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La Religion, La Croyance, La Raison.

Force est de constater que la philosophie s’est toujours sentie très concernée
par la religion et les différentes formes de croyance. Mais pourquoi et
comment, en philosophie, parler de religion et de croyances ? Il va de soi que
tout ce qui concerne l’Homme dans son essence et dans son existence
concerne la philosophie s’il est vrai que celle-ci doit d’abord répondre à la
question « Qu’est-ce que l’Homme ? », comme l’affirme Kant. Il est par ailleurs
indiscutable que la religion est une composante essentielle de la culture, au
même titre que le langage, l’art ou la technique. Enfin il suffit de survoler
l’histoire de la philosophie pour s’apercevoir que, de tous temps, les débats des
philosophes avec (pour ou contre) la religion constitue une matière riche en
réflexions. Quant à la méthode, le philosophe n’est pas censé prendre
nécessairement parti, ni se pencher sur telle religion en particulier plutôt que
sur telle autre, ni même nécessairement entrer dans le débat sur l’existence de
Dieu. Son rôle est plutôt de dégager le sens, l’origine, la raison, la structure du
phénomène religieux dans son ensemble.

Mais les quelques éléments posés ici nous obligent à opérer, sans l’approfondir
ici, une première distinction entre croyance et religion. En effet, la croyance est
une certitude plus ou moins grande par laquelle l'esprit admet la vérité ou la
réalité de quelque chose, une adhésion de l'esprit comportant une part de
conviction personnelle, de persuasion intime : il s’agit donc d’un phénomène
extrêmement large. Le terme de « religion » a un sens plus précis : une religion
est un ensemble institué, c’est-à-dire encadré par une Eglise et un clergé, de
croyances, de rites et de règles qui comportent au moins la croyance en une ou
des divinités et l'espérance d'un au-delà. Elle comporte donc un aspect social et
extérieur, le culte. Comme l'indique son étymologie (religion vient du latin
"religare" qui signifie relié, rassembler) la religion est une forme de lien social
organisé autour d'un culte commun reliant l’humanité « horizontalement » à la
faveur d’un lien « vertical » avec un ou des dieux.
Elle comporte également un aspect personnel et intérieur, la foi, entendue
comme une forme plus rationalisée et plus structurée de la croyance : pour un
homme, c'est d'abord métaphysiquement le fait de croire en un ou des dieux,
puis existentiellement le fait de régler sa vie en fonction de cette croyance
intime.
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Mais s’il existe des époques et des cultures plus religieuses que d’autres, on
observe qu’aucune époque ni aucune culture n’est entièrement exempte de
religion et encore moins de croyance, même à une époque et dans des cultures
très sécularisées et très imprégnées de techno-science. Ce phénomène mérite
d’être interrogé. En effet, si l’on a pu y voir un palliatif à l’ignorance des temps
anciens et à leur impuissance face à la nature, pourquoi la religion existe-t-elle
encore dans le monde ? S’agit-il d’un besoin fondamental de l'homme ?
L’homme est-il un « animal métaphysique » comme l’écrivait Schopenhauer ?
Lui est-il nécessaire de croire en l’existence d’un ou de plusieurs dieux,
d’espérer une forme de vie après la mort ? Et si oui, comment s’articule cette
dimension de son être avec une autre dimension qui, depuis l’antiquité grecque
au moins n’a cessé d’étendre ses prérogatives, la rationalité ? Mais peut-être ce
besoin, s’il existe, est-il de nature plus sociale, plus politique voire plus
économique que réellement métaphysique ? La pérennité finalement assez
étonnante des religions ne s’expliquerait-elle pas, avant tout, par des motifs
d’appartenance culturelle, des ressorts sociologiques, des revendications
politiques, des mécanismes économiques ? Notre question sera donc ici la
suivante : Les hommes ont-ils besoin de croire, voire besoin d'une religion ?

Nous traiterons ces questions en abordant d’abord les fondements


anthropologiques de la religion, pour aborder ensuite les tentatives de justifier
rationnellement et philosophiquement la religion ainsi que les critiques
philosophiques de la religion, et trancher finalement la question de savoir si
croyance, foi et religion correspondent à la manifestation d’une « essence »
éternelle de l’homme ou ne résultent que de la conjonction d’un certain
nombre de facteurs.

I - Les fondements anthropologiques de la religion

La croyance relève d’abord de mécanismes psychologiques. Elle est une


disposition de l'esprit qui se manifeste sous la forme d'une adhésion irréfléchie
à une idée tenue pour vraie. Le terme « croyance » est étymologiquement
fondé sur l’idée de faire confiance, de confier, de prêter, de donner crédit. Il
désigne une adhésion à une idée, une pensée, une théorie, un dogme faisant
en quelque façon appel à l’intervention de la volonté ou du désir. La croyance
consiste à donner son assentiment à des affirmations susceptibles d’un degré
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très variable de conviction, de la foi religieuse la plus profonde (croire en Dieu)
à la simple hypothèse douteuse (croire qu’il va pleuvoir). Elle se caractérise par
le fait de n’être pas appuyée sur des preuves ou des démonstrations, et
s’oppose ainsi au savoir : on ne « croit » pas que la Terre tourne ou que 2+2=4,
on le sait. Pour autant, on distingue généralement croyance et foi. La croyance
relèverait alors d’une attitude plus crédule à l’égard des apparences, plus naïve,
moins réfléchie, moins rationnelle ; la foi au contraire relèverait d’une attitude
plus courageuse dans sa volonté d’aller au-delà des apparences, plus élevée,
plus réfléchie et d’une certaine manière plus rationnelle dans sa prise en
considération des limites de la raison. Prise en ce sens, la foi serait une
croyance consciente d’être croyance, reposant sur un engagement, impliquant
une décision de la volonté.

La croyance comporte donc une dimension irréfléchie et irrationnelle plus ou


moins profonde, de la simple intuition fugitive aux superstitions les plus
délirantes. C'est ce caractère irréfléchi qui nous fait penser que la croyance est
le contraire même de la raison.
On peut en effet définir la raison comme la faculté de l’esprit humain dont la
mise en œuvre nous permet de fixer des critères de vérité et d’erreur, de
discerner le bien du mal et de mettre en œuvre les moyens en vue d’une fin
donnée. Elle est la faculté pensante en l’homme qui lui permet de connaître,
juger et agir conformément à des principes. Dans sa dimension intellectuelle,
elle est ce qui permet à l’homme de former des idées, de lier ces idées entre-
elles en des jugements, et ces jugements entre-eux en des raisonnements.
Prise en ce sens, elle est ce qui nous permet d’être rationnels. Dans sa
dimension morale, elle est ce qui permet à l’homme de déterminer les mobiles
de ses actions, ou de juger des actions en général, en fonction de ce qu’elle
établit comme étant notre devoir et non simplement en fonction de la
recherche de l’intérêt, du plaisir ou du bonheur. Prise en ce sens, elle est ce qui
nous permet d’être raisonnables.

Pour autant, la croyance prétend elle aussi à une forme de vérité, et l’on ne
peut rationnellement postuler que cette prétention est illégitime. De plus
raison et croyance ne s'opposent pas entièrement puisque bon nombre de
démarches rationnelles ont pour point de départ, pour fondement peut-être
une conviction elle-même non-démontrée. Pour faire de la science, par

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exemple, il faut croire au fait que la nature est ordonnée, que cet ordre est
stable voire éternel, qu’il peut être saisi par l’esprit humain, etc. La croyance
n'est donc pas le contraire de la raison mais le contraire de la réflexion et de la
démonstration.

Il ne faut pas davantage confondre croyance et doute : c'est bien parfois pour
stopper le doute que l'on fait le choix de croire. Il existe au moins trois usages
différents du verbe « croire » en français. On peut croire que (il va pleuvoir) :
cela se rapporte à des évènements et l’incertitude domine. On peut croire à (la
démocratie) : cela se rapporte à des idées, des opinions. On peut croire en
(quelqu’un, soi-même, ou Dieu) : cela se rapporte aux « personnes », la
croyance est alors confiance, et la certitude prédomine. Il est clair que la
croyance religieuse appartient à cette dernière modalité.

Quelle est la nécessité de « croire », en général, dans la vie de tous les jours ?
Nous ne pourrions faire le moindre geste ni accomplir la moindre action sans
croyance. Nous savons bien qu’il est impossible d’avoir des preuves et des
démonstrations de tout. Nos perceptions, notre maîtrise en général d’une
situation donnée est si lacunaire que nous ne saurions nous passer d’une
croyance anticipatrice qui nous permet de percevoir, en quelque sorte
virtuellement, la totalité d’une situation et d’y répondre adéquatement.
« Percevoir, c’est croire à un monde » disait ainsi Merleau-Ponty. La croyance,
en tant que confiance, constitue donc une attitude spontanée, nécessaire pour
que nous puissions avoir un quelconque rapport au monde. Elle ne devient
religieuse ou superstitieuse qu’à partir du moment où elle se donne des objets
« surnaturels ».

Il est pourtant exact que, comme le montraient déjà les définitions de ces
termes données plus haut, la croyance et la raison s'opposent sur plusieurs
points. La raison est objective et universelle tandis que la croyance est
subjective et personnelle. D'autre part la croyance s’appuie une faculté
psychologique différente de la raison, à savoir l'imagination. Quand on ne sait
pas, on imagine, et spontanément on croit ce qu'on imagine… Mais surtout on
imagine ce que l'on désire ou ce que l'on craint. En effet la croyance répond en
général à un désir, une inquiétude, une question sans réponse. Donc on peut

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dire que la croyance apporte du sens à la vie justement lorsque le sens vient à
manquer. En elle-même, la croyance n'est pas spécifiquement religieuse, mais
elle le devient lorsque la « réponse » devient durable et partagée socialement,
lorsqu’elle se fait culte. Pour cela nous devons maintenant tenir compte d’un
paramètre essentiel, constitutif de la religion, mais non exclusif : le phénomène
du sacré.

Le mot « sacré » vient du latin « sacer », qui lui-même vient de « sancio », qui
signifie « rendre inviolable », « interdire ». Il désigne le domaine des réalités
(êtres, choses, lieux, moments, personnes) séparées du monde profane
ordinaire et dans lesquelles se manifeste une puissance jugée supérieure, que
l’on ne peut donc aborder qu’avec précaution, c’est-à-dire rituellement. Le
sacré est donc ce qui mérite aux yeux des humains une considération et un
respect absolus. C'est une réalité double : il est le lieu où réside une force
efficace, manifestation d'une puissance surnaturelle, divine, transcendante que
l'homme ne comprend pas et qu'il craint parce qu'elle lui reste cachée ; et un
phénomène que définissent les pratiques et les rites par lesquels, justement,
l'homme tâche de se rendre favorables ces forces ou ces dieux, ou d'éviter, au
moins, qu'ils ne lui soient hostiles.

S’il est impensable de réduire le phénomène religieux à une causalité unique et


linéaire, on peut raisonnablement penser que cette dimension d’hostilité, non
pas des dieux d’abord mais de l’environnement naturel a joué un rôle majeur
dans l’émergence des formes primitives de religiosité (ou de pensée magique,
de chamanisme, etc.). Les formes originelles de la religiosité peuvent être
envisagées comme le corollaire émotif de la lutte pour la vie dans un milieu
physique et social peu sûr. On peut y voir à la fois un aspect spirituel lié à un
conflit entre les phénomènes de conscience qui sont le propre de l'homme et le
différencient de l'animal, articulé avec les réactions psychiques qu'il a en
commun avec ses ancêtres du règne animal. Cette mentalité se manifeste dans
ce qu'on pourrait appeler les résidus sociaux de l'instinct de la peur. Ceux-ci se
sont concentrés chez tous les peuples jusqu’à aujourd’hui autour de trois
ordres de faits : les phénomènes physiologiques de la naissance, de la puberté,
de la maladie et de la mort ; les heurts de l'homme avec le monde extérieur et
les forces de la nature, et enfin les luttes de l'homme contre l'homme. Face à

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l’incompréhension que suscitent ces phénomènes, face au sentiment que
l’homme a de sa propre faiblesse, l’appel à des forces surnaturelles plus
puissantes que lui apparaît comme un exutoire. La question de la mort est donc
ici centrale. Sans doute le culte le plus ancien, racine du sentiment religieux de
l'homme, n’est autre que le culte des morts. Les préhistoriens considèrent
généralement que l’esprit religieux est apparu avec les premières sépultures,
qui dateraient d’environ 100 000 ans avant notre ère pour celles qui sont
unanimement reconnues comme telles, et de 300 000 ans pour les plus
anciennes mais qui font l’objet de débats. Fondamentalement, quelle est la
signification de la sépulture ? Avant tout elle consiste en une marque ou un
symbole (inscription, pierre, croix…) attestant qu’en ce lieu (un tombeau où
tous les ossements sont présents, associé à des traces de rituel funéraire) après
ou malgré la mort, une existence, une âme ou un esprit distinct du corps
subsiste, demande à être accompagné dans un « au-delà » mais reste
disponible pour intervenir, moyennant un rituel, dans la vie des vivants (pour
une guérison, par exemple). Mais plus largement, l’appel aux forces magiques
est également mis en œuvre pour favoriser la fécondité (statuettes votives) ou
la chasse (peintures pariétales). Dans tous les cas, la religion, ou ses formes
élémentaires, apparait comme l'un des moyens les plus importants et les mieux
caractérisés pour le maintien des valeurs vitales. Plus tard, elle sera mise en
œuvre dans tout ce qui touche à la recherche d’une longue vie, du succès et du
bonheur.
Mais dès que le phénomène déborde ces dimensions purement subjectives,
lorsqu'une croyance ne se limite plus à sa réalité psychologique mais s'installe
durablement et prend la forme d'un culte collectif voué à une entité
surnaturelle et sacrée, on peut considérer qu'une religion existe. Socialement,
le mode d'existence de la religion consiste à instituer des rites et des règles au
sein d’une communauté structurée appelée une Eglise, de sorte que l’on peut
dire qu’il n’y a pas de religion au sens strict sans Eglise. C’est ce que montre ici
Durkheim :

« Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une


collectivité déterminée qui fait profession d'y adhérer et de pratiquer les rites
qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel,
par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et

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elles en font l'unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux
autres, par cela seul qu'ils ont une foi commune.
Une société dont les membres sont unis parce qu'ils se représentent de la même
manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu'ils
traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c'est
ce qu'on appelle une Église. Or, nous ne rencontrons pas, dans l'histoire, de
religion sans Église. Tantôt l'Église est étroitement nationale, tantôt elle s'étend
par-delà les frontières ; tantôt elle comprend un peuple tout entier (Rome,
Athènes, le peuple hébreu), tantôt elle n'en comprend qu'une fraction (les
sociétés chrétiennes depuis l'avènement du protestantisme) ; tantôt elle est
dirigée par un corps de prêtres, tantôt elle est à peu près complètement dénuée
de tout organe directeur attitré.
Mais partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un
groupe défini. Même les cultes dits privés, comme le culte domestique ou le
culte corporatif, satisfont à cette condition ; car ils sont toujours célébrés par
une collectivité, la famille ou la corporation. Et d'ailleurs, de même que ces
religions particulières ne sont, le plus souvent, que des formes spéciales d'une
religion plus générale qui embrasse la totalité de la vie, ces Églises restreintes
ne sont, en réalité, que des chapelles dans une Église plus vaste et qui, en raison
même de cette étendue, mérite davantage d'être appelée de ce nom. [...]
En un mot, c'est l'Église dont il est membre qui enseigne à l'individu ce que sont
ces dieux personnels, quel est leur rôle, comment il doit entrer en rapports avec
eux, comment il doit les honorer. [...]
Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système
solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire
séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second
élément qui prend ainsi place dans notre définition n'est pas moins essentiel
que le premier ; car, en montrant que l'idée de religion est inséparable de l'idée
d'Église, il fait pressentir que la religion est une chose éminemment collective. »
(Emile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Le Livre de
Poche, 1991, pp. 103-104.)

Les croyances religieuses et les rites qui en sont solidaires sont celles d’une
collectivité et pas seulement des croyances admises par des individus isolés.

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Elles font l’unité du groupe social en tant que ses membres ont une foi
commune. On appelle Eglise une société dont les membres sont unis par des
croyances communes et traduisent ces croyances communes par des pratiques
identiques (mais pas forcément commune). Eglise vient du grec ekklesia, qui
signifie assemblée. Puisque les croyances religieuses sont toujours partagées et
puisque qu’une Eglise est une société qui n’existe que par des croyances
communes et des pratiques identiques, il en résulte qu’il n’y a pas de religion
sans Eglise. Le terme doit ici être pris en son sens large. Pour le comprendre et
l’admettre, il faut se séparer de la conception de l’Eglise qu’en donne l’Eglise
catholique : pyramidale, monocéphale, universelle, avec un clergé distinct de la
communauté des croyants. Toutes les configurations sont possibles, mais à
chaque fois, la vie religieuse a pour substrat un groupe défini.

Faire de la religion un fait social en tant qu’Eglise, c’est établir un lien précis
entre religions et individus. Une religion n’assemble pas après coup des
individus qui partagent dès l’origine les mêmes croyances et les mêmes
pratiques. En tant que fait social, la communauté religieuse précède et
détermine dans la vie de chacun ses croyances et pratiques. C’est en tant que
membre de la communauté que les individus deviennent des membres de la
communauté religieuse. L’appartenance précède l’adhésion et la pratique. On a
la religion de ses parents. Ou plutôt devenir membre de la communauté passe
par l’entrée dans la communauté religieuse.

Cette approche sociologique indique que l’adhésion et les pratiques religieuses


sont déterminées et non pas libres et qu’elles le sont par des processus
sociaux, par nature étrangers à l’objet des croyances, au divin. Je crois en Dieu
non pas parce que Dieu existe, mais parce que je suis né parmi des croyants
ayant une religion déterminée. Cette thèse se rapproche de la définition qu’on
peut donner de la religion par la double étymologie du mot religion.
« Relegere » : recueillir, rassembler. La religion rassemble les hommes entre
eux. « Religare » : relier. Relier l’homme à Dieu. La thèse de Durkheim consiste
à dire que la communauté des croyants détermine la forme prise par le rapport
à l’absolu, à Dieu.

La définition qu’il donne de la religion, c’est-à-dire le fait qu’il n’existe pas de


religion sans Eglise, que la religion est un fait social, ne contredit pas ce qui

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avait été dit à propos de la religiosité. Au contraire, puisque Durkheim intègre
le sacré dans sa définition. Il y ajoute un élément : l’interdit ou tabou, qui est le
contraire du sacré : ce qu’il ne faut pas toucher ou faire précisément parce que
cela serait sacrilège. Cette définition, en outre, permet de distinguer la religion
ou le fait religieux en tant que tels des formes de religiosité qui sacralisent
d’autres objets que ceux qui le sont par les religions : en effet, il ne se forme
pas d’Eglise à partir de la sacralisation de la vie, du progrès ou de la justice. Ce
qui signifie que ce qui définit une religion, ce n’est pas seulement le sacré, mais
le caractère collectif des croyances et des pratiques, c’est-à-dire en somme
l’existence d’un culte ritualisé, codifié, commun et/ou collectif. Ce qui fait la
religion, c’est l’existence, à partir du sacré et d’un absolu, de la pratique
religieuse, de cérémonies, de rites, les prières, de pèlerinages… La religion,
c’est le culte.

II- La religion comme phénomène subjectif : foi et raison

Mais la religion ne se réduit pas à un ensemble de pratiques collectives et ne


découle pas exclusivement, pour certains pas du tout, d’une causalité d’ordre
sociologique. Elle est aussi et peut-être surtout un phénomène subjectivement,
intimement, profondément vécu par le sujet, sur le mode d’une expérience
métaphysique, en réponse à un besoin du même ordre. Cette dimension de la
vie religieuse implique une analyse de la place respective de la raison et de la
foi au sein du sujet. Si cette question a fait l’objet de multiples réflexions au
cours de l’histoire des idées, nous nous bornerons ici à n’aborder que l’une
d’entre-elles, parmi les plus symboliques peut-être, celle de Pascal.

Si Pascal est indiscutablement un très grand philosophe, il se veut d’abord et


avant tout un apologiste. L’apologétique chrétienne est la partie de la théologie
qui a pour but d’analyser méthodiquement tout ce qui touche à la crédibilité de
la foi chrétienne de façon à proposer les arguments qui prétendent prouver
qu’il est raisonnable de croire à la révélation divine, fondement de la foi
chrétienne. Le livre le plus célèbre de Pascal, les Pensées, est en fait la
compilation de notes préparatoires à un livre que la mort l’a empêché d’écrire,
et qui devait s’intituler Apologie de la religion chrétienne.

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Pour Pascal, « se convertir » a un sens différent de celui du langage courant.
Cela ne se limite pas à passer du stade de l’incroyance à celui de la croyance.
Cela peut aussi concerner le passage d’un stade de chrétien sociologique à une
vie structurée par la pensée chrétienne. Un véritable chrétien doit selon lui
consacrer tous ses efforts à obtenir la grâce. Il doit avoir conscience qu’il n’est
rien devant Dieu. Toute sa vie doit être structurée selon les exigences du
christianisme : à chacune de ses deux conversions successives, Pascal semble
toujours plus soucieux de son salut et d’intégrer davantage le christianisme.
Une fois converti, Pascal cherche également la conversion d’autrui.

Au sens premier, une « apologie » est un discours visant à défendre une


personne contre une accusation. Une apologie de la religion va la défendre
contre les attaques qui lui ont adressées, dans le but de convertir. Elle va donc
se baser non seulement sur une argumentation développée, mais également
sur des moyens rhétoriques. La rhétorique suppose une adaptation selon
l’auditoire : Pascal désire s’adresser aux gens du monde, nobles ou bourgeois,
incroyants ou croyants « tièdes », qu’il connaît bien pour les avoir beaucoup
fréquentés.

L’apologie devait tout d’abord décrire pourquoi l’Homme est misérable sans
Dieu, par la faiblesse de sa raison et la suprématie de son imagination, par un
bonheur rendu impossible et une mort certaine. Puis désigner la contradiction
dans l’Homme puisqu’il est par ailleurs d’une inexplicable grandeur. Il pense,
désire le bonheur et veut atteindre la vérité. Il fallait ensuite expliquer et
surmonter cette contradiction. Pour Pascal, les philosophes ne peuvent
parvenir à résoudre cette difficulté car la simple raison est impuissante. Mais la
religion chrétienne le peut, grâce au dogme du pêché originel : l’Homme a failli.
Il garde des traces partielles de sa nature première, qui était la perfection.
Cette idée apporte l’espoir de la rédemption, d’une grâce possible de Dieu.

Il y a donc à la fois une misère et une grandeur de l’homme. Car qu’est-ce que
l’homme? Pascal nous le montre marchant entre deux abîmes: l’infiniment
grand et l’infiniment petit. L’homme apparaît ainsi comme «un milieu entre rien
et tout», perdu dans l’univers infini que nous dévoile la science de ce XVIIème
siècle. Cet univers est désenchanté. «Son centre est partout et sa circonférence
nulle part» (Pascal, Pensées, 1670, Brunschvicg 72).

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« Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine
majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette
éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que
la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et
qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate
à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais
si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre; elle se lassera plutôt de
concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait
imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous
avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous
n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère
dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand
caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se
perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est;
qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de
ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la
terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un
homme dans l'infini ? (…) Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-
même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée,
entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces
merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus
disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. Car
enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un
tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de
comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui
invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de
voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. » (Ibid.)

L’homme est de toutes parts dépassé par la puissance énorme de la nature. Sa


faiblesse est immense, ses sens sont limités, son corps est infirme. Il erre sur un
milieu vaste, «toujours incertain et flottant», sans trouver de stabilité. Mais
l’homme pense. C’est là sa grandeur.

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau
pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur,

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une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme
serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et
l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever
et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc
à bien penser : voilà le principe de la morale.
Roseau pensant. — Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité,
mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant
des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un
point ; par la pensée, je le comprends. » (Pascal, Pensées, 1670, Brunschvicg
347 et 348).

Si la pensée nous distingue, nous ne devons pas en tirer vanité, car notre
intelligence est faible. Aussi, bien penser, c’est d’abord regarder en face notre
impuissance. Préjugés, illusions, principes incertains, fragilité des preuves ; le
scepticisme en un sens a raison: ce que nous savons le mieux, c’est que nous ne
savons rien. Pourtant, combien est grande notre vanité, nous qui faisons bien
souvent de notre moi le centre du monde. Se faisant le centre de tout, ce moi
est injuste, donc « haïssable » (Brunschvicg 455). Qui plus est, à bien y réfléchir,
ce moi est parfaitement insaisissable.

« Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ;
car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause
de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans
tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon
jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces
qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le
corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces
qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car
aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques
qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux
qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que
pour des qualités empruntées. » (Pascal, Pensées, 1670, Brunschvicg 323).

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Jetés dans un coin de l’univers, nous sommes dans la situation de quelqu’un qui
se réveillerait sur une île déserte sans savoir ni où il est, ni comment il y est
arrivé, ni pourquoi il s’y trouve. Nous n’avons qu’une certitude: notre mort; un
seul désir: être heureux. Tout le reste n’est que ténèbres. L’univers est muet
pour notre cœur; la science n’a rien à dire qui puisse nous consoler.
Dépendance, abandon, néant, voilà la condition de l’homme. Voilà ce qu’il ne
peut manquer de voir, s’il n’est occupé à rien. C’est pourquoi les hommes
n’aiment guère l’inaction: ils y sentent leur vide, et risquent de céder au
désespoir. Plutôt que de contempler cet abîme angoissant, les hommes
préfèrent s’en détourner: ils cherchent du divertissement.

D’où l’incessant «remuement» des hommes, les affaires, les passions, les
guerres, les charges, tous ces tracas qui les détournent de penser à leur
condition. Les hommes se dupent eux-mêmes, disant chercher le repos quand
ils cherchent l’agitation. Ce n’est pas la prise qui compte à la chasse, mais la
poursuite. «Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des
choses». L’homme est un vide infini que « l’Infini » seul pourrait combler. Le
repos est bien notre fin, mais nous le cherchons là où nous ne pourrons jamais
le trouver: dans les biens terrestres. Ne voulant pas l’avouer, nous préférons
poursuivre indéfiniment notre course, qui nous détourne des vraies questions.
Ceux qui s’arrêtent n’ont qu’une alternative: le désespoir ou la conversion au
« vrai Dieu ».

Si notre intelligence est faible, notre soif de vérité est réelle. Il ne faut donc pas
tomber dans le désespoir des sceptiques, qui renoncent trop vite à la vérité.
Nous devons avoir conscience à la fois de notre destination et de notre
impuissance. Notre nature est en effet gâtée, corrompue. Alors que nous
sommes faits pour la vérité, pour l’amour, nous sommes en proie à l’obscurité,
à l’orgueil, à la concupiscence. L’amour-propre nous dévore: sa nature est de
n’aimer que soi, de vouloir être aimé de tous. Quant à la concupiscence elle est
l’attachement démesuré aux biens terrestres: la chair, l’argent, le pouvoir.
Notre meilleure volonté elle-même ne peut extirper ces passions qui font notre
malheur.

Notre unique chance de salut réside donc pour Pascal dans la foi. La vraie voie
est la foi du cœur, qui est le mouvement même d’amour qui nous porte vers

13
Dieu. Le cœur n’est pas une vague sentimentalité, mais la partie la plus intime
de notre être. Il s’oppose aux démonstrations mais pas à l’intelligence. La
raison n’est pas contredite par lui mais dépassée. Rien ne sert de chercher à
élaborer, comme l’a fait Descartes, des « preuves de l’existence de Dieu ». Les
preuves rationnelles sont inefficaces avec les athées, inutiles aux croyants. De
toute façon, elles ne donnent pas la charité et la conversion intérieure, qui sont
l’essentiel de la religion selon Pascal.

Tous ces éléments ouvrent sur une clarification du rapport entre raison et foi
chez Pascal :

« 253. - Deux excès: exclure la raison, n'admettre que la raison.


257. - Il n'y a que trois sortes de personnes: les unes qui servent Dieu, l'ayant
trouvé; les autres qui s'emploient à le chercher, ne l'ayant pas trouvé; les autres
qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et
heureux, les derniers sont fous et malheureux, ceux du milieu sont malheureux
et raisonnables.
267. - La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité
de choses qui la surpassent; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître
cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?
277. - Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point; on le sait en mille
choses. Je dis que le cœur aime l'être universel naturellement, et soi-même
naturellement selon qu'il s'y adonne; et il se durcit contre l'un ou l'autre à son
choix. Vous avez rejeté l'un et conservé l'autre: est-ce par raison que vous vous
aimez ?
278. - C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi:
Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Brunschvicg)

Voilà qui fait surgir deux termes, deux facultés en compétition vis-à-vis de
Dieu : le cœur et la raison. On risque de croire que raison et foi sont sur le
même plan, alors qu’il y a une hétérogénéité de nature entre elles. La foi est
l’état de l’âme de quelqu’un qui se serait rendu sensible à Dieu ou qui aurait
été rendu sensible à Dieu par Dieu lui-même – ce qu’il est convenu d’appeler la
grâce. Elle est l’état de quelqu’un qui aurait incliné son cœur à croire ou dont le
cœur aurait été incliné vers Dieu par Dieu lui-même. C’est Dieu qui se rend
sensible au cœur plutôt que le cœur qui se rendrait naturellement sensible à

14
Dieu. Le cœur est une puissance qui, aussi bien, est capable de la vérité la plus
haute en même temps que de ce qui nous la fait haïr – « le cœur humain est
plein d’ordures ».

La foi est de l’ordre de la sensibilité, du sentiment, du « sentement ». En ce


sens la foi est tout sauf un demi-savoir, une opinion, une croyance. Elle est
plutôt expérience d’une certitude totale qui occupe l’âme entière. On peut
alors définir la foi comme sentiment de Dieu. La foi nous fait sentir Dieu et nous
fait sentir comme Dieu. Abolition ou hypertrophie du moi, cette expérience est
la conséquence de la conversion en même temps que sa cause décisive.

Régénéré, selon Pascal, par la grâce de Dieu, le moi de l’homme nouveau


s’ouvre à la charité. C’est là un troisième ordre de réalité au-dessus de l’esprit
et des corps. L’amour évangélique, qui est don de soi, qui rend capable d’aimer
quelqu’un indépendamment de ses qualités, est proprement surnaturel. Le
Dieu chrétien n’est pas le calculateur céleste de Leibniz ou le garant des vérités
éternelles de Descartes; il est le vrai Dieu d’Amour, le «Dieu d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob, non des philosophes et des savants» (Pascal, Mémorial, 1654). La
religion chrétienne est, pour Pascal, la seule conforme aux contradictions
humaines parce qu’elle nous enseigne à la fois notre corruption et notre
rédemption. Lavant notre faute, régénérant notre nature, la grâce du Christ
nous rouvre la voie vers la béatitude éternelle.

Mais ce discours est-il propre à convaincre les athées ? Peut-il avoir une
efficacité sur celui qui n’écoute que sa raison ? Pour essayer de convaincre les
athées libres-penseurs, adeptes du jeu, Pascal a imaginé un pari. La vie est
comme un jeu. Personne ne peut être indifférent à sa destinée. Or, sur ce
point, croire ou ne pas croire n’est pas indifférent. Que faire? De deux choses
l’une: soit vous pariez pour l’existence de Dieu, auquel cas vous devrez vivre
conformément à sa Loi, soit vous pariez contre. À chaque fois vous misez votre
vie terrestre. Si Dieu existe: vous gagnez la vie éternelle dans un cas, la
damnation dans l’autre. S’il n’existe pas, vous ne perdez qu’un bien fini: une vie
de plaisirs terrestres. Le choix est facile: si petite soit la chance que Dieu existe,
on ne peut risquer la damnation éternelle et manquer la béatitude infinie. Il
faut donc parier que Dieu existe. Ainsi la raison la plus calculatrice dispose-t-
elle à la conversion. Mais ce n’est là qu’un moyen adapté aux libertins.

15
On voit donc que le discours de Pascal rend très sensible la dimension
intimement vécue de la religion et redonne toute son importance au « Dieu des
croyants » par opposition au « Dieu des philosophes » tel qu’on le trouve chez
les métaphysiciens et savants de son époque. Pour autant, est-il susceptible de
convaincre d’autres que ceux qui sont déjà convaincus ? Ne suppose-t-il pas
déjà admis ce qui justement est recherché ? Est-il autre chose qu’une
rationalisation rétrospective d’une foi initiale par essence irrationnelle ? Ne
peut-on avoir quelques réserves à l’égard de cette dévalorisation systématique
de l’homme ? L’angoisse métaphysique face à un monde vide de sens ne peut-
elle recevoir d’autres réponses ? Quel est donc ce Dieu auquel Pascal ne cesse
de nous renvoyer, pour lequel il faudrait renoncer à toute vie terrestre, mais
dont les conceptions sont infiniment variables selon les époques, les cultures,
les Eglises, les courants, les penseurs ? Penser que le seul « vrai » Dieu est
« mon » Dieu peut-il relever d’autre chose que de l’ethnocentrisme le plus
plat ?

III- Les critiques de la religion

Les discours critiques à l’égard de la religion, de la foi ou de l’idée de Dieu(x)


remontent à l’Antiquité (Epicure, Lucrèce) et on les retrouve de loin en loin
tout au long de l’histoire des idées, avec parfois bien sûr de longues périodes
telles que le Moyen-âge où ils relèvent de l’inexprimable, voire de
l’impensable, bien que des contestations du dogme officiel y soient présentes.
L’humanisme de la Renaissance, les libertins du XVIIème, divers philosophes
aux XVIIème et XVIIIème siècles (Spinoza, les empiristes, Kant, Voltaire,
Diderot et plusieurs Encyclopédistes, etc.), les avancées de la science,
nombreux sont les facteurs qui conduiront vers la critique athée radicale de la
religion telle qu’elle explosera au XIXème sous la forme de ce qu’on appellera
les « philosophies du soupçon ». On peut considérer Ludwig Feuerbach comme
l’initiateur de ce courant, essentiellement représenté par Nietzsche, Freud et
Marx. Pour ces auteurs, il ne s’agit pas d’entrer dans le débat sur l’existence de
Dieu : la question est réglée. L’important est d’analyser les causes de l’illusion
religieuse.

Pour Ludwig Feuerbach, par exemple, Dieu est une fabrication humaine, il est
une illusion, un produit de l’imagination, un palliatif au déficit existentiel de

16
l’homme. La foi religieuse serait donc une pure aliénation de l’homme qui
projette ses qualités absolutisées sur Dieu. À la différence des animaux,
l'homme a une vie intérieure et a conscience de faire partie d'une espèce.
L'homme, pour Feuerbach, se définit par la raison (qui permet la pensée), la
volonté (permettant l'action) et l'amour (fondement de la vie en commun).
« L'homme existe pour connaître, pour aimer, pour vouloir ». Mais l'homme se
rend compte du caractère fini de ces aptitudes et comprend qu'il est incapable
de réaliser par ses propres moyens le vrai, le bien et l'amour. Il va donc projeter
ces attributs humains hors de lui et les transférer à un être supérieur qu'il
appelle Dieu. Selon Feuerbach, la religion n’est donc qu’une manière pour
l’homme de se rapporter à lui-même. Car Dieu, c’est l’essence de l’homme
projetée à l’extérieur d’elle-même et idéalisée. « L’être absolu, le Dieu de
l’homme est sa propre essence. La puissance que l’objet exerce sur lui est donc
la puissance de sa propre essence. » (Feuerbach, L’essence du christianisme,
1841, Maspero, p85). Etre humaniste pour lui, c’est finalement dessiller les
yeux de l’homme et l’affranchir de son aveuglement.

« L’objet de l’homme n’est rien d’autre que son essence objective elle-même.
Telle est la pensée de l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de
valeur possède l’homme, autant et pas plus, son Dieu. La conscience de Dieu est
la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance
de soi de l’homme. A partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à
partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un. Ce que Dieu est pour
l’homme, c’est son esprit, son âme, et ce qui est le propre de l’esprit humain,
son âme, son cœur, c’est cela son Dieu : Dieu est l’intériorité manifeste, le soi
exprimé de l’homme ; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés
de l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de
ses secrets d’amour. Mais si la religion, consciente de Dieu, est désignée comme
étant la conscience de soi de l’homme, cela ne peut signifier que l’homme
religieux a directement conscience du fait que sa conscience de Dieu est la
conscience de soi de son essence, puisque c’est la carence de cette conscience
qui précisément fonde l’essence particulière de la religion. Pour écarter ce
malentendu, il vaut mieux dire : la religion est la première conscience de soi de
l’homme, mais indirecte. Partout, par suite, la religion précède la philosophie,
aussi bien dans l’histoire de l’humanité que dans l’histoire de l’individu.
L’homme déplace d’abord à l’extérieur de soi sa propre essence avant de la
17
trouver en lui. La religion est l’essence infantile de l’humanité » (Ibid. pp 129-
130).

Marx est un héritier critique de Feuerbach. Pour lui, ce dernier a mené une
lutte légitime contre la religion mais s’en est tenu à une critique purement
intellectuelle, et n’est donc pas sorti d’une approche idéaliste. C’est pourquoi
Marx écrit, dans la première des fameuses Thèses sur Feuerbach :

« I. Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes - y


compris celui de Feuerbach - est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y
sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité
humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui
explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au
matérialisme, - mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît
naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des
objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne
considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est
pourquoi dans L'Essence du christianisme, il ne considère comme
authentiquement humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est
saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il
ne comprend pas l'importance de l'activité " révolutionnaire ", de l'activité "
pratique-critique ". » (Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845).

Puis il ajoute : « IV. Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme
étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de
représentation, et un monde temporel. Son travail consiste à résoudre le monde
religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli,
le principal reste encore à faire (…) », avant de terminer par cette célèbre
formule : « XI. Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes
manières, ce qui importe c'est de le transformer. »

L’originalité de cette approche matérialiste et révolutionnaire de la religion est


de montrer que celle-ci n’est pas à appréhender comme phénomène
intellectuel isolé mais comme la manifestation, le symptôme de rapports de
forces pratiques au sein de la société, et que la critique de la religion ne saurait

18
être pensée que comme l’une des dimensions d’un combat beaucoup plus
général, concret et radical. D’où ce texte fameux :

« La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans


cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle
est l’opium du peuple.
Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son
bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il
renonce à une situation qui a besoin d’illusion. La critique de la religion est
donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est
l’auréole.
La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient,
non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais
pour qu’il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion
détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité
comme un homme désillusionné parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite
autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil
illusoire qui gravite autour de l’homme en tant que l’homme ne gravite pas
autour de lui-même.
C’est donc la tâche de l’histoire, après la disparition de l’Au-delà de la vérité,
d’établir la vérité de ce monde-ci. C’est en premier lieu la tâche de la
philosophie, qui est au service de l’histoire, une fois démasquée la forme sacrée
de l’auto-aliénation de l’homme, de démasquer l’auto-aliénation dans ses
formes non sacrées. La critique du ciel se transforme par là en critique de la
terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en
critique de la politique ». (Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie
du droit de Hegel, 1844, Editions Sociales, 1975, p197).

En une autre approche, fort différente mais pas nécessairement incompatible,


Freud, le père de la psychanalyse, va rechercher dans les tréfonds de la
psychologie humaine les ressorts ultimes du phénomène religieux. Que peut
nous apprendre la psychanalyse à propos de la croyance religieuse ? La
psychanalyse, on le sait, repose sur le principe de la pulsionnalité fondamentale
de l'homme ; l'homme, dont l'inconscient est constitué de motions
pulsionnelles refoulées, est un être de désir avant qu'il n'ait à s'efforcer de
construire en lui, par un effort d'éducation et de culture, le système de la
19
raison. Mais, quels que soient les progrès de la rationalité dans la civilisation
humaine, l'emprise du désir subsiste chez l'être humain toute sa vie, comme en
témoignent la rémanence des rêves, ou l'insistance des symptômes. Or le désir
se caractérise par le pouvoir de susciter des illusions, c'est-à-dire des
représentations ayant pour fonction de le satisfaire, et de lui éviter ainsi la
rencontre périlleuse avec le principe de réalité. Il appartient donc au
psychanalyste de retracer la genèse des différentes illusions dont se nourrit
l'homme, pour en exhiber l'origine inconsciente.

Pour autant, il ne s’agit pas seulement de décrire et d’analyser. La religion


représente en effet, aux yeux de Freud, un danger incomparablement plus
grand pour le progrès de la connaissance scientifique et l'avancée de la science
dans l'élucidation des lois fondamentales qui régissent l'univers, que l'art, ou la
philosophie. Telle est sans doute la raison pour laquelle l'illusion religieuse est
si souvent dénoncée par Freud, dans un grand nombre de textes.

Mais pointer le danger ne suffit guère à en comprendre l'essence, et l'efficace ;


si la religion est un phénomène d'illusion, comment comprendre son succès ?
Comment comprendre qu'elle s'est maintenue depuis des millénaires, qu'elle
constitue une structure universelle de toutes les sociétés humaines sans
exception, et qu'elle résiste même à l'avancée des sciences et à la poussée du
rationalisme à l'époque moderne ? Freud soupçonne très vite que cette force
de la religion doit s'expliquer par des phénomènes inconscients, mais aussi
qu'elle apporte aux hommes ce qu'ils attendent, y compris au plan conscient,
dans leur recherche de sens : "pour bien se représenter le rôle immense de la
religion, explique ainsi Freud, il faut envisager tout ce qu'elle entreprend de
donner aux hommes : elle les éclaire sur l'origine et la formation de l'univers,
leur assure, au milieu des vicissitudes de l'existence, la protection divine et la
béatitude finale, enfin elle règle leurs opinions et leurs actes en appuyant ses
prescriptions de toute son autorité."(Freud, Nouvelles conférences sur la
psychanalyse, 1915, p. 212-213).

Le point essentiel, de nature à éclairer l'essence profonde du phénomène


religieux et à expliquer sa remarquable permanence à travers les âges, réside
dans son caractère de dérivation de désirs archaïques issus en droite ligne de la
prime enfance. Freud illustre ainsi cette thèse :

20
« Ces idées, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de
l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la
réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de
l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons
déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin
d’être protégé –protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la
reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme
s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse
humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne
bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers
assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées
dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par
une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront.
Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces
énigmes : la genèse de l’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel,
s’élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c’est un formidable
allègement pour l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés
du complexe paternel –conflits jamais entièrement résolus -, lui être pour ainsi
dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.

Quand je dis : tout cela ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce
terme. Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas
non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la
vermine serait engendrée par l’ordure –opinion qui est encore celle du peuple
ignorant -, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération
antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès 1, aurait été la conséquence
d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que
c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir
trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait
cette erreur est manifeste ». (Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion (1927), Ed.
PUF, Coll. Quadrige, 1993, pp 43-44).

1 : Nom ancien de la syphilis

Nous touchons ici à l'une des propositions fondamentales de l'interprétation


psychanalytique du phénomène religieux : la religion est incompréhensible, si

21
l'on ne se réfère pas à la situation infantile de détresse et à la relation
ambivalente que nourrit le petit enfant à l'égard de son père. C'est en effet un
point essentiel, aux yeux de Freud, et qui revient comme un leitmotiv dans ses
différentes analyses du phénomène religieux : la religion est
fondamentalement en rapport avec l'instance paternelle : "mais de l'examen
psychanalytique de l'individu, écrit-il, il ressort avec une évidence particulière
que le dieu de chacun est l'image de son père, que l'attitude personnelle de
chacun à l'égard du dieu dépend de son attitude à l'égard de son père charnel,
varie et se transforme avec cette attitude et que le dieu n'est au fond qu'un père
d'une dignité plus élevée. " (Freud, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot,
1966, p. 169). Dieu n'est jamais que le père réel, connu pendant l'enfance, et
idéalisé.

Comme l'explique bien Freud, " ayant tôt reconnu que son père n'avait qu'un
pouvoir très restreint et n'était pas l'être en tout supérieur d'abord imaginé, il
revient à l'image ancienne du père tant surestimé, image qui est restée gravée
dans sa mémoire, et il en fait une divinité qu'il situe dans le présent et dans la
réalité. La puissance affective du souvenir, la soif de se sentir encore protégé
motivent, de concert, la foi." (Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit. p. 215).

Dans la mesure même où l'adulte reste, au plus profond de lui-même, l'enfant


qu'il a été jadis, en proie aux mêmes craintes et à la même angoisse, la religion
lui apparaît comme un secours et une aide précieuse dans la confrontation
avec les difficultés de l'existence. Telle est la fonction de consolation de
l'illusion religieuse, en tant qu'elle aide le croyant à affronter les épreuves que
le non-croyant doit assumer seul. Comme le note Freud, "La psychanalyse nous
a appris à reconnaître le lien intime unissant le complexe paternel à la croyance
en Dieu, elle nous a montré que le dieu personnel n'est rien autre chose,
psychologiquement, qu'un père transfiguré ; elle nous fait voir tous les jours
comment des jeunes gens perdent la foi au moment même où le prestige de
l'autorité paternelle pour eux s'écroule. Ainsi nous retrouvons dans le complexe
parental la racine de la nécessité religieuse. Dieu juste et tout-puissant, la
Nature bienveillante, nous apparaissent comme des sublimations grandioses du
père et de la mère, mieux, comme des rénovations et des reconstructions des
premières perceptions de l'enfance. La religiosité est en rapport biologiquement
avec le long dénuement et le continuel besoin d'assistance du petit enfant

22
humain ; lorsque plus tard l'adulte reconnaît son abandon réel et sa faiblesse
devant les grandes forces de la vie, il se retrouve dans une situation semblable à
celle de son enfance et il cherche alors à démentir cette situation sans espoir en
ressuscitant, par la voie de la régression, les puissances qui protégeaient son
enfance. La protection que la religion offre aux croyants contre la névrose
s'explique ainsi : elle les décharge du complexe parental, auquel est attaché le
sentiment de culpabilité aussi bien de l'individu que de toute l'humanité, et elle
le résout pour eux, tandis que l'incroyant reste seul en face de cette tâche."
(Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, "Idées", 1977, p.
124-125.)

Faut-il pour autant voir dans le phénomène religieux une fatalité ? Pour Freud,
la réponse est clairement négative. Par la science, par l’avancée de la pensée
rationnelle, par l’extension des pouvoirs de l’homme, celui-ci doit pouvoir sortir
de la perception infantile de la réalité :
« Que l'on réfléchisse à la situation présente, impossible à méconnaître. Nous
avons entendu l'aveu que la religion n'a plus sur les hommes la même influence
que jadis (il s'agit ici de la culture euro-chrétienne). Cela, non parce que ses
promesses sont devenues plus modestes, mais parce qu'elles apparaissent aux
hommes moins crédibles. Reconnaissons que la raison de cette transformation
est le renforcement de l'esprit scientifique dans les couches supérieures de la
société humaine. Ce n'est pas la seule. La critique a entamé la force probante
des documents religieux, les sciences de la nature ont montré les erreurs qu'ils
contenaient, la recherche comparative a été frappée par la similitude fatale
entre les représentations religieuses que nous révérons et les productions de
l'esprit des époques et peuples primitifs. » (Sigmund Freud, L’avenir d’une
illusion, op.cit. p39).

Conclusion

On peut noter un indiscutable affaiblissement de la fonction théorique, de la


fonction politique et de la fonction morale de la religion.

23
D’une part, pour répondre à bien des questions qu’il se pose, l’homme ne se
tourne plus vers la religion, mais vers la science. Les résultats de la science ont
fini par discréditer bien des aspects de la religion. Si la science ne répond
effectivement pas à toutes nos questions, la philosophie a développé toute une
série d’approches au moins laïques, au plus athées. Et l’homme accepte mieux
aujourd’hui de n’avoir pas de réponses à toutes ses questions, ou en arrive au
constat que certaines de ces questions sont mal posées, ou s’accommode
d’une bonne dose de scepticisme, y compris à l’égard de la science. Des
dogmes tels que la résurrection du Christ, la virginité de Marie, les miracles ou
la transsubstantiation ont aujourd’hui perdu toute crédibilité auprès d’une
population moins sensible au merveilleux.

D’autre part, l’homme n’a plus besoin de la religion, ni sur le plan politique, ni
sur le plan moral. Dans les démocraties représentatives modernes (dont il
convient néanmoins de ne pas généraliser abusivement la situation), le pouvoir
politique ne dépend plus de la religion : sa légitimité ne vient plus de Dieu, mais
du peuple. Du fait des tensions qu’elle peut alimenter au sein de la société
civile et des différentes lois laïques, la religion tend à devenir une affaire
seulement privée : elle n’a plus pour rôle de fonder le lien social. Les sociétés
modernes sont très largement sécularisées. Comme l’écrit Durkheim, « s’il est
une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse
une portion de plus en plus petite de la vie sociale » (De la division du travail
social, 1893). Les nombreux crimes commis au nom de la religion accentuent le
discrédit qui pèse sur elle. De même, sur le plan moral, le rôle de la religion est
de plus en plus faible : les hommes, et y compris ceux qui se réclament d’une
religion, laissent de moins en moins la religion leur dicter ce qu’ils doivent faire.
On peut concevoir une morale sans fondement religieux. Depuis Kant au moins,
avec des prolongements jusque chez Sartre et au-delà, c’est la raison, et non
plus Dieu, qui définit désormais le bien, qui énonce le devoir moral.

L’espoir d’une libération à l’égard de la religion est nourri par Marx. Comme la
religion est un produit de la société, pour la faire disparaître, il faut changer la
société, et en particulier, les rapports économiques et sociaux qui la
structurent. « La vie sociale (…) ne sera dégagée du nuage mystique [de la
religion] qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes
librement associés, agissant consciemment et maitres de leur propre
mouvement social » (Marx, Le capital, 1872, Livre I, tome 1, section 1). En
d’autres termes, une profonde transformation de la structure socio-
économique de la société pourrait permettre de se passer de religion en
asséchant à la source le besoin que l’homme en a eu jusqu’alors.

24
Reste la fonction psychologique. Selon Freud, l’homme n’est pas par nature un
être religieux : il peut vivre sans religion ; tout dépend de l’éducation qu’il
reçoit. Dans le chapitre IX de L’avenir d’une illusion, Freud envisage une
disparation prochaine de la religion : l’humanité peut guérir de sa névrose et
apprendre à vivre de manière autonome, en acceptant sa finitude, et sa place
dans le monde, aussi difficile cela soit-il à première vue. La psychanalyse
pourrait contribuer à une telle libération.

Est-ce pour autant que nous pourrions nous passer de toute croyance ? Comme
nous le montrions au début, si l’on entend par là le fait de penser et d’agir sans
avoir des preuves formelles ou l’appui de raisonnement parfaitement
structurés, la réponse est clairement négative. Mais ce n’est pas pour autant
que nous pouvons en déduire l’existence d’une nature intrinsèquement
religieuse de l’homme car ce serait méconnaître la distinction radicale entre
une conviction subjective (croire en la démocratie) et l’affirmation de
l’existence d’un être transcendant ou surnaturel (croire en Dieu).

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