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II.

L’Esprit Saint et le mystère trinitaire

28 Traité des Principes, 1, 3, 1, traduction de M. HARL, p. 48.

38A la question : « qui est l’Esprit Saint ? », l’homme ne peut donner une réponse
qu'il tirerait de son propre fonds. Déjà Origène, au troisième siècle, remarquait
que si les philosophes païens avaient pu pressentir l’existence du Père et de son
Verbe, ils n’ont pu en aucune façon avoir une idée de l’Esprit Saint, connu par la
seule Révélation28. L’existence et l’identité de l'Esprit ne s’imposent pas à nous
au terme d’un raisonnement, même si, cette existence une fois admise, la raison
éclairée par la foi cherche à dire, dans un second temps, comment l’Esprit se situe
par rapport au Père et au Fils, et comment son existence manifeste une logique d’un
ordre supérieur, relevant du mystère même de Dieu.

39Qui est donc l’Esprit Saint ? A cette question le croyant répond en disant qu’il
est une « personne » divine, la troisième de la Sainte Trinité après le Père et le
Fils. Et sur quoi fonde-t-il son affirmation ? Consciemment ou non, il la fonde sur
le fait du baptême donné « au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit ». On
pourrait presque dire que toute la théologie trinitaire s’appuie sur la finale de
l’Evangile de saint Matthieu (Mt 28,19-20) mise en œuvre dans la pratique du
baptême. C’est à ce texte scripturaire et à sa mise en œuvre dans la vie chrétienne
que se réfèrent inlassablement les Pères de l’Eglise au cours des premiers siècles
quand ils veulent parler de la Trinité, et plus particulièrement de l’Esprit Saint.
D’une grande simplicité, Mt 28,19 est en même temps un verset d’une très grande
richesse. Il contient déjà en germe toute une « théologie » de la Sainte Trinité,
dont il signifie plusieurs traits d’une importance majeure. La construction même de
la phrase a une portée théologique certaine. Elle signifie à la fois l'égalité des
Trois et un certain ordre entre eux. Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont mis
sur le même plan, comme le souligne la conjonction de coordination et ; mais
d’autre part, le Père vient en tête, il est le premier ; le Fils est nommé en
second lieu ; l’Esprit ne vient qu’après les deux autres et suppose donc leur
existence. Il y a plus encore. Le mystère trinitaire n’est pas exposé comme un pur
objet de savoir, il est dévoilé dans le contexte de la mission solennelle que le
Christ donne à son Eglise après sa résurrection, mission par laquelle s’achève
l’Evangile de Matthieu. Les Trois nous sont révélés en liaison avec l’ordre de
faire des disciples en baptisant les nations et en leur apprenant à garder les
commandements prescrits par le Christ. Dans ce contexte, le disciple qui reçoit le
baptême et s’engage à la suite du Christ découvre l’existence du mystère trinitaire
dans l’acte vital même par lequel il est mis en relation avec elle. Il ne s’agit
pas de la transmission d’un savoir abstrait qui resterait extérieur à celui qui
aurait à le recevoir. Dieu se révèle Trinité pour entrer en relation avec l’homme
comme un Dieu Trine, et dans l’acte même (le baptême) par lequel s’établit entre la
Trinité et l’homme cette relation. L’homme se trouve par-là impliqué dès le début
dans le mystère qui lui est révélé. Baptisé au nom des Trois (εἰς ὄνομα avec
l’accusatif qui exprime ici un mouvement, un engagement), l’homme est en quelque
sorte consacré à la Trinité. Cela implique qu’il s’engage envers elle, comme le
confirme le v. 20 où il est question d’apprendre à « garder les commandements » :
on retrouve ici le thème de la réponse active de l’homme qui avait été déjà évoqué
dans la première partie de l’exposé.

29 Le problème se pose en particulier à cause de la mention d’un baptême au nom


de Jésus Christ, ou au (...)

40Le poids doctrinal de Mt 28,19 est si grand que certains ont cru devoir mettre en
doute l’authenticité de ce verset. L’exégète se demande s’il est vraisemblable que
le Christ ait prononcé effectivement cette parole, et si elle ne serait pas une
interpolation. Une chose est sûre : du point de vue de la critique textuelle, notre
verset est remarquablement attesté. Une variante qu’on trouve chez Eusèbe de
Césarée date du IVe siècle et ne tire pas à conséquence. Il est possible certes que
la formule, dans sa teneur actuelle, ait été élaborée par la communauté qui déjà
pratiquait le baptême trinitaire29. S’il en était ainsi, l’intervention de la
communauté dans la rédaction du texte n’enlèverait rien au fait que, dans sa forme
actuelle, il soit un texte révélé, et le théologien, à l’exemple de toute la
tradition, se trouve pleinement habilité à s’appuyer sur lui pour y chercher l’une
des sources de la foi de l’Eglise en la Sainte Trinité.

41C’est en réfléchissant sur le baptême et ses implications dans la vie chrétienne


que les premiers siècles en sont venus à se poser peu à peu des questions sur la
Trinité. Des divergences de plus en plus graves provoquèrent la convocation des
deux premiers conciles œcuméniques, dont la préoccupation centrale est justement le
mystère du Fils (concile de Nicée, en 325) et celui de l’Esprit Saint (concile de
Constantinople, en 38 1). On notera qu’on retrouve ici quelque chose de la
structure qui caractérise Mt 28,19 : la question du Fils précède, historiquement
parlant, la question de l’Esprit. C’est à la lumière de ce qui aura été dit sur le
Fils que la tradition chrétienne, avec Athanase d’Alexandrie notamment, réfléchira
sur le mystère de l’Esprit Saint. Nous inspirant de cette manière de faire nous
évoquerons : 1. quelques points de repère dogmatiques à propos du concile de Nicée,
du concile de Constantinople et du Filioque, avant de présenter : 2. quelques
considérations sur la procession de l’Esprit Saint.
1. Quelques points de repère dogmatiques
(1) L’apport doctrinal du concile de Nicée (325)

30 fragment cité par Athanase d’Alexandrie dans Au sujet de l’opinion de Denys


23, 2, Athanasius Werke(...)

42Il n’est pas indifférent que le Saint Esprit occupe en Mt 28, 19 la troisième
place, après le Fils et le Père. Lorsqu’on en vient à nommer l’Esprit, on a déjà
franchi le seuil le plus difficile pour la pensée humaine. Passant du Fils à
l’Esprit, nous passons du chiffre deux au chiffre trois. Or ce qui constitue le
passage décisif, c’est le passage du chiffre un au chiffre deux : c’est en
proclamant que le Fils est distinct du Père tout en lui étant parfaitement égal,
sans compromettre en rien l’unité de Dieu, que le pas décisif est franchi. C’est ce
que pressentait déjà Denys d’Alexandrie, plus de soixante ans avant Nicée, quand,
parlant de l’esprit humain et du verbe intérieur qu’il produit, il remarquait : «
chacun d’eux est dans l’autre tout en étant autre que l’autre, et ils sont un tout
en étant deux »30. Le choix le plus audacieux de la raison humaine éclairée par la
foi a été fait à Nicée, à propos du Fils : sans remettre en cause l’unité de Dieu,
les Pères ont osé admettre, à la suite d’Origène, qu’il y a « du nombre » en Dieu.
Historiquement, c’est à propos du Fils que le grand tournant a été pris : pour le
Dieu pluripersonnel, à l’exclusion du Dieu solitaire et incommunicable d’un
Valentin ou d’un Plotin.

43L’option prise au concile de Nicée a entraîné une série de clarifications dont


les Pères très probablement ne mesurèrent pas, sur le champ toute la portée, et
qu’Athanase le premier commencera à dégager.

44Le Credo de Nicée ne porte apparemment que sur le fait de savoir si le Fils est
vraiment Dieu, Dieu aussi parfaitement que le Père. La réponse est affirmative.
Oui, le Fils est Dieu, vrai Dieu né du vrai Dieu (on affirme cela bien que Jn 17,3
semble dire le contraire...) ; il est consubstantiel au Père, engendré non pas
créé...

31 Discours contre les Ariens, 11, 31 : PG. 26, 212 13.

En affirmant qu’il existe une différence radicale entre le Fils, engendré, et


tout le reste, réalité créée, Nicée mettait en relief d’une manière beaucoup plus
nette la transcendance absolue de Dieu. Pour Anus, le Fils est une super-créature
que Dieu s’est donnée, « avant les temps éternels », précise-t-il, pour être
l’intermédiaire par lequel il a créé tout le reste. Nicée rejette cette manière de
voir. Le Fils, rendu au Père, coéternel à lui, existe depuis toujours
indépendamment de nous. « Même si Dieu n’avait pas décidé de créer, il n’en aurait
pas moins eu son Fils »31.

Dès lors la création du monde change totalement de signification. Elle n’est


plus ce à partir de quoi Dieu devient Dieu-Père en se donnant un Fils parce qu’il
veut créer... Le monde ne s’enracine plus dans une nécessité interne de Dieu qui «
aurait besoin » de créer pour manifester une richesse primitivement cachée. Détaché
de toute idée de nécessité intra-divine, le monde apparaît comme pure gratuité.
Sans doute existe-t-il une autre raison en Dieu à ce que le monde existe ; mais ce
n’est plus une raison de nécessité intrinsèque à l’être de Dieu. Cette « raison »
relève de la pure bonté de Dieu. Dieu peut toujours vouloir que le monde soit. Mais
le voudra-t-il ? A cela pas d’autre réponse que celle qui nous renvoie au libre bon
plaisir de Dieu, duquel, ici, tout dépend.

D’autre part, puisqu’entre Dieu et nous aucun intermédiaire ne s’interpose, si


Dieu s’engage vis-à-vis de nous, il s’engagera lui-même, tel qu'il est, c’est-à-
dire comme un Dieu « Père et Fils ». Etant un « Dieu-Trinité », c’est comme Trinité
qu’il viendra à nous. Mais s’engagera-t-il ainsi vis-à-vis de sa créature ? Là
encore la réponse ne dépend que du seul bon plaisir de Dieu.
32 Le thème de la libre initiative du Dieu transcendant était à l’arrière-
plan déjà de notre première (...)

Dans ce contexte, l’avenir de l’homme se révèle lui aussi sous un jour tout
nouveau. Créature, il est, par lui-même, étranger à Dieu. Le Fils seul est « fils
et « Dieu ». Mais si Dieu prend l’initiative de faire de l’homme un fils en son
Fils, c’est au niveau même de Dieu, au sein même de la Trinité où se trouve le Fils
(Jésus-Christ glorifié), que l’homme sera élevé. Mais Dieu élèvera-t-il ainsi
l’homme ? En fera-t-il un « fils » ? Là de nouveau, Dieu seul, en vertu d’un choix
(éternellement) libre, décide32...

Mais sur quoi se fonde, en définitive, l’égalité parfaite du Fils avec le Père
dans le credo de Nicée ? Au témoignage du credo de Nicée lui-même, sur une relation
d’origine, exprimée dans le texte du symbole par la préposition ἐκ, qui, de ce
fait, prend un sens très fort d'origine « à partir de la substance même » du Père
(ἐκ τῆς οὐσίας τοῦ πατρός) (DzS. 125). Partant de l’expérience humaine qui ne
connaît pas d’autre génération que celle des êtres corporels, Arius nie qu’il y ait
en Dieu une véritable génération. Partant de l’Ecriture qui parle de Dieu comme
d’un Père qui a un Fils, le concile de Nicée et Athanase d’Alexandrie osent
affirmer qu’il y a en Dieu une véritable génération, la seule qui soit une
génération au sens fort du mot, génération dont celle que l’homme expérimente n’est
qu’un reflet lointain. De cette génération qui excède tout ce que l’intelligence
humaine peut comprendre, l’homme ne peut parler que très imparfaitement. Il
constate seulement que, puisque Dieu est immatériel, donc indivisible, s’il donne «
de sa propre substance » à un autre qui sera son Fils, il se donnera à lui tout
entier, intégralement. De là résulte l’égalité parfaite entre le Père et le Fils ;
de là aussi leur inséparabilité : comme le dit saint Jean, le Fils « demeure dans
le Père, et le Père dans le Fils », et les deux sont « un » (cf. Jn 14,10 et
10,30).

45Ainsi donc, au lendemain de Nicée, Athanase distinguera deux manières de recevoir


l’existence à partir du Père, et deux seulement : d’une part, tirer son être à
partir de la substance du Père, et subsister dans le Père comme un Fils égal à
lui : c’est la génération éternelle du Fils ; et d’autre part, être suscité à
l’existence par un acte de la volonté libre de Dieu, en « passant » du non-être à
l’existence : c’est la création de tout ce qui n’est pas Dieu et se distingue
radicalement du Fils — en un premier temps tout au moins, avant que l’adoption
filiale ne réinsère les créatures raisonnables, par le Fils, dans la vie intra-
trinitaire.
(2) L’apport doctrinal du concile de Constantinople (381)

46Il pourrait sembler que toutes les remarques précédentes restent étrangères à la
question de l’Esprit Saint. En réalité elles esquissent le cadre dans lequel la
question de l’Esprit s’est posée à la conscience chrétienne dans les années qui
précédèrent le concile consacré à l’Esprit Saint, celui de Constantinople, en 381.

47En distinguant deux manières, et deux seulement, de recevoir l’être du Père —


l’une par génération, et l’autre, par création — Athanase, comme les autres
nicéens, n’avait pas envisagé l’origine de l’Esprit. Mais cette question ne va pas
tarder à se poser. Dans le contexte du genitum non factum où faut-il situer
l’Esprit Saint ? Faut-il admettre, sur la base de Mt 28,19, qu’appartenant à la
Trinité, il est Dieu lui aussi, tirant lui aussi son existence « de » Dieu, comme
le Fils ? Mais alors, s’il se rattache à ce mode divin d’existence, il se trouve du
côté du genitum ; tirant son être « de » Dieu, ne sera-t-il pas « Fils » lui aussi,
et donc frère du Christ ? Et puisqu’il reçoit aussi du Fils, ne sera-t-il pas fils
du Fils, et donc petit-fils du Père ? Ces étranges élucubrations se lisent
effectivement sous la plume de certains penseurs de l’époque qui s’efforcent de
montrer par là qu’il est impossible d’admettre la divinité de l’Esprit Saint. Mieux
vaut, estiment-ils, considérer l’Esprit comme la première créature du Fils, jouant,
entre la dyade Père-Fils et nous, ce rôle d’intermédiaire qu’il n’est plus
possible, depuis Nicée, de faire jouer au Fils...

33 Cf. Athanase, Discours contre les ariens, I, 18 : PG. 26, 48 C - 49 C ;


Lettres à Sérapion, I, 28 : (...)

48La grande Eglise, quant au fond du problème, réagira sans hésiter en faveur de la
divinité de l’Esprit en se référant une fois de plus au baptême. C’est dans la
Triade tout entière que nous sommes baptisés. Cette Triade est Dieu, et il n’y a en
elle qu’une unique divinité33. Or l’Esprit Saint appartient à cette Triade. Il est
donc Dieu lui aussi. Etant Dieu, il « provient de Dieu » au sens fort du mot, et
non pas « du néant » comme les créatures. Il est extrêment significatif que, se
référant implicitement à Jn 15, 26, les Pères du concile de Constantinople
modifient le texte sacré pour l’harmoniser avec la formule de Nicée en substituant
au para de Jean le ek de Nicée :

49Jn 15,26 : τò πνεῦμα... ὅ παρὰ τοῦ πατρòς ἐκπορεύεται...

50CP. I : τò πνεῦμα... τò ἐκ τοῦ πατρòς ἐκπορευόμενον...

51A côté de cette importante référence scripturaire, le concile évite de dire


explicitement que l’Esprit est Dieu. Il le dit indirectement en utilisant deux
titres fonctionnels (l’Esprit est Seigneur et il donne la vie), puis en renvoyant
le chrétien à son expérience ecclésiale : l’Esprit est associé au Père et au Fils
dans Pacte par lequel ils sont adorés et glorifiés. L’Esprit n’est plus envisagé du
côté du croyant, comme celui qui anime sa prière et sa vie ; il est présenté, à
l’égal du Père et du Fils, comme celui qui est le terme de son adoration. Du coup,
ce n’est plus seulement son caractère divin qui est ici mis en relief, mais aussi
son caractère personnel. Une relation de personne à personne est ici canonisée.
Elle se situe au même niveau que les relations nouées dans la foi entre le chrétien
et les deux premières personnes de la Trinité.

52Comme toute « définition » conciliaire, le symbole de Constantinople est «


minimaliste » ; il s’en tient à des formules traditionnelles, pour ne pas heurter
ceux qui ont de la peine à entrer dans la perspective ouverte par la nouvelle prise
de conscience de la grandeur de l’Esprit Saint. Il n’est rien dit sur le comment de
sa procession à partir du Père, il n’est même pas dit explicitement, nous l’avons
vu, que l’Esprit Saint est « Dieu ». Mais l’expression se trouve déjà clairement
proclamée par Grégoire de Nazianze, au IVe siècle, et chez bien d’autres Pères,
tels Hilaire de Poitiers ou saint Augustin. Vers la fin du Ve siècle, le «symbole»
privé, dit d’athanase, contient par exemple les déclarations suivantes que l’Eglise
a faites siennes :

« ...Nous vénérons un unique Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’unité,


sans confondre les personnes, sans diviser la substance... Ainsi, tout-puissant est
le Père, tout puissant est le Fils, tout-puissant est le Saint Esprit ; et
cependant ils ne sont pas trois tout-puissants mais un seul Tout-Puissant. Ainsi le
Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu ; et cependant ne sont
pas trois dieux, mais un seul Dieu. Ainsi le Père est Seigneur, le Fils est
Seigneur, le Saint Esprit est Seigneur ; et cependant il n’y a pas trois seigneurs,
mais un seul Seigneur. Car de même que la vérité chrétienne nous oblige à confesser
que chacune des personnes en particulier est Dieu et Seigneur, de même la religion
catholique nous interdit de dire qu’il y a trois dieux et trois seigneurs... »

(3) remarques autour du Filioque

53Le concile de Constantinople recevra des compléments de la part d’autres conciles


qui ne seront « œcuméniques » qu’aux yeux des catholiques. Ces conciles
interviendront après le schisme de 1054 qui brisa l’unité entre l’Orient chrétien
et l’Occident. Les précisions concernant l’Esprit Saint concerneront un point
soulevé dès le IXe siècle par le patriarche de Constantinople Photius, condamnant
l’admission du Filioque dans le credo par certaines Eglises d’Occident, admission
qui ne sera reconnue par Rome que vers l’an 1000. Tirant argument du fait que le
concile de Constantinople ne mentionne pas le Fils, Photius accrédite en Orient
l’opinion, aujourd’hui reconnue comme un dogme par les Orthodoxes, selon laquelle
l’Esprit ne procède que du Père seul (ἐκ μόνου τοῦ πατρός).

34 Cf. B. de MARGERIE, La Trinité chrétienne dans l’histoire (Théologie


Historique 31), Paris, Beauche (...)

54Mis en cause par l’Orient, l’Occident défend la légitimité du Filioque en


précisant — heureuse précision — que l’Esprit Saint procède « des deux » (ab
utroque, concile de Latran, 1215) « non pas comme de deux principes, mais comme
d’un unique principe ; non par deux opérations, mais par une unique opération »
(concile de Lyon 11, 1274). La question sera amplement reprise au concile de
Florence en 1439. Il y est affirmé que l’Esprit Saint procède du Père et du fils
comme d’un unique principe (tamquam ab uno principio, DzS. 1300)34.

55Il ne peut être question de reprendre, ne serait-ce que succintement, tout le


problème du Filioque. Nous ne désirons qu’attirer l’attention sur certaines
conséquences du rejet du Filioque, et sur la nécessité qu’il y a de ne jamais
séparer le Filioque de son complément indispensable, qui est la précision tamquam
ab uno principio.

35 Cf. Russie et chrétienté 1950, numéros 3 et 4.


36 ibid., p. 220.
37 ibid., p. 221.

56Le rejet du Filioque a des répercussions indirectes sur la manière de concevoir


le rapport entre les missions divines et les processions, entre ce que Dieu réalise
en faveur de l’homme et qu’il est en lui-même. En effet, en affirmant que l’Esprit
ne procède que du Père seul, on nie que le Fils intervienne de quelque façon que ce
soit dans la « procession » de l’Esprit. Or il est évident que, dans le Nouveau
Testament, l’Esprit est envoyé certes, à partir du Père, mais non sans
qu’intervienne aussi, dans cet envoi, le Fils (cf. en particulier Jn 15,26 et Ac
2,33). Si donc l’on admet une correspondance entre l’économie (les missions) et la
théologie (les processions), on sera contraint d’admettre que le Fils intervient
aussi dans la procession de l’Esprit, et on devra remettre en cause la procession «
à partir du Père seul ». Ne pouvant remettre en cause ce dernier point, le
théologien orthodoxe est amené à refuser toute transposition du plan économique au
plan trinitaire. Cette attitude est illustrée par l'un des échanges qui eut lieu au
Saulchoir, près de Paris, en Janvier 195035. Le Père Bouyer y fit valoir que l’idée
d’une indépendance entre l’économie du salut et une métaphysique divine était
impensable chez les Pères. Aux yeux d’Athanase, par exemple, pour que le Fils ait
pu nous apporter le salut (plan de l’économie) il fallait que de toute éternité il
ait été le Fils du Père (plan de la théologie)36. Mais le Père Verkhovski, l’un des
participants du côté orthodoxe, ne put tirer aucune conséquence de ce fait pour la
question du Saint Esprit, au nom précisément de ce qui est un dogme pour
l’Orthodoxie : la procession de l’Esprit ἐκ μόνου τοῦ πατρòς37.

38 ibid., p. 157 : le texte imprimé porte le pluriel : « Trouve-t-on des textes


où est affirmée... ». (...)

57Il resterait donc, pour fonder le rejet du Filioque, à distinguer dans les textes
scripturaires, ceux qui relèvent de l’économie du salut et ceux qui nous parlent
directement du mystère de Dieu. Le verset de saint Jean, Jn 15,26, appartiendrait à
cette deuxième catégorie. Mais cela est-il exégétiquement soutenable ? Au colloque
cité ci-dessus, le Père Paul Henry, élargissant le débat à la question du Fils,
apparemment plus favorable à la position orthodoxe, posa la question suivante : «
trouve-t-on dans le Nouveau Testament, un seul texte où est affirmé une procession
éternelle du Fils à partir du Père sans référence à une mission ? »38. La question
ne reçut pas de réponse...

39 K. BARTH, Dogmatique, I, 1, 2, § 12 : p. 170.

58On peut faire confiance à la pensée orthodoxe et avoir la certitude que, dans la
pratique, elle sait retrouver par d’autres chemins ce qui découle normalement de la
correspondance reconnue entre les missions divines et les processions. Mais au plan
de la réflexion, rejeter cette correspondance engage une certaine conception de
Dieu qui ne va pas sans de graves inconvénients. Dans cette perspective, la manière
dont Dieu s’engage dans le monde ne l’engage pas vraiment. Il nous est dit que le
Père envoie le Fils, et que le Fils nous donne l’Esprit à partir du Père : mais
cela ne nous révélerait rien du rapport qui unit les Trois. Comme le remarque K.
Barth, la mission d’une des personnes divines serait réduite à une réalité
temporelle privée de sa dimension éternelle. Elle ne serait pas la mission
véritable de telle personne divine. Il y aurait « derrière la mission » et derrière
la Révélation autre chose... Or, écrit Barth, « il n’y a pas, quelque part derrière
la réalité de la Révélation, une autre réalité qui, elle, serait Dieu : la réalité
qui nous rencontre dans la Révélation est la réalité divine elle-même, telle
qu’elle surgit des profondeurs de l’éternité »39.

40 On perçoit que, dans ce contexte, si la Révélation est objectivement


achevée, subjectivement, du cô (...)

59En réalité, il n’y a pas à admettre d’un côté une action de Dieu qui serait en
notre faveur, et de l’autre, une Révélation de Dieu, indépendante, donnée à l’état
brut, par simple énoncé de paroles. La Révélation de la Trinité n’est pas une
vérité neutre, elle « implique » Dieu et tend à nous impliquer en lui. Dieu se
révèle à nous tel qu’il est en lui-même, selon un nombre et selon un ordre (cf. Mt
28,19) parce qu' il veut se donner à nous tel qu’il est en lui-même, et cela
implique qu’il y ait en lui « du nombre » et « de l’ordre ». Il ne se révèle que
pour se donner ; il se révèle dans le fait même de se donner40...

60Dès lors, scruter ce que sont les missions divines doit nous faire pressentir
quelque chose de ce que sont les relations intra-trinitaires, et, inversement,
réfléchir dans la foi sur les « processions » doit nous aider à mieux recevoir les
« missions » qui sont comme le retentissement de la vie intérieure de Dieu dans le
monde des créatures, retentissement dont le grand intérêt pour nous est qu’il nous
concerne directement, appelant notre accueil et notre engagement.

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