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Fil d’or et fils de fer. Sur l’homme « marionnette » dans le livre I des Lois
de Platon(644c-645a)
par JÉRÔME LAURENT

| Centres Sèvres | Archives de Philosophie

2006/3 - Tome 69
ISSN 1769-681X | pages 461 à 473

Pour citer cet article :


— LAURENT J., Fil d’or et fils de fer. Sur l’homme « marionnette » dans le livre I des Lois de Platon(644c-645a),
Archives de Philosophie 2006/3, Tome 69, p. 461-473.

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Fil d’or et fils de fer
Sur l’homme « marionnette » dans le livre I des Lois de Platon
(644c-645a)

J É R Ô M E LAU R E N T
Université de Caen

« Je suis comme une marionnette sans cesse en


lutte contre les fils qui d’en haut la maintien-
nent, d’où continuellement ces chutes et ces
gesticulations grotesques »
CLAUDEL, Journal, mai 1913.

Au livre I des Lois, Platon compare l’homme à une marionnette, mue


par trois fils, deux en fer, le plaisir et la douleur, un en or, la force rationnelle
de la loi. Quel est le sens de cette comparaison ? L’homme n’est-il qu’une
marionnette ? un pantin mû par des tractions ou des pulsions qu’il ne maî-
triserait pas ? La force de cette image est telle qu’elle a pu être reprise par
des auteurs très différents. Marc Aurèle écrit ainsi : « Tout ce que je suis se
réduit à ceci : la chair, le souffle, le guide intérieur […]. Tu es âgé ; ne per-
mets plus qu’il [le guide intérieur] demeure esclave, qu’il obéisse, comme
une marionnette (neurospastjqÒnai), aux instincts égoïstes » 1. L’Empereur,
partisan de la « citadelle intérieure » où chacun devrait pouvoir être maître
de soi, écrit encore: « Au corps, les sensations; à l’âme, les instincts (érma°);
à l’intelligence, les principes. […] Etre tiraillés comme des marionnettes par
les instincts, les bêtes féroces, les androgynes, les Phalaris, les Néron le peu-
vent aussi » (III, 16). En somme, l’image platonicienne indiquerait l’anima-
lité en l’homme, la part d’aliénation que le plaisir et la douleur inscrivent en
nous, puisque nous ne pouvons pas ne pas souffrir quand nous avons soif,
par exemple, et nous réjouir quand nous buvons. La seule liberté et la seule
dignité de l’homme viendraient ainsi de l’assentiment, de la puissance libre
d’accepter l’ordre du monde en cherchant à transformer les « instincts » ou
« tendances » en tendances maîtrisées par le souci rationnel du bien com-

1. MARC AURÈLE, Pensées, II, 2, trad. A. I. Trannoy.

Archives de Philosophie 69, 2006


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mun. Je devrais pouvoir m’opposer au plaisir. Epictète affirme en ce sens :


« Apollonios avait raison de dire : “Quand tu veux t’exercer pour toi-même,
si tu es altéré un jour de chaleur, aspire une gorgée d’eau fraîche, puis cra-
che-la et n’en dis rien à personne” » 2. L’ascète qui recherche l’impassibilité
comme remède à ces maladies de l’âme que sont les passions pourra seul ne
pas être un pantin tragique et ridicule.
Tout autre est l’interprétation de Plotin, bien qu’il reprenne au stoïcisme
la thèse selon laquelle tout ce qui arrive arrive justement, c’est-à-dire selon
l’ordre de la Providence. Plotin, en bon platonicien, ne cherche pas à pur-
ger l’homme de toutes ses passions, mais seulement à les ordonner à la vertu
et il pense que nos « instincts » sont simplement le signe de la nature sensi-
ble d’une partie de notre âme, celle qui est associée au corps. Le sage ploti-
nien ne recrache pas l’eau désaltérante ; il a mieux à faire ; il convertit son
âme vers l’incorporel après avoir saisi la perfection de l’ordre naturel :
« Chacune des parties de l’univers, selon sa nature et ses dispositions, colla-
bore au tout […].
Un être, à qui le vice est attaché, se fait connaître pour ce qu’il est; conformé-
ment à sa nature, il est poussé vers ce qu’il possède lui-même ; et, affranchi
du corps, il sera porté par une attraction naturelle, dans la région qui convient
à son caractère. Pour l’homme de bien, ce qu’il reçoit, ce qu’il donne, la région
où il passe, tout cela est bien différent, mais tous deux y sont tirés par la nature
comme avec des ficelles (•k mjr°nqwn élka²v tisi fÀsewv). Tels sont la mer-
veilleuse puissance et l’ordre admirable de l’univers » 3.

Le sage, lui aussi, est donc bel et bien une marionnette. Un traité plus
tardif, celui Sur le bonheur, dit ainsi qu’il est vain de prétendre que le phi-
losophe ne souffre pas dans le taureau de Phalaris 4. Mais Plotin n’a pas écrit
de traité sur les lois, ni sur la meilleure forme de gouvernement, son éthique
est dominée par le principe du Théétète selon lequel il faut fuir d’ici-bas et
se rendre semblable au divin.

2. EPICTÈTE, Entretiens, livre III, chap. 12, « De l’exercice », trad. J. Souilhé.


3. PLOTIN, traité 28 (IV, 4), 45, 2-3 et 21-27, trad. E. Bréhier. La reprise de l’image plato-
nicienne des marionnettes dans le cadre d’une pensée providentialiste avait déjà eu lieu dans le
traité pseudo-aristotélicien, De Mundo : « Dieu n’a nullement besoin de moyens artificiels ni
d’une assistance extérieure […]. Ce qu’il y a de plus caractéristique dans la divinité, c’est qu’elle
a facile, par un simple mouvement, de produire les formes les plus diverses, tout de même que
les ingénieurs qui, par une simple détente de la machine, produisent une grande variété d’opé-
rations. C’est tout comme chez les montreurs de marionnettes auxquels il suffit d’attirer à soi
une seule ficelle pour faire mouvoir ensemble cou, main, épaule, œil, parfois même tous les
membres du pantin, selon une cadence bien réglée » (398b, trad. A.-J. Festugière, dans La
Révélation d’Hermès Trismégiste, II, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 471-472).
4. Traité 46 (I, 4), 13.
Fil d’or et fils de fer 463

Il y a fort à parier, en revanche, que dans le cadre d’un dialogue politi-


que, même si l’on peut parler, plus justement, à propos des Lois, d’un dia-
logue « théologico-politique », l’image de l’homme marionnette a une autre
fonction que de nous apprendre simplement qu’il faut accepter le destin et
se considérer comme un acteur sur la scène du monde. Platon ne parle pas
explicitement du théâtre du monde et il soutient, tout au contraire, dans le
mythe d’Er, que la responsabilité revient à celui qui a choisi, bref que
l’homme est libre de son destin. L’image du pantin tiré par les ficelles invi-
sibles du plaisir, de la peine et de la loi rationnelle se situe dans une réflexion
sur la maîtrise de soi. Platon présente les choses ainsi :

« L’Athénien. — Eh bien, ne nous faut-il pas admettre que chacun de nous,


lui-même, est un ?
Clinias. — Oui.
L’Athénien. — Et, d’autre part, que, en lui-même, il possède deux conseillers
(sumboÀlw), opposés l’un à l’autre et tous deux déraisonnables (ˆfrone), que
nous appelons « plaisir » et « peine » ?
Clinias. — C’est exact.
L’Athénien. — Et puis encore que, en plus de ces deux conseillers, il possède
des opinions (dçxav) relatives aux événements futurs, auxquelles appartient
en commun le nom d’« attente » (•lp°v) et, d’autre part, un nom spécial, celui
de « crainte » (fçbov) pour l’attente qui précède la peine, [644d] celui de
« confiance » (q€rrov) pour l’attente qui précède le contraire de la peine? A
tous ces états s’ajoute un « raisonnement (logismèv) » sur ce qui vaut mieux
ou ce qui est le pire, et, quand ce calcul est devenu une maxime collective de
la cité (dogm• pçlewv koinèn), il a pris alors le nom de « loi ».
Clinias. — J’ai quelque peine à te suivre ! Dis cependant ce qui y fait suite et
en est une conséquence.
Mégille. — Une impression identique à celle-là existe aussi pour moi!
L’Athénien. — Alors, représentons-nous (dianojqòmen) cela en pensée de la
façon suivante. Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une
marionnette fabriquée par les dieux (qaÂma mšn œkaston Ómòn tòn züwn qe²on)
soit que la composition en ait été pour eux un objet d’amusement, ou qu’ils
y aient mis un certain sérieux ; car c’est une chose en vérité dont nous ne
connaissons rien! [644 e] Mais ce que nous savons fort bien, c’est que les états
(t• p€qj) dont j’ai parlé sont en nous comme des cordons (neÂra) ou fils inté-
rieurs, qui nous tirent et qui, étant mutuellement opposés, nous entraînent
en sens contraire vers des actions opposées ; et c’est en cela que réside la dif-
férence qui sépare vertu et vice.
Il n’y a en effet, c’est ce qu’affirme la thèse (é lçgov), qu’une seule de ces trac-
tions à laquelle chacun doit toujours obéir et de laquelle il ne doit d’aucune
manière se dégager, tandis qu’il doit résister à la traction des autres cordons ;
[645a] et cette traction est celle que conduit le fil d’or et sacré du raisonne-
ment auquel on donne le nom de loi collective de la Cité, tandis que les autres
tractions ont la dureté (skljr•v) du fer: la première, souple (malakÑn) en tant
justement qu’elle est d’or, les autres, ressemblant à des substances de toute
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sorte de composition. Ce qu’il faut par conséquent, c’est prêter en toute cir-
constance son concours à la traction qui est conduite de la plus belle manière,
celle de la loi » 5.

Le débat entre l’Athénien et ses interlocuteurs porte précédemment sur


l’éducation et il vient d’être rappelé que « les bons sont ceux qui peuvent se
dominer (ˆrcein aÃtòn) ; les méchants, ceux qui ne le peuvent pas » (644b).
La victoire sur soi-même semble supposer, comme on le sait depuis la
République, une multiplicité de déterminations en l’homme, dont l’une par-
vient à dominer les autres. La lutte interne à notre âme est l’indice de sa com-
position. Dans le Phèdre c’est l’image célèbre de l’attelage qui illustre cela,
le cocher correspondant à la raison, le cheval blanc au courage ou à l’ardeur,
le cheval noir aux désirs multiples associés au corps. On peut donc légitime-
ment se demander si les fils ou cordons dont parlent les Lois correspondent
à ce qu’il est convenu d’appeler les « trois parties de l’âme » de la République
et du Phèdre . Sans doute, le fil d’or de la loi est bien proche des rênes que
le cocher impose à ses montures, mais on voit mal en quoi le plaisir et la dou-
leur correspondraient au thumos et à l’épithumétikon pour nommer ce que
les chevaux représentent. Ils sont opposés et déraisonnables ou irrationnels,
mais n’impliquent pas par eux-mêmes une hiérarchie comme il y en a une
entre le cheval blanc, docile, et le cheval noir, impudique et violent: il y a des
plaisirs pervers et des douleurs salvatrices. Christopher Bobonnich a mon-
tré de façon convaincante l’importance de l’unité de l’âme humaine dans la
page 644, notamment en la rapprochant de la « psychologie » du livre X 6.
Platon nous dit seulement au livre I des Lois que les trois « fils » sont des
« conseillers » et il suppose l’unité de l’homme au départ de son image, alors
que dans le Phèdre il y a bel et bien trois vivants associés dans le voyage de
l’âme 7. De même la République souligne que l’unité est plutôt le résultat
d’un effort d’unification et non pas un statut inaliénable. Au livre IX, l’image
de la bête monstrueuse à l’apparence humaine mais composée, en réalité,
d’une bête polycéphale, d’un lion et d’un homme (588c-e) souligne l’hété-
rogénéité de ce qui constitue l’homme et que seule la justice peut réussir à
unifier. Nous pouvons lire ainsi au livre IV :

5. Lois, I, 644c-645a, trad. L. Robin, modifiée.


6. Plato’s Utopia Recast, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 260-267.
7. Cela correspond à la version forte de la partition de l’âme, celle qu’André Laks a nom-
mée « homonculaire » (Médiation et coercition. Pour une lecture des Lois de Platon, Lille,
Septentrion, 2005, « Sur la psychologie des Lois », p. 85-92). Laks soutient que Bobonich aurait
en quelque sorte exagéré la division des parties de l’âme dans la République pour, dans un
second temps, ne pas la retrouver dans les Lois. Le texte du Phèdre que n’envisage par Laks va
dans le sens de Bobonich.
Fil d’or et fils de fer 465

« La justice […] fait que l’homme juste ne permet pas qu’aucune partie de lui-
même fasse rien qui lui soit étranger, ni que les principes (g™nj) de son âme
empiètent sur leurs fonctions respectives, qu’il établit au contraire un ordre
véritable dans son intérieur, qu’il se commande à lui-même, qu’il se discipline,
qu’il devient ami de lui-même, qu’il harmonise les trois éléments (tr°a ínta)
comme les trois termes (írouv) de l’échelle musicale […] qu’il lie ensemble
tous ces éléments et devient un de multiple qu’il était (œna •k pollòn), qu’il
est tempérant et plein d’harmonie » 8.

Il est très clair que l’unité ici n’est pas première, mais constituée par la
pratique de la vertu. La dialectique est précisément chez Platon ce mouve-
ment par lequel la pensée voyant le multiple en cherche les articulations et
les conditions de possibilité de rassemblement. Platon parle tantôt de l’âme
au singulier sans autre précision, tantôt des genres ou des éléments qui la
composent. C’est la méthode qu’expose avec clarté le Phèdre : « Il y a deux
procédés dont il ne serait pas sans intérêt de pouvoir étudier, techniquement,
la fonction./– Lesquels ?/– Tout d’abord, saisir d’une seule vue, et ramener
à une forme unique (e¸v m°an te ¸d™an sunorònta ˆgein) les notions éparses
de tous côtés, afin de rendre clair en le définissant chaque point sur lequel
on veut faire porter l’instruction […]. [Et le second procédé] consiste, en
retour, à pouvoir détailler par espèces suivant les articulations naturelles, en
tâchant de ne briser aucune partie comme le ferait un mauvais découpeur
de viande » 9.
Les Lois ne parlent plus de « parties de l’âme », si ce n’est de façon indi-
recte au livre IX 10, et ne s’interrogent guère sur le problème du travail d’uni-
fication : Platon semble accepter sans trop de difficulté l’unité de l’homme.
Est-ce parce que la méthode dialectique et la théorie des Idées auraient été
abandonnées par un Platon âgé et, sur le tard, plus pragmatique ?
Il n’en est rien. Comme dit Victor Cousin dans l’argument qui précède
sa traduction des Lois : « Il y a dans toutes les parties des Lois un retour
continuel et comme un soupir vers la République » 11. De même, il est remar-
quable que l’Athénien reprenne quasiment mot à mot les termes du Phèdre
quand il aborde la question disputée de l’unité de la vertu: « Il faut être capa-
ble non seulement d’envisager le multiple, mais aussi de pousser jusqu’à la

8. République, livre IV, 443d, trad. E. Chambry, modifiée sur un point.


9. Phèdre, 265d-e, trad. P. Vicaire.
10. « En fait, il y a une chose, c’est clair, que, entre vous, vous dites ou entendez dire quand
l’âme est le sujet de vos entretiens : c’est que celle-ci possède, comme une affection ou comme
une partie de sa nature, cette ardeur impétueuse du sentiment, qui, de naissance, est en elle un
élément querelleur, contre lequel la lutte est difficile » (863b, trad. L. Robin).
11. Œuvres de Platon, tome 7, Paris, Pichon et Didier, 1831, p. XVI.
466 Jérôme Laurent

connaissance de l’un, et, l’ayant connu, d’y ordonner synoptiquement tout


le reste./– C’est exact./– Y aurait-il pour qui que ce soit et à propos de quoi
que ce soit, une méthode plus exacte de recherche et d’observation, que de
savoir porter son regard, de la diversité du multiple, sur l’unité de la forme
(prèv m°an ¸d™an •k tòn pollòn ka± ‡nomo°wn) ? » 12
Victor Brochard, dans une étude parue après sa mort, en 1912 13, s’ap-
puie notamment sur ce passage pour conclure : « Dans sa vieillesse Platon
n’a pas désavoué les doctrines de son âge mûr ; il est demeuré fidèle à lui-
même » 14. C’est donc de façon délibérée que dans notre texte Platon envi-
sage l’âme et l’homme comme une unité sans en déployer des parties: les fils
d’une marionnette ne font que nous mouvoir de l’extérieur par traction. De
même ici, le plaisir et la douleur sont des conseillers et non des parties inter-
nes. Il s’agit de mouvements psychiques ou d’états de l’âme qui nous émeu-
vent et nous meuvent en conséquence. Le Timée expliquait déjà : « Ils [les
dieux] ont façonné en lui une autre sorte d’âme (eºdov yucÒv), la sorte mor-
telle. Il y a en elle des passions redoutables et inévitables. D’abord le plaisir,
cet appât très puissant pour le mal, puis les douleurs, causes que nous aban-
donnons le bien, et puis encore la témérité et la peur, conseillères stupides
(ˆfrone sumboÀlw), le désir sourd aux avis et enfin l’espérance, facile à déce-
voir » 15. Je fuis en effet ce qui provoque de la douleur et recherche ce qui me
procure du plaisir. Bien souvent, je fuirai la vertu devant laquelle les dieux
« ont mis la sueur » parce qu’elle est immédiatement pénible. Bobonich rap-
proche le texte cité du Timée et le passage suivant du livre IX des Lois :

« Celui qui deviendrait maître irresponsable, autocrate, de la cité, ne saurait


jamais rester fidèle à ce principe [l’art politique ne se soucie pas du bien par-
ticulier] et continuer, pendant toute sa vie, à cultiver en premier le bien com-
mun, et le particulier seulement en fonction du premier. Au contraire, la nature
mortelle le poussera (érmÐsei) toujours à l’ambition et à l’égoïsme (pleonex°an
ka± ¸dioprag°an), car elle fuira déraisonnablement la douleur et poursuivra le
plaisir, tiendra plus de compte de l’un et de l’autre que du plus juste et du meil-
leur, et, faisant en soi-même l’obscurité (skçtov) s’emplira finalement et rem-
plira la cité tout entière de toute espèce de maux » (875b-c, trad. A. Diès).

A la différence des chevaux du Phèdre qui tirent l’attelage sous un même


joug et, quand tout va bien, dans la même direction, le plaisir et la douleur

12. Lois, livre XII, 965b-c, trad. A. Diès.


13. « Les Lois de Platon et la théorie des Idées », Etudes de philosophie ancienne et de phi-
losophie moderne, Paris, Vrin, 1974, p. 151-168.
14. Op. cit., p. 168.
15. Timée, 69c-d, trad. A. Rivaud, modifiée.
Fil d’or et fils de fer 467

sont des conseillers qui nous donnent des conseils bien différents, dans un
cas « à rechercher », dans l’autre « à éviter ». Ils forment cependant un cou-
ple étrange puisque le plaisir apparaît souvent simplement quand on a réussi
à faire cesser ce qui causait la douleur. Socrate le note au début du Phédon
au moment où l’on vient de lui retirer ses chaînes : « Quelle chose déconcer-
tante semble être ce que les hommes appellent l’agréable, et quel étonnant
(qaumas°wv) rapport sa nature entretient avec ce qu’on tient pour être son
contraire, le pénible : en l’homme, aucun des deux ne consent à coexister
avec l’autre, mais si on poursuit l’un et qu’on l’attrape, on peut presque dire
qu’on est obligé d’attraper toujours aussi l’autre » 16. Certains amoureux du
plaisir pourront donc ainsi susciter leurs propres souffrances dans l’attente
de l’apaisement qui provoquera leur jouissance. Voici bien l’homme tiraillé
comme un pantin d’un affect en son opposé, ce qui provoque la douleur pou-
vant être l’occasion d’un plaisir, et le plaisir lui-même pouvant, par satiété
et répétition, provoquer un dégoût, une gêne, voire une douleur. Le plaisir
de boire, même de l’eau fraîche, n’a qu’un temps. Ces deux affects sont cer-
tes « déraisonnables » ou sans intelligence, puisqu’ils sont immédiats et n’ex-
pliquent pas les raisons de fuir ou de rechercher telle ou telle situation, mais
ils sont cependant des « conseillers » 17. Il ne s’agit pas de les réduire au
silence ou de les mater comme le cocher qui fait violence au cheval noir pour
le diriger et maîtriser sa nature rebelle : les conseils du plaisir et de la dou-
leur ne sont peut-être pas éclairés, ils peuvent s’avérer éclairants. Il n’y aura
qu’un pas à faire et Epicure les pensera comme critères universels du bien
et du mal. Platon ne va assurément pas dans cette voie, mais il ne chasse nul-
lement le plaisir de la Cité, ni dans la République, ni dans les Lois 18.
Quant à la douleur, elle joue un rôle important dans le cadre des châti-
ments, notamment au livre IX. Elle aussi peut faire du bien 19. Car le conseil-
ler n’est pas une instance suprême, il oriente sans prendre lui-même la déci-

16. Phédon, 60b, trad. M. Dixaut.


17. Claude Gaudin a bien montré la positivité des « pulsions naturelles » que sont le plaisir
et la douleur chez Platon: « La signification la plus claire de ce système de tractions sur les mem-
bres est qu’elles aident la marionnette à tenir debout autant qu’à l’agiter. Ce point est impor-
tant pour l’“anthropologie” sous-jacente du texte et de l’ensemble des Lois. La métaphore des
fils ne peut être séparée de l’ensemble où elle est employée, à savoir : la paideia d’un homme
“en enfance” dans une situation où il est en proie à des conflits et cherche un équilibre »,
« Humanisation de la marionnette. Plato, Leg. 644c-645d, VII, 803c-804c », Elenchos, 23, 2002,
p. 271-295 (ici, p. 273).
18. Sur l’importance du plaisir dans les Lois voir les analyses de Létitia MOUZE, Le législa-
teur et le poète, Lille, Septentrion, 2005, « éducation et plaisir », p. 149-191.
19. Le rôle cathartique de la douleur dans les châtiments est présenté par Platon dès le
Gorgias (464 et 525) ; dans les Lois les trois listes de châtiments qui sont données (IX, 855, 862
468 Jérôme Laurent

sion. À propos d’une éventuelle révision des lois, l’Athénien précise ce point
au livre VI: « En cette matière [les lois], on ne fera jamais aucun changement
volontaire, mais si quelque raison survenait qui parût y contraindre, on irait
prendre conseil auprès de tous les magistrats, de tout le peuple, de tous les
oracles des dieux, et si tous sont d’accord, on ferait le changement ; autre-
ment, on n’en fera jamais d’aucune sorte » 20. Louis Gernet dans son intro-
duction aux Lois de l’édition des Belles Lettres souligne qu’il s’agit là de
l’une des rares concessions de Platon à un élément démocratique : le peuple
ici est pris en compte. Pour suivre cette comparaison, il convient de noter
que de même que les magistrats sont issus du peuple et que Platon n’envi-
sage pas de transmissions héréditaires des offices, de même le plaisir et la
peine sont le terreau psychique où s’enracinent la peur et la confiance, l’es-
pérance des biens à venir ou l’attente des maux futurs à propos desquels le
raisonnement délibère. La traction de la loi n’est pas uniquement celle de la
raison, en une sorte d’impératif catégorique avant la lettre, car la loi est une
maxime commune de la cité obtenue par une délibération rationnelle concer-
nant les plaisirs et les peines. Aristote soulignera, comme Platon, le lien
constitutif de l’imagination ou de la représentation de l’avenir avec certai-
nes passions de l’âme. L’homme ne pâtit pas seulement de ce qui lui est pré-
sent, mais aussi de ce qui a des chances de lui être présent. Un texte qui est
très proche des Lois se trouve dans la Rhétorique :
« Admettons que la crainte est une peine ou un trouble consécutifs à l’imagi-
nation d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine […]. La confiance
est l’opposé de la crainte ; ce qui rassure, l’opposé de ce qui fait craindre ; à la
représentation est donc ici concomitant l’espoir que les choses qui peuvent
nous sauver sont proches et que les choses qui sont à craindre ou n’existent
pas ou sont éloignées » 21.

et XII, 949) font une place non négligeable aux coups et au fouet en particulier. Anne Merker
a montré que des châtiments corporels visent plus particulièrement les esclaves et n’intervien-
nent qu’exceptionnellement pour les citoyens, (« corps et châtiment chez Platon », Etudes pla-
toniciennes, 1, 2004, p. 11-49). Il n’en demeure pas moins que les amendes ou les marques d’in-
dignité provoquent une douleur morale, comme les louanges un plaisir de l’âme. Rien n’indique
de façon explicite que les fils de fer du plaisir et de la peine concernent exclusivement le corps.
Dans le Philèbe l’expérience du plaisir est l’un des lieux de l’expérience de l’union de l’âme et
du corps, pour utiliser une expression anachronique. Par ailleurs, les marques d’indignité s’ac-
compagnent le plus souvent d’une restriction des possibilités d’action dans la cité des Magnètes
et en ce sens impliquent encore le corps du coupable. Comme le notait Michel Foucault : « Que
serait un châtiment incorporel? » (Surveiller et punir, Paris, Gallimard, TEL, 1993, p. 23). Même
dans nos sociétés qui apparemment condamnent les châtiments corporels, la prison n’est pas
une abstraction qui punirait seulement l’âme du condamné.
20. Lois, livre VI, 772c-d, trad. des Places.
21. Rhétorique, livre II, 1382a et 1383a, trad. M. Dufour.
Fil d’or et fils de fer 469

Cette temporalisation des affects est au cœur d’un argument essentiel du


Protagoras pour refuser un relativisme radical où chacun pourrait être,
quand il le veut, mesure de toutes choses. Cet argument sert à Platon à mon-
trer in fine l’unité homogène de la vertu et son identité avec le savoir 22.
Socrate prend en effet le point de vue de Protagoras pour en montrer les
limites : si l’homme est mesure de toutes choses, il doit cependant mesurer
ses plaisirs et ses peines à l’aune du logos dont il se sert pour se rapporter
droitement au monde. L’homme, anthropos, a ce nom explique le Cratyle
(399c), parce qu’il « examine ce qu’il a vu », non pas simplement ce qu’il voit,
mais – selon la mémoire – ce qui fut pour lui objet d’expérience. Cet exa-
men le projette aussi bien dans l’avenir, car il examine également ce qui sui-
vra ses actes, il calcule ce qui est l’un des sens du terme logismos utilisé par
l’Athénien en 645a1. Dans le Protagoras Socrate explique dans cet esprit
notre rapport au plaisir et à la douleur:

« Comment déterminer la valeur relative d’un plaisir et d’une peine sinon par
une appréciation quantitative ? Or, en pareille matière, il se produit des varia-
tions en plus ou en moins pour la grandeur et la quantité. Supposez qu’on me
dise : Socrate, l’agréable immédiat l’emporte de beaucoup sur l’agréable ou le
pénible d’un temps à venir. En quoi ? dirai-je : n’est-ce pas en peine et en plai-
sir? Car il ne peut évidemment l’emporter par autre chose. Comme un homme
qui sait peser correctement, mets ensemble tout l’agréable et ensemble tout
le pénible, en ajoutant dans la balance le poids de l’immédiat et du différé, et
dis-moi quel plateau l’emporte. Si tu pèses ainsi l’agréable en comparaison
avec l’agréable, il faut toujours choisir le lot le plus fort et le plus abondant ;
si c’est le pénible que tu compares avec le pénible, tu prendras le moindre et
le plus léger » 23.

Il y a donc une science de la mesure des plaisirs et des peines: on préfè-


rera une peine légère immédiate suivie d’un grand plaisir à un petit plaisir
immédiat auquel ferait suite une douleur cuisante. John Stuart Mill a pu
revendiquer ce texte quand il écrit : « Lorsque le jeune Socrate écoutait le
vieux Protagoras [il] défendait la théorie de l’utilitarisme contre la morale
en vogue du sophiste ». Et il y a assurément une sorte d’utilitarisme plato-
nicien qui cherche à accroître le bien commun de la Cité plus que celui de
chacun de ses membres 25, un éloge de l’utile et du profitable, termes qui

22. Sur ce point, voir l’étude Luc BRISSON, « Le mythe de Protagoras et la question des ver-
tus », Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 113-133.
23. Protagoras, 356a-b, trad. A. Croiset.
24. L’utilitarisme, trad. C. Audard et P. Thierry, Paris, PUF, collection Quadrige, p. 20.
25. Sur « l’utilitarisme platonicien » et ses limites, voir l’étude de René LEFEBVRE,
« L’utilitarisme dans le Protagoras de Platon », Cahiers du Centre d’études sur la pensée anti-
que « kairos kai logos », Aix en Provence, 2006, p. 1-27.
470 Jérôme Laurent

font partie des noms du bien à la page 419a du Cratyle 26. La souplesse du
fil d’or du raisonnement auquel on donne le nom de loi vient de l’accepta-
tion de l’homme qui se trouve mû par ce qui est rationnel. J’obéis par ce que
je suis persuadé dit la langue grecque; j’obéis parce que je sais ce qui est bon
pour moi et pour la Cité. La « paramuthia » ou le « paramuthion » est une
exhortation à la vertu, une explication douce de la loi qui doit en rendre l’ap-
plication aisée, car conforme à la nature. La traction rationnelle prend le
temps de la parole persuasive ou de la lecture, puisque les Lois donnent un
statut positif aux textes écrits, alors que celle du plaisir ou de la peine est
immédiate, soudaine, irréfléchie.
Cette traction de la loi est qualifiée par un adjectif qui n’est pas indiffé-
rent, l’adjectif malakos. Traction « douce » traduit Léon Robin, « souple »
traduisent Victor Cousin, Edouard des Places et Anissa Castel-Bouchouchi.
Il s’agit d’un terme ambigu, comme les termes « mou » et « dur » le sont en
français selon les objets ou les attitudes qu’ils qualifient.
La souplesse (ou la mollesse) de la loi peut être prise aussi bien en bonne
qu’en mauvaise part, même si, à première vue, le terme est ici principale-
ment positif. Si l’idée d’un homme fabriqué par les dieux est dans l’esprit
des fables d’Esope 27, fables que Socrate dit savoir par cœur au début du
Phédon, (61b), la distinction du fer et de l’or est d’origine hésiodique. Dans
Les travaux et les jours, Hésiode oppose en effet la race d’or qui vivait dans
la paix ne connaissant ni la peine ni les maux (vers 114) et notre race actuelle,
le g™nov sidÐreon (vers 176) qui ne cesse de souffrir fatigues et misères,
mêlées à ses plaisirs, la déchéance de la race humaine étant passée par des
étapes intermédiaires symbolisées par l’argent et le bronze. A cette vision
diachronique d’une décadence de l’humanité, la République substitue
comme on sait un mythe synchronique où les différents métaux coexistent
pour le meilleur et pour le pire: « Vous qui faites partie de la cité, vous êtes
tous frères, expliquerait Socrate aux hommes de la République, mais le dieu
qui vous a formés a mêlé de l’or dans la composition de ceux d’entre vous
qui sont capables de commander; aussi sont-ils plus précieux; il a mêlé de

26. « Obligatoire, utile, profitable, lucratif, bon, avantageux, facile semblent être la même
chose » (319a5-7, trad. L. Méridier).
27. Voir notamment la fable 322 (Chambry), « Prométhée et les hommes ». Galien a rappro-
ché une autre fable (Chambry, 302) d’un passage du livre V : « Galien [De propriorum animi,
2], note Corinne Jouanno, met sur le même plan la fables des deux besaces et les réflexions de
Platon sur l’amour de soi et son inévitable aveuglement : “La fable d’Esope et le discours de
Platon [Lois, V, 731d-732b] montrent que la découverte de nos propres erreurs est beaucoup
plus improbable < que celle des erreurs d’autrui >” », Vie d’Esope, Paris, Les Belles Lettres,
2006, p. 14.
Fil d’or et fils de fer 471

l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des
laboureurs et des autres artisans » 28. La tripartition de l’âme implique trois
groupes d’hommes et de métaux, l’or correspondant au noétikon, l’argent
au thumétikon, le bronze et le fer à l’epithumetikon. Dans les Lois, seuls
deux métaux interviennent. Tout naturellement, l’or appartient à la puis-
sance du commandement rationnel. A quoi tient la noblesse de l’or et la bas-
sesse du fer ? Dans la République, au livre X, Platon note que l’un des pro-
pres du fer et du bronze est de pouvoir rouiller ou se couvrir de vert-de-gris,
c’est-à-dire d’être corrompu par un mal en quelque sorte connaturel. Rien
de tel pour l’or qui ne rouille ni ne s’altère. Or, nous avons vu que le plaisir
comporte précisément cette possibilité d’une lente altération, d’une lassi-
tude ou d’un dégoût. Les fils de fer du plaisir et de la peine sont raides et
violents, mais ils sont corruptibles. L’or quant à lui, comme l’âme immor-
telle de la République, est toujours le même quoiqu’on fasse avec lui, sou-
ple et ductile.
Etre souple en effet c’est être susceptible de mouvement, être malléable
et gracieux. Dans le Banquet l’adjectif est appliqué à Erôs dans le discours
d’Agathon (195e). C’est également la souplesse ou plus exactement l’assou-
plissement de l’âme qui est visé dans la pratique raisonnée de l’ivresse au
livre II des Lois : « Ce vin qu’il [Dionysos] a donné aux hommes pour sub-
venir et remédier au desséchement de la vieillesse, de façon que notre jeu-
nesse revive et qu’oublieuse de son humeur chagrine l’âme endurcie vienne
à mollir, comme le fer plongé dans le feu, et ainsi devienne plus malléable
(eÇplastçteron) » 29.
L’âme ainsi ramollie, mais aussi rajeunie et comme revivifiée laisse de
côté la fausse honte, la mauvaise aidôs, et nous permet de manifester plus
facilement la vérité qui est ou non en nous. Pour la loi, sa souplesse et sa mal-
léabilité lui font accepter et prévoir des dérogations possibles, et comme sa
propre remise en question. L’Athénien affirme ainsi : « N’oublions pas que
l’équité (•pieikÐv) et l’indulgence sont toujours des entorses à la parfaite
exactitude aux dépens de la stricte justice » 30.
Aristote, comme on sait, reprendra cette idée au livre V de l’Ethique à
Nicomaque : « La raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est

28. République, livre III, 415a, trad. E. Chambry.


29. Lois, livre II, 666b, trad. E. des Places.
30. Lois, livre VI, 757d-e, trad. E. des Places. Sur le statut de l’équité chez Platon et
Aristote, voir l’étude de Jacques BRUNSCHWIG, « Rule and exception : on the aristotelian theory
of equity », dans Rationality in Greek Thought, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 115-155
(sur les Lois, p. 130-135).
472 Jérôme Laurent

qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de
telle sorte qu’un décret est indispensable. De ce qui est indéterminé la règle
aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb (mol°bdinov kanðn)
utilisée pour les constructions à Lesbos : de même que la règle épouse les
contours de la pierre et n’est pas rigide (oÇ m™nei), ainsi le décret est adapté
aux faits » 31. Le plomb comme l’or se caractérise par sa ductilité 32.
Or cette souplesse vertueuse de la loi en vient limiter par ailleurs l’appli-
cation. Parce qu’elle est souple, elle n’est pas toujours, voire rarement, res-
pectée pour elle-même. Leo Strauss commente ainsi l’image des marionnet-
tes : « Le raisonnement est sans doute noble, mais il est doux, aimable et non
violent, et en conséquence il ne peut pas gouverner s’il n’est pas assisté de
durs tendons d’acier » 33. La loi est belle, dit Platon 34, et désirable en ce sens,
mais tous ne voient pas sa beauté.
Pour revenir à l’alternative initiale, celle entre l’interprétation de Marc
Aurèle où les hommes ne sont que des pantins ridiculement tiraillés par leurs
instincts ou celle, tout optimiste et sérieuse, de Plotin, nous voyons que cette
alternative ne correspond pas exactement à la richesse du texte platonicien.
L’image de l’homme marionnette, construite de façon complexe par
l’Athénien, perd, dans la tradition qui la reprend, sa fonction dialectique et
devient simplement un lieu commun 35. La page 644 précise bien que le phi-
losophe ne tranche pas sur le statut comique ou dramatique, comique ou
sérieux, de l’image du pantin. Ou plutôt, rappelons-nous ce qu’indique
Platon à la fin du Banquet : « Socrate les obligeait à reconnaître qu’il appar-
tient au même homme [le philosophe] de savoir composer comédie et tragé-
die » 36. L’oxymore du « jeu sérieux » est fréquent dans les Lois, qui invite à
ne pas tenir pour grand chose les affaires humaines, et à prendre au sérieux,

31. Ethique à Nicomaque, livre V, 14, 1137b, trad. J. Tricot.


32. Cette propriété du plomb le prédisposait dans l’Antiquité à servir de support à l’écri-
ture, notamment des formules propitiatoires ou des malédictions gravées sur de petites plaques
enfouies dans la terre, ces « ligatures » qu’évoque Platon au livre IX des Lois, 932-933 (voir sur
ce point, Marcello CARASTRO, La cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble,
Millon, 2006, p. 183-188).
33. Argument et action des Lois de Platon, trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Vrin, 1990,
p. 56.
34. Sur ce point, voir notre étude « La beauté des lois », Kairos, 19, 2002, p. 129-144.
35. L’histoire de ce topos reste à faire, de Philon à Michel Henry qui écrit: « Kandinsky fait
exactement ce qu’il veut avec les “moyens” de la peinture parce qu’il sait ce qu’ils sont, de quelle
source ils offrent le miroir, de quel affect l’image. Il est le maître du ballet, ses toiles sont des
marionnettes dont il tire les ficelles. Mais ces ficelles sont les cordes de l’âme » (Voir l’invisible,
Paris, François Bourin, 1988, p. 242).
36. Banquet, 223d, trad. P. Vicaire.
Fil d’or et fils de fer 473

en revanche, les cérémonies religieuses qui, le plus souvent, ne sont pour les
hommes que de simples divertissements. L’Athénien affirme ainsi au
livre VII :

« Assurément les affaires humaines ne valent pas qu’on les prenne au grand
sérieux ; cependant nous sommes forcés de les prendre au sérieux, et c’est là
notre infortune […]. Je veux dire qu’il faut s’appliquer sérieusement à ce qui
est sérieux, non à ce qui ne l’est pas; que, par nature, dieu mérite tout notre
bienheureux zèle, mais que l’homme, nous l’avons déjà dit, n’a été fait que
pour être un jouet aux mains de dieu, et c’est là vraiment le meilleur de son
lot. Voilà donc à quel rôle doit, tout au long de sa vie, se conformer tout
homme et toute femme, en jouant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans
de tout autres pensées qu’ils n’ont aujourd’hui. […] Où donc est la voie
droite ? vivre en jouant (t°v oÊn ìrqçtjv ? pa°zont€ •stin diabwt™on… » 37.

En étant une « marionnette », l’homme est toujours pour Platon, comme


Socrate au début du Phèdre, l’objet de son propre étonnement. En effet, loin
d’être mû au hasard des rencontres aventureuses de l’existence, c’est
l’homme lui-même qui, par les décisions de son âme, accepte ou refuse les
tractions reçues de l’extérieur, dans un combat qui a lieu « en chacun de nous
contre nous-mêmes » (I, 626e).

Résumé : Platon, dans les Lois, renonce au vocabulaire des « parties de l’âme » et souligne
l’unité de l’activité psychique humaine : nous sommes mus de l’extérieur, comme une
marionnette par des fils (I, 644c-645a). Comment comprendre la mollesse de l’or et la
dureté du fer dont il est alors question ? Y a-t-il nécessairement conflit entre ces différen-
tes impulsions ?
Mots-clés : Âme. Passions. Marionnette. Fer. Or.

Abstract : In the Laws, Plato gives up the vocabulary of « the parts of the soul » and unpha-
sizes the unity of the human psychical activity : we are moved from abroad like puppets
are moved from threads (I, 644c-645a). How can we understand what is questioned : the
softness of gold, the hardness of iron ? Is there necessarily conflict between those diffe-
rent impulses ?
Key words : Soul. Passions. Puppet. Iron. Gold.

37. Lois, livre VII, 803b-e, trad. A. Diès.

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