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Revue théologique de Louvain

Quelques déplacements récents dans la pratique des théologies


contextuelles. L'inculturation comme orthopraxis chrétienne et
l'inventivité
Léonard Santedi Kinkupu

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Santedi Kinkupu Léonard. Quelques déplacements récents dans la pratique des théologies contextuelles. L'inculturation
comme orthopraxis chrétienne et l'inventivité. In: Revue théologique de Louvain, 34ᵉ année, fasc. 2, 2003. pp. 155-186;

doi : 10.2143/RTL.34.2.2017470

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2003_num_34_2_3289

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Résumé
Le point de départ des théologies contextuelles se situe dans la réalité vécue (la communauté et son
expérience) et les problèmes qu'elle pose en vue d'élaborer une réflexion de foi. L'article situe d'abord
les théologies contextuelles dans le champ du travail herméneutique ; il dégage ensuite leur démarche
propre à travers un triple mouvement : contextualisation - décontextualisation - recontextualisation. Il
évoque en finale deux chantiers qui appellent quelques déplacements dans l'écriture de ces théologies
: l'inculturation comme orthopraxis et l'inventivité. C'est le service de la vie qui est au cœur des
théologies contextuelles et justifie ces déplacements récents.

Abstract
The starting-point of contextual theologies resides in the reality of a concrete situation and in the
problems posed by it with a view to a reflection on faith. This article examines a few of the shifts which
have become necessary today in the practice of these theologies. The author first of all situates
contextual theologies within the field of hermeneutics. He then brings out their characteristic
undertaking through a three-fold movement : contextualisation - decontextualisation -
recontextualisation. He ends by opening up two areas of research which imply some shifts in the
writing of these theologies : inculturation as orthopraxis and creativity. He shows that it is the service to
life which is at the heart of contextual theology and which justifies these recent shifts.
Revue théologique de Louvain, 34, 2003, 155-186.
Léonard Santedi Kinkupu

Quelques déplacements récents dans

la pratique des théologies contextuelles

L'inculturation comme orthopraxis


chrétienne et l'inventivité1

Introduction

Affirmer qu'il n'y a pas de théologie en dehors de son inscription


dans l'histoire et dans la culture est devenu aujourd'hui un lieu
commun. Cette affirmation, néanmoins, nous situe d'emblée au cœur de
la problématique des théologies contextuelles. Celles-ci sont en quête
de sens du révélé chrétien pour l'homme aujourd'hui; elles accordent
une attention particulière au contexte qui influe aussi bien sur la
perception d'un contenu que sur la manière dont ce dernier est exprimé.
Comme l'indique O. Bimwenyi, dès leur acte de naissance, les
théologies du tiers-monde ont inscrit leur pratique dans ce champ
herméneutique. Il note qu'à l'origine de l'Association œcuménique
des théologiens du tiers-monde, l'unanimité se fit autour de
l'importance du contexte dans l'élaboration de la théologie. Cette insistance
sur le contexte constitue un déplacement remarquable, qui comporte
de nombreux aspects. Il écrit: «ce déplacement du 'lieu propre' de la
théologie n'est pas seulement géographique. Il s'agit plus
fondamentalement encore d'un déplacement épistémologique provoqué par une
perception nouvelle de l'homme dans ses relations à lui-même, aux
autres (réalité sociale) et au monde, ce qui le transporte vers une
nouvelle proximité de Jésus-Christ. Le message de Celui-ci, vécu et perçu
à partir de cette nouvelle configuration ou à partir des divers maquis
des peuples, ouvre de nouvelles perspectives à l'aventure humaine et

1 Cet article est le texte remanié d'une conférence donnée, le 18 avril 2002, à
l'École doctorale de la Faculté de théologie de l'Université Catholique de Louvain,
lors de notre séjour de recherche dans le cadre de la convention de coopération entre
la Faculté de théologie de l'UCL et celle des Facultés Catholiques de Kinshasa.
Nous remercions les professeurs É. Gaziaux, J.-M. Sevrin, A. Haquin, E. Brito pour
l'accueil et l'encadrement reçus.
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refait, et refond les tissus mêmes du monde. La face du monde et, par
conséquent, de l'Église, s'en trouve remaniée: de nouveaux réseaux
de relations viennent au jour et de nouveaux axes apparaissent, entre
les 'oubliés de la terre', ceux qui écrivent avec leur sueur et leur sang
des pages décisives de l'avenir»2.
Notre propos est d'examiner quelques-uns des déplacements
rendus nécessaires aujourd'hui dans la pratique des théologies
contextuelles. Après avoir circonscrit celles-ci dans le champ d'une
théologie herméneutique, nous dégagerons le projet et la démarche de ces
théologies et nous ouvrirons deux chantiers qui appellent quelques
déplacements dans l'écriture des théologies contextuelles.

I. L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE SELON LE MODÈLE HERMÉNEUTIQUE

Pour Cl. Geffré, la théologie réalisée selon le modèle


herméneutique représente une révolution épistémologique par rapport à celle
qui s'élabore selon le modèle dogmatique. Il est vrai que la théologie
dogmatique comme présentation systématique des vérités chrétiennes
n'a rien perdu de sa légitimité et de son actualité, mais le mot
«dogmatique» tend à être perçu comme «dogmatiste», c'est-à-dire
comme exprimant la prétention de présenter les vérités de la foi de
manière autoritaire, garanties uniquement par l'autorité du magistère
ou de la Bible, sans vérification critique concernant la vérité dont
témoigne l'Église. Une telle théologie est fatalement condamnée à la
répétition, dans la mesure où elle est exclusivement soucieuse de la
transmission scrupuleuse des tradita, mais ne réfléchit nullement à ce
qui est impliqué dans la traditio comme acte de transmission3.
Par contre, la théologie selon le modèle herméneutique évoque une
démarche épistémologique qui, par une mise en relation vivante entre
le passé et le présent, court le risque d'une interprétation nouvelle du
christianisme pour aujourd'hui. Cette instance herméneutique de la
théologie nous conduit à une conception «non autoritaire de
l'autorité», à une conception «non traditionaliste» de la tradition et à une

2 O. Bimwenyi Kweshi, «Déplacement à l'origine de l'Association œcuménique


de théologiens du Tiers-Monde», dans Bulletin de théologie africaine, t. 2, 1980, n° 3,
p. 45.
3 Cl. Geffré, Le christianisme au risque de l'interprétation, Paris, Cerf, 1983,
p. 65.
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conception plurielle de la vérité chrétienne4. Il convient de préciser


davantage ce qu'est la théologie selon le modèle herméneutique. On
saisira davantage ici ce que nous désignons plus haut par «révolution
épistémologique » .

1. La question du sens
La théologie est herméneutique dans la mesure où elle n'a pas
seulement comme tâche d'exposer la vérité objective de la révélation
divine mais de comprendre ce qui peut être dit et communiqué à
l'homme d'aujourd'hui sur la base de cette révélation. Elle ne se
contentera donc pas de connaître la vérité objective des énoncés
dogmatiques, mais elle dégagera leur sens pour aujourd'hui.
Cette question du sens mérite d'être soulignée car c'est précisément
sur ce point que s'articule l'une des grandes critiques faites à
l'apologétique traditionnelle et qui a entraîné sa disqualification. En effet,
l'apologétique classique, après avoir établi, sur la base d'arguments
externes, que Jésus est l'envoyé de Dieu et qu'il a fondé une Église,
en concluait qu'il faut recevoir de cette Église tout ce que nous
devons croire. Elle méconnaissait ainsi que le Mystère est
souverainement intelligible, et que la plénitude de sens qu'il projette sur la
condition humaine constitue un puissant motif de crédibilité. Or,
comme l'a si bien montré René Latourelle, la révélation est croyable,
non seulement à cause des signes externes, mais aussi et davantage
parce qu'elle révèle l'homme à lui-même, étant une clé du
cryptogramme humain. L'apologétique classique s'est ainsi privée de tout le

4 Ibid., p. 66. Sur ce point, on lira également avec profit les réflexions plus récentes
du même auteur. Cfr Cl. Geffré, «L'herméneutique comme nouveau paradigme de la
théologie», dans Hendrik Johan Adriaanse et Rainer Enskat (Hrsg.), Fremdheit und
Vertrautheit. Hermeneutik im europaïschen Kontext, Leuven, Peeters, 2000, p. 189-
201. Sur l'herméneutique théologique, voir aussi Werner G. Jeanrond, Introduction
à l'herméneutique. Développement et signification, Paris, Cerf, 1995; D. Tracy, The
Analogical Imagination: Christian Theology and the Culture of Pluralism, New
York, Crossroad, 1981 et Plurality and Ambiguity: Hermeneutics, Religion, Hope,
San Francisco, Harper & Row, 1987 (traduction française: Pluralité et ambiguïté.
Herméneutique, religion, espérance, Paris, Cerf, 1999); P. Ricœur, «Herméneutique
philosophique et herméneutique biblique», dans Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986;
J. Greisch, L'âge herméneutique de la raison, Paris, Cerf, 1985; H. Frei, The Identity
of Jésus Christ. The Hermeneutical Bases of Dogmatic Theology, Philadelphie, Fortress
Press, 1975; Klaus Berger, Hermeneutik des Neuen Testaments, Giitersloh, Gtiters-
loher Verlagshaus Gerd Mohn, 1988; P.J. Labarrière, Croire et comprendre. Approche
philosophique de l'expérience chrétienne, Paris, Cerf, 1999.
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versant du sens et de la signification qui émane du Mystère5. La


première tâche d'une théologie herméneutique sera donc de dégager le
sens de la révélation et sa signification pour l'homme aujourd'hui.

2. La notion d'historicité
La notion de sens renvoie à une autre, aussi capitale pour
l'herméneutique, celle de Y historicité. Comprendre l'exigence
herméneutique de la théologie, c'est prendre au sérieux l'historicité de la
vérité, même quand il s'agit de la vérité révélée; c'est prendre au
sérieux l'historicité de l'homme comme sujet interprétant dont tout
acte de connaissance est inséparable d'une interprétation de soi. C'est
tirer les conséquences, pour la théologie, de la phénoménologie
herméneutique de Martin Heidegger, quand il nous dit que toute
connaissance de l'être ne peut se comprendre qu'à travers l'élucida-
tion de cet être qui se pose la question de l'être.
La théologie comme herméneutique cherchera toujours à dégager
la dimension anthropocentrique de la révélation. L'homme est un
sujet historique, source et fondement de toute connaissance, lieu
d'intelligibilité du révélé chrétien. Nous nous sentons d'accord avec
P. Ricœur quand il affirme que le révélé comme tel est une ouverture
d'existence, une possibilité d'existence. L'intelligence du
christianisme est ainsi inséparable d'une réflexion sur l'homme comme
mystère d'ouverture, comme recherche de sens.
Pour Karl Rahner, par exemple, la Révélation concerne toujours le
salut de l'homme. Or, trop souvent, les énoncés dogmatiques de la
foi chrétienne apparaissent comme ésotériques ou mythiques parce
que sans rapport avec l'expérience de l'homme dans l'effort qu'il
entreprend pour s'interpréter lui-même. La tâche du théologien sera
donc de médiatiser, à l'aide des sciences humaines (anthropologie,
sociologie, etc.)6, cette dimension anthropocentrique des énoncés de
foi et la compréhension que l'homme a de lui-même7.

5 R. Latourelle, «Spécificité de la théologie fondamentale», dans J.-P. Jossua


et N.J. Sed (dir.), Interpréter. Hommage amical à Claude Geffré, Paris, Cerf, 1992,
p. 112.
6 Sur l'importance des sciences humaines dans le travail théologique, voir entre
autres Léonard Santedi Kinkupu, «La place des sciences humaines, en particulier
de l'anthropologie, dans la pratique de la théologie africaine», dans Revue Africaine
des Sciences de la Mission, n° 10-11, 1999, p. 274-287.
7 Sur la théologie de Rahner, voir entre autres son ouvrage magistral: Traité
fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, Paris, Centurion, 1983.
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Soulignons ici que la prise en compte de l'histoire - fondamentale


pour la production du sens - donne toute sa place à la communauté
confessante, qui aujourd'hui est intimement liée à la réalité transmise
dans le témoignage. L'horizon historique fait donc partie de la lecture
discernante de l'Écriture pour arriver à ce qui est visé exactement
dans le dogme. En conséquence, la pratique chrétienne dans le
monde et l'histoire doit être reconnue comme un lieu théologique
fondamental8.

3. Le monde du texte

De plus, il faudrait souligner un autre élément important pour la


théologie herméneutique: le monde du texte. L'herméneutique
traditionnelle postulait toujours une harmonie préétablie, une idée
fondatrice, une «fusion des horizons». L'herméneutique nouvelle, dans la
mesure où elle prend au sérieux la matérialité textuelle du texte
fondateur et son historicité radicale, est une herméneutique créatrice. Il
faut accepter de vivre sous le régime de la différence. Pour P. Gisel,
si je prends le texte selon son autonomie d'œuvre textuelle, il ne
s'agit pas d'écouter une parole originaire dont le texte ne serait que
l'écho, ni de rejoindre un au-delà évident du texte. C'est la clôture
même du texte qui est la condition d'une reprise créatrice. Le texte
est moins le témoignage second d'une origine radicale (antérieure)
que l'avènement dans un temps et un lieu déterminés d'une
configuration spécifique, d'une structuration du monde9.
La nouvelle herméneutique tend ainsi à un plus grand respect du
«monde du texte»: elle ne se limite pas au «sens déjà-là du texte»
pour découvrir sa «portée révélante» à l'égard du monde
d'aujourd'hui. Elle renonce aussi à la seule conscience comme autofondatrice
du sens. Cela mène aux perspectives nouvelles d'une théologie de la
révélation. Le texte biblique est révélation d'un être nouveau du
monde et de l'homme dans la mesure où sa structure littéraire a déjà
une portée révélante. Il n'y a pas d'actualisation de la révélation sans

8 Ces idées sont plus amplement développées par J.G. Boeglin dans La question
de la Tradition dans la théologie catholique contemporaine, Paris, Cerf, 1998. Nous
nous en inspirons ici largement, en particulier du chapitre VI: «Tradition vivante et
Théologie. Vers une théologie de l'interprétation».
9 P. Gisel, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité: Ernst Kâsemann,
Paris, Beauchesne, 1977, p. 164
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production d'une nouvelle interprétation10. Le devenir est donc


impliqué dans l'herméneutique. Aussi, la théologie, parce qu'elle vit
toujours d'une antériorité qui est l'événement Jésus-Christ, devient
inséparablement anamnèse et prophétie.
Ces trois traits de la théologie herméneutique que nous venons
rapidement d'indiquer nous conduisent à souligner la structure théan-
drique de la révélation chrétienne. Dans cette perspective, le
théologien n'est plus seulement le témoin de la Parole de Dieu en ce qu'elle
a de permanent, mais aussi des questions nouvelles des hommes face
au contenu de la révélation. Il doit pour cela commencer par
participer à l'intelligence que l'homme a de lui-même, de son monde
et de l'avenir, pour porter à la lumière de la foi un jugement
vraiment critique sur les grands problèmes qui sollicitent la conscience
chrétienne.
La théologie est ainsi «prise en sandwich» entre deux tâches à la
fois concomitantes et indispensables: d'une part, elle doit
comprendre la Parole de Dieu dans son authenticité et, d'autre part, elle
doit s'ouvrir aux interrogations humaines pour les éclairer. En
d'autres termes, et pour utiliser une expression chère à Henri
Bouillard, la théologie articule une double herméneutique: une
herméneutique de la Parole de Dieu et une herméneutique de l'existence
humaine11.
La théologie herméneutique doit donc quitter le terrain d'une
histoire idéale pour prendre au sérieux les histoires concrètes de la
souffrance humaine dans les différents contextes du monde. Une
théologie qui identifie l'histoire des hommes avec l'histoire des vainqueurs
et qui ne prend pas en compte la misère des hommes, l'histoire
périphérique12, l'histoire des vaincus13, aboutit à une interprétation
idéaliste de l'histoire. C'est bien le danger des théologies de l'histoire,

10 Cl. Geffré, «Le déplacement actuel de l'herméneutique et ses conséquences


pour une théologie de la révélation», dans M. Borrmans (éd.), La deuxième
rencontre islamo-chrétienne de Tunis, dans Islamochristiana, t. 5, 1979, p. 221-242, cité
par J. G. Boeglin, op. cit., p. 326.
11 H. Bouillard, «La tâche actuelle de la théologie fondamentale», dans Institut
catholique de Paris, Recherches actuelles, t. II (coll. Le point théologique, 2), Paris,
Beauchesne, 1972, p. 7-43.
12 M. Malu Nyimi, Inversion culturelle et déplacement de la pratique chrétienne
africaine. Préface à une théologie périphérique, Kampen, Kok, 1993.
13 N. Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête
espagnole 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971.
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telles que celles de Hegel et de Teilhard de Chardin, qui tendent à


confondre l'eschatologie avec la téléologie et à identifier l'histoire des
libertés avec celle de la nature soumise à une évolution homogène14.
Des courants théologiques comme ceux de la théologie politique
de J.-B. Metz et des diverses théologies de la libération
latino-américaine, asiatique, africaine témoignent d'une autre expérience qui
prend au sérieux la violence de l'histoire, et qui est beaucoup plus
avertie des ambiguïtés de l'aventure scientifique pour l'avenir des
hommes. Il s'agit de théologies contextuelles. Examinons le propos
de ces théologies.

II. Le propos des théologies contextuelles

Le point de départ des théologies contextuelles ne réside ni dans


les définitions dogmatiques ni dans les données bibliques, mais dans
la réalité vécue d'une situation concrète et dans les problèmes
soulevés par celle-ci en vue d'une réflexion de foi: leur point de départ est
donc le contexte, ou plutôt, selon Amaladoss, la communauté, car
c'est de son expérience que surgissent les questions15. Le fait de
partir du contexte représente un tournant radical pour la théologie. Cela
signifie rechercher dans l'histoire de Jésus, dans sa praxis (vie et
message), une orientation capable d'apporter une réponse aux
problèmes vitaux que le monde contemporain pose aux individus et à la
société16. Comme on le voit, la définition classique de la théologie
comme fides quaerens intellectum (foi en quête d'intelligibilité) reste
valable pour les théologies contextuelles, mais le sens en est
renouvelé. Il ne s'agit plus de déduire, à partir des données de la foi, des
theologoumena, mais plutôt de vivre la foi dans un contexte et de
confronter la réalité contextuelle avec Jésus et son Évangile. Au lieu
donc de chercher à appliquer la doctrine à la réalité, on part de la foi
vécue dans un contexte donné et on aboutit à la réflexion sur ce
contexte à la lumière de la foi.

14 Cl. GeffrÉ, «La théologie au sortir de la modernité», dans Christianisme et


Modernité, Paris, Cerf, 1990, p. 201.
15 M. Amaladoss, A la rencontre des cultures. Comment conjuguer unité et
pluralité dans les Églises? , Paris, Éd. de l'Atelier, 1997, p. 112.
16 Cfr J. Dupuis, Homme de Dieu. Dieu des hommes. Introduction à la christo-
logie, Paris, Cerf, 1995, p. 16.
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Notons, à la suite de J. Dupuis, que c'est la méthode adoptée par


Gaudium et Spes. Cette constitution appelée pastorale commence par
considérer le monde présent, elle se met à l'écoute attentive et com-
préhensive de ses problèmes, découvre dans les désirs et les
aspirations des hommes de notre temps l'œuvre du Saint Esprit, décèle
dans ces aspirations «les signes des temps» et répond aux questions
et aux attentes du monde contemporain à la lumière du message
évangélique17.
Si les théologies contextuelles partent résolument du contexte,
elles ne doivent cependant pas négliger la rigueur dans l'analyse des
contextes ni la puissance spéculative dans la réflexion. Les
meilleures études de théologie contextuelle seront donc celles qui
suivront la triple démarche suivante: partir du contexte que l'on
analyse avec rigueur en mettant à profit les résultats les plus éprouvés
des sciences humaines; décontextualiser la question en se situant à
un niveau plus radical où le dialogue est engagé avec d'autres
contextes; recontextualiser enfin, fort des acquis récoltés tant par
l'analyse du contexte que par le détour spéculatif18. Commentons
rapidement chaque moment de cette démarche.

1 . Partir du contexte qu 'on analyse

Pour les théologies contextuelles, la destinée de l'homme et le


cadre de sa vie sont des données fondamentales pour élaborer une
réflexion proprement théologique. Si l'on considère par exemple la
théologie africaine, on partira de la vie des communautés africaines.
Nous osons avancer ici une affirmation capitale, dont nous
mesurons toute la portée: celui qui ne part pas de l'expérience historique
concrète de la personne humaine et des communautés humaines telles
qu'elles se présentent aujourd'hui en Afrique, ne remplit pas les
conditions épistémologiques adéquates pour comprendre et encore
moins pour produire une véritable théologie africaine.

17 Ibid., p. 17.
18 A. Kabasele, Préface à la Pratique de la théologie au Congo-Kinshasa d'une
génération à une autre. Mélanges en l'honneur des Professeurs L. Van Baelen,
L. de Saint Moulin, J. Ntedika Konde, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa,
2001, p. 11-12, et «Défis et exigences de la théologie africaine aujourd'hui», dans
J.-M. Sevrin et A. HAQUIN (éd.), La théologie entre deux siècles. Bilan et
perspectives (coll. Cahiers de la Revue théologique de Louvain, 34), Louvain-la-Neuve,
Publications de la Faculté de théologie, 2002, p. 57-75.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 163

En réalité, si l'homme est la route obligée de l'Église, comme le


souligne le Pape Jean-Paul II dans Redemptor Hominis, nous pensons que
l'homme africain et les communautés africaines constituent la route
obligée des Églises et de la théologie africaines. La théologie africaine
n'est pas seulement une théologie qui se fait en Afrique, ni une
théologie faite par des Africains, mais une théologie qui prend, comme
élément constitutif et constituant, l'expérience historique, concrète, de
l'homme africain. L'adjectif «africain» n'est pas un simple revêtement
extérieur, il est la condition sine qua non de cette théologie, son acte
premier, sa matrice. La théologie «africaine» est née finalement de la
prise en compte des réalités concrètes des sociétés africaines et doit
continuer à se nourrir d'elles. S'écarter de là serait comme arracher
l'arbre jusqu'aux racines, séparer le ruisseau de sa source ou encore
déconnecter le courant électrique de la source d'énergie.
Allons plus loin. Cette exigence de la prise en compte de l'Afrique
est requise non seulement pour l'élaboration du discours théologique
africain, mais aussi et plus encore pour la consistance de la fides
africana, de la foi chrétienne africaine qui, si elle veut être un acte
personnel d'adhésion obéissante à la générosité divine, requiert
l'autonomie de l'intelligence et de la volonté du sujet croyant, géogra-
phiquement situé et historiquement déterminé.
Dans cette perspective, l'histoire africaine ou, disons-le, l'histoire
périphérique - pour reprendre l'expression de Modeste Malu -
devient, en tant qu'inversion culturelle, théologiquement pertinente et
révélante19. O. Bimwenyi a donc raison quand il affirme que
l'expérience de la foi et celle de la théologie se situent et se déroulent,
comme adhésion obéissante «dans la chair du monde, le long de
l'itinéraire spirituel antérieur - en dépit d'éventuelles corrections de
trajectoire - en continuité avec l'expérience humaine et religieuse du
peuple concerné»20. Le langage religieux chrétien, redisons-le à la suite
de A. Ngindu Mushete21, apparaît au sein d'un langage préexistant

19 M. Malu Nyimi, Inversion culturelle et déplacement de la pratique chrétienne


africaine. Préface à une théologie périphérique, Kampen, Kok, 1993, p. 117.
20 O. Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problèmes de
fondement, Paris, Éd. Présence Africaine, 1981, p. 386.
21 A. Ngindu Mushete, «L'inculturation du christianisme comme problème
théologique», dans Combats pour un christianisme africain. Mélanges en l'honneur
du professeur V. Mulago, Kinshasa, Faculté de théologie catholique de Kinshasa,
1981, p. 15-16.
164 L. SANTEDI

qu'il assume, accomplit et transfigure. En d'autres termes,


l'expérience religieuse historique des peuples africains constitue le lieu
privilégié à partir duquel le Christ peut être rencontré et reconnu
par des africains, et aussi à partir duquel les notions de salut et
de libération trouvent, pour une part, leur sens. Nous disons avec
E. Schillebeeckx «hors du monde point de salut»22. Le salut se vit
dans un contexte donné dont il ne faut pas seulement tenir compte,
mais qu'il faut en plus analyser.
Car le contexte n'est transparent qu'en apparence. Il apparaît
plutôt comme une «réalité» complexe dans laquelle interviennent de
façon différentielle plusieurs variables. L'influence de ces variables
sur l'homme et sur son agir n'est pas toujours immédiatement
perceptible. D'une certaine manière, l'homme lui-même est un nœud,
un microcosme dans un macrocosme, un entrelacs de paramètres
social, politique, économique, culturel et religieux. La part de
chacun de ces paramètres dans son agir n'est pas toujours clairement
déterminée ni toujours consciente. D'où l'utilité sinon la nécessité
d'un recours discernant à divers instruments d'analyse, afin de
débrouiller ces différents éléments et d'en dégager l'éventuelle
incidence23. Ainsi ventilé, le contexte permet une meilleure saisie de
l'homme, de ses multiples relations et de la réalité sociale. Le
théologien, de ce point de vue, se met à l'écoute de la communauté dans
laquelle il se trouve incorporé et reste attentif à ses interrogations, à
ses adhésions, à ses résistances, à ses refus24.
En fait, le point de départ de la réflexion est la communauté, car
c'est de son expérience que surgissent les questions. Et même si
certaines personnes spécialement entraînées peuvent verbaliser ces
questions et chercher des réponses, elles le font au nom de la
communauté.

22 L'expression est de E. Schillebeeckx dans son ouvrage L'histoire des hommes,


récit de Dieu, Paris, Cerf, 1992.
23 O. Bimwenyi Kweshi, art. cit., p. 47.
24 J. Ntedika Konde, «La théologie au service des Églises d'Afrique», dans
Revue africaine de théologie, t. 1, 1977, p. 5. Selon J.G. Boeglin, l'écoute de la
réalité concrète est une catégorie importante de l'inculturation. Elle est mise en relief
particulièrement par la théologie latino-américaine: écoute de la parole de Dieu
certes, mais aussi écoute de la réalité locale et légitimité d'une lecture et d'une
présentation de la Bible selon la situation sociologique du peuple, sans toutefois exclure
une lecture complète, c'est-à-dire ecclésiale de la Bible. Cfr J.G. Boeglin, op. cit.,
p. 410.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 165

2. Décontextualiser
L'insistance sur le fait de partir du contexte pour élaborer une
théologie contextuelle ne doit pas occulter l'exigence de ne jamais
s'y enfermer. À l'heure de la communication interculturelle, il
s'avère de plus en plus appauvrissant de ne se limiter qu'à sa culture.
Il est vrai que nous ne sommes pas toujours conscients des limites
de notre propre culture. C'est seulement lorsque nous prenons nos
distances par rapport à notre contexte et entrons dans un autre milieu
où notre programmation culturelle ne s'applique plus, que nous
devenons conscients de notre culture, avec ses ombres et ses lumières, que
nous découvrons que nous sommes différents et que les autres aussi
sont différents25.
Dans le travail théologique, l'analyse du contexte appellera donc
le dialogue avec d'autres contextes parmi lesquels le contexte
biblique et celui de la Tradition. Comme le souligne le Pape Jean-
Paul II, une culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et
encore moins le critère ultime de la vérité en ce qui concerne la
révélation de Dieu26. S'il est vrai qu'une foi qui ne devient pas culture est
une foi qui n'est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et
fidèlement vécue27, il est non moins vrai aussi qu'une culture qui ne
s'ouvre pas à la foi, à la nouveauté de l'Évangile n'arrive pas à
exprimer toutes les virtualités qu'elle porte en elle. Dans cette rencontre
entre Évangile et culture, les cultures non seulement ne sont privées
de rien, mais elles sont même stimulées pour s'ouvrir à la nouveauté
de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à se développer
ultérieurement28.
Les théologies contextuelles ne peuvent donc pas se priver de la
lumière de l'Évangile et de la Tradition. O. Bimwenyi écrit bien à
propos: «Les communautés chrétiennes surgies en Afrique auront

25 Voir sur ce point P. Koh Joo-Keng et J. Swyngedouw, Les ombres de nos


cultures. Dialogue entre deux missionnaires: un jeune et un ancien, Kinshasa,
L'Epiphanie, 1998. L'original en anglais a paru sous le titre: Our Cultural Shadows.
Letters from and to a Young Missionary (Maryhill School ofTheology and Claretian
Publications), Quezon City, 1998.
26 Jean-Paul II, F ides et Ratio, Lettre Encyclique aux Évêques de l'Église
catholique sur les rapports entre la foi et la raison, n° 71.
27 Jean-Paul II, Lettre au Cardinal Casaroli sur «Le Conseil Pontifical pour la
culture», voir Doc. Cath., 1982, n° 1832, p. 605.
28 F Ides et Ratio, n° 71.
166 L. SANTEDI

besoin, dans l'effectuation de leur propre compréhension du mystère


du Christ, d'interroger profondément 'les sources de la Révélation'
ainsi que tous les témoins susceptibles d'apporter quelque lumière,
même latérale sur les événements survenus, voici deux mille ans,
quelque part en Judée, et sur l'odyssée sémantique de leur message
au cours des siècles. Le moment heuristique de cette démarche
négro-africaine n'écartera pas une sorte d'interview des diverses
Églises de Dieu»29.
En fait, il s'agit de ne rien laisser échapper qui puisse enrichir
l'information sur le Christ, sur son message et sur l'impact que celui-ci
a connu sur les consciences et les peuples au cours de l'histoire
parfois mouvementée des Églises. On le voit, l'étape de décontextuali-
sation exige d'opérer une corrélation entre contexte et texte. Par
«texte» nous entendons, à la suite de J. Dupuis, non seulement les
données révélées contenues dans la Bible, et spécialement dans le
Nouveau Testament, mais tout ce qui est compris dans l'expression
«mémoire chrétienne» c'est-à-dire dans la Tradition objective. Le
texte embrasse, par conséquent, les différentes lectures et
interprétations du message révélé proposées par la tradition ecclesiale, y
compris les formulations conciliaires officielles30. Comme le souligne
J. Ntedika, il s'agit d'un effort de recherche positive, portant sur
les doctrines et les faits contenus dans la Bible et la tradition
chrétienne31.
Cette corrélation entre contexte et texte s'ouvre sur un triangle
herméneutique dont les trois pôles en interaction réciproque sont
constitués par le contexte, le texte et l'interprète. L'interprète ici
n'est pas à proprement parler le théologien individuel, mais la
communauté ecclesiale à laquelle le théologien appartient et qu'il est
appelé à servir. C'est l'Église locale, un peuple croyant qui vit son
expérience de foi en communion diachronique avec l'Église
apostolique, et en communion synchronique avec toutes les Églises
locales32.

29 O. Bimwenyi Kweshi, «Avènement d'une nouvelle proximité de


l'improbable», dans Civilisation noire et Église catholique. Colloque d'Abidjan 1971, Paris,
Présence Africaine, 1978, p. 146.
30 J. Dupuis, op. cit., p. 18-19.
31 J. Ntedika, art. cit, p. 5.
32 J. Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, Cerf,
1999, p. 31.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 167

Ce n'est pas tout. Cette décontextualisation doit prendre en


compte les autres contextes, notamment le contexte œcuménique
et l'horizon du dialogue interreligieux. Dans l'élaboration d'une
théologie africaine par exemple, on ne manquera pas de s'ouvrir
non seulement au contexte occidental, mais aussi latino-américain,
asiatique, etc., pour élargir l'expérience et favoriser le dialogue
entre les différents contextes. Mgr Tshibangu Tshishiku écrit à ce
sujet: «Une bonne information théologique africaine doit aller
chercher, là où ils se trouvent, même si c'est apparemment loin de
l'Afrique, les fondements épistémologiques et doctrinaux solides
correspondant au domaine de la recherche ou de la spécialisation
auquel on s'applique»33. Et encore: «Les théologies africaines
doivent mettre dans leur travail, qui se devra d'être sérieusement
fondé, une grande puissance spéculative. C'est le prix de
l'inventivité et de la fécondité doctrinale. Sans effort spéculatif, pas de
progrès doctrinal»34. En fait, les théologies contextuelles ne
peuvent trouver aucun alibi pour se soustraire à l'ouverture rendue
nécessaire par le contexte d'un monde communiquant en temps
réel.
La phase de décontextualisation nous prémunit non seulement
contre le danger de relativisme, là où chaque contexte forge sa
propre théologie, faite sur mesure pour ce contexte spécifique, mais
aussi contre le danger d'absolutisation de la contextualisation. On
peut appeler contextualisme cette déviation qui consiste à
universaliser sa propre position théologique, à prétendre qu'elle est
applicable à tout le monde et à exiger que les autres s'y soumettent.
Si la théologie occidentale n'est pas exempte de cette tendance,
les théologies contextuelles du tiers-monde ne le sont pas non
plus35.

33 Th. Tshibangu Tshishiku (Mgr), «Cheminement personnel et voies de la


théologie africaine», dans Théologie africaine. Bilan et perspectives. Actes de la
XVIIème Semaine théologique de Kinshasa du 2 au 8 avril 1989, Kinshasa, Facultés
Catholiques de Kinshasa, 1989.
34 Ibidem.
35 Voir sur ce point David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne.
Histoire et avenir des modèles missionnaires, Lomé, Haho - Paris, Karthala -
Genève, Labor et Fides, 1995. Voir particulièrement le paragraphe intitulé «Les
ambiguïtés de la contextualisation» (p. 571-579). D.J. Bosch montre par exemple
que, lors de la conférence mondiale du Conseil œcuménique des Églises (COE) de
168 L. SANTEDI

En définitive, la phase de décontextualisation implique la


reconnaissance d'échecs dans la recherche commune pour une meilleure
compréhension mutuelle et pour une communication interculturelle
efficace. Vue sous cet angle, cette phase offre un triple bénéfice au
travail théologique: elle permet un approfondissement de l'identité
des personnes par le dialogue avec la mémoire chrétienne, les autres
croyants et les sociétés; elle aide ces cultures à être de plus en plus
conscientes de leurs différences mais aussi de leur complémentarité,
à découvrir de nouvelles richesses et à les accueillir; elle apporte une
chance de construire des ponts entre les cultures, les Églises et les
théologies, sans lesquels les partages pour un nouvel humanisme
seront impossibles.

3. Recontextualisation

La réflexion part donc de la situation du peuple perçue comme un


«lieu théologique», c'est-à-dire comme un lieu où s'opère la
rencontre salvifique entre l'homme et Dieu dans le Christ, comme un
lieu où, hic et nunc, se déroule le mystère du salut, l'expérience du
salut éclairée par la lumière de la mémoire chrétienne (Écriture
sainte, Tradition et Magistère de l'Église). Enrichie par l'expérience
d'autres contextes, la réflexion théologique ne se dissipe pas dans
une spéculation éthérée. Au contraire, elle débouche sur une nouvelle
action, cheminant sans cesse vers plus de «vérité» et de «justice»
dans les relations entre hommes et avec Dieu, le Père de notre
Seigneur Jésus-Christ et le Père de tous.
Il convient de préciser que cette pratique n'indique pas ici un
simple champ d'application d'une doctrine théologique déjà
constituée. Elle est un lieu théologique, en ce sens qu'elle est un principe
de discernement conduisant à une nouvelle réinterprétation créatrice
du christianisme. La pratique est donc le moment propre de
l'inventivité. Ce nouveau paradigme théologique de la praxis se fonde
sur une théorie de la connaissance qui considère la pratique non
comme l'incarnation dégradée d'une théologie sûre d'elle-même, mais

Mission et Évangélisation, à Melbourne en 1980, les représentants latino-américains


avaient tendance à promulguer la valeur universelle de leur forme particulière de
théologie contextuelle. Et les délégués des autres pays du tiers-monde ne l'ont pas
toujours bien accepté (p. 574).
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 169

comme la matrice d'une connaissance authentique et la preuve de


sa valeur36.
L'examen rapide de cette triple démarche des théologies
contextuelles nous révèle que le cœur de ces théologies est bien la vie des
communautés avec leurs joies et leurs peines. La réflexion
théologique part de la vie du peuple et aboutit à la vie du peuple. Elle part
des attentes, des angoisses, des questions soulevées par le peuple.
Ces questions amènent à une étude approfondie de la Tradition et de
son interprétation à la lumière du présent; elles conduisent aussi à
faire œuvre de réflexion et de discernement pour décider de l'action
à entreprendre. La réflexion ramène à la vie; le cycle continue son
processus historique qui engendre de nouvelles situations, de
nouveaux problèmes et de nouvelles questions37.
M. Amaladoss affirme qu'on trouve des exemples de cette
théologie dans les lettres de saint Paul. Ses lettres sont provoquées, écrit-il,
par les problèmes concrets auxquels étaient confrontées les
communautés de convertis. Pour faire face à ces problèmes, Paul ne lance
pas seulement de fortes exhortations prophétiques, il les fonde sur la
vision qu'il a de l'action du Christ et de l'Esprit dans le monde. Cette
vision n'est pas enracinée dans la seule vie du Christ, mais elle offre
aussi de nouvelles perspectives et de nouvelles intuitions38. C'est sur
cette lancée que les discussions de Corinthe, par exemple, amènent
l'apôtre Paul à évoquer l'image de la communauté enracinée dans le
corps eucharistique du Seigneur, mieux, identifiée avec le corps du
Christ (1 Co 12). Paul parle également des charismes de l'Esprit et du
plan de salut par lequel Dieu mène toutes choses à l'unité (Ep 1,3-
10). Ailleurs, la confusion semée par les judaïsants qui prétendent
que l'on doit suivre la loi juive, même en tant que chrétien, lui fait
proclamer dans la lettre aux Galates la totale gratuité de la grâce
salvatrice de Dieu (Ga 3,1-14). Ce sont là des exemples de corrélation
entre la Bonne Nouvelle et la vie de la communauté chrétienne, avec
ses problèmes et ses possibilités créatrices39.

36 Cl. Geffré, «La théologie au sortir de la modernité», art. cit., p. 201. Sur ce
point on lira avec profit l'étude de C. Menard, «L'approche herméneutique en
théologie pratique», dans La théologie pratique. Statut, méthodes, perspectives d'avenir
(coll. Le point théologique, 57), Paris, Beauchesne, 1993, p. 87-102.
37 M. Amaladoss, op. cit., p. 111.
38 Ibidem,?. 115-116.
39 Ibidem,?. 116.
170 L. SANTEDI

II convient de noter encore deux observations sur les théologies


contextuelles. D'abord, l'approche herméneutique des théologies
contextuelles empêche l'Évangile de devenir une idéologie
fondamentale, dans laquelle les gens pourraient chercher soit des solutions
simples et immédiates à leurs problèmes, soit des principes premiers
d'où tirer logiquement des normes d'action concrètes. Ensuite, la
diversité des contextes ou des situations, d'une part, et la
diversité des données culturelles qui fournissent au théologien symboles,
images et concepts, d'autre part, confirment le caractère «local»,
indigène du discours théologique. Le pluralisme théologique est donc
inévitable, étant donné non seulement la variété historique,
géographique et culturelle des communautés, mais aussi les différentes
structures économiques, politiques et sociales qui gouvernent leur
organisation interne.
Si l'on comprend bien ces propos, on devra noter que les
théologies de la libération, celles de l'inculturation ou de la reconstruction,
sont des paradigmes. On constate aujourd'hui quelques déplacements
dans les théologies contextuelles, notamment dans la théologie
africaine. Sous réserve d'une enquête ultérieure, nous allons examiner
deux paradigmes: l'inculturation comme orthopraxis et l'inventivité.

III. QUELQUES NOUVEAUX PARADIGMES


DANS LES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES

C'est en raison des critiques adressées à certains paradigmes


utilisés dans les théologies contextuelles que divers déplacements
apparaissent aujourd'hui.

1 . L 'inculturation comme orthopraxis


L'inculturation est aujourd'hui une réalité bien étudiée40. Elle est
considérée comme l'évangélisation de la culture. Il s'agit, en effet, de

40 D'une bibliographie abondante et difficilement maîtrisable, retenons


notamment: H. Carrier, Évangile et développement des cultures, Rome, Ed. Pontificia
Università Gregoriana, 1990; Cl. Geffré, «Mission et Inculturation», dans Spiritus,
t. 109, 1987, p. 406-427; D.S. Amalorpavadass, «Réflexions théologiques sur
l'inculturation», dans La Maison Dieu, n° 179, 1989, p. 57-66; A.T. Sanon,
«L'inculturation de l'Évangile, un défi lancé à la mission», dans Journal des
missions évangéliques, t. 162, 1987, p. 147-158; L. Santedi Kinkupu, «Dogme et
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 171

porter l'originalité du message évangélique au cœur des mentalités


actuelles. L'inculturation souligne que l'Évangile, en pénétrant dans
une culture donnée, ne doit pas être «plaqué», mais doit naître de
l'intérieur, selon le modèle de l'Incarnation, grâce à laquelle Dieu
pour nous sauver s'est fait l'un de nous, est né au sein de notre
humanité. P. Arrupe a donné la définition la plus connue de
l'inculturation: «L'inculturation est l'incarnation de la vie et du message
chrétiens dans une aire culturelle concrète, en sorte que non seulement
cette expérience s'exprime avec des éléments propres à la culture en
question (ce ne serait alors qu'une adaptation superficielle), mais
encore que cette expérience se transforme en principe d'inspiration, à
la fois norme et force d'unification, qui transforme et recrée cette
culture. Elle est ainsi à l'origine d'une nouvelle création»41. Comme
on le voit, le concept d'inculturation peut être apte à rendre
intellectuellement compte de l'entrée féconde de la Révélation divine dans
l'histoire humaine et des voies qu'elle emprunte. Mais après un
temps d'euphorie, il apparaît clairement que la compréhension de
l'évangélisation comme acte d'inculturation conduit à parler de crise.
La théologie de l'inculturation subit de tous côtés des critiques
acerbes. Les partisans d'une théologie africaine de la libération
reprochent aux tenants de l'inculturation de passer sous silence les
graves problèmes de pauvreté et d'oppression que subissent les
masses africaines42. D'autres critiques estiment que, face à la
prolifération vertigineuse de la pauvreté endémique et de
l'annihilation anthropologique du négro-africain, le théologien africain est
appelé à prendre une distance critique vis-à-vis de la théologie
africaine de l'inculturation43. Pour eux, cette dernière, dans la mesure
où elle s'enferme dans le «culturel» et passe à côté des grands défis

inculturation en Afrique», dans Revue africaine de théologie, t. 18, 1994, p. 65-82;


A. Peelman, L'inculturation. L'Église et les cultures, Paris, Desclée - Ottawa,
Novalis, 1989.
41 P. ARRUPE, Itinéraire d'un Jésuite, Paris, Centurion, 1982, p. 76.
42 Sur ce débat, voir entre autres le point de vue de A. Ngindu Mushete, Les
thèmes majeurs de la théologie africaine, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 156. Voir
aussi Kangudi Kabwatila, «Inculturation et libération en théologie africaine», dans
Théologie africaine. Bilan et perspectives. Actes de la Dix-septième semaine
théologique de Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1989, p. 199-209.
43 V. Kambale Kandiki, «Les Eglises africaines pour une nouvelle approche de
la théologie de la libération», dans Alternatives sud, t. VII, 2000/1, Louvain-la-Neuve,
Cetri - Paris-Montréal, L'Harmattan, 2000, p. 108.
172 L. SANTEDI

socio-économiques et politiques de l'Afrique d'aujourd'hui, conforte


la bonne conscience des bourreaux des masses paysannes africaines
condamnées à vivre dans des conditions socio-économiques
déshumanisantes, qui dénaturent l'image de Dieu en l'homme.
D'autres encore ont reproché à la théologie de l'inculturation
d'ajouter une attitude archéologisante, en rêvant d'une prétendue
culture africaine qui n'existe plus aujourd'hui. Pour Valère Kambale
Kandiki, une réflexion théologique sous-tendue par une exaltation
démesurée de l'exhumation folklorique, voire passéiste, des valeurs
culturelles négro-africaines, ne revêt aucune valeur opératoire
susceptible de contribuer à la transformation qualitative de la pratique
politique et socio-économique africaine contemporaine. Car, de nos
jours, l'Afrique est devenue le musée par excellence de la pauvreté,
de la mort et des multiples catastrophes humanitaires44.
De fait, il nous semble que l'objection revient à soutenir que le
débat sur l'inculturation de la foi dans le contexte africain ne doit
aucunement occulter les problèmes politiques et socio-économiques
cruciaux auxquels le continent africain est actuellement confronté. La
question est dès lors de savoir quel paradigme de l'inculturation il
s'agit de véhiculer, face aux enjeux majeurs de la libération complète
de l'Afrique. Si l'on prend au sérieux cette question, je pense que ce
dont nous avons besoin, c'est d'un changement de paradigme pour
penser l'inculturation: il faudrait radicalement penser l'inculturation
comme orthopraxis chrétienne. Qu'est-ce à dire?
Affirmons tout de suite que l'inculturation ne relève pas seulement
de l'orthodoxie; elle est d'abord vie concrète, ouverte à l'évangile et
animée par lui. Elle est en ce sens une orthopraxis chrétienne.
L'« orthopraxis» n'est pas une application à la vie pratique du
contenu de la révélation, loin de là. Elle est plutôt ce qui rend
possible la communication concrète du contenu révélé. Si Dieu ne se
révèle que dans, par et pour l'humanisation de l'homme qui cherche
à donner sens à son existence, il faudrait accorder une attention
particulière à l'expérience propre de cet homme, à la vie de cet homme.
C'est la leçon que Dieu lui-même nous donne par son
autorévélation. Dieu prend au sérieux l'humanité, chaque humanité, dont la
consistance propre seule rend possible le procès de la révélation en
tant que procès de communication. Il s'ensuit que la praxis correcte

44 Ibidem.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 173

est une praxis humanisante. M. Amaladoss recommande dans ce sens


de mettre l'accent plus sur la vie que sur l'observance rituelle45. De
fait, l'expérience d'inculturation dans certains pays semble montrer
que l'on a mis l'accent plus sur l'observance rituelle que sur la vie.
Or, les rituels acquièrent leur signification dans le contexte de la vie
et ils doivent célébrer la vie. Tel est le nœud du problème. Célébrer
la vie, mais de quelle vie s'agit-il? Comment cela peut-il se faire?
Nous pensons que l'accueil de la révélation divine exige de la part
du chrétien et des communautés chrétiennes d'inscrire leur vie dans
le procès où l'élan vital de Celui qui s'est identifié avec la vie et qui
ne peut que donner la vie. Le salut dans ce sens n'est rien d'autre que
la participation à la vie du Christ. De cette vie avec le Christ découle
un style d'être et d'agir que nous caractérisons ici, à la suite du
philosophe congolais Akenda Kapumba, comme orthopraxis chrétienne
en tant que manière la plus authentique d'amorcer en vérité le
processus d'inculturation46.
Tandis que la philosophie insiste sur notre être au monde (in die
Welt zu sein) et que les cultures conçoivent la naissance comme le
fait de venir au monde en privilégiant les liens naturels et biologiques
des hommes, la nouveauté et l'essence du christianisme consistent en
la sub-version des perspectives et montrent que la vie intramondaine
et culturelle n'a de sens que si elle est le résultat d'un long procès
d' autogénération de la Vie qui s'identifie dès le commencement avec
Dieu le Père et son Fils unique comme premier vivant. À cette
phénoménologie radicale par laquelle la vie est constitutive de la
Révélation primordiale ou de l' auto-révélation, qui est l'essence de
Dieu, se joint une conception entièrement nouvelle de l'homme qui,
à partir de la vie, se laisse définir comme vivant. Ses relations
intersubjectives se tissent à partir d'une relation plus fondamentale qu'il
entretient avec le Fils unique et, à travers ce dernier, avec la vie
absolue dont le premier-né témoigne en vérité. L'agir chrétien de ce
proto-élan vital se réajuste en fonction du procès d'auto-génération
de la vie. C'est cela, pour Akenda Kapumba, l'inculturation de la vie
du Christ interprétée ici comme orthopraxis chrétienne47.

45 M. Amaladoss, op. cit., p. 158.


46 Cfr Akenda Kapumba, «Inculturation comme orthopraxis chrétienne.
Prolégomènes à une philosophie et une théologie de la culture», dans Revue africaine de
théologie, t. 22, 1998, p. 100.
47 Ibidem, p. 108.
174 L. SANTEDI

De cette description phénoménologique de la vie et de ses


implications sur les relations intersubjectives qui doivent se tisser à la
lumière du rapport du Père au Fils aîné découlent quelques mises au
point qui élucident la problématique de l'inculturation comme
orthopraxis. Retenons ici deux mises au point.
La première concerne la vie comme terminus a quo et terminus ad
quem de tout travail d'inculturation. La mission de l'Église est dès
lors de faire naître à la vie divine, qui fait des hommes des fils de
Dieu. L'Église devient tout à la fois la famille de Dieu, son peuple, la
mater salutis et vitae. Comme elle est génératrice de vie et se
ressource au procès d'auto-génération de la vie, l'Église est invitée à
lutter contre les structures de mort, les structures de péché, contre
tous les matamores et les prédateurs qui, en ces temps de la
mondialisation, étouffent la vie des pauvres, la piétinent et l'écrasent. Ses
fils et ses filles devraient être porteurs de vie, en excluant les
antivaleurs, tout ce qui avilit l'homme, tout ce qui le courbe, tout ce que
nous érigeons faussement en Idole: le Pouvoir, l'Argent, le Sexe...
C'est cette caractéristique de la vie rattachée à la vie du premier-né
qui fait de la théologie de l'inculturation une théologie libératrice,
prophétique. Il n'y a donc pas d'inculturation véritable sans
libération, sans combat pour la qualité de la vie. De nos jours, les Églises
d'Afrique sont appelées à opter pour une confrontation active voire
militante avec les forces oppressives de l' anti-vie, afin de libérer
l'Eglise par le bas; de l'aliénation de la conscience et d'un
christianisme de résignation qui fait de l'Église une officine attitrée de
distribution de la grâce et des sacrements.
La deuxième mise au point est le témoignage de vie, dont le
témoignage rendu par le Christ à la vérité est le modèle. L'analyse
phénoménologique peut nous aider à comprendre la vérité comme
auto-révélation de la vie. Le Christ est le vrai témoin car il est par
essence le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14,6). L'inculturation
arrive à son sommet dans le mystère pascal où le Christ témoigne de
la Vérité jusqu'au prix de son sang et récapitule en croix tout ce qu'il
y a de vrai et de saint dans les cultures, pour en faire le lieu de la
manifestation de la Trinité Sainte. C'est lui le Premier Témoin. Le
chrétien, qui est à la suite du Christ et reçoit de lui mandat d'aller
évangéliser les cultures, devient témoin, il évangélise les racines
culturelles de sa personne comme de sa communauté et révèle les défis
socio-économiques et politiques pour pouvoir reprendre le message
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 175

dans ses propres mots et dans une dynamique nouvelle qui


transforme la culture et la société48.
Ces deux mises au point montrent que l'inculturation a une
dimension essentiellement éthique. Ce point est important à noter, car il
permet de réaffirmer que la tâche herméneutique d'une inculturation
du message révélé, par les communautés chrétiennes d'Afrique
notamment, n'a pas à se faire en dehors des engagements à assurer en
société pour l'édification de cités dignes de l'homme et du Royaume
qui advient. C'est là justement un des traits marquants de
l'herméneutique nouvelle, qui met l'accent sur la compréhension du texte du
Nouveau Testament comme acte d'interprétation de la communauté
primitive; il faut aujourd'hui se garder de séparer, dans l'acte
herméneutique, l'interprétation du langage de la foi et l'interprétation de
l'existence chrétienne. Le «comprendre» herméneutique débouche
donc sur une pratique sociale et une pratique politique. De fait,
l'Évangile est inculture non seulement quand il est traduit dans une
culture, mais aussi et surtout quand les membres de cette culture
se maintiennent dans leur condition de fils de Dieu en agissant de
manière telle que leur agir éthique soit animé d'amour de Dieu et des
autres. Cet agir pourra favoriser la manifestation de Dieu aux
peuples, la transmission de la vie divine et l'accroissement de cette
vie qui se maintiendra dans le processus d'auto-génération de la vie.
Comme on le voit, l'effort entrepris pour louer le Seigneur dans les
formes culturelles propres à l'Afrique et pour traduire la Bible dans
nos langues locales ne peut porter des fruits qui demeurent pour la
vie que s'il s'enracine originairement dans un procès
d'auto-génération de la vie qui constitue le critère d'éthicité de l'agir chrétien.
L'inculturation comme orthopraxis chrétienne n'est rien d'autre
qu'un processus d'appropriation du message révélé dans nos cultures
qui se concrétiserait dans la création de réflexes chrétiens, dans un
agir éthique quotidien comme avènement de grâce.
Avec cette nouvelle accentuation, nous devons reconnaître que
l'inculturation n'est pas le mouvement d'une élite africaine en mal
d'authenticité, comme certains l'ont stigmatisé, mais un processus
par lequel les communautés chrétiennes africaines, dans la diversité

48 «Message du synode africain», dans J. Ntedika Konde (éd.), Le synode


africain (1994), un appel à la conversion et à l'espérance, Kinshasa, Facultés
Catholiques de Kinshasa, 1995, p. 209.
176 L. SANTEDI

de leurs composantes et dans la richesse de leurs ressources


intérieures, se réapproprient le message évangélique en libérant son
potentiel prophétique, afin qu'il devienne pour elles «vie» et «lieu
d'espérance», antidote contre tous les pessimismes et toutes les
fatalités. En cela, l'inculturation reste un chantier ouvert, porteur
d'avenir pour la théologie africaine et les différentes théologies
contextuelles. Il ne faut toutefois pas la réduire au seul dialogue avec les
religions et les valeurs traditionnelles, ni en faire une affaire
purement intellectuelle; elle est totalisante comme la culture est une
totalité49 et comme la vie. La théologie de l'inculturation se laisse ainsi
saisir comme théologie de la vie. Les Églises d'Afrique qui ont pris
l'option pour l'inculturation doivent devenir des témoins de la vie,
des servantes et des défenseurs de la vie.
Ce point de vue est partagé par A. Ngindu Mushete. Il écrit: «Telle
est la tâche de l'Église d'Afrique d'aujourd'hui. Il ne s'agit de rien de
moins que de changer la vie, de changer le monde, de donner sens et
valeur au combat pour la justice et la paix, en le liant à toute la
révélation du dessein d'amour de Dieu, du mystère révélé en Jésus Christ,
en apportant une certitude basée sur la foi dans la libération déjà
accomplie par la passion et la résurrection du Seigneur. Comme l'écrit
J.-M. Ela, l'Église d'Afrique est confrontée à un devoir de vigilance,
elle est invitée au courage. Elle doit sortir des sentiers battus, d'une
praxis qui l'enferme dans une sorte de sommeil dogmatique à l'égard
des violations de l'homme, des brimades aveugles, des mutilations,
des structures d'inégalité et de domination parmi les peuples où le
système néo-colonial étend partout des tentacules immenses, avec la
complicité des bureaucraties au pouvoir, tandis que la prospérité
insolente et scandaleuse d'une mince couche de privilégiés entraîne
la clochardisation du plus grand nombre de jeunes et d'adultes»50.
L'option pour l'inculturation entendue comme orthopraxis
chrétienne est donc sans conteste une option pour la qualité de la vie.
C'est une des tâches théoriques des théologiens et des philosophes
d'élaborer les bases spéculatives et les déploiements successifs en
morale, en pastorale de cette Lebenstheologie.
Examinons maintenant le deuxième paradigme: la théologie de
l'invention.

49 A.
50 André
Ngindu
Kabasele
Mushete,
Mukenge,
Les thèmes
art. cit.,
majeurs
p. 11. de la théologie africaine, p. 157.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 177

2. Une théologie de l'invention


Redisons-le: la théologie est l'interprétation actualisante du
contenu même de la foi. Répéter celui-ci de façon passive est stérile;
il faut l'actualiser de façon vivante, en fonction d'une situation
historique nouvelle et en dialogue avec les ressources inédites d'une
culture donnée. Il est insuffisant, en effet, de redire sans cesse que le
contenu de la foi se tient dans un rapport subtil entre un noyau
invariant et un registre culturel variable, comme si un invariant
sémantique pouvait subsister au-delà de toutes les contingences de
l'expérience. Au contraire, il s'agit d'un rapport des rapports, d'un rapport
entre des éléments fondamentaux ou des idées-forces de l'expérience
chrétienne dont témoigne le Nouveau Testament et les idées-forces
de l'expérience historique, culturelle, religieuse des hommes et des
femmes auxquels le message est adressé.
Cette reconnaissance lucide exige un acte d'interprétation. On peut
donc parler, du point de vue de l'herméneutique, d'une analogie entre
l'acte d'interprétation de l'Église primitive et l'acte d'interprétation de
l'Église aujourd'hui, qui doit conduire à de nouvelles figures
historiques, aussi bien dans l'ordre de la confession de foi que dans l'ordre
de la pratique chrétienne51. On ne peut croire aujourd'hui sans passer
par la voie laborieuse de la critique. Non par désir morbide de
destruction, mais pour pouvoir libérer si possible une parole vivante et
vivifiante pour l'aujourd'hui des hommes. C'est donc en vue de
rendre toujours plus significatif et plus parlant le message révélé qu'il
faut s'en approprier la signification pour en assurer la fécondité. Sans
une pareille démarche, le message de salut ne pourra être
communiqué mais seulement des versions officielles qui risquent d'en affaiblir
la force transformatrice. Renonçons à tenir en laisse la communauté
croyante et à lui donner de l'extérieur des paroles qui ne la rejoignent
pas dans son vécu. Au contraire, nous en appelons à l'inventivité
évangélique. Le terme d' «invention» est à comprendre dans le sens
que lui donnait le mathématicien philosophe français É. Le Roy52.

51 Cl. Geffré, «L'inculturation du christianisme dans les cultures


non-occidentales», dans Dimensions culturelles de la catéchèse (coll. Cahiers de l'Institut
Supérieur de Pastorale Catéchétique, n° 4), Paris, Desclée, 1989, p. 106.
52 Voir en particulier, É. Le Roy, «Sur la logique de l'invention», dans Revue de
Métaphysique et de Morale, mars 1905; Id., La Pensée intuitive, Paris, Boivin, 1928.
Voir aussi L. Weber, «Une philosophie de l'invention. M. Edouard Le Roy», dans
Revue de Métaphysique et de Morale, t. 40, 1932, p. 59-86 et 253-292.
178 L. SANTEDI

II entend ce mot, non dans le sens étriqué des trouvailles de


l'ingéniosité mécanique, mais dans son acception plus profonde recouvrant
toute l'attitude spirituelle de l'homme capable de découvrir et de
saisir la réalité profonde, en faisant appel à toutes les puissances de
l'âme et de l'esprit.
Le Roy compare le travail d'invention à la nuit obscure des
mystiques. Pareille invention relève beaucoup moins du travail rationnel que
d'une sorte de passivité et de silencieux acquiescement. Un jour, peut-
être en raison du climat ou des circonstances favorables, et surtout parce
qu'aura éclaté l'étincelle du génie, ce que l'esprit cherchait en tâtonnant
s'impose à lui comme une vérité irrécusable. Alors tout ce qui était
obscur deviendra clair, tout ce qui était étrange ou étranger deviendra
proche, tout ce qu'on ne comprenait pas sera élucidé. L'esprit atteint
«les sources vives de la pensée qui est action». Ainsi donc, ce que
l'homme saisit dans l'effort d'invention, c'est le réel, le réel véritable,
celui qui est au-delà des théories et des apparences. Inventer, c'est se
l'approprier. On invente ce qui préexistait, mais aussi, d'une certaine
façon, on le crée, puisqu'en le formulant, on le rend saisissable. Les
poètes le savent: le mot «poésie», qui désigne la plus haute forme de
l'invention littéraire, signifie étymologiquement «créer».
Pour É. Le Roy, l'invention n'est pas réservée à ceux qu'on
nomme «inventeurs»; chacun participe à cette puissance vitale. Les
actes d'invention, assure Le Roy, ne sont pas rares: chacun de nous
en accomplit presque sans le savoir. Ainsi, en cherchant à écrire ou à
parler de façon personnelle, chacun «réalise» sa personnalité.
L'humanité entière, depuis qu'elle existe, invente. C'est ce qui fait sa
grandeur; on peut même dire qu'elle s'invente elle-même. En
définitive, vivre pour l'homme, ce n'est rien d'autre que se livrer à cette
activité créatrice, à cette force d'invention, grâce à laquelle, dans une
expérience «fondamentale et joyeuse», il s'assimile le réel.
Tel est aussi l'avis de Henri Bergson. Pour lui, la vie est d'abord
une continuité dynamique, une continuité de progrès qualitatif. C'est
aussi une durée, un rythme irréversible, un travail de maturation
intérieure. Enfin, la vie est un effort d'invention perpétuelle, elle est une
génération de nouveauté incessante, indéductible, capable de défier
toute prévision comme toute répétition53. La vie apparaît donc

53 H. Bergson cité par É. Le Roy dans Une philosophie nouvelle. Henri Bergson,
Paris, 1912, p. 96-97.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 179

comme une finalité, sinon au sens anthropologique de dessein


prémédité, de plan ou de programme, du moins en ce sens qu'elle est un
effort sans cesse renouvelé de croissance et de libération. Exister,
écrit Bergson, consiste à changer, à mûrir, à se créer indéfiniment.
Selon L. Ssemusu, l'inventivité entendue comme créativité constitue
le fondement même du christianisme54. Pour G. Marcel, à travers la
créativité, le sujet réellement appartient à lui-même55. On retrouve les
mêmes accents chez A.N. Whitehead, pour qui être actuel, c'est être
en instance de créativité56 et chez A. Gesché, qui affirme que
créativité et inventivité sont les droits de la personne humaine57.
Dans ce sens, nous pensons que la théologie africaine est une
théologie de l'invention. Les Églises d'Afrique et du tiers-monde ne
pourront pas vivre si elles ne se livrent à cette activité créatrice, à
cette forme d'invention grâce à laquelle elles s'inventent elles-
mêmes. Ce travail de création d'une nouvelle expression de la foi
n'est pas réservé à telle ou telle autorité ou aux seuls théologiens; il
est l'œuvre de toute la communauté chrétienne.
Pour que cela puisse se réaliser, il est indispensable, comme le
souligne J.-L. Segundo, que l'appropriation du dogme soit rendue à
ceux qui doivent en faire l'expérience dans les différents contextes,
problématiques, et langages de l'histoire. Si la théologie africaine
veut éviter l'insignifiance d'une orthodoxie purement verbale, avec le
risque d'aboutir à des généralités qui n'intéressent personne, elle doit
prendre en compte la façon dont les hommes et les femmes de ce
continent s'approprient le message révélé et tentent d'inventer une
nouvelle manière d'Église. La théologie de l'invention exige
sûrement qu'on rompe avec des habitudes acquises, qu'on sorte des
cénacles, qu'on cultive la liberté créatrice de l'esprit qui invente des
réponses nouvelles aux défis nouveaux de l'histoire. Cette créativité
que nous appelons de nos vœux, constitue un défi majeur pour les

54 L. Ssemusu, «Creativity, a Foundation for Christianity», dans Revue africaine


de théologie, t. 21, 1997, p. 235-252.
55 L. Ssemusu cite ce passage de G. Marcel: «At bottom, I can validly assert that
I belong to myself only insofar as I create myself, i.e. where, metaphysically spea-
king, it must be admitted that I do not belong to myself» (cfr G. Marcel, Creative
Fidelity, cité par L. Ssemusu, art. cit., p. 239).
56 A.N. Whitehead, Process and Reality: An Essay in Cosmology. Corrected
Edition, éd. David Ray Griffin and Donald W. Sherburne, New York, The Free
Press - Londres, Collie Macmillan Publishers, 1979, p. 31.
57 A. Gesché, Dieu pour penser. Vol. 2. L'homme, Paris, Cerf, 1993, p. 63-64.
180 L. SANTEDI

Églises du tiers-monde, si elles ne veulent pas être de simples copies,


des duplications des Églises du premier monde. D'ailleurs, cette
inventivité devient la condition de survie et de fécondité de toutes
nos Églises chrétiennes aujourd'hui.
Le vœu légitime de l'inventivité va à rencontre d'une incultura-
tion de laboratoire: le théologien en chambre développe des
questions et des problèmes; il propose des réponses dans de gros volumes
que les gens ne liront même pas. Il y a comme un désir d' «inceste»
chez les élites doctes qui ne se côtoient, ne collaborent, ne se
parlent que dans un cercle hermétiquement fermé. L'infécondité d'une
certaine théologie vient justement du fossé béant et flagrant qui se
creuse entre la minorité savante vivant dans une certaine ébriété
intellectuelle et la masse active qui se débat dans des problèmes
existentiels inextricables. Tel est le fondement de la vraie inculturation
capable de créativité.
«Seules de petites communautés où les personnes se reconnaissent
et où les expériences se partagent, peuvent, grâce à l'esprit du Christ
qui nous accompagne et nous conduit vers la vérité totale, rendre à la
révélation de Dieu son caractère d'expérience continue (...). Ce sont
les communautés de base qui peuvent rendre au dogme ses propriétés
humanisantes: en elles, on ne donne pas de recettes, mais on partage
l'expérience de crises et d'avancées par lesquelles l'expérience
s'enrichit et s'approfondit»58. L'efficacité de l' inculturation dépend de la
reconnaissance du rôle indispensable et irremplaçable des
communautés productrices de sens. Ce sont les premiers agents de l'humble
travail d'inculturation. Dans bien des cas, les «écouter», les
accompagner est plus efficace que se plonger dans des manuels sans vie.
Pareil travail suppose une réforme ecclésiologique et un
renouvellement des mentalités. L'autorité dans l'Église devra s'exercer dans
la plus grande attention aux communautés de base; c'est ainsi
seulement qu'elle pourra réaliser sa vocation. L'autorité - comme
l'indique son sens étymologique («auctoritas», «augere») - consiste à
augmenter, à élever, à faire croître, à épanouir... La leçon, sur ce
point, nous vient de la théologie patristique où les episkopoi furent de
véritables théologiens et docteurs de leur communauté. La réflexion
doctrinale des Pères ne manque pas de rationalité, mais elle a aussi

58 J.L. Segundo, Qu 'est-ce qu 'un dogme ? Liberté évangélique et vérité


normative, Paris, Cerf, 1992, p. 447.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 181

fécondé la créativité de foi active de leur peuple. Une question


majeure se pose ici: doit-on polariser son attention sur «ne pas
contrarier la créativité des communautés chrétiennes» ou faut-il aller
jusqu'à la participation du peuple, admise dans des questions
liturgiques, bibliques, etc., c'est-à-dire envisager une véritable
collaboration avec lui?
Amaladoss est strict: «II est surprenant, écrit-il, de constater que
les techniques herméneutiques que nous appliquons à la Parole de
Dieu sont rarement utilisées pour réinterpréter les formulations
dogmatiques et particulièrement celles qui ont été fixées sous la forme de
credo, que les gens d'aujourd'hui les trouvent intelligibles ou non. Si
elles ne sont pas réinterprétées et réexprimées en relation avec la vie
actuelle de la communauté chrétienne, elles risquent de ne plus avoir
la moindre pertinence»59. La relation vitale, véritable dialogue entre
Évangile et culture s'opère, non pas au niveau du missionnaire
traduisant l'Évangile, mais au niveau des communautés croyantes elles-
mêmes.
Il est impératif pour une évangélisation inculturée de bien
considérer et exploiter - pourquoi pas au maximum - cette affirmation
riche d'implications et lourde de conséquences: la foi chrétienne est
toujours destinée à être accueillie, vécue et partagée au sein d'une
communauté, lieu du témoignage, lieu d'interpellation, lieu d'une
diaconie multiforme. Bien entendu, une telle perspective doit prendre
en compte l'identité propre à chaque communauté; mais elle ne doit
saborder ni briser l'unité de la foi et de l'Église. Le destin de cette
unité complexe - bien différente de l'uniformité - est de composer
avec le fait de la diversité des cultures. Cette diversité, en raison de
l'histoire du salut et de la révélation de Dieu, a acquis une autorité
qui force le respect. L'inventivité pastorale que nous défendons
promeut les aspects pascal (transformant) et pentecostal (re-créatif) du
salut plus et mieux que le paradigme de l'inculturation conçu dans la
stricte ligne de l'incarnation. Celui-ci ne souligne que le fait de
l'Évangile qui pénètre dans une culture donnée pour naître de
l'intérieur de celle-ci; il laisse de côté d'une part les exigences de la
dialectique de la purification des cultures et leur assomption (dialectique
de rupture - continuité) et d'autre part les exigences de créativité au
sein de chaque culture.

59 M. Amaladoss, op. cit., p. 117.


182 L. SANTEDI

Dans la reprise des énoncés dogmatiques de l'Église par exemple,


les communautés africaines doivent faire preuve d'un esprit de
créativité pour «inventer» d'autres supports capables de véhiculer le
donné révélé, supports dont on sait bien par ailleurs qu'ils sont très
dépendants d'une culture donnée.
J. Delorme souligne qu'un tel effort d'inventivité est déjà à
l'œuvre dans les communautés apostoliques, notamment au sujet de
l'expression de la foi pascale. «Quand l'Église fut transplantée à
Corinthe vers l'an 50, son langage était déjà traditionnel et constituait
le type distinctif des chrétiens. Mais traditionnel ne veut pas dire
clos. Dès cette époque, Paul ne pouvait se contenter de répéter le
formulaire reçu. Les objections des Corinthiens l'ont obligé à rechercher
d'autres expressions en tâtonnant (1 Co 1 5,35-38) »60. C'est aussi
l'avis d'A. Gesché qui indique que Paul et Luc ont cherché, à partir
de la culture des Corinthiens, des expressions permettant de mieux
recevoir le message de la résurrection61.
Les objections de nos contemporains dans différents secteurs ne
doivent-elles pas nous inviter à ce même effort d'inventivité dans la
catéchèse, la pastorale, la détermination des normes éthiques, la
réinterprétation des dogmes? Telle est la question centrale de la
théologie de l'invention. Si l'on ne prend pas le risque d'inventer, on prend
un autre risque, celui de répéter machinalement des formules qui ne
rejoignent pas les gens dans leur vécu quotidien. L'enjeu ici est
l'annonce de l'Évangile. Il s'agit de permettre à une communauté
chrétienne qui reçoit les énoncés de foi de l'Église d'accueillir
effectivement, à travers eux, la lumière de l'Évangile lui permettant de
donner des réponses nouvelles aux défis nouveaux qui se posent dans
son histoire, de grandir dans la foi et d'inventer ainsi une nouvelle
manière d'être Église. Autrement, à quoi servirait une orthodoxie
sans pratique, sans vie? Ne conduirait-elle pas à l'aveuglement et à
un fixisme, dangereux pour l'avenir de l'Église? Il faut donc
déployer tout le potentiel créateur du message chrétien pour vivifier
nos communautés chrétiennes. À vin nouveau, outres neuves !
Il faudrait aussi rappeler qu'on ne peut inventer qu'en demeurant
fidèle à la tradition chrétienne (car la théologie vit d'une précédence)

60 J. Delorme, «La résurrection de Jésus dans le langage du Nouveau


Testament», dans Le langage de la foi dans l'Écriture et le monde actuel, Paris, Cerf,
1972, p. 179.
61 A. Gesché, «La Résurrection de Jésus», dans R.T.L., t. 2, 1971, p. 285-286.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 183

mais d'une fidélité créatrice, qui n'est pas répétition stérile. La vraie
tradition est toujours une «production» nouvelle (anamnèse et
prophétie). D'autre part, cette fidélité doit s'insérer dans la vie quotidienne
des communautés chrétiennes pour écouter, sentir, désirer avec elles et
leur annoncer la parole de vie qui les amène toujours au-delà d'elles-
mêmes. Pour ce faire, il faut que l'Église soit prête à remettre en
question certaines habitudes et structures inadaptées. Il ne faudrait pas que,
par inertie ou conformisme ou une mauvaise compréhension de la
tradition, la réponse de l'Église ne soit pas à la mesure des appels de notre
temps qui sont aussi des appels de Dieu. Il s'agit d'une innovation dans
l'Esprit (Ecclesia semper ipsa numquam eadem): l'Église est toujours
elle-même, mais jamais la même62. L'Esprit renouvelle la face de la
terre et empêche le message évangélique de demeurer un message figé,
étranger à l'homme d'aujourd'hui; au contraire, l'Esprit déploie de
nouvelles possibilités humaines et divines en notre temps.
Comment inventer sans compromettre le message révélé? Comment
éviter l'insignifiance de ce message si l'on ne prend le risque
d'inventer? Tel est le défi d'une véritable théologie de l'invention.
Tout compte fait, cette tâche d'invention provoque l'Église à
s'engager, à faire et à écrire notre histoire en quête de Dieu et l'histoire
de l'action de Dieu en quête de l'humanité. Ainsi, dans la mesure où,
au fil des années, notre visage se différencie et se renouvelle, le
visage de Dieu lui-même est appelé à se transfigurer63. La réalité de
notre vie, de nos sociétés et de nos communautés se transfigurera
pour devenir une histoire commune, celle de Dieu et de l'humanité
au service de la qualité de la vie.
Être à l'écoute de la réalité concrète pour retrouver l'homme dans
ce qui fait sa vie aujourd'hui, en nous dépouillant du langage et des
schèmes sécurisants qui nous paralysent, et être à l'écoute de la Parole
de Dieu pour retrouver le «cœur» de notre foi afin de le livrer dans un

62 Ce fut le projet de J.-M. Tillard de réfléchir sur le renouvellement de l'ecclé-


siologie catholique. Voir entre autres, Église d'Églises. L'ecclésiologie de
communion, Paris, Cerf, 1987; L'Eglise locale. Ecclésiologie de communion et
catholicité, Paris, Cerf, 1995. Dans la même ligne, nous recommandons l'excellent ouvrage
de I. Ndongala Maduku, Pour des Églises régionales en Afrique, Paris, Karthala,
1999.
63 Voir sur ce point la Process Theology qui affirme le devenir, le caractère
relationnel, le changement même de la réalité divine. Cfr D. Tracy, «L'herméneutique
de la désignation de Dieu: hommage à Claude Geffré», dans Interpréter. Hommage
amical à Claude Geffré, Paris, Cerf, 1992, p. 49.
184 L. SANTEDI

authentique témoignage de conscience apte à interpeller d'autres


vies, telles sont les exigences complémentaires de la théologie
aujourd'hui. C'est bien là, croyons-nous, la seule manière de dire à
nos frères que notre foi les concerne, que nous ne pouvons la penser
comme étrangère à leur vie et que l'amour de Jésus-Christ est
présent au cœur de notre itinéraire commun sur cette terre. Pour autant
que la théologie de l'invention ne répète pas mais «poétise»
l'expression de la foi, chaque célébration sera une nouvelle réponse à un
nouvel appel, et chaque nouvelle réponse sera une nouvelle manière
d'être, de se dire et de se figurer. Nous échapperons ainsi au cercle
infernal de la répétition, de la loi du même, de l'insignifiance et du
psittacisme. C'est cela Vinventio et la creatio64, grâce auxquelles
nous aurons permis à la vie de mûrir et à notre Église de se
renouveler et de se vivifier.

IV. Conclusion

II est clair que le service de la vie est au cœur des théologies


contextuelles et justifie des déplacements récents de l'inculturation
comme orthopraxis et de la théologie comme théologie de
l'invention. Les théologies contextuelles doivent lutter contre tout ce qui
tue la vie, notamment la distraction dans des spiritualités
folkloriques ou passéistes incapables de travailler à la promotion
humaine. Elles doivent également lutter contre la paralysie qui naît
d'une répétition mécanique et d'un traditionalisme mortifère. Cette
anecdote rapportée par le théologien indien F. Wilfred lors d'une
conférence à l'Institut de Missiologie Missio d'Aix-la-Chapelle,
nous donne l'occasion de conclure: «Un parachutiste qui
s'entraînait rate sa cible et tombe sur un arbre. Il ne savait plus comment
s'orienter pour rejoindre son point de chute habituel. Il crut avoir la
chance de sa vie quand il aperçut un passant. Il l'interpella: 'Aidez-
moi s'il vous plaît. Dites-moi où je suis'. 'Vous êtes sur un arbre',
répondit sans attendre le passant. Et le parachutiste lui posa de
nouveau une question: 'Êtes-vous théologien?'. Le passant tout

64 Nous recommandons à ce sujet l'article de Kalonji Nkokesha, «Vers un


pluralisme dans les expressions du dogme. Une réflexion sur la théologie de l'invention
selon Santedi», dans Revue africaine de théologie, t. 22, 1998, p. 116-123.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 185

étonné répondit: 'Oui, mais comment le savez-vous?'. 'Ah! dit le


parachutiste, vous ressemblez à beaucoup de théologiens que j'ai
rencontrés, car comme eux vous m'avez donné une réponse juste,
mais qui ne m'avance à rien'».
Trop souvent, notre théologie ressemble à celle de ce passant. Elle
a des réponses exactes, justes mais qui ne sont d'aucune utilité. Que
signifie dans ce contexte la question du parachutiste «où suis-je?».
Que signifie dans tel contexte le salut, la libération, la grâce etc.?
Pour les théologies contextuelles, redisons-le, l'essentiel n'est pas de
connaître la seule vérité objective de la révélation, mais de dégager
son sens pour l'homme d'aujourd'hui, de servir l'homme, de l'aider
à avancer dans la réalisation de sa destinée à la lumière de cette
révélation.

En définitive, si la notion de vie est capitale, c'est parce qu'elle


nous rappelle que l'auteur de la vie a envoyé son Fils, le Verbe, pour
que nous ayons la vie en abondance (cfr Jn 10,10). La théologie est
le service de cette vie en abondance. Elle ne peut réaliser cette
mission que dans l'écoute de la réalité concrète et dans l'accueil de la
lumière qui vient éclairer tout homme en ce monde. Le credo des
théologies contextuelles serait donc : de la vie à la vie, en passant par
l'écoute. Les déplacements récents des théologies contextuelles nous
invitent à travers ces deux concepts de vie et d'écoute à définir toute
théologie comme une Vita quaerens dialogum, la vie en quête du
dialogue.

Kinshasa - Limete (R.D.C.) Léonard Santedi Kinkupu,


2, Avenue de l'Université Professeur aux Facultés
B.P. 1534. Catholiques de Kinshasa

Résumé - Le point de départ des théologies contextuelles se situe dans la


réalité vécue (la communauté et son expérience) et les problèmes qu'elle
pose en vue d'élaborer une réflexion de foi. L'article situe d'abord les
théologies contextuelles dans le champ du travail herméneutique; il dégage
ensuite leur démarche propre à travers un triple mouvement: contextualisa-
tion - décontextualisation - recontextualisation. Il évoque en finale deux
chantiers qui appellent quelques déplacements dans l'écriture de ces
théologies: l'inculturation comme orthopraxis et l'inventivité. C'est le service de
la vie qui est au cœur des théologies contextuelles et justifie ces
déplacements récents.
186 L. SANTEDI

Summary - The starting-point of contextual théologies résides in the real-


ity of a concrète situation and in the problems posed by it with a view to a
reflection on faith. This article examines a few of the shifts which hâve
become necessary today in the practice of thèse théologies. The author first
of ail situâtes contextual théologies within the field of hermeneutics. He
then brings out their characteristic undertaking through a three-fold move-
ment: contextualisation — decontextualisation - recontextualisation. He ends
by opening up two areas of research which imply some shifts in the writing
of thèse théologies: inculturation as orthopraxis and creativity. He shows
that it is the service to life which is at the heart of contextual theology and
which justifies thèse récent shifts.

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