'emporter le corps, n'a pas procédé à une sépulture
en bonne forme? L'inhumation en pleine terre, dans une fosse commune,
était le lot des pauvres. Les cadavres des condamnés à mort étaient livrés
aux chiens, ce qui pour un juif était une circonstance aggravante; le fait de
n'avoir pas de sépulture était vu comme une malédiction, qui coupait le
défunt des pères (Dt 28,26). Plus aisés étaient ceux dont on déposait le
corps dans des caveaux, aménagés ou creusés dans le roc. Si Joseph
d'Arimathée a pris soin de la dépouille du supplicié, s'il l'a pourvue d'un
linceul (Mc 15,46), aurait-il négligé d'acheter les épices odoriférantes?
Quant à un embaumement en règle, n'y pensons pas. Il est le privilège,
dispendieux, des princes. La quantité phénoménale de myrrhe et d'aloès
réquisitionnée pour l'onction de Jésus — trente kilos selon Jn 19,39 — est
digne d'obsèques royales. On rapporte d'Hérode le Grand, le
mégalomane, qu'il avait prévu de faire oindre son corps au moyen d'huiles
aromatiques et d'épices portées par cinq cents serviteurs (Flavius
Josèphe, Antiquités juives 17,8). L'idée que le Nazaréen ait pu être
embaumé comme un roi pouvait plaire aux premiers chrétiens mais,
disons-le, elle n'est pas réaliste. Conscient déjà de la difficulté, Matthieu,
dans sa réécriture du texte de Marc, a biffé le trait: les femmes viennent en
simples curieuses voir le sépulcre (Mt 28,1).
Encore un fait à peine croyable, la question que celles-ci se posent: Qui
nous roulera la pierre à l'entrée du tombeau? (Mc 16,3). Seraient-elles si
sottes, ces saintes femmes, pour n'y penser qu'en chemin? Mais voyant la
pierre roulée, elles s'effraient. Ont-elles pensé aux violeurs de tombes, si
fréquents dans l'Antiquité?
Arrêtons là le jeu de massacre. Une conclusion s'impose: la scène n'a
rien d'un compte rendu d'historien ou d'une enquête policière. Lire dans
cette perspective mène à une impasse. Il faut changer d'angle de vue »36.

« Il disait: Je suis la vie :

La chaîne des «déjà», sur quoi repose le récit, s'allonge: le soleil déjà
levé, la pierre déjà roulée, et maintenant Jésus déjà en Galilée, selon une
parole déjà dite de son vivant. La foi naît de cette reconnaissance d'un

36 Daniel Marguerat, Résurrection une histoire de vie, éd. du Moulin 2001,p 39 à 41.

156
don qui précède et qui fonde, d'une grâce déjà là. La parole surplombe
l'abîme de la mort.
«Jésus a été abattu par les hommes — Dieu l'a relevé»: voilà le sens
premier de la résurrection. La formule est fréquente dans les Actes (Ac
2,23-24.36; 3,14-15; 4,10; 5,30; etc.). L'Evangile vit de cette verticalité
retrouvée. Celui qui disait par ses miracles «je suis la vie» est mort, mais
de sa tombe même, Dieu lui donne raison. A ce Fils qui, du geste et de la
parole, a mis le Royaume à portée des hommes (Mc 1,11.15), le Père
donne son plein accord. C'est avec la victime qu'il se solidarise, non avec
les bourreaux, qui se croyaient pourtant défenseurs de l'honneur de Dieu.
Au moment de sa mort, dans le déchirement du voile du Temple (Mc
15,38), Dieu a renoncé à tout lieu saint pour rejoindre son fils en exil. La
Galilée est cette première étape de l'exil vers les nations du monde.
Allez dire à ses disciples et à Pierre: «Il vous précède en Galilée» (Mc
16,7). Notons bien que la nouvelle à faire passer aux disciples ne
concerne pas l'absence du corps; elle signale le lieu nouveau de la
présence. Que le corps ait disparu n'est pas le message, mais bien que le
Crucifié ne puisse être classé comme une affaire périmée. C'est pourquoi
je préfère parler du tombeau ouvert que du tombeau vide. Capter
l'attention sur le vide de la tombe est égarant: au jour de Pâques, la mort
subit une fracture, une ouverture forcée, une béance, une effraction de
son pouvoir. Que tous les endeuillés le sachent, et que les bourreaux
l'apprennent à leurs dépens: la mort n'est plus un point final »37.

Que tous les endeuillés le sachent, et que les bourreaux l'apprennent à


leurs dépens: la mort n'est plus un point final. Jésus l’a vaincue comme il a
vaincu le désespoir par son abandon dans l’Amour du Père et par le don
de sa vie. C’est là que quelque chose a changé, que l’histoire en a été
modifiée, y compris dans nos rapports avec le Père.

Celui qui annonçait la primauté de l’Amour a rejoint le Père pour être


avec Lui Source particulière d’Amour. Et donc présent, pour le redire
autrement, dans l’identification entre l’annonceur et l’annoncé, entre le
Crucifié et le Fils de l’homme attendu à la fin des temps. Ce sera le rôle
des apparitions rendues nécessaires pour annoncer l’incroyable : la Vie
garantie en Dieu, et dans l’Amour. Périmée la référence à Hadès sensé
régner sous la Terre et souvent considéré comme le « maître des Enfers».

37 Daniel Marguerat, Résurrection une histoire de vie, éd. du Moulin 2001 p. 44-45.

157
Dépassé le Shéol juif, ce lieu sous terre où tous les morts, même ceux qui
n’ont pas été enterrés, sont groupés dans l’attente de la résurrection. Le
Crucifié-Ressuscité annonce une nouvelle réalité qui transcende nos
peurs, et c’est bien là le but des apparitions. Est-ce bien raisonnable ?

« Tous les évangélistes après Marc rapportent ce qu'on appelle — d'un


mauvais terme — les «apparitions du Ressuscité». Le credo de
Jérusalem, cité par Paul en 1 Corinthiens 15, dressait déjà un premier
inventaire: il s'est fait voir à Céphas, puis aux Douze, ensuite il s'est fait
voir à plus de cinq cents frères à la fois... L'appellation n'est pas bonne,
car ce que rapportent ces récits ressemble moins à des apparitions du
Ressuscité qu'à des «manifestations du Crucifié». Nous verrons bientôt
l'enjeu de cette différence.

Des expériences vécues :

Jetons, pour commencer, un coup d'oeil sur ces récits. Ils succèdent à
la découverte du tombeau ouvert et remplissent la fin de l'Evangile (Mt 28;
Lc 24; Jn 20-21). Les comparer entre eux fait immédiatement apparaître
leur variété, pour ne pas dire leur incompatibilité. Comme pour le récit du
tombeau ouvert, il n'est pas difficile de jouer au jeu des incohérences.
Jésus se manifeste vivant en Galilée exclusivement (Mt 28,16), ou à
Jérusalem exclusivement (Lc 24,33-36), ou aux deux endroits (Jn
20,14.19.26; 21,1). Il refuse d'être touché (Marie-Madeleine) ou demande
qu'on le touche (Thomas). Les pèlerins d'Emmaüs et Marie-Madeleine se
trompent sur son identité, alors qu'ailleurs il est aussitôt reconnu. D'un
côté son corps échappe aux lois physiques: il passe les murailles et
pénètre les chambres closes (Jn 20,19); d'un autre côté il insiste sur la
matérialité de son corps, au point de manger devant ses disciples pour le
prouver (Lc 24,39-43).
Une fois de plus, pour le lecteur, un choix se présente. Ou bien il prend
acte de ces incohérences, les juge inadmissibles au niveau de l'histoire, et
attribue le tout à l'imagination des disciples. Ou bien il s'enquiert de la
visée du récit et du statut de l'événement ainsi rapporté. Dès lors,
l'alternative ne se pose plus entre histoire «vraie» et fiction, mais entre
chronique documentaire et récit d'expérience vécue. Or les exigences
auxquelles doit répondre le texte changent radicalement selon qu'il s'agit
de l'un ou de l'autre.
De la chronique documentaire, on réclamera des indications objectives
de plausibilité: faits, dates, lieux, circonstances, modalités. De l'expérience

158
vécue, on attendra qu' elle démêle extériorité et intériorité, tout en sachant
que le poids repose sur ce qu'a éprouvé la personne et les effets exercés
sur elle. Nos récits relèvent sans aucun doute de cette dernière catégorie.

Ils ont vu le Crucifié vivant :

Vue sous cet angle, la diversité des témoignages n'est pas un


handicap. Une expérience vécue n'est jamais la photocopie d'une autre.
De plus, son côté éminemment subjectif conduit à la singularité de chaque
récit. En revanche, pour pouvoir ramener ces expériences visionnaires à
un commun dénominateur, il faut qu'elles attestent d'une structure
commune. Est-ce le cas? Oui.
Quatre traits se retrouvent en permanence: 1) seuls des croyants sont
impliqués; 2) la rencontre a lieu à l'initiative de Jésus; 3) la rencontre
pointe sur l'identification du Crucifié; 4) elle culmine dans un envoi assorti
d'une promesse.
Reprenons.
Jésus ne se manifeste qu'à des croyants, à qui il permet de renouer une
relation cassée par la mort. Ces croyants ont de la peine à le croire, mais
jamais le Christ ne s'exhibe pour fournir une preuve à des incrédules.
C'est Jésus qui se fait voir, prenant l'initiative de se faire reconnaître vivant
alors qu'on pensait son cas liquidé. L'apparition manifeste une précédence
de Dieu face à des hommes ayant atteint la limite de leur espoir et de leur
pouvoir.
La pointe de ces récits n'est pas — comme on le dit à tort — que des
hommes ou des femmes ont reconnu Jésus, mais qu'ils ont vu le Crucifié
vivant. Ce troisième trait différencie Pâques des retours de zombie: il ne
s'agit pas d'apprendre que Jésus est toujours là, mais que Celui qui est là
n'est autre que le Crucifié. C'est à la marque des clous que le Vivant se
fait reconnaître.
Dernier trait : la manifestation que le Crucifié vit remet en route les
personnes. Envoi missionnaire, promesse d’assistance, don de l’Esprit
concrétisent ce re-départ des croyants, prenant le relais du Maître qui
s’efface »38.

Les trois points mentionnés sont importants : Jésus ne se fait voir qu’à
des croyants à qui il permet de renouer une relation cassée par l’horreur et

38 Daniel Marguerat, Résurrection une histoire de vie, éd. du Moulin 2001, p. 57 à 60.

159
par la mort. L’Amour ne peut que respecter le libre-arbitre ! C’est lui qui
prend l’initiative de se faire voir vivant – et non pas Dieu, encore que cela
ne change pas grand-chose puisque rien ne peut advenir sans Lui - pour
redonner espoir à ses compagnons de route. Là encore, l’intention est
pure : il ne s’agit pas de promouvoir le retour du zombie devant qui il
faudrait plier le genou. L’intention est autre : que la fête, l’aventure puisse
continuer.

Clairement, les apparitions sont le fait de Jésus. Elles vont durer un


certain temps puis s’estomper et disparaître. Logique si l’on tient compte
du libre-arbitre garanti. La suite de l’aventure va dépendre des croyants et
du lien noué avec le Maître. Comme tend à la montrer l’auteur de
l’évangile de Luc, l’aventure sera non pas celle de l’église, mais bien celle
de l’Esprit.
Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’autres
apparitions, dans cette période troublée ou ultérieurement, tout au long de
l’histoire humaine. Elles sont souvent mêlées à des représentations, des
archétypes inconscients, tout en gardant des traits essentiels, comme
dans l’exemple ci-dessous.
Josip Hoxha, ancien lieutenant de l'armée serbe, a raconté ce qui suit :
" En tant qu'officier de l'armée yougoslave combattant au Kosovo et
obéissant aux ordres de Slobodan Milosevic, j'ai tué de nombreuses
personnes. Mais désormais je ne lèverai plus jamais mon fusil car Jésus
est venu me parler et il m'a convaincu de vivre en paix pendant le reste de
mes jours [...].
Lorsque le Christ m'est apparu, je m'apprêtais à donner à mes hommes
l'ordre de tuer toute une famille de paysans, trois Albanais, leurs femmes
et quatre enfants, suivant les instructions reçues par nos troupes. Je me
souviens que mes hommes et moi-même avions rassemblé toute la famille
dans un endroit boisé où une fosse avait été creusée. Mes hommes
avaient ordonné aux paysans de s'aligner auprès de la fosse et les
femmes ainsi que les enfants pleuraient en demandant qu'on leur laisse la
vie sauve.
Soudain, un jeune homme, que je n'avais pas remarqué dans le groupe
auparavant, s'avança au milieu des femmes en pleurs. Il était bizarrement
vêtu et son attitude était calme et dépourvue de haine. Il marcha droit vers
moi, en dépit des efforts faits par mes hommes pour le retenir. J'aurai dû
lui ordonner de s'arrêter, mais quelque chose me poussait à l'écouter. Je
voulais savoir ce qu'il avait à dire. Cet homme merveilleux resta un long
moment devant moi et il me demanda pourquoi je voulais massacrer ces

160
personnes innocentes rassemblées dans les bois. Lorsque j'entendis sa
voix, je réalisai presque aussitôt que je me trouvais en présence de Jésus.
Alors qu'il parlait, je fus rempli de honte et de remords. Je tombai à
genoux et commençai à pleurer et les autres autour de moi firent de
même. Le Christ avait un regard extraordinaire, rempli de chaleur et de
compassion, mais étrangement triste. Nous ne doutâmes pas un instant
de son identité.
Il dit : " Le temps est venu de chasser la haine de vos coeurs car, je vous
le dis, le jour du Jugement est proche. "Je priai Jésus de nous accorder
son pardon et il nous regarda, mes hommes et moi, en disant : "Allez et ne
péchez plus. "
Et nous sûmes alors que nous devions faire ce qu'il nous avait demandé.
Nous devions nous détourner de la guerre, cesser de tuer nos semblables
et consacrer notre vie à répandre son message d'amour et de rédemption.
Après cela, Jésus disparut soudain. J'ordonnai à mes hommes de
décharger leurs fusils et nous tournâmes le dos à la famille de paysans qui
put ainsi s'échapper. Puis chacun de nous rejoignit les réfugiés et nous
traversâmes avec eux la frontière macédonienne, où nous déposâmes nos
armes et renonçâmes à la guerre.
Aujourd'hui, je m'occupe des enfants abandonnés dans le camp de
réfugiés et je dis à tous ceux que je rencontre que Jésus-Christ m'est
apparu et m'a parlé, qu'il est vivant et de retour sur Terre".

Ce regard rempli de chaleur et de compassion, ici décrit comme


étrangement triste aussi, rejoint par ailleurs les témoignages de NDE dont
il convient de parler brièvement.

« Le Dr Moody avec le livre "La vie après la vie"- 1975 - qui rapportait
les récits convergents d'un certain nombre de « rescapés de l'au-delà» a
attiré l'attention du public sur l'après-vie.
Les visions relatées par ces sujets ayant frôlé la mort sont nommés les
Near Death Experiences (NDE). L'appellation Expérience de Mort
Imminente en est la traduction française (E.M.I.).
La caractéristique première des NDE est qu'elles révèlent d'une réalité
inaccessible à nos facultés de perception ordinaires, faculté qui a déjà été
vécue par des millions de personnes à travers le monde. En 1982, un
sondage réalisé par l'institut Gallup aux Etats-Unis a estimé à 8 millions
(environ une personne sur trente) le nombre d'américains ayant vécu une
NDE. On estime aujourd’hui que 30 à 35% des personnes, ayant à un
moment ou à un autre de leur vie frôlé la mort, ont connu cette expérience.

161
Le schéma type est celui-ci : un accidenté plongé dans le coma ou un
opéré en état de mort apparente éprouve le sentiment de flotter en
apesanteur et hors de son corps. Il est emporté dans un long tunnel
obscur après avoir entendu une sonnerie quelque peu désagréable,
débouche dans une chaude lumière, fait la rencontre d'êtres venant
l'accueillir pour l'aider à faire le passage, parfois celle d'un « être de
lumière », et accède dans certains cas à la vision finale d'une cité
radieuse. Le voyageur revient de cette expérience radicalement
transformé.
Les NDE expriment dans leur contenu des images liées à l'histoire
personnelle, aux préférences culturelles, religieuses ou sociales.
Les personnes ayant vécu une telle expérience en sont profondément
modifiées. Elles ont la certitude de la réalité de cette expérience, elles
revoient leur échelle des valeurs, relativisant les problèmes matériels et
privilégiant l’amour et la compassion. Elles pensent qu’il est fondamental
de devenir responsable de ses actes, de réparer volontairement ses
fautes, de pardonner...
Ce changement de repères influent sur la qualité de sa relation aux
autres et n'échappent pas à son entourage.
Elles ont pris conscience qu’il n’y a d’autre jugement sur leur
comportement terrestre que le leur propre, que l’évolution des êtres ne se
termine pas avec la mort mais qu’elle se prolonge dans l’Au-Delà, donc
qu’il ne faut pas avoir peur de la mort.
Tout ce chemin permet d’atteindre un état de conscience plus élevé. Il est
d’ailleurs intéressant de noter que certains sujets auraient acquis des dons
paranormaux après une N.D.E. »39.

Nous l’avons dit très clairement : si les apparitions sont le fait de Jésus,
ce n’est pas pour promouvoir le retour du zombie, ni pour instaurer un
culte à sa personne, mais bien pour que son œuvre commencée puisse se
poursuivre, que l’humanité puisse ainsi évoluer librement vers une
conscience plus élevée. Nous retrouvons ces traits majeurs dans ceux qui
ont vécu une NDE, pour qui il est temps de changer de système de
valeurs, en relativisant les problèmes matériels, en privilégiant l’amour et
la compassion. N’est-ce pas justement ce que le génie de l’Amour est
venu instaurer mais qui a tant de peine à être entendu ou compris?

39 http://www.outre-vie.com/

162
Le Maître qui s’efface nous est conté à travers les récits de l’Ascension
et de Pentecôte, dans une imagerie fortement teintée de symbolisme. Là
encore, le schéma-cadre fait état de la continuité avec la tradition juive, de
la rupture et de l’innovation.

« Le vocabulaire de Luc accumule les symbolismes. Dans l'Évangile et


les Actes, Luc accumule les expressions qui ont forgé le mot Ascension
(voir « faire l'ascension » d'une montagne). Jésus a été enlevé (comme
jadis Élie), les disciples l'ont vu s'élever, monter, se séparer d'eux,
s'éloigner, jusqu'à ce qu'une nuée du ciel le cache à leurs yeux.
Luc dit ainsi, autrement que les autres évangélistes, qu'après sa
Résurrection Jésus est demeuré en relation avec ses disciples « pendant
quarante jours » (« quarante » symbolise une durée d'évolution humaine)
pour leur faire comprendre que sa victoire sur la mort réalisait une
espérance évoquée par les Écritures et constituait le fil directeur du
dessein de Dieu. Sa Résurrection inaugure une relation bien réelle, très
neuve et originale.
Cette relation ne se manifeste plus aux yeux (une nuée le cache). La
distance visible entre Jésus et ses disciples devient infranchissable (il
quitte la terre, il se sépare d'eux, il est enlevé).
Et surtout, Jésus ressuscité entre définitivement dans l'univers divin
(symbolisé par « le ciel », et par la « nuée » : il monte vers en haut,
demeure de Dieu, il est « élevé », glorifié), par la puissance de l'Esprit (Ac
1 et 2 : il est emporté, transporté d'une façon qui ne relève pas du monde
corporel).
Jésus s'assoit « à la droite de Dieu » : il acquiert ainsi influence royale sur
le royaume de Dieu, il est reconnu victorieux de ceux qui ont voulu sa mort
(Ps 110) »40.

Mais le récit contient aussi deux autres points essentiels, qui viennent
contredire le conditionnement religieux des disciples. Cela nous est dit en
Actes 1, 6-8 : « Ceux qui s’étaient réunis lui demandaient : "Seigneur,
est–ce en ce temps–ci que tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? " Il leur
répondit : "Il ne vous appartient pas de connaître les temps ou les
moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous recevrez de
la puissance quand l’Esprit saint viendra sur vous, et vous serez mes

40 http://www.esprit-et-vie.com/

163
témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu’aux
extrémités de la terre". »
Les disciples sont restés fidèles à leur représentation juive, ils
demandent quand viendra le Royaume pour Israël. La réponse du
Crucifié-Ressuscité dit sans conteste que nous n’avons pas à nous poser
ce genre de question puisqu’il en va de la liberté du Père. Mais elle dit
aussi que le royaume sera pour tous, à condition d’être renouvelé par le
don de l’Esprit saint qui aura pour effet de susciter un nouveau départ dont
les disciples seront les acteurs et les porteurs.
La continuité-rupture-nouveauté sera illustrée dans le récit de
Pentecôte : ses motifs particuliers font écho à la Pentecôte juive tout en
signalant que le Crucifié-Ressuscité insuffle à toutes les nations un nouvel
élan. Voyons cela de plus près…

« La Pentecôte juive :

Cinquante jours après la première Pâque (soit 7 semaines), les


hébreux étaient dans le désert. Dieu demanda à Moïse de le rejoindre sur
le Mont Sinaï. Là, Il énonça les 10 commandements et remis à Moïse les
tables de la loi. Cette histoire est racontée dans le livre de l'Exode (en
particulier au chapitre 19). Les livres du Lévitique (chapitre 23, 15 à 21) et
du Deutéronome (chapitre 16, 9 à 11) donnent des indications quant à la
commémoration annuelle de ces événements.
La Torah est un don de Dieu. Cette révélation divine est un moment
fondamental de l'histoire d'Israël, un événement qui imprima à la nation
juive son caractère unique, sa foi et son destin. C'est le début du judaïsme
en tant que religion.

La Pentecôte chrétienne :

Comme pour Pâques, les événements à l'origine de la fête chrétienne


de Pentecôte ont eu lieu un jour de … Pentecôte juive. L'histoire est
relatée dans le livre des Actes des Apôtres (chapitre 2) : le jour de la
Pentecôte (soit 50 jours après les fêtes de Pâque qui ont vu la mort et la
résurrection de Jésus), alors que les disciples étaient réunis tous
ensemble, l'Esprit de Dieu descendit sur eux sous la forme de langues de
feu.
Si shavouot est à l'origine du judaïsme, on peut dire que les
événements de Pentecôte sont à l'origine du christianisme, dans le sens
où le don de l'Esprit de Dieu aux hommes a permis aux Apôtres de trouver

164
la force et les paroles justes pour aller porter la Bonne Nouvelle de Jésus-
Christ à leurs contemporains. Encore une fois, les parallèles entre les
deux événements étant assez forts, le nom de la fête est resté le même.
Pentecôte se célèbre également 50 jours après Pâques »41.
Elle vient parachever la nouveauté de l’Amour, nous rendre capables
de nous émerveiller, d’en parler chacun dans sa langue, de rendre
témoignage de cette nouveauté jusqu’aux extrémités du monde. D’oser
laisser l’amour nous guérir et nous réconforter, par-delà les nuits ou les
doutes qui nous accablent, en bénissant Dieu et les êtres qu’il nous invite
à aimer, le monde qu’il nous appelle à transformer…

C’est en somme toujours un re-départ qui est d’abord et


essentiellement le fait du Crucifié-Ressuscité ; il n’a pas été une lecture
des premiers chrétiens qui se serait faite sur trois à quatre ans.
L’impulsion de départ a été donnée qui a permis une re-lecture de la
tradition juive, qui s’est poursuivie de manière autonome, sans l’aide du
Crucifié-Ressuscité, tout au long de l’aventure chrétienne des deux
premiers siècles riches en productions littéraires.
A travers le Crucifié-Ressuscité, l’éternité est devenue le temps de
l’Amour et le temps de l’Amour est devenu révélation de l’éternité appelée
à éclairer l’humanité et la vie ; il est puissance de renaissance qui fait
passer du non-sens, du cynisme, du désespoir et de la résignation, à la
joie des enfants de Dieu. Il nous fait passer de la première à la seconde
causalité. Si nous sommes les capteurs et les acteurs de ce Dieu d’Amour
que Jésus nous a révélé, alors la réalité quotidienne de la vie reçoit et
trouve tout son sens, et la mort devient une illusion. Si rien dans la réalité
ne peut démentir le Dieu d’Amour, pas même le cosmos ou l’univers, alors
l’espace dans lequel nous sommes appelés à nous mouvoir est le lieu du
libre-arbitre. Nos intentions, comme nos choix, nous renvoient à la
radicalité du Jésus de l’histoire avec toutefois la promesse de son Esprit
qui fait de nous les sujets – et non les objets – de la vie qui nous est
confiée. Une nouveauté à vivre dans la contestation et la transgression de
tous nos enfermements humains et religieux, pour nous ouvrir à une
nouvelle conscience.
A la question de savoir comment la compréhension de la TDC peut
modifier nos comportements quotidiens, il nous est dit : « Elle les affecte
déjà par l’intermédiaire des croyances et pratiques religieuses. Mais il est

41 Natalie Henchoz, http://www.interbible.org/

165
vrai que pour faire de la magie au quotidien, c’est une tout autre histoire. Il
faudra à l’homme beaucoup de progrès pour être capable de changer ses
habitudes de vie de telle façon qu’il puisse assurer dans sa vie quotidienne
les attitudes mentales propices aux effets de la seconde causalité. Cela
demande en effet de savoir « vibrer » à un niveau supérieur d’élévation
spirituelle, et c’est plutôt incompatible avec votre situation d’esclaves
modernes de la consommation » (TDC p. 298).

Il y aurait à se demander si nous ne sommes pas non plus trop


esclaves de la première causalité, de cette quête inassouvie de pouvoirs,
de puissances, de possessions et de jouissances, une quête habitée par
tant de fureurs et de férocités qui se traduisent en multiples violences.
L’œuvre de René Girard montre à ce propos les mécanismes qui sous-
tendent le désir d’être, l’aspiration, le rêve d’une plénitude, la convoitise
projetée sur un médiateur : quand ce dernier est socialement hors
d’atteinte du sujet ou du monde réel, le sujet vit dans une sorte de folie
qui peut rester optimiste. Mais si le médiateur est réel ou au même niveau
que le sujet, il se transforme alors en rival et en obstacles, engendrant par
là une escalade du désir mimétique qui peut éclater en violences.

Dans la logique de l’Amour, du Dieu bon et miséricordieux, l'homme est


dédivinisé et dieu revictimisé, ce qui veut dire que le croyant retrouve la
possibilité de l'innocence perdue par la volonté de connaître le bien et le
mal, de savoir ce qui et bien pour lui et pour ses semblables. Le choix de
Jésus de se faire la victime innocente, pour en finir avec le recours au
bouc émissaire, constitue le dévoilement nécessaire au retour à
l'innocence perdue. C'est ce que satan- ou le système de la loi des
échanges- ne pouvait prévoir, ce qui le fait tomber dans le piège dans
lequel il était sorti triomphant puisque depuis toujours les humains
finissaient par épouser le point de vue des bourreaux et par retomber –
même après la catharsis de la violence – dans de nouvelles crises
mimétiques. La résurrection de Jésus dit de manière réelle et provocante
la fin de l’identification avec les bourreaux: désormais l'innocence – ou la
catharsis sociale – ne peut plus être retrouvée dans le mensonge et la
dissimulation, dans la fascination de la violence car Dieu lui-même, à
travers Jésus, a choisi de se faire victime innocente.
Voilà ce qui devrait être au cœur de toute identité chrétienne, au cœur
de toute piété individuelle ou collective…

166
Quelle heure est-il dans l’aventure de l’évolution de la conscience ? Il
est l’heure de se dé-fasciner de la violence mimétique, d’une soumission
malheureuse à la loi des échanges mondains, l’heure de préférer, envers
et contre tout, la logique du Don, vécue dans la gratuité du Pardon divin.
Parfois l’humour peut nous aider à mieux comprendre :
Monsieur le pasteur a constaté que des jeunes de la paroisse ont profité
des ses arbres fruitiers. Comme il voulait distiller du schnaps, il comptait
sur ces fruits. Alors il écrit une pancarte sur laquelle on pouvait lire : Le
Seigneur voit tout !
Les jeunes on écrit en dessous : Mais Il ne dénonce personne!

Il est l’heure d’oser un choix, une identité, une piété tragi-comique qui
puisse retrouver le goût et la certitude de l’Inouï en se tournant du côté où
l’on peut vivre, non pas contre Dieu, ni sans Lui mais grâce à Lui, dans
une Création suffisamment bonne pour tous. La conscience du croyant vit
son unité dans la dualité : elle se sait confrontée à un Dieu qui règne
doublement sur le monde, comme le Crucifié-Ressuscité par qui le
pécheur est justifié, et comme le Dieu caché, qui nous permet de vivre une
certaine perfection dans l’imperfection sans pour autant désespérer de
notre identité tragi-comique.

Par quel credo le dire ? Osons une formulation forcément provisoire :


nous croyons que l’amour divin, manifesté plus particulièrement en Jésus-
Christ notre thérapeute, veut nous éviter de rater notre vie et guérir en
l’humain sa férocité, sa lâcheté, son angoisse, sa peur du néant et du non-
sens, pour l’amener à pouvoir ainsi enfin dans la lumière du Pardon à
s’accepter lui-même. Qu’il nous est possible de vivre notre humanité
véritable dans l’amour du prochain, librement donné et reçu, en étant les
uns pour les autres soins, accueil et partage, dans le non-jugement et la
non-violence. Alors, la vie peut être bonne ; il peut être bon d’être né ;
chacun peut aimer et s’aimer sans crainte, sans enflure ni tristesse, mais
avec un brin d’humour. Nous pouvons quitter la loi terre-à-terre et limitée
des échanges, vivre au quotidien l’Appel du Crucifié-Ressuscité, nous en
remettre à la seconde causalité pour entrer dans une confiance
raisonnable : une foi qui proteste contre l’inhumain en le dépassant, et
meurt en croyant à la Réalité ultime de la gratuité de l’amour divin qui est
le commencement et la fin de toutes choses.
Ce credo dit obligatoirement la nécessité de nous dégager de certaines
représentations religieuses parfaitement inutiles. Dans la TDC, le
Jugement dernier comme sanction ou punition est inutile puisque Dieu est

167
Amour, et pour les chrétiens, ce jugement a eu lieu en Jésus. Il n’y aura
pas un Royaume que Dieu établira sans nous, ou contre notre volonté. Ce
serait une violation du libre-arbitre, du choix qui nous est toujours garanti.
Le royaume viendra si nous pouvons consentir à nous élever
spirituellement. Il n’y a pas d’enfer, pas de punition des méchants, pas de
réincarnation et pas de Parousie bien sûr. Le mot parousie est un terme
biblique utilisé par les chrétiens pour désigner la présence ou la seconde
venue du Christ. Lors de la fin de ce monde, le Christ était sensé venir
dans la gloire pour accomplir le triomphe définitif du bien sur le mal. En
venant à la fin des temps juger les vivants et les morts, le Christ glorieux
était sensé révéler la disposition secrète des cœurs et rendre son verdict à
chaque homme selon ses œuvres, selon son accueil ou son refus de la
grâce.

Dans la TDC tout cela est déjà pris en compte dans nos ouvertures ou
refus au Dieu bon et miséricordieux. C’est en somme à nous de lui
ressembler, ou plutôt de le laisser faire pleuvoir en toute liberté sur nos
arbres de vie…

168
Chapitre XVI
Peut-on faire sans la radicalité de
Jésus ?
« Jésus ne veut pas qu’on le prenne pour un fétiche. Il n’est pas
sujet d’idolâtrie mais il est porte et itinéraire. Sa présence est un
passage qui ouvre un chemin vers l’au-delà du visible »
Françoise Dolto.

Nous avons pu, de manière profitable, montrer en quoi la TDC n’était


pas incompatible avec une lecture renouvelée de Jésus. Il reste à nous
demander en quoi Jésus interpelle cette théorie.
Nous avons signalé comment le génie de l’Amour avait radicalisé dans
tous les domaines ce que réclamerait l’ouverture à un Dieu bon et
miséricordieux, et montré que cette radicalisation l’avait conduit à devoir
consentir au sacrifice ultime de sa vie. Il s’agissait bien sûr de son libre-
choix. Mais la question nous rejoint néanmoins : peut-on faire l’économie
de cette radicalisation ? L’Amour ne saurait l’exiger sans notre
consentement bien sûr ! Il ne nous l’imposerait pas non plus en
pesanteurs et souffrances indirectes, faute de déterminations précises de
nos intentions. Et nous avons bien sûr, comme le préconise la TDC,
toujours le moyen de poser un joker, de voir venir ou de réfléchir en
somme avant de nous engager dans des bouleversements de notre vie.
Il faut pourtant aller plus loin, et nous demander si la nécessité de se
déconditionner ne signifie pas obligatoirement celle de quitter ce qui serait
une utilisation « petite bourgeoise » de la TDC. Je m’explique : le fait est
que nous pouvons faire pleuvoir sur notre Arbre de vie, chacun selon la
mesure de son libre-arbitre et de ses choix. Mais nous pourrions le faire

169
par calcul, juste pour avoir un mieux-être, dans une stratégie du moindre
risque. Nous aurions alors bien sûr les résultats correspondants à nos
dépôts d’intention, et c’est fondamentalement notre droit que l’Amour ne
saurait punir ni restreindre. Toutefois, cette stratégie calculée du moindre
risque, peut-elle faire avancer réellement notre humanité ? Est-elle
suffisante pour s’inscrire dans une évolution nécessaire et souhaitable des
consciences ? Nous touchons ici à quelque chose d’essentiel qui n’a pas
vraiment été abordé dans la TDC.

Peut-on s’en tenir à des risques calculés ?

Le même raisonnement peut être fait quant au conseil visant à


pratiquer le bien pour guérir notre passé : si nous le faisons par calcul ou
par intérêt, pour accroître notre petit confort personnel, n’est-ce pas une
manière de retourner à la première causalité ? Ou de restreindre
considérablement la seconde puisque Dieu ne pourra que partiellement
nous être favorable ? Faire le bien par calcul n’est pas le faire par idéal !
L’intention n’est pas la même et ne peut conduire aux mêmes résultats !
Sur ce point, mais sans vouloir imposer la radicalité de Jésus, la logique
du Don est un choix à faire par idéal en opposition à la logique mondaine
des échanges : nous avons réellement à être à l’image et à la
ressemblance de Dieu, autant que possible bons et généreux, non par
obligation mais par conviction. Et nous serons alors forcément placés
devant une alternative réelle : nous aurons le choix de minimiser
l’évolution nécessaire et souhaitable des consciences ou le choix de
l’exagérer avec le risque de tomber dans une conscience malheureuse ou
tragique. Nous pouvons bien sûr refuser l’un ou l’autre pôle de
l’alternative, osciller entre les deux, ou chercher le tiers exclu, mais il est
impossible de s’en remettre de manière hypocrite à une volonté de Dieu !
On ne peut laisser non plus le hasard décider puisqu’il n’existe pas ! La
ruse peut nous être utile si elle décrète que Dieu sait ce dont nous avons
besoin ou, comme le pensait l’apôtre Paul, que Dieu ne nous sollicite pas
plus que nous ne puissions supporter. Nous pouvons évoquer aussi le
principe surabondant de la grâce. Il n’en reste pas moins que nous restons
dans une volonté de maîtrise qui veut définir, limiter, contenir ou
restreindre le risque de s’ouvrir vraiment à la seconde causalité. Quitte à
en faire marcher la magie sans prendre trop de risques. Pour lutter contre
ce danger réel, la TDC recommande le vide mental, comme choix
approprié à une situation, pour laisser l’Esprit contrôler notre cerveau.
C’est une manière efficace d’éviter l’emprise du mental trop souvent

170
surdéveloppé. On peut aussi préférer la prise de risques, le choix instinctif.
C’est une approche également efficace. Jésus les a pratiqués souvent,
mais nous avons vu à quel point ses choix ont pu provoquer, en réponses,
une hostilité réelle de certains concitoyens. Cela méritait d’être souligné,
car à moins d’être dans une société idéale, à moins d’interagir uniquement
avec des gens qui ont évolué spirituellement, nous risquons fort de
provoquer, sans même l’avoir souhaité, des contre-réactions mesquines
ou violentes.

Oser l’amour…

A l’école de Jésus, le tiers exclu consiste à reconnaître nos pannes et


nos failles sans en faire une maladie honteuse ni vouloir les justifier à tout
prix. Il s’agit de s’ouvrir à l’Instant, à ce réclamerait l’Amour, et à y
consentir si possible sans chagrins ni contraintes, librement et de bon
cœur, tout en sachant qu’il peut être provocateur, comme cela nous est
suggéré en 1 Corinthiens 13,1-13 :
« Quand je parlerais les langues des humains et des anges, si je n’ai pas
l’amour, je suis une pièce de bronze qui résonne ou une cymbale qui
retentit.
Quand j’aurais la capacité de parler en prophète, la science de tous les
mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi qui
transporte des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens, quand même je livrerais mon corps
pour en tirer fierté, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert à rien.
L’amour est patient, l’amour est bon, il n’a pas de passion jalouse ; l’amour
ne se vante pas, il ne se gonfle pas d’orgueil, il ne fait rien d’inconvenant, il
ne cherche pas son propre intérêt, il ne s’irrite pas, il ne tient pas compte
du mal ;
il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit avec la vérité ; il
pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.
L’amour ne succombe jamais. Les messages de prophètes ? ils seront
abolis ; les langues ? elles cesseront ; la connaissance ? elle sera abolie.
Car c’est partiellement que nous connaissons, c’est partiellement que
nous parlons en prophètes ; mais quand viendra l’accomplissement, ce qui
est partiel sera aboli.
Lorsque j’étais tout petit, je parlais comme un tout–petit, je pensais comme
un tout–petit, je raisonnais comme un tout–petit ; lorsque je suis devenu
un homme, j’ai aboli ce qui était propre au tout–petit.

171
Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière confuse,
mais alors ce sera face à face. Aujourd’hui je connais partiellement, mais
alors je connaîtrai comme je suis connu. Or maintenant trois choses
demeurent : la foi, l’espérance, l’amour ; mais c’est l’amour qui est le plus
grand ».
L’apôtre Paul pose ici les bases d’une religion de l’amour rendu possible
par le don de l’Esprit du Christ qui nous permet de sortir de nos
comportements habituels. Mais qu’en est-il du mal ?

Le mal existe-t-il ?

Cette question cruciale n’est pas vraiment abordée par la TDC. Il le


fallait sans doute pour les besoins de la cause, et sans doute aussi parce
que le sujet demeure LA question sans réponses définitives. Je ne vais
pas prétendre ici avoir LA réponse : loin s’en faut. Je crois pourtant que le
sujet ne peut être évité. Voici en guise d’introduction une fort belle
histoire :

« Un professeur universitaire défia un jour ses étudiants avec cette


question :« Est-ce que Dieu a créé tout ce qui existe ? ».
Un étudiant répondit bravement : – Oui, Il l’a fait !
Le professeur dit : «Dieu a tout créé?»
- Oui, Monsieur, répliqua l’étudiant.

Le professeur répondit, «Si Dieu a tout créé, Il a donc aussi créé le mal
puisque le mal existe et selon le principe de nos travaux qui définissent ce
que nous sommes, alors Dieu est mauvais».

L’étudiant fut silencieux devant une telle réponse. Le professeur était tout
à fait heureux de lui-même et il se vantait devant les étudiants d’avoir su
prouver encore une fois que la foi en un dieu était un mythe.

Un autre étudiant leva sa main et dit : «Puis-je vous poser une question
professeur?»
- Bien sûr, répondit le professeur.
L’étudiant répliqua, «Professeur, le froid existe-t-il?»

- Quel genre de question est-ce cela? Bien sûr qu’il existe. Vous n’avez
jamais eu froid? dit le professeur.

172
Le jeune homme dit, «En fait monsieur, le froid n’existe pas. Selon la loi de
physique, ce que nous considérons être le froid est en réalité l’absence de
chaleur. Tout individu ou tout objet possède ou transmet de l’énergie. La
chaleur est produite par un corps ou par une matière qui transmet de
l’énergie. Le zéro Absolu (-460°F) est l’absence totale de chaleur; toute la
matière devient inerte et incapable de réagir à cette température. Le Froid
n’existe pas. Nous avons créé ce mot pour décrire ce que nous ressentons
si nous n’avons aucune chaleur.»

L’étudiant continua. «Professeur, l’obscurité existe-t-elle?»


Le professeur répondit : – Bien sûr qu’elle existe!

L’étudiant : «Vous avez encore tort Monsieur, l’obscurité n’existe pas non
plus. L’obscurité est en réalité l’absence de lumière. Nous pouvons étudier
la lumière, mais pas l’obscurité. En fait, nous pouvons utiliser le prisme de
Newton pour fragmenter la lumière blanche en plusieurs couleurs et
étudier les diverses longueurs d’onde de chaque couleur. Vous ne pouvez
pas mesurer l’obscurité. Un simple rayon de lumière peut faire irruption
dans un monde d’obscurité et l’illuminer. Comment pouvez-vous savoir
l’espace qu’occupe l’obscurité ? Vous mesurez la quantité de lumière
présente. N’est-ce pas vrai ? L’obscurité est un terme utilisé par l’homme
pour décrire ce qui arrive quand il n’y a pas de lumière ».

Finalement, le jeune homme demanda au professeur, «Monsieur, le mal


existe-t-il?»

Maintenant incertain, le professeur répondit : – Bien sûr, comme je l’ai déjà


dit. Nous le voyons chaque jour. C’est dans les exemples quotidiens de
l’inhumanité de l’homme envers l’homme. C’est dans la multitude des
crimes et des violences partout dans le monde. Ces manifestations ne
sont rien d’autre que du mal !

L’étudiant répondit, «le Mal n’existe pas Monsieur, ou au moins il n’existe


pas de lui-même. Le Mal est simplement l’absence de Dieu. Il est comme
l’obscurité et le froid, un mot que l’homme a créé pour décrire l’absence de
Dieu. Dieu n’a pas créé le mal. Le Mal n’est pas comme la foi, ou l’Amour
qui existe tout comme la lumière et la chaleur. Le Mal est le résultat de ce
qui arrive quand l’homme n’a pas l’Amour de Dieu dans son coeur. Il est

173
comme le froid qui vient quand il n’y a aucune chaleur ou l’obscurité qui
vient quand il n’y a aucune lumière ».

Le professeur s’assit, abasourdi d’une telle réponse.


Le nom du jeune étudiant ? : « Albert Einstein »42.

Pour quiconque pense que l’univers n’a pas de sens, tout est forcément
chaotique, tout est forcément un équilibre précaire qui émerge des
tâtonnements de la matière ou de ceux de l’évolution. Il y a forcément des
failles, des couacs, des météorites ou des volcans qui sèment la
désolation. C’est la faute à pas de chance, l’autre nom du hasard
déterministe. Pour le reste, le mal est le fait de l’homme.

Et pour la TDC ? L’Amour est à l’origine de toute création, y compris


celle de l’univers, c’est pourquoi Dieu est Amour. L’homme en fait ne crée
rien, il ne fait que choisir en ce qui est créé parmi tous les possibles des
possibles. Notre responsabilité est en même temps limitée et bien réelle.
En premier lieu, celle de nous ouvrir à l’Univers. Dès lors, le bien serait
une bonne connexion entre l’Esprit-âme et la conscience/cerveau. Le mal
résulterait d’une déconnexion entre le spirituel et le biologique : le cerveau
et la conscience étant emprisonnés, l’organisme est alors soumis à la loi
de l’entropie qui le fait aller vers de la dégradation ; il n’est plus régénéré,
d’où le mal ressenti et exprimé. Même s’il n’existe pas de bien de mal
fondamentaux, le fait de ne plus être irrigué par le flux de l’amour est déjà
en soi la condamnation à devenir un arbre mort ou à fonctionner comme
un robot.
Nous n’en savons guère plus. Mais par extension, nous pourrions dire que
le Créateur, l’Amour, a laissé en quelque sorte une auto-organisation de la
matière et de l’évolution qui régit le Tout, allant du plus simple au plus
complexe. Elle tend fondamentalement à l’équilibre tout en allant vers une
complexité croissante qui est à même d’évoluer seule. Ainsi par exemple,
la vie a dû trouver son chemin après mains accidents naturels qui auraient
pu l’éradiquer. Manifestement ces étapes vers la complexité prennent du
temps, cela se chiffre en millions d’années. Pendant longtemps, l’avancée
vers la complexité de l’humanité a été régie par la loi naturelle : manger ou
être mangé. Elle appartenait à cette nature suffisamment bonne sans être

42 Cette histoire a été rapportée par Gnothi Seauton,

http://quisommesnous.wordpress.com

174
parfaite ; elle était comme le disait si bien Albert Schweitzer « vie qui veut
vivre parmi toutes les autres formes de vie qui aspirent elles aussi à
vivre ». Le mal y était circonscrit à la survie des espèces - le prix à en
payer en somme !- comme à la sélection naturelle des plus forts et des
plus adaptés. Le chemin vers la complexité croissante ne pouvait se faire
qu’en une lente montée. Il y eut pourtant une accélération importante avec
l’apparition des humains, un saut qualitatif important qui a brisé la
primauté de l’instinct qui régissait auparavant la lignée des mammifères.
Avec l’homme, le mal circonscrit à l’équilibre des espèces, et à celui de
l’environnement naturel, est rompu ou du moins menacé. Il a pris une
ampleur croissante au fil des possibilités technologiques dont l’humanité
s’est dotée pour assouvir sa sécurité, mais malheureusement aussi ses
délires de puissances et ses passions douteuses. Une fois ouvert le verrou
de l’instinct, tout devenait imaginable. Et rien, à part l’holocauste final, ne
nous a été épargné ! Le mal est ici directement proportionnel aux choix
humains qui parcourent la première causalité : c’est à nous d’inventer, ou
plutôt de demander, ces forces qui freinent la férocité, l’avarice et la fureur
qui peuvent nous habiter, ce qui réclame à l’évidence une dimension
spirituelle. C’est à nous de nous dégager de la première causalité, des
boucles de rétroactions négatives que sont les frustrations, colères,
ressentiments, peurs, angoisses et autres délires. Nous avons pu voir,
l’histoire nous le dit, que le simple usage de la Raison n’y suffit pas. Seule
une évolution spirituelle d’importance le pourra, et encore pas s’en s’être
alliée au potentiel surréaliste au sens propre de notre Esprit intérieur. Soit !
Mais à la lecture de la TDC, un autre aspect de notre inhumanité demeure
peu clair : il nous est dit que nos choix instinctifs et irraisonnés comme nos
émotions, sont un fort dépôt d’intentions. Qu’en est-il quand ils sont sous
l’emprise d’une folie destructrice ou d’une sauvagerie sans nom ? Dans ce
cas, l’univers peut-il, au nom du libre-arbitre, matérialiser l’intention ou y a-
t-il un mécanisme de frein ?

Le mal fait-il partie de tous les possibles de l’univers ?

Tout en laissant la question ouverte, n’oublions pas que chaque


intention nouvelle se traduit pas l’émergence d’un nouvel univers parallèle
qui contient à son tour tous les possibles des possibles. Or, aucune
personne ne peut être animée que par des intentions mauvaises ou
destructrices. Mais la seconde causalité ne peut clairement favoriser
l’émergence d’autre chose que le bien ou l’amour. Il y a certes place dans

175
notre vie pour des intentions ambivalentes, et place pour un basculement
vers un autre univers. Place aussi sans doute pour une fonction de frein
que Dieu peut faire émerger sans nier le libre-arbitre. Il est clair par contre
que tous les possibles des possibles de l’horreur existent sans qu’ils soient
pour autant matérialisés. Et seuls les humains ont un pouvoir réel de les
imaginer ou de les réaliser dans la première causalité. En fait,
l’autorégulation de la matière et du vivant s’est faite par l’émergence de la
conscience ; le verrou de l’instinct, qui régule normalement l’agressivité,
s’en est trouvé diminué, sans pour autant que nous soyons laissés sans
réponses face aux fureurs et férocités de l’humanité. La neuroscience
contemporaine a pu constater ainsi l’existence de neuf zones qui
constituent « le cerveau moral ». L’autorégulation du vivant doit donc
nécessairement privilégier l’émergence d’une possibilité plus étendue de
communion avec l’univers ou avec nos semblables. Sur quelle base ou
quels principes ? L’observation scientifique a pu constater le principe de
l’équilibre dans la complexité et la diversité : toutes les structures
cohabitent, des plus simples au plus complexes. Néanmoins, les plus
primitives n’ont guère de chance d’évoluer. Seules les structures
complexes – qui sont moins stables – ont réellement une possibilité
d’évoluer. Sur cette base, nous pouvons dire que le chaos intervient
toujours dans la volonté de nier la complexité, ou dans celle de la réduire
par des simplifications extrêmes. Qu’il nous suffise de penser aux
dictatures, au communisme, au fascisme, au racisme, au capitalisme
contemporain, etc. Il y a toujours négation-réduction de la complexité
humaine ! C’est le lot de toutes les idéologies, leur signature en somme.
Une réduction-négation que nous retrouvons d’ailleurs chez les tenants du
déterminisme et du hasard, dans tous les mouvements religieux qui
veulent une approche simpliste et littéraliste de leurs textes fondateurs, ou
encore dans les débordements de la raison instrumentalisée ou
technicienne. Je crois que l’autorégulation de la matière et du vivant ne
peut y consentir, qu’elle fait et fera toujours émerger cet équilibre
particulier, que nous pouvons bien entendu susciter, demander de toute
notre âme, de tout notre cœur et de toutes nos intentions…

Nous avons à choisir entre deux options toujours présentes : relativiser


ou dramatiser. Où se trouve le juste équilibre ? Jésus prônait la continuité
dans la rupture avec nos enfermements identitaires, et la nouveauté dans
la conscience d’un Père bon et miséricordieux. Ici encore, le choix du tiers
exclu nous conduit à vivre dans une conscience tragi-comique, loin de
l’illusion de la force ou de la faiblesse. Mais nous avons à vouloir faire

176
émerger cet équilibre particulier dans la complexité et la diversité. Nous
avons à être en résonance avec l’univers, ce qui exclut à mon sens une
utilisation petite bourgeoise de la TDC, car elle serait alors consentement
au non-amour, notamment la négation des plus petits de nos frères,
qualifiés comme aux USA, par les nantis, de loosers ! Être en résonnance
avec l’univers exclut tout autant le consentement à l’individualisation
forcenée, y compris le chacun pour soi et Dieu pour tous ! Le
consentement au Grand Tout et au Grand Rien de la fureur consumériste,
le consentement aux intégrismes religieux de tous bords, y compris celui
de la hiérarchie catholique qui protège les prêtres pédophiles au lieu des
victimes ; l’attitude du sionisme qui a fini par instrumentaliser la violence
faite aux boucs-émissaires en la retournant contre les bourreaux, ou celle
des palestiniens armés qui prennent en otage les populations comme
boucliers humains, etc. Tout potentiellement est susceptible d’être
instrumentalisé, réduit par exemple à son seul avantage, à ses seuls aises
et plaisirs, ou à ceux d’un tout petit groupe : la matérialité, le pouvoir, le
sexe, l’argent, la politique, la religion, l’intelligence, la science.
Le cycle de l’Amour au contraire, étant la référence absolue au Dieu
bon et miséricordieux de Jésus, nous propose un équilibre dans le respect
des approches et des personnes, un équilibre rendu possible par la
logique du Don gratuit en opposition à la logique trop réductrice des
échanges. Il se dit dans la conviction intime et risquée que la bonté sera
toujours plus profonde que le mal le plus profond. Cette nuance capitale
nécessite une dernière clarification au sujet de l’Esprit.

Le pouvoir de l’âme-esprit

La TDC utilise des images complexes. L’âme est ainsi définie comme
cette partie de la conscience qui échappe à notre cerveau car elle s’étend
au delà des trois premières dimensions d’espace, dans lesquelles il faut
bien lui donner une géométrie et une amplitude. L’esprit est ainsi la
géométrie de l’âme, l’expression de notre libre-arbitre, le contenant, et
l’amour la mesure de son amplitude, le contenu. Cette âme (ou Esprit) est
intemporelle et omniprésente, elle est reliée indissociablement à notre
libre-arbitre et fondamentalement à la seconde causalité ; dans la mesure,
bien sûr, où « l’Aide de Dieu » issue d’un déterminisme inversé, crée le
pont entre la source future de nos intentions et un futur proche, à la
rencontre duquel nous allons. Ce pont se crée à la vitesse de la lumière,
mais « le retour » dans notre univers à trois dimensions, la traduction sous

177
forme d’amour va être freinée par le temps, cette quatrième dimension de
notre univers. Dès lors quand par nos actes, nos émotions, nos choix
instinctifs ou nos dépôts d’intentions, nous recourons à la seconde
causalité, nous confions au temps l’augmentation de nos chances de vivre
un événement, une observation, une coïncidence, car deux causalités, et
non plus une seule, concourent à sa réalisation. Mais il nous est dit aussi
que nous ne pouvons sortir d’un mode de fonctionnement causal que de
façon très parcellaire, que l’amour est incompatible avec la peur et l’ego,
qu’il est dans l’acceptation et l’universel, le don de soi qui réclame le
lâcher prise, l’acceptation et le détachement. Et si l’ego veut être à l’origine
de toute chose, la foi au contraire sait que tout provient de Dieu, de son
Amour, dont nous sommes uniquement les capteurs et les acteurs.

Il y a peu ou prou une tension : tant que l’ego veut être à l’origine de
tout, rien ne peut se passer. L’univers ne peut nous être favorable ou alors
seulement de façon très parcellaire. Notre âme ne peut jouer son rôle
puisqu’elle ne peut que transporter dans notre futur une intention
généreuse ou désintéressée. Et l’Amour ne peut bien sûr couler autrement
dans notre vie… Si la TDC aborde somme toute assez clairement le quoi
et le pourquoi, elle ne dit pas grand-chose du comment. Comment
répondre à l’exigence de l’univers ? Est-ce si simple d’être généreux et
désintéressé ? De se situer dans l’acceptation et l’universel ? D’entrer
dans une attitude de lâcher prise en acceptant de quitter l’ego ou la peur
dont il faut se détacher à tout prix ? Si c’était si simple, le monde ne serait-
il pas en meilleur état ? On peut bien sûr retourner l’argument en disant
que c’est sans doute pourquoi le monde n’a pas encore basculé
totalement dans la barbarie. Mais il y a risque pourtant d’idéologie en
restant peu clair, car cela donne à penser que toute personne,
suffisamment sensée ou suffisamment intelligente, sait de quoi il retourne !
Alors même qu’il est affirmé que l’Amour authentique est rare et fragile
parce qu’il ne peut couler que si nous avons besoin de lui et pour autant
que nous soyons disposés à l’accueillir, en saisissant nos chances. Si
nous avons peur, notre réservoir reste vide.

Il y a risque d’idéologie et risque de reproduire aussi l’échec des


religions. Serait-ce que la connaissance scientifique, étant d’un autre
ordre, est supérieure ? Qu’elle peut réussir là où les autres références à
une transcendance ont échoué ? Peut-être, après tout, pourquoi pas !
Reste qu’à mon humble avis, il conviendrait d’entrer un peu plus dans le
sourire intérieur, dans la volonté, sereine mais ferme, de préférer une

178
éthique qui puisse définir, dans une tension tragi-comique, avec même un
brin d’humour :
là où il fait bon vivre, là où il est bon d’être né, là où on peut s’aimer sans
enflure ni tristesse, là où le courage est la peur qui fait sa prière, etc.

Ce sourire intérieur que j’entrevois en Jésus m’invite à me


désencombrer de l’ego ; et dans une joie tournée vers l’avenir, je peux me
réjouir humblement de l’excès du don et de l’abondance offerte par la
providence de Dieu dans la vie quotidienne, la nature ou même le cosmos.
C’est peut-être dans ce sourire intérieur, cette joie future, que nous
pouvons, en la laissant advenir chaque jour, quitter l’ego pour l’amour de
la vie et des vivants. Jésus disait ainsi aux siens en Jean 15:11 « Je vous
ai parlé ainsi pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit
complète. » Ainsi, comme vous l’aurez sans doute noté, cette joie ne
porte pas sur « une prédominance de la qualité de l’action sur
l’investissement intérieur » qui risquerait alors de nous faire tomber dans
« le piège des disciplines et des préceptes de vie qui nous sont dictés par
des sectes ou des religions « invasives » prétendant connaître la Voie de
Dieu (TDC p. 313) ». La joie ouverte sur l’avenir est au contraire ce qui
nous permet de nous dégager de l’ego, d’être en résonnance avec
l’univers, en attente de ce fluide divin qu’est l’Amour, à partir duquel nous
pouvons nous risquer à œuvrer dans le monde dans une conscience tragi-
comique qui connaît le poids de l’illusion force et faiblesse, mais qui
connaît aussi cette joie anticipatrice de pouvoir, dans la créativité du don
librement consenti, déborder l’ego en osant se risquer à faire le bien, tout
en sachant que le Dieu bon et miséricordieux saura prolonger notre
démarche comme Il l’entend.

Cela étant, il s’agira pour la TDC, comme pour tous ceux qui s’en
réclament, de réaliser que c’est une approche complexe à intérioriser.
L’histoire a suffisamment montré par le passé le danger de la récupération
d’une pensée novatrice. Ainsi jusqu’au IVe siècle, le christianisme était
vivant et multiple. Quand il est devenu la religion de l’Empire romain, on en
a fait une caricature à laquelle notamment nous devons l’exigence de la
confession catholique des péchés ou les fantasmes de l’enfer !
Nous pourrions mentionner aussi dans un domaine plus profane la
dérive du communisme qui n’a plus grand-chose en commun avec la
pensée de Marx. Le mouvement Hippies récupéré à tout va, etc.
L’humour parfois peut nous en montrer les dangers .Il y a trois bons
arguments pour penser que Jésus était un Noir:

179
1. Il appelait tout le monde "frère".
2. Il aimait le Gospel
3. Il n'a pas eu droit à un procès équitable.

Mais il y a également 3 bons arguments pour penser qu'il était Juif:

1. Il a travaillé dans l'entreprise de son Père.


2. Il vivait à la maison jusqu'à l'âge de 33 ans.
3. Il était sûr que sa mère était vierge et sa mère était sûre qu'il était Dieu.

Mais il y a trois aussi bons arguments pour dire que Jésus était Italien:

1. Il parlait avec les mains.


2. Il buvait du vin à chaque repas.
3. Il utilisait de l'huile d'olive.

Mais il y a trois aussi bons arguments pour dire que Jésus venait de la
Californie:

1. Il avait des cheveux longs.


2. Il marchait pied nu.
3. Il a fondé une nouvelle religion.

Mais il y a trois aussi bons arguments pour penser que Jésus était
Irlandais:

1. Il ne s'est jamais marié.


2. Il racontait tout le temps des histoires.
3. Il aimait les pâturages verts.

Mais les preuves les plus dérangeantes de toutes sont les trois preuves
que Jésus était une femme:

1. Il a nourri une foule en un instant quand il n'y avait rien à manger.


2. Il a persévéré à essayer de faire passer un message à une équipe
d'hommes qui n'a jamais pu le comprendre.
3. Et même quand il était mort, il s'est levé car il y avait encore du travail à
faire.

180
Une chose est certaine : l’aventure de la Route du Temps ne fait que
commencer. Cette nouvelle alliance possible entre la rationalité et la
spiritualité est - et sera - appelée à devenir une nouvelle évolution des
consciences. Mais peut-être faudrait-il commencer par retrouver une âme
d’enfant qui ignore le chagrin et l’ennui ? En y songeant, cela m’a rappelé
cette histoire savoureuse :

La maman d’Anna chante au chœur de l’église. Et parfois, elle s’entraîne à


la maison. Anna l’écoute attentivement, elle ne peut comprendre les mots,
mais c’est beau quand sa mère chante. Un mot revient souvent, un mot se
retrouve dans de nombreux chants : alléluia. «Qu’est-ce que ça veut
dire ? », demande Anna? Cela veut dire : « Oh ! Dieu je t’aime, je te rends
honneurs et louanges », lui dit sa maman. « Voilà pourquoi ce mot revient
souvent ». «Est-ce que les gens qui entendent ce mot savent ce qu’il veut
dire ? » demande Anna. « Bien sûr », répond la mère. « Les gens
connaissent ce mot dans notre pays, mais aussi en France, en Angleterre,
en Italie, en Espagne, en Russie, en Amérique et dans beaucoup d’autres
pays. Ils utilisent ce mot, le chantent aussi chaque fois qu’ils veulent louer
Dieu et le vénérer ». «Alléluia » dit Anna en pensant que c’était vraiment
un beau mot.
Deux jours plus tard, Anna apprend que son oncle Jeff et sa tante Milly
arrivent d’Amérique pour leur rendre visite. Toute la famille se rend à
l’aéroport pour les y chercher. Mais il y avait une longue attente en
perspective : l’avion avait du retard. Anna a du temps pour regarder autour
d’elle. Tous ces gens qui parcourent le hall, montent et descendent les
escaliers roulants, attendent au guichet, sont assis ou déambulent. Elle les
regarde : certains ont des allures étranges, des visages basanés, des
yeux sombres, de cheveux crépus. Certains portent des habits amusants,
d’autres plus rarement, une casquette ou un chapeau. Elle se rend compte
en écoutant que nombre d’entre eux parlent une langue inconnue d’elle.
Mais elle pense alors que tous doivent comprendre ce mot merveilleux :
alléluia. Elle avise une jeune femme de couleur aux longs cheveux noirs et
s’en va lui dire pleine d’espoir : « Alléluia ». La jeune femme sourit et lui
répond alléluia. Encouragée et réjouie, Anna s’en va plus loin vers deux
hommes qui discutent ensemble assis sur un banc. Ces hommes sont tout
en blanc, ils portent deux petites tresses et sont barbus. « Alléluia », leur
dit Anna. Les deux hommes cessent de discuter ; ils sourient se penchent
vers Anna pour lui dire alléluia.
Anna est rayonnante : « ça marche », se dite-elle, tous comprennent ce
mot merveilleux. Elle de met à crier « Alléluia, alléluia » tout en marchant

181
joyeusement dans le hall. Sa maman tente de la reprendre. Mais les gens
ne sont pas hostiles ; beaucoup sourient, font signes à l’enfant ou lui
répondent par le mot magique. Un homme corpulent se met même à
chanter, comme sa mère au chœur de l’église, il prononce trois fois le mot
magique. Puis il offre à la fillette un chocolat. Anna est étonnée de voir
comme ce mot rend les gens aimables.
Plus tard quand arrivent enfin l’oncle Jeff et la tante Milly, Anna les salue
de son mot favori. Les invités s’étonnent : «Est-ce une nouvelle façon de
se saluer ? ». « Oh ! Non répond la maman, c’est seulement la manière de
saluer d’Anna ». Tante Milly dit alors à l’enfant : «c’est une très belle façon
de saluer bien plus belle que bonjour ou au revoir, et les gens doivent
sûrement l’apprécier ». « Oh ! Oui répond l’enfant, ça les rend joyeux ! ».

182
Chapitre XVII
Renouveler la spiritualité
« Si c’est par la foi, il y a un ferment d’amour qui est contagieux.
Ce ferment d’amour est tout à fait autre chose qu’un nivellement
par le bas, c’est la condition d’authentiques rencontres. Et c’est
souvent malgré les institutions dites d’intérêt public que ces
rencontres ont lieu et non à cause d’elles » Françoise Dolto.

Par cette approche différente de la vie de Jésus, j’ai voulu entrer dans
l’aventure de la Route du Temps avec des questions essentielles : la TDC
est-elle compatible avec une lecture de Jésus ? Que peut-elle apporter de
nouveau ? Et à l’inverse, une certaine approche de Jésus peut-elle
questionner utilement la TDC ? Vous avez pu en constater les apports, par
les différentes étapes de réflexion. Il me faut encore aborder brièvement
un dernier point : peut-il y avoir alliance profitable des deux ?

Pour que cela soit, il faut nécessairement dépasser la tension de la


spiritualité avec la foi, l’église, le religieux. Nous l’avons fait dans le choix
de ce qui pouvait être retenu de Jésus. Reste qu’il n’est pas l’église, et
l’église n’est pas forcément un modèle de fidélité à Jésus ! Faut-il dès lors
sortir de ce lien au passé trop chargé ? Sortir même des mots religieux
trop encombrés de sens douteux et de concepts bétonnés, quand ils ne
sont pas simplement erronés?
En adoptant la dynamique du génie de l'amour, il est nécessaire de
comprendre que la juste attitude existe, dans la référence maintenue à la
tradition chrétienne, face à laquelle, pourtant, une rupture s'impose qui

183
puisse enfin aboutir sur l'innovation. Nous pourrions dire avec Maurice
Bellet :
« Pourtant, si nous est donné d'ouvrir l'oreille, quelque chose s'entend, qui
est d'hier, aujourd'hui et demain: ce qui s'est levé avec l'homme de
douleur et de vérité, et qui n'est pas voué à la mort.
Un homme est venu parmi nous, un parmi tous les autres, et il lui fut
donné de traverser l'impossible, de transgresser l'évidence — l'évidence
de la mort. Aussi est-il descendu jusqu'en l'en-bas de l'en-bas, jusqu'à
perdre Dieu — mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Aussi
a-t-il dû frapper avec le marteau de la foi, avec le marteau de l'amour sur
l'effroyable coeur de pierre qui est en chaque homme, pour que vienne à
vie ce coeur de chair capable d'aimer, d'aimer enfin, sans retour, sans
arrière-pays, sans jalousie, sans arrière-goût de meurtre.
Cet homme, c'est nous, c'est moi. C'est toi et moi. À la mesure même où
nous avons cessé d'y prétendre. Le vieil Adam, avec sa main serrée sur le
fruit de mort — car même le fruit de vie donnera la mort si l'on prétend le
saisir — le vieil Adam est mort. Voici venir le temps de la main ouverte. Et
du coeur libre. Et de la pensée sans peur, qui peut oser toutes les crises
de la certitude »43. Car nous en sommes bien là : à devoir constater la
pertinence de la logique de la gratuité du Don et celle du cycle de l’Amour,
seules à même de nous faire entrer dans la seconde causalité, pourtant
quasi empêchée par la primauté de la loi des échanges qui règne en tous
et partout ; une loi qui finalement annule toute référence au Dieu bon et
miséricordieux. Il faudra lutter pour faire entendre cette autre voie qui est
aussi cette autre voix, avec les armes de l’Amour, sans fureur ni férocité,
sans prétention ni fausse tolérance.

Il n’est pas l’heure de vouloir sauver quoi que ce soit, mais celle d’oser
l’impensable, de faire advenir de nos futurs déjà réalisés ceux qui nous
amènent vers une élévation spirituelle, en les appelant de nos vœux. Les
anciennes institutions s’adapteront, ou non, c’est à elles d’en décider. Les
langages et références qui enseigneront la spiritualité nouvelle devront le
faire aussi. La rupture est ici incontournable et nécessaire. Quelque chose
de neuf est appelé à naître, qui puisse réconcilier une approche rationnelle
du monde dans une spiritualité plausible et efficace. Nous en connaissons
les enjeux : il nous faudra quitter l’ego et la peur ; cesser de nous en
remettre à la seule première causalité ; oser le cycle le l’Amour en sachant

43 In La quatrième hypothèse sur l’avenir du christianisme, Desclée de Brouwer, p. 119

184
qu’il pourrait être déclencheur d’hostilités. Pouvoir redire, en des mots
d’aujourd’hui, que le Royaume n’est pas en ce monde, en nos habitudes
de penser et nos conditionnements multiples. Oser en somme nous
désencombrer. Vaste entreprise en vérité ! Savoir enfin que tout cela ne
se fera pas sans travail, sans entraide ni sans prise de risques. Jésus
peut nous y aider : n’est-il pas un précurseur époustouflant ? Il ne sera
évidemment pas le seul, car d’autres personnages d’exception ont aussi
droit de cité, mais au final, comme le maître le disait, c’est à l’arbre qu’on
reconnaîtra ses fruits.

Nous aurons à concrétiser une désobéissance mondaine, éthique et


civique ; à le faire avec élégance toutefois, car la fin ne justifie pas les
moyens ! Les prophètes bibliques d’antan appelaient de leurs vœux : la
paix, la sécurité, la prospérité pour tous et les relations fraternelles. Cet
idéal n’est-il pas encore pertinent aujourd’hui ?

La Route du Temps nous incite à nous fier à la Loi de Convergence


des Parties qui se positionne comme une loi inverse de la loi d’entropie :
elle produit de l’ordre au lieu de produire du désordre. La finalité est ainsi
posée qui est appelée à devenir une passerelle entre les spiritualités et le
critère de vérification inter spirituel. Ne s’agit-il pas de transgresser
l’évidence de la mort et du mortifère, de l’ego et de nos peurs ? Encore
faut-il identifier clairement et courageusement ce qui aujourd’hui en est le
vecteur.
Dans la société de Jésus, en son temps, c’était notamment le
nationalisme religieux, la paupérisation, l’exclusion des malades ou des
souffrants, les clivages des rôles sociaux, et bien sûr le rouleau
compresseur de l’Empire romain. Aujourd’hui, de nombreuses
consciences pointent le doigt vers la fureur et la férocité de la
mondialisation capitaliste, vers l’avidité des riches, le narcissisme des
dirigeants politiques, la dérive de nos sociétés de consommation basée
essentiellement sur le gaspillage des ressources de la Terre, vers le
modèle unique de la compétition relayé par une course sans fin aux
moyens technologiques, vers le Grant Tout et le Grand Rien de la
consommation. En son temps, Jésus a refusé de diaboliser qui que ce
soit, pas même les Romains. Il voulait un changement des consciences,
une purification individuelle et collective par un retour au Père bon et
miséricordieux, qui seul permet de vaincre la peur. Était-ce le bon
chemin ? Son courage et sa détermination ont certes changé la face du
monde, mais assurément pas suffisamment pour que le « Corrupteur » ne

185
puisse encore attiser les pulsions humaines narcissiques, sadiques ou
masochistes. Par le jeu de la compétition permanente, la logique des
échanges y contribue encore et encore, dans un jeu pervers sans fin.
N’est-ce pas là qu’il faut agir avec ruse et finesse sans diaboliser personne
?
Jésus disait à ses disciples en Matthieu 10:16 « Moi, je vous envoie
comme des moutons au milieu des loups. Soyez donc avisés comme les
serpents et purs comme les colombes ». Il a d’ailleurs utilisé la prescription
de symptômes ou la mystification dans des cas particuliers : dans sa
réponse au sujet du mariage, dans l’invitation à tendre l’autre joue, dans
celle des mérites et du jugement dernier, dans le récit de la femme
adultère, et de façon plus systématique dans les paraboles. Mais les
évangiles montrent que ce n’était pas son seul choix. Sa stratégie semble
plutôt être un mixte épuré d’une gentillesse qui se veut toujours
collaborante, du donnant-donnant qui invite les humains à une
collaboration confiante mais parfois réactive ou opportuniste, et d’un effet
miroir qui prescrit leurs peurs en leur proposant de les dépasser. La
structure de cet appel-réponse nous conduit au dépassement bienheureux
de la dialectique force-faiblesse puisque la vie - la vraie vie !- est au-delà
des illusions qui la parcourent, au-delà de nos blessures symboliques, de
nos besoins de revanches, etc. Dieu n’a-t-il pas choisi ce qui est fou pour
confondre les sages ?
Reste que la structure de l’appel-réponse nécessite que cette folie soit
effective, et donc que le croyant puisse penser Dieu en l’utilisant, non pas
seulement pour son confort-épanouissement personnel, mais plutôt pour
son bien et celui de tous, y compris bien sûr pour susciter une meilleure
Justice sur Terre ou un meilleur respect de la Création. L’enjeu majeur
demeure la pacification de l’humain.

L’espérance de la liberté, comme la liberté de l’espérance, se vit en


dépit de la mort, dans l’aspiration de la création entière à la rédemption,
mais aussi bien sûr dans l’aspiration à être régénéré par ce qu’il est
advenu en Jésus. A travers Pâques nous est proposée une nouvelle
fécondité : la possibilité de puiser en Dieu la gratuité absolue du Don dans
la reconnaissance mutuelle. Tout ce qui s’est passé autour de la
Résurrection reste, à strictement parler, indécidable. Mais elle renvoie à la
singularité divine qui s’exprime dans le cosmos comme en Jésus de
Nazareth. C’est une question de reconnaissance de ses actes, de sa
signature cachée, Chose inconnue et pourtant tout à fait pensable puisque
liée totalement à un don d’amour aux dimensions absolues : il y a ce Dieu

186
qui se laisse juger, maltraiter, torturer, condamner et mettre à mort par ses
créatures en victime innocente ; un Dieu qui met fin à la figure de la colère
et de la vengeance, au dieu guerrier que les humains lui avaient attribué à
tort. Par le ressuscité, par le relèvement de l’Innocent, nous est donnée
une nouvelle stabilité à la création, qui coupe court à la victoire de la
violence : la mort, masque de la violence et de l'injustice, est vaincue ! Ce
qui ouvre le règne de la reconnaissance absolue de la gratuité du Don
appelée à devenir ce en quoi nous pouvons le mieux nous connaître et
fonder notre existence. Cette nouvelle manière de se connaître en Dieu et
dans la Résurrection ouvre une nouvelle identité tragi-comique qui n’est
pas sans humour puisque Dieu lui-même nous garantit qu’Il est
exclusivement Amour et Bonté en dehors de toute violence et de toute
vengeance, contrairement à ce que nous avions projeté au ciel depuis des
millénaires…

Il nous faut pour cela nous rappeler une chose capitale qui se dit dans
l’œuvre de Jésus, sa pensée, tout comme dans la résurrection aussi : cet
étonnant retournement des choses. «Car le Fils de l’homme n’est pas
venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une
multitude (Marc 10, 45). » Nous n’avons pas un Dieu qui veut nous tenir
en servitudes mais au contraire nous, et nous conduit à l’Inouï sans nous
asservir d’aucune manière. Ce retournement marque l’aube du 8è jour de
la Création : à nous d’y consentir, oui… mais comment ? En privilégiant
d’abord la protestation : non, le néant, l’absurde, le non-sens, la mort
n’auront pas le dernier mot ! Pour aller plus loin, vers une acclamation :
oui, la bonté est plus profonde que le mal le plus profond. Une profondeur
qui se dit en Dieu, en Christ, en nous, en nos prochains, dans la création.
Et la voilà qui nous entraîne, cette profondeur, vers la jubilation et la
reconnaissance : ce bonheur particulier de la gratuité donnée et reçue
ouvre un espace d'infinies beautés. Il y a de quoi faire, de quoi espérer, de
quoi partager, de quoi nourrir une admiration pour la sagesse divine : « En
ce temps–là, Jésus dit : " Je te célèbre, Père, Seigneur du ciel et de la
terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux gens
intelligents, et que tu les as révélées aux tout–petits" (Matthieu 11:25) ».
Ce retournement nous fait entrer dans une obéissance aimante qui est
tout le contraire d’une soumission ou tout le contraire d’une errance
craintive puisqu’elle réclame le lâcher-prise. Elle nous fait entrer plutôt, par
Celui qui nous est favorable, dans une tranquillité partagée qui peut se
vivre partout, y compris en communauté humaine, « car là où deux ou trois

187
sont rassemblés pour mon nom, je suis au milieu d’eux (Matthieu 18:20 )
».
Le retournement nous conduit enfin au goût de l’Inouï, au double usage de
la TDC évidemment, par lequel tout est accompli sans l’être encore
complètement. Un bienheureux retournement des choses qui nous met en
recherche et nous pousse à rechercher, et à espérer un chemin aux
saveurs si particulières.
C’est en lui que nous vivons la participation de la Création, jusqu'à la
Rédemption, dans son Absence apparente qui demeure pourtant une
Présence réelle, incitative, joyeuse et motivante.

Le retournement de Pâques, tout comme la TDC relue dans la


perspective chrétienne, nous invitent à ressusciter dans l’espérance ou à
ressusciter l’espérance au quotidien.
« Une résurrection qui ne vaudrait que pour l'au-delà, sans implications
pour aujourd'hui, ne serait qu'une superstition. Les apôtres Paul et Jean
expliquent, chacun à sa manière, que la résurrection transforme
immédiatement et de façon radicale l'ordre des choses. Pour le premier, la
résurrection est à l'origine d'une nouvelle manière d'être homme: dans la
réconciliation avec autrui et la paix avec Dieu, et dans l'infinie liberté des
fils et des filles de Dieu. Pour Jean, la vie forme un tout indissociable: l'au-
delà se construit dans l'immédiat, et notre vie est éternelle dès aujourd'hui
si elle est vécue en Dieu. Plus encore que par le passé, le christianisme
est désormais mis au défi de vivre la foi selon sa dimension pascale: de
montrer que la croyance en la résurrection de Jésus ne concerne pas
d'abord les représentations de l'au-delà, mais commande un regard
d'espérance sur le monde présent et des actions résolues en
conséquence. La tristesse ordinaire de beaucoup de chrétiens ne pouvait
que susciter les sarcasmes de Nietzsche. Plus près de nous, A.Camus
s'est demandé si l'on peut être chrétien par surabondance de vie, au lieu
de s'enfermer dans la religion par peur de vivre. « Contre toute aventure,
votez catholique »: il faut avouer que cet étonnant slogan électoral des
années trente, dénoncé en son temps par E.Mounier, reste bien souvent
d'actualité -quand ce n'est plus en politique, c'est en morale ou dans
d'autres domaines. Pourtant, la foi pascale devrait balayer les peurs des
chrétiens et féconder leur imagination, éclairer leurs visages et stimuler
leurs initiatives. L'itinéraire singulier de Jésus de Nazareth a manifesté
Dieu à l'oeuvre dans l'humanité, en-deçà et au-delà de tout ce que les

188
hommes pouvaient concevoir: dans la faiblesse extrême et la mort, puis à
travers une résurrection qui transcende pour toujours le mal et la mort »44.

Le chemin pour y parvenir est à inventer dans cette joie anticipée et


sereine qui sait, au-delà de tout doute raisonnable, que nous ne créons
rien, que nous sommes les capteurs et les acteurs de son Amour
incommensurable seul à même de féconder notre vie quotidienne. Il nous
ressuscite en relevant aussi l’espérance. Je ne peux dès lors que
constater une possible et nécessaire alliance entre la TDC et Jésus, à
vivre au quotidien par-delà les frontières et les vieux clivages de la science
et de la spiritualité, de la spiritualité et des religions, etc.

Un christianisme épuré a l’avantage de nous offrir une articulation


cohérente entre le Père, le Fils et l’Esprit, qui nous renvoie à l’Amour
comme vérité de la destinée de l’univers. A l’Amour comme rupture d’avec
nos conditionnements et comme réconciliation avec le Père, à l’Amour
comme reconnaissance de la logique du don, sans qu’il y ait rien là de
mythologique ni d’impossible ! Cette articulation cohérente n’a pas besoin
de s’exprimer au travers d’une mystique qui nous couperait du monde et
des autres, ni d’ailleurs à travers l’exigence de se vider de tout
attachement aux biens matériels ou aux personnes pour échapper à
l’enfer des réincarnations. Il faut, et il suffit, qu’elle s’exprime dans la
logique de la gratuité du Don qui garantit le bon usage de la double
causalité, pour autant que notre identité nouvelle de capteurs et d’acteurs
du divin prenne le dessus sur nos multiples conditionnements. Le recours
à l’idée d’une trinité revue et corrigée offre une possibilité réelle de la
choisir comme instance dernière de jugement ; et la TDC nous dit
pourquoi ce choix est fondé, utile et nécessaire. Nous gardons le libre-
choix des moyens pour y parvenir, tout en sachant que nous devrons
nécessairement faire le bien pour guérir notre passé, nous vider de nos
pensées obsessionnelles ; être détendus, confiants, détachés,
désintéressés, joyeux et vigilants pour que l’âme puisse être de
connivence avec l’univers et voire même pour les plus doués d’entre nous,
pour que l’Esprit puisse supplanter notre mental. Si tous les supports et
moyens sont imaginables, tous ne conviendront pas ! Le défi est posé,
c’est à nous tous de le relever en sagesse, en confiance, mais sans

44
Source : Interview de Michel Deneken,
http://www.pacariane.com

189
oublier l’essentiel : à savoir que nous ne sommes pas encore assez
éveillés pour devenir des magiciens. Nous pouvons y travailler d’une part
en corrigeant notre manière de concevoir Dieu, et d’autre part, en osant
nous ouvrir à l’urgence de cet Amour universel et impersonnel, appelé à
s’exprimer concrètement dans la non-violence.

190
Chapitre XVIII
Une révolution non-violente
« C’est dire que, pour Jésus, aimer ce n’est pas être gentil, bon,
aimable mais faire en sorte que des communications puissent
s’établir en nous et entre nous, avec tous les hommes »
Françoise Dolto.

Si l’Amour est bien la vérité de notre destinée, du sens de la vie et de


toute chose, alors il convient de nous désencombrer de nos
représentations archaïques ou matérialistes.

Au sujet du Père

Pour Carl Gustav Jung, si Dieu est bien omnipotent, il n'a aucun moyen
de prendre conscience de quoi que ce soit, ni de lui-même. Car la
conscience naît d'une confrontation. En vertu de sa toute-puissance, Dieu
ne se heurte nulle part à un obstacle insurmontable susceptible de l'inciter
à hésiter et ainsi à réfléchir sur Lui-même... D’où ce conte étonnant
intitulé « Qu'a donc l'homme que Dieu n'a pas?45 » :

« Un homme se posait de sérieuses questions sur Dieu: «Pourquoi le


Tout-puissant avait-il éprouvé le désir, le besoin peut-être, de créer
quelque chose ? Est-il concevable que l'Etre sans limite, tout incluant,
omnipotent, omniscient ait un besoin? S'il avait eu un désir, il faudrait lui
supposer un manque! Et s'il y avait un manque en Dieu, y il ne serait pas

45 Contes de Sagesse de Patrick Levy, collection « Horizons spirituels »

191
tout ce qu'il devait être. En quoi cette création- et l'homme en son sein,
peuvent-ils servir Dieu? Quelles fonctions remplissent-ils?»
Notre homme réfléchissait ainsi. Ses questions le conduisaient
inévitablement à conclure que les conceptions humaines de Dieu étaient
soit absurdes, soit enfantines ou naïves. Mais il n'en trouvait pas d'autres.
Un jour, reprenant ses réflexions, il inversa le problème «Pour valoriser
Dieu l'homme dévalorise l'homme et ne reconnaît pas ses propres
qualités. Peut-être l'homme est-il mieux que Dieu! Si l'homme apporte
quelque chose à Dieu, ce qu'il représente justifie la création.»
Il se posa donc cette nouvelle question: « Qu'a donc l'homme que Dieu n'a
pas?»
Notre homme médita là-dessus quelque temps.
Il songea: «L'homme a un corps. Dieu n'a pas de corps.
L'homme est limité, Dieu est infini. Mais son corps, à travers ses qualités,
ses fonctions et ses limites, donne à l'homme la capacité de goûter, de
sentir, de jouir de la Création. Ayant des relations avec ce qui n'est pas lui,
il se confronte à des obstacles qui éveillent en lui une certaine capacité
d'autoréflexion.
Il trouve des qualités à ses expériences : agréable ou désagréable, bon ou
mauvais, doux ou amer, et il développe à l'infini la subtilité de sa
subjectivité.
Sans corps, le Créateur n'a pas les moyens de connaître la Création. Mais
il s'est insufflé en l'homme qui a cinq sens pour sentir, son intelligence
pour unir et donner du sens et un «souffle spirituel» pour connaître
Dieu.
Ainsi, grâce à l'homme, Dieu peut-il connaître sa Création, et se connaître
lui-même.
A l'image de Dieu, l'homme réfléchit Dieu en le pensant, conclut-il ».

J'étais un trésor caché. J'ai créé les créatures pour me connaître


(Hadith parole attribuée à Allah).

Ce conte a le mérite d’aborder simplement l’absence de Dieu de la


conduite des affaires du monde, et sa présence dans la création. Il s’est
insufflé en nous par nos sens, notre intelligence et par ce souffle spirituel,
sans pour autant s’imposer de telle sorte que notre libre-arbitre en serait
annulé. Mais le conte renvoie aussi curieusement à une manière,
majoritairement passive pour Dieu d’éprouver sa création, qui présuppose
de toute façon, au-delà du symbolique, une manière réelle d’éprouver

192
quelque chose à travers nous, et donc une interaction insoupçonnée et
indétectable scientifiquement.

Ainsi, en reprenant le conte cité plus haut, nous pouvons faire nôtre
l’idée d’un Dieu qui, grâce à l’humain, peut connaître sa Création et se
connaître lui-même. En tant que Perfection, il peut se connaître dans
l’imperfection, en tant qu’Inconditionné il peut se connaître dans le
conditionné, en Vérité dans le relatif, en Destiné ultime dans l’aventure du
temps, en Amour et Bonté dans leurs contraires, etc. En tant que créature,
l’humain se connaîtra partiellement à l’inverse, du bas vers le haut, sans
jamais pouvoir prétendre à l’absolu ni à la perfection. Dans l’enseignement
de la TDC, l’esprit-âme donne à l’humain une fonction dans l’Univers par
l’intermédiaire absolu du libre-arbitre : si nous sommes bien appelés à
nous connaître différemment en Dieu, en aucun cas cela ne nous sera
imposé d’aucune manière, par la force, la ruse ou la manipulation. La
liberté est garantie tout comme le choix de nous ouvrir ou non à la vérité
d’en-haut, à la double causalité.

Dans cette représentation, l’intelligence créatrice fait l’expérience d’elle-


même dans le moindre et l’imparfait, dans ce qu’elle n’est pas, tout en
favorisant, tout en stimulant une évolution vers la conscience et
l’intelligence humaine pour approcher la perfection originelle. Il n’y a rien
de sadique ni de pervers dans ce but ultime, dans la mesure où l’humanité
peut réellement – elle en aurait les moyens ! – construire un monde où il
fait bon vivre, où il est bon d’être né, où on peut aimer et s’aimer sans
enflure ni tristesse, sans fureur ni férocité. Cette possibilité est à notre
sens ce que Dieu, de manière constante, veut susciter à travers l’évolution
comme à travers ses messagers. En Lui, cette possibilité demeure
garantie, de même qu’au final la vie est garantie puisque nous connaîtrons
à notre mort le fin mot de l’histoire et de notre aventure terrestre sans
souffrir le martyre ni connaître les tourments de l’enfer.

La question, pour nous, est de savoir comment rejoindre efficacement


le divin. La TDC y a répondu de façon satisfaisante et provisoire, tout en
nous avertissant que nous aurons des grands progrès à faire : « Il faudra à
l’homme beaucoup de progrès pour être capable de changer ses
habitudes de vie de telle façon qu’il puisse assurer dans sa vie quotidienne

193
les attitudes mentales propices à la seconde causalité. Cela demande de
savoir « vibrer » à un niveau supérieur d’élévation spirituelle…»46.

Il faudra du temps pour que nous puissions vibrer à hauteur de l’Amour,


jusqu’en cet équilibre particulier qui s’exprime dans la complexité et la
diversité. En clair, tant que par mes pensées, mes intentions, mes
fantasmes ou mes actes, je veux être aux commandes de ma vie ou
définir ce que devrait être la vie, rien ne peut se passer. La non-maîtrise
réclame que Dieu soit Dieu ! Qu’Il puisse nous être favorable en son libre-
arbitre, en toute liberté et fantaisie. Inutile de Lui dire ce qu’Il devrait faire
ou Être ! Car ce serait Le priver de son libre-arbitre. C’est d’ailleurs
sûrement la raison pour laquelle les prières de tant de croyants sont
inefficaces ! Il vaut mieux s’en remettre à Lui en espérance et en
confiance, dans cette joie anticipée nourrie de la conviction intime qu’Il
nous comblera en bonne intelligence, en bonne lecture de ce qui peut
nous aider, et agir en conséquence. Qu’Il nous donnera aussi par
effleurement la juste pensée, l’intuition ou la prémonition, l’énergie du Bien
ou du Bon, la sérénité, la trouvaille créatrice ou l’inspiration, etc. Personne
n’est maître de la Source … Mais personne n’en est exclu ! Nous
retrouvons ici la tension tragi-comique, en elle la peur, l’égo ou simplement
la volonté de tout planifier, qu’elle soit de notre fait ou de celui de notre
entourage, empêche Dieu d’être Dieu, et cela fait qu’Il ne pourra nous
êtres favorable. L’urgence est dans ce dégagement, à tout instant, dans la
conviction intime que la Vérité est ailleurs…
Se rapportant à Dieu, cette conviction intime va devoir s’exprimer
doublement : Dieu nous est favorable mais rien ne peut être acquis par la
maîtrise, par notre volonté propre, ce qui pour autant ne nous libère pas
d’avoir à œuvrer dans le monde. C’est à cette condition que la Loi de
Convergence des parties, qui produit de l’ordre au lieu du désordre, et la
Loi d’attraction universelle des trajectoires de vie, qui a pour effet de
rapprocher les trajectoires reliées par des intentions convergentes,
peuvent produire leurs effets. Nous ne pouvons pas faire pleuvoir sur notre
Arbre de vie sans l’aide de l’Univers. La non-maîtrise est avec l’émotion le
chemin, la vérité et la vie. Donc pas la peine d’être rouge d’efforts ! Ou
rouge de honte ! Ou blanc de peur ! Ou vert de rage ! C’est inutile et
parfaitement inefficace. Il s’agit plutôt d’être heureux d’un rien, c’est-à-dire
de tout ce que Dieu pourra faire pour nous et pour les autres. Et cela

46 TDC p. 298

194
demande une grande prise de distance, probablement même d’oser Le
laisser nous ressourcer, nous donner la force, pour que nous puissions
être, par Lui et grâce à Lui, détendus, confiants, sereins, car vouloir l’être
de notre propre chef risque bien de nous faire retomber aussitôt dans le
cycle infernal de la volonté de maîtrise. Cette conviction intime va se
nourrir ensuite des réponses données par son voyage dans le cycle de
l’Amour. Elle était chez Jésus d’une pureté spéciale, exceptionnelle, même
si elle n’a pu faire la différence ni à Nazareth, où Jésus ne put faire aucun
miracle, ni à Jérusalem, où les notables aveuglés par la peur ont attisé les
foules contre lui. Mais fondamentalement, nous pouvons dire, en toute
sérénité, que le Père est le garant, la vérité de notre destinée : tout
découle de Lui et tout y revient, nous y compris…Cette conviction fonde
alors un autre principe incontournable : la non-violence.

Au sujet de la non-violence

Dans le cycle de l’Amour, tout est cadeau. Absolument TOUT. Rien ne


doit être fait sous la contrainte ou dans l’obligation. Nos pensées, nos
intentions, nos paroles et nos gestes sont appelés à être épurés, à passer
du besoin mondain au désir spirituel, dans une mutation vers la Clarté de
l’En-Haut. Comme chacun le devine, nous ne sommes pas des saints ! Et
Dieu ne nous demande ni la Perfection ni l’abnégation totale. Chuter ? La
belle affaire ! Comme s’il pouvait en être autrement ! Le pire serait encore
sans doute de croire que nous pouvons trouver cette Clarté sans Lui, sans
son aide. Nous serions alors retombés dans l’illusion de la maîtrise. Le
principe de la gratuité du Don entend nous ouvrir à une dimension plus
élevée, très bien résumée par le philosophe Emmanuel Kant qui disait:
« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
Or, si je peux bien vouloir la violence, je ne peux en aucune manière
vouloir une loi universelle qui commanderait ou simplement permettrait
d’être violent. Ainsi, seul le principe de non-violence peut fonder
l’universalité de la loi morale d’après laquelle tout être raisonnable doit
agir. Jésus nous indique le chemin qui conduit à la plénitude dans la paix.
C'est le chemin de la force de la vérité motivée par l'amour. Cela exige
aussi le courage de voir et dire la vérité. Matthieu dans son récit du
sermon de la montagne utilise le mot grec praus'. La traduction
œcuménique le rend par le mot "douceur". Les anciennes traductions
souvent utilisent le mot "humilité", mais d'autres passages bibliques

195
montrent que ce n'est pas précis. Et surtout ça ne correspond pas à la
radicalité de Jésus dont témoigne la bible. Ulrich Wilckens, dans sa
traduction du Nouveau Testament en allemand, sera le premier à utiliser le
terme de la non-violence. Heureux sont les non-violents, humbles,
courageux pour dire et vivre la vérité, car ils auront la terre en partage! Et
heureux les faiseurs de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu!
Au chapitre 21, Matthieu raconte que Jésus entre dans Jérusalem sur
un âne et il reprend ce même terme praus'. L'âne est ici l'antithèse du
cheval d'empereur ou de conquistador. Jésus se manifeste comme un
anti-empereur non pas parce qu'il n'aurait pas d'autorité ou pas de
revendications, mais parce qu'il ne s'impose pas par la force, et parce que
sa démarche est profondément non-violente. C'est là, la beauté du
royaume de Dieu! La justice qui ne prend rien de force à personne, mais
qui offre tout en retour: plénitude, joie, justice, paix.
La non-violence est donc chez Jésus un acte de foi, une conséquence
du lien avec le Père, avec l’Esprit. Elle n’a rien à voir avec un laisser-faire,
un retrait du monde. Elle est engagement concret dans nos relations avec
les autres. Il ne s’agit pas seulement d’être de ceux qui ne feraient pas de
mal à une mouche ; il s’agit de laisser l’Esprit nous aider à quitter toute
fascination pour la violence, et bien sûr à renoncer à tout usage de la force
ou de la contrainte. Notre mental, sous l’emprise de l’ego, sait obtenir par
la ruse, la force, la séduction ou la fuite, bon nombre de choses. Ce sont
des stratégies communément utilisées et admises. Tout comme nous
savons, avec les mêmes techniques, obtenir des autres, l’attention, la
compréhension, la compassion, l’estime, le respect, etc., être forts ou
parmi les gagnants. L’urgence de la conversion au Royaume de Dieu
réclame tout autre chose, qui nous est dit dans la référence incontournable
à Martin Luther King. Voici les six points qu’il avait énoncé et auxquels
devaient adhérer tous ceux qui voulaient faire partie de son équipe 47 :

« 1. La non-violence active n’est pas une méthode destinée aux


lâches. C’est une véritable résistance.

On n’est pas obligé de se laisser faire du tort. Mais il ne faut pas non plus
répondre par la violence. Le non-violent montre sa force non pas en étant

Source : http://www.reforme.net, d’après James M. Washington,


47

The essential Writings and Speeches of Martin Luther King ,


Harper, San Francisco, 1991, pp.16 à 20

196
passif, non pas en ne réagissant pas, mais en étant spirituellement et
émotionnellement actif pour convaincre l’adversaire qu’il est sur le
mauvais chemin. Il ne s’agit donc pas d’une « non résistance passive au
mal, mais d’une résistance non-violente active au mal. »

2. La résistance non-violente ne vise pas à vaincre ou à humilier


l’adversaire, mais à gagner son amitié et sa compréhension.

Celui qui résiste par la non-violence peut très bien participer à des
boycotts ou à des grèves, mais il est conscient que ces actions ne sont
pas des fins en soi, et qu’elles visent essentiellement à susciter de la
honte chez l’adversaire pour son comportement. Le but recherché, c’est
non pas l’humiliation de l’autre, qui génère violence et amertume, mais
c’est toujours la réconciliation, la création de ce que King appelle une
communauté bien-aimée, une communauté régie par l’amour divin.

3. La lutte doit être dirigée contre les forces du mal plutôt que contre
les personnes qui font le mal.

C’est pourquoi il ne s’agit pas de mettre l’accent sur les différences


raciales, mais sur les individus. Le problème qu’il faut gérer n’est pas un
problème entre noirs et blancs, mais entre la justice et l’injustice, entre les
forces de la lumière et les forces des ténèbres. Si jamais il peut y avoir
une victoire, ce ne sera pas la victoire des noirs sur les blancs, mais de la
justice sur l’injustice, de la lumière sur les ténèbres.

4. La non-violence active accepte de souffrir sans user de


représailles. Elle accepte de recevoir des coups sans rendre la pareille.

« Des fleuves de sang pourront couler avant que nous ne gagnions notre
liberté », disait Gandhi à ses compatriotes, « mais ce sera notre sang à
nous. » Le résistant non-violent est prêt à supporter la violence si c’est
nécessaire, mais pas de s’en servir lui-même en guise de riposte. Il vaut
mieux souffrir soi-même que d’infliger une souffrance aux autres. Nos
adversaires auront plus de chance d’être touchés par notre souffrance que
par quelque raisonnement si subtil soit-il.

5. La résistance non-violente ne cherche pas seulement à éviter de se


servir de la violence physique ou extérieure. Elle concerne aussi notre
être intérieur.

197
Elle consiste à refuser la haine et à vivre selon des principes fondés sur
l’amour. Il faut briser le cercle vicieux de la haine et de la violence et
retrouver la fraternité humaine. Celui qui me fait du mal se fait d’abord du
mal à lui-même.

6. Et enfin, le principe de non-violence est fondé sur la conviction


que l’univers est du côté de la justice.

C’est une foi profonde en l’avenir basée sur l’idée selon laquelle Dieu est
toujours pour la vérité et pour la justice.

Dans sa lutte pour une plus grande justice, le non-violent se sent


continuellement accompagné par Dieu ».

Tout cela réclame une ouverture à l’énergie spirituelle, au


renouvellement de notre être intérieur par l’Esprit. Si comme nous l’avons
dit l’Amour est soin, accueil, partage, dans le non-jugement et la non-
violence, cela réclame alors à la fois un engagement et un dégagement.
Un engagement dans l’attention que nous portons à toute chose, à soi-
même, à l’autre, à la vie, au respect de la création, aux synchronicités, etc.
Un dégagement de tout ce qui nous pousse à sanctifier notre ego, par
l’usage de la violence sous toutes ses formes, petites ou grandes, banales
ou socialement admises ; et nous aurons surtout aussi à quitter
l’obsession du mental, du « Je », traduit en ces milliers de pensées
journalières, en actes ou en sentiments. Si comme l’affirme avec raison la
TDC, l’ego tue l’amour, alors il nous faudra apprendre nécessairement à
ne pas suivre tout ce qui émerge du « Je ». C’est la première des
urgences incontournable. Pour nous y aider, le psychiatre américain Scott
Peck proposait de nous demander intérieurement, à propos de tout et en
tout temps : « Ce que tu fais, ce que tu dis, ce que tu sens, ce que tu
penses ou ce que tu crois, cela a-t-il la moindre valeur devant l’éternité ? »
Et nous pourrions ajouter : cela mène-t-il à l’Amour ? Cela le contient-il en
vérité ? L’urgence nous invite à nous dégager de notre mental conditionné.
Le dégagement est prioritaire. Toutes les autres disciplines, par exemple
le contrôle de la respiration ou la méditation sur une image de Dieu,
doivent être considérées comme des pratiques accessoires. Pour se
dégager du mental, il faut oser quitter ce qui est conditionné par notre
passé, le « Je » étant essentiellement réactif : il convient de nous ouvrir à
l’Indéterminé, aux futurs de l’Univers non encore réalisés, dans une

198
attitude proactive consistant à choisir qui et ce que nous voulons être, non
pas à partir du passé mais en fonction du futur, dans ce qui pourra
émerger de nos attentes déposées. Il s’agit aussi, en même temps, de
privilégier ce qui dans l’Instant pourrait être tellement mieux, plus vrai, plus
beau ou plus juste, si nous osions y consentir ; de nous y risquer, d’en
faire la demande à l’Univers. ou de le revendiquer face aux autres. Choisir
en somme ce qui incarne le Souverain bien, ce qui est vraiment important,
nécessaire, utile, agréable, nuisible, etc. En ce sens, la conversion au
Royaume de Dieu n’est pas tellement une adhésion à des principes, des
valeurs ou des normes, fussent-elles religieuses ! Elle est le courage de
choisir l’Indéterminé, ce qui n’a pas encore été contaminé par notre passé,
notre mental ou notre « Je » ; ce que précisément nous appelons l’Amour,
ou plus spécifiquement la logique de la gratuité du Don, qui nous invite à
sortir d’une causalité liée aux mérites et qualités personnelles, parce
qu’elle nous situe dans la peur voulant tout contrôler ; ou encore dans
l’ego qui cherche à recevoir, à tirer à soi, dans un besoin qui contracte,
dégrade, renferme et appauvrit tout. C’est le pas du pèlerin, une prise de
risque nécessaire et constante. Sous la gouvernance de l’Esprit, la
pesanteur du mental recule ; le « Je » tranquillisé peut concentrer son
attention sur l’Indéterminé disponible comme transgression du mental, et
choisir les bifurcations qui surviennent au gré de ce que l’âme pourra
matérialiser ; ou encore ne pas suivre ces matérialisations au nom du
libre-arbitre garanti. Ici, la non-violence est, d’abord et surtout, refus de se
limiter au mental conditionné par notre passé, transgression de tous le
fatras identitaire que nous trimbalons bon gré mal gré, qui contient
pourtant sa somme de violences cachées, de blessures narcissiques et
autres traumatismes égocentriques. Tout cela fait barrage à l’Indéterminé.
Tout cela empêche l’ouverture au futur. Martin Luther King avait bien
pressenti qu’il fallait penser la non-violence en fonction de la conviction
que l’univers est du côté de la justice. Cette conviction intime réclame une
vision saine, élargie du divin comme énergie impersonnelle et universelle
de l’amour. Un poème le dit fort bien :

« Être Prêt
Ce n'est pas être préparé
Ce n'est pas avoir tout prévu
Cela est impossible, personne ne peut le faire.
Être Prêt
C'est accepter la vie
C'est bondir au devant du jour nouveau

199
C'est tendre les bras vers sa richesse inconnue
C'est se tenir en face des heures qui viennent, calme et serein.
Être Prêt
C'est accepter la vie, toute la vie
Telle qu'elle vient à nous
Avec ce qu'elle a de plus beau et ce qu'elle a de plus triste
Avec ses jours légers, avec ses jours pesants.
Ce n'est pas dans tes paroles que je verrai si tu es prêt
Ce n'est pas dans tes actions
C'est dans ton attitude face à la vie
Peut-être dans ton regard » (Le livre de Lézard).

N’oublions pas qu’en tout cela, Dieu n’a pas fondamentalement besoin
de nous : Il préfère simplement pouvoir se connaître en sa création et en
ses créatures rendues libres. Il préfère nous faire cadeau de son Amour
pour que notre vie soit pleine et entière. C’est un peu comme s’Il nous
disait : «Venez et voyez. Je suis la Source d’où peut jaillir la vraie vie, qui
peut couler en vous et autour de vous. A vous d’en juger, à vous de savoir
et d’en faire l’expérience… » .
Cette liberté nous est souvent insupportable parce qu’elle contient tous
les possibles : nous pouvons nous y ouvrir ou les refuser. Voilà que le
choix nous appartient, sans contrainte, et avec lui, la possibilité de faire
fausse route. C’est insupportable, une telle liberté ! Alors, les humains ont
inventé le dieu de la contrainte ou à l’inverse, et tout aussi furieusement,
ils ont décidé qu’il n’existait pas ; ils en ont fait le dieu du hasard et de la
nécessité. C’était mieux que rien ! Et cela permet au moins de garder cette
colère intacte, celle qui nous fait si cruellement réaliser notre propre
fragilité, notre angoisse profonde, notre odieuse vulnérabilité d’homme
perdu dans l’immensité du temps et de l’univers. C’est dans cette
conscience douloureuse que naissent nos fureurs et férocités, y compris
l’antisémitisme, la misogynie ou le terrorisme.

Le cycle de l’Amour n’est-il pas une libre transgression ? La certitude


exprimée dans le Livre des Actes nous y conduit : « En tout, je vous l’ai
montré, c’est en travaillant ainsi qu’il faut venir en aide aux faibles, en se
rappelant les paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui–même : Il y a plus de
bonheur à donner qu’à recevoir » (20:35 ). Cela peut-il suffire à guérir la
sensation de cette odieuse vulnérabilité d’homme perdu dans l’immensité
du temps et de l’univers ? Ou est-ce plutôt un leurre ? Parfois, seul

200
l’humour peut, à côté de l’Amour, nous faire rejoindre la Clarté d’en-Haut.
Comme dans ce sketch de Raymond Devos intitulé Matière à rire :

« Vous savez que j'ai un esprit scientifique.


Or récemment, j'ai fait une découverte bouleversante !
En observant la matière de plus près ...
j'ai vu des atomes ...
qui jouaient entre eux ...
et qui se tordaient de rire !
Ils s'esclaffaient !
Vous vous rendez compte ...
des conséquences incalculables que cela peut avoir ?
Je n'ose pas trop en parler, parce que j'entends d'ici les savants !
- Monsieur, le rire est le propre de l'homme !
Eh oui ! ...
Et pourtant !
Moi, j'ai vu, de mes yeux vu ...
des atomes qui: " Ha, ha, ha !"
Maintenant, de quoi riaient-ils ?
Peut-être de moi ?
Mais je n'en suis pas sûr !
Il serait intéressant de le savoir.
Parce que si l'on savait ce qui amuse les atomes,
on leur fournirait matière à rire ...
Si bien qu'on ne les ferait plus éclater que de rire.
Et que deviendrait la fission nucléaire ?
Une explosion de joie ! »

En dialogue avec la TDC, l’Arbre de vie de Jésus nous conduit à cette


explosion de joie créatrice…Elle est appelée, dans la non-maîtrise et
l’émotion, et surtout dans la non-violence, à devenir notre pain quotidien,
un aveu qui ose dire en toute lucidité : « Je crois, Seigneur, mais si tu
peux venir au secours de mon manque de foi, pour que je puisse
joyeusement lâcher prise, ce serait beaucoup mieux pour nous deux! »
.Une manière de rejoindre aussi le proverbe disant « Aide-toi et le ciel
(Dieu, l’Univers) t’aidera ! ».
Pour que cela soit, il faut en finir avec toute référence à un dieu pervers ou
contraignant. Nous n’avons pas à nous faire violence, ni à nous
contraindre, pas même les uns les autres ! L’obéissance de la foi n’a rien à
voir avec une imposition. Le Dieu de Jésus est par essence bon et

201
miséricordieux. Il ne nous demande pas de renoncer pour Lui aux joies et
plaisirs de la vie, de tout donner ou sacrifier pour lui être agréable, en
vivant de surcroît dans une culpabilité insurmontable. La foi ne conduit pas
à crucifier la vie ni à sanctifier le néant. Nous ne vénérons en rien un dieu
cruel et violent, qui prendrait plaisir à nous restreindre ou à nous meurtrir.
Maurice Bellet a su le dire de manière forte48 : « Les déviances du dieu
pervers peuvent faire apparaître le Christ sous les traits du grand
masochiste qui meurt pour des fautes qu’il n’a pas commises, avec un
père sadique qui jouit de la souffrance de son fils, mettant ainsi en place
les sadismes chrétiens mortification, martyre, dévouements destructeurs,
éducation féroce ou doucereuse visant à humilier, asservir, frustrer, etc.
Sous les traits de l’homosexuel avec Jean le tendre ami, des disciples qui
rivalisent pour prendre la place de l’élu, Judas en amoureux déçu. Sous
les traits du schizophrène perdu dans les mirages de la vie éternelle,
dissocié de la réalité des choses, absent au monde réel. Sous les traits du
paranoïaque, sûr de la vérité, il est la vérité, victime du complot universel
contre lui. Comme obsessionnel qui ne veut perdre aucun iota de la loi, en
quête obsessionnelle de perfection. Du grand corrupteur du désir qui
exalte les contre-valeurs (pauvreté, douceur, abstinence) mais qui serait
au final un grand malade qui nomme bonheur le malheur, grandeur la
bassesse, amour l’impuissance fielleuse, etc. Comme pervers qui cache
sous une simplicité de cœur ou son amour de la vie, une haine du monde,
une dureté et une cruauté. (….) Chaque être humain à son don propre,
unique, irréductible, qui est l’espace de sa joie, le Je qui dans ses relations
mêmes, enfin ne dépend de personne. Le don réalise la coïncidence
paradoxale : c’est l’homme tel qu’il est, et c’est beaucoup plus que lui-
même, c’est la fin des soumissions, la liberté en deçà de tout système de
liberté, mais par ce qui délie l’homme de toute sa suffisance, qui est sa
prison. Cet inouï nous invite à la critique la plus impitoyable de ce qu’il est
advenu en l’homme qui va jusqu’à élever la tristesse d’être né. Il convient
de dire : Le dieu pervers est mort, de franchir ce mur redoutable élevé
autour de la violence primitive. L’avenir du christianisme sera là, si tant est
qu’il en ait un ».

L’urgence pour tous consiste bien à franchir le mur de la violence


primitive partout présente. Une enquête du journal Le Point, menée en
1988, démontre bien l’ampleur de cette dernière à la télévision. L’équipe

48 Le Dieu pervers, Maurice Bellet, éd. Desclée de Brouwer (1998)

202
d’enquêteurs a comptabilisé pendant une semaine 670 meurtres, 15 viols,
848 bagarres, 419 fusillades ou explosions, 11 attaques à main armée, 8
suicides, 32 prises d’otage, 27 scènes de torture, 9 défenestrations, 13
tentatives de strangulation et 11 scènes de guerre49. Ces statistiques
démontrent toute la place occupée par la violence à la télévision, qui
depuis lors, est en constante augmentation, tout comme elle l’est aussi
dans les jeux vidéos, ou les comportements quotidiens…Il faudra bien une
révolution spirituelle pour en diminuer la fascination. Quelque chose qui
puisse valoriser profondément l’expérience d’être. Mais par où
commencer ? Eckhart Tolle, dans son dialogue avec Andrew Cohen, nous
en donne une piste :

« Qu’est-ce qui nous empêche le plus de connaître cette réalité ?

C’est l’identification au « mental », car celle-ci amène la pensée à


devenir compulsive. L’incapacité à s’arrêter de penser est une
épouvantable affliction. Nous ne nous en rendons pas compte parce que
presque tout le monde en est atteint : nous en venons à la considérer
comme normale. Cet incessant bruit mental vous empêche de trouver ce
royaume de calme intérieur qui est indissociable de l’« Être ». Ce bruit
crée également un faux moi érigé par l’ego qui projette une ombre de peur
et de souffrance sur tout. Nous reviendrons plus en détail sur tout cela.

Le philosophe français Descartes a cru avoir découvert la vérité la plus


fondamentale quand il fit sa célèbre déclaration: “Je pense, donc je suis”. Il
venait en fait de formuler l’erreur la plus fondamentale, celle d’assimiler la
pensée à l’être et l’identité à la pensée. Le penseur compulsif, c’est-à-dire
presque tout un chacun, vit dans un état d’apparente division, dans un
monde déraisonnablement complexe où foisonnent perpétuellement
problèmes et conflits, un monde qui reflète l’incessante fragmentation du
mental. L’illumination est un état de plénitude, d’unité avec le Tout et donc
de paix. C’est un état d’unité avec la vie sous sa forme manifeste, soit le
monde, et avec la vie sous sa forme non manifeste, c’est-à-dire votre moi.
Un état d’unité avec l’être. L’illumination est non seulement la fin de la
souffrance et du perpétuel conflit en soi ou avec le monde extérieur, mais
aussi d’un épouvantable esclavage, celui de l’incessante pensée. C’est
une incroyable libération !

49CHABAUD, Pascal. Médias, pouvoirs er société, coll. Culture générale, Éditions Éllipses,
Paris, 2002, page 80.

203
L’identification au mental crée chez vous un écran opaque de concepts,
d’étiquettes, d’images, de mots, de jugements et de définitions qui
empêchent toute vraie relation. Cet écran s’interpose entre vous et vous-
même, entre vous et votre, prochain, entre vous et la nature, entre vous et
le divin. C’est cet écran de pensées qui amène cette illusion de division,
l’illusion qu’il y a vous et un « autre », totalement séparé de vous. Vous
oubliez un fait essentiel : derrière le plan des apparences physiques et de
la diversité des formes, vous ne faites qu’un avec tout ce qui est. Et quand
je dis que vous oubliez, je veux dire que vous ne pouvez plus sentir cet
état d’unité comme étant une réalité qui coule de source. Il se peut que
vous la croyiez vraie, mais vous ne l’appréhendez plus comme telle. Une
croyance peut certes vous réconforter. Par contre, seule l’expérience peut
vous libérer.

Penser est devenu une maladie et celle-ci survient quand les choses
sont déséquilibrées. Par exemple, il n’y a rien de mal à ce que les cellules
du corps se divisent pour se multiplier. Mais lorsque ce phénomène
s’effectue sans aucun égard pour l’organisme dans sa totalité, les cellules
prolifèrent et la maladie s’installe.

Le mental est un magnifique outil si l’on s’en sert à bon escient. Dans le
cas contraire, il devient très destructeur. Plus précisément, ce n’est pas
tant que vous utilisez mal votre « mental » ; c’est plutôt qu’en général vous
ne vous en servez pas du tout, car c’est lui qui se sert de vous. Et c’est
cela la maladie, puisque vous croyez être votre mental. C’est cela l’illusion.
L’outil a pris possession de vous.

Je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est vrai que mes pensées sont
souvent sans objet, comme chez la plupart des gens, mais je peux encore
décider d’utiliser mon mental pour acquérir ou accomplir des choses. C’est
ce que je fais tout le temps.

Ce n’est pas parce que vous réussissez à terminer un jeu de mots


croisés ou à fabriquer une bombe atomique que vous savez vous servir de
votre mental. Ce dernier aime se faire les dents sur des problèmes,
comme les chiens le font avec les os. Voilà pourquoi il fait des mots
croisés et invente des bombes atomiques, alors que vous, l’Être, ne portez
intérêt ni à l’un ni à l’autre. Laissez-moi vous poser les questions

204
suivantes: « Pouvez-vous vous libérer du mental quand vous le voulez ?
Avez-vous réussi à trouver l’interrupteur qui le met hors circuit ? »

Vous voulez dire arrêter complètement de penser ? Non, je ne réussis


pas, sauf pour un instant ou deux.

Dans ce cas, le mental se sert de vous et vous vous êtes


inconsciemment identifié à lui. Par conséquent, vous ne savez même pas
que vous êtes son esclave. C’est un peu comme si vous étiez possédé
sans le savoir et que vous preniez l’entité qui vous possède pour vous. La
liberté commence quand vous prenez conscience que vous n’êtes pas
cette entité, c’est-à-dire le penseur. En sachant cela, vous pouvez alors
surveiller cette entité. Dès l’instant où vous vous mettez à observer le
penseur, un niveau plus élevé de conscience est activé et vous
comprenez petit à petit qu’il existe un immense royaume d’intelligence au-
delà de la pensée et que celle-ci ne constitue qu’un infime aspect de cette
intelligence. Vous réalisez aussi que toutes les choses vraiment
importantes - la beauté, l’amour, la créativité, la joie, la paix - trouvent leur
source au-delà du mental. Et vous commencez alors à vous éveiller »50.

Ce sont des états profond de l’être que nous ne pouvons atteindre


qu’en privilégiant la non-violence, qu’en assumant le rôle d’observateur-
acteur de l’univers, appelé à faire surgir l’essence du divin. C’est une
tâche de tous les instants, qui peut nous conduire à la joie ineffable, si
nous savons comment sortir des sentiers battus :

« L’amour, la joie et la paix sont les états profonds de l’Être, ou plutôt


trois aspects de cet état de rapport intime avec l’Être. En tant que tels, ils
n’ont aucun opposé. Pourquoi ? Parce que leur origine se situe au-delà du
mental. Par contre, comme les émotions appartiennent au monde de la
dualité, elles sont soumises à la loi des opposés. Ceci sous-entend
simplement que vous ne pouvez avoir ce qui est bon sans ce qui est
mauvais. Donc, dans l’état de non- éveil et d’identification au mental, ce
que l’on qualifie parfois à tort de joie n’est en fait habituellement que
l’aspect plaisir, éphémère, du perpétuel cycle d’alternance souffrance-
plaisir. Le plaisir est toujours provoqué par quelque chose d’extérieur à
vous, alors que la joie émane de l’intérieur. Autrement dit, la chose qui

50 Source : http://www.eckharttolle.fr

205
vous procure du plaisir aujourd’hui vous fera souffrir demain. Ou bien le
plaisir disparaîtra et son absence vous fera souffrir. Et ce que l’on qualifie
souvent d’amour peut certes être agréable et plaisant pendant un certain
temps, mais il s’agit d’une attitude de dépendance qui nous fait nous
accrocher, d’un état d’extrême besoin pouvant se métamorphoser en son
opposé en un clin d’oeil. Une fois l’euphorie initiale dissipée, de
nombreuses relations oscillent en fait entre « l’amour » et la haine, entre
l’attirance et l’hostilité.

L’amour véritable ne vous fait pas souffrir. Comment le pourrait-il ? Il


ne se transforme pas soudainement en haine, pas plus que la véritable
joie ne devient souffrance (idem) ».

C’est à nous qu’il incombe de faire surgir au quotidien cet amour-là qui
nous fait sortir de la douleur et de la souffrance nées de l’identification à
nos pensées ou à notre mental. L’amour est la juste relation à l’être, à la
source de l’univers, à soi, aux autres. Quand nous en sommes pleinement
conscients, nous ne sommes plus étrangers à nous-mêmes, prisonniers
de besoins compulsifs – somme toute violents ! - qui nous incitent à
trouver notre bonheur dans le monde extérieur. Jésus le disait en ces
termes : « C’est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût,
avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en
paix les uns avec les autres » (Mc 9,50). Le génie de l’Amour fait allusion
ici au sel de la mer Morte qui perdait de sa saveur au bout de quelque
temps. Il s’agit de garder, en nous-mêmes, ce qui purifie, donne du goût,
conserve ou confère de la valeur à ce qui doit être salé : la vie et nos
relations avec les autres. Seule la non-violence peut être ce sel intérieur…

206
Conclusion
« C'est la liberté des enfants de Dieu qui ne connaît plus faute
ni péché, mais l'amour vivant au-delà de toutes les séparations
(fût-ce la mort du corps), au-delà des valeurs connues du désir,
de ses pièges, de ses jouissances partagées et complices, de
ses épreuves mutilantes. Cet amour transcende masques et
miroirs, mensonges et certitudes de ce monde, pour nous
conduire, d'expériences en expériences, d'actes en actes
d'amour, à son inconnaissable source » Françoise Dolto.

Notre voyage à la Source a mis en lumière le cycle de l’Amour comme


réalité ultime. Tout en provient et tout y revient. Nous avons montré que
cet Amour, auquel nous sommes appelés, nous invitait clairement, par
l’exemple génial de Jésus, à nous réconcilier avec ce Père bon et
miséricordieux, avec aussi la logique de la gratuité du Don qui en découle,
en osant l’ouverture à la non-violence. Pour y arriver, il faudra une
révolution spirituelle, car la joie du lâcher-prise ne peut advenir que si les
humains ont quitté cette volonté de tout régir par eux-mêmes, ou s’ils se
sont affranchis de leurs tristesses, colères ou peurs. Il faut une guérison
pour cela ! Guérir de nos illusions forces et faiblesses, toujours liées à
l’ego déterministe, mais aussi et surtout, renouer avec une représentation
de Dieu claire et porteuse de sens, qui se démarque clairement du hasard
et du déterminisme.

Dans une lettre adressée au philosophe Eric Gutkind- déjà citée en


introduction - Einstein écrivait : « Le mot Dieu n’est pour moi rien de plus
que l’expression et le produit des faiblesses humaines, la Bible un recueil

207
de légendes, certes honorables mais primitives qui sont néanmoins assez
puériles. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle peut selon moi
changer cela ». La TDC a démontré que le mot Dieu n’était pas
simplement l’expression ni le produit des faiblesses humaines, mais au
contraire un pouvoir fabuleux, encore plus réel que celui de la lumière, à
même de nous éclairer physiquement. Il s’agit en réalité d’un éclairage
spirituel, tourné vers l’horizon de notre chemin personnel, conduisant à un
destin authentiquement choisi. L’esprit est alors notre lampe torche, et
l’âme symbolise en l’amour, la puissance de la lampe.

Sous cet éclairage, la Bible serait-elle encore un recueil de légendes


primitives et assez puériles ? En mettant en évidence l’incroyable richesse
de l’Arbre de vie de Jésus, nous avons fait la démonstration du contraire,
et montré de surcroît que le génie de l’Amour a choisi sans nul doute la
plus difficile des missions qu’un être humain puisse se donner à lui-même.
Rien à voir donc avec une légende primitive et somme toute assez puérile.
Mais il resterait à démontrer encore que cette richesse a été correctement
comprise, interprétée et appliquée, après la résurrection de cet homme
d’exception, tout particulièrement dans l’œuvre incontournable de l’apôtre
Paul. Quoi qu’il en soit, la nouveauté de Jésus a su trouver son chemin à
travers de nombreux porteurs. Quelque chose s’est passé, qui a vraiment
changé la manière de concevoir le Dieu d’antan ; et ce ferment, en sa
nouveauté radicale, est toujours d’actualité. Quand Richard Dawkins
clame son dégoût, il ne peut le faire qu’en annulant le Dieu de Jésus :
« On peut dire que, de toutes les œuvres de fiction, le Dieu de la Bible est
le personnage le plus déplaisant : jaloux, et fier de l’être, il est impitoyable,
injuste et tracassier dans son obsession de tout régenter ; adepte du
nettoyage ethnique, c’est un revanchard assoiffé de sang ; tyran lunatique
et malveillant, ce misogyne homophobe, raciste, pestilentiel, mégalomane
et sadomasochiste pratiquant l’infanticide, le génocide et le " filicide" »51.
Le Dieu de Jésus n’a rien à voir avec ce qu’en dit Monsieur Dawkins !
Nous en avons fait la démonstration. C’est en recourant à cette négation
inacceptable que les tenants du déterminisme parviennent à dénigrer les
chrétiens. Et cela ne date pas d’hier. Eric Junod, historien du christianisme
ancien, mentionne qu’au « IIe siècle, le seul auteur païen à tracer un
véritable portrait de Jésus Christ met en valeur le fait que Jésus n'est
justement pas le Christ (le Messie). Il n'est qu'un homme très ordinaire,

51 Pour en finir avec Dieu, Paris, R.Laffont, 2008, p.38.

208
sans aucune noblesse, mort lamentablement, dont l'enseignement est
sans valeur sauf quand il puise à la sagesse grecque.
Pour le reste, Jésus est un séditieux, un dissident: un dissident par son
origine puisqu'il est un juif et que les juifs ont rompu avec l'antique
sagesse égyptienne ; un dissident par choix puisqu'il s'est opposé à
l'enseignement de Moïse et au judaïsme. Et ce dissident engendre tout
naturellement une dissidence (le christianisme), qui elle-même va se
fragmenter en plusieurs sectes et courants. Une dissidence qui expose
ses membres à la mort alors qu'elle ne mérite vraiment pas que l'on meure
pour elle. Une dissidence qui — et c'est bien là le plus grave — se
comporte comme telle dans la société, menaçant la sécurité de l'Empire,
et par là même la préservation des valeurs héritées de la tradition et
protégées par l'Empire.
Un réquisitoire s'affaiblirait s'il s'encombrait de nuances et manifestait
quelque mansuétude. On observe donc sans surprise que Celse ne trouve
rien à porter au crédit des chrétiens ni de celui qu'ils tiennent pour Fils de
Dieu et pour lequel ils sont prêts à sacrifier leur vie. Toutefois, au terme de
la lecture de son Discours vrai, on éprouve un sentiment de perplexité: si
Jésus n'était vraiment qu'un révolté et un personnage médiocre, si les
chrétiens n'étaient qu'un ramassis de simples d'esprit, faciles à abuser,
comment pouvaient-ils constituer une telle menace pour l'Empire romain et
la culture grecque et hellénistique ? Il faut soit que Celse exagère
l'ampleur du danger couru, soit qu'il l'apprécie correctement et qu'il
considère qu'en dénigrant et ridiculisant le Christ et les chrétiens, on
parviendra à les réduire à l'impuissance. La suite de l'histoire plaide plutôt
en faveur de la seconde hypothèse »52. Il faut croire que Jésus reste un
personnage dangereux, une référence menaçante pour les tenants de
toute orthodoxie ou les adeptes de la pensée unique…

Le danger peut-il aussi venir de l’alliance de la TDC avec


l’enseignement de Jésus ? En principe, l’élévation dans la conscience de
l’amour, est libre renoncement aux fascinations de l’égo et purification de
nos peurs et intentions. Elle devrait en principe – si cette attitude était
pratiquée en tout temps et en tout lieu - se traduire par un esprit qui prend
forme, par l’amour qui devient sa substance, et en conséquence, par une
augmentation du moteur de notre âme ; en somme un surcroît de
réponses matérialisées par l’univers, qui vont alimenter notre conviction

52Daniel Marguerat et Eric Junod :Qui a fondé le christianisme ? Ce que disent les témoins
des premiers siècles, Labor et Fides-Bayard, 2010, p.83-84.

209
intime d’être dans le juste, ce qui va renforcer le potentiel surréaliste de
notre esprit, etc. Jusqu’où ? Jusqu’à prendre tous les risques comme
Jésus l’a fait au nom de l’Amour ?
Nous gardons notre libre-arbitre bien sûr. C’est à nous d’en décider, à
nous d’être conscients des changements que nous aimerions voir se
concrétiser dans notre vie. Pouvons-nous néanmoins le faire en toute
liberté, sans pression ni contrainte d’aucune sorte ? Oui, assurément, car
l’Amour ne saurait nous contraindre.
Nous aurons à rester en accord, et en sincérité, avec ce que nous
demanderons à l’Univers, en sachant que nous ne sommes pas Jésus. Il
ne s’agit pas d’agir sous contraintes ou à contrecœur, ni de vouloir trop en
faire, sauf bien sûr si nos choix d’absolu sont à la mesure de nos forces et
capacités. Ce constat sera pour chacun tout un équilibre à trouver, dans
un art de vivre revu et corrigé, tout un apprentissage à faire, qui nous
invite à agir tout en osant nous en remettre à la grâce de Dieu, en ayant
toutefois le bon sens de suivre les conseils de St-François d'Assise :

« Pour commencer, nous allons faire les petites choses faciles.


Petit à petit, nous nous attaquerons aux grandes.
Et quand les grandes choses seront faites, nous entreprendrons les
choses impossibles ».

Arrivé au terme de cette relecture passionnante de la vie de Jésus, je


mesure à quel point nous aurons besoins de nous déconditionner : la TDC
plaide clairement en faveur de l'existence de notre Esprit et de notre âme
dans un Univers qui possède des dimensions invisibles, que les
scientifiques commencent seulement à découvrir. Il est donc faux de dire
que l'évolution des choses, même dans notre espace visible, est un
déterminisme qui ne dépendrait que du passé. En réalité, ce qui
"sélectionne" l'unique évolution que nous vivons parmi les multiples
possibles, dépend aussi du futur, ce qui permet à Philippe Guillemant de
faire intervenir les dimensions supplémentaires présentes dans l’univers.
Mais il faudra encore du temps à la science pour en apporter la preuve
décisive. C’est une révolution culturelle qui s’annonce, à même de
réconcilier la rationalité et la spiritualité, la foi et la raison. Elle est
manifeste chez le génie de l’Amour mais il faudra du temps aux adeptes
du déterminisme pour s’ouvrir à cette nouvelle dimension devenue
incontournable. Il le faudra pour que cessent par exemple les critiques
féroces adressées aux chrétiens les accusant de crucifier la vie en
sanctifiant le néant. La foi au génie de l’Amour ne nous conduit pas du tout

210
à ces dérives, pas plus qu’elle ne nous condamne à l’usage d’une pensée
magique dans laquelle tout est intellectuellement permis. Nous sommes
au contraire invités à comprendre que notre évolution personnelle ne
dépend plus uniquement de notre passé. Nous avons pu voir à quel point
la nature transcendante de l’Amour était réhabilitée comme source de
toute création. Découvrir en Jésus l’union de la matière et de l’Esprit qui
régit et oriente nos trajectoires de vie dans notre espace
multidimensionnel. Nous avons pu observer à travers l’Arbre de vie de
Jésus comment ce dernier a orienté la direction encore indéterminée des
événements de manière unique sans qu’il n’y ait là influence du hasard ou
d’un dieu interventionniste. Nous avons pu montrer, en cette destinée
particulière, comment son auteur a laissé le futur influencer son présent,
comment la grâce, comme référence au Dieu bon et miséricordieux, est
venue briser les conditionnements humains et se manifester en de
multiples signes, qui tous nous invitent à nous ouvrir à la logique du Don
gratuit. Le Génie de l’Amour s’est ouvert à cette dimension de l’âme-esprit
comme nul autre sans doute. Il est, et demeure, le paradoxe vivant, qui
illustre ce rôle particulier de l’observateur-acteur-constructeur, appelé dans
le cycle de l’Amour à se libérer des déterminismes, à oser une véritable
révolution spirituelle, dont nous sommes encore loin d’avoir fait le tour.

Dans cette ouverture radicale tout est grâce. Nous n’avons plus à
vouloir devenir comme des dieux, mais à laisser, individuellement et
collectivement, Dieu nous être favorable, ceci en toute confiance, et en
toute lucidité, tout en agissant concrètement, et quotidiennement, dans
une approche non-violente de l’Amour, de la Vie et des vivants. C’est ainsi
que nous avons pu mettre en évidence un ferment révolutionnaire, qui se
fonde sur une alliance nouvelle entre la raison et la foi. Elle demande à
naître en nous par libre-choix. Et la grâce, qui nous est faite en retour, est
l’imprégnation de notre futur par notre Esprit en action, rempli d’amour. La
Bonté du père nous rejoint pour nous fortifier et féconder le cycle de
l’Amour, de sorte que nous pouvons dire avec F.Dürrenmatt : « Tu ne
peux pas obliger la grâce à illuminer le monde, mais tu peux préparer
l’atmosphère pour la grâce –si elle vient – trouve en toi un miroir prêt à
refléter sa lumière ».

Ainsi va la Route du Temps…

211
212
Ouvrages cités

Philippe Guillemant, La Route du Temps, théorie de la doubel causalité, éd. Le


temps présent 2010

Andrew Newberg et Eugene d'Aquili, Vince Rause Pourquoi « Dieu » ne


disparaîtra pas, éd. Sully 2003

La foi au risque de la psychanalyse et de l’Evangile au risque de la psychanalyse,


tome 1 et 2, aux éditions du Seuil.

Gerd Theissen, Aspects socio-historiques de la recherche du Jésus historique in


Jésus de Nazareth, nouvelle approche d’une énigme, Labor et Fides 1998.

André Chouraqui, Jésus et Paul Fils d’Israël, éd. Du Moulin 1988

Jacob Neusner, Le judaïsme à l'aube du christianisme, Cerf, Paris 1986,

André Chouraqui, La vie quotidienne des hommes de la Bible, Hachette


littérature 1978,

Jésus le sage et Jésus le prophète, in Jésus de Nazareth, nouvelles approches


d’une énigme, Labor et Fidès 1998,

Eduard Lohse, Théologie du Nouveau Testament, Labor et Fides 1987

213
François Vouga, Evangile et vie quotidienne, Labor et Fides 2006

M.Stiewe et F.Vouga, le Sermon sur la montagne Labor et Fides 2002

Albert Jacquard, Dieu ?, éd. Stock/Bayard 2003

D.Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, éd. du Moulin,1990

Sébastien Doanne, http://www.interbible.org/

Daniel Marguerat, Résurrection une histoire de vie, éd. du Moulin 2001

Natalie Henchoz, http://www.interbible.org/

Maurice Bellet, La quatrième hypothèse sur l’avenir du christianisme, Desclée de


Brouwer

Gnothi Seauton, http://quisommesnous.wordpress.com


Source : Interview de Michel Deneken, http://www.pacariane.com

Contes de Sagesse de Patrick Levy, collection « Horizons spirituels »

Martin Luther King, source : http://www.reforme.net, d’après James M.


Washington, The essential Writings and Speeches of Martin Luther King , Harper,
San Francisco, 1991

Le Dieu pervers, Maurice Bellet, éd. Desclée de Brouwer (1998)

CHABAUD, Pascal. Médias, pouvoirs er société, coll. Culture générale, Éditions


Éllipses, Paris, 2002.

Eckhart Tolle, Source : http://www.eckharttolle.fr

214
Richard Dawkins Pour en finir avec Dieu, Paris, R.Laffont, 2008.

Daniel Marguerat et Eric Junod : Qui a fondé le christianisme ? Ce que disent les
témoins des premiers siècles, Labor et Fides-Bayard, 2010.

215
216
Table des matières

Avant propos.
Quand le « hasard » fait bien les choses…………………………5
Introduction :
Quand l’Amour devient source de toute creation…………… ….15
Chapitre I.
Autour de l’Arbre de vie de Jésus…………………………………33
Chapitre II.
Naissance et enfance de Jésus……………………………………41
Chapitre III.
Jésus et Jean-Baptiste………………………………………………47
Chapitre IV.
L’activité de Jésus débute par le desert…………………………..53
Chapitre V.
Entrer dans la logique du Don……………………………………..57
Chapitre VI.
Au-delà de l’hypocrisie…………………………………………… .63
Chapitre VII.
Tout vient de Dieu, de sa présence mystérieuse………………..69
Chapitre VIII.

217
Disponible pour le cycle le l’amour………………………………75
Chapitre IX.
Un Royaume pour les Vivants……………………………………87
Chapitre X.
Aller au-delà de nos conditionnements…………………………..99
Chapitre XI.
Cherchez le royaume de Dieu et sa justice………………………109
Chapitre XII.
Les Béatitudes, signe d’une nouvelle alliance…………………...123
Chapitre XIII.
L’Amour ne saurait courber l’échine……………………………….131
Chapitre XIV.
Quand il faut perdre pour gagner………………………………….141
Chapitre XV.
La résurrection ? Bon, mais encore ?.........................................149
Chapitre XVI.
Peut-on faire sans la radicalité de Jésus ?.................................169
Chapitre XVII.
Renouveler la spiritualité……………………………………………183
Chapitre XVIII.
Une révolution non-violente…………………………………………191

Conclusion…………………………………………………………….207

Ouvrages cites…………………………………………………………213

Tables des matières…………………………………………………...217

218

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