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L'ARCHIVE
Mamoussé Diagne
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 23/11/2021 sur www.cairn.info par Adeena Mey (IP: 82.43.145.217)
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groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres
selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon
des régularités spécifiques ; ce qui fait qu’elles ne reculent point du
même pas avec le temps, mais que telles qui brillent très fort comme
des étoiles proches nous viennent en fait de très loin, tandis que
d’autres toutes contemporaines sont déjà d’une extrême pâleur 1.
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déceler et dont il faudra établir à chaque fois la pertinence.
Notre thèse fondamentale consiste à soutenir, avec
quelques auteurs, que les civilisations africaines tradition-
nelles sont des civilisations de l’oralité 2. Entendons : des
civilisations qui n’usent pas ou ne font qu’un usage margi-
nal du support écrit, dans lesquelles les messages sont des
« paroles ailées qui volent de bouche à oreille » selon la belle
formule d’Homère. D’où l’hypothèse suivante : si les savoirs
traditionnels sont engendrés par des cultures orales, alors
que les savoirs modernes relèvent de cultures et de pratiques
scripturaires, il est à prévoir qu’ils présenteront des traits
spécifiques dans leur production, leur agencement et les
modalités de leur transmission. En effet, dans une culture
orale, il se produit des phénomènes remarquables, qui sont
absents ou n’ont pas la même fonction dans une culture
scripturaire. On peut signaler, entre autres, le recours fré-
quent aux images et aux métaphores, et la mise en scène sous
la forme d’une histoire qui, à son terme, délivre un enseigne-
ment à retenir.
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spécifiques liées au fait oral lui-même. On peut en faire la
démonstration systématique, depuis les actes de langages élé-
mentaires comme le proverbe et la maxime jusqu’au mythe,
en passant par le conte et le récit d’argument historique 5.
C’est pour des raisons de commodité et pour en rester à
notre thème que l’on mettra de côté le proverbe, même si un
auteur comme Jean Cauvin affirme, à propos des Mynianka
du Mali : « L’ homme mynianka “dit” et “fait” sa société par les
proverbes 6. » Nous retiendra davantage le conte dont Agble-
magnon se demande « si, dans une société africaine sans écri-
ture, il est simplement une “superstructure” ou au contraire
une partie intégrante de la “structure 7” ». Son importance
vient de ce que « ce jeu, cette mise en scène, cette théâtrali-
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scène avec des personnages et des séquences en nombre et
en longueur variables pour, au terme de sa narration, abou-
tir à une conclusion qui délivre une « leçon ». Illustration
parfaite de la « ruse de la raison orale », il fait retenir une ou
plusieurs « vérités » que leur simple énoncé non dramatisé
ne permet pas de fixer aisément ou durablement. Dans le
syllogisme dramatisé de l’art narratif, les propos liminaires
sont les prémisses qui acheminent progressivement l’audi-
teur vers une conclusion dont l’énoncé peut s’accompagner
d’un CQFD péremptoire. La dramatisation n’est donc pas une
enveloppe formelle et superfétatoire, elle est le support péda-
gogique adapté au contexte oral. Car, pour se remémorer la
« vérité » du conte, il suffit de réactualiser le « contrat nar-
ratif ». Le conte n’annexe pas seulement le terrain de l’ima-
ginaire pour faire rêver ; il dit les valeurs et les antivaleurs
du groupe social au détour du procès par lequel se constitue
l’archive. Sur ce plan, il concurrence l’histoire.
En contexte oral, l’histoire se coule préférentiellement
dans le moule de l’épopée. Celle-ci est le mode de constitu-
tion du mémorable, qui procède par superlativisation autour
des « grands noms » et des « grandes actions » afin de les
arracher à la contingence. Le propos du récitant d’épopées
est, de ce fait, révélateur : « Sans nous les noms des rois tom-
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rend mieux compte de la gestion et de la transmission du
mémorable, car la loi de ce qui peut être dit s’édicte selon
une structure étagée qui va du plus superficiel au plus pro-
fond. Relèvent du premier niveau, auquel chacun peut accé-
der, les proverbes, les dictons, les contes et même, en un
sens, l’histoire. Le noyau le plus profond est constitué par le
savoir initiatique qui, lui-même, comporte des degrés.
Dans ce qui peut lui tenir lieu de frontispice, le texte ini-
tiatique peul Kaïdara dit, en parlant de lui-même, selon la
qualification de ses destinataires : « Je suis futile, utile, ins-
tructif 13. » Ici se joue l’essentiel-fondamental, l’inversion de la
loi et des signes figurée par le grand initié Bâgoumâwel dans
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dualité oppositive initié / non-initié à une clé herméneutique
d’accès. C’est la lecture que, pour notre part, nous faisons
de Kaïdara, dans lequel il n’y a peut-être pas l’initiation à
un savoir déterminé (comme le nom secret du bovidé dans
Koumen), mais l’initiation se mettant en scène elle-même,
autrement dit, une initiation à l’initiation. La mort de tous
les compagnons de Hammadi au cours du voyage place la
connaissance initiatique sous le signe de l’exclusion radi-
cale. D’ailleurs, Kaïdara lui-même, après avoir instruit Ham-
madi, lui fait cette ultime recommandation : « Hammadi, tout
homme averti / garde ses moutons dans un enclos bien fermé /
tout comme Guéno enferme / le secret dans des cœurs purs /
ou dans des cerveaux en éveil. / Jamais un homme de bien,
au son d’une guitare / ne se vante : il cache son secret comme
la virginité / que Guéno épargne et surveille à dessein 16. »
La loi suprême de l’initiation est donc celle du secret,
du savoir non partagé. Il arrive même que le secret soit mis
en scène, comme dans le neuvième symbole de Kaïdara. Ou
lors de la révélation du nom du bœuf hermaphrodite à Silè
durant son sommeil : « Je te donnerai le nom, mais tu le gar-
deras pour toi. Tu le souffleras dans l’oreille de ton succes-
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time de dire […] que la grande réalité n’est pas le verbe, mais
son défaut 19. »
S’interroger sur les rapports entre les savoirs tradition-
nels et les sciences modernes revient fondamentalement à
poser la problématique des relations entre deux modes
d’archivage qui concernent respectivement l’écrit et l’oral,
la publicité et le secret. Pour faire court, et parce que l’on
peut renvoyer à des auteurs comme Goody ou Havelock 20
pour l’écriture, on rappellera l’insistance de Cheikh Anta
Diop sur le fait que les Grecs, dont le rôle dans l’avènement
de la rationalité philosophique et scientifique est connu,
ont puisé (sans toujours l’avouer), comme les Dogon et les
Yorouba, à la source égyptienne 21. Dans Civilisation ou Bar-
barie, il déclare que la bifurcation a eu lieu après : « C’est
dans le domaine métaphysique que le Grec se distingue radi-
calement des autres », s’étant écarté de son modèle initial,
alors que « la tradition initiatique africaine dégrade les pen-
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Dans l’Apologie, Socrate tient un propos qui, à lui seul, suf-
fit à briser la clôture de toute institution et de tout savoir
initiatiques : « Jamais je n’ai été, moi, le maître de personne
[…]. Je m’offre aux questions du riche comme à celles du
pauvre ; à moins qu’on ne préfère être le répondant et écou-
ter ce que je puis avoir à dire 24. » Le lieu du débat comme
espace public d’interchangeabilité de principe des positions
d’interlocution, sous l’arbitrage de la seule raison, est rigou-
reusement incompatible avec le concept même de l’initiation.
La raison graphique est accusée dans le Phèdre d’être « un
logos sans père ». Or, Derrida note dans La Dissémination
que l’accusé, « Theuth ne reprend pas la parole ». On pour-
rait ajouter : à tort 25. Ou, plutôt, il n’en avait pas besoin :
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double », dénouer un conflit au cœur de l’archive. C’est une
décision théorique, qui engage une responsabilité et des pro-
tocoles méthodologiques exigeants, une attitude de réappro-
priation critique, d’où serait absente toute vision substantia
liste avec son lot de jugements de valeurs. Penser comment
des hommes, confrontés à un défi que toute civilisation a à
relever, à savoir assurer la production, la gestion et la trans-
mission de leur patrimoine, s’y sont pris, avec les moyens à
leur disposition, pour imaginer les « ruses » de l’intelligence
susceptibles de maîtriser le réel, c’est déjà poser les jalons
d’un programme. La description, aussi précise que possible,
de l’archéologie de ces savoirs 26 devrait déboucher sur des
projets d’épistémologie générale et régionale pouvant réser-
ver bien des surprises.
Au-delà de l’utilitarisme qui procède par élimination
de ce que l’on pourrait appeler la « gangue mystique » des
savoirs anciens pour trouver le « noyau rationnel » sous
forme de recettes médicales, culinaires, écologiques, etc., il
faut entreprendre la démythisation de la parole mythique.
Aristote a écrit l’Organon parce que chez lui « le logos
cesse d’être prophétique », selon le mot d’Aubenque. Pau-
lin J. Hountondji a raison de soutenir qu’en régime d’oralité,
on ne peut « descendre des équations » (comme disent les
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