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Revue théologique de Louvain

Approches sur Dieu au XVIIIe siècle


Angel Enciso

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Enciso Angel. Approches sur Dieu au XVIIIe siècle. In: Revue théologique de Louvain, 4ᵉ année, fasc. 2, 1973. pp. 191-216;

doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1973.1242

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1973_num_4_2_1242

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Approches sur Dieu au XVIIIe siècle *

I. — Un déplacement théologique

Le problème de l'athéisme fait partie intégrante de la dogmatique :


nous le trouvons dans l'apologétique comme partenaire d'un dialogue
ou d'une controverse plus ou moins tolérants; nous le retrouvons
faisant l'objet d'un jugement d'exclusion à la fin de la dogmatique
spéciale. Pièce constitutive de la dogmatique, il sera donc atteint par
les remaniements dont celle-ci est l'objet.
La dogmatique, de nos jours, devient de plus en plus fondamentale
dans la mesure où, délaissant les querelles d'écoles ou le perfectionnement
des formulations déjà établies, elle se laisse remettre en question par
le statut mouvant de son propre dire. Peut-être est-ce là le sort de notre
temps, la tâche qui nous revient : nous attarder aux fondements? Même
les recherches particulières sur tel ou tel « dogme » n'apparaissent plus
comme l'explicitation ou l'approfondissement d'une vérité stable et
assurée; elles tiennent, au contraire, le rôle de pierres de touche où
finalement l'ensemble de la théologie et son statut sont éprouvés.
Ces derniers temps, influencée surtout par la philosophie et les sciences
bibliques, la dogmatique a connu l'impulsion de la théologie de
l'existence. Le retour à la problématique du sens, opéré grâce au
développement des travaux herméneutiques, a permis de mettre mieux en valeur
la force signifiante des affirmations de la foi. Davantage saisi comme
interpellation, purifié, après un long cheminement, des couches
insignifiantes, le contenu du message chrétien retrouvait ainsi toute sa force.
Ce travail ne s'est pas limité à la recherche du sens livré aux premiers
auditeurs. Il s'est fait aussi à partir d'une situation bien déterminée :
celle de l'homme d'aujourd'hui, selon l'expression courante. Celui-ci
constate en effet, par l'histoire précisément, que la dogmatique a été

(*) Le texte de cet article est le compte rendu d'un séminaire de dogmatique tenu
dans notre Faculté au cours de l'année académique 1971-1972, sous la direction de
M. le Professeur Adolphe Gesché et avec la participation de A. Abascal, V. Baguette,
J. Blanpain, P. Caucheteur, É. Descampe, A. Enciso, É. Higuet, L. Lacabe, B. Mi-
kolajczak, A. Perez de Laborda, P. Vanbergen, Th. Vandermosten, Mary Wolff-
Salin. Ce sont leurs interventions et les comptes rendus des séances qui ont permis la
rédaction de cet article. En l'écrivant, nous avons voulu fixer, sans doute d'une façon
trop sommaire, l'acquis obtenu pour poursuivre ultérieurement la recherche.
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une suite ininterrompue de réinterprétations. Aussi, se reconnaît-il


à son tour le droit de reformuler, d'une manière adaptée à son temps,
le sens original mis en valeur par les recherches exégétiques et historiques
de la théologie positive.
Tout cet effort théologique a porté des fruits. L'exégèse et l'histoire
ont bénéficié d'une valorisation de leur statut au sein de la théologie
et les vieilles méfiances à l'endroit des recherches positives ont fini par
disparaître. D'autre part, l'historicité, — à savoir la valeur unique
accordée au moment historique propre au croyant, — s'est imposée
comme véritable lieu théologique, malgré des accusations de relativi-
sation et des réticences toujours persistantes concernant la sociologie
et la psychologie religieuses. D'ailleurs, cette problématique ne
s'appliquait pas seulement au renouveau des formulations dogmatiques :
elle s'était étendue à toute la théologie spéculative avec la pastorale,
la catéchèse et la prédication. « Qu'est-ce que cela veut dire pour nous? ».
Tel était le mot d'ordre, — repris ici, certes d'une façon schématique, —
d'un questionnement à la fois scientifique et pastoral.
L'athéisme représente, dans cette perspective, l'occasion d'une
confrontation, puisqu'il constitue une autre forme de vie. Le questionnement
de la foi, auquel nous venons de faire allusion, suppose en effet un
dialogue entre celle-ci et d'autres options de vie, telle la « foi des
incroyants ». Dès lors, c'est surtout en termes de « pari », d'option
fondamentale de l'existence personnelle, d'hypothèse de vie que le débat a été
mené avec, en arrière-fond, la morale qui y correspond. Une morale
définie non pas à partir de l'obéissance à un code, mais une morale à
la mesure de l'impact d'une foi redécouverte, visant avant tout le
témoignage, seul capable d'effacer les compromissions honteuses et de
convaincre. La mauvaise conscience ne renvoie pas à une bonne
conscience mais à un agir nouveau, radical. Le témoignage moral du chrétien
se présente comme le meilleur motif de crédibilité.
Dans cet ensemble, finalement très cohérent, même s'il fut difficile
à obtenir, il nous semble qu'un certain déplacement est en train de se
produire. Le questionnement se fait de moins en moins
anthropocentrique. L'intérêt kérygmatique cède la place à la préoccupation
épistémologique. Le retour à l'histoire ne trouve plus tant sa justification
dans la recherche d'un ressourcement à des significations originelles
ni dans le désir d'établir un certain relativisme permissif. Les couches
abandonnées parce qu'insignifiantes par rapport à l'aujourd'hui vécu,
gagnent un intérêt nouveau.
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En effet, on sait mieux aujourd'hui l'importance du conditionnement


qu'imposent le langage et les modes de pensée où celui-ci prend forme.
On prend conscience que la purification des ensembles dogmatiques
anciens est finalement un processus de répétition; que l'herméneutique
provoque davantage un ravalement ou un replâtrage de cette façade,
toujours la même; que les efforts de construction ne sont souvent
qu'apparents. Tels les voyages d'un Ulysse toujours revenu car il n'est jamais
parti, selon la belle expression de J.-P. Osier 1.
Dès lors, c'est le fonctionnement de chacune des couches signifiantes
qui se trouve pris en considération, sans qu'aucune puisse être écartée
en raison de son insignifiance ou eu égard à son manque d'actualité.
L'intérêt pour le fonctionnement d'un système théorique donné se
concentre d'abord sur le système lui-même; puis il s'élargit à d'autres
systèmes et à d'autres formes de pensée afin de le situer par rapport
à une ordonnance des modes de connaissance.
Dans cette nouvelle perspective, porter attention à l'athéisme, c'est
s'intéresser surtout à des modes dépensée qui, de par leur fonctionnement,
se situent hors de toute considération théologique, quelles que soient
par ailleurs les opinions de l'auteur. Pour les théologiens, ce sont les
efforts non théologiques pour comprendre la religion qui offrent
naturellement le plus d'intérêt. Ces efforts scientifiques pour éclairer le
fonctionnement de la pensée religieuse se situent au delà, — ou en deçà, — de toute
appartenance religieuse. La confession de foi ou la proclamation
d'athéisme ne sont pas prises pour argent comptant, mais au contraire replacées
à l'intérieur de tout le système de pensée qui les soutient et qui demeure
alors seul déterminant.
Notre séminaire de dogme a essayé, lui aussi, de prendre acte de ce
changement et de s'inscrire dans cette problématique. Concrètement,
notre intérêt a porté sur les problèmes de l'émergence de formes de
pensée athées au XVIIIe siècle, sur la crise de croyance que ce dernier
a cristallisée et en même temps provoquée. Nous avons divisé notre
travail en deux parties, qui seront sans doute, pour le lecteur, d'inégal
intérêt. La première réalise une approche initiale à partir de trois ouvrages
de synthèse sur la naissance et le développement du Siècle des Lumières.
Disons qu'elle était la partie plus pédagogique de notre séminaire :
on voulait rendre possible pour tous les participants une collaboration

1 Dans son introduction à L'Essence du Christianisme de L. Feuerbach, Paris,


Maspero, 1968, p. 75.
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active aux travaux ultérieurs. Répondant à cette dernière finalité, la


deuxième partie est centrée sur trois textes d'un auteur du XVIIP siècle,
Diderot, pour vérifier précisément la forme de critique théologique
à mettre en œuvre.

II. — Une approche synthétique

II était hors de notre atteinte d'entrer dans l'énorme masse de travaux,


même récents, sur le XVIIIe siècle 2. Déjà la quantité, si ce n'est la
qualité, d'œuvres produites pendant le Siècle des Lumières dans les
différents pays, forment une barrière épaisse. Ajoutons à cet effet
paralysant, dû aux dimensions des sources et des travaux, deux remarques.
Tout d'abord, la compréhension des grands auteurs du XVIIIe siècle
est plus difficile que la facilité de leur écriture ne le laisse entendre.
Pour preuve, la nouveauté redécouverte de ces écrits par certaines
disciplines « en pointe » 3. De plus, les travaux sur le XVIIIe siècle
abordent des domaines très divers. Chacune des branches des sciences
humaines essaie ainsi de s'exercer sur le terrain historique. Articuler
ces différents domaines et les acquis qu'ils représentent, de la
démographie à l'esthétique, n'est pas simplement une question d'information.
Juxtaposer les résultats ne donne souvent que des bilans chaotiques.
Cette articulation est donc avant tout une question de méthode. Et
puisqu'il fallait choisir entre ces différents domaines, c'est celui de
« l'histoire des idées » qui a constitué notre terrain d'exercice. Voici
les trois travaux d'approche que nous avons finalement retenus : La crise
de la conscience européenne de Paul Hazard (Paris, 1936; réédition
chez Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1961, 2 vol.); La Philosophie
des Lumières de Ernst Cassirer (Tiibingen, 1932; traduction française
parue en 1966 chez Fayard, Paris, coll. « L'histoire sans frontières »);
et La Philosophie des Lumières de Lucien Goldmann (travail datant
de 1960, repris dans Structures mentales et création culturelle, p. 1-133,
Paris, Éd. Anthropos, 1970). Nous n'avons pas voulu ici faire un compte
2 Un premier triage parmi les travaux des dix dernières années nous a fourni
un fichier sélectif de près de deux mille titres.
3 On peut citer comme exemples les apports de Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques
(Paris, Pion, 1958) et de J. Derrida, La Grammatologie (Paris, Éd. de Minuit, 1967)
sur l'œuvre de J.-J. Rousseau. Également le n° 8 des « Cahiers pour l'Analyse »,
Uimpensé de J.-J. Rousseau, travaux du Cercle d'épistémologie de l'École Normale
Supérieure (Paris, Seuil, 1970).
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rendu de ces ouvrages, par ailleurs bien connus et sur lesquels on a dit
et on pourrait dire beaucoup plus. Nous essayons de reprendre ce que
les discussions dans le séminaire ont réussi à mettre en relief,
principalement les questions d'ordre méthodologique dans l'approche des idées
du XVIIIe siècle que nous considérons comme acquises pour l'avenir
de nos recherches.

1. L'œuvre de Paul Hazard, on le sait, a connu une très large diffusion.


Elle est, sans aucun doute, marquée par le moment de sa rédaction et,
après la somme de travaux produits depuis lors, on admettrait volontiers
qu'elle commence à dater. D'ailleurs, le pessimisme avec lequel l'auteur
considère cette crise de conscience qui se vérifie à la fin du XVIIe siècle,
a été, à juste titre, tempéré et redressé de nos jours 4. Mais l'utilisation
qui est faite des sources, jointe au contraste vigoureux dans la
présentation du passage du XVIIe au XVIIIe siècle, rend l'ouvrage très utile
pour une première approche de la nouveauté du Siècle des Lumières.
C'est essentiellement l'avènement d'un processus de relativisation
qui va défaire l'équilibre de l'âge classique. Mutation perceptible au
niveau psychologique, où se reflètent de nombreux changements. Les
voyages, l'élargissement des voies et des moyens de communication,
la perte progressive de l'hégémonie française et l'essor de l'Angleterre,
la révolte croissante des hérétiques malgré la répression, les
renversements dans la compréhension de l'antiquité à quoi se joint la faillite de
l'histoire comme science, — autant de terrains très hétérogènes où l'on
peut mesurer une instabilité croissante des consciences. Mais c'est
surtout la cristallisation de cette inquiétude dans l'esprit de certains
« héros » qui nous permet de trouver, à la fin du XVIIe siècle, l'essentiel
des idées des Lumières. P. Bayle, R. Simon, G. W. Leibniz reçoivent
l'héritage plus ou moins clandestin des grands penseurs du XVIIe
siècle, surtout celui de Spinoza. Le doute se radicalise et le pyrrhonisme
apparaît comme l'ombre menaçante. Les empiristes, Locke en tout
premier lieu, centrés sur la sensibilité, donneront une première réponse
à l'aube des Lumières. Au cœur de ces bouleversements, Bossuet n'est
pas, pour l'auteur, l'aigle triomphant mais, au contraire, un personnage
tenaillé par le doute, héros de l'orthodoxie grâce à une volonté ferme.
Des thèmes nouveaux apparaissent et d'autres se renouvellent, avec
un véritable changement de contenu. En ce qui concerne la relation
4 Voir, par exemple, J. Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire
(Nouvelle Clio, 33 bis, Paris, 1971).
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à Dieu, on voit apparaître le déisme anglais et, avec lui, la religion dite
naturelle. L'idée même de nature humaine évolue : le « bon sauvage »
et le droit naturel apparaissent souvent en opposition avec la théologie
qui, pourtant, les avait, d'une certaine manière, engendrés. De nouvelles
vertus donnent forme à une morale qui commence à devenir laïque :
la tolérance et les vertus sociales qui proclament un certain hédonisme
face à une morale traditionnelle rejetée comme obscurantiste. La
théologie spéculative s'enferme alors dans l'apologétique et seuls les
courants spirituels, — Fénelon et, ailleurs, les courants piétistes, —
parviennent encore à donner la réplique.
Dans les sciences, la mathématique présente le modèle de la
connaissance sûre. L'histoire comme science fait faillite et est remplacée par
des histoires mythologisées; mais d'obscurs travaux de compilateurs
sont en train de refaire ailleurs une nouvelle « scientifîcité » de l'histoire.
Au niveau social, le pouvoir n'est plus tenu pour un privilège de droit
divin et le bourgeois se rend de plus en plus conquérant. Le nouveau
type humain n'est plus celui de l'aristocrate, mais du bourgeois : cultivé
et tolérant. L'esthétique, malgré des règles encore fort oppressives,
commence à laisser plus de place au sentiment.
C'est principalement un travail de type descriptif que P. Hazard a
réalisé. Et ceci marque ses limites. Pour l'auteur, ce sont les idées des
hommes (forces intellectuelles et morales) et non pas les conditions
sociales, qui guident et dirigent l'histoire. Dès lors, faire de l'histoire,
être historien, consiste à présenter la pensée des grands génies d'une
époque, parce qu'on les considère comme ceux qui l'ont finalement
façonnée. Description et explication se confondent. La vérité d'une
époque donnée, si l'on suit cette voie descriptive, se trouve dans la
répétition de ce que les génies vivant à ce moment-là ont déjà dit.
Certes, cette méthode a un avantage : elle fait appel aux sources.
Mais elle est insuffisante. Car la transparence que la description prétend
expliciter est un leurre. Les « génies » auxquels il est fait appel sont
surtout difficiles à comprendre; les décrire c'est les réduire. Plus grave
encore : entre ces « génies », les accords et les désaccords ne sont pas
évidents. A les rendre trop explicites, souvent on les brusque. Mais
surtout, s'il est vrai que les auteurs ont conditionné leur époque et
l'avenir de leur époque, eux aussi étaient des produits conditionnés.
Les conditionnements ne se trouvent pas dans la clarté de leurs écrits,
mais dans les épaisseurs de la vie sociale. Voir une crise comme crise
de conscience ne peut pas vouloir dire qu'en elle se rencontre la dernière
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instance qui nous permettra de comprendre et d'expliquer les


changements historiques.

2. Plus important déjà pour notre recherche, l'ouvrage de E. Cassirer


se présente, d'une façon très exclusive, comme une histoire des idées.
L'auteur n'a pas non plus le souci d'évoquer les conséquences ou les
corollaires de ces idées au niveau de l'histoire sociale et politique,
ni de s'interroger, à la manière des sociologues de la connaissance,
sur les mutations dans le savoir. Mais, à la différence de P. Hazard,
il va mettre en jeu toute une grille comprehensive fondée sur une théorie
de la connaissance.
Cassirer, qui est par ailleurs le plus grand représentant du néo-kantisme
de la première moitié de notre siècle, reste résolument dans la sphère
du pur savoir. Ce qui l'intéresse dans cette recherche historique, c'est
l'établissement des conditions du savoir; c'est dire qu'il s'intéresse
davantage à la forme qu'au contenu des courants de pensée qu'il étudie.
Il est donc avant tout guidé par des préoccupations épistémologiques :
il s'agit de dégager les principes d'une théorie de la connaissance et
non de constituer une synthèse spéculative à la manière hégélienne.
Dans cette ligne, il se tournera en tout premier lieu vers la recherche
scientifique, là où la raison s'expérimente à la pointe de son avancée.
Les acquis méthodologiques de la raison dans ce domaine sont alors
appliqués à d'autres domaines.
Cette recherche sur les courants de pensée sous-jacents nous montre
en quoi ils sont héritiers des formes passées et annonciateurs de systèmes
futurs. Cela permet à Cassirer d'opérer une véritable réhabilitation qui
efface pas mal d'idées reçues sur le XVIIIe siècle, moins intellectualiste,
irréligieux et anhistorique qu'on ne l'a souvent affirmé. Le mouvement
des idées est déterminé par de sourdes convergences qui entraînent les
adversaires vers un résultat qu'ils préparent sans le connaître. Ici, Kant
sert de référence dernière : avec lui, la raison, devenue majeure, c'est-à-
dire pleinement consciente de ses possibilités et de son autonomie,
n'est cependant plus sans ignorer ses limites.
Le XVIIIe siècle se caractérise ainsi, dans son ensemble, par un
mouvement d'autonomie de la raison, se déployant dans des domaines très
divers qui vont de la physique à la morale. Les deux formes extrêmes
auxquelles ce processus a conduit sont le scepticisme (représenté surtout,
selon Cassirer, par Hume) et le dogmatisme (représenté surtout par
Wolff). Ce sont d'ailleurs les deux formes-limites que Kant présente
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à la fin de La Raison pure, la philosophie critique étant obligée de se


frayer une voie entre les deux. Et en effet, au Siècle des Lumières, il y a
une voie moyenne qui, à la suite de Leibniz, conduit à l'idéalisme
allemand.
L'autonomie de la raison, c'est le résultat d'une obsession dominante.
On veut opérer une révolution copernicienne dans toutes les disciplines.
La raison s'attache à battre en brèche le système couronné par la
métaphysique en lui soustrayant successivement des secteurs organisés
désormais de façon autonome, établis sur un fondement immanent
selon le modèle des sciences de la nature et d'abord de la physique,
la première à avoir pris son autonomie. L'analyse s'oppose à la
déduction, c'est-à-dire à la construction de « systèmes » philosophiques
déductifs à partir d'une certitude première. A la recherche d'une « logique
des faits », le scientifique éclairé veut démontrer la raison dans les
phénomènes eux-mêmes, comprise comme la forme de leur liaison
interne et de leur enchaînement immanent. Le travail de la raison en quête
d'un fondement immanent va de pair avec une progressive sécularisation.
C'est dans la nature, et non pas dans l'Écriture, que se trouve le plan
selon lequel l'univers est construit. A l'autonomie de la nature doit
correspondre l'autonomie de l'entendement; aux règles fixes et immuables
découvertes dans la nature doivent correspondre des règles fixes pour
la philosophie. De même pour la religion : on assiste, dans le domaine
des sciences morales, à une sécularisation formellement comparable
à celle que l'on trouve dans les sciences de la nature. L'idée de Dieu
ne modèle plus les différents domaines du savoir. Elle est de plus en plus
modelée par eux. La relation change de signe : ce qui servait de
fondement doit à son tour être fondé.
Certes, un nouveau dogmatisme guette cette autonomie de la raison.
Si le Siècle des Lumières abandonne l'esprit de système, il ne renonce
nullement pour autant à l'esprit systématique. La confiance en soi
de la raison n'est nulle part ébranlée, sa fonction unificatrice est toujours
reconnue comme fondamentale par delà la déchéance de la traditionnelle
unité métaphysique de la pensée. L'uniformité de la nature reste encore
souvent garantie par la bonté divine; la raison, dans la théorie de la
connaissance, doit dominer les passions; l'identité absolue de la nature
humaine n'est pas contestée et la religion naturelle prend essor sur ce
nouveau dogme de la nature humaine. Bref, l'uniformité, malgré l'esprit
analytique, continue à dominer le regard philosophique sur l'histoire.
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Pour Cassirer, seul Hume, avec un scepticisme radical, a contesté


cette assurance de la raison. L'uniformité de la nature repose, pour lui,
sur des fondements purement psychologiques. Les passions sont
dominantes, la racine de tout est à chercher dans la vie instinctive. C'est elle
qui commence à remettre en question un déisme fondé sur l'identité
de la nature humaine. Dans l'histoire, il n'y a pas de substance immuable.
Elle est le devenir mouvant poussé par un grouillement confus d'instincts
sans ordre ni rationalité. Hume réagit chaque fois contre le nouveau
dogmatisme de l'esprit des Lumières.
Cassirer indique, entre le dogmatisme et le scepticisme, la voie qui
permet de rendre compte de la place de l'individuel dans le règne des
idées. Cette troisième voie, pour laquelle l'auteur marque d'ailleurs
ses préférences, plonge ses racines méthodologiques dans la pensée
de Leibniz. En définitive, le légitime aboutissement de la philosophie
des Lumières se réalise dans des positions qui ne se ferment pas à une
dimension métaphysique. C'est une nouvelle synthèse, qui assimile
les acquisitions de VAufklârung et qui est bâtie selon son esprit.
Comme premier volet de ces acquisitions, il faut citer la prise en
considération de l'individuel, du particulier, du contingent. On lui
reconnaît désormais une valeur propre qu'il possède en lui-même et
non plus seulement en raison de sa participation à l'universel ou de sa
dépendance vis-à-vis de l'absolu. Et cela tant en physique et en sciences
naturelles qu'en religion ou en histoire.
L'autre volet consiste dans les acquisitions de l'analytique rationnelle.
Celle-ci s'attache, au-delà de la multitude, de la diversité et du
mouvement des éléments particuliers, à reconnaître l'universalité et
l'immutabilité d'une loi, à retrouver le principe rationnel qui ordonne cette
diversité, éclaire le sens de cette mouvance, détermine les relations qui
s'instaurent à l'intérieur de cette multiplicité. Ce sont les principes
explicatifs de la physique; la religion naturelle face à la multiplicité
des religions; le « type général » de gouvernement politique; l'esprit
humain comme axe fondamental dans l'histoire. Leibniz, dans sa « mona-
dologie», avait déjà commencé ce travail d'intégration du particulier
et de l'universel, en tenant compte des découvertes scientifiques de
l'époque. Mais la grande différence entre les systèmes du XVIIe siècle
et la pensée du Siècle des Lumières provient d'une orientation différente
à la base, d'un esprit propre à la philosophie des Lumières. Jadis,
l'ensemble de la connaissance était couronné par l'absolu. C'est Dieu qui
donnait sens à tout, qui était la garantie dernière de la vérité, aussi bien
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que sa source. A présent, la raison entend bien se suffire à elle-même,


trouver en elle-même la source de ses connaissances et devenir à elle-
même sa propre certitude et sa garantie.
Et cette attitude, toute caractéristique de la philosophie des Lumières,
prépare cette nouvelle révolution copernicienne de l'idéalisme qui sera
consommée par Kant. C'est à sa suite que Cassirer s'est tourné vers le
Siècle des Lumières. Les limites de sa perspective seront donc celles
du néo-kantisme, ce qui nous oblige à entrer dans les nœuds essentiels
de la critique de la connaissance au XXe siècle. Recherche qui sera donc
une conséquence de notre première approche sur les idées des Lumières,
ainsi qu'un préalable pour un questionnement ultérieur.

3. C'est aussi l'autonomie du savoir qui est prise par L. Goldmann


comme caractéristique fondamentale de l'esprit des Lumières.
Autonomie accompagnée d'une force d'accumulation et de communication
capable de se donner la forme d'une encyclopédie. A côté des visions
tragique, romantique ou dialectique, les Lumières donnent une quatrième
figure, fondée sur l'individualisme empiriste ou rationaliste. Mais ces
différentes visions du monde qui se sont développées en Europe depuis
la Renaissance ne peuvent pas, selon Goldmann, être traitées comme
purs produits de la pensée. Elles sont le fruit d'une situation socio-
économique donnée.
C'est rechange, promu au premier rang de l'économie moderne par la
bourgeoisie (la valeur d'échange opposée à la valeur d'usage), qui
commande déjà la société à l'époque des Lumières. Avec le
développement de l'économie de marché tombent toute une série de pratiques
socio-culturelles et de prescriptions qui leur sont rattachées. Les
catégories mentales des Lumières correspondent à la structure économique
des échanges. Ceux-ci, réifiés en « valeurs », sont le fondement de la
société bourgeoise naissante. Des notions comme celles de contrat,
d'égalité, de tolérance, de liberté, sont des notions imposées par le
capitalisme naissant, qu'on retrouve dans les différents domaines de la pensée
du Siècle des Lumières. Les catégories nécessaires au développement
économique d'une société bourgeoise-libérale, sont aussi les catégories
fondamentales de YAufklârung. C'est là qu'un nouvel individualisme,
brisant les préjugés de la pensée féodale, va trouver son ancrage social.
Cependant, les notions polyvalentes (c'est-à-dire fondées sur une
pratique économique, mais utilisables avec une certaine autonomie
dans d'autres domaines) que nous venons de citer, restent trop formelles
DIEU AU XVIIIe SIÈCLE 201

et des heurts vont se produire. La morale et la politique vont sentir


ce vide de contenu. Ayant aboli toute réalité supra-individuelle, la pensée
individualiste se trouve dans l'incapacité de fonder la morale. L'ordre
naturel, auquel on pourrait faire appel pour trouver une synthèse des
individualités, se trouve socialement dégradé et les différents systèmes
politiques reflètent cette dégradation. La bourgeoisie montante ira
chercher dans la figure arbitraire du despote éclairé un garant des
libertés formelles et les philosophes, un principe de rupture capable
de renouveler, par la sagesse, l'ordre politique décadent.
L'ordre économique nouveau a lui-même ses contradictions internes
(en lui-même et pas seulement dans son rapport au passé) qui rendent
son effectuation sociale difficile. La liberté et l'égalité qu'il exige
s'accommodent mal dans la réalité sociale. Les attaques contre la propriété
privée en tant que source d'inégalité sont minoritaires. Seuls les « physio-
crates » sont parvenus à trouver une image cohérente. Pour eux, les
capitaux devraient être investis dans l'agriculture plutôt que dans
l'industrie. La liberté économique serait ainsi totale avec limitation
de la propriété privée (terrienne), qui resterait dans les mains de
l'aristocratie. Le revenu national ainsi obtenu irait à un Tiers-État très élargi
vivant du salaire et du profit, tandis que l'aristocratie vivrait de la rente
foncière. Noblesse et bourgeoisie pourraient donc vivre ensemble sous
une monarchie éclairée.
Cette économie politique était finalement fondée davantage sur le passé
que sur l'avenir et l'industrialisation croissante la rendra inapplicable.
Ce sont donc les contradictions internes dans l'application des principes
formels nécessaires à une nouvelle forme de développement économique
qui ont provoqué les débordements que l'on trouve dans les formes de
pensée les plus extrêmes pendant le Siècle des Lumières.
La foi, elle aussi, se trouve vidée de son contenu. Les besoins religieux
de la bourgeoisie sont en effet très différents de ce que la tradition
pouvait lui offrir. C'est ce qui explique les attaques portées par le déisme
ou le théisme contre une religion qui se prétend révélée mais qui, en
réalité, entretient la superstition. On ne se demande plus quelle est la
place de la raison dans une vie bâtie sur la foi, mais quelle est la place
de la foi à l'intérieur d'une vision du monde et d'une pratique fondées
sur la raison. En conséquence, il y aura des attaques contre les Églises,
tenues pour responsables de la superstition, et une nouvelle élaboration
du concept de Dieu.
202 A. ENCISO

L'image de Dieu produite par le théisme ou le déisme n'est pas une


simple concession aux valeurs traditionnelles. Elle était requise par la
vie sociale. Les grands penseurs des Lumières concevaient la vie sociale
comme la juxtaposition d'un grand nombre d'individus libres et absolus.
Pour obtenir, dans ce royaume des particularités, le minimum d'accord
nécessaire pour faire fonctionner la société, ils imaginent le monde
social, et le monde physique aussi, sous la forme d'une immense machine
composée de pièces isolées, indépendantes les unes des autres et plus
ou moins bien assemblées. Elle aurait été construite par un habile
technicien, d'après un plan conscient et voulu. C'est ici que prit corps
l'image d'un Dieu grand horloger (ou jardinier) qui aurait conçu et créé
l'univers, image si souvent évoquée dans la littérature des Lumières.
Pour Voltaire (déiste), cette affirmation du Dieu grand architecte
n'entraîne pratiquement aucun contenu. Par contre, Rousseau (théiste),
sans accepter une révélation, admet la valeur positive (au double sens
du mot) des Évangiles. Pour Goldmann, c'est Diderot qui a débordé
le cadre des Lumières, concevant (surtout dans Y Addition aux Pensées
philosophiques) un panthéisme immanent, synonyme d'athéisme.
Ce long article de Lucien Goldmann reste malheureusement trop
sommaire. Sa mort récente n'empêchera pas ceux qu'il a formés à sa
méthode de continuer une œuvre que lui-même considérait comme
une première approche. Nous voudrions signaler, en terminant cette
présentation, que c'est dans la relation entre la sociologie de la
connaissance (conditions sociales requises pour que telle forme de savoir puisse
se développer) et l'épistémologie (conditions théoriques nécessaires pour
que la compréhension puisse s'exercer) que se joue, à notre avis, la
possibilité d'articuler la masse croissante d'informations que nous
possédons sur les différents moments historiques et plus particulièrement
sur le Siècle des Lumières.

III. — Une approche analytique

Les remarques d'ordre méthodologique, si importantes soient-elles,


ne doivent pas empêcher la prise de contact direct avec l'objet de la
recherche. L'exercice de lecture que nous avons effectué sur l'œuvre
de Diderot essayait d'établir cette relation directe avec le Siècle des
Lumières.
Ce choix n'était pas entièrement arbitraire. La personnalité de Diderot,
l'originalité de son œuvre, réévaluée par de récentes éditions critiques
DIEU AU XVIII* SIÈCLE 203

et par la publication de sa correspondance 5, ont fait de lui non seulement


un des grands gérants des Lumières (directeur de Y Encyclopédie, conseiller
de Catherine de Russie, membre des académies de Prusse et de Saint-
Pétersbourg) mais aussi l'auteur qui a su, jusqu'à la fin de sa vie, briser
les cadres culturels que son époque lui imposait 6. Dans son œuvre,
deux écrits, reliés thématiquement, mais appartenant à deux moments
très différents de sa vie, présentent un grand intérêt pour l'évolution
de sa pensée sur Dieu et la religion. Ce sont les Pensées philosophiques
de 1746 et V Addition aux Pensées philosophiques de 1762. Entre elles,
il y a des différences, généralement reconnues, que nous avons voulu
mesurer. C'est en confrontant cette évolution, quelque peu clandestine,
de la pensée de Diderot avec des articles théologiques de V Encyclopédie
(1751-1766), — qu'il n'a pas écrits mais qu'il a choisis et peut-être
censurés pour obtenir le droit de publication et de diffusion, — que
nous avons obtenu une image plus précise de la pensée sur Dieu au
milieu du XVIIIe siècle7.

Les « Pensées philosophiques »

L'œuvre de Diderot commence par une série de traductions faites


de l'anglais. La plus importante pour la formation philosophique de
l'auteur sera la traduction, faite en 1745, de V Essai sur le mérite et la vertu
de Shaftesbury. Diderot a trente-deux ans. L'année suivante, il publiera
sa première œuvre personnelle, les Pensées philosophiques. Il s'agit de
soixante-deux pensées d'inégale longueur, qui vont de l'aphorisme en
quelques lignes, à l'exposé d'une argumentation plus détaillée en une
page ou deux.
Le genre littéraire des « pensées », fort important au XVIIe et au
XVIIIe siècles, autorise une suite peu ordonnée dans l'exposé. Comme
si l'auteur, donnant libre cours à sa réflexion, attachait son effort de
cohérence à chacune d'entre elles, laissant à la spontanéité d'une libre
association le soin de les relier. Il est donc souvent inutile de chercher
après elles une sorte de table des matières. Chaque lecteur peut établir
la sienne après une première lecture où chaque pensée est traitée isolément
et valorisée en elle-même.
5 Cf. Œuvres complètes, Paris, Éd. « Le Club Français du Livre », 10 volumes
parus; Correspondance, Paris, Éd. de Minuit, 1967, 16 volumes.
6 Y. Benot, Diderot, de V athéisme à V anticolonialisme, Paris, Maspero, 1970.
7 Nous avons utilisé l'édition de P. Vernière, Œuvres philosophiques de Diderot,
Paris, Garnier, 1964.
204 A. ENCISO

On retrouve dans les Pensées de Diderot une influence très marquée


de Shaftesbury. L'édition de P. Vernière, avec des notes très précises,
nous a permis de mesurer avec exactitude cette influence. Ce même
commentateur fait remarquer que les Pensées sont très probablement
une mise en forme des notes personnelles de Diderot, rédigées pendant
sa traduction de Y Essai sur la vertu. Comme nous le verrons aussi pour
Y Addition, Diderot utilise très directement, y compris les citations
d'auteurs anciens qui sont rarement prises dans l'original, des textes
déjà établis. Son travail consiste essentiellement à les ramasser, avec
une force de style et une verve étonnantes, accentuant le côté polémique,
leur donnant un impact capable de les rendre facilement communicables
et même, si l'on peut dire, populaires. D'autres influences se font aussi
sentir dans les Pensées. Celle de moralistes français, comme La
Rochefoucauld; celle de philosophes, comme P. Bayle et, à travers lui, Spinoza;
celle d'hommes de science, comme Newton et les physiciens hollandais.
Elles fourniront une aide importante à un Diderot avide de savoir.
C'est autour de quatre thèmes que nous avons regroupé les Pensées.
Le premier concerne le statut des passions et leur relation à la raison.
Le deuxième regroupe les critiques que Diderot adresse à la religion
et plus particulièrement au christianisme qui l'entourait. Dans le
troisième, sont passés en revue l'athéisme, le scepticisme et le déisme tels
que l'auteur les voyait à ce moment-là. Et finalement, dans le quatrième,
nous regroupons tout ce qui a trait aux choix de Diderot lui-même,
tiraillé entre une revalorisation du christianisme et le déisme.
a) Les cinq premières pensées révèlent un effort pour revaloriser
le rôle des passions, sans qu'on puisse pourtant parler d'une apologie.
Celles-ci sont toujours considérées, selon Diderot, du mauvais côté :
on les regarde comme concurrentes de la raison. Or l'homme sans
passions est un monstre. Il ne s'agit pas de leur reconnaître une puissance
sans frein, mais de leur accorder la place qui leur revient. Elles sont une
source de plaisir. Et on ne saurait en dire ni trop de bien, ni trop de mal.
Les passions sobres, les passions amorties, conduisent à la médiocrité
et finissent par dégrader l'homme. Seules les grandes passions sont
source de vie pour les mœurs et les arts, mais à condition qu'elles ne
soient pas totalement débridées et qu'en se retournant les unes contre
les autres, elles ne finissent pas par détruire toute harmonie.
Ce n'est pas pour se substituer à la raison dans la connaissance (P. Ph.,
52), ni pour remplacer les démonstrations dans le domaine de la foi
(P. Ph., 50) que les passions sont revalorisées. Encore moins pour
DIEU AU XVIIIe SIÈCLE 205

encourager les illuminés, esprits bouillants, imaginations ardentes,


comme Diderot les appelle (P. Ph., 28). C'est parce que le mépris des
passions est le fruit d'une religion pervertie qui rend l'homme esclave
d'un Dieu effrayant (P. Ph., 7).

b) C'est sur ce point que Diderot commence sa critique de l'image de


Dieu dans le christianisme de son époque. Les gens ont peur de Dieu,
l'Être suprême leur est présenté comme un être vengeur (P. Ph., 8 et 9).
C'est de la superstition, et qui affecte non seulement des gens simples
mais tous ceux qui se laissent guider par leur tempérament (P. Ph., II).
Or la superstition est plus injurieuse pour Dieu que l'athéisme (P. Ph., 12).
La religion doit redevenir raisonnable. Elle ne doit pas pourfendre
les passions, en faisant peur avec un Dieu vengeur qui paralyserait
l'agir et la raison. Les jansénistes sont ici directement visés, et Pascal,
malgré ses qualités et sa droiture, est critiqué pour sa soumission
excessive (P. Ph., 14). Les martyrs ne peuvent pas être des fous téméraires,
mais des hommes capables d'atteindre la mort par la vérité (P. Ph.,
37 à 40). « Le temps des révélations, des prodiges et des missions
extraordinaires, est passé. Le christianisme n'a plus besoin de cet
échafaudage » (P. Ph., 41). L'Écriture doit être soumise à la critique. Il faut
pouvoir la confronter aux auteurs païens et non pas faire comme certains
Pères de l'Église (Grégoire le Grand, par exemple), lesquels, avec un zèle
barbare, ont attaqué les ouvrages de l'Antiquité (P. Ph., 44 et 45).
L'Écriture mérite notre attention pour ses vérités fondamentales et non
pour sa forme ou ses détails. « Où en serions-nous s'il fallait reconnaître
le doigt de Dieu dans la forme de notre Bible? » (P. Ph., 45). Les augures
ne sont, pas plus que les martyrs, une preuve de vérité.
Diderot cite Cicéron : « Le rôle du philosophe est bien plutôt de
rechercher d'abord la nature de la science augurale, puis son mode de
formation et enfin d'en éprouver la consistance » (P. Ph., 47). Tous
les peuples connaissent des faits merveilleux. On les utilise pour tenir la
foule en main quand les séditions se présentent. Alors on est prêt à
ressusciter des gens pour les faire asseoir à la droite de Jupiter (P. Ph.,
49). Diderot n'ose pas encore attaquer de front la Résurrection ni les
miracles de l'Écriture. Il se sert des auteurs païens (Cicéron, Tite-Live)
pour mener ses attaques. Mais les convulsionnaires de la paroisse de
Saint-Médard à Paris, près de la rue Saint- Victor où il habite à l'époque,
lui permettent d'actualiser sa critique : « Miracle! miracle! Où donc est
le miracle, peuple imbécile? » (P. Ph., 53). L'argument d'autorité ne doit
206 A. ENCISO

pas non plus servir à la conversion. « L'exemple de prodiges et l'autorité


peuvent faire des dupés ou des hypocrites : la raison seule fait des
croyants » (P. Ph., 56). Dès lors, le dogme peut subir des attaques. Seules
la Trinité (P. Ph., 57) et l'infaillibilité de l'Écriture (P. Ph., 60) seront
prises à partie dans cet ouvrage.
Le déiste, à la foi raisonnable, est le seul à pouvoir faire face à l'athée.
Celui-ci trouve que l'éternité du monde n'est pas mieux garantie que
l'éternité d'un seul esprit, que le mouvement ne peut pas être prouvé
par un créateur et que l'ordre de la matière est continuellement contredit
par le désordre moral et par le mal, ruinant ainsi toute idée de providence
(P. Ph., 15).

c) La métaphysique (Descartes et Malebranche, dit Diderot) n'a pas su


attaquer l'athéisme. C'est la physique (Newton, Musschenbroek, d'Har-
toeker, Niewentyt) qui, en instaurant le déisme, donne une véritable
réplique à l'athée. Dieu n'est pas la nature, mais Dieu est l'artisan
d'une machine merveilleuse, le monde, mis à jour par la science (P. Ph.,
1 8). « L'intelligence d'un premier être ne m'est-elle pas mieux démontrée
dans la nature par ses ouvrages, que la faculté de penser dans un
philosophe par ses écrits? » (P. Ph., 20). Ce n'est pas sur l'esprit, sur sa
capacité, sur ses œuvres, qu'il faut voir l'ordre de Dieu. Le calcul des
probabilités (« l'analyse des sorts », P. Ph., 21) peut plus facilement rendre
compte des œuvres de l'esprit, les présentant comme le fruit d'un hasard
culturel, que de l'ordre bien plus complexe de la nature. C'est par l'ordre
de la matière qu'il faudra dorénavant prouver Dieu.
Diderot distingue trois sortes d'athées : les fanfarons qui font semblant
d'être persuadés de l'inexistence de Dieu, les athées par conviction et
les athées par scepticisme qui ne savent pas quoi penser (P. Ph., 22).
Pour Diderot, le déiste, lui, admet l'existence de Dieu, l'immortalité
de l'âme et « ses suites ». L'athée les nie. Le sceptique ne sait pas se
décider (P. Ph., 23).
Les sceptiques ont été suscités par les subtilités de la métaphysique.
Mais le sceptique n'est pas un vulgaire ignorant; dans ce qu'il a de
positif, le sceptique est un révolté contre la dogmatique (P. Ph., 28).
« On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la
trouve » (P. Ph., 29; cf. aussi P. Ph., 33). Si je me trompe innocemment,
je ne suis pas coupable. « Qu'est-ce qu'un sceptique? C'est un philosophe
qui a douté de tout ce qu'il croit, et qui croit ce qu'un usage légitime
de sa raison et de ses sens lui a démontré vrai » (P. Ph., 30). Voilà le
DIEU AU XVIIIe SIÈCLE 207

premier pas vers la vérité. Et si on a confiance dans la vérité, il ne faut pas


craindre le scepticisme. « Si tous les peuples voulaient mettre en question
la vérité de leurs religions : nos missionnaires trouveraient la moitié
de la besogne faite » (P. Ph., 36). La capacité de notre raison à atteindre
la vérité est l'unique gage de dépasser le scepticisme : c'est sur elle qu'il
faut établir de nouveau la croyance en Dieu.

d) C'est un Dieu raisonnable qu'il faut trouver. Ni trop bon ni trop


méchant, pour qu'il ne puisse pas soumettre nos passions et, en retour,
ne soit pas soumis à nos sentiments (P. Ph., 1). Fondé sur un choix
et non pas accepté par tradition ou par éducation. Capable non pas
de contredire la religion dominante d'un peuple par fanatisme, ce qu'un
gouvernement est en droit de réprimer (P. Ph., 42), mais capable de se
montrer à la hauteur du temps qu'on est appelé à vivre. L'empereur
Julien avait bien compris cette tâche; c'est le fanatisme, avide de
nouveautés, qui eut raison de lui (P. Ph., 43).
De même, aux enfants, il faut pouvoir donner un Dieu de leur âge,
sans que jamais, plus tard, la raison puisse se retourner contre ce Dieu
qu'ils ont reçu (P. Ph., 25 et 26). « Élargissez Dieu », s'écrie Diderot,
les enfants doivent apprendre à le voir partout comme compagnon et
non comme juge. Il faut le faire sortir des temples pour le rendre présent
à la vie comme couronnement de l'ordre qu'on y trouve. De cette façon,
on pourra dire un jour : « je ne suis pas chrétien parce que saint Augustin
l'était, mais je le suis parce qu'il est raisonnable de l'être » (P. Ph., 57).
Lui-même, il continue à être chrétien. Dans la Pensée 58, il fait une
véritable profession de foi : « Je suis né dans l'Église catholique,
apostolique et romaine; et je me soumets de toute ma force à ses décisions.
Je veux mourir dans la religion de mes pères, et je la crois bonne autant
qu'il est possible à quiconque n'a jamais eu de commerce immédiat
avec la divinité et qui n'a jamais été témoin d'un miracle ». Et de même,
à la Pensée 61, Diderot raconte comment après avoir vu les durs combats
entre l'athéisme, le déisme, le christianisme, les sectes chrétiennes, le
judaïsme et la religion musulmane, il a finalement opté, en toute sincérité,
pour le christianisme qui lui est apparu comme la meilleure solution.
Mais la toute dernière Pensée, la 62e, opère un curieux renversement.
Les déistes utilisent un argument, — plus singulier peut-être que solide,
dit Diderot, — pour être reconnus comme ayant la forme de croyance
la plus valable. En effet, disent-ils, à quoi accordent-ils la deuxième place,
après la leur, ceux qui se réclament d'une religion particulière, si ce
208 A. ENCISO

n'est à la religion naturelle et au déisme ? « Or ceux à qui l'on accorde


la seconde place d'un consentement unanime, et qui ne cèdent la première
à personne, méritent incontestablement celle-ci ». Diderot, il est vrai,
ne fait pas tout à fait sienne cette argumentation tirée de Cicéron.
Mais cette finale ambiguë des Pensées nous montre bien la situation
hésitante de Diderot à ce moment-là et surtout l'instabilité de son
raisonnement encore en formation. Diderot se trouve indécis entre,
d'une part, le christianisme dans lequel il est né et qui est la religion
de son pays, mais fortement rationalisé, c'est-à-dire libéré de toute
superstition et de tout dogmatisme, et, d'autre part, un déisme
matérialiste, où Dieu serait l'artisan de l'ordre merveilleux qu'on trouve dans
la nature. Entre les deux, il n'y a pas, en fin de compte, de différence si
considérable, puisque la rationalité dont Diderot semble se réclamer
pour purifier son christianisme, n'a rien à voir avec la métaphysique,
mais est au contraire liée aux catégories propres à la science de son temps;
de même son déisme. Son christianisme raisonnable et son déisme
scientiste auraient donc tendance à converger.

L\< Addition aux Pensées philosophiques »

On sait aujourd'hui que Y Addition aux Pensées philosophiques de 1762


est, en réalité, la reprise par Diderot d'un texte anonyme, s'inscrivant
dans la très longue liste de pamphlets clandestins anti-chrétiens de la
moitié du XVIIIe siècle. Ce texte anonyme s'était inspiré des Pensées
de 1746, ce qui a permis à Diderot de le reprendre facilement à son
compte, même s'il a dû lui aussi publier cette Addition sans signature.
Grâce à l'édition de P. Vernière, nous avons pu constater la
transformation que Diderot a imposée au texte qui lui a servi en quelque sorte de
brouillon initial. Et comme, pour ce texte initial, on s'était servi des
Pensées de 1746, c'est surtout par rapport à celles-ci que nous devrons
mesurer la distance parcourue. Or cette distance est grande.
Du point de vue du style, on se trouve devant une suite d'aphorismes
beaucoup plus agressifs et beaucoup plus radicaux. Le caractère ironique
et pamphlétaire de la plupart d'entre eux semble défier une interprétation
trop cohérente. C'est surtout à ridiculiser ses adversaires que Diderot
s'acharne. Mais la différence avec le texte de 1746 est suffisamment
grande dans le contenu, pour qu'on puisse esquisser une mise en ordre
des idées qui le sous-tendent. La radicalité du style, nous la retrouvons
aussi dans les trois thèmes (Dieu, foi et nature) qui nous ont servi de fil
DIEU AU XVIIIe SIÈCLE 209

conducteur dans l'interprétation de Y Addition et qui sont en relation


avec ceux que nous avons pris dans les Pensées.

En ce qui concerne la réflexion sur Dieu, nous constatons une forte


évolution. Ce Dieu que Diderot, dans les Pensées, avait voulu qu'on
« élargisse » se trouve ici enfermé dans un temple vide, au milieu d'un
peuple auquel il serait, comme à ses prêtres, interdit de parler de religion
et où une seule phrase gravée sur une pyramide dirait : « Mortels,
adorez Dieu, aimez vos frères et rendez-vous utiles à la patrie ». Certes,
Diderot présente dans les deux dernières Additions une sorte de solution
limite, méprisante, étant donné l'impossibilité radicale d'en finir avec
les aigreurs, les disputes, les guerres causées par les religions. Mais
au delà de cette critique de la religion, l'image même de Dieu n'est plus
identique à celle des Pensées. Le déisme de Diderot qui, dans le texte
de 1746, n'admettait pas une confusion entre Dieu et la nature, — ce qui
lui permettait de fonder l'image d'un Dieu artisan merveilleux du
monde, — se trouve contredite dans Y Addition, où se manifeste une
tendance à identifier Dieu et la nature. « L'homme est comme Dieu
ou la nature l'a fait; et Dieu et la nature ne font rien de mal » {Add. 42).
Certes, Diderot continue à parler de « l'auteur de la nature » {Add. 11,
par ex.); mais ce Dieu est de moins en moins différencié de ses œuvres
et de moins en moins différent de la raison de l'homme.
On ne peut pas dire que Y Addition soit une proclamation d'athéisme.
En tout cas, Diderot n'essaie pas de fonder cet athéisme. Mais c'est
sur la base d'un rationalisme naturaliste, — lequel effectivement peut
déboucher dans le panthéisme, — qu'il continue à citer un Dieu qui
ne fait plus rien, qui ne parle plus et dont finalement on ne dit plus rien.
C'est la raison qui parle et aussi la nature.
Diderot s'en prend surtout à la foi et à ses formulations. Pour le Dieu
du rationalisme, la foi est un blasphème, car elle est fondée sur un abus
de la raison. « Si la raison est un don du ciel, et que l'on en puisse dire
autant de la foi, le ciel a fait deux présents incompatibles et
contradictoires » (Add. 5). L'usage abusif de la raison qui fonde la foi apparaît
en toute clarté dans les dogmes chrétiens. Diderot, avec beaucoup de
verve, en ridiculise cette fois-ci un grand nombre 8. « Le Dieu des chré-

8 Trinité (Add. 45-47); Christologie (Add. 24, 27, 34, 35, 38-40, 60, 61). Péché
originel (Add. 16, 43). Sotériologie (Add. 7, 10, 14, 15, 22, 54, 56, 58, 68). Divinité
de l'Écriture (Add. 21, 34-37, 44, 63, 64). Eucharistie (Add. 28-30, 38). Baptême (Add.
33).
210 A. ENCISO

tiens est un père qui fait grand cas de ses pommes et fort peu de ses
enfants » (Add. 15). « S'il y a cent mille damnés pour un sauvé, le diable
a toujours l'avantage, sans avoir abandonné son fils à la mort » (Add. 16).
« Dieu le père juge les hommes dignes de sa vengeance éternelle; Dieu
le fils les juge dignes de sa miséricorde infinie; le Saint Esprit reste
neutre » (Add. 25). « Partout on a vu les peuples entraînés par un seul faux
miracle et Jésus-Christ n'a pu rien faire du peuple juif avec une infinité
de miracles vrais » (Add. 26). « C'est ce miracle-là de l'incrédulité des
juifs qu'il faut faire valoir et non celui de la résurrection ...» (Add. 47).
Cet abus de la raison qui « fonde » la foi ne nous procure pas seulement
des dogmes irrationnels et ridicules, il engendre aussi une morale
pernicieuse et offensante pour la nature de l'homme, à cause de sa rigueur
trop cruelle 9. Il faut tenir compte ici du fait que Diderot a devant les
yeux les querelles sur le mérite qui ont proliféré aux XVIIe et XVIIIe
siècles et surtout qu'il se trouvait confronté aux jansénistes, lesquels
sont du reste souvent pris à partie 10.
Face au courant négatif représenté par la foi, le dogme et la morale
religieuse, Diderot oppose un courant positif représenté par la nature,
la raison et la morale naturelle. Nous avons uniquement, cette fois,
quelques énoncés généraux, ce qui contraste avec l'abondance de l'ironie
critique développée contre la foi. Philosophiquement, il faut bien le dire,
l'ouvrage est pauvre et s'en tient à quelques affirmations soulignant
l'unité entre Dieu, la nature et notre raison, soulignant aussi l'unité
entre le comportement, l'agir moral et la nature. Ces deux séries
d'identifications semblent cependant, — comme paraît l'indiquer l'Addition
13, — se produire à deux niveaux différents, car il y a une différence
entre la raison de l'homme et son agir, entre sa pensée et ses actes :
ils semblent relever d'une même nature sous deux modes différents.
Le mérite et le démérite ne se trouvent pas au niveau de la raison et,
dans le comportement, les remords et la satisfaction sont l'unique prix
de nos actes.
Disons pour finir que la différence entre V Addition et les Pensées
philosophiques consiste en une critique de la foi, de ses formulations et
de la morale qui en découle, beaucoup plus étendue et beaucoup plus
agressive. Toute reprise éventuelle du christianisme, même rationalisé,
semble dorénavant interdite pour Diderot. Et son déisme, ou ce qu'il
en reste, ne donne de Dieu qu'une image de plus en plus indifférenciée,
9 Voir Add. 10-13 et 69-71.
10 Add. 7, 59, 51.
DIEU AU XVIII» SIÈCLE 211

une référence vide. Par contre, la raison de l'homme et l'ordre immanent


de la nature se trouvent de plus en plus valorisés par un matérialisme
croissant. Mais ceci ne fonde, dans Y Addition, ni une proclamation
d'athéisme, ni l'étalement d'un système qui se passerait d'un Dieu
créateur.

Trois articles de /'« Encyclopédie »

Aucun des trois articles de V Encyclopédie : « Dieu », « Athéisme » et


« Religion naturelle », n'est sorti directement de la plume de Diderot.
Les deux premiers sont une reprise, faite par l'abbé Yvon, collaborateur
de Y Encyclopédie, de textes composés par Formey en vue d'une synthèse
semblable à celle que d'Alembert et Diderot ont faite, mais qui n'avait
pu voir le jour. Le troisième est du chevalier de Jaucourt. Diderot avait
cependant revu ces articles, comme d'ailleurs tous les grands articles
philosophiques et théologiques, pour éviter des interdictions qui auraient
empêché la sortie et la diffusion de Y Encyclopédie.
L'intérêt de ces textes réside précisément dans l'apologétique qu'on
y trouve : apologétique forcée, certes, mais tempérée par ailleurs par
souci de ne pas trop décevoir les lecteurs éclairés. Ils nous donnent un
état de la question officiel et toléré des disputes relatives aux problèmes
fondamentaux de la théologie au milieu du XVIIIe siècle. Et si l'on pense
à la littérature clandestine de l'époque, aux correspondances privées et
aux textes qu'on n'osait pas publier, il faudra voir souvent dans les idées
et les auteurs attaqués dans Y Encyclopédie, les convictions profondes
et les maîtres admirés dans les publications souterraines.
à) L'article « Dieu » n comprend trois parties : d'abord une
affirmation fondamentale de l'existence de Dieu; puis une polémique avec
P. Bayle sur le consentement unanime des nations en ce qui concerne
l'existence de Dieu; et finalement les preuves de l'existence de Dieu à
partir de la métaphysique, de l'histoire et de la physique.
La première affirmation sur Dieu concerne son existence. Celle-ci
nous est présentée comme évidente. « II n'y a rien de plus facile que de
connaître qu'il y a un Dieu; que ce Dieu a éternellement existé, qu'il
est impossible qu'il n'ait pas éminemment l'intelligence et toutes les
bonnes qualités qui se trouvent dans les créatures » 12. On nous dit donc
que Dieu est, et sur ce qu'il est, on laisse ouverte la voie de l'analogie.

11 Encyclopédie, t. 3, lre éd., 1754, p. 976 et ss.


12 Op. cit., p. 976.
212 A. ENCISO

Cette présentation, trop favorable aux idées du passé, se trouve tempérée


au début de l'article par les difficultés que les philosophes et les
théologiens rencontrent, non dans le problème de l'existence de Dieu, mais
dans celui de ses attributs.
Cependant, même l'existence de Dieu semble avoir été attaquée par
P. Bayle. Et c'est à lui que l'article s'en prend. P. Bayle est accusé d'avoir
nié la capacité des peuples à prouver l'existence de Dieu. « M. Bayle
s'efforce de prouver que le peuple n'est pas juge dans la question de
l'existence de Dieu » 13. Il n'aurait pas compris cette différence
fondamentale entre l'existence de Dieu et la connaissance de sa nature. Mais
surtout, « M. Bayle a attaqué de toutes ses forces le consentement
unanime des nations et a voulu prouver qu'il n'était point une preuve
démonstrative de l'existence de Dieu » 14. Dans ses Pensées diverses
sur la comète, P. Bayle aurait dit que, ne connaissant pas tous les peuples
de la terre; ne pouvant pas, en ceux qu'il connaissait, séparer nature et
éducation; et, enfin, sachant que les impressions que nous avons de la
nature ne sont point infaillibles et exigent vérification, — il ne pouvait
pas admettre cette preuve comme démonstrative. De plus, elle risquerait
de démontrer davantage le polythéisme que l'existence de Dieu.
Les Encyclopédistes lui répondaient que même si l'on découvrait
un peuple « féroce et barbare » au point d'en être athée, il faudrait
simplement dire que ce peuple-là n'a pas su utiliser la raison. En ce qui
concerne l'éducation, il faut savoir, expliquaient-ils, qu'elle est
changeante, tandis que la nature est immuable. Or tous les législateurs
« depuis celui des Thraces jusqu'à ceux des Américains », ont toujours
trouvé des dieux préexistants à leurs lois. Il est donc normal d'attribuer
sa présence à la nature et non pas à l'éducation. Quant au polythéisme,
si Bayle le trouve plus naturel que le monothéisme, c'est parce qu'il a
une conception très négative de la nature humaine. Ce polythéisme n'a
pas été universel et ce sont des causes intérieures à l'homme (sens,
imagination, passion du cœur) qui l'ont provoqué, non des causes
extérieures, lesquelles, précisément, auraient rendu l'erreur universelle.
S'il est si facile de se défendre contre les athées, pourquoi continuer?
C'est que l'impiété n'a pas de limites. Les Encyclopédistes veulent
fournir à leurs lecteurs les moyens de répondre en toute circonstance.
Pour « contenter tous les goûts », ils donneront les preuves
métaphysiques, historiques et physiques de l'existence de Dieu.
13 Op. cit., p. 977.
14 Op. cit., p. 977.
DIEU AU XVIII* SIÈCLE 213

Les preuves métaphysiques viennent de Clarke. L'existence des êtres


finis prouve l'existence de l'Être supérieur. C'est l'argument ontologique :
si les êtres finis ont l'existence, l'Être suprême la possède aussi, et pour
de plus nombreuses raisons. Cet argument permet d'établir toute une
série d'attributs : ce sont eux qu'on trouve dans les neuf propositions
de l'Encyclopédie. Si l'Être existe de toute éternité, il est aussi
indépendant, immuable, existant par lui-même, infini, présent à tout, unique,
intelligent, actif, agent libre, puissant et sage infiniment. Tous ces
attributs sont des synonymes qu'on présente comme des différences. On
voulait ainsi donner l'impression qu'un progrès est possible dans la
connaissance de Dieu, en dehors de toute révélation. Le déisme peut
apparaître comme un concurrent des religions révélées.
Les arguments historiques sont de Jacquelot. Il vise uniquement à
défendre la chronologie biblique, attribuée à Moïse, contre les attaques
fondées sur les chronologies des peuples dont l'ancienneté venait d'être
découverte : l'Assyrie, l'Egypte et la Chine. L'auteur fait valoir la double
chronologie grecque et hébraïque de l'histoire mosaïque et souligne
l'incertitude des recherches sur ces peuples, puis il conclut : « il est clair
que la Chine est postérieure au déluge » 15. Si les calculs de Moïse sont
confirmés, la création se trouve rétablie et, du même coup, l'Être suprême.
L'argumentation physique est élaborée par Fontenelle, à partir des
sciences naturelles : la reproduction des espèces nous montre l'existence
de Dieu. Cette reproduction n'est pas un pur produit du hasard. Elle
résulte de la génération. Or cette génération doit avoir été réglée par
un Être suprême : sinon on ne retrouverait pas l'ordre que l'on constate
partout et, d'autre part, si la reproduction était totalement arbitraire,
pourquoi ce processus ne se poursuivrait-il pas sous nos yeux?
A part les attaques contre Bayle, et qui témoignent de son influence,
l'apport important de l'article « Dieu » de Y Encyclopédie est le libéralisme
adopté dans les voies à suivre pour prouver l'existence de Dieu. Ce qui
montre bien la faillite de la métaphysique à ce moment-là. La science
historique et les sciences naturelles ne sont pas encore capables de
produire un athéisme théorique qui ébranlerait l'ensemble de
l'argumentation. Il est frappant que ce soit P. Bayle, mort au début du siècle, qui
ait fourni les arguments les plus fermes contre certaines preuves de
l'existence de Dieu.
b) L'article « Athéisme » 16 est très précis sur les conditions qu'il
15 Op. cit., p. 981.
16 Encyclopédie, t. 1, lre éd., 1751, p. 815 et ss.
214 A. ENCISO

faudrait réunir pour pouvoir être considéré vraiment comme athée.


Il faut nier l'existence de Dieu en tant qu'auteur du monde. Négation
explicite et non pas simplement doute : car l'athéisme ne se contente pas
de défigurer l'idée de Dieu, il la détruit entièrement. Mais il ne suffit pas,
pour être croyant, d'admettre un Dieu qui ne représente rien. Il faut que
ce Dieu soit l'auteur du monde, même si, comme certains théistes
l'admettent, ce monde peut être coexistant à Dieu. Parmi les athées,
certains maintiennent le vocable « Dieu » : ce sont les Épicuriens et Spinoza.
D'autres, les matérialistes de l'Antiquité, niaient explicitement Dieu.
Qu'oppose-t-on à l'athéisme radical? D'abord on exige de lui qu'il
fournisse la preuve de son argumentation. « C'est le devoir de celui qui
nie de fournir les preuves de son argumentation » 17. Puis, reprenant
les preuves de l'existence de Dieu citées plus haut, on montre que
l'athéisme, tant en métaphysique qu'en physique, est une hypothèse de travail
plus contradictoire que la croyance. Surtout parce que l'on finit par
admettre un progrès à l'infini, linéaire (cause et effet se suivent) ou
circulaire (éternel retour), mais sans qu'on sache rien ni sur le début ni sur la
fin. Finalement on reconnaît que les athées sont dangereux pour les
mœurs et pour la vie politique. Non pas qu'il n'y ait pas une morale
naturelle, mais celle-ci risque de se trouver fortement affaiblie. Souvent,
des gens honnêtes ont été poursuivis comme athées avec des procédures
barbares, mais il ne faut pas pour cela priver le magistrat du droit
de les mettre en cause « et de les faire périr même, s'il ne peut autrement
en délivrer la société » 18. Car la religion est nécessaire à l'ordre social.
« La crainte et le respect que l'on a pour cet être produit plus d'effet
dans les hommes, pour leur faire observer les devoirs dans lesquels
leur félicité consiste sur la terre, que tous les supplices dont les magistrats
les puissent menacer » 19.
On comprend mieux maintenant pourquoi Diderot n'a pas pu signer
l' Addition de 1762. C'est que l'athéisme avait non seulement besoin
du développement des sciences naturelles et sociales pour pouvoir
s'établir comme système, mais aussi que les conditions socio-politiques
de l'époque le permettent. La nécessité de respecter l'ordre social établi,
ressentie et subie par les auteurs des Lumières, a paralysé sans doute
pas mal d'efforts. La Révolution, souvent pressentie, n'a pas été pour
autant théorisée.
17 Op. cit., p. 815.
18 Op. cit., p. 816.
19 Op. cit., p. 817.
DIEU AU XVIIIe SIÈCLE 215

c) L'article « Religion naturelle » 20 montre, mieux que les autres,


les limites d'une réflexion qui n'a pas pu encore reconnaître le domaine
propre des sciences sociales. Avant de parler des Religions particulières,
l'Encyclopédie donne un aperçu général sous le nom de Religion
naturelle, lequel est en réalité la présentation des caractéristiques essentielles
de la « vertu » de religion. De même qu'on parle de Droit naturel,
on peut aussi parler de religion naturelle, en donnant très abstraitement
les traits communs de la réponse que l'homme doit donner à Dieu.
« La religion naturelle consiste dans l'accomplissement des devoirs
qui nous lient à la divintié. Je les réduis à trois, à l'amour, à la
reconnaissance et aux hommages. Pour sa bonté, je lui dois amour, pour ses
bienfaits de la reconnaissance, et pour sa majesté des hommages » 21.
Suit alors un discours apologétique tendant à démontrer que la religion
chrétienne est la seule véritable. Ce discours sur la bonté et la majesté
divines semble ne rencontrer qu'une difficulté fondamentale : comment
l'homme si faible pourrait-il exprimer sa reconnaissance, et, si cela
était encore pensable, le culte purement intérieur ne serait-il pas le
meilleur? C'est Fénelon et les quiétistes qui sont ici visés. On les accuse
de « pousser trop loin le raffinement de l'amour divin » 22. Cette difficulté
se trouve vite dépassée grâce à une conception optimiste de Dieu :
s'il nous a créés, et s'il nous a créés corps et âme, il faut en faire la louange
et le chanter avec la création toute entière. Amour, reconnaissance et
hommages fondent non seulement toute une morale, mais aussi toute
une liturgie indispensable pour exprimer ce lien qui nous unit à Dieu.
L'article, qui appartient aux derniers volumes de Y Encyclopédie,
n'a pas dû gêner les censeurs, bien au contraire. En effet, les dix derniers
volumes de Y Encyclopédie ont connu plus de difficultés à être publiés
et en principe seuls les abonnés ont pu les recevoir. Diderot les avait
d'ailleurs fait imprimer en même temps et c'est ensemble qu'ils ont paru
après avoir subi, de la part de l'éditeur, les changements qui
permettaient la diffusion. Les contraintes de la censure sont des atteintes à la
pensée : l'article « Religion naturelle » s'en ressent très directement.

Conclusions

Dans la première partie de cet article, nous avons esquissé les traits

20 Encyclopédie, t. 14, lre éd., 1765; p. 79 et ss.


21 Op. cit., p. 79.
22 Op. cit., p. 79.
216 A. ENCISO

d'un changement en cours aujourd'hui. Ce changement implique, nous


semble-t-il, une nouvelle évaluation du Siècle des Lumières du point
de vue qui est le nôtre, le point de vue théologique, et plus
particulièrement une nouvelle évaluation de l'athéisme.
Après la confrontation finale sur les textes de Y Encyclopédie, nous
voyons dans d'autres écrits, les Pensées philosophiques et surtout Y
Addition, combien Diderot s'est avancé au delà des possibilités de son époque.
Mais cette percée a des limites : au moins entre 1746 et 1766, son «
athéisme » n'est pas fondé solidement.
Un christianisme imprégné de rationalisme, un déisme scientiste,
un panthéisme conçu comme identité de Dieu et de la nature se sont
succédé dans la pensée de Diderot comme autant de positions
correspondant à l'évolution des sciences de la nature. Sa critique de Dieu et de la
religion n'a guère d'autonomie et les textes analysés fournissent peu
d'allusions à un fondement non religieux de la religion.
Ni l'état d'avancement des sciences de la nature ou des sciences
humaines, moins encore la situation socio-politique en dépendance
du capitalisme naissant n'ont fourni à Diderot la possibilité de développer
sa critique de la religion. Celle-ci doit donc être comprise dans ces
limites.
Certes, comme nous le croyons, le fondement non religieux de la
religion doit servir son autonomie; mais il faut reconnaître que, chez
Diderot, les expressions blasphématoires ne sont pas le symptôme
d'une libération mais l'indice des limites de sa réflexion. Par ailleurs,
la répression sociale exercée sur la pensée par la censure, loin de garantir
la sauvegarde de la foi, signifie au contraire son asservissement.
L'athéisme comme système suppose un développement des
connaissances et un développement social plus poussés. A la fin de la deuxième
partie de cet article, nous avons évoqué la nécessité de fixer l'articulation
de ces deux domaines. Nous avons vu ensuite comment et dans quelles
limites elle a été effectuée par Diderot. Bien sûr, l'enquête est loin d'être
terminée. Sur les mêmes données, à propos du même auteur, des études
plus systématiques, peut-être moins exclusivement descriptives,
pourraient mener plus loin. Mais c'est à ce point que notre séminaire nous a
conduits.

B - 1000 Bruxelles, Angel Enciso


52, rue Montserrat.

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