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LOGIQUE DE L'ÉCRIT, LOGIQUE DE L'ORAL : CONFLIT AU CŒUR DE

L'ARCHIVE

Mamoussé Diagne

Éditions de Minuit | « Critique »

2011/8 n° 771-772 | pages 629 à 638


ISSN 0011-1600
ISBN 9782707321985
DOI 10.3917/criti.771.0629
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2011-8-page-629.htm
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Logique de l´écrit,
logique de l´oral :
conflit au coeur de l´archive

Dans L’ Archéologie du savoir, Michel Foucault écrit :


L’ archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui
régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. Mais
l’archive, c’est ce qui fait que toutes ces choses dites ne s’amassent
pas indéfiniment dans une multitude amorphe […], qu’elles se
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groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres
selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon
des régularités spécifiques ; ce qui fait qu’elles ne reculent point du
même pas avec le temps, mais que telles qui brillent très fort comme
des étoiles proches nous viennent en fait de très loin, tandis que
d’autres toutes contemporaines sont déjà d’une extrême pâleur 1.

Nous n’avons cité si longuement ce texte que pour mieux


insister sur la thématique qu’ouvre son énonciation. La méta-
phore astronomique qui le clôt donne très exactement à lire
(ou à entendre) la voix de bronze d’un vieil aveugle vantant
les exploits des Achéens sous les murs de Troie, pendant
que nombre de discours (dont celui-ci, pourtant écrit) s’éva-
nouissent sitôt proférés. La relation à la parole dite, comme
exercice de la mémoire, encadrée par les lois qui président
à l’énoncé et conditionnent l’écoute, fonde les protocoles
d’engendrement et de rupture des savoirs ancien et moderne
dans l’acte par lequel nous les rapportons l’un à l’autre. C’est
à identifier la ligne de partage de ces savoirs en Afrique que
l’on se consacre ici.

Si l’archè s’accompagne de l’édiction du nomos, c’est que


celui-ci trace la frontière du dicible et de l’indicible. L’ indi-

1. M. Foucault, L’ Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969,


p. 170.

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cible : ce qui ne peut pas encore se dire, « car il faut du


temps, même à la lumière des étoiles, pour parvenir aux
hommes » (autre métaphore stellaire, du Gai Savoir, cette
fois). Ou l’indicible, comme ce qui, au seuil du vouloir-dire,
échoue à se dire ; ce qui « ne peut monter jusqu’à la langue
parce qu’il n’est pas monté jusqu’au cœur », pour user des
mots de saint Augustin qui résument la tradition de la théo-
logie négative. Ou encore, l’indicible comme clôture à l’accès
rigoureusement contrôlé par la hiérarchie des paroles et des
sujets parlants qu’édicte l’initiation. En tous les cas, rappor-
ter les savoirs anciens aux savoirs modernes, c’est penser
les lois qui les régissent, les modalités sous lesquelles ils se
donnent, le lieu d’où germent les questions que nous leur
posons, la nature des liens ou des ruptures que nous croyons
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déceler et dont il faudra établir à chaque fois la pertinence.
Notre thèse fondamentale consiste à soutenir, avec
quelques auteurs, que les civilisations africaines tradition-
nelles sont des civilisations de l’oralité 2. Entendons : des
civilisations qui n’usent pas ou ne font qu’un usage margi-
nal du support écrit, dans lesquelles les messages sont des
« paroles ailées qui volent de bouche à oreille » selon la belle
formule d’Homère. D’où l’hypothèse suivante : si les savoirs
traditionnels sont engendrés par des cultures orales, alors
que les savoirs modernes relèvent de cultures et de pratiques
scripturaires, il est à prévoir qu’ils présenteront des traits
spécifiques dans leur production, leur agencement et les
modalités de leur transmission. En effet, dans une culture
orale, il se produit des phénomènes remarquables, qui sont
absents ou n’ont pas la même fonction dans une culture
scripturaire. On peut signaler, entre autres, le recours fré-
quent aux images et aux métaphores, et la mise en scène sous
la forme d’une histoire qui, à son terme, délivre un enseigne-
ment à retenir.

2. H. Aguessy, « Religions africaines comme effet et source de la


civilisation de l’oralité », dans Les Religions africaines comme source
de valeurs de civilisation, Paris, Présence africaine, 1972, p. 25-
49 ; M. Houis, Anthropologie linguistique de l’Afrique noire, Paris,
PUF, 1971. Voir également F. C. Dossou, « Écriture et oralité dans la
transmission du savoir », dans P. J. Hountondji (éd.), Les Savoirs
endogènes, Dakar, CODESRIA, 1994, p. 283-312.

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Commentant un texte de Hiéronyme (rapporté par Dio-


gène Laërce) qui narre comment Thalès mesura la hauteur
des pyramides d’après leur ombre, Michel Serres fait cette
remarque : « Dans une culture de tradition orale, récit tient
lieu de schéma, scène vaut intuition […]. De bouche à oreille
la dramatisation est la forme véhiculaire du savoir. Le mythe
alors, le récit mythique, est moins une légende originaire que
la forme même de la transmission 3. »
Tirant toutes les conséquences de cette affirmation, nous
avons tenté ailleurs d’asseoir l’idée selon laquelle il y a une
« logique de l’oralité », qui fait pendant à la « logique de l’écri-
ture » mise en évidence par Jack Goody 4. Le recours intensif
aux images et à la dramatisation dans toutes les productions
des cultures orales traditionnelles est dû à des contraintes
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spécifiques liées au fait oral lui-même. On peut en faire la
démonstration systématique, depuis les actes de langages élé-
mentaires comme le proverbe et la maxime jusqu’au mythe,
en passant par le conte et le récit d’argument historique 5.
C’est pour des raisons de commodité et pour en rester à
notre thème que l’on mettra de côté le proverbe, même si un
auteur comme Jean Cauvin affirme, à propos des Mynianka
du Mali : « L’ homme mynianka “dit” et “fait” sa société par les
proverbes 6. » Nous retiendra davantage le conte dont Agble-
magnon se demande « si, dans une société africaine sans écri-
ture, il est simplement une “superstructure” ou au contraire
une partie intégrante de la “structure 7” ». Son importance
vient de ce que « ce jeu, cette mise en scène, cette théâtrali-

3.  M. Serres, « Ce que Thalès a vu au pied des pyramides », dans


Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971, p. 7
4.  J. Goody, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et
sans écriture : la transmission du Bagré », L’ Homme, n° 17, 1977, p. 29-
52 ; La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage,
trad. J. Bazin et A. Bensa, Paris, Éd. de Minuit, 1979 ; La Logique de
l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin,
1986.
5.  M. Diagne, Critique de la raison orale. Les pratiques discursives
en Afrique noire, Paris, Karthala, 2006.
6.  J. Cauvin, L’ Image, la Langue et la Pensée, t. I, L’ exemple des
proverbes, Mali, Anthropos, 1977.
7. F. N. Agblemagnon, Sociologie des sociétés orales d’Afrique
noire, La Haye et Paris, Éd. Mouton & Cie, 1969, p. 138.

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sation, cette imagination même ne sont, en un sens, qu’une


sorte de répétition pour “rire”, pour “voir”, des mécanismes
fondamentaux de la société qui est, de cette manière, réelle-
ment démontée, jouée et pas seulement imaginée 8 ». Double
archive où le groupe se mire et se livre, le conte donne une
véritable leçon de choses, selon Dominique Zahan : « Ainsi
le Bambara va-t-il illustrer les thèmes les plus abstraits par
l’entremise de l’éléphant, de l’hyène, etc., choisis selon l’idée
qui doit s’exprimer grâce à eux 9. »
Les thèmes dont il est question peuvent concerner des
pratiques sociales typées, une caractéristique naturelle ou
culturelle, une spécificité de la flore ou de la faune locale,
ou des phénomènes comme les éclipses. Dans tous les cas,
le conte est un « théâtre à thèses » procédant à une mise en
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scène avec des personnages et des séquences en nombre et
en longueur variables pour, au terme de sa narration, abou-
tir à une conclusion qui délivre une « leçon ». Illustration
parfaite de la « ruse de la raison orale », il fait retenir une ou
plusieurs « vérités » que leur simple énoncé non dramatisé
ne permet pas de fixer aisément ou durablement. Dans le
syllogisme dramatisé de l’art narratif, les propos liminaires
sont les prémisses qui acheminent progressivement l’audi-
teur vers une conclusion dont l’énoncé peut s’accompagner
d’un CQFD péremptoire. La dramatisation n’est donc pas une
enveloppe formelle et superfétatoire, elle est le support péda-
gogique adapté au contexte oral. Car, pour se remémorer la
« vérité » du conte, il suffit de réactualiser le « contrat nar-
ratif ». Le conte n’annexe pas seulement le terrain de l’ima-
ginaire pour faire rêver ; il dit les valeurs et les antivaleurs
du groupe social au détour du procès par lequel se constitue
l’archive. Sur ce plan, il concurrence l’histoire.
En contexte oral, l’histoire se coule préférentiellement
dans le moule de l’épopée. Celle-ci est le mode de constitu-
tion du mémorable, qui procède par superlativisation autour
des « grands noms » et des « grandes actions » afin de les
arracher à la contingence. Le propos du récitant d’épopées
est, de ce fait, révélateur : « Sans nous les noms des rois tom-

8. Ibid., p. 138. C’est moi qui souligne.


9.  D. Zahan, La Dialectique du verbe chez les Bambara, La Haye
et Paris, Éd. Mouton & Cie, 1963, p. 122.

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beraient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes


[…] nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui
enseigner, c’est nous qui détenons les clés des douze portes
du Mandingue 10. » L’ archivage historique, notamment en
l’absence d’écrits, pose plus nettement qu’ailleurs ces ques-
tions vitales pour toute société : « Qui a intérêt à se souve-
nir ? », et « Qui a intérêt à faire partager son souvenir et, au
besoin, se donne le moyen d’obliger les autres à le parta-
ger 11 ? ». L’ articulation du savoir (historique) et du pouvoir
(politique), bref, l’« intérêt que l’on prend à l’histoire », au
sens de Moses I. Finley, éclaire, en partie, ce que l’on a appelé
« le combat pour l’histoire », dans le projet complexe de réap-
propriation du passé des sociétés africaines 12.
Mais plus que l’archive, c’est peut-être l’archéologie qui
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rend mieux compte de la gestion et de la transmission du
mémorable, car la loi de ce qui peut être dit s’édicte selon
une structure étagée qui va du plus superficiel au plus pro-
fond. Relèvent du premier niveau, auquel chacun peut accé-
der, les proverbes, les dictons, les contes et même, en un
sens, l’histoire. Le noyau le plus profond est constitué par le
savoir initiatique qui, lui-même, comporte des degrés.
Dans ce qui peut lui tenir lieu de frontispice, le texte ini-
tiatique peul Kaïdara dit, en parlant de lui-même, selon la
qualification de ses destinataires : « Je suis futile, utile, ins-
tructif 13. » Ici se joue l’essentiel-fondamental, l’inversion de la
loi et des signes figurée par le grand initié Bâgoumâwel dans

10. D. T. Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Pré­


sence africaine, 1960, p. 9.
11. Sur la visée : « Quant au peuple qui écoute l’épopée, qu’en
attend-il ? Je pense que c’est surtout sa propre image qu’il trouve
embellie, magnifiée dans son passé […]. À ce public, à ce peuple qu’elle
reflète d’autant plus fidèlement qu’elle veut le séduire, l’épopée bambara
propose des modèles, des héros, des valeurs et des anti-valeurs »,
L. Kesteloot et A. Traoré (éd.), Da Monzon de Ségou, épopée bambara,
Paris, Nathan, 1972, t. I, p. 16.
12.  M. I. Finley, Mythe, mémoire, histoire. Les usages du passé,
Paris, Flammarion, 1981. On peut subodorer des malentendus dans
certains débats relatifs à l’exploitation des sources orales pour l’écriture
moderne de l’histoire.
13.  A. Hampaté Bâ et L. Kesteloot, Kaïdara. Récit initiatique peul,
Paris, Julliard, coll. « Classiques africains », 1969, p. 21.

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L’ Éclat de la grande étoile, le seul homme à avoir assisté


sans mourir au conciliabule nocturne du Baobab, de l’Élé-
phant et du Vautour : « Ce petit homme vivait seul. / Ses
manières n’avaient rien de commun avec personne […]. Tout
ce qu’il faisait, tu le trouvais contraire à la coutume / […]. Il
s’écartait de la coutume, déchirait les habitudes 14. »
L’ initié « déchire les habitudes », transgresse la loi com-
mune, car il est régi par l’intempestif. Le régime de la légalité
initiatique est d’abord d’ordre institutionnel. L’ opposition du
sacré et du profane décrète un système d’exclusion nettement
énoncé dans Koumen : « Les gens du dedans ne vont pas
dehors, et ceux du dehors ne vont pas dedans. La zone est
gardée par un vieil homme qui n’a qu’un poil noir 15. » Ensuite,
la loi est un code qui dénivelle le champ du savoir, en liant la
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dualité oppositive initié / non-initié à une clé herméneutique
d’accès. C’est la lecture que, pour notre part, nous faisons
de Kaïdara, dans lequel il n’y a peut-être pas l’initiation à
un savoir déterminé (comme le nom secret du bovidé dans
Koumen), mais l’initiation se mettant en scène elle-même,
autrement dit, une initiation à l’initiation. La mort de tous
les compagnons de Hammadi au cours du voyage place la
connaissance initiatique sous le signe de l’exclusion radi-
cale. D’ailleurs, Kaïdara lui-même, après avoir instruit Ham-
madi, lui fait cette ultime recommandation : « Hammadi, tout
homme averti / garde ses moutons dans un enclos bien fermé /
tout comme Guéno enferme / le secret dans des cœurs purs /
ou dans des cerveaux en éveil. / Jamais un homme de bien,
au son d’une guitare / ne se vante : il cache son secret comme
la virginité / que Guéno épargne et surveille à dessein 16. »
La loi suprême de l’initiation est donc celle du secret,
du savoir non partagé. Il arrive même que le secret soit mis
en scène, comme dans le neuvième symbole de Kaïdara. Ou
lors de la révélation du nom du bœuf hermaphrodite à Silè
durant son sommeil : « Je te donnerai le nom, mais tu le gar-
deras pour toi. Tu le souffleras dans l’oreille de ton succes-

14.  A. Hampaté Bâ, L’ Éclat de la grande étoile suivi de Bain rituel,


Paris, Armand Colin, coll. « Classiques africains », 1974, p. 44-45.
15.  A. Hampaté Bâ et G. Dieterlen, Koumen. Texte initiatique des
pasteurs peul, La Haye et Paris, Éd. Mouton & Cie, 1961, p. 35.
16.  A. Hampaté Bâ, Kaïdara, op. cit., v. 2081-2089, p. 155-157.

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seur, au moment où ton âme sera convoquée à la séance de la


douzième clairière où Doundari siège et décide des derniers
sorts 17. » Filet de voix murmurée, le secret opère la réduction
absolue de la distance qui sépare la bouche de l’oreille dans
la communication ordinaire. Il n’est une non-communication
que pour le profane, cette communication sélective par excel-
lence qui, au cœur du savoir initiatique, effectue le choix de
son destinataire. Partout et toujours, l’initiation revendique
les mots qui ouvrent le Péri phuséôs : « Écoute donc, Pausa-
nias, fils du prudent Archytos […]. Garde mon enseignement
dans le silence de ton cœur 18. » Dominique Zahan peut, de
ce fait, écrire : « Le verbe n’est là que pour permettre la valo-
risation de son absence. En mettant au monde la parole, le
silence s’engendre, en fait, lui-même, de sorte qu’il est légi-
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time de dire […] que la grande réalité n’est pas le verbe, mais
son défaut 19. »
S’interroger sur les rapports entre les savoirs tradition-
nels et les sciences modernes revient fondamentalement à
poser la problématique des relations entre deux modes
d’archivage qui concernent respectivement l’écrit et l’oral,
la publicité et le secret. Pour faire court, et parce que l’on
peut renvoyer à des auteurs comme Goody ou Havelock 20
pour l’écriture, on rappellera l’insistance de Cheikh Anta
Diop sur le fait que les Grecs, dont le rôle dans l’avènement
de la rationalité philosophique et scientifique est connu,
ont puisé (sans toujours l’avouer), comme les Dogon et les
Yorouba, à la source égyptienne 21. Dans Civilisation ou Bar-
barie, il déclare que la bifurcation a eu lieu après : « C’est
dans le domaine métaphysique que le Grec se distingue radi-
calement des autres », s’étant écarté de son modèle initial,
alors que « la tradition initiatique africaine dégrade les pen-

17.  A. Hampaté Bâ et G. Dieterlen, Koumen, op. cit., p. 91.


18. Empédocle, De la Nature, fr. 1 et 3, dans Les Penseurs grecs
avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, trad. J. Voilquin, Paris,
Garnier / Flammarion, 1964, p. 121.
19. D. Zahan, La Dialectique du verbe chez les Bambara, op.
cit., p. 153.
20. E. A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en
Occident, Paris, Maspéro, 1974 ; J. Goody, op. cit.
21.  C’est la fameuse thèse du « plagiat grec » dans Civilisation ou
Barbarie, Paris, Présence africaine, 1981, p. 404-411.

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sées quasi-scientifiques qu’elle a reçues à des époques très


anciennes, au lieu de les enrichir avec le temps ». Il nous
est arrivé de discuter son idée selon laquelle « une idée maî-
tresse existe, comme partout en Afrique, celle d’initiation à
différents niveaux ou degrés, et qui n’a pas peu contribué à
la dégradation et à la fossilisation des connaissances autre-
fois quasi-scientifiques 22 ». La leçon que nous en tirons est
que l’institution initiatique a été un obstacle à la diffusion du
savoir, et sa remise en cause critique une des conditions de
son développement 23.
La formidable aventure des Grecs a bénéficié d’une
conjonction de facteurs, dont : l’écriture, la création d’un
espace politique n’ayant pas de précédent dans leur histoire,
et la parole publique sur l’agora hors du cercle des Mystères.
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Dans l’Apologie, Socrate tient un propos qui, à lui seul, suf-
fit à briser la clôture de toute institution et de tout savoir
initiatiques : « Jamais je n’ai été, moi, le maître de personne
[…]. Je m’offre aux questions du riche comme à celles du
pauvre ; à moins qu’on ne préfère être le répondant et écou-
ter ce que je puis avoir à dire 24. » Le lieu du débat comme
espace public d’interchangeabilité de principe des positions
d’interlocution, sous l’arbitrage de la seule raison, est rigou-
reusement incompatible avec le concept même de l’initiation.
La raison graphique est accusée dans le Phèdre d’être « un
logos sans père ». Or, Derrida note dans La Dissémination
que l’accusé, « Theuth ne reprend pas la parole ». On pour-
rait ajouter : à tort 25. Ou, plutôt, il n’en avait pas besoin :

22. Ibid., p. 405 et 393.


23.  Cheikh Anta Diop signale ce qui nous paraît être une faiblesse
interne : « la civilisation égyptienne était initiatique et élitiste : la franc-
maçonnerie, issue d’elle, est la dénaturation abusive de son modèle »
(ibid., p. 422). Voir M. Diagne, De la philosophie et des philosophes en
Afrique noire, Paris, Karthala, 2006, p. 84 sq.
24. Platon, Apologie de Socrate, 33a et 33b.
25. En effet, tout le développement ultérieur des sciences peut
fonder un plaidoyer face au roi Thamous : « Ce n’est pas par hasard si les
étapes décisives du développement de ce que nous appelons maintenant
“science” ont à chaque fois suivi l’introduction d’un changement dans
la technique des communications : l’écriture en Babylonie, l’alphabet en
Grèce ancienne, l’imprimerie en Europe. » En particulier, « la logique
symbolique et l’algèbre sont inconcevables sans qu’il y ait au préalable

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sans le formidable écrivain qu’est Platon, aurions-nous reçu


en héritage la parole de Socrate, « celui qui n’écrit pas » ? Il
faut peut-être subvertir les termes mêmes de l’acte d’accusa-
tion : parce qu’elle s’offre à tous, la raison graphique est « la
chose du monde la mieux partagée ». Son sujet est une place
vide pouvant, en droit, être occupée par n’importe qui.

Alors, quelle tâche ou ensemble de tâches s’imposent au


chercheur africain ? Pour couper au plus court : imaginer la
plaidoirie absente du dieu de l’écriture. Globalement énon-
cée, il faut, pour cesser d’être à la périphérie du procès d’ac-
cumulation des savoirs, solder les comptes d’une « mémoire
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double », dénouer un conflit au cœur de l’archive. C’est une
décision théorique, qui engage une responsabilité et des pro-
tocoles méthodologiques exigeants, une attitude de réappro-
priation critique, d’où serait absente toute vision substantia­
liste avec son lot de jugements de valeurs. Penser comment
des hommes, confrontés à un défi que toute civilisation a à
relever, à savoir assurer la production, la gestion et la trans-
mission de leur patrimoine, s’y sont pris, avec les moyens à
leur disposition, pour imaginer les « ruses » de l’intelligence
susceptibles de maîtriser le réel, c’est déjà poser les jalons
d’un programme. La description, aussi précise que possible,
de l’archéologie de ces savoirs 26 devrait déboucher sur des
projets d’épistémologie générale et régionale pouvant réser-
ver bien des surprises.
Au-delà de l’utilitarisme qui procède par élimination
de ce que l’on pourrait appeler la « gangue mystique » des
savoirs anciens pour trouver le « noyau rationnel » sous
forme de recettes médicales, culinaires, écologiques, etc., il
faut entreprendre la démythisation de la parole mythique.
Aristote a écrit l’Organon parce que chez lui « le logos
cesse d’être prophétique », selon le mot d’Aubenque. Pau-
lin J. Hountondji a raison de soutenir qu’en régime d’oralité,
on ne peut « descendre des équations » (comme disent les

l’écriture » (J. Goody, La Raison graphique, op. cit., p. 97).


26.  C’est le programme que s’est modestement fixé notre Critique
de la raison orale.

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é­ coliers), marquant ainsi les limites de la dramatisation. Il en


résultera sûrement un désenchantement du monde. Encore
que ce ne soit pas fatal : si « Zeus lanceur de la foudre » est
vaincu par le paratonnerre, et Hermès par Internet, Homère
nous charme toujours. De même, la pédagogie interactive
du mythe et du conte n’attend que notre capacité d’initiative,
car la majorité des populations africaines parlent encore
leur langage. Le « Platon mythologue » des Lois nous donne
peut-être une ultime leçon : il est possible, simultanément, de
« s’enchanter l’âme » par ces récits venus du fond des âges,
et d’en user comme de la voie privilégiée d’une psychagogie
moderne.

Mamoussé Diagne
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 23/11/2021 sur www.cairn.info par Adeena Mey (IP: 82.43.145.217)

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