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Justin Petr Dvorský

Un ange peut-il pécher ?

Introduction
« Apud omnes Catholicos certum est, Angelos peccasse, et Daemones effectos esse. Quomodo
autem peccaverunt, difficile est videre… »1 Placée entre ces paroles d’avertissement et sa dernière
considération démonologique qui constate les difficultés au sujet de la faillibilité des « substances
sur-célestes »2 avant de se taire aussitôt après pour toujours, la réflexion de Thomas d’Aquin sur la
peccabilité angélique, étendue à travers toutes les œuvres principales et presque toute la vingtaine
d’années de sa production d’écrivain, est comme mise dans une inclusion d’aveux du caractère bien
compliqué de son objet. Le problème est clair. La chute des anges est une vérité de foi3 ; mais
comment est-il possible qu’un être qui sort de la main du Créateur, rempli par la bonté et la
perfection surhumaine, appelé à la vie céleste, et qui n’est pas soumis à l’influence d’un agent
corrompu quelconque4, se retourne malgré tout cela en toute conscience contre la Bonté suprême
qu’il désire par tout ce qu’il est ?
La perspective propre à Thomas – l’ange étant la forme intellectuelle pure dans le monde où les
volitions dépendent des cognitions – n’y rend pas cette question plus facile, au contraire. Les anges
ont-ils péché par une passion ? Ils y sont insensibles. Ou à cause d’une défaillance physique ? Ils ne
peuvent pas y être soumis, étant immatériels. Par une imperfection donnée par leur état de créature ?
Dieu l’a su structurellement contourner dans le cas des corps célestes, d’autant plus ici. Purement
par le libre arbitre ? Mais celui-ci n’est mauvais qu’à cause d’un jugement erroné. Alors par une
erreur cognitive ? Non, avant le péché les anges sont infaillibles. Pas d’étonnement, si certains ont
pu dire que Thomas a dû admettre, pour pouvoir tenir tout ce qu’il trouvait nécessaire à tenir, la
contradiction structurelle dans son discours.5 N’est-on pas finalement vraiment obligé de choisir
entre l’irrationalité de la foi et l’irrationalité de la réalité ?
Le problème n’y concerne pas seulement la défense d’une vérité annexe de la foi, plus exactement
d’une vérité annexe de la foi dans son interprétation des plus exigeantes. La conception des notions
de première importance, comme celle du libre arbitre, de sa relation avec la connaissance, des
limites structurelles de la créature, du naturel, du surnaturel et aussi du mal moral est fortement

1Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a. 1, co.


2Cf. De substantiis separatis, cap. 20 in fine.
3Cf. par exemple Jude 6 ; 2 Pr 2,4 ou le décret Firmiter de Latran IV - DS 800(428).
4« voluntas hominis movetur ad malum ex tribus: scilicet ex carne, mundo, Diabolo. Sed ex his non movetur voluntas
Daemonis. » De malo, q. 16, a. 2, arg. 13.
5Cf. JEAN DE BLIC, Saint Thomas et l’intellectualisme moral à propos de la peccabilité de l’ange, in Mélanges de science
religieuse, 1(1944), p. 241 – 280. Pour éviter l’élargissement inutile de notre appareil de notes, dans le cas d’une
référence à un auteur moderne déjà cité, nous nous limitons au minimum nécessaire pour identification (en général le
patronyme et la page).
concernée dès qu’on répond quoi que ce soit à ce problème ; elles y trouvent donc une occasion
exceptionnelle pour être précisées et mieux comprises. Cela vaut de manière encore plus accentuée
dans le cas du péché, dont la cause première exemplaire est en jeu ; une bonne compréhension de la
vérité contre-intuitive du christianisme, proclamant que cette forme de mal a sa racine première
dans l’esprit et non pas dans la chair, étant dans la vie spirituelle tout sauf marginale.6
Le but de notre travail est de présenter brièvement la réflexion de Thomas d’Aquin sur la possibilité
du péché chez un ange. Cette réflexion est déterminée par un vaste ensemble de prémisses,
angélologiques et autres : nous allons les considérer dans la mesure nécessaire à la clarté de notre
exposé, sans prétendre évidemment à quoi que ce soit de ressemblant à ce qui serait leur explication
exhaustive. La même remarque vaut pour les désaccords liés avec l’exégèse des arguments avancés
par Thomas, à l’occasion des désaccords importants par leur profondeur et leurs conséquences aussi
bien que par les difficultés qu’ils posent pour en juger. L’étendu de notre travail excluant par
définition l’analyse complète des textes thomasiens, pour ne pas parler de celle des différents
arguments (spéculatifs aussi bien qu’herméneutiques) avancés par tel ou tel interprète au profit de
telle ou telle compréhension, nous nous limitons en général à la manière de procédé d’exposé
synthétique de ce que dit Thomas, avec quelques analyses plus précises de tels points importants
sélectionnés chez lui ou chez ses commentateurs. Etant donné la complication du sujet et la
nécessité logique qui oblige de constater qu’au moins certains commentateurs célèbres ont lu notre
auteur à travers7 et n’ont pas compris les mots des autres en leur attribuant des contradictions
frappantes, ou même n’ont pas compris leurs propres paroles en prononçant eux-mêmes des
contradictions, tout cela rend cette manière de procédé, en soi problématique, extrêmement risquée
quant au résultat. Benevolenti lectori salutem.
Dans la première partie, nous établirons le cadre général du problème chez notre auteur ; nous
exposerons les raisons menant Thomas à la nécessité de refuser dans le cas de l’ange l’explication la
plus intuitive du péché – les passions – en lui imposant le besoin de trouver la faille de peccabilité
dans l’identité de la forme pure ; aussi bien que les raisons pour lesquelles on ne peut pas recourir
au « pécheur par nature ». En présentant la solution thomasien, nous arriverons à l’objet de la
deuxième partie.
Dans la deuxième partie nous traiterons d’un argument thomasien promis à devenir une pomme de
discorde entre les interprètes : le libre arbitre dans la situation de la non-identité de l’agent et de la

6« …là où cette méditation fait défaut, on ne distingue plus la malice qui condamne de l’ignorance ou faiblesse qui
excuse. Il est donc impossible de saisir la véritable dimension du péché,…, sans s’interroger d’abord sur la nature de la
chute de celui qui a péché au commencement. » BENOIT-MARIE SIMON, Le péché de l’ange et l’épreuve de la foi, Rome,
Bononia, 1988, p. 11.
7Cf. un tableau amusant des affirmations en général débordantes d’assurance et contradictoires l’une vis-à-vis de
l’autre, rassemblé en PHILIPPE DE LA TRINITÉ, Peccabilité, nature et surnature en CHARLES JOURNET-JACQUES MARITAIN-
PHILIPPE DE LA TRINITÉ, Le péché de l’ange. Peccabilité, nature et surnature, Paris, Beauchesne et ses fils, 1961, p. 97 –
100. 
Fin ultime. En examinant les alternatives, nous essayerons d’établir une hypothèse vraisemblable de
ce que Thomas a voulu dire aussi bien que la portée théorique de son propos.
Dans la troisième partie nous traiterons certains des problèmes qui restent à résoudre quelque soit la
solution de la deuxième partie, notamment le conditionnement de la défaillance volitive par la
défaillance cognitive ; ici encore, nous présenterons très brièvement la discussion sur le contenu de
la réponse thomasienne, en nous arrêtant sur les potentialités spéculatives d’une solution différente
de la nôtre.

I. Dii mali
« Malum non potest esse nisi in his quae sunt in potentia … Sed Angeli, cum sint formae
subsistentes, non habent esse in potentia. Ergo in eis non potest esse malum. »8 La première
objection de la Somme théologique contre la possibilité de l’ange-pécheur nous introduit déjà dans
la spécificité de la pensée thomasienne sur notre problème. La partie argumentative de la mineure y
est déterminante pour tout le discours de notre auteur, en l’obligeant de suivre « une ligne de crête
entre l’abandon de sa foi monothéiste et la contradiction métaphysique. »9 L’ange est une forme
subsistante. Pourquoi devons nous prendre ce jugement en considération et qu’est-ce qu’il signifie
pour elle ?
L’ange n’est aucunement corporel – voilà l’affirmation-source de problèmes. Ce disant, sa véracité
n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le penser à partir de la spiritualité angélique exprimée plus
ou moins clairement aussi bien par l’Ecriture, la Tradition et le Magistère.10 Même les autorités les
plus orthodoxes ne voient aucun obstacle pour réconcilier cette spiritualité avec une corporéité ou
avec sa caractéristique définitoire – l’étendue.11 D’ailleurs, Thomas lui même reconnait, au moins
dans un de ses écrits, que « spiritualis » pourrait ne vouloir dire qu’« aereus ».12 Il est vrai qu’on
peut trouver les contre-distinctions autorisées du spirituel par rapport au corporel, et même les
attributions formelles de l’incorporéité aux anges, mais si on regarde de plus près, on se rend
compte que cela n’a forcément qu’une signification relative – ce qui est dit incorporel comparé avec

8STh., Iª, q. 63, a. 1, arg. 1, cf. ARISTOTE, Métaphysique, IX, 9, 1051a, 15 – 21. Cf. aussi Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a.
1, arg. 1 qui n’est pas toutefois tout à fait identique. Nous y lisons formae subsistentes dans le sens fort du mot, « pro
subsistente completo in natura alicuius speciei » (STh., Iª, q. 75, a. 2, ad 1 à la différence de l’âme), convertible de fait
avec les « formes pures » et excluant le lien substantiel de l’ange avec un corps ou avec une matière – « non habent
esse in potentia » signifierait donc non seulement que l’ange n’est pas en puissance mais aussi qu’il n’est pas uni avec
une puissance – ce qui nous parait mieux correspondre avec l’intention de l’objectant.
9PIERRE-CESLAS COURTÈS, La peccabilité de l’ange chez saint Thomas, in Revue Thomiste, 53(1953), p. 133 –
163, p. 143.
10Cf. par exemple He 1, 7 et 14, référant à Ps 103, 4 ; « ex eo quod est, spiritus est, ex eo quod agit, angelus »
AUGUSTIN, Enarratio in Psalmos, 103, 1, 15 ; « condidit creaturam, spiritualem et corporalem, angelicam videlicet et
mundanam » DS 800(428).
11Cf. par exemple JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, II, 3 ; AMBROISE, De Spiritu Sancto, I, 7 – pour plus de références
cf. SERGE-THOMAS BONINO, Les anges et les démons, Paris, Parole et Silence, 2007, p. 115 – 120.
12Cf. De malo, q. 16, a. 1, ad s. c. 1.
les corps empiriques peut toujours avoir trois dimensions13, d’ailleurs c’est ainsi que l’imaginaire
commun le conçoit. Pourrait-on donc réduire la spiritualité angélique à une corporéité plus sublime,
à la manière de la théologie épicurienne ?14 Non, car cela rendrait impossible le fait de rendre
compte de l’activité intellective dont la présence, si elle n’était pas suffisamment manifeste par ses
signes, est selon Thomas exigée pour la perfection de l’univers. C’est que, le corporel ne pouvant
être que singularisé, les universaux constituant l’intellection exigent l’existence d’un acte second
incorporel auquel son acte premier, son sujet, doit être proportionné. Etant un tel sujet, l’ange n’est
pas corps dans le sens « d’être réductible à une réalité corporelle ».15
Si on en restait là, on ne trouverait probablement pas, du moins dans le cadre de l’orthodoxie,
beaucoup d’opposition.16 Mais Thomas va plus loin. L’ange n’est pas un corps ni dans le sens où
l’homme est un corps – il n’est pas une substance unifiant en soi le corporel et l’incorporel – et il
n’a pas non plus un corps dans le sens où l’âme humaine en a – il n’est pas naturellement unifiée
avec une réalité corporelle.17 Or, cela est déjà loin d’être communément admis, et notamment dans
le cas des anges corrompus, des démons dont la condition déchue semble fournir des raisons
prouvant leur caractère corporel, voir charnel18. Comme nous le verrons, l’absence des organes
sensibles rend l’idée du péché bien difficile à concevoir.
Pourquoi donc se forcer à la concevoir ainsi et ne pas suivre le chemin à la fois plus ancien et plus
facile ? Les textes de Thomas y montrent, pour s’exprimer par euphémisme, une réflexion en
mouvement. Le cadre général de sa pensée est déterminé par deux thèses : primo, on est obligé de
13L’exemple le plus significatif de cette position dans la Tradition pourrait être le discours de Jean de Thessalonique
(justifiant les images des anges) accordé par l’assemblée du concile Nicée II, cf. JOANNES DOMINICUS MANSI, Sacrorum
conciliorum nova et amplissima collectio, t. 13, Florence, Antonio Zatta Venetus, 1767, p. 164 – 166. V. De malo, q. 16,
a. 1, arg. 7.
14Cf. De substantiis separatis, cap. 1 ; EPICURE, Lettres et maximes, Paris, PUF, 1987, p. 44 – 48 (l’introduction par
Marcel Conche).
15Cf. Contra Gentiles, lib. 2, cap. 46 et 49; STh., Iª, q. 50, a. 1, co.
16Un point d’interrogation pourrait représenter TERTULLIEN, cf. Adversus Praxean, VII ; De carne Christi, VI, 9 et XI, 4
concernant respectivement la corporéité de Dieu, des anges et de l’âme du Christ (« nihil est incorporale, nisi quod non
est »). Thomas, lui, interprète (STh., Iª, q. 50, a. 1, co.) dans ce sens la position des Saducéens, cf. Act 23, 8 et des
Manichéens, cf. De spiritualibus creaturis, a. 5, co ; De malo, q. 16, a. 1, co et la considère comme le signe du
primitivisme de la pensée.
17Cf. STh., Iª, q. 51, a. 1. Quant aux propres exceptions de cette affirmation, cf. ci-dessous. De ce point de vue, l’usage
du terme « angelus » ne semble pas être totalement unifié chez Thomas. Dans des textes il semble faire abstraction du
lien avec la corporéité, n’exprimant que n’importe quel être spirituel supérieur à l’âme humaine, cf. Q. d. de anima, a. 8,
ad 5 ; De substantiis separatis, cap. 1 et 20, dans des autres par contre ce terme parait signifier formellement un être
spirituel non unibile corpori, cf. Super Sent., lib. 2, d. 3, q. 1, a. 6, co ; De potentia, q. 6, a. 6, s. c. 3. Sauf une indication
contraire, nous utilisons le terme dans le sens plus large.
18Cf. par exemple De malo, q. 16, a. 1, arg. 3 référant à PSEUDO-DENYS L’ARÉOPAGITE, De divinibus nominibus, cap. 4, §
23. La situation est compliquée par l’équivocité du terme « démon » : dans son acception plus originelle, physique, il
désigne l’être spirituel supérieur à l’homme et inférieur aux dieux (ou aux anges tant qu’ils sont définis par
l’impassibilité et par la perfection naturellement accomplie), selon les platoniciens « animal rationale, immortale,
passibile animo, aethereum [ou aereum] corpore » De malo, q. 16, a. 1, arg. 8, cf. PLATON, Epinomis, 984n; dans son
acception biblique et chrétienne, morale, il désigne un être spirituel supérieur à l’homme et moralement corrompu (cf.
par exemple GERHARDT KITTEL, Theological dictionary of New Testament, t. 2, Grand Rapids, Wm. B. Eerdmans
Publishings co., 1968, p. 1 – 20 ). Le mélange de ces acceptions dans le christianisme néoplatonicien est bien
compréhensible (cf. JUSTIN, Apologia maior, 5, 3, référant probablement à PLATON, Banquet, 199 – 202). Thomas en
connait les deux, il récuse l’implication de la seconde acception par la première, personne n’étant pécheur par nature, cf.
ci-dessous p. 13.
poser l’existence des substances intellectuelles non-étendues, qu’on les appelle les dieux, les
Intelligences ou les anges dans le sens physique le plus étroit du mot. C’est que du point de vue de
la notion de substance intellectuelle, le lien entre la corporéité et l’intellectualité est accidentel ; la
raison de son existence dans le cas de l’homme n’est que l’imperfection de l’âme humaine,
incapable d’intelliger la réalité sans qu’elle lui soit représentée par les sens. Or, ce qui est per
accidens, parfois n’a pas lieu, et là où il y a un imparfait, il faut qu’il ait aussi un parfait. Si on y
réfléchit dans l’optique de la Sagesse divine, à la manifestation de laquelle il convient de remplir
tous les degrés de la perfection possible créée (dont celui des intelligences pures) et de ne pas faire
par elle seule ce qu’elle peut faire en s’associant les causes secondes (comme les mouvements des
sphères dont l’explication naturelle est alors une pluralité des moteurs immobiles incorporels 19), le
résultat va de soi.20 Secundo, il y a des substances intellectuelles plus parfaites que l’âme humaine
et qui ont commis le péché – les démons dans le sens chrétien du mot.21 L’incertitude porte sur
l’articulation de ces deux thèses – l’objet de la seconde se réduit-il nécessairement à l’objet de la
première ? Thomas l’aborde en se demandant s’il y a pour une substance intellectuelle supérieure à
l’âme humaine une autre possibilité réelle qu’être une intelligence pure, étant donné que
proportionnellement à sa supériorité son corps hypothétique devrait surclasser le corps humain.22
Les prétendues alternatives ont leur origine prochaine dans la cosmologie platonicienne et elles sont
doubles : l’âme d’un corps céleste et l’âme d’un démon dans le sens biologique du mot – d’un
animal surhumain sous-divin, doté d’un corps aérien.23

Thomas mentionne occasionnellement que cette question n’engage pas la foi, sinon, il faudrait
déclarer hérétiques les opinions de plusieurs Pères.24 Quant aux corps célestes, le problème ne

19Le contraire « enim ordini divinae sapientiae non congruit, cujus effectus ad ultima per media deveniunt » Super
Sent., lib. 2, d. 14, q. 1, a. 3, co. Selon Aristote il y en a probablement 55, cf. Métaphysique, XII, 8, 1074a.
20Cf. De spiritualibus creaturis, a. 5, co ; STh., Iª, q. 50, a. 1, co ; q. 51, a. 1, co. Dans De substantiis separatis, cap. 19,
la même chose est justifiée par l’attribution de prédicat « esprit » aux anges dans l’Ecriture qui selon Thomas
« consuevit … nomine spiritus aliquid incorporeum designare, secundum illud Ioan. IV, 24: spiritus est Deus,… et
Isaiae XXXI, 3: Aegyptus, homo, et non Deus; et equi eorum caro, et non spiritus.» V. aussi Contra Gentiles, lib. 2, cap.
49, n. 10 ; STh., Iª, q. 50, a. 1, s. c. ; cf. toutefois De malo, q. 16, a. 1, ad s. c. 1 qui déclare contestable l’argument qui
est presque littéralement identique. Sur des incertitudes liées à De substantiis separatis, cap. 19 – 20, cf. ci-dessous.
21Le référence scripturaire de choix y est Job 4, 18, cf. par exemple Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a. 1, s.c. 1 ; STh., Iª, q.
63, a. 1, s. c ; IIª -IIae, q. 14, a. 3, arg. 3 ; IIIª, q. 4, a. 1, arg. 3 ; De substantiis separatis, cap. 20 ; Super Decretales, n.
1, co ; Super Heb., cap. 2, l. 4. 
22« Angeli…cum sint perfectioris naturae ipsis animabus, oporteret, quod corpora nobiliora haberent. » Super Sent.,
lib. 2, d. 8, q. 1, a. 1, co.
23« Substantias autem incorporeas corporibus unitas ponebat [Platon] multiplices: quasdam quidem coniunctas
caelestibus corporibus, quas Platonici deos appellabant; quasdam autem coniunctas corporibus aeris, quas dicebant
esse Daemones. » De potentia, q. 6, a. 6, co, cf. De substantiis separatis, cap. 1 ; PLATON, Epinomis, 980 – 985.
24« sive Daemones habeant corpora sibi naturaliter unita, sive non habeant, hoc non multum refert ad fidei
Christianae doctrinam » De malo, q. 16, a. 1, co, cf. Contra Gentiles, lib. 2, cap. 70, n. 8. Si on laisse de côté Origène,
discrédité quoi qu’il pense sur ce sujet, l’animal corporel surhumain semble être admis par JÉRÔME, Commentarius in
Ecclesiasten, cap. 1, ad v. 6, cf. De spiritualibus creaturis, a. 6, co. ; De potentia, q. 6, a. 6, co, par AUGUSTIN, De
Trinitate, III, 1, 4, cf. De malo, q. 16, a. 1, ad s. c. 1 ; De substantiis separatis, cap. 20 et, alors que Thomas l’admet
non sans un combat, peut-être même par DENYS, De divinibuis nominibus, cap. 4, § 23, cf. De malo, q. 16, a. 1, ad 3 –
« satis probabile est quod Dionysius, qui in plurimis fuit sectator sententiae Platonicae, opinatus sit cum eis, Daemones
esse animalia quaedam habentia appetitum et apprehensionem sensitivam. » en comparaison avec De potentia, q. 6, a.
concerne pas le fait que les sphères sont bougées par les moteurs incorporels séparés d’elles, quant à
cela Thomas se considère en parfaite harmonie non seulement avec Aristote, mais aussi avec
Platon ; la question est seulement si ceux-ci les bougent en tant que causes efficientes ou seulement
en tant que causes finales. Dans le second cas il faudrait que les sphères soient elles-mêmes fournies
par l’intellect capable d’apercevoir ces moteurs et qu’elles aient donc des âmes spirituelles. Thomas
remarque que dans la vision platonicienne des choses, l’âme n’est de toute façon qu’un moteur
extérieur à la substance du corps et la querelle n’y serait donc que verbale.25 Le problème devient
plus réel quand c’est l’exégèse du Philosophe qui entre en jeu. Thomas s’y montre bien hésitant
quant au caractère aristotélicien de la doctrine de l’animation aussi bien que quant à son assentiment
éventuel.26 Pour sa part, son objection majeure contre l’union substantielle d’un esprit avec un corps
céleste est son inutilité complète pour cet esprit ; structurellement simple et impassible, le corps
céleste ne peut pas réaliser l’activité sensorielle, dont la nécessité pour l’intellection pourrait
justifier cette union chez un esprit pas trop supérieur au nôtre.27 Mais cette objection, il l’a dépasse
lui-même plus tard, en la réfutant par le fait que le lien avec ce corps donne à l’esprit la puissance
active « secundum quam potest adipisci divinam similitudinem in causando per motum caeli. »28
Des esprits surhumains pourraient donc animer les corps célestes. Les démons pourraient-ils alors
être « des astres errants auxquels les ténèbres épaisses sont gardées pour l’éternité »29 ?

Thomas n’ignore pas cette proposition, mais sans y passer trop de temps, il la laisse comme
proposition refusée. L’ordre parfait dans les mouvements célestes témoigne de tout sauf d’une
dépravation morale de ceux qui les dirigent30 ; loin d’expliquer la peccabilité chez les anges, leur
union substantielle avec les composants du monde supraterrestre y mettrait un problème de plus.31
6, ad 3 – « Dionysius absque dubio Angelos et Daemones incorporeos esse voluit. »
25« inter ponentes ea esse animata, et ponentes ea inanimata, parva vel nulla differentia invenitur in re, sed in voce
tantum. » STh., Iª, q. 70, a. 3, co, cf. De spiritualibus creaturis, a. 6, co.
26Cf. les différent accents entre le rejet résolu « Angelos, qui movent orbes proxime, possumus motores dicere, non
formas vel animas » Super Sent., lib. 2, d. 14, q. 1, a. 3, co où la position contraire est associée à l’avicennisme (cf.
aussi ibid., d. 8, q. 1, a. 1, co ; « spiritus qui praesidebant sideribus secundum opinionem gentilium. » Super Isaiam,
cap. 34. ), et l’affirmation prudente de Q. d. de anima, a. 8, ad 3 « dicamus aliquam substantiam intellectualem esse
perfectionem corporis caelestis ut formam », voir dans De veritate, q. 5, a. 9, ad 14 ; De spiritualibus creaturis, a. 6;
De potentia, q. 6, a. 6, ad 11 ; Quodlibet, XII, q. 6, a. 2, co ; Contra Gentiles, lib. 2, cap. 70 ; STh., Iª, q. 70, a. 3; In De
caelo, lib. 2, l. 3, n. 1 – 3; De substantiis separatis, cap. 1 – 4.
27« Si ergo nulla est in eis de operationibus vitae nisi intelligere et velle, quae non indigent organo corporali, earum
dignitas unionem ad corpus excedere videtur…Unio enim corporis et animae non est propter corpus, … sed propter
animam » De spiritualibus creaturis, a. 6, co.
28Q. d. de anima, a. 8, ad 3.
29Jude 13.
30Cf. Contra Gentiles, lib. 3, cap. 108, n. 2 et cap. 110, n. 2 où cette prémisse n’est pas questionée. Cap. 109, n. 4 y
néglige complètement cette alternative.
31Cf. De spiritualibus creaturis, a. 6, s. c. 4 – comment admettre que ces corps soient dirigés par quelque chose qui
serait faillible ? Super Eph., cap. 5, l. 4. qui contient, parait-il, la seule référence à Jude 13 chez notre auteur, l’arrête
juste avant « sidera errantia. » Thomas utilise le terme, cf. Contra Gentiles, lib. 4, cap. 97, n. 6., comme le synonyme
de « astra errantia », pour les planètes, cf. Super Meteora, lib. 1, cap. 5, n. 6. « non quia irregulariter moveantur, sed
quia non semper servant eamdem figuram et positionem ad alias stellas » Sententia Metaphysicae, lib. 12, l. 9, n. 12.
Les comètes et les étoiles filantes, dont le mouvement serait sans doute mieux proportionné à la volonté démoniaque, il
les considère comme les phénomènes atmosphériques éphémères provenant de l’inflammation de l’air, cf. Super
Par contre le daimon aérien de Platon semble être beaucoup mieux disposé32 – au moins il
appartient à la sphère sublunaire, marquée par les imperfections de toutes sortes. C’est que quelque
soit la perfection sensorielle et intellectuelle d’un animal, son appétit sensible ne peut porter que sur
un bien particulier, et il contient donc naturellement la possibilité de disharmonie avec le bien
universel présenté par l’intellect. Il ne s’agit pas ici de la question d’une suppression de l’activité
des facultés spirituelles par la stimulation intensive sensible – cela peut arriver mais un tel
événement n’a pas en soi le caractère de coulpe. Celle-ci ne provient que d’une collaboration de ces
facultés avec l’« ennemi » ; un objet pouvant être considéré par l’intellect sous plusieurs aspects, le
bien universel peut être considéré par lui en tant qu’il est mauvais (car interdisant l’acquisition
d’objet attirant l’appétit sensible) et comme tel volontairement rejeté. Même si cela ne répond pas à
toutes les questions envisageables, du moins la base de la peccabilité du daimon serait solidement
posée grâce à la présence d’« eadem radix peccandi quae est in nobis ».33 Le « Maitre de ce
monde » pourrait donc être envisagé par exemple comme l’animal sublunaire le plus parfait, chargé
d’administration de sa sphère34 en collaboration avec d’autres qui lui sont semblables, et qui s’est
révolté à cause d’une passion, entrainant une partie de ses soumis avec lui. Une telle conception de
la chute des anges semble ne pas contredire formellement l’Ecriture, elle s’accorde même bien avec
sa localisation des démons dans l’atmosphère et avec les différentes activités de caractère plutôt
corporel que celle-ci leur attribue.35 Elle est soutenue par une partie de la Tradition36 et, last but not
least, elle garde toute la corruption bien limitée à la sphère sublunaire, comme il le faut.37

Sauf que la possibilité même de l’existence des tels daimones pose des questions et Thomas la
conteste de manière beaucoup plus constante que celle des âmes célestes, à la différence desquelles
ces créatures ne peuvent d’ailleurs aucunement prétendre à la reconnaissance de la part d’Aristote. 38
Les raisons de cette réticence proviennent de sa physique. Un « corps aérien » hypothétique ne
pourrait pas être un corps mixte constitué à la différence du corps humain majoritairement d’air, car,
étant donné son hyperactivité, celui-ci rendrait sa composition excessivement instable.39 Si on disait
Meteora, lib. 1, cap. 6.
32« Si quis autem sequi vellet Platonicorum positiones, facilis esset via ad solvendum praedicta. [les problèmes avec la
peccabilité] » Contra Gentiles, lib. 3, cap. 109, n. 2.
33Ibid., n. 3.
34«  Damascenus dicit in secundo libro Daemones ex his angelicis virtutibus fuisse qui terrestri ordini praeerant. Sed
et apostolus ad Ephes. II, 2, nominat: Diabolum principem potestatis aeris huius. » De substantiis separatis, cap. 20,
quant au passions des démons cf. PSEUDO-DENYS L’ARÉOPAGITE, De divinibuis nominibus, cap. 4, § 23.
35Cf. par exemple Jb 1,12n ; Mt 12,43n, et évidemment toutes les relectures de Gn 6, 1 – 4.
36Aux auteurs déjà mentionnés ajoutons encore JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, II, 3, cf. De substantiis separatis,
cap. 20 ; De malo, q. 16, a. 2, co.
37« Hoc igitur videtur ordo rerum habere ut sicut inferiora corpora inordinationi et malo possunt esse subiecta, non
autem caelestia corpora; ita etiam intellectus corporibus inferioribus uniti possunt subiici malo, non autem illae
supercaelestes substantiae. Et hoc secuti esse videntur qui posuerunt Daemones quos malos Angelos dicimus, ex
inferiori ordine et corporeos esse. » De substantiis separatis, cap. 20 – c’est ici où le texte est interrompu pour toujours.
38Cf. De substantiis separatis, cap. 2.
39Cf. De potentia, q. 6, a. 6, co. Le même raisonnement pour le feu Q. d. de anima, a. 8, ad 1. Thomas trouve qu’au
niveau sublunaire on ne peut pas penser un corps spirituellement animé qui serait substantiellement différent du corps
par contre qu’il s’agit du corps qui n’est fait que d’air, il y aurait d’autres inconvenances qui
s’ensuivraient : l’air, pris en lui même, tout en étant plus parfait que la terre et l’eau qui sont les
composants principaux du corps humain, est moins parfait que ce corps-ci, ayant par rapport à lui la
relation d’une matière ; sa fluidité ne permet aucune différentiation des organes (par exemple
sensoriels), ni même des individus ; sa simplicité ne permet aucune activité sensorielle et si on
voulait à tout pris tenir que l’atmosphère est un seul être vivant insensible (qui ne montre d’ailleurs
aucun signe d’activité vitale), la question posée déjà par rapport aux corps célestes reviendrait avec
plus d’insistance – pour quelle activité aurait-on unifié un esprit avec un tel corps40 ? Cela étant dit,
dans son (probablement) avant-dernier œuvre sur la problématique, notre auteur passe son temps
pour réfuter les quatre sed contra contre cette position qu’il vient de rejeter lui-même, « si quis
sustineret quod Daemones habent corpora aerea. »41 Ce détail est potentiellement intéressant pour
l’interprétation de son dernier texte sur ce sujet.

De substantiis separatis pose des questions. Au vingtième et dernier chapitre, Thomas décrit
largement la démonologie (néo)platonicienne ; il y critique l’identification des démons avec les
âmes des défunts ; il y refuse la possibilité de fonder sur cette démonologie la malice naturelle de la
totalité de « l’espèce » démoniaque ; il y constate l’accord partiel entre cette démonologie-là et les
opinions des Pères qui voyaient l’origine des démons dans le bas-fond de la cité angélique, aussi
bien que son soutien factuel par certains ; il y passe à la considération de l’opinion patristique
inverse pour constater son caractère bien problématique et se taire ; et il fait tout cela sans y
prononcer la moindre critique contre l’idée d’un animal rationale aereus elle-même. La trouvait-il
redondante à prononcer ? Cela pourrait être le cas, étant donné que dans le chapitre précédent il
prétend démontrer l’incorporéité absolue des Anges à partir de l’Ecriture. Le problème de cette
interprétation consiste primo, dans le fait que Thomas mettrait certains Pères en conflit avec
l’Ecriture sans en dire quelque chose de plus, secundo que la démonstration concernée semble y être
référée seulement à un groupe limité des esprits surhumains42 – d’ailleurs Thomas a semblé
humain – et dans un tel cas « non… esset differentia secundum speciem inter illud animal et hominem » Contra
Gentiles, lib. 2, cap. 90, n. 2.
40Cf. De potentia, q. 6, a. 6, co; De spiritualibus creaturis, a. 7 co ; Contra Gentiles, lib. 2, cap. 90 ; De malo, q. 16, a.
1, co.
41De malo, q. 16, a. 1, ad s. c. 1 – 4. De même dans le corps de l’article suivant, même si tout à la fin Thomas associe la
modalité du péché des démons à celle qui appartient à substantiae a corporibus separatae, il y traite la question de leur
malice naturelle aussi pour le cas de l’hypothèse alternative qu’il attribue, ici, sans équivoque à Augustin, v. aussi ad 18.
42« Sed secundum aliorum sanctorum sententiam, Daemones quos malos Angelos dicimus non solum fuerunt de
inferiori Angelorum ordine sed etiam de superioribus ordinibus, quos incorporeos et immateriales esse ostendimus »
De substantiis separatis, cap. 20 – est-ce à dire que l’ordre inférieur des anges n’a pas été concerné par cette
« ostensio »? On peut remarquer que dans le chapitre 19 jamais on ne parle des démons ; on peut aussi remarquer qu’en
parlant de la distinction (ontologique) platonicienne entre les dieux et les démons, Thomas identifie parfois les
significations des « anges » et des « dieux » (« Sic ergo Daemones etiam loco discernunt a diis, quos Angelos
dicimus … » cap. 20) – même si on peut se demander s’il n’y utilise pas le terme dans le sens incluant la valeur morale
positive. Les anges dont parle le chapitre 19 sont-ils alors les créatures spirituelles surhumaines les plus hautes,
n’incluant pas tous les esprits surhumains possibles imaginables ? Le chapitre lui-même ne donne aucun signe d’une
telle particularisation – toutefois, étant supposé la cohérence du texte, cette interprétation ne nous parait pas la plus
admettre l’animation des corps célestes. Tertio, cette interprétation contredirait De malo 16.43

Si ce n’est pas dans ce passage qu’il exclut l’animal aérien, où doit-on trouver une telle exclusion ?
Si on regarde le caractère détaillé de l’ensemble de l’exposé, il parait bien invraisemblable que
Thomas aurait délaissé ce point. Pour la même raison on pourrait douter de l’hypothèse selon
laquelle il aurait été satisfait de la brève énonciation de l’argument aristotélicien qu’il avait placée
au commencement du livre.44 A-t-il voulu en parler plus tard ? Peut-être. Entretemps a-t-il subi sur
ce sujet une évolution analogique à celle qu’il a connue au sujet des corps célestes ? Cela ne nous
paraît pas complètement impossible.

Mais quelque soit la réponse à ces questions, une chose ne change pas : à partir de son deuxième
livre des Sentences compris, il y a presque deux décennies de sa production théologique où le
problème de la peccabilité de l’ange s’identifie pour Thomas avec le problème de la peccabilité
d’une créature strictement incorporelle. De plus, même avec l’attitude la plus accueillante possible
envers la démonologie platonicienne, la réponse de cette dernière ne peut pas satisfaire au besoin de
rendre intelligible la totalité des propos présents dans la Tradition. C’est qu’à côté des Pères
considérant les démons comme une sorte de lumpenprolétariat angélique, il y en a d’autres, et non
de moindre importance, qui tiennent que Lucifer au moins était un des anges de la plus haute volée,
oui, qu’il était l’ange le plus haut tout court. D’ailleurs, Thomas lui-même penche personnellement
plutôt pour cette seconde option, en la soutenant par les textes bibliques qui soulignent le haut rang
des anges déchus.45 Or, et ici même le De substantiis separatis est on ne peut pas plus clair, les
esprits les plus hauts doivent être incorporels – nous en avons déjà mentionné des raisons.

Or, qui nie le corps, nie les organes sensibles, et selon Thomas dans un tel cas ce n’est que
l’intellect qui reste comme la source de connaissance. Le péché ne peut donc pas provenir d’une
disharmonie entre les facultés cognitives: chez l’ange n’en existant qu’une seule, il n’y a rien à
harmoniser. Mais cette conclusion aux conséquences fâcheuses n’est-elle pas trop rapide ? La

violente.
43« magis possunt Daemones dici spiritus quam nos, quamvis habeant corpora naturaliter sibi unita; praesertim quia
etiam ipse aer spiritus nominatur. » De malo, q. 16, a. 1, ad s. c. 1, l’équivocité semblable admise aussi en STh., IIIª, q.
27, a. 2, ad 1 : « spiritus vitae…, non est intelligendum secundum quod … dicitur anima vivificans, sed secundum quod
spiritus dicitur aer exterius respiratus. »
44«  Non enim posuit [Aristote] quod aliquod simplex elementare corpus possit esse animatum, quia corpus simplex
non potest esse conveniens organum tactus, quod est de necessitate cuiuslibet animalis: unde inter nos et corpora
caelestia nullum intermedium corpus animatum ponebat. » De substantiis separatis, cap. 2. Pris en lui-même, le texte
ne permet même pas de décider de ce que Thomas y pense de la validité de cet argument, notamment étant donné qu’il
est quasi immédiatement suivi par la critique de l’insuffisance de la position aristotélicienne et que le même argument
semble applicable (et refusé en ce moment par Thomas) dans le cas des corps célestes, cf. dans le texte plus ancien
« nec operationes animae sensitivae corpori caelesti conveniunt, quia omnes sensus fundantur super tactum, … Omnia
etiam organa potentiarum sensitivarum requirunt determinatam proportionem secundum commixtionem aliquam
elementorum, a quorum natura corpora caelestia ponuntur remota. » STh., Iª, q. 70, a. 3, co.
45Cf. ibid., STh., Iª, q. 63, a. 7, s. c et co en référant à GRÉGOIRE LE GRAND, Homilia 34 in Evangelia (De Centum
Ovibus). Selon De malo, q. 16, a. 3, ad s. c. 3 cette opinion « communius tenetur. » La référence biblique concernée est
Job 4, 18, mais voir aussi le « lucifer » d’Iz 14, 3 – 23 et le chérubin d’Ez 28, 1 – 19.
sensibilité est-elle vraiment nécessairement liée à l’existence des organes corporels ? Thomas
connait la thèse opposée des platoniciens, mais il la nie au nom de l’expérience – la destruction des
organes est toujours liée à l’impossibilité de l’activité sensorielle correspondante. 46 Etant incorporel,
l’ange ne peut donc considérer comme bon que ce qui est connu comme tel par son intellect 47, ce
qui rend bien difficile le fait de concevoir un choix qui consciemment contredirait le Bien suprême,
le choix dont la défectivité intellectuelle parait plus clair que tout.48

Cela est déjà assez grave mais l’objection initiale va encore plus loin, se basant sur une affirmation
plus forte que celle de la seule incorporéité. Doit-on aller jusqu’à admettre son principe en affirmant
que les anges sont des formes subsistantes, complètement immatérielles ? Une telle affirmation n’a
pas le même contenu conceptuel que la précédente49 mais pour Thomas elle y est nécessairement
impliquée. Une seule et même matière ne peut pas être à la fois informée par deux formes
substantielles, étant donc supposée la matière commune au corporel et à l’incorporel, l’incorporéité
devrait être la forme d’une partie dimensionnellement distincte de cette matière, ce qui ne
correspond pas avec l’absence des dimensions qui la définit. S’il y a donc de la matière chez les
êtres incorporels, elle doit être séparée de la matière « corporelle » par sa nature même. Plus encore,
elle doit être de caractère complètement différent d’elle : c’est qu’elle doit recevoir les formes selon
leur totalité, sinon elle empêcherait la connaissance des universaux. Une telle capacité est un signe
de l’actualité étrangère à la puissance pure de notre matière première, or si la matière des anges
n’est pas une puissance pure, cela veut dire qu’elle est déjà « ens actu, quod sit actus vel forma
subsistens; sicut et materia corporalium rerum ita dicitur ens in potentia, quia est ipsa potentia
formis subiecta. Ubicumque autem ponitur materia ens actu, nihil differt dicere materiam et
substantiam rei. »50 Si on affirme donc la matérialité des êtres incorporels en admettant tout cela, la
différence par rapport à l’affirmation de leur pure formalité devient selon Thomas purement
terminologique. Au cas où, il invoque un argument supplémentaire, analogique à celui qui lui a

46Cf. Contra Gentiles, lib. 3, cap. 109, n. 4.Tel est le cas des hommes, mais pourquoi ne pourrait on pas envisager les
idées particulières, analogiques à celles de l’imagination, mais innées, comme le sont les idées angéliques universelles
(cf. STh., Iª, q. 55, a. 2) ? Thomas connait une position semblable quant aux âmes des corps célestes chez Avicenne,
mais il la nie au nom du principe d’économie – étant donné la perfection des idées intellectuelles angéliques, permettant
la connaissance des singuliers (cf. ibid., q. 57, a. 2), ces idées particulières seraient complètement inutiles à créer, (peut-
être sauf pour rendre la créature peccable), cf. Q. d. de anima, a. 8, ad 3 et 17.
47« Appetitus enim cognitionem sequitur, cum appetitus non sit nisi boni, quod sibi per vim cognitivam proponitur. »
De veritate, q. 24, a. 2, co. Rappelons-y que la notion du bonum ajoute à la notion d’ens le caractère de la fin,
l’affirmation que l’appétit ne peut se porter à un objet qu’en tant qu’il est son bien, étant donc analytique. Pour l’appétit
basé sur la connaissance intellectuelle qu’est la volonté, un objet qui n’est pas intellectuellement connu comme bon,
reste non-attractif et donc inéligible.
48Un choix fautif provenant de l’ignorance invincible, c’est-à-dire de telle ignorance qui n’est par ailleurs aucunement
dépendante d’un choix volontairement fautif antécédent, n’est pas volontairement fautif et comme tel n’a pas le
caractère de coulpe – même si un tel cas était envisageable dans le cas de l’ange. Pour plus de précision quant à la
contrariété essentielle entre la raison et le péché, cf. ci-dessous p. 13 – 14.
49« si Angeli ponantur ex materia et forma compositi, non propter hoc oportet quod sint corporei » De potentia, q. 6, a.
6, ad 4.
50De substantiis separatis, cap. 7, cf. Contra Gentiles, lib. 2, cap. 50 – 51 ; STh., Iª, q. 50, a. 2.
permis d’établir l’existence même des Intelligences incorporelles : la concrescence de la forme avec
une matière est logiquement accidentelle, elle est liée à l’imperfection chez cette première – les
créatures les plus parfaites, autrement dit les anges, sont donc les formes pures subsistantes.51 D’une
manière ou d’une autre, nous retrouvons donc le fondement de notre objection mentionnée,
insistante sur le caractère oxymorique d’un être à la fois mauvais et parfait, d’un dieu corrompu.
C’est qu’en niant la présence de la matière dans le sens fort du mot, il n’y a plus de principe de
potentialité dans la chose concernée. Or, pas de potentialité, pas de mal.

Au moins c’est ce que la majeure affirme. Y a-t-il pour l’accorder une autre raison que l’autorité du
Philosophe ? La réflexion thomasienne sur le mal semble montrer que oui. La compréhension
basique du « mal » l’entend comme contraire du bien. Il consiste donc dans la contrariété à
l’appétibilité qui définit ce dernier.52 Etant donné que l’étant, le parfait et le bien sont convertibles,
cet anti-appétible ne peut pas être une chose mais seulement une privation. 53 Or, la privation
suppose un sujet ayant une potentialité d’avoir aussi bien que de ne pas avoir la perfection dont elle
est la privation 54: autrement soit la perfection ne peut pas être présente, et dans ce cas son absence
n’est pas un mal, sauf un élargissement de sens qui enlèverait à ce terme toute sa signification
propre55, soit elle ne peut pas manquer, et il n’y a pas de mal non plus – la perfection elle-même est
par définition désirable et alors bonne.56

Mais n’y a-t-il pas un sophisme ? N’oublions pas que les démons ou les mauvais dieux n’ont pas été
considérés comme mauvais à cause d’un mal qu’ils auraient été en train de subir eux-mêmes mais à
cause de celui qu’ils faisaient. La perfection du loup est sans doute désirable, on l’admet – quant au
point de vue du loup. Mais c’est quelque chose de tout à fait autre quand il s’agit du point de vue
d’un agneau – pour celui-ci, plus le loup est parfait, plus il est malus. Une forme subsistante n’étant
pas en puissance et ayant donc toutes les perfections exigées par sa nature ne peut pas être le sujet
du mal dans le sens formel du terme, mais elle peut être le sujet du mal en tant qu’agent – le sujet
d’action qui produit les privations dans les autres.57 On n’aurait même pas besoin de recourir à la

51Cf. De substantiis separatis, ibid. L’argument biblique pour l’immatérialité des anges serait le fait qu’ils y sont
nommés par des termes abstraits (la Puissance, La Vertu) qui ne se prédiquent pas des réalités con-crètes (l’homme n’est
pas l’humanité) – les anges sont donc les formes pures, cf. ibid., cap. 19.
52Cf. De veritate, q. 21, a. 1 – 2 ; q. 22, a. 1.
53Cf. ibid., q. 21, a. 2 ; Super Sent., lib. 2, d. 34, q. 1, a. 2; De malo, q. 1, a. 1 ; Contra Gentiles, lib. 3, cap. 7 – 8 ; STh.,
Iª, q. 48, a. 1.
54« Nihil autem potest deficere quantum ad id ad quod semper est in actu secundum suam naturam; sed in eo aliquid
deficere potest respectu cuius est in potentia: nam id quod est in potentia, potest subiici et perfectioni et privationi. »
De malo, q. 16, a. 6, co.
55Dans ce cas, l’homme serait mauvais n’ayant pas d’ailes et tous les êtres limités le seraient n’étant pas Dieu.
L’expression « mal métaphysique » prétendant parler de cette condition limitée nous semble fortement inconvenante,
violant la langue naturelle et penchant vers les associations fautives.
56Perfectio – l’état final d’un processus, ou par analogie chaque état où rien ne manque (dont la forme est définie par la
finalité du sujet de cet état), cf. STh., Iª, q. 4, a. 1 coïncide avec la ratio finis qui caractérise la notion de bien.
57Pour l’analyse plus large de la notion analogique du mal, cf. Super Sent., lib. 2, d. 34, q. 1, a. 2, co.
malice naturelle – et si c’était le cas, une forme ayant dans sa nature une contrariété/malice par
rapport à une autre serait aussi tout à fait concevable, la relation entre le feu et l’eau dans la
physique aristotélicienne en étant un bon exemple.58 On peut donc faire le mal sans être assujetti à
l’imperfection quelconque ; or, le péché n’est-il pas un mal dans l’action ?59

Des telles réponses ne seraient pas valables. D’abord, Thomas admet qu’on peut parler d’un
caractère naturellement mauvais d’une espèce par rapport à une autre, tant que la finalité naturelle
de la première implique l’activité corruptive par rapport à la seconde.60 Mais cela est limité aux
espèces porteuses des appétits finalisés par un bien particulier, qui peut contredire un autre bien
particulier (l’eau par rapport au feu). Or, les esprits purs sont finalisés directement par le bonum in
communi.61 Surtout, l’égorgement virtuose d’un agneau rend le loup, il est vrai, auteur d’un mal
physique mais n’en fait pas un pécheur, même si on prenait le péché dans le sens pré-moral du mot
qui peut s’appliquer aussi à un agent non-spirituel.62 C’est que « le mal dans l’action » définissant le
péché n’est pas celui qui résulte éventuellement de l’action, mais celui qui l’in-forme (ou plutôt
déforme) – c’est sa non-conformité avec la finalité poursuivie. 63 Or, cela suppose qu’il y a une
58«  nihil prohibet aliquid esse naturaliter malum in his quibus naturaliter contrarietas inest; sicut ignis quidem in se
bonus est, sed naturaliter est malus aquae, quia eam corrumpit, et e converso. Et eadem ratione lupus est naturaliter
malus ovi. » De malo, q. 16, a. 2, co.
59« peccatum dicit malum quod in operatione consistit » Super Sent., lib. 2, d. 35, q. 1, a. 2, co.
60Cf. De malo, q. 16, a. 2, co. Remarquons y brièvement que Thomas considère comme contradictoire une nature qui
serait mauvaise en elle-même – ni comme agent (la nature est ontologiquement orientée vers son acte d’être) encore
moins comme formellement contenant une privation (la privation n’est définissable que par rapport à la nature). Une
troisième possibilité de « naturellement mauvais » – « contenant une inclination contredisant la finalité ultime » –
présuppose la même chose qui est traitée dans le texte suivant.
61Cf. STh., Iª, q. 63, a. 4, co. Il se peut bien sûr que cette finalisation va per accidens contredire un bien particulier,
mais justement cela n’a lieu que si ce bien particulier contredit le bien tout court, et n’est donc bonum que secundum
quid, tandis que malum simpliciter. A la limite on pourrait donc dire que les esprits purs sont naturellement mauvais vis-
à-vis du mal – ce qui n’aide pas beaucoup à comprendre la possibilité de leur peccabilité.
62Le terme français « péché » correspond sémantiquement plutôt avec « culpa » qu’avec « peccatum » dont il est
dérivé. Celui-ci a, comme «  », la signification beaucoup plus large, correspondant plutôt avec la « faute. »
Cf. « peccare nihil est aliud quam declinare a rectitudine actus quam debet habere; sive accipiatur peccatum in
naturalibus, sive in artificialibus, sive in moralibus. » STh., Iª, q. 63, a. 1, co. Notons que la référence majeure quant à
ce qu’est le peccatum est pour Thomas ARISTOTE, Physique, 199 a 33 – b4 où le Philosophe à partir de l’existence
d’ dans la nature, considérée comme évidente, prouve qu’il y a une finalité dans celle-ci, cf. Super Sent., lib.
1, d. 48, q. 1, a. 3, co ; lib. 2, d. 35, q. 1, a. 1, co ; De veritate, q. 24, a. 7, co ; q. 25, a. 5, co ; De malo, q. 2, a. 1, co –
c’est qu’ est définie par le manquement de la finalité.
63La déviation par rapport à la rectitude susmentionnée se définit donc par rapport à la fin de l’acte, c’est celle-ci qui en
fournit la règle que le péché ne respecte pas – « ex fine necesse est quod regulae actionis sumantur. » Contra Gentiles,
lib. 3, cap. 109, n. 8. Cette conception, justifiée par l’autorité aristotélicienne mentionnée, saisit bien le sens
étymologique du terme utilisé par le Philosophe et qui est aussi le moyen majoritaire pour exprimer « péché » dans le
Nouveau Testament, cf. Concordance de la Bible – Nouveau Testament, Bruges : Editions du Cerf – Desclée de
Brouwer, 1970, p. 406 – 407. aussi bien que la racine ‫חטא‬, de laquelle les termes exprimant le péché en
Ancien Testament dérivent le plus souvent, signifie originellement « manquer la cible », cf. Dictionnaire
encyclopédique de la Bible, Turnhaut, Brepols, 1987, p. 994 – 997 ; BENJAMIN DAVIDSON, The analytical hebrew and
chaldee lexicon, London, Samuel Bagster and sons, 1970, p. 254. « Peccare » s’adapte bien à leur extension –
originairement elle ne signifie que « broncher » ou « faire un faux pas », cf. ALFRED ERNOUT, ALFRED MEILLET,
Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1959, p.745. Pour éviter un malentendu,
le caractère (non)peccamineux de l’activité est intrinsèque à elle : sa conformité avec la fin ne sera pas perdue
seulement parce qu’un facteur extérieur contingent a empêché sa réussite, elle ne sera pas non plus acquise seulement
parce que l’activité a réussi, pour ainsi dire, malgré elle-même, cf. «  magis est de ratione peccati praeterire regulam
actionis quam etiam deficere ab actionis fine. » De malo, q. 2, a. 1, co ; cf. le péché comme désordre de l’action De
veritate, q. 24, a. 7, co ; l’acte désordonné ibid., q. 25, a. 5, co ; De malo, q. 2, a. 2, co ; l’acte qui manque l’ordre à sa
puissance (non-actualisée) à la conformité et cela suppose qu’il y a une puissance tout court.

Pouvoir ne pas avoir ce qu’on peut avoir, telle est la condition pour rendre compte de la peccabilité
des formes pures : on ne peut pas contourner l’exigence de leur attribuer cette caractéristique.
Comment le faire ? N’oublions pas que ne pas avoir dans sa composition une puissance pure ne fait
pas encore de la chose l’acte pur dont l’activité est nécessairement identique avec l’agent ; l’acte
que l’agent angélique est, n’est pas lié, il est vrai, avec aucune puissance de sa corruption, fût-elle
partielle, mais cela n’empêche pas qu’il soit une puissance par rapport à son action. 64 C’est à cause
de cela que, immune qu’il soit naturellement de tout mal physique, il reste théoriquement ouvert
aux défauts de l’action, aux péchés.65

Selon Thomas cette possibilité est même intrinsèquement liée à sa condition de créature. C’est que
la défaillance dans l’action serait impensable seulement si la chose par conformité à laquelle est
définie la rectitude de l’action, c’est-à-dire sa Fin Ultime, était identique avec la puissance active
dont elle est l’action et avec laquelle elle est donc conforme nécessairement. Or étant donné que la
Fin Ultime de tout est Dieu, il n’y a que l’activité divine qui est par définition immune de toute
défaillance. Les créatures sont alors par leur nature faillibles, et les anges n’en font pas exception.66

Mais qu’est-ce qu’on peut vraiment établir à partir d’un tel argument, et comment cela permet de
résoudre la difficulté concernant la motivation que nous avons perçue auparavant ? Nous verrons
que cette thématique n’est pas tout-à-fait sans problèmes, et pas seulement du point de vue
philosophico-théologique.

II. Sola natura gratificata

Chez Thomas, l’affirmation de la peccabilité naturelle chez les anges en STh., Iª, q. 63, a. 1, co est
loin d’être un hapax, de même l’argument qui la fonde sur la non-identité entre la règle et le réglé,
fin STh., Iª-IIae, q. 21, a. 1, co ou son adéquation ibid., q. 71, a. 6, co. par non-conformité à sa règle. Le péché dans le
sens moral et théologique du mot (cf. De malo, q. 2, a. 2, co. Selon De malo, q. 3, a. 1, co, le sens propre du
« peccatum » est ce sens plus étroit) qui nous intéresse ici, ajoute à ce caractère générique le fait que primo, il concerne
la volonté et est donc nécessairement libre, secundo il ne se rapporte pas seulement à une fin particulière de l’être
spirituel mais à sa fin ultime, tertio grâce à l’universalité de l’appréhension intellectuelle dont provient l’appétition de
cet être, cette fin ultime n’est pas seulement la fin ultime d’un certain domaine mais directement la Fin Ultime tout
court – Dieu, cf. De veritate, q. 25, a. 5, co ; De malo, q. 3, a. 1, co ; STh., Iª-IIae, q. 21, a. 2, ad 2. Ainsi conçu, le choix
du mal moral est nécessairement contraire à la raison opérative, car il pose un acte contraire à ce pourquoi on agit et
vers quoi la raison dirige. Le caractère aporétique de l’existence d’un tel acte y est bien visible – l’impact des passions
étant exclu, comment pourrait-on décider ainsi ?
64Cf. STh., Iª, q. 54, a. 1 – 3. Nous ne nous attardons pas sur l’argumentation servant à Thomas pour montrer chez la
créature la nécessité des différences entre les membres de chaque binôme composé à partir de l’ensemble « la
substance », « l’activité », « la puissance active » et « l’acte d’être ». Pour notre propos il est suffisant que ces
différences ne soient pas exclues.
65« non existente aliquo defectu in substantia animae vel in natura liberi arbitrii, potest sequi defectus in actione
ipsius. » De veritate, q. 24, a. 7, ad 8, cf. STh., Iª, q. 63, a. 1, ad 1 ; Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a. 1, ad 1.
66Cf. STh., Iª, q. 63, a. 1, co.
revient aussi plus qu’une seule fois, tout en n’étant, dans ses différentes formes, seulement une
instanciation d’une argumentation plus large.67 Nous ne sommes donc pas face à un sujet dont
l’occurrence isolée dans le corpus de l’auteur pourrait rendre compte des difficultés avec son
herméneutique. Pourtant, il s’est montré une source abondante de telles difficultés, comme un bref
parcours à travers les commentateurs plus récents permet de l’éprouver 68 : le désaccord ne concerne
pas seulement la portée théorique que les arguments utilisés peuvent réellement avoir pour notre
problématique mais déjà ce que l’auteur y voulait effectivement dire. D’ailleurs, la position
exégétique sur le second sujet est généralement liée à la position du commentateur sur le premier,
l’insuffisance spéculative du contenu du texte thomasien n’étant sauf exceptions 69 jamais admise.
Les deux sujets étant de première importance pour le nôtre, arrêtons-nous très brièvement sur cette
problématique.

Limitons-nous pour le moment à Iª, q. 63, a. 1. Que peut y vouloir dire notre auteur quand il affirme
que « tam Angelus quam quaecumque creatura rationalis, si in sua sola natura consideretur, potest
peccare et cuicumque creaturae hoc convenit ut peccare non possit, hoc habet ex dono gratiae, non
ex conditione naturae » ? Une interprétation peut être immédiatement exclue : comprendre « sola »
dans le sens abstractif70 et dire que la nature de la créature rationnelle implique la peccabilité de
telle manière qu’in sensu composito71 la créature est peccable quelque soit sa condition; c’est que

67Cf. Super Sent., lib. 2, d. 23, q. 1, a. 1, s. c. 2; De malo, q. 16, a. 2, co ; les variations sur le même thème en Contra
Gentiles, lib. 3, cap. 109, n. 5 – 8 ; Super Sent., lib. 2, d. 23, q. 1, a. 1, co, voir aussi ibid., d. 5, q. 1, a. 1, s. c. 2 et De
veritate, q. 24, a. 7.
68Cf. CHARLES JOURNET-JACQUES MARITAIN-PHILIPPE DE LA TRINITÉ, Le péché de l’ange, Paris, Beauchesne et ses fils, 1961 ;
BENOIT-MARIE SIMON, Le péché de l’ange et l’épreuve de la foi, Rome, Bononia, 1988 ; PIERRE-CESLAS COURTÈS, La
peccabilité de l’ange chez saint Thomas, in Revue Thomiste, 53(1953), p. 133 – 163 ; Le traité des anges et la fin
ultime de l’esprit, ibid., 54(1954), p. 155 – 165 ; HYACINTHE-FRANÇOIS DONDAINE, Le premier instant de l’ange d’après
saint Thomas, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 39(1955), p. 213 – 227 ; MARIE-VINCENT LEROY,
Traité des anges, Scriptum polycopié à l’usage des étudiants, Toulouse, 1962 – 1963, p.169 – 187 ; SERGE-THOMAS
BONINO, Les anges et les démons, Paris, Parole et Silence, 2007, p. 197 – 219. Les auteurs de la première œuvre
soutiennent la position que nous allons appeler B (nous n’avons pas eu l’occasion de consulter personnellement
GUERARD DE LAURIERS, Le péché et la durée de l’ange, Rome, Desclée, 1965, la présentation du père Simon le mettant de
leur côté, cf. SIMON, p. 199 – 209), les autres penchent de manière différenciée, plutôt dans le sens de la position que
nous appelons A, (pour la délimitation d’A et de B cf. ci-dessous p. 16 – 17) en suivant ainsi la plupart des
commentateurs classiques – cf. l’accord sur ce dernier point entre Courtès et Philippe de la Trinité en COURTES, La
peccabilité…, p. 134.
69Tel est le cas de JEAN DE BLIC, Saint Thomas et l’intellectualisme moral à propos de la peccabilité de l’ange, in
Mélanges de science religieuse, 1(1944), p. 241 – 280, pour qui Thomas y veut tenir à la fois deux affirmations
contradictoires, le signe de l’échec de son essai d’intégrer l’intellectualisme moral grec dans la vision chrétienne du
monde.
70« Sola natura » peut signifier soit « la nature, abstraction faite de tout ce que dépasse sa notion» (ce que nous y
appelons le sens abstractif) soit « la nature dont on nie véridiquement l’association de ce qui la dépasse à elle» (ce que
nous y appelons le sens négatif, et qui peut d’ailleurs signifier plusieurs choses, ici la négation d’un état surnaturel.)
Tout ce qui est vrai de solum animal dans le sens abstractif (faisant abstraction de la rationalité) est vrai aussi de
l’homme, mais tel n’est pas le cas pour solum animal dans le sens négatif (niant la rationalité). Voir l’importance d’une
telle distinction par exemple en STh., Iª, q. 3, a. 4, ad 1.
71Le désaccord des interprètes étant lié à l’équivocité de la langue naturelle, un minimum de formalisation nous parait
nécessaire. Définissons : il est vrai qu’un sujet Z porteur d’une caractéristique X peut être Y in sensu composito, si la
présence simultanée d’X et d’Y dans Z n’est pas contradictoire. Même si elle est contradictoire, il est vrai que Z porteur
d’X peut être Y in sensu diviso, si Z et Y ne sont pas contradictoires (ce qui y signifie que « Z n’est pas X » n’est pas
contradictoire). In sensu composito, il n’est pas vrai qu’un homme (Z) innocent (X) peut être meurtrier (Y), toutefois,
cela vaudrait aussi pour l’état surnaturel, or selon Thomas la grâce, et notamment la Vision
béatifique, est capable de rendre le péché impossible. Le dilemme se pose grosso modo entre deux
autres possibilités : pour certains, tout ce que Thomas tient est qu’in sensu diviso toute créature
rationnelle est peccable quelque soit sa condition (appelons cette interprétation A) ; dans ce cas soit
la peccabilité naturelle mentionnée dans le texte doit être lue de cette manière plus faible, « sola »
devant être compris dans le sens abstractif (A1)72, soit Thomas n’a pas eu l’intention d’étendre la
portée de ce texte en dehors de l’économie actuelle, comportant l’appel à la finalité surnaturelle, et
dans ce cadre restreint la peccabilité peut être lue aussi dans le sens plus fort et « sola » dans le sens
négatif (A2). Pour d’autres Thomas tient qu’in sensu composito73, la créature rationnelle est peccable
quelque soit sa condition tant qu’elle n’est pas surnaturellement élevée ou quelque soit sa condition
connaturelle (appelons-la B).74 Le texte étudié en serait une expression, « sola » devant être lu dans
le sens négatif (délimitant contre l’état surnaturel). Peut-on décider entre ces deux possibilités ?

c’est vrai in sensu diviso.


72« Si in sua sola natura consideretur, potest peccare » ne dirait donc strictement rien des conditions dans lesquelles la
créature peut pécher in sensu composito, sinon qu’elles ne sont pas impensables. Une éventuelle impeccabilité en état de
pure nature ne constituerait donc pas une exception de cette affirmation (pas plus que l’homme est une exception de ce
que l’animal n’est pas raisonnable en tant qu’animal) et on n’a besoin d’aucune subtilité pour le comprendre. Quant à la
critique mordante de de Lubac adressée aux commentateurs classiques, et approuvée, parait-il, par Maritain et par
Philippe de la Trinité, (« Le lecteur se demande comment se concilie l’intransigeance du principe [la peccabilité
naturelle de toutes les créatures] affiché d’abord avec l’énormité de l’exception [l’impeccabilité de l’ange en état de
nature pure] ainsi formulée. Nos théologiens trouvent les mots qu’il faut pour les rassurer, leur subtilité fait
merveille… [Sic!] » HENRI DE LUBAC, Surnaturel, Paris, Aubier, 1946, p. 288, cf. MARITAIN-PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 59, n.
2 ; p. 100, n. 1), elle peut être donc à peine considérée plus favorablement que comme une rhétorique vide – et cela
indépendamment de la justesse ou de la fausseté de position (historico/ ou spéculativo/angélologique) qui y est
défendue. Pour une évaluation plus documentée des spécifiques du discours de cet auteur sur Thomas et sur les
thomistes dans un sujet qui n’est pas sans une relation avec le nôtre, cf. LAWRENCE FEINGOLD, The natural desire to see
God according to st. Thomas Aquinas and his interpreters, Sapientia Press of Ave Maria University, Naples, 2010,
notamment chap. 15 (p. 317 – 395).
73Une précision terminologique est nécessaire : personne ne nie que « l’ange innocent in puris naturalibus pèche» est
contradictoire et que dans ce sens il y a des caractéristiques naturelles X qui rendent impossible que l’ange qui est X
pèche in sensu composito. La question porte sur un X naturel qui rendrait la proposition « l’ange qui est X pèche »
contradictoire non comme l’affirmation de la forme (ou du conditionné) rend contradictoire l’affirmation simultanée de
la privation (ou la négation simultanée de la condition nécessaire), mais comme l’affirmation de la cause suffisante
irrésistible rend contradictoire la négation de l’effet. C’est dans ce sens (d’ailleurs plutôt intuitif) que nous utilisons
« l’impeccabilité in sensu composito. » Pour ne pas alourdir le texte déjà assez lourd, les autres X ne seront pas pris en
considération, sans que nous en parlions à chaque fois.
74Les deux expressions n’ont pas une signification identique, le choix entre elles va dépendre du positionnement par
rapport au problème de l’impeccabilité procurée par la béatitude purement naturelle. Si on considère (comme le font
aussi les partisans de la position A) que cette béatitude n’enlève pas toute possibilité d’un futur péché (parce qu’elle
peut se transformer en état de viator par une intervention du surnaturel) on peut affirmer qu’in puris naturalibus il n’y a
pas d’état empêchant le péché de manière décrite dans la note précédante, celui-ci réservé complètement pour état
surnaturel (ce qui est exprimé par la première expression ; appelons cette position B1). Si au contraire on affirme,
comme le fait avec force Philippe de la Trinité (cf. la partie suivante), que même une telle peccabilité est chez les
bienheureux naturels impossible, il faudrait lire le « sola » problématique comme la négation non seulement de tout ce
qui est surnaturel, mais aussi de tout ce qui est acquis (cela est exprimé par « connaturel » ; appelons cette lecture B2, vu
la phrase, elle nous parait plutôt contre-intuitive). Dans les deux cas, l’ange peut pécher in puris naturalibus (du moins
tant qu’on contourne interprétativement l’affirmation de Thomas que la béatitude naturelle est pour les anges
connaturelle, cf. STh., Iª, q. 62, a. 1.) Notons que cette dernière affirmation n’est pas formellement contredite par A, ses
tenants l’acceptent parfois « à moitié » en admettant que l’ange peut pécher contre un commandement positif non-
surnaturel, cf. la présentation de Jean de Saint Thomas et de Domingo Báñez en PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 186n et 228 –
236.
Prise en elle même, la phrase parait plutôt incliner dans le sens de la signification négative de
« sola », sans pourtant exclure absolument l’autre alternative.75 Il faudrait donc se demander s’il y a
des raisons pour présupposer une limitation tacite à l’économie actuelle. Le contexte immédiat
permet-il de répondre ? Et va-t-il dans le même sens ? Supposant pour le moment que Thomas n’a
pas mis dans la conclusion plus qu’il en était dans les prémisses, regardons ce que l’on peut prouver
à partir de la non-identité entre le réglé et la règle par laquelle cette conclusion devrait être fondée.
On peut faire deux observations préliminaires : primo, que cette non-identité vaut pour les créatures
purement corporelles aussi bien que pour les spirituelles ; secundo, que ni un changement de
l’économie, ni un état surnaturel quelconque ne peut lui porter de préjudice. D’un côté la non-
identité reste la même qu’il y ait de la vocation surnaturelle ou non. De l’autre côté, ni la volonté
d’un comprehensor, ni le principe naturel de l’activité naturelle du corps céleste76 n’est la Fin
Ultime de la Création ; pourtant, selon Thomas leurs activités ne sont pas faillibles, en tout cas pas
in sensu composito, dans le cas du corps céleste cette infaillibilité étant même naturelle. 77 Etant
donné le caractère semi-transcendantal de son principe, la peccabilité naturelle concernée devrait
être donc compossible avec les infaillibilités mentionnées dont les porteurs sont inclus dans son
extension, sinon, comme dit un auteur, qui nimis probat, nihil probat.78 Les limites attribuées
éventuellement par Thomas à la portée de sa démonstration pour échapper à ce résultat (seulement
les êtres spirituels, pas surnaturellement élevés) n’y changeraient rien, car l’argument est
intrinsèquement indifférent par rapport à elles.

Même indépendamment de cela, il serait bien difficile d’y fonder quelque chose de plus. En soi,
l’argument ne fait qu’écarter l’impossibilité absolue du péché (c’est-à-dire la négation de
peccabilité même in sensu diviso) pour la nature concernée, l’impossibilité qui proviendrait de

75Spontanément nous y lirions B1 : « aucun X (où X est détermination de la créature) étant attribué à Z (où Z est
créature) n’exclut que Z est Y (où Y est péchant), si X n’est pas une grâce surnaturelle » ; autrement dit aucune
détermination présente naturellement dans la créature n’y est incompossible avec le péché (au moins pas avec un futur
péché) – la proposition « un ange pèche en état de la nature pure » serait donc nécessairement non-contradictoire. Mais
cette évaluation n’est peut-être que subjective. La lecture « aucun Z (où Z est créature) n’exclut qu’Z est Y (où Y est
péchant), si Z n’est pas une créature surnaturellement élevée » qui laisse de côté la question d’X, elle est peut-être
moins intuitive parce qu’il faut ne pas y prendre « créature surnaturellement élevée » comme un composé d’un sujet et
d’une caractéristique (Z qui est X) mais comme un sujet uni (Z1) dont on pourrait nier en certains cas qu’il peut pécher
in sensu diviso, à la différence de la « créature » (Z0) dont on est obligé de dire qu’in sensu diviso elle peut pécher
toujours. Toutefois, moins intuitive ne veut pas dire forcément impossible ou disqualifiée. Le même vaut d’ailleurs pour
la lecture B2, dans le texte suivant nous la laissons de côté, car elle n’apporte aucun avantage réel pour le tenant de B ;
quant à la possibilité de transformation d’un comprehensor en un viator, cf. ci-dessous p. 28 – 30.
76Sept questions plus tard, Thomas va refuser leur animation formelle, cf. STh., Iª, q. 70, a. 3.
77« si quid est in quo principia actionis nec in se deficere possunt, nec ab aliquo extrinseco impediri, impossibile est
illius actionem deficere; sicut patet in motibus caelestium corporum. » De veritate, q. 24, a. 7, co. Cf. Super Sent., lib.
2, d. 23, q. 1, a. 1, arg. 1 et 2; STh., Iª, q. 63, a. 1, arg. 2; De malo, q. 16, a. 2, arg. 8, v. Sententia Metaph., lib. 9, l. 9, n.
8 – 13. Il n’est pas sans intérêt pour notre question que selon Thomas même ce fonctionnement naturellement
impeccable peut être empêché dans le cas d’une intervention surnaturelle, ce qui lui sert d’analogie aussi pour des cas
problématiques dans le domaine moral, cf. Super Sent., lib. 4, d. 33, q. 2, a. 2, qc. 1, co.
78Cf. Philipe de la Trinité contre Courtès en PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 104 et 112. Le même (sinon un plus fort) problème
serait lié à la lecture trop forte de la forme d’argumentation fondant la peccabilité de créature sur sa provenance ex
nihilo, cf. par exemple Super Sent., lib. 2, d. 23, q. 1, a. 1, arg. 3; De veritate, q. 24, a. 7, arg. 5.
l’identité entre l’agent et le critère d’action. Mais rien n’est montré quant aux éventuelles
déterminations supplémentaires qui pourraient rendre la créature impeccable, au moins dans le sens
composé.79 Il y a de ces déterminations pour les bienheureux, il y en a d’autres pour les étoiles et si
on en trouvait une pour les anges, l’argument de non-identité n’y aurait rien à redire.

Mais ne sommes-nous pas en train de déformer l’intention de l’auteur ? Si Thomas a bien spécifié
qu’il est en train de parler des créatures spirituelles et que la conclusion de l’argument ne s’applique
pas nécessairement à l’état de grâce, ne devrait-on pas spontanément comprendre que son argument
ne se fonde pas sur la non-identité du réglé avec la règle en général, mais sur cette non-identité chez
une créature spirituelle non-graciée ? Une telle lecture nous parait plutôt raboteuse ; surtout, le texte
du corps n’expliciterait pas en quoi cette spécification jouerait un rôle pour le résultat. Toutefois,
Thomas a pu vouloir y être bref.80 Peut-on trouver une telle explicitation en un autre endroit de son
œuvre ?

Il parait que oui ; il s’agit de la référence à la présence du libre arbitre dans une telle créature qui a
lieu à peu près dans tous les prédécesseurs de l’argument présenté dans la Somme.81 La non-identité
de la puissance agente avec Dieu est une conditio sine qua non de la possibilité d’en apostasier mais
elle n’est pas la seule condition de ce type – une autre est que l’agent qui détermine l’objet de
l’activité où cette apostasie devrait se réaliser soit encore quelqu’un d’autre à côté de Dieu. 82 Or,
chez les êtres irrationnels l’objet de l’appétit est déterminé par la nature dont la détermination ne
revient qu’à Dieu. C’est pourquoi Thomas peut dire plus tard que pour leur appétit il n’y a aucune
règle plus haute que cet appétit lui-même83 – étant par définition une expression exacte de la volonté
antécédente divine. Le libre arbitre par contre, fondé sur l’appréhension universelle de l’intellect,
agit causa sui et est par définition indéterminé84, ce qui l’ouvre aux objets qui ne sont pas
déterminés pour lui par cette Volonté-là, (sauf s’il est identique avec elle). Dieu peut évidemment
79En « Solum autem illum actum a rectitudine declinare non contingit, cuius regula est ipsa virtus agentis », « solum »
n’est pas a priori évident – si l’identité de la règle et du réglé implique l’impeccabilité absolue, la réciprocité de cette
relation n’est pas donnée. Si on l’admet, en niant cette identité on ne fait que nier l’impeccabilité absolue en affirmant
que la proposition « L’ange peut pécher quelque soit sa condition » est vraie in sensu diviso. Le sens composé n’est
aucunement engagé.
80« tentabimus … ea quae ad sacram doctrinam pertinent, breviter ac dilucide prosequi, secundum quod materia
patietur. » STh., pr. Thomas a-t-il considéré comme suffisamment dilucida la brève remarque en ad 2 ?
81Cf. Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a. 1, s. c. 2 ; d. 23, q. 1, a. 1, co; De veritate, q. 24, a. 7, s. c. 1 et co ; Contra
Gentiles, lib. 3, cap. 109, n. 7.
82Même dans son aspect privatif le péché ne peut pas se produire sans une cause. C’est que la privation n’est pas
n’importe quelle absence mais l’absence de ce qui devrait être présent en vertu de la nature de sujet de cette privation.
Mais pour qu’il manque quelque chose qui devrait y être naturellement, il faut que la tendance naturelle soit empêchée
par quelque chose, cf. De malo, q. 1, a. 3 ; STh., Iª, q. 49, a. 1 ; Iª-IIae, q. 75, a. 1. Or, l’absence de conformité avec la
loi éternelle dépend de la déficience et de la contre-inclination de la volonté qui ne peut pas avoir lieu en Dieu. Il faut
donc un autre agent, cf. STh., Iª-IIae, q. 9, a. 6, arg. 3 et ad 3. Notons que cela n’empêche aucunement que la volonté
divine rende le péché nécessaire ex suppositione.
83Cf. De malo, q. 16, a. 2, co et ad 8 pour les corps célestes. Inutile de dire qu’en soi il ne s’agit que de l’infaillibilité
d’appétit secundum specificationem et de rien de plus.
84Super Sent., lib. 2, d. 25, q. 1, a. 2, ad 4; lib. 3, d. 27, q. 1, a. 2, co. De veritate, q. 22, a. 4 – 6; q. 24, a. 1; De malo, q.
6.
fermer cette ouverture par la grâce, mais en le faisant il y ajoute déjà une perfection qui dépasse la
nature de cette faculté qui devient ainsi surnaturellement élevée. Un tel cas étant mis à part, peut-on
dire que le libre arbitre créé est intrinsèquement peccable in sensu composito ?

Un tel jugement ne pourrait pas être justifié, au moins pas à ce niveau-là. Tout en permettant
d’échapper au « nimis probat, nihil probat », dans la forme sous laquelle nous l’avons présentée, la
spécification par le libre arbitre laisse intacte la limite la plus importante de l’argument étudié – en
excluant les empêchements de la peccabilité provenant de l’irrationalité ou de la grâce, il n’a rien à
dire quant aux autres éventuelles déterminations potentiellement importantes pour notre
problématique.85

Thomas a-t-il jamais ajouté quelque chose qui permettrait de dire quelque chose de plus ? De malo,
q. 16, a. 2, co est très bref : l’appétit du démon a un critère de rectitude supérieur à lui, c’est
pourquoi il peut pécher . N’étant fondée que sur l’exclusion d’un seul obstacle logique, la
possibilité ainsi prouvée n’est toutefois qu’une possibilité logique se référant à l’objet selon l’état
momentané de son explicitation. Mais une telle possibilité peut disparaître si on explicite
d’avantage cet objet. En Super Sent., lib. 2, d. 23, q. 1, a. 1 Thomas argumente à partir de la
défaillance à laquelle est condamnée la cause seconde tant qu’elle s’écarte de la cause première ; en
Contra Gentiles, lib. 3, cap. 109, n. 5n à partir du caractère deréglé d’adhésion au bien propre qui
n’est pas ordonné par égard à sa fin supérieure.86 Le caractère créaturale (la cause seconde, le bien
propre subordonné à un autre) rend le péché pensable, le libre arbitre permet une causalité
défaillante de la créature, mais à nouveau, rien n’est prouvé qui empêcherait la possibilité d’un
empêchement autre que la grâce. Les Sentences, il est vrai insistent beaucoup sur l’impossibilité
d’une créature qui, ayant le libre arbitre, « peccare non posset per conditionem naturae suae » – la
liberté d’exercice, que cet arbitre signifie entre autres, implique la possibilité de ne pas agir et donc
de ne pas adhérer à la Cause première. Mais le dilemme reste le même : la possibilité concernée est-
elle in sensu composito ou diviso ? La confirmation dans le bien qui y est opposée n’exigeant a
priori rien d’autre que le sens composé, il nous faut admettre que la compréhension que le texte
produit spontanément semble aller plutôt dans ce sens. Mais de l’autre côté, (et au niveau spéculatif
indépendamment de cela), pourquoi hors état de grâce la négation de la possibilité de ne pas adhérer
serait immédiatement contradictoire avec la possibilité d’adhérer ou de ne pas adhérer, tandis
qu’elle n’y serait plus contradictoire étant causée par la grâce ? Ce problème ne se pose pas, si on

85Nous laissons pour ce moment de côté l’argument de Maritain, voulant prouver l’implication de la peccabilité in
sensu composito dans le libre arbitre de tous les non-bienheureux – qu’il soit juste ou non, il n’est pas formellement
présent dans le texte dont la lecture est loin de le faire venir spontanément à l’esprit, comme le nombre des
commentateurs contredisant Maritain le prouve. Thomas passait son temps à expliciter des choses beaucoup plus
claires.
86L’argumentation très semblable se trouve aussi en Compendium theologiae, lib. 1, cap. 113.
comprenait cette possibilité comme liée à la condition de la nature de créature in sensu diviso. De
veritate, q. 24, a. 7 affirme qu’un être a besoin « ad hoc quod eius actio naturaliter sit
indefectibilis » que « ratio illius boni [qui est sa finalité ultime] naturaliter et immobiliter ei insit. »
Dans le cas d’une substance spirituelle, il s’agit de la « ratio universalis et perfecti boni » qui est
naturellement est immuablement présente seulement en Dieu parce que lui seul est l’acte pure et la
bonté absolue.87 Peut on en tirer quelque chose de plus que « le péché de la créature rationnelle »
n’est pas en soi contradictoire ? Si la ratio universalis boni désigne formellement l’essence divine,
il est bien clair que la créature n’en a pas besoin pour agir bien, autrement les actions non-
peccamineuses seraient réservées aux Bienheureux. La négation de son inesse naturale et immobile
donc ne dit rien de cette autre condition qui peut rendre une action bonne en son absence, ni d’une
(im)possibilité éventuelle que cette condition soit, elle, présente naturellement nécessairement et
immuablement.88

Ainsi, nous achevons notre brève présentation de la peccabilité naturelle du libre arbitre créé chez
Thomas ; nous n’avons pas assez de place pour analyser dans le détail les textes mentionnés, et
encore moins l’ensemble des textes qui sont potentiellement importants pour la résolution de la
querelle herméneutique.89 Néanmoins, la crédibilité nous paraît se trouver, au moins par rapport aux

87L’ambigüité reste la même, « Z est naturaliter indefectibilis » peut vouloir dire soit que « Z défaille » est
contradictoire, soit « Z défaille en état de pure nature » est contradictoire. La confirmation dans le bien dont il s’agit
signifie donc soit qu’il n’est pas vrai que Z1, quelque soit sa condition, peut pécher in sensu diviso (Z1 désignant
« créature en état de grâce confirmant ») soit qu’il n’est pas vrai que Z en état de grâce confirmant peut pécher in sensu
composito (Z désignant « créature »).
88Si par contre ratio universalis boni peut désigner aussi une représentation efficace de cette Essence (par exemple une
règle étant considérée en tant que telle, laquelle considération n’est pas selon Thomas compossible avec le péché), on
peut probablement avouer que la créature est impeccable seulement en tant que la présence de cette représentation est
immobile (ou au moins coextensive à son activité volontaire – il ne parait pas qu’on puisse pécher en dormant,
seulement parce qu’on n’y considère pas la règle, étant supposé qu’on l’a considérée immuablement avant s’endormir).
Mais dans ce cas le point d’interrogation concernerait cette immobilité. Veut-elle dire, que 1) cette représentation dans
l’agent ne peut aucunement bouger ou seulement 2) qu’elle ne bouge pas tant que l’agent est laissé à lui-même, sans
dire quoi que ce soit d’une intervention externe ? La négation d’aucune de ces immobilités ne semble pas être justifiée
par le fait que les créatures ne sont pas le bien absolu ; même pour la négation de 1), il faut présupposer au moins que
cette négation n’est contradictoire pour aucune autre raison.
89En tout cas, sur ce sujet nous nous démarquons fortement de ceux qui affirment l’univocité (dans le sens technique du
mot) de la position thomasienne, quelle qu’elle soit selon eux, cf. MARITAIN, p. 58 : « L’article en question (Iª, q. 63, a. 1)
est d’une parfaite clarté. » ou Héris (quant à Iª, q. 60, a. 5 ) : « Saint Thomas ne fait pas difficulté de reconnaitre qu’à
s’en tenir au pur point de vue naturel, le péché de l’ange est impossible. » en THOMAS D’AQUIN, Somme théologique. Les
anges, Paris-Tournai-Rome, Desclée, 1953, p. 452. On pourrait objecter qu’il y a au moins un cas où Thomas envisage
clairement le péché des anges qui n’ont pas été créés en état de grâce : « oportet dicere, Angelos qui peccaverunt, ab
aliquo quod habuerunt, cecidisse, sive in gratia creati fuerint, sive non; saltem ab innocentia vel rectitudine naturali  »
Super Sent., lib. 2, d. 4, q. 1, a. 3, ad 3. Mais pour cela il faudrait ignorer le contexte. La question porte sur l’économie
telle qu’elle existe, le problème étant si les anges ont reçu la grâce dès leur création ou plus tard. Soutenant la première
possibilité, Thomas répond à l’objection invoquant l’affirmation augustinienne que le diable « non cecidit ab eo quod
accepit, sed quod acciperet» (ibid., arg. 3). Or s’il a eu la grâce, il a déchu de ce qu’il avait déjà reçu. Avant de donner
son interprétation d’Augustin, Thomas y remarque simplement que la négation de la création en grâce n’y est pour rien,
car le péché signifie l’acte de déchoir de quelque chose qu’on a déjà reçu quelque soit l’hypothèse adoptée. Pour les
autres textes, les expressions elles-mêmes restant ambigües, il est bien difficile de déterminer le critère qu’il faut
préférer pour leur lecture. Tandis que la cohérence logique synchronique de l’auteur devrait être, jusqu’à la preuve du
contraire, un élément obligatoire de l’hypothèse de travail de l’interprète, sa cohérence terminologique, la validité
logique de ses arguments ou la stabilité de sa position dans le temps sont des présupposés d’un niveau épistémologique
tout à fait autre – notamment chez un auteur connu pour la prolifération non-négligeable de contradictions au moins
œuvres de maturité thomasienne, plutôt du côté de la lecture A, malgré son caractère moins
spontané. C’est que, primo, si notre analyse est juste, dans cette lecture l’argumenté correspondrait
bien mieux avec les arguments thomasiens. Secundo, comme nous le verrons, elle permettrait aussi
la lecture plus intuitive des autres textes de notre auteur. Tertio, et cela ne nous paraît pas de
moindre importance, cela correspond mieux avec la position dans laquelle Thomas se trouve.
Comme théologien, il n’a pas besoin de prouver à tout prix spéculativement que l’ange est peccable,
cela est un donné de foi, car selon elle les anges ont péché. Ce qu’il doit faire au contraire en toute
hypothèse est d’écarter les objections qui affirment que cette dernière affirmation est contraire à la
raison90 et que le péché de l’ange n’a pu avoir lieu. Si son intention n’était que cela, il n’y aurait pas
de disproportion entre l’argument et l’argumenté – Thomas montrerait la différence important entre
les anges et les entités considérées comme impeccables, protégeant de ce point de vue la foi sans
vouloir la démontrer ou la défendre par un seul contre-argument contre toutes les autres objections
possibles imaginables (ce qui serait d’ailleurs probablement impossible). Si on admet cela,
l’affirmation qu’un ange, quelque soit sa condition, peut pécher in sensu diviso correspond
relativement bien avec ce que notre auteur a besoin de défendre ; elle concerne tous les mondes
possibles, donc aussi le nôtre, en disant qu’il y a des cas ou le péché de l’ange n’est pas
contradictoire – ce qui est une condition minimale mais suffisante pour tenir la vérité de la foi. Il va
sans dire que dans un tel cas il serait bien compréhensible que notre auteur se limite tacitement dans
sa réflexion à ce qui concerne la seule économie qui le concerne. Par contre l’affirmation qu’un
ange, quelque soit sa condition dans le cadre de l’ordre purement naturel, peut pécher in sensu
composito, concerne, elle, une situation qui, tout le monde en est d’accord, n’a pas lieu.91 Même si
on peut établir des implications de cette situation hypothétique pour la situation réelle, le contenu
d’affirmation, tout en étant plus exigeant à prouver, n’en fait pas plus pour la défense de la foi que
l’affirmation plus faible. Même si on prenait la possibilité de péché dont la preuve résulte de
l’argumentation, comme la possibilité réelle et pas seulement comme le contraire des impossibilités
logiques liées avec la déité ou avec la sous-rationalité, la seconde affirmation, pas plus que la
première, n’exclurait pas qu’il y ait d’autres objections contre la peccabilité de l’ange (quelque soit
son sens). Sauf que dans ce cas le succès de l’objectant ne signifierait pas l’impossibilité réelle du
péché des anges, mais l’impossibilité des anges tout court.

apparentes entre ses affirmations différentes, cf. les 1208 dubia en PIERRE DE BERGAME, Tabula Aurea, Rome, Editiones
Paulinae, 1960.
90Cf. Super Sent., lib. 2, d. 5, q. 1, a. 1, co cité au commencement de notre introduction ; COURTÈS, La peccabilité…, p.
142 – 144 ; 149n ; 156nn.
91Comme nous venons de le dire, pour Thomas, même s’il considère le contraire comme théoriquement tenable, les
anges ont été créés en état de grâce, cf. STh., Iª, q. 62, a. 3. Pour se retrouver sans elle, il faut donc un péché précédant.
III. Beati damnati

Qu’est-ce qui pourrait empêcher la peccabilité de telles fins particulières libres ? Une telle raison
peut être prise aussi bien du côté de l’affectivité que du côté de la cognition. Comme nous l’avons
déjà vu, l’affectivité de l’ange thomasien est simple – purement intellectuelle. Le conflit des
appétits, résultant potentiellement dans un choix de ce qui est malum simpliciter, mais bonum
secundum appetitum inferiorem, est impossible. Il est vrai qu’il faut encore éviter le conflit avec la
fin supérieure, mais le problème est qu’on ne voit pas comment celui-ci pourrait avoir lieu. L’ange
n’aime quelque chose, y compris soi même, qu’en tant qu’il la connait être réellement finis ultima
ou ad finem ultimam qu’il aime naturellement par dessus tout. La distinction entre son bien propre
et l’ordonnancement de ce bien à la fin supérieure donc ne semble être qu’une distinction de raison
– le bien propre à l’ange n’est que ce qui est ordonné à la fin suprême et parce que cela est ordonné
à elle.92 On pourrait contrer par la distinction entre « objectivement » et « subjectivement. » Mais
cette distinction, qui est pour notre propos inutile aussi pour d’autres raisons 93, semble n’être elle-
même qu’une distinction de raison : de plus, ce qui l’empêche d’être une distinction réelle semble
être suffisant pour garantir l’impeccabilité de l’ange même étant supposée la pluralité d’appétits
chez lui. C’est que chez lui la volonté mauvaise ne peut pas trouver sa cause privative dans un
jugement erroné.

Expliquons-nous. Selon l’angélo-gnoséologie thomasienne, l’ange est un être dont la nature est
intellectuelle dans le sens étroit du mot, sa connaissance n’est ni discursive, ni compositrice – il ne
juge pas, il intellige.94 De plus, il le fait essentiellement à travers les formes intelligibles qui lui
viennent immédiatement de Dieu, c’est-à-dire par sa propre forme substantielle, étant intelligible
actu grâce à sa non-composition avec la matière, et par les idées innées. 95 Pour évoquer déjà une
comparaison qui sera de grandes conséquences ci-dessous, l’ange est quant à son intellect dans le
monde spirituel ce qu’est le corps céleste aristotélicien dans le monde corporel – parfait dès le
moment de sa création et complètement indéfectible quant à son action.96 Or, une erreur telle que
nous en avons la connaissance ne consiste que dans une composition/division intentionnelle de ce

92« Hoc [nulli subesse appetere] etiam non videtur conveniens: quia totum bonum Angeli est in hoc quod Deo subest;
sicut tota claritas aeris est in hoc quod subjicitur radiis solis; et ideo hoc ab Angelo non potuit appeti. » Super Sent.,
lib. 2, d. 5, q. 1, a. 2, co.
93Cf. note 48.
94Cf. STh., Iª, q. 58, a. 3 – 4.
95STh., Iª, q. 55, a. 1 – 2. Une troisième possibilité est une illumination par un ange plus haut, mais cette manière
dépend quant à la véracité du contenu cognitif des deux précédentes. Nous n’y sommes pas obligés de traiter la question
« d’illumination » menteuse, pour des raisons évidentes elle ne pourrait pas être condition sine qua non du péché chez
le premier Pécheur.
96Cf. par exemple « Superiora vero corpora suum perfectum esse habent quantum ad substantiam, virtutem,
quantitatem et figuram, absque omni motu, statim in ipso sui principio; ut patet in sole, luna et stellis. Perfectio autem
spiritualis naturae in cognitione veritatis consistit. Unde sunt quaedam substantiae spirituales superiores quae sine
aliquo motu vel discursu statim in prima et subita sive simplici acceptione cognitionem obtinent veritatis; sicut est in
Angelis, ratione cuius deiformem intellectum habere dicuntur. » De veritate, q. 15, a. 1, co.
qui n’est pas réellement composé/divisé. Elle présuppose donc l’activité de l’articulation de deux
notions différentes, on l’appelle le jugement – au niveau de l’appréhension simple, cette fausseté
n’a pas de quoi se réaliser. Etant donné cela, l’ange est-il donc absolument intellectuellement
infaillible ? Thomas ne le trouve pas ainsi mais quelque soit le caractère problématique et nébuleux
de sa justification de l’erreur dans les Intelligences pures, une chose est claire – elle présuppose un
acte défectif de la volonté, elle ne peut donc pas le fonder.97

Or, il parait que si l’erreur intellectuelle doit être précédée par un défaut volontaire, ni l’une ni
l’autre ne peuvent jamais se produire. Pour quelle raison ? « Errant qui operantur malum,» dit le
Proverbe.98 Si la volonté ne peut vouloir que sub specie boni, le péché dans le sens moral du mot,
consistant radicalement dans la volonté non-conforme avec la Finalité Ultime, ne peut exister que
si, dans un sens, on prend pour le bien ce qui ne l’est pas. Soit, en voulant nécessairement sa Fin
Ultime on n’arrive pas à identifier l’entité qu’elle est, soit même si on y arrive, on se trompe au
niveau de l’ad finem. Cela dit, cette erreur n’est pas obligée de se trouver au niveau universel – le
cas type, que nous avons déjà vu, est plutôt un agent qui juge comme bon à choisir hic et nunc ce
qu’il admet comme mauvais à choisir en général, en le considérant momentanément d’un point de
vue qui n’est pas celui de sa Fin Ultime. Mais quelque soit le cas, le mouvement fautif de la volonté
présuppose le jugement fautif de la raison : « quelque chose contredisant la Fin ultime est une fin à
poursuivre. » Or, l’ange thomasien pré-lapsaire est incapable de poser un tel acte, son intellect ne
pouvant présenter sa fin à sa volonté que là où elle se trouve vraiment – et ainsi il semble que celle-
ci doit être impeccable.99

Comment échapper à ces objections ? Thomas admet que l’ange ne peut pas voir le bien là où il
n’est pas vraiment. Mais ce qu’il peut faire d’une certaine façon est de ne pas le voir là où il est
vraiment. Toute parfaite qu’elle est, sa connaissance n’est pas illimitée – l’infaillible ne veut pas
encore dire l’omniscient. Cela ne veut pas dire qu’il ignorerait quelque chose de nécessaire pour
qu’il puisse atteindre la rectitude de la volonté – cela serait une contradiction dans les termes. 100 Il

97Selon Thomas l’ange peut porter un judicium erroné sur ce qu’il ne connait pas naturellement – l’affirmation, vis-à-
vis de laquelle « occurit dubium non dissimulandum » (CAJETAN, Commentaire de la Somme Théologique in THOMAS
D’AQUIN, Summa theologiae, p. Iª, q. 50 – 119, Rome, Léonine, 1889, p. 88 – selon cette auteur il s’agit de la production
d’un concept de la réalité composée, dont les différentes partie ne sont pas composées réellement ) étant donné ce qui a
été dit. Mais quelque soit la nature de cette action, l’ange ne peut pas la réaliser avant d’être corrompu, car avant sa
chute, en bon cartésien, il ne prétend pas à connaitre (juger) ce qui dépasse les limites de sa connaissance sûre, cf. STh.,
Iª, q. 58, a. 5 ; De malo, q. 16, a. 6.
98Pr 14, 22 Vlg., cf. De potentia, q. 6, a. 6, ad 3 ; Contra Gentiles, lib. 4, cap. 70, n. 4 ; cap. 92, n. 6 ; STh., Iª-IIae,
q. 6, a. 8, arg. 2 ; q. 77, a. 2, co ; q. 78, a. 1, arg. 1 ; IIª-IIae, q. 148, a. 6, arg. 1 ; De malo, q. 3, a. 8, arg. 5 ; Super
Psalmo 37, n. 2 ; Super Gal., cap. 6, l. 1 ; Super Heb., cap. 3, l. 3 ; cap. 9, l. 2.
99Cf. De malo, q. 16, a. 2, arg. 4 – 5 se référant à AUGUSTIN, De diversis questionibus LXXXIII, q. 32 et ARISTOTE, De
l’âme, 433a 26.
100Tout ce qui se fait, se fait pour sa fin. Il est donc complètement contraire à la sagesse – et à la raison comme telle –
de faire quelque chose sans faire ce qui est nécessaire pour qu’elle aboutisse ; dans ce cas la volonté de l’agent ne peut
pas être accomplie. Alors, si Dieu ordonnait une chose vers une fin sans lui procurer les moyens, il contredirait sa
propre volonté, ce qui est impossible, cf. Contra Gentiles, lib. 3, cap. 156, n. 6. Or, la rectitude de la volonté est
connait clairement et distinctement tout ce dont il a besoin, dont le fait qu’il aime par-dessus tout la
fin ultime qui se trouve en Dieu, ce qu’il doit faire pour lui être conforme et aussi la répugnance de
toutes les éventuelles possibilités contraires. Toutefois, il ne connait pas tout ce qu’il connait par un
seul acte cognitif.101 Et c’est là où le chien est enterré.

Une considération totale de l’ensemble de sa connaissance n’offrirait à l’ange aucune tentation de


défaillir. Mais selon Thomas il en est incapable ; même s’il connait déjà tout ce qu’il faut, il peut ne
pas prendre en considération ce qu’il faut car il ne peut pas considérer à la fois toutes ses formes
intelligibles.102 Les choses auxquelles il adhère sont nécessairement conformes à sa finalité, mais la
volonté n’est pas non-conforme à sa finalité seulement quand elle veut quelque chose qui est
contraire à elle, mais aussi quand elle veut quelque chose de manière contraire à elle. Ni l’ange ni
l’homme n’a besoin de se tromper quant à l’objet d’amour, il suffit qu’il aime quelque chose ad
finem sans prendre actuellement en considération cette fin elle-même – et la porte est désormais
ouverte sur le dérèglement de cet amour.103

Mais, primo, ne s’agit-il pas ici de l’explication d’un péché par un autre ?104 La non-considération
considérée n’a-t-elle pas elle-même besoin d’une causalité privative antécédente et ainsi ad
infinitum ? Non, car prise en soi, elle n’est pas elle-même un péché, ni même une privation,
notamment si elle est primitive, n’étant pas précédée par quelque mouvement de volonté
antérieur105. Elle n’est qu’une absence de perfection et comme telle elle n’a besoin d’aucune
cause.106 Le péché se réalise quand la volonté passe en acte en cet état alors qu’il lui fallait d’abord
en sortir – ce qu’elle, abstraction faite de la question de la motion divine, peut faire aussi bien que
ne pas faire.

Mais, secundo, peut-elle le faire ? Abstraitement parlant sans doute et telle est l’explication ultime

justement sa conformité à une telle fin.


101De malo, q. 16, a. 2, ad 6.
102« huiusmodi peccatum non praeexigit ignorantiam, sed absentiam solum considerationis eorum quae considerari
debent. » STh., Iª, q. 63, a. 1, ad 4.
103«  primum malum voluntatis Daemonis non fuit ex hoc quod vellet malum simpliciter ; sed quia voluit quod est
bonum simpliciter et conveniens sibi; non tamen quasi sequendo directionem superioris regulae, id est divinae
sapientiae » De malo, q. 16, a. 2, ad 1, cf. aussi ad 4 et 7.
104De malo, q. 16, a. 2, arg. 12.
105« Hoc autem quod est non adhibere regulam … secundum se non habet rationem mali, nec poenae nec culpae,
antequam applicetur ad actum. Unde … peccati primi non est causa aliquod malum, sed bonum aliquod cum absentia
alicuius alterius boni. » STh., Iª-IIae, q. 75, a. 1, ad 3, cf. aussi Contra Gentiles, lib. 3, cap. 10, n. 14 – 17 ; De malo,
q. 1, a. 3
106Pour le fonctionnement de cette explication, la présence du libre arbitre semble être décisive. Dans le cas des êtres
sous-rationnels, un peccatum ne peut se réaliser que suite à un mal physique ; c’est que les imperfections naturelles 1)
soit rendent l’activité non-conforme avec une finalité, et dans ce cas cette finalité n’est pas naturelle (car elle est
naturellement impossible) et la non-conformité n’est pas peccamineuse, 2) soit non – et il n’y a pas de non-conformité à
être peccamineuse. L’indétermination dans le libre arbitre permet d’établir un cas moyen – la non-conformité dont la
possibilité, et pas la réalité, est impliquée par l’imperfection naturelle, n’enlevant pas ainsi la possibilité et le caractère
naturelle de la finalité concernée, tout en permettant son manquement.
du péché même dans le cas des hommes.107 Toutefois dans le cas (non)concret de l’ange cette
explication laisse des problèmes considérables à résoudre. Rappelons-nous ce que Thomas a dit de
la connaissance angélique – elle est comme le corps céleste des médiévaux, chacun de ces aspects
étant depuis le commencement naturellement parfait, le mouvement que l’attention angélique
réalise entre eux n’y ajoutant pas plus que la circulation autour de la Terre ajoute aux perfections
intrinsèques du Soleil. Si on en reste là, cela signifie que dans chacune de ses formes intelligibles il
n’y a plus aucune puissance à accomplir, tout ce qui peut être connu à partir d’elle y est
effectivement connu habitu dès que l’ange existe et actu dès que l’ange la considère. Cela parait
avoir au moins deux conséquences gênantes pour notre problématique. Primo, étant naturellement
parfait, l’ange est naturellement en état de sa fin ultime 108 – il ne peut donc pas poser une action
non-conforme avec cette fin, a) parce que quoi qu’il fasse, il ne peut pas la perdre, et b) parce que
même s’il le pouvait, il n’y a rien qui pourrait le motiver pour la quitter. Secundo, quelque soit
l’idée qu’il est en train de considérer, et cela vaut de même évidemment pour sa forme substantielle,
il y connait actu par ailleurs aussi la raison ultime de son existence et de son attractivité.109 Or, pour
la peccabilité il est absolument inutile qu’il puisse considérer un bien sans considérer un autre, si à
la différence de l’homme il ne peut considérer aucun bien sans considérer à la fois Dieu dans son
amabilité suprême et la relativité totale du bien considéré par rapport à lui. L’image de Lucifer
oubliant l’amour de Dieu devant le miroir de sa propre beauté y devient bien problématique si,
quelque soit l’amour angélique pour quoi que ce soit de créé y compris lui même, il est accompagné
par l’amour par-dessus tout pour son Créateur. En cet état de choses, comment pourrait-il décliner
vers le mal ?

La réponse devenue classique110 (appelons la C, elle n’est pas bien sûr sans relation avec la lecture A
dont nous avons parlé) peut paraitre paradoxale : c’est la grâce qui a tout cassé. Laissé dans son état
naturel, l’ange serait impeccable. Mais Dieu a eu la bonne idée de l’appeler à une finalité dépassant
sa nature, à la divinisation dans la Vision Béatifique. En changeant sa fin ultime, c’en était fini avec
la béatitude purement naturelle, le comprehensor est devenu un viator, et alors un errant potentiel.
Or, le critère du bon chemin n’était plus désormais ce que l’ange considérait nécessairement
quelque soit la direction où il regardât, mais une révélation dépassant toutes ses capacités naturelles.
Il en a reçu une idée, cela était debitum (super)naturae, mais cette idée, il a pu ne pas la
considérer.111 Ce qui s’est produit chez certains.
107Quelque soit l’attirance d’un objet moralement interdit pour un appétit inférieur, il est toujours considéré comme
non-attractif pour la volonté, tant que l’intellect le considère du point de vue de la Fin. Pour pécher, il faut quitter cette
considération, ou même l’inverser et considérer la Fin du point de vue de la fin immédiate de l’appétit inférieur.
108Cf. STh., Iª, q. 62, a. 1.
109Cf. STh., Iª, q. 55, a. 1 ; q. 56, a. 1 et 3 ; q. 58, a. 1 – 4 ; COURTÈS, La peccabilité… , p. 144n ; BONINO, p. 146 ;
152 – 154.
110Cf. SIMON, p. 53 – 54.
111Notons que la révélation surnaturelle signifie en tout cas un changement de perspective par rapport à ce qui a été
Pour notre propos, il y a essentiellement trois questions qui peuvent se poser par rapport à cette
solution : est-elle plausible (au moins en tant qu’élément de réponse) ? Est-elle thomasienne ? A-t-
elle une alternative ? La réponse à la première question est sans doute la plus importante, influant
sur bien des points la réponse aux deux autres. La grâce comme le principe de la peccabilité, n’est-
ce pas absurde ? Cela ne contredit-il pas à l’adage célèbre thomasien que la grâce ne détruit pas la
nature mais la perfectionne ?112

A première vue, l’infusion de la grâce ne fait vraiment que compliquer les choses. Selon Thomas
chez l’ange la Vision suit immédiatement l’acte méritoire 113, un seul acte de charité est donc
suffisant pour le rendre définitivement impeccable dans le sens le plus fort du mot possible pour une
créature. Or, il parait que pour éviter cela, un ange, étant créé en état de grâce et ne pouvant pas être
inactif, devrait se soustraire à la motion surnaturelle dans le premier instant de son existence, en
péchant par son tout premier acte – ce que Thomas considère comme impossible. Mais ici encore,
notre auteur parait bien évoluer ; après les justifications de cette position et les solutions du
problème pas complètement claires,114 il arrive finalement à résoudre celui-ci et fonder celle-là par
la même raison. Le surnaturel présuppose le naturel – le tout premier acte de l’ange fut donc la
considération de ce qui était naturel pour lui et en faisant cela, il fut immune de péché sans pourtant
déjà poser un acte méritoire, un acte méritoire parfait en tout cas. Ce n’est qu’en deuxième moment
qu’il s’est positionné par rapport au surnaturel, en l’acceptant ou non.115

Mais l’objection plus grave concerne le passage de l’état de comprehensor à l’état de viator ; on n’y
voyait pas moins qu’une contradiction conceptuelle – répandue de manière invraisemblable à

jusqu’ici d’une certaine manière un absolu. Ce changement implique-t-il seulement une intégration de l’ordre naturel
dans un nouveau système de références créé par le Bien Surnaturel proposé à l’acceptation (comme le veut PHILIPPE DE
LA TRINITÉ, cf. p. 132), ou faut-il le concevoir obligatoirement comme un renoncement radical, une acceptation de
quelque chose qui va contre l’estimation de la nature (même de la nature intègre) comme le veut SIMON, p. 66nn ? Dans
ce second cas, on retrouverait d’une certaine façon la dualité dans l’affectivité, tellement précieuse pour la peccabilité,
perdue à cause de l’unité de la faculté cognitive angélique ; désirable du point de vue surnaturel pourrait être répugnant
du point de vue naturel. Cette thèse correspond bien avec l’idée biblique du caractère mortifère du contact direct avec
Dieu Saint, elle permettrait d’intégrer des donnés autrement plutôt extravagants (l’interdiction de l’omniscience en Gn
2, le sacrifice d’Abraham, l’angoisse de Gethsémani) comme les conséquences naturelles d’un seul principe explicatif,
elle peut se référer aux expériences mystiques et elle rendrait la structure du péché angélique plus proche de celle que
nous connaissons chez nous, cf. ibid., p. 90 – 107. Toutefois, elle ne nous semble pas nécessaire à tenir, du moins pas
pour expliquer la peccabilité angélique (nous ne voyons pas non plus pourquoi l’invitation à l’amitié surnaturelle avec
Dieu impliquerait nécessairement (si tel est le cas de fait est une autre question) une telle disharmonie, mais ce n’est
pas notre sujet ici). Pourquoi la non-considération de la règle surnaturelle devrait-elle exiger une répugnance du côté du
non-considéré, et pas seulement une attractivité du côté de ce qui peut être considéré indépendamment de lui ?
112Cf. par exemple PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 104 – 106.
113STh., Iª, q. 62, a. 5.
114Cf. Super Sent., lib. 2, d. 3, q. 2, a. 1 ; STh., Iª, q. 63, a. 5 ; tandis que la première réponse (la connaissance du
vraisemblable présuppose la connaissance du vrai) semble présupposer une faillibilité intellectuelle pré-lapsaire chez
l’ange, la seconde (la défaillance concernée rejaillirait sur le Créateur) ne semble pas plus applicable au premier instant
qu’à tout le reste de l’existence, du moins tant qu’elle n’est pas précisée. Pour plus de détails sur cette évolution cf.
HYACINTHE-FRANÇOIS DONDAINE, Le premier instant de l’ange d’après saint Thomas, in Revue des sciences philosophiques
et théologiques, 39(1955), p. 213 – 227.
115Cf. De malo, q. 16, a. 4, co; ad 14 et 15.
travers plusieurs auteurs pendant les siècles jusqu’aux commentateurs les plus récents.116 Le
problème peut être formulé de plusieurs manières, voici un exemple : « si la béatitude naturelle était
consommée pour l’ange dès le premier instant de sa création, il est sûr qu’elle le fixerait de manière
définitive et cela même dans l’hypothèse d’une élévation à l’ordre surnaturel… »117 La raison en est
simple, indépendamment de l’ordre surnaturel la nature reste toujours la même ; alors, sa finalité
ultime naturelle ne changeant pas, l’ange peut être bien sûr divinement fixé encore dans un autre
état, dans un état plus parfait, car surnaturellement, que cette finalité, mais il est logiquement
impossible qu’il soit privé de sa fixation en elle. Or si on est fixé, on ne bouge plus, la possibilité du
mouvement désordonné étant exclue.118

Autant que nous pouvons en juger, cette objection provient d’une confusion concernant la notion
équivoque du « naturel », semblable à celle que nous avons traité dans le chapitre précédant.119 Ce
qui est naturel dans le sens abstractif du mot ne peut jamais être nié sans une contradiction. Par
contre ce qui est naturel seulement dans le sens négatif du mot peut être nié tant qu’on se trouve
sous un régime surnaturel. Si la fin ultime naturelle considérée était naturelle dans le premier sens
du mot, il n’y aurait rien d’autre qui pourrait devenir la fin ultime, même surnaturellement. Mais
chez Thomas la fin ultime naturelle, tant qu’elle se distingue contre la surnaturelle, a le sens
négatif.120 Précisons. Il y a une finalité intrinsèque à l’identité de chaque chose. L’intrinsèque y veut
dire que cette identité est la raison suffisante de cette finalité mais pas qu’elle est sa raison
suffisante irrésistible. Une détermination nouvelle ajoutée à cette identité peut théoriquement
changer cette finalité – par exemple en ajoutant une capacité qui n’est pas incluse dans cette
identité, sans y être évidemment contradictoire. Son sujet devient ainsi proportionné à une fin qui
jusqu’alors l’a dépassé ; ce n’est pas forcément qu’il n’est plus orienté vers celle qu’il appétait
auparavant, c’est qu’il appète plus qu’elle. Ce qui contenait auparavant la totalité de son bien visé
n’en contient maintenant qu’une partie – et n’étant ainsi qu’un bien particulier, il ne peut plus
immobiliser l’appétit. Dans le cadre de notre problématique, chaque créature porte en dehors de ses
puissances actives dites naturelles (c’est-à-dire celles dont la présence est exigée par la nature) une

116« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », glose à cette occasion PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 188.
117PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 121 ; cf. JACQUES MARITAIN , Le péché de l’ange en CHARLES JOURNET-JACQUES MARITAIN-
PHILIPPE DE LA TRINITÉ, Le péché de l’ange. Peccabilité, nature et surnature, p. 84 – 85.
118La fin ultime naturelle ne pourrait donc jamais devenir un terminus a quo pour un cheminement vers un état
supérieur – elle deviendrait ainsi ad finem et cela est selon ces auteurs contradictoire, cf. encore par exemple : «la
grâce ne peut pas détruire les exigences métaphysiques données au titre de la fin dernière, cum immutabilitas et
securitas sit de ratione beatitudinis (De Veritate, q. 24, a. 8) même dans l’ordre naturel. » Ibid., p. 140.
119Cf. SIMON, ibid., p. 39 – 40 critiquant des Lauriers pour la mésinterprétation analogique de la notion même de
« l’impeccabilité naturelle » chez les Commentateurs classiques.
120Cf. par exemple « finis autem ad quem res creatae ordinantur a Deo, est duplex. Unus, qui excedit proportionem
naturae creatae et facultatem, et hic finis est vita aeterna, quae in divina visione consistit, quae est supra naturam
cuiuslibet creaturae, ut supra habitum est. Alius autem finis est naturae creatae proportionatus, quem scilicet res creata
potest attingere secundum virtutem suae naturae. » STh., Iª, q. 23, a. 1, co ; v. aussi q. 62, a. 1, co ou De veritate, q.
27, a. 2, co. Pour plus de références cf. LAWRENCE FEINGOLD, The natural desire…, p. 2, note 6.
puissance passive dite obédientielle121 (qui est, dans ce sens, naturelle, elle aussi), la puissance
d’être informée par Dieu par des déterminations surnaturelles, comme c’est le cas de la grâce
sanctifiante ou du lumen gloriae. En fonction de l’actualisation de cette puissance obédientielle, on
peut parler de la fin ultime simpliciter – la finalité la plus haute pensable que son actualisation peut
permettre – ou de la fin ultime secundum quid – une finalité dans l’état d’une actualisation moins
parfaite ou d’une non-actualisation complète, cette dernière étant la finalité dite naturelle dans le
sens négatif du mot. La nature dans le sens abstrait du mot, telle qu’elle est commune à l’état de
nature pure et à l’état d’une vocation surnaturelle, fait abstraction de ces finalités différentes, elle
les contient toutes en puissance.122 La « dé-ultimisation » effective de l’une au profit de l’autre ne
contient donc aucune contradiction, tant qu’on change les données auxquelles elles sont liées ; celui
qui a déjà atteint son but revient sur le chemin quand il devient réellement capable d’en gagner plus
qu’il pouvait auparavant.123

On pourrait objecter que cela enlève à la béatitude naturelle son caractère de béatitude, car la
béatitude qui peut être perdue n’est plus d’aucune façon béatitude, mais cela ne serait que l’oubli du
caractère analogique de la notion. Il n’y a que la Vision béatifique qui soit la béatitude tout court
mais cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun autre état où un appétit créé pourrait trouver son repos
(définitif) secundum quid, par exemple secundum statum naturae suae purae, ou même secundum
statum viatoris (la béatitude dite terrestre) – on ne peut nier que l’objet lourd en tant que tel trouve
son repos ultime au barycentre, seulement parce qu’il s’agit d’un repos ultime qui n’est pas parfait à
tous les égards.124 Transposé au niveau psychologique, le bienheureux purement naturel est
nécessairement sage, et en tant que tel il ne s’inquiète pas de ce qui est impossible pour lui (in sensu
composito) étant donné l’état actuel des choses ; il ne peut pas exclure que Dieu va lui préparer une
épreuve surnaturelle risquée, et en cela son bonheur n’égale pas celui d’un Divinisé, mais il reste
qu’il s’agit d’un bonheur suffisant pour satisfaire éternellement son esprit créé.125

Ce que nous avons dit répond aussi à l’objection plus vague, mais pourtant non-négligeable que
nous avons évoquée en commençant cette sous-partie : comment la grâce, sensée perfectionner la

121Cf. De veritate, q. 8, a. 4, ad 13 où le terme est utilisé pour la capacité des anges de recevoir la connaissance
surnaturelle, pour plus de références cf. FEINGOLD, p. 110 – 112 et plus largement tout le reste de chapitre 7.
122Nous n’avons pas de place pour développer davantage cette problématique dont la considération mieux documentée
peut être trouvée chez FEINGOLD, notamment ch. 1 – 3, p. 1 – 45 et ch. 6 – 8, p. 81 – 182.
123Cf. COURTÈS, La peccabilité…, p. 162.
124Cf. SIMON, p. 48 – 50. Thomas, lui, ne voit non plus aucune raison pourquoi « ultima… perfectio rationalis seu
intellectualis naturae … quam potest assequi virtute suae naturae » serait incompatible avec la possibilité de la chute
postérieure, cf. STh., Iª, q. 62, a. 1, s.c. et co.
125Le sage est content de ce qu’il a, tant qu’il a tout ce qui lui est dû ; la velléité éventuelle de quelque chose de plus
n’y change rien – sinon, même les Voyant Dieu seraient insatisfaits, n’épuisant pas l’Infini de ce qu’ils voient, ni les
potentialités du perfectionnement accidentel de leur capacité d’en puiser – selon Thomas même l’humanité du Fils
Unique a pu être plus parfaite par bien des égards, cf. Super Sent., lib. 1, d. 44, q. 1, a. 3 (notamment ad 5 concernant
l’infinité propre à la béatitude), cf. aussi l’argument concernant la joie des enfants aux limbes en Super Sent., lib. 2, d.
33, q. 2, a. 2 et se référant à Sénèque, cf. Epistola LXXXV ; De Ira, II, 6 – 10.
nature, peut-elle être un principe de déséquilibrement de ce qui a été naturellement parfaitement
équilibré ? C’est qu’entre le perfectionnement et le déséquilibrement on trouve un certain lien
naturel126 – ce qui a été proportionné pour satisfaire et donc donner la stabilité à un être moins
parfait, perd cette capacité à l’égard d’un plus parfait. Il doit chercher ailleurs, laquelle partie n’est
pas a priori gagnée.

Mais si on admet que la solution peut marcher, on n’a pas encore prouvé qu’elle est juste, ni même
que Thomas d’Aquin la tenait. Soyons clair, personne ne nie que (selon Thomas et selon la vérité)
de fait, l’ange a péché contre la vocation qui lui a été fournie par la grâce surnaturelle. On ne nie pas
non plus que (pour Thomas et de fait) l’activité naturelle de la volonté, caractéristique pour le
premier instant de l’existence angélique, a été impeccable (in sensu diviso). Thomas l’affirme
clairement à plusieurs reprises127 – le seul problème est qu’on peut à nouveau mettre en doute la
signification utilisée du terme dont l’équivocité s’est déjà bien montrée à nous comme la crux
interpretorum potentielle – le « naturel ». A moins d’affirmer une contradiction frappante dans le
cadre d’un unique et même article128, on ne peut pas reconnaitre le caractère thomasien de la
solution C et de la lecture B de peccabilité naturelle des anges, affirmant justement la peccabilité
dans l’ordre de nature pure. Est-ce à dire qu’on peut grâce à cela réfuter B ? Certains l’ont trouvé
complètement clair129, mais les tenants de B répondent que C (en dehors du fait qu’il est impossible)
est fondé sur la lecture faussée des textes. Le « naturel » y désigne ce qui est impliqué par la nature,
à l’occasion une activité primordiale nécessaire, fondatrice de toutes les autres dans son domaine et
à ce titre complètement indéfectible, comme c’est le cas de l’appréhension du principe de
contradiction, de jugement de la syndérèse ou de l’orientation vers le bonheur chez l’homme. Son
contraire n’est pas l’action dont l’objet ne peut être atteint que grâce à une actualisation de
puissance obédientielle (même si matériellement tel est le cas de fait, et c’est ce qui complique les
choses), mais une action qui n’est pas impliquée par la nature. Cette lecture pourrait être bien
vraisemblable, s’il n’y avait pas par exemple le fait que dans les textes concernés Thomas joue avec
l’alternative naturel/surnaturel et non avec naturel/arbitré.130 L’explication donnée sur ce sujet par

126On peut penser, il est vrai, un cas de perfectionnement ou cette déstabilisation serait empêchée – par exemple si
Dieu mettait l’ange immédiatement en état de la vision béatifique. On n’a pas besoin de résoudre, si cela était meilleur
que de le mettre sur le chemin vers elle, ou si cette dernière possibilité est meilleure que de le laisser en état de
l’impeccabilité naturelle – Dieu n’est pas obligé (peut-être même ne peut pas) de créer le meilleur monde possible, cf.
Super Sent., lib. 1, d. 44, q. 1, a. 1 – 2 ; De veritate, q. 23, a. 4, co.
127Cf. Super Sent., lib. 2, d. 3, q. 2, a. 1, co ; De veritate, q. 29, a. 8, ad 2 ; STh., Iª, q. 63, a. 5, co ; De malo, q. 16, a.
4, co.
128Cf. STh., Iª, q. 63, a. 1, co et ad 3, interprété ainsi par DE BLIC, cf. p. 245 et 253.
129Cf. les deux articles de Courtès mentionnés en note 68.
130Voici un texte qui nous parait pour une fois particulièrement clair : « nos naturaliter actu habemus notitiam
primorum principiorum, ex quibus procedimus ratiocinando ad acquirendam cognitionem conclusionum. Quod in
Angelis non contingit, quia in ipsis principiis intuentur omnes conclusiones quae ad naturalem eorum cognitionem
pertinent. Et ideo sicut immobiliter nos habemus in cognitione primorum principiorum, ita intellectus eorum
immobiliter se habet circa omnia quae naturaliter cognoscit. Et quia voluntas proportionatur intellectui, consequens est
quod etiam voluntas eorum naturaliter sit immutabilis circa ea quae ad ordinem naturae pertinent. Verum est autem
Philippe de la Trinité se fonde sur la compréhension du « surnaturel » dont la fondation dans le
corpus thomasien nous reste cachée.131 De plus, dans De malo Thomas refuse formellement la thèse
de ceux qui fondaient l’impeccabilité angélique dans le premier instant sur ce que l’ange n’y peut
pas « eligere ».132 Etant donné que le soutien de cette lecture au nom de la prétendue incohérence
(intrinsèque ou par rapport à la peccabilité naturelle affirmée par Thomas) de l’alternative parait
aussi bien sine fundamento in re, il semble plus simple de supposer que si Thomas avait voulu dire
« arbitré », il aurait dit « arbitré ».

Mais quelque soit la valeur historique de cette réinterprétation, ne fournit-elle pas du moins une
solution alternative à C ? Peut-être une solution qui sans être complètement fidèle à la lettre de
Thomas ne l’est pas moins quant à ces principes ?133 Ou en tout cas une solution à la fois plus
simple et allant plus profondément à la racine de la possibilité du mal moral ex parte subiecti ?
Nous n’avons pas assez de place pour présenter de manière sérieuse le développement personnel
des principes thomasiens fait à cette occasion par Maritain. 134 La description suivante n’est sensée
être qu’une esquisse, et l’évaluation qu’un point d’interrogation potentiellement seulement
provisoire. Le philosophe français procède de manière suivante : selon le principe indiscutablement
thomasien, l’amour pour les objets qui existent in rerum natura plus parfaitement qu’en tant que
connus, est un acte plus parfait que l’acte de leur cognition.135 Pour cette raison, tout acte cognitif
concernant Dieu, du moins pour autant qu’il ne s’agit pas de la Vision béatifique, est moins parfait
que l’acte d’amour pour Dieu réalisé dans ces conditions cognitives. C’est pourquoi même en état
de la contemplation naturelle ultimement parfaite (coextensive à son existence), l’ange n’atteint pas
sa perfection ultime, sa béatitude, par cette contemplation elle-même, mais par un certain acte
d’amour pour Dieu qui lui succède. Si cette succession n’est pas nécessaire, la chute en état de
nature pure est pensable. Or, elle n’est pas nécessaire : plus exactement elle est nécessaire, de
manière différenciée, pour un certain nombre d’amours136 mais pas pour l’amour de libre option
quod sunt in potentia respectu motus in supernaturalia, sive per conversionem sive per aversionem, unde haec sola
mutatio in eis esse potest, ut de gradu naturae ipsorum moveantur in id quod est supra naturam, convertendo se vel
avertendo. » De malo, q. 16, a. 5, co. Cf. ibid., a. 4, co ; ad 14 et ad 15 ; STh., Iª, q. 63, a. 1, ad 3.
131Cf. par exemple PHILIPPE DE LA TRINITÉ, p. 114 – 117. Dieu dépassant la nature de tout créé, il est de ce point de vue
« surnaturel » pour l’ange indépendamment de l’actualisation de l’économie de la divinisation. Même in puris
naturalibus, l’ange doit transcender ses inclinations naturelles (tout en le faisant dans le prolongement de leur sens) –
grosso modo c’est ce que devrait signifier conversio ad supernaturalia. Sur ce point, nous partageons les objections de
SIMON, cf. p. 61 – 64 qui trouve un tel usage extravagant par rapport à la manière de parler propre à Thomas.
132Cf. « Non est ergo causa quare non potuerit peccare in primo instanti suae creationis, quia non potuit in illo
instanti eligere; quod est actus liberi arbitrii. Oportet ergo aliunde idem investigare. » De malo, q. 16, a. 4, co.
133« La « ré-interprétation » de J. Maritain, …, entend reprendre la question et proposer une solution théorique
originale à la lumière de principes thomistes plus fondamentaux que ceux mis en œuvre par saint Thomas… » BONINO,
p. 190.
134Cf. JACQUES MARITAIN , Le péché de l’ange en CHARLES JOURNET-JACQUES MARITAIN-PHILIPPE DE LA TRINITÉ, Le péché de
l’ange. Peccabilité, nature et surnature, p. 41 – 86. 
135Cf. par exemple STh., IIª-IIae, q. 23, a. 6, ad 1.
136Maritain énumère 1) une tendance ontologique intrinsèque à l’être de la créature, 2) un amour intra-élicite qui est
inclus dans l’amour élicite pour le bonum in communi et pour le bonheur, 3) un amour de nature élicite pour Dieu en
tant qu’il est le bien commun de tout (une fonction de l’amour naturel de soi), 4) une inclination de nature à aimer Dieu
pour Dieu face à la possibilité de choisir à sa place l’amour déréglé de soi-même. Et ce n’est que cet
amour-là qui rend la volonté moralement adéquate et qui, étant irrévocable à partir du moment où il
est posé, fixe l’ange dans son terme naturel. Le point crucial est évidemment cette dernière
affirmation. L’amour d’option ne peut pas être par définition nécessité (sinon par une nécessité ex
suppositione) et, abstraction faite des considérations comparant les perfections des différentes
activités, une béatitude parfaite ne peut pas être sans un amour parfait (qu’il soit son antécédent,
constitutif ou conséquent). Mais dans le cas de l’ange cet amour doit-(ou peut)-il être optionnel ?
Maritain remarque à juste titre que quelque soit l’évidence avec laquelle on connait l’amabilité
prioritaire de Dieu, tant qu’on peut le considérer aussi bien que ne pas le considérer de ce point de
vue, l’acte d’amour élicite pour Dieu par-dessus tout qui serait la règle pour tous les autres amours
dépend du libre arbitre. Or, ajoute-t-il, une telle non-considération n’est pas rendue impossible par
aucune rectitude ni aucune ampleur cognitive précédente, sauf la Vision – et par définition, celle-ci
ne peut pas avoir lieu in puris naturalibus.

Mais pourquoi sauf la Vision, et sauf elle seule ? Dieu est le bien de tous les biens, la fin de toutes
les fins, rien n’est attractif, si ce n’est pas parce que lui, il est attractif. En appréhendant son
essence, on ne peut pas ne pas le voir ; ainsi appréhendé, Dieu nécessite l’adhésion de la volonté –
la raison de la possibilité de non-adhésion aux biens particuliers, la possibilité d’y trouver un aspect
mauvais (l’in-compossibilité avec un autre bien)137 pour considérer l’objet sous cet aspect et pas en
tant qu’il est attractif, n’y a pas lieu (car le bien de tous les autres objets est vu en lui). Mais tel n’est
pas le cas si l’appréhension de Dieu se réalise par une idée qui le rend présent par une similitude
avec les objets créés. Dieu ainsi représenté n’attire plus par l’attractivité de tous les objets attractifs,
tout en attirant comme celui dont on sait qu’il contient la raison de toutes les autres attractivités,
sans le percevoir immédiatement. Ainsi il peut être considéré en tant qu’attractif (parce que
contenant l’attractivité de tous les autres et bien plus) aussi bien que non attractif (parce que
n’exerçant pas de manière immédiate l’attirance propre à un autre objet). 138 Le bien universel
par-dessus tout dans un acte d’option. Cf. MARITAIN, p. 49 – 53 ; 77 – 79. La division entre le 3) et l’amour pour le
bonheur a été fortement critiquée aussi bien par SIMON, p. 118, que par DES LAURIERS, p. 51 – 52, cité par Simon ibid.
Remarquons de plus que tandis que la connaissance naturelle de l’attractivité divine dépend chez l’ange de la
connaissance de sa propre attractivité, l’attractivité de Dieu pour l’ange ne dépend de rien d’autre – l’amour naturel
pour Dieu chez un Intellect pur ne peut pas être réduit à l’amour de convoitise, cf. SIMON, p. 82 ; Super Sent., lib. 2, d. 3,
q. 4, a. 1 ; lib. 3, d. 29, q. 1, a. 3, co; STh., Iª, q. 60, a. 5 – étant donné que l’intellect se règle selon la structure de l’étant,
la question de savoir si la dilectio en question y désigne l’amour à proprement parler ou seulement la tendance
ontologique n’est pas de grande importance.
137«  in omnibus particularibus bonis potest considerare rationem boni alicuius, et defectum alicuius boni, quod habet
rationem mali, et secundum hoc, potest unumquodque huiusmodi bonorum apprehendere ut eligibile, vel fugibile. »
STh., Iª-IIae, q. 13, a. 6, co.
138On peut donc aller jusqu’à le haïr, cf. par exemple STh., Iª, q. 60, a. 5, ad 5 – « cum in Deo sit unum et idem eius
substantia et bonum commune, omnes qui vident ipsam Dei essentiam, eodem motu dilectionis moventur in ipsam Dei
essentiam prout est ab aliis distincta, et secundum quod est quoddam bonum commune. Et quia inquantum est bonum
commune, naturaliter amatur ab omnibus; quicumque videt eum per essentiam, impossibile est quin diligat ipsum. Sed
illi qui non vident essentiam eius, cognoscunt eum per aliquos particulares effectus, qui interdum eorum voluntati
contrariantur. Et sic hoc modo dicuntur odio habere Deum… »
n’étant ainsi représenté qu’à la manière d’un bien particulier, la volonté reste indéterminée par
rapport à lui.

Il semble donc qu’un ange in puris naturalibus, muni de l’intellection de Dieu qui n’est pas la
Vision, peut considérer Dieu comme mauvais, parce que n’exerçant pas l’attractivité propre à
l’amour déréglé de soi139, de plus lui répugnant. Mais le peut-il vraiment? Il nous semble qu’on se
trouve face à un cas exemplaire montrant qu’un obstacle de la possibilité d’X ayant été supprimé, il
ne faut pas se précipiter pour affirmer qu’X est réellement possible. En effet, l’appréhension de
Dieu que l’ange a naturellement n’excluant pas a priori de point de vue de son contenu sa
considération comme mauvais, cela n’est pas encore une condition suffisante pour la peccabilité. Vu
ou non, Dieu est toujours la règle suprême d’agir et un choix de l’acte contraire à lui, son rejet, n’est
possible qu’à cause du fait que l’acte a été considéré sans que la règle soit considérée en tant que
règle. Autrement dit, il faudrait qu’il ait un bien qui pourrait être considéré comme attractif sans une
considération de l’attractivité de Dieu en tant qu’il est le Bien Infini et la source de tout bien. Il
faudrait qu’il soit physiquement possible qu’on pense à quelque chose autrement qu’en tant qu’elle
se montre dans la lumière de la Volonté divine. En soulignant unilatéralement le rôle du libre arbitre
dans l’acte peccamineux, Maritain semble de ne pas prendre suffisamment en considération ce
présupposé du côté de la faculté cognitive, négligeant que celui-là n’y fait son choix qu’entre les
jugements que celle-ci est capable de réaliser. Quel est le problème qui en résulte ?

Bien sûr qu’absolument parlant, l’amour pour n’importe quel objet connu A (qui n’est pas l’essence
divine vue comme telle) peut être abandonné par nous à cause de l’attraction d’un bien par lequel
nous nous laissons attirer ; mais il ne peut pas être abandonné si l’attraction en question est celle qui
se réalise par la connaissance de cet objet même (en même temps et sous le même rapport). Or, ce
qui est dans cet exemple rendu impossible par l’identité de l’appréhension d’A avec soi même, dans
le cas de l’ange est impossible beaucoup plus largement à cause de l’identité de la forme intelligible
où il considère, dès qu’il la considère, tout ce qui peut être connu par elle.140 A la différence de nous,
en réfléchissant sur un objet il n’est pas devant le choix de le considérer ou non tel qu’il apparait du
point de vue de sa règle suprême naturelle ; s’il le considère, il le considère toujours aussi en
relation avec Dieu en tant que celui-ci est la seule raison d’être d’une adhésion éventuelle à cet
objet, et par conséquent la règle de cette adhésion. La connaissance humaine est discursive, en
général on n’arrive pas à considérer l’objet dans la totalité de ces aspects, c’est pourquoi on peut

139« nihil est adeo malum quod non possit habere aliquam speciem boni; et ratione illius bonitatis habet quod movere
possit appetitum. » De veritate, q. 22, a. 6, ad 6. 
140Le fait que l’ange, par ces idées, ne connait les objets contingents que dès qu’ils se réalisent in rerum natura ne
contredit-il pas cette affirmation ? Non selon Thomas, parce que pour lui tout changement s’y trouve du côté de l’objet
connu. L’idée angélique reste toujours la même, le fait que demain elle sera une connaissance des choses dont elle ne
l’est pas aujourd’hui n’est donné que par le fait qu’aujourd’hui les choses concernées n’existent pas encore et ne
peuvent donc pas avoir une relation de correspondance avec cette idée, cf. STh., Iª, q. 57, a. 3, ad 3.
choisir entre eux et poser des jugements différents sur l’objet en fonction de ce choix ; la
considération d’un objet peut donc avoir la forme de la succession des propositions indépendantes,
qui sont toutes tirées d’un ensemble de toutes les propositions possibles, mais dont l’ordre
d’occurrence et l’occurrence elle-même dans la succession sont contingents. Mais pour décrire
l’unique appréhension simple propre à l’ange thomasien, il faudrait une seule immense proposition
composée, faite des conjonctions, des disjonctions et des implications de plusieurs niveaux et
unifiée par la relation de toutes au Principe (au niveau épistémologique, au niveau ontologique et
aussi au niveau éthique). Tous les jugements sur tous les objets de tous les points de vue y sont
inclus et référés l’un à l’autre selon leurs propriétés. Si un jugement F : « du point de vue X, Y est
préférable à Dieu » peut y apparaitre, cela n’est jamais sans une considération simultanée d’X, Y et
F du point de vue de Dieu en tant que critère suprême de tout – et par conséquent, jamais sans le
rejet par la volonté angélique d’une part de la proposition F, d’autre part du point de vue X, et
éventuellement (si telle est la volonté de Dieu), d’Y.141

Etant admis que l’ange peut ne pas considérer un contenu de sa connaissance en ne considérant pas
l’idée par laquelle il est connu, mais qu’il ne peut considérer aucun contenu sans le considérer
(aussi) du point de vue de son principe (par ailleurs du point de vue du principe de son attractivité),
le schème invoqué par Maritain perd du poids, son texte concerné ne semblant même pas aborder
cette question. Sa solution peut être utilisée seulement s’il y a un aspect de la volonté divine (de la
règle) qui n’est pas naturellement lié avec son objet et que l’ange ne connait donc pas par la même
forme intelligible. Il est vrai que cela n’exige pas nécessairement un appel à la Vision, il suffit un
équivalent du commandement positif.142 Mais on ne voit pas pourquoi le contraire devrait être
impossible ou même seulement invraisemblable. Il se peut donc que l’explication de Maritain
puisse être valide chez un pur esprit ; elle peut peut-être expliquer le péché sans aucun recours aux
passions déréglées ou même au caractère discursif de la connaissance. Mais à la différence de
l’intention de son auteur, elle ne semble pas pouvoir prétendre à l’applicabilité à tous les esprits
créés possibles. Elle ne sait ni concerner, et tant que nous voyons, ni exclure les dieux de Thomas
d’Aquin. Comme nous l’avons vu, chez la substance sur-céleste thomasienne la spiritualité pure est
composée avec (et souvent justifiée par) quelque chose de plus – le caractère de la créature dont on
ne nie aucune perfection naturellement pensable, à l’occasion d’un comprehensor naturel.143 Or,
141Cf. SIMON, p. 55 – 56, citant in extenso l’argument de JEAN DE SAINT THOMAS, Cursus theologicus in Summam
theologicam D. Thomae, Tome IV, Paris, Ed. Solesmes, 1931 – 64, p. 699 – 700 – « Lex naturalis ita immobiliter et
adhaerenter raepresentatur angelo, sicut ipsa excelentia propria. »
142Cette possibilité a été d’ailleurs admise aussi par des commentateurs cf. la note 74 in fine ; le Père Simon l’admet
comme possible de potentia Dei absoluta, cf. SIMON, p. 40 – 41. A la différence de lui nous ne nous considérons pas
compétents pour décider sur la (dis)proportionnalité par rapport à la potentia ordinata sans un argument démonstratif ;
d’ailleurs, une telle règle supplémentaire ne serait pas nécessairement complètement arbitraire, elle pourrait provenir de
la même contingence dans la création qui oblige l’ange à avoir plusieurs idées.
143Cf. STh., Iª, q. 62, a. 1 ; v. aussi q. 59, a. 3, ad 2 « non pertinet ad imperfectionem Angeli, si non habet voluntatem
determinatam respectu eorum quae infra ipsum sunt. Pertineret autem ad imperfectionem eius, si indeterminate se
pour qu’un comprehensor devienne viator, il parait nécessaire de changer sa fin ultime – exit l’état
de nature pure.144 Dans cette perspective, la réponse maritainienne sera insatisfaisante, tant qu’on
n’arrive pas à prouver l’existence des limites liées à la condition de créature beaucoup plus
importantes que celles avec lesquelles compte Thomas d’Aquin.

Conclusion

Nous pouvons donc conclure. Tout en étant libre des passions, de l’erreur et de toutes les mauvaises
dispositions, tout en jouissant de l’intégrité inébranlable physique, de la contemplation
naturellement parfaite et de l’amour pour Dieu par-dessus tout, mettre en œuvre les exigences de
l’ordre surnaturel signifiait même pour l’ange thomasien un choix qui n’est pas évident – rester
attaché à ce qu’il aimait avec toute la spontanéité de son intellect ou sortir vers ce qui la dépassait,
vers ce qui n’allait pas de soi et accéder à l’amour de fils de Dieu, à la charité divine. Cela est-il la
Solution Définitive du problème de la peccabilité de l’ange, éventuellement sa Solution Unique
possible ? Nous n’avons pas l’intention d’affirmer ni l’un ni l’autre. D’un côté il n’est pas facile de
montrer qu’un X, dont l’existence n’est pas donnée de façon évidente, est réellement non-
contradictoire et même si on y arrive, cela n’empêche aucunement la possibilité d’émergence des
objections voulant faire de cette démonstration la matière d’une aporie. De l’autre côté, le caractère
analogiquo/équivoque des termes et des notions fondamentales, avec « étant » à la première place,
complique bien sinon la possibilité d’affirmer avec certitude qu’X ne peut être qu’Y, en tout cas la
certitude sur ce que peut signifier « X », « Y »,  « ne peut que », « être » et « certitude ». Ce qu’on a
bien vu au niveau des mots dans les textes thomasiens peut se réaliser, bien que de manière fort
différente, aussi au niveau conceptuel. La possibilité des objections contre la peccabilité des anges
reste donc en principe ouverte, et de même pour des solutions complémentaires ou même
alternatives à celle qui a été présentée. Toutefois, la solution C joue bien le rôle qu’elle a, c’est notre
foi, dans le discours thomasien et même plus que cela. Elle écarte les objections majeures, à
première vue insolubles, contre une vérité de foi et elle y arrive même dans la compréhension des
plus exigeantes, sinon la plus exigeante, de cette vérité. Elle fournit un aperçu non négligeable sur
les identités et les relations réciproques du péché, du surnaturel, de la créature, du libre arbitre etc. ;
un aperçu qui peut-être ne jouit pas d’une non-réformabilité absolue – mais comme nous l’avons vu,
hors de Vision il n’y a que peu de choses qui peuvent en jouir. Finalement, sa mise en relief du
caractère déséquilibrant (et potentiellement contrariant de manière partielle) du perfectionnement

haberet ad illud quod supra ipsum est. »


144Rien ne semble montrer que la seule alternative à la fin purement naturelle soit la Vision, Dieu pourrait aussi appeler
à une contemplation plus parfaite que naturelle mais pourtant non-divinisante. Un tel état ne serait donc pas surnaturel
dans le sens fort du mot, on pourrait l’appeler surnaturel secundum quid.
de la nature par la grâce, donne peut-être des indices pour mieux comprendre ce qui dans la
Révélation pourrait sembler soutenir l’antagonisme entre la grâce et la nature : « Si quelqu’un vient
à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre
vie, il ne peut être mon disciple… »145

Bibliographie principale
Corpus Thomisticum, Fundación Tomás de Aquino, © 2000-2011 [cit. 2012-04-02] accessible à
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