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Santedi Kinkupu Léonard. Quelques déplacements récents dans la pratique des théologies contextuelles. L'inculturation
comme orthopraxis chrétienne et l'inventivité. In: Revue théologique de Louvain, 34ᵉ année, fasc. 2, 2003. pp. 155-186;
doi : 10.2143/RTL.34.2.2017470
https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2003_num_34_2_3289
Abstract
The starting-point of contextual theologies resides in the reality of a concrete situation and in the
problems posed by it with a view to a reflection on faith. This article examines a few of the shifts which
have become necessary today in the practice of these theologies. The author first of all situates
contextual theologies within the field of hermeneutics. He then brings out their characteristic
undertaking through a three-fold movement : contextualisation - decontextualisation -
recontextualisation. He ends by opening up two areas of research which imply some shifts in the
writing of these theologies : inculturation as orthopraxis and creativity. He shows that it is the service to
life which is at the heart of contextual theology and which justifies these recent shifts.
Revue théologique de Louvain, 34, 2003, 155-186.
Léonard Santedi Kinkupu
Introduction
1 Cet article est le texte remanié d'une conférence donnée, le 18 avril 2002, à
l'École doctorale de la Faculté de théologie de l'Université Catholique de Louvain,
lors de notre séjour de recherche dans le cadre de la convention de coopération entre
la Faculté de théologie de l'UCL et celle des Facultés Catholiques de Kinshasa.
Nous remercions les professeurs É. Gaziaux, J.-M. Sevrin, A. Haquin, E. Brito pour
l'accueil et l'encadrement reçus.
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refait, et refond les tissus mêmes du monde. La face du monde et, par
conséquent, de l'Église, s'en trouve remaniée: de nouveaux réseaux
de relations viennent au jour et de nouveaux axes apparaissent, entre
les 'oubliés de la terre', ceux qui écrivent avec leur sueur et leur sang
des pages décisives de l'avenir»2.
Notre propos est d'examiner quelques-uns des déplacements
rendus nécessaires aujourd'hui dans la pratique des théologies
contextuelles. Après avoir circonscrit celles-ci dans le champ d'une
théologie herméneutique, nous dégagerons le projet et la démarche de ces
théologies et nous ouvrirons deux chantiers qui appellent quelques
déplacements dans l'écriture des théologies contextuelles.
1. La question du sens
La théologie est herméneutique dans la mesure où elle n'a pas
seulement comme tâche d'exposer la vérité objective de la révélation
divine mais de comprendre ce qui peut être dit et communiqué à
l'homme d'aujourd'hui sur la base de cette révélation. Elle ne se
contentera donc pas de connaître la vérité objective des énoncés
dogmatiques, mais elle dégagera leur sens pour aujourd'hui.
Cette question du sens mérite d'être soulignée car c'est précisément
sur ce point que s'articule l'une des grandes critiques faites à
l'apologétique traditionnelle et qui a entraîné sa disqualification. En effet,
l'apologétique classique, après avoir établi, sur la base d'arguments
externes, que Jésus est l'envoyé de Dieu et qu'il a fondé une Église,
en concluait qu'il faut recevoir de cette Église tout ce que nous
devons croire. Elle méconnaissait ainsi que le Mystère est
souverainement intelligible, et que la plénitude de sens qu'il projette sur la
condition humaine constitue un puissant motif de crédibilité. Or,
comme l'a si bien montré René Latourelle, la révélation est croyable,
non seulement à cause des signes externes, mais aussi et davantage
parce qu'elle révèle l'homme à lui-même, étant une clé du
cryptogramme humain. L'apologétique classique s'est ainsi privée de tout le
4 Ibid., p. 66. Sur ce point, on lira également avec profit les réflexions plus récentes
du même auteur. Cfr Cl. Geffré, «L'herméneutique comme nouveau paradigme de la
théologie», dans Hendrik Johan Adriaanse et Rainer Enskat (Hrsg.), Fremdheit und
Vertrautheit. Hermeneutik im europaïschen Kontext, Leuven, Peeters, 2000, p. 189-
201. Sur l'herméneutique théologique, voir aussi Werner G. Jeanrond, Introduction
à l'herméneutique. Développement et signification, Paris, Cerf, 1995; D. Tracy, The
Analogical Imagination: Christian Theology and the Culture of Pluralism, New
York, Crossroad, 1981 et Plurality and Ambiguity: Hermeneutics, Religion, Hope,
San Francisco, Harper & Row, 1987 (traduction française: Pluralité et ambiguïté.
Herméneutique, religion, espérance, Paris, Cerf, 1999); P. Ricœur, «Herméneutique
philosophique et herméneutique biblique», dans Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986;
J. Greisch, L'âge herméneutique de la raison, Paris, Cerf, 1985; H. Frei, The Identity
of Jésus Christ. The Hermeneutical Bases of Dogmatic Theology, Philadelphie, Fortress
Press, 1975; Klaus Berger, Hermeneutik des Neuen Testaments, Giitersloh, Gtiters-
loher Verlagshaus Gerd Mohn, 1988; P.J. Labarrière, Croire et comprendre. Approche
philosophique de l'expérience chrétienne, Paris, Cerf, 1999.
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2. La notion d'historicité
La notion de sens renvoie à une autre, aussi capitale pour
l'herméneutique, celle de Y historicité. Comprendre l'exigence
herméneutique de la théologie, c'est prendre au sérieux l'historicité de la
vérité, même quand il s'agit de la vérité révélée; c'est prendre au
sérieux l'historicité de l'homme comme sujet interprétant dont tout
acte de connaissance est inséparable d'une interprétation de soi. C'est
tirer les conséquences, pour la théologie, de la phénoménologie
herméneutique de Martin Heidegger, quand il nous dit que toute
connaissance de l'être ne peut se comprendre qu'à travers l'élucida-
tion de cet être qui se pose la question de l'être.
La théologie comme herméneutique cherchera toujours à dégager
la dimension anthropocentrique de la révélation. L'homme est un
sujet historique, source et fondement de toute connaissance, lieu
d'intelligibilité du révélé chrétien. Nous nous sentons d'accord avec
P. Ricœur quand il affirme que le révélé comme tel est une ouverture
d'existence, une possibilité d'existence. L'intelligence du
christianisme est ainsi inséparable d'une réflexion sur l'homme comme
mystère d'ouverture, comme recherche de sens.
Pour Karl Rahner, par exemple, la Révélation concerne toujours le
salut de l'homme. Or, trop souvent, les énoncés dogmatiques de la
foi chrétienne apparaissent comme ésotériques ou mythiques parce
que sans rapport avec l'expérience de l'homme dans l'effort qu'il
entreprend pour s'interpréter lui-même. La tâche du théologien sera
donc de médiatiser, à l'aide des sciences humaines (anthropologie,
sociologie, etc.)6, cette dimension anthropocentrique des énoncés de
foi et la compréhension que l'homme a de lui-même7.
3. Le monde du texte
8 Ces idées sont plus amplement développées par J.G. Boeglin dans La question
de la Tradition dans la théologie catholique contemporaine, Paris, Cerf, 1998. Nous
nous en inspirons ici largement, en particulier du chapitre VI: «Tradition vivante et
Théologie. Vers une théologie de l'interprétation».
9 P. Gisel, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité: Ernst Kâsemann,
Paris, Beauchesne, 1977, p. 164
160 L. SANTEDI
17 Ibid., p. 17.
18 A. Kabasele, Préface à la Pratique de la théologie au Congo-Kinshasa d'une
génération à une autre. Mélanges en l'honneur des Professeurs L. Van Baelen,
L. de Saint Moulin, J. Ntedika Konde, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa,
2001, p. 11-12, et «Défis et exigences de la théologie africaine aujourd'hui», dans
J.-M. Sevrin et A. HAQUIN (éd.), La théologie entre deux siècles. Bilan et
perspectives (coll. Cahiers de la Revue théologique de Louvain, 34), Louvain-la-Neuve,
Publications de la Faculté de théologie, 2002, p. 57-75.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 163
2. Décontextualiser
L'insistance sur le fait de partir du contexte pour élaborer une
théologie contextuelle ne doit pas occulter l'exigence de ne jamais
s'y enfermer. À l'heure de la communication interculturelle, il
s'avère de plus en plus appauvrissant de ne se limiter qu'à sa culture.
Il est vrai que nous ne sommes pas toujours conscients des limites
de notre propre culture. C'est seulement lorsque nous prenons nos
distances par rapport à notre contexte et entrons dans un autre milieu
où notre programmation culturelle ne s'applique plus, que nous
devenons conscients de notre culture, avec ses ombres et ses lumières, que
nous découvrons que nous sommes différents et que les autres aussi
sont différents25.
Dans le travail théologique, l'analyse du contexte appellera donc
le dialogue avec d'autres contextes parmi lesquels le contexte
biblique et celui de la Tradition. Comme le souligne le Pape Jean-
Paul II, une culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et
encore moins le critère ultime de la vérité en ce qui concerne la
révélation de Dieu26. S'il est vrai qu'une foi qui ne devient pas culture est
une foi qui n'est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et
fidèlement vécue27, il est non moins vrai aussi qu'une culture qui ne
s'ouvre pas à la foi, à la nouveauté de l'Évangile n'arrive pas à
exprimer toutes les virtualités qu'elle porte en elle. Dans cette rencontre
entre Évangile et culture, les cultures non seulement ne sont privées
de rien, mais elles sont même stimulées pour s'ouvrir à la nouveauté
de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à se développer
ultérieurement28.
Les théologies contextuelles ne peuvent donc pas se priver de la
lumière de l'Évangile et de la Tradition. O. Bimwenyi écrit bien à
propos: «Les communautés chrétiennes surgies en Afrique auront
3. Recontextualisation
36 Cl. Geffré, «La théologie au sortir de la modernité», art. cit., p. 201. Sur ce
point on lira avec profit l'étude de C. Menard, «L'approche herméneutique en
théologie pratique», dans La théologie pratique. Statut, méthodes, perspectives d'avenir
(coll. Le point théologique, 57), Paris, Beauchesne, 1993, p. 87-102.
37 M. Amaladoss, op. cit., p. 111.
38 Ibidem,?. 115-116.
39 Ibidem,?. 116.
170 L. SANTEDI
44 Ibidem.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 173
49 A.
50 André
Ngindu
Kabasele
Mushete,
Mukenge,
Les thèmes
art. cit.,
majeurs
p. 11. de la théologie africaine, p. 157.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 177
53 H. Bergson cité par É. Le Roy dans Une philosophie nouvelle. Henri Bergson,
Paris, 1912, p. 96-97.
PRATIQUE DES THÉOLOGIES CONTEXTUELLES 179
mais d'une fidélité créatrice, qui n'est pas répétition stérile. La vraie
tradition est toujours une «production» nouvelle (anamnèse et
prophétie). D'autre part, cette fidélité doit s'insérer dans la vie quotidienne
des communautés chrétiennes pour écouter, sentir, désirer avec elles et
leur annoncer la parole de vie qui les amène toujours au-delà d'elles-
mêmes. Pour ce faire, il faut que l'Église soit prête à remettre en
question certaines habitudes et structures inadaptées. Il ne faudrait pas que,
par inertie ou conformisme ou une mauvaise compréhension de la
tradition, la réponse de l'Église ne soit pas à la mesure des appels de notre
temps qui sont aussi des appels de Dieu. Il s'agit d'une innovation dans
l'Esprit (Ecclesia semper ipsa numquam eadem): l'Église est toujours
elle-même, mais jamais la même62. L'Esprit renouvelle la face de la
terre et empêche le message évangélique de demeurer un message figé,
étranger à l'homme d'aujourd'hui; au contraire, l'Esprit déploie de
nouvelles possibilités humaines et divines en notre temps.
Comment inventer sans compromettre le message révélé? Comment
éviter l'insignifiance de ce message si l'on ne prend le risque
d'inventer? Tel est le défi d'une véritable théologie de l'invention.
Tout compte fait, cette tâche d'invention provoque l'Église à
s'engager, à faire et à écrire notre histoire en quête de Dieu et l'histoire
de l'action de Dieu en quête de l'humanité. Ainsi, dans la mesure où,
au fil des années, notre visage se différencie et se renouvelle, le
visage de Dieu lui-même est appelé à se transfigurer63. La réalité de
notre vie, de nos sociétés et de nos communautés se transfigurera
pour devenir une histoire commune, celle de Dieu et de l'humanité
au service de la qualité de la vie.
Être à l'écoute de la réalité concrète pour retrouver l'homme dans
ce qui fait sa vie aujourd'hui, en nous dépouillant du langage et des
schèmes sécurisants qui nous paralysent, et être à l'écoute de la Parole
de Dieu pour retrouver le «cœur» de notre foi afin de le livrer dans un
IV. Conclusion