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LA RELIGION

I – LES CROYANCES RELIGIEUSES

1) Etymologie

Le terme religion provient de différents mots latins :


-religare ; lier, attacher.
-religere ; rassembler.
Ainsi, il fait référence à un phénomène qui unit des hommes entre eux ( dimension horizontale,
sociale, éthique) et à une instance supérieure ( dimension verticale, subjective et mystique). La
religion suppose un lien social et une attitude morale, la foi sentiment personnel.
-religio ; scrupules, respect, crainte, croyance, culte.

Définition : La religion est un système de croyances et de pratiques, qui, dans le respect et la


vénération, relie des hommes entre eux et avec une instance non sensible, et donne un sens à
l’existence humaine.

2) Le contenu des croyances

Un Dieu éternel et créateur, une divinité toute puissante surnaturelle, mais le bouddhisme est une
religion sans Dieu (le bouddha, c’est l’Eveillé). De là, on peut distinguer plusieurs catégories
d’homme : le croyant, le païen, l’athée, l’agnostique.

Les dogmes : cela renvoie à quelque chose qui apparaît incompréhensible à la raison ; ils désignent
les positions d’une doctrine religieuse généralement fondée sur un livre saint. Pour le catholicisme
par exemple, les dogmes ont deux sources : l’Ecriture Sainte et l’autorité de l’Eglise. Ce sont encore
des points de doctrine admis sans critique et ceci s’oppose à la démarche philosophique
puisqu’elle repose sur la pensée critique.

L’au-delà : les croyances religieuses portent sur l’existence de deux mondes ; une réalité
perceptible, un ensemble de phénomènes que la science étudie, observe, analyse et l’existence d’un
autre monde, invisible appelé au-delà, ce monde n’est pas perceptible mais peut se révéler ; dans les
religions monothéistes, on appelle prophète celui à qui Dieu s’est révélé.

3) A quoi reconnaît-on une attitude religieuse ?

La prière, c’est une relation verbale avec la divinité. On s’adresse à Dieu pour le vénérer, pour une
demande. Dans le bouddhisme, il y a plutôt la pratique de la méditation.

Les rites sont des pratiques répétitives de sacrifice, offrandes, louanges, passage à un autre stade de
l’existence humaine (baptême, communion, circoncision…)

La délimitation du monde en un domaine sacré et profane : le profane est ce qui est de l’ordre du
quotidien, qui ne fait pas partie des choses sacrées. Le sacré est au contraire ce qui échappe à l’ordre
du quotidien et qui implique respect et précaution rituelle (certains objets de ce monde-ci étant
considérés comme signes ou symboles de l’autre monde). Le sacré est un ensemble de réalités (êtres,
choses, lieux, monuments…), séparés du monde profane ordinaire et dans lesquels se manifeste une
puissance jugée supérieure, que l’on ne peut aborder qu’avec précaution, c’est-à-dire rituellement.
Une organisation institutionnelle ou collective rassemblant dans un lieu de culte les croyants qui
adhèrent à une même « vérité », et une activité sociale régulière mettant en relation les croyants
avec un pouvoir charismatique (les autorités religieuses). Les pratiques religieuses se font
publiquement, en commun, dans un lieu de culte. Elles ont une finalité spirituelle, et elles sont
soumises à des règles (gestes, parole).Elles permettent aussi aux fidèles d’affirmer leur identité.

4) Comment expliquer les croyances religieuses ?

On peut expliquer les croyances par 3 raisons principales :

-L’homme est un être conscient, conscient aussi de sa finitude, de son inachèvement, de son
caractère borné, imparfait et il se forge à partir de là, l’hypothèse d’un être tout puissant, parfait,
éternel, auteur du monde.

-Face à l’inconnu, aux mystères, à la peur de la mort, la religion peut jouer un rôle de refuge, de
réconfort.

-Enfin la science ne pose et ne répond qu’à des questions sur ce qui est observable, mesurable, c’est-
à-dire les phénomènes mais ne s’interroge pas sur le sens de l’existence. La pensée étant illimitée se
pose des questions qui ne peuvent avoir des réponses scientifiques. La religion pourrait alors
apporter des réponses à certaines questions que les hommes se posent.

5) Le problème de Dieu

La religion et la philosophie ne se fondent pas sur les mêmes sources. La religion admet une
révélation (vérité religieuse consignée dans des textes sacrés ou transmise par la tradition orale, et
qui n’est pas remise en cause par le croyant). Dans le Judaïsme, Dieu révèle à Moïse son nom, son
alliance avec le peuple hébreu et ses commandements (décalogue ; la Bible).
La philosophie soumet au contraire toute affirmation à la critique rationnelle.

a) Distinction entre Dieu de la foi chrétienne et le Dieu de certains philosophes des Lumières :

Dieu selon la foi chrétienne :


Il est annoncé par des prophéties dans les Ecritures
Il intervient parmi les hommes pour y accomplir des miracles
Il est prié et considéré comme un père à l’égard de ses enfants
Il fait vivre le fidèle par son amour et sa grâce
Les dogmes qui le concernent sont des mystères inaccessibles à la raison

Aucune de ces caractéristiques du Dieu chrétien ne peut être admise par un philosophe rationaliste
du siècle des Lumières. Celui-ci limitera Dieu à quelques principes métaphysiques :
-Son existence
-Son statut créateur, régulateur du monde ; ex Voltaire, les Cabbales «  L’univers m’embarrasse et je
ne puis songer que cette horloge existe et n’ai point d’horloger ».
On qualifiera cette position de déiste.

b) Les différentes conceptions de Dieu

Conception des religions révélées :


Dieu est avant tout créateur de l’univers. Il est transcendant au monde crée c’est à dire extérieur et
supérieur au monde, source de tout ce qui existe. Il est conçu comme l’être parfait, tout puissant et
bon. C’est un Etre infini et mystérieux qui dépasse notre intelligence limitée de créature.
Conception panthéiste :
Position philosophique ou religieuse qui affirme que Dieu est immanent au monde, confondu avec
lui et donc présent en tout et dans tout, dans chaque élément de la nature. Le panthéisme peut
caractériser les religions animistes mais il peut découler d’une démarche rationnelle. Si Dieu est
infini, il n’a pas pu créer un monde extérieur à lui-même car par définition on ne peut rien ajouter à
l’infini. Spinoza, Ethique ; Deus sive natura : Dieu, c’est-à-dire la Nature.

L’athéisme :
C’est la négation complète de Dieu. L’athéisme implique le matérialisme, théorie selon laquelle la
matière est la réalité fondamentale ; tous les phénomènes naturels s’expliquent à partir des lois du
développement de la matière en mouvement. L’idée de Dieu ne serait qu’une invention destinée à
masquer l’exploitation de l’homme par l’homme pour Marx ; la justification d’une morale du
renoncement pour Nietzsche ; une illusion issue du désir pour Freud ; un obstacle à la liberté et à la
responsabilité pour Sartre.

L’agnosticisme :
Il renvoie à eux qui pensent qu’on ne peut se faire aucune idée de Dieu, qu’on ne peut savoir si
Dieu existe ou non compte tenu de nos capacités limitées. A la différence des athées, l’agnostique
ne nie pas l’existence de Dieu mais met l’accent sur les limites de l’homme dans le domaine de la
connaissance. « Concernant les dieux, je suis incapable de découvrir s’ils existent ou non, ou même à
quoi ils ressemblent par la forme : car il y a beaucoup d’obstacles à cette connaissance, l’obscurité de
la question et la brièveté de la vie humaine ». Protagoras, Fragments.

c)Les preuves de l’existence de Dieu

Preuve cosmologique :
Dieu, être nécessaire est conclu à partir de la contingence du monde. Dieu est posé comme la cause
ultime des phénomènes : chaque phénomène a une cause, cette cause en a une autre ainsi de suite,
on peut remonter de cause en cause et poser un cause première des phénomènes : Dieu.
Dieu est l’être nécessaire dans lequel le monde trouve sa justification et sa raison d’être.

Preuve physico-théologique :
Dieu est conclu à partir de l’ordre qui règne dans le monde qui paraît être l’œuvre d’une intelligence
(argument de finalité, téléologique). Il y a une finalité interne : harmonie de la structure interne de
chaque organisme et externe : harmonie dans le monde lui-même ; toutes les parties de l’univers
sont créées en particulier en vue de l’homme. Le monde serait crée, organisé selon un plan un ordre .

Preuve ontologique :
Elle veut démonter l’existence de Dieu par l’analyse de son essence. L’existence de Dieu est contenue
dans le concept d’un être parfait parce que s’il manquait à cet être un attribut comme l’existence, il
ne serait pas parfait.

II – Critique de la religion

1) Qu’est-ce que croire ?

Ce n’est ni savoir ni connaître. Ce n’est pas non plus vérifier ou expérimenter (soumettre une
hypothèse à un contrôle scientifique). Ce n’est pas non plus douter ou critiquer. La croyance est une
adhésion mal assurée à une opinion peu fondée. C’est une disposition de l’esprit à être convaincu
sans contrôle scientifique, par une vérité qui donne sens et cohérence à l’expérience subjective dans
le cas de la croyance religieuse. Il ne serait y avoir de vérité unique objective et universelle en
matière de croyance religieuse. C’est ce qui distingue une vérité religieuse de la vérité scientifique
qui quoique généralement provisoire offre des garanties d’objectivité et d’universalité. Le problème
qui découle de la définition de la croyance religieuse est celui du statut de la raison et de ses
pouvoirs. La raison intervient-elle dans l’attitude religieuse ? Si oui, est-elle souveraine ou doit-elle
composer avec une autre faculté ? Si non, quelle est cette faculté qui gouverne le comportement
du croyant ?
C’est ici qu’intervient la foi. « La foi diffère de la preuve : l’une est humaine, l’autre est un don de
Dieu ». Pascal, Pensées.
La foi relève de l’ordre de la grâce (don de Dieu à une créature), le moyen de la croyance est le
cœur : « c’est le cœur qui sent Dieu. Voilà ce qu’est la foi. Dieu sensible à mon cœur, non à la
raison ». Pascal
La foi est consciente d’elle-même et elle engage une décision de la volonté.

2) Le siècle des Lumières


Au 18°S, il y a développement d’un certain athéisme philosophique, une explication matérialiste de
l’univers et une forte hostilité à l’égard de l’idée de révélation et des dogmes. Ceux-ci (le péché
originel par exemple) sont conçus comme d’absurdes superstitions.
Helvétius 1715-1771, dans De l’esprit, dit ceci : « ni Dieu ni l’âme n’existent ». D’Holbach 1723-1789,
adopte une philosophie anti-religieuse et développement de l’athéisme : «  la matière est à l’origine
de tout et ce sont la peur et l’ignorance qui conduisent les hommes à croire en Dieu et vers les
religions », Système de la nature.
Naît également l’idée d’une religion naturelle qui prône un rapport immédiat à Dieu sans passer par
l’intermédiaire de l’institution ecclésiastique et s’opposant aux religions positives c’est à dire
instituées, révélées. Elle repère la présence de Dieu dans les lois de la nature plus que dans la Bible
(Voir Rousseau et le théisme). La religion devient suspecte, elle est trompeuse obéissant à des
fonctions sociales ou politiques.

3) Texte de Marx : La religion est l’opium du peuple

« La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la
protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un
monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est
l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence
que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il
renonce à une situation qui a besoin d'illusions... La critique a dépouillé les chaînes des fleurs
imaginaires qui les recouvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, mais pour
qu'il rejette les chaînes et cueille les fleurs vivantes. La critique de la religion détruit les illusions de
l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l'âge
de la raison... La critique du ciel se transforme par là en critique de la terre, la critique de la religion
en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique ».

Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844).

Dans ce texte, la problématique suivante est posée : suffit-il de critiquer la religion ou bien n’est-
elle qu’un instrument aux mains de ceux qui détiennent le pouvoir ?

Marx définit la religion comme « l’opium du peuple », c’est à dire une drogue pour oublier les
malheurs réels. La religion aide à supporter le malheur et crée l’illusion d’un bonheur futur. En
société, la majorité est aliéné, exploitée et les idées religieuses reflètent la société mais à l’envers  ; la
religion donne l’illusion d’un monde qui est l’antithèse de ce monde ci, ainsi elle prêche aux pauvres
la résignation à leur condition misérable dans l’attente d’un au-delà meilleur. Cette double fonction
de consolation et de production d’une espérance entrave leurs luttes pour un changement réel de
la société. Aliéné économiquement, exploité socialement, l’homme réalise son essence dans un
monde imaginaire. Marx veut expliquer pourquoi l’homme s’aliène dans une projection religieuse :
c’est parce que sa vie réelle est invivable.
A travers la religion, la critique doit atteindre la situation réelle de l’homme. Supprimer l’illusion
religieuse, c’est donc exiger le bonheur réel. Il faut aller plus loin que la critique de la religion et
transformer la société. La religion ne doit donc pas être critiquée en elle-même car elle n’est que la
conséquence d’un état de fait qu’elle tente de rendre supportable aux hommes. Mais à supposer que
l’on donne aux hommes un bonheur réel, ils pourraient se passer de croyances religieuses.

4) Texte de Sartre, L’existentialisme est un humanisme « Sans Dieu, l’homme est condamné à
être libre »

« Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de
l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est
délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui, une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve
d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par
référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme,
l'homme est libre, l'homme est liberté. Si d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en
face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni
derrière nous ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des
excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. / C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est
condamné a être libre. Si j'ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu'un pour inventer les valeurs.
Il faut prendre les choses comme elles sont. Et par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne
signifie pas autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens, a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle,
n'est rien, mais c'est à vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que ce sens que
vous choisissez.
Sartre, L'existentialisme est un humanisme (1946)

Cet extrait s’intéresse au « délaissement ». Reliant délaissement et liberté, Sartre expose la solitude
radicale de l’homme, et il montre que la liberté ressemble à un fardeau. Il y a une entière
responsabilité de l’être humain dans un univers accablant de silence, dépourvu de tout signe pour
s’orienter : l’homme doit donc sans cesse inventer les valeurs.

Plan de l’extrait : 2 grandes étapes


- l’homme est délaissé : il n’y a aucun dieu, aucun repère pour l’homme, « ni en lui, ni hors de lui »
- l’homme est radicalement libre et responsable : il est « condamné à être libre »

Première étape : l’homme est délaissé du fait de l’absence de dieu - perte de tout repère
Du début de l’extrait jusqu’à « Nous sommes seuls, sans excuses. »

De Dostoïevski à « s’accrocher » : l’athéisme n’a pas les mêmes conséquences pour Dostoïevski et
pour Sartre
Sartre met en valeur la phrase de l’écrivain russe, parce qu’elle pose le problème de la morale. En
écrivant cela dans un de ses romans (Les frères Karamazov), Dostoïevski (1821-1881) exprime une
crainte : si Dieu disparaît, si on ne croit plus en Dieu comme garant des valeurs morales et juge de
nos actions, on ne voit plus alors à quelle norme se référer pour agir. Tout sens moral risque de
disparaître, tous les tabous exploseraient et le respect des grands « commandements »
s’effacerait. Pour Dostoïevski, les hommes s’autoriseraient tout sans limite. La conséquence
redoutable de l’athéisme serait le déchaînement violent des désirs, la débauche, la permissivité.
Mais Sartre met l’accent sur autre chose : il n’exprime pas d’inquiétude face à l’idée qu’on pourrait
désormais tout faire, que tout serait permis. Il ne met pas en évidence tout ce qu’on gagnerait
(avoir tous les droits, faire tout ce qu’on veut). Il insiste plutôt sur ce que l’homme ne peut plus
faire, sur ce qu’il perd, quand Dieu (la croyance en Dieu) disparaît. Il semble surtout retenir la 1 ère
partie de la phrase de Dostoïevski (l’inexistence de Dieu), et développe ses propres conséquences  :
« l’homme est  délaissé ». On ne gagne pas tous les droits, on tombe plutôt dans le rien, le néant, le
vide. Sans Dieu, l’homme apparaît dans une solitude, une nudité extrêmes. Le délaissement signifie
perte de repères, perte de secours et d’appui. Il n’y a plus rien. La condition de l’homme apparaît
sous le registre de la faiblesse, de la détresse. L’impression de vide, de manque, est ensuite
renforcée par les multiples tournures et termes négatifs, privatifs, tout au long du texte : « ne
trouve ni en lui, ni hors de lui… » ; « on ne pourra jamais… » ; « nous ne trouvons pas en nous (…) ni
derrière nous, ni devant nous… » ; nous sommes… sans excuse… » ; « sans aucun appui et sans aucun
secours…».

Explication de l’absence de tout repère :


En premier lieu, Sartre explique que l’homme ne trouve rien « en lui » sur quoi s’appuyer (« Il ne
trouve d’abord pas d’excuses… »). L’idée centrale est l’absence de nature humaine : l’homme n’a pas
d’essence à l’intérieur de lui, qui le détermine («… jamais expliquer par référence à une nature
humaine donnée et figée »). Il faut se reporter au début de l’oeuvre, qui établissait la priorité de
l’existence sur l’essence. L’homme ne se développe pas en fonction d’une nature déterminée. Sa
nature n’est pas donnée, innée, mais elle est construite, acquise. L’homme existe, sans être quoi que
ce soit de fixé, de défini ; il n’a pas d’identité déterminée comme celle des choses. Il n’y a pas de
propriétés formant une essence de l’homme, qu’on retrouverait en chacun, ou qui constitueraient
« le naturel » d’un individu (un tempérament donné d’avance et toujours le même en lui). L’homme
ne peut pas trouver là l’explication de ses conduites. Ce serait trop facile. Sartre refuse tout
déterminisme, toute prédisposition : « l’homme est liberté » avant tout.
En second lieu, Sartre explique que l’homme ne trouve rien « hors de lui » à quoi s’accrocher (« Si,
d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous… »). Il n’y a rien à l’extérieur de
l’homme, rien devant lui ou au-dessus de lui, pour lui montrer la voie : ni instance naturelle, ni
puissance surnaturelle. Aucun appui n’est possible sur un quelconque système de référence  : aucun
repère clair, fixe, ne dicte à l’homme ce qu’il doit faire et ce qui est interdit, ni dans la société, ni dans
une église, ni dans une philosophie, ni dans une doctrine politique… Nulle part on ne peut trouver
une morale toute faite.

Bilan récapitulatif - « Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous… » :


C’est donc un double vide, une double absence de référence : l’homme ne peut se tourner vers rien ;
il est seul face à lui-même, face au monde, un monde obscur, toute lumière éclatante et absolue
ayant disparu.
Le « domaine lumineux des valeurs » désigne les valeurs morales et religieuses qui définissaient le
bien et le mal, et qui ont longtemps servi de lumières pour guider, éclairer la conduite de l’homme,
et pour tout expliquer (donner des « justifications ou des excuses »). Par exemple, le récit du péché
originel permettait de souligner et de justifier la faiblesse de la créature humaine, ses multiples
fautes… « Lumineux » : le terme évoque l’éclat parfait du Bien ou de Dieu conçu comme lumière
intense, sans tache (modèle absolu que l’homme a le devoir d’imiter ou d’honorer, sans quoi il risque
un châtiment…). Or, loin de cet idéal, de ces images traditionnelles, Sartre refuse tout dieu créateur
du monde, créateur de l’homme et décidant pour lui des voies qu’il doit suivre, en fonction de
valeurs transcendantes. Lorsqu’il vient au monde, l’homme est jeté dans un univers inconnu et
obscur, et c’est à lui de s’éclairer, progressivement, difficilement, pour tracer son (ou ses) chemin(s).

Deuxième étape : la condamnation à être libre et la responsabilité de l’homme :


« L’homme est condamné à être libre » : formule provocatrice, volontairement paradoxale.
C’est une phrase célèbre et importante pour comprendre l’idée existentialiste de la liberté.
L’homme est « condamné » à la liberté signifie paradoxalement que c’est un destin qu’il n’a pas
choisi. C’est un fait, c’est la condition qu’il rencontre (« il ne s’est pas créé lui-même ») : ce n’est
pas une propriété qu’il se donne ou dont il pourrait se défaire. Il rencontre cette liberté, qu’il le
veuille ou non, qu’il le reconnaisse ou non (il peut vouloir se la masquer, mais elle est néanmoins
là). Il n’a pas le choix de cette condition qui implique responsabilité, en toute circonstance, de faire
des choix, pour décider de son avenir. Avec le terme « condamné », une autre connotation s’ajoute :
être libre n’est pas une partie de plaisir ; cela place l’homme dans une situation difficile, plus pénible
que plaisante. C’est comme si c’était une peine infligée. La liberté peut effrayer. Elle apparaît
comme un poids, et comme on ne peut pas lui échapper, elle est même le plus lourd des fardeaux.
La responsabilité permanente peut être pesante, comme une charge à porter ou un boulet de
forçat à traîner, dont on voudrait se débarrasser. Se laisser guider, porter par d’autres, suivre des
voies toutes tracées, est beaucoup plus reposant que d’avoir à décider seul, en s’interrogeant à
chaque moment sur le sens et la portée de nos actes.
L’homme est « par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde… » :
La seule chose que l’homme ne choisit pas, c’est la liberté ; mais pour tout le reste, à tout moment
de son existence, il choisit. Assumer les conséquences de cette nécessité de choisir, c’est exercer sa
liberté. Rien ne peut arriver que par la liberté et sous la responsabilité de l’homme. L’homme est
« jeté dans le monde » sans rien, sans détermination ; il existe, il n’est pas (il n’a pas d’ « être »
déterminé). Ce manque d’être, d’essence, jette l’homme en avant de lui-même dans un
inachèvement radical, sous l’horizon du projet. L’homme cherche indéfiniment à coïncider avec lui-
même, avec l’être qu’il projette d’être et qui n’est jamais définitivement réalisé. La condamnation à
la liberté est perpétuelle. On voudrait la lever mais on ne peut pas n’être pas libre. On est contraint
de se choisir. Etre passif, c’est encore un choix : c’est prétendre qu’on n’avait pas le choix ; or on
choisit d’adopter une attitude passive. La responsabilité reste intégrale, même dans l’état passionné.

« L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion…» :


Avec la passion, Sartre prend un exemple pour illustrer sa position. La passion n’est pas subie mais
choisie, voulue. Sartre rejette les schémas traditionnels qui assimilent la passion à une force
irrépressible. L’opinion commune accorde des circonstances atténuantes au passionné, sous prétexte
qu’il serait égaré par sa passion, entraîné par une force soi-disant incontrôlable (ex  : crimes dits
« passionnels », et excuses fréquentes : c’était plus fort que moi, je ne savais plus ce que je faisais…).
Or pour Sartre, l’homme peut contrer, surmonter la passion, et celle-ci ne peut pas servir
d’ « excuse » Ce serait trop facile. La position de Sartre est sévère, mais cohérente avec le principe
de responsabilité intégrale. La passion est trop souvent un mauvais alibi, et l’invoquer comme
« excuse », c’est de la mauvaise foi. Vivre passionnément ou vivre une passion, c’est un choix, dont
on est responsable : l’homme passionné choisit de s’abandonner à la passion, il lui donne son
consentement ; il accepte librement de faire passer la passion, son élan et ses excès, sur la
modération et la réflexion.

Fin de l’extrait : « L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver… » :
L’homme est le produit de l’homme et non le produit de dieu ou d’une autre instance : l’homme
doit « à chaque instant », « inventer l’homme ». Le monde est vide de tout signe ; c’est l’homme qui
est à la source des significations : c’est lui qui donne du sens au monde et à lui-même. C’est lui et lui
seul l’auteur, le compositeur, l’inventeur, l’interprète. Et comme cette invention est libre, elle est
ouverte à une pluralité de sens : plusieurs conceptions, plusieurs voies sont possibles. Il s’agit de
« déchiffrement », d’interprétations différentes du monde et de l’existence humaine. Pour illustrer le
délaissement de l’homme et l’indétermination initiale du sens et des valeurs, on peut se référer à un
exemple longuement développé ensuite dans L’Existentialisme est un humanisme. Un élève de
Sartre était venu le trouver pour lui demander conseil : ce jeune homme était pris dans un
dilemme moral, entre s’engager dans la Résistance (notamment pour venger son frère aîné tué
dans l’offensive allemande de 1940) et donc quitter sa mère, ou rester près de celle-ci (qui ne
trouvait de consolation qu’en lui après la mort de l’aîné et après une séparation d’avec son mari).
Sartre lui a montré qu’aucun système tout fait ne pouvait l’aider ; c’était à lui de décider, lui seul
pouvait et devait le faire. (« aucune morale générale ne peut indiquer ce qu’il y a à faire ; il n’y a
pas de signe dans le monde »).

En bilan, on peut souligner la différence d’orientation entre Dostoïevski et Sartre. Une même
hypothèse de départ, l’athéisme, entraîne deux conséquences différentes.
Pour l’auteur russe, ce serait la catastrophe, l’irresponsabilité et l’immoralité (tout se permettre
sans restriction et sans souci d’autrui).
Pour Sartre c’est au contraire une totale responsabilité qui retombe sur les épaules de l’homme, car
rien n’est tracé d’avance. C’est donc une conséquence morale sévère, exigeante : si Dieu n’existe pas,
l’homme doit apprendre à exercer sa liberté, à poser les limites, à créer les valeurs, en s’interrogeant
à chaque fois sur la portée de ses choix. Le « délaissement » fait donc apparaître l’homme comme
privé de recours à qui que ce soit d’autre que lui-même. Sartre accentue et dramatise les
conséquences de l’athéisme, en montrant que la négation de l’existence de Dieu implique l’entière
responsabilité de l’homme face au monde. « Je suis délaissé dans le monde, non au sens où je
demeurerais abandonné et passif dans un univers hostile, comme la planche qui flotte sur l’eau,
mais au contraire, au sens où je me trouve soudain seul et sans aide, engagé dans un monde dont
je porte l’entière responsabilité. » extrait de L’Etre et le Néant.

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