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DE L'AIE

LÀREPRÉSENTATION
CHEZLEèGRECS
LE DOUBLE CORPOREL ET LE DOUBLE SPIRITUEL

Vidée de l'âme spirituelleapparaît en Grèce plus tôt que dans


aucun autre pays. D'où vient-elle? En trouverait-onl'origine
dans les croyancesles plus anciennesdontla littératuregrecque
nous apporte un témoignage? En d'autres termes,l'âme ration-
nelle de Platon n'est-elle que la dernièreformede l'âme-ombre
qu'imaginaientles Grecs au temps d'Homère, et peut-êtreavant
lui ? Ou bien n'existe-t-ilaucun rapportentre ces deux représen-
tations? Ceux qui ont lu le bel ouvrage d'Erwin Rohde sur le
culte des âmes et la croyance à l'immortalitéchez les Grecs
savent qu'il défendaitcette seconde thèse1. Mais M. Henri Weil,
qui fut un de nos meilleurs hellénistes,n'hésitaitpas, au con-
traire,à soutenirqu'on étaitpassé par un développementcontinu
des superstitionshomériques à la conception de l'âme platoni-
cienne. « Dès le vie siècle, disait-il..., cette image vaporeuse et
insaisissable,qui persistaitdans la mort,ombredébile et impuis-
sante d'un corps jadis plein d'énergievitale, commençait à être
regardée commesupérieureau corps, et cela, ce nous semble, à
cause de sa ténuité,de sa quasi-immatérialitémême. On comprit
que, dans les êtres vivants,l'essentielc'est la formequi persiste,
qui dure, pendantque la matièrese renouvellesans cesse... C'est
ainsi que des croyances qui réduisaientles âmes des défuntsà

I.ErwinBohde.Psyché.Seelencultund Unsterblichkeitsglaubeder Griechen.


5« und 6«Auflage,1910.La premièrepartiea paruen 1890,la secondeen 1894,
quelques années avantla mortde Rohde.M. AugusteReymonden u publié
en 1928,chezPayot.Notrearticleétaitterminé
une éditionfrançaise longtemps
avantcettedate. Nousrenvoyons toujoursau texteallemand.

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494 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

de tristesfantômesfrayèrentla voie au spiritualisme1.» Est-il


donc vrai que la croyance aux fantômescontenaiten germel'idée
de l'âme rationnelle?
Il y a deux raisons au moins pour que nous fixionsà nouveau
notreattentionsur ce débat. C'est d'abordqu'il portesur un pro-
blème trèsgénéral,qui divise encore maintenantles historiensdes
religionset les sociologues. Durkheiml'a reprisdans son dernier
livre,lorsque, contreles animistes,il soutenaitque ce n'est point
dans l'hypothèseprimitivedu double qu'il fautchercherl'origine
de l'idée de l'âme. D'autre part,- et cela intéressepeut-êtreplus
particulièrement les philosophes,- alors que ceux-ci ont surtout
éludié le systèmede Platon en lui-même,et ne l'ont guère rap-
prochéque d'autressystèmesphilosophiquesanciens et modernes,
il vaut la peine de s'attacher aussi aux croyances du peuple
grec, croyancestraditionnellesmodifiéespar la littératurenatio-
nale, croyancesreligieuses ancienneset nouvelles, et d'expliquer
en quoi la conception de l'âme formuléepar Platon s'explique
par elles, ou s'en distingue. C'est le plus sûr moyen de recon-
naître dans quelle mesure cette conception s'accordait avec les
représentationscollectives de son temps, dans quelle mesure
aussi elle les heurtait. Il se pourraitque l'idée de l'âme spiri-
tuelle, si éloignée à certains égards de l'ombre et du fantôme,
n'ait été adoptée, enfin,et ne soit devenue à son tour une repré-
sentationcollective,que parce que la superstitiondu double lui
avait préparéle terrain.

Cherchantcommentles anciens Grecs se sont représentél'âme,


Erwin Rohde eut l'inspirationheureuse de se placer d'abord au
sein du monde décrit dans les poèmes homériques : terrain
solide, suffisamment exploré, où il se trouvaiten pleine lumière.
Sans doute ceux qui ont écrit ces poèmes, et ceux pour qui ils
furentécrits, ne représententqu'une petite partie et une courte
périodede l'histoireet de la société grecque. Mais ce n'en est pas
une partie négligeable. Il régnaitdans ces milieuxune concep-
1. H. Weil, Compte rendu du premiervolume de l'ouvrage de Rohde, Jour-
nal des Savants, 1890, p. 627 sq., reproduit dans : Études sur Vantiquité
grecque, 1900.

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lion originale de la vie et de la mort.Reste à voir où cetteorigi-


nalitécommence,et où elle finit.Qu'est-ce qui, dans cet ensemble
d'imaginations,a pu êtreinventépar le poète ? Qu'est-ce qui n'a
pas pu être inventé, et a donc été emprunté? C'est cela qui
préoccupaitRohde : comprendrecomment Homère sut trans-
formerdes images traditionnelles,mais rechercheraussi quelles
étaient ces images, et à quel fonds de croyances primitiveset
populaires elles se rattachaient. C'est seulement après un tel
travailqu'il pourraitdire si la pensée homérique, en ce qu'elle
eut de nouveau, rapprochales Grecs,ou si, au contraire,elle ne
tenditpas à les écarterde la notionspiritualistede l'âme.
Les Grecs de l'époque homérique se tournaienttout entiers
vers les formeset le mouvementde la vie. Dans le tableau que
déroulentsous nos yeuxYIliade et VOdyssée,il y a bien quelques
coins d'ombre,mais qui ne retiennentl'attentionqu'un moment.
Ils n'envisagentdans la mortque la privationde la vie. On dirait
qu'elle n'intervientque pour mieux fairesentirle prix de l'exis-
tence. Les morts,chez Homère,n'ont pas d'autre occupation que
de regretterla lumière du jour. Quand Ulysse rencontreAchille
aux enfers,il lui dit : « Pour ce qui est de vous, il n'y a jamais
eu et il n'y aura jamais d'hommesi heureux; car, pendantvotre
vie, nous vous avons tous honorécomme un dieu, et après votre
trépas vous régnez sur toutes ces ombres. C'est pourquoi,
Achille, ne vous plaignez pointtantd'êtremort. - Ne me con-
solez pointd'êtremort,répondAchille. Jepréféreraisla condition
de laboureur chez un hommepauvre et vivant du travail de ses
mains, plutôt que de régner sur la foule entière des morts1.»
Déjà, dans YIliade, « l'âme de Patrocle, s'envolantde son corps,
descend dans les enfers,déplorantsa destinée,regrettantsa force
et sa jeunesse2 ». Que sont ces morts? Quelle est la naturede
cette âme? C'est un soufflequi s'échappe de la bouche ou de la
blessure du mourant3. « J'ai cru voir en ce jour, dit Hector,qui,
4. OdiiRRée. M. v. 482.
2. Iliade, 16, fin.
3. Dans l'évanouissementcette image s'éloigne aussi du corps. Quand Andro-
maque apprend la mort d'Hector, son ombre s'en va, puis revient,a Ttjv 8à
xaT ocpôaX(xc5v Ipsêsvvï) vu!; IxáXu^ev, TJpiTre S' scorciato,arcò os <]>u^7)Vexá-
mxTffsv...s7T£toûv à{X7rvuTo xal eç cppévaèu{JLÓç ¿yepOn]... ». La nuit sombre
couvrit ses yeux, elle tomba en arrière, et exhala son ombre. - Dès qu'elle
recommença à respirer, et que sa vie (6'ju.òç) se fut recueillie dans ses
entrailles... (Iliade, 22, v. 466 et 475. Rohde, I, p. 8.) L'expression : tòv S'eXiwev

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496 REVUE DE MÉTAPflîYSIQUE DE MORAEE.
p

frappéd'une pierreénormeque lui a jetée Ajax, vient de perdre


connaissance, j'ai cru voir les morts et la demeure de Pluton.
Déjà «monâme était errante au bord de mes lèvre»1. » Mais, en
môme temps, c'est une image (eTSwXov). Au bord de l'Hadès,
Ulysse voit suspendues en l'air « les images de ceux qui ont été
vivants».
Quand l'âme de Patrocle apparaît en rêve à Achille, « c'était
lui-même, ses traits,sa haute stature,son regard,sa voix, et ses
vêtements». Mais c'esten vain qu'Achille ludtendles bras. Il ne
peut le saisir; l'ombre disparaîtcomme un souffle,et rentredans
la terreavec un sifflement. Achille effrayése réveille et se lève;
ses mains qui se frappentfont retentirl'air, et il dit d'une voix
douloureuse : « Dieux 1 il y a donc encore réellementdans les
demeuresde l'Hadès une ombre et une image. Seulement, il lui
manque la vie2 ». Apollodoreditqu'Homère suppose que les âmes
sont semblables aux images qui apparaissent dans les miroirs,
images tout à fait pareilles à nous-mêmes(« Qu'elle était sem-
blable à lui-même! » s'écrie Achille), qui imitentnos mouve-
ments,mais qu'on ne peut saisir3. Ulysse peut reconnaîtreparmi
les ombres sa mère Antikléa,son compagnon Eipénor, qui vient
de mourir,et ses anciens compagnons revenus de la guerre de
Troie. Ce sont des « revenants», bien que, nous le verrons,ils
ne reviennentjamais parmiles vivants4.
Ce souffle-imagereproduitle corps, mais à la manière d'un
fantôme.C'est un double. Homère le désigne du nom de (fi>^5,
tyuy)'s'est affaiblie,mais, à l'origine,était priseau sens littéral.(Rohde,II,
p. 19, note2.)
1. Iliade, chantXV. Non cité parRohde.
2. Iliade, chantXXIII, v. 105.
3. D'aprèsApollodore, 7r.@£c5v,chezStobée,Eel. I. Rhode,I, p. 7, note1.
4. D'après M. H. Weil, il se peut que les hommesde l'âge homériqueaient
cru aux revenants.« Homèreprêteaux âmes-fantômes un petitcri,uneespèce
de sifflement. Dans l'appendicede YOdyssée,on voitles âmes des prétendants
de Pénélopes'envolersemblablesà des chauves-sourisqui voltigentau fond
d'unegrotteen poussantce meutesifflement. » Cettecomparaison proviendrait
d'unecroyancepopulaire.« On voyait,dans ces animauxétranges,que leur
nomgrecdésignecommenocturnes, quelque chosede mystérieux. On y soup-
çonnaitl'apparition de revenants.» [Op. cit , p. 627.)
5. « Quandla psyché,se demandeM. Weil, a-t-elleprisle gouvernement de
l'hommevivantet éveillé? Je ne sauraisle dire exactement.On lit, dans le
recueilde Théognis[vers 544 avant J.-G.Il vivaitencoreau tempsde la pre-
mièreguerremedique],v. 529 : « Jamaisje n'ai trahiami ni fidèlecompa-
gnon,et dans monâme, il n'ya riende servile» : « ou8' iv Ijjltj^vyy SoúXtov
òuBàvevi ». Je crois que c'est le seul passagede Théognisoù le mot ^u/ï)
soitemployéen un sens nonhomérique.Anacréondit à l'objetde son amour:

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I)E i/aME CHEZLES GRECS.497

Nous ne pouvonstraduiretyvyv' par : âme, car entrela psyché


homérique et ce que nousappelonsl'âme,il n'ya aucunrapport.
Tant que l'hommeest vivant,la psychédemeureen lui, ou se
confondavec lui. Maisnous ne l'apercevons pas. Ce n'estpas elle
en le
qui est, l'homme, principe de la vie, la conscience; ce
de
n'est pas elle qui explique et déterminenos impulsions,nos
volontéset nos pensées.Aux yeuxdes Grecs,toutesces opéra-
tionsspirituelles ne se distinguent pas de la vie organiquedans
sonensemble1.Nullepart,dansles poèmeshomériques, on ne se
représentela consciencecommeune réalitéd'une autrenature
que la vie. Les fonctions de la conscienceet de la vie s'arrêtent
au momentde la mort.Alors,la psychés'éloigne. Mais elle
n'emporte pas avec elle les forcesspirituelles du vivant.C'estun
«
pauvreêtre pathétiqueet pitoyable»2,ditM. Farnell.Ce n'est
qu'uneimagedu corps,puisquetoutce qui composaitle corpsa
été la proiede la flamme.Les passionset les préoccupations du
vivantse sontamorties.La consciencene présentequ'un pâle
refletdece qu'ellefutchezle vivant.
Plus tard,les Grecs croirontqu'après la mortles ombres
peuvent encoreagirsurles vivants,et les vivants,surles ombres.
Mais ce qu'il y a d'original,d'aprèsRohde,dans la conception
homériquedes ombres,c'estqu'aussitôtque le cadavreestbrûlé,
1ombredisparaît3.On ne peut plus la voir. Elle ne manifeste
« Tu ne sais pas que tu tiensles rênesde mon âme », on ttjç £{jly); ^u/^Ç
7]Vio)(£U£iç,fr. 4. Simonide[vne siècle] place le courage dans la psyché:
« iuiáXfXío^uy^ç XïjjJLaxt Tretôo^evoi», fr. 440. (Études sur l'antiquité
grecque,p. 4.)
1. Dans son livre : Die Manen odervon den Urformen des Totenglaubens,
Berlin,1903,WalterF. Ottos'e^tefforcé d'établir« qu'on distinguenettement
à l'époque homériqueune âme de vie(ôujjióç)et un espritde mort( |u^7)).
PourHomère,la psychén'estpas l'âme déliviéedu corps,mais,au contraire,
le corpsqui a perdusa substance,un cor^s « inanimé» au sens le plus com-
plet.L'hommevivantétaitanimédu 6u[/.oç, qui s'échappede lui avec sonder-
niersoupir.(OttoWeinreich,Introductionà la 9e et 10e éditionde Psyché,
4925.)>Le Oujjlo:,d'après Rohde,n'estpas une âme : c'ebtla forcespirituelle
du corpsvivant,qui veut,sent,et qui appartient au corps,au mêmetitreque
les forcesqu'on désignedes nomsde [xévoç,vóoç,[i/îynç, (Rohde,I,
ßouXTj.
p. 45,note.)
2. Farnell,Greekherocultsand ideas of immortality ' Oxford.1921.
3. La crémation, les honneursfunèbressont nécessairespour que le mort
aille dans l'Hadès. « Avec la croyanceà l'enfer,le criminelne souhaiterien
tantque d'échnpper au châtimentpar la privation de sépulture.Sisyphecom-
mencepar enchaînerThanatos,qui lui a été envoyépar Zeus. Quand Aresa
délivréThanatos,Sisyphe,entraînéchez Hadès, suppliesa femmeMéropéde
ne pas lui rendreles honneursfunèbres.» (Glotz,Le droitcrimineldans l'an-
cienneGrèce,p. 596,note2.)

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plus son existenced'aucune manière.On ne s'en occupe plus. On


ne lui rendaucun culte. Lorsque l'ombre de Patrocle apparaît à
Achille en rêve, elle lui dit : « Donne-moipromptementlasépul-
ture. Les âmes, les simulacres des défunts,me tiennentà dis-
tance, et ne me permettentpas encore de les rejoindreau delà du
fleuve; mais j'erre à l'entréede la vaste maison d'Hadès. Donne-
moi la main, mes pleurs t'en conjurent.Je ne reviendraiplus du
séjour des morts quand on m'aura faitjouir de la flammedu
bûcher1.» C'est, à la fois, une supplication que le mortadresse
au vivant,et une promessequ'il lui fait de ne plus revenir.Qu'on
brûlele corps, et, d'elle-même,l'ombre descendra dans l'Hadès.
A partirde ce moment,tout est fini. Sans doute, lorsqu'Achille
permet à Priam de racheter le cadavre d'Hector, il invoque
Patrocle; il l'appelle par son nom, et lui dit en gémissant: « Ne
te fâchepas contremoi, Patrocle, situ apprends chez Hadès que
j'ai rendu le divin Hector à son père. C'est qu'il m'a donné une
rançon qui n'est pas méprisable. Mais tu recevras de moi tout ce
qui t'en revient2.» Est-ce la promesse de nouveaux sacrifices?
Toujours est-il que, « en dehorsde quelques vers du XIe livre de
YOdyssée,il n'est pas question dans Homère de libations ou de
sacrificesoffertsau défuntaprès l'accomplissementdes ritesde
la sépulture3».
On a reproché cependant à Rohde (H. Weil en particulier)
d'établir une différencetrop tranchée sous ce rapportentre les
temps épiques et l'époque postérieure.Ne parlons pas du récit
de la descente aux enfers,de ce fameuxonzième livre de YOdys-
sée, la Nekyia, où certains ont voulu voir une des parties les
plus anciennes du poème. M. Weil dit lui-môme : « Les cri-
tiques modernes s'accordent avec les grammairiens d'Alexan-
drieà considérertout ce passage commeune additionpostérieure.
Ils ont certainementraison4. » II ne rentraitpas dans le plan
primitif de YOdyssée*.Il a moins pour objet, d'ailleurs, d'évoquer
1. « Si je comprendsbien, dit M. Weil,le mortqui n'a pas de tombeauest
regardécommele vivantqui ne possède pas de maison,de foyer,commeun
hommesans feuni lieu; et les ombresdomiciliées,établies,le retranchent de
des vivants».
des mortsest faiteà l'imagede l'existence
leursociété.L'existence
(Op. cit., p. 625 )
2. Iliade, chant XXIV, 592-595.
3. Weil,Etudessur Vantiquitégrecque,p. 12.
4. /6td.,p.22.
5. Voir : von Wilamowitz, Homerische Untersuchungen, p. 499-225. Excurs.
« Die OrphischeInterpolation». Les vers 566-631sont une interpolation.Cet épi-

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à nos yeux le monde souterrainque de mettreUlysse une der-


nièrefoisen rapportavec les héros de la guerrede Troie, et de
rappelertout le fondde légendes sur lequel se détache YOdyssée1.
Au reste,il n'ajoute rien à ce que nous savons déjà de ces
croyancespar YIliade. « Les âmes sont des images d'ombreet de
rêve, que le vivant ne peut saisir. Elles s'approchent, incon-
scientes. Seul Elpénor,dont le corps n'a pas encore été brûlé,a
conservé sa conscience, et même une conscience exaltée, qui
ressembleau don des prophètes,comme chez Patrocleet Hector
au momentoù l'image se sépare du corps... Tout ce qu'Antikléa
dit à son filsde l'affaiblissementet du néant de l'âme après que
le corps a été brûlé » est une confirmation expressede la concep-
tion homérique2.
Mais d'autres traits,qui ne s'accordent pas bien avec elle, sont
seulement, d'après Erwin Rohde, les traces subsistantes d'un
ancien culte des morts.Par exemple,le sacrificede douze jeunes
Troyenssur l'autel où est brûlé le corps de Patrocle : « Ce sacrifice
est de l'espèce de ceux qui remontentà la plus haute antiquité,et
_qui reparaissentplus tard dans le culte des puissances souter-
raines3 ». L'âme, à ce moment,peut encore être atteintepar les
prières humaines. Elle séjourne auprès du sacrifice.De même,
les combats et les jeux célébrés en l'honneurdu mortsont peut-
êtredes vestiges d'un ancien culte4. Enfinl'idée que les morts,en
buvantle sang, peuvent recouvrer leur conscience, comme si
celle-ci était seulement assoupie, et non éteinte, les libations
faites par Ulysse, regorgement d'animaux sur la fosse où se
pressentles âmes altérées,rappellent,sans qu'on s'y puisse trom-
per, les dons de sacrificeaux morts5. Seulement, ces souvenirs
ou débrisde l'ancien culte des âmes, le poète les adapte à la fin

sode a dû êtrecomposéentre600et 500,probablement par un Grecqui faisait


partie des cercles orphiques,peut-êtrepar Onomacrite.Les grammairiens
d'Alexandrie considéraient déià ce morceaucommeune additionüostérieure.
1. Rohde,I, p. 51.
2. Ibid , p. 55.
3. Ibid.,p. 57.
4. A moinsque, commela penseM. Farnell,les jeux athlétiques, au moins
dansla Grèceprimitive,n'aient pas eu un caractèrereligieux : lors de toute
assemblée,à l'occasiondes mariages,des funérailles, du cultedes temples,le
peuple,qui aimaitles prouessesen pleinair,célébraitde telsjeux. Sansdoute
l'espritdu chef,qui étaitun grandathlète,peut y prendreplaisir.Mais rien
n'empêcherait, sans qu'il intervienne,
d'expliquertoutcela.
5./6trf., p. 56.

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qu?il se propose. Il veut, en effet,réaliserla fictionpoétique d'un


entretienentreun vivantet des morts. Ce n'est pas une conjura-
tion des morts,commeil s'en fera plus-tard, en vue de rappeler
les mortssur la terre.Les ombres restentenferméesdans l'Hadès.
Ulysse,cependant,prometà tous les-morts,et à Tirésias en parti-
culier, de leur offrirun sacrificelorsqu'il sera de retour dans«sa
patrie. Pourquoi^ puisqu'ils n'ont plus aucun contact avec le
monde des vivants? C'est peut-êtreparce qu'avant Homère on ne
croyaitpas qu'à la mortles ombress>en allaient sans possibilité
de retour.
Erwin Rohdß a consacré deux des/plus curieux,chapitres de
son livreaux. hommesqui;,,diaprésHomère,furentenlevés parles
dieux pour être transportésdans les îles des Bienheureux,ou
dans des cavernes; inaccessibles, et pour y vivre d'une vie
immortelle*. Ainsi, quelques privilégiéssont immortels. Mais,
remarquons-le,ce n!estpas leur ombreou leur psyché, séparée
du corps, qui se trouve ainsi miraculeusementconservée. Nous
ne dironspas*,comme Rohde, que. le corps et l'âme réunis sub-
sistent,car les Grecs de cetteépoque n'ontpas l'idée que, pendant
la vie et ayant la mort,il y ait en nous une âme distincte du
corps. Mais, plutôt: il y a des hommes qui ne meurentjamais,
c'est-à-diredont le corps et toutes les fonctions,les sentiments
aussi et les pensées, confondusavec la vie du corps, demeurent
indéfiniment tels que sur cetteterre,chez les vivants»
Au quatrièmelivrede YOdyssée(vers 560), Protée, le dieu de la
mervqui voit l'avenir, sur la rive égyptienne,dit à Ménélas: « Ce
n'est.pas l'ordre du destin que tu subisses la mortà Argos. Non.
Mais, loin»dans les Champs Élysées, à l'extrémitéde La<terre,où
letsageRhadiamantedonne desloisy où les hommes passent une
vie douce et tranquille,où il n'y a ni neige ni frimas,mais où le
soufflede l'océan apporteune perpétuellefraîcheur- c'est là que
les Immortels t'enverrontun jour-- parce que tu as épousé
Hélène, et que tu es gendre du grandJupiter.»
Ainsi les dieux peuvent élever quelques hommes à l'immor-
talité. Calypso promet à Ulysse de le rendre immortel.Elle-
même n'est-elle pas de la naturedes dieux? Les dieux ont enlevé
dans l'Olympe Ganymède,le plus beau des mortels.Eos a ravi le

1. Rohde, I, p. 68-145.

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DE L'AME CHEZLES GRECS. &0t

bel Orion pour jouir de son amour « jusqu'à ce que la chaste


Diane avec ses flèche&divineseût privé cette déesse de son cher
amantdans l'île d'Ortygie4 ». « Dans le Cycle et chez Hésiode, dit
M. Weil, ce privilèges'étend peu à peu à tous les héros illustrés
par la poésie épique. Mais M. Rohde soutient avec grande rai-
aon qu'en tout cela il n'y a rien qui s'écarte des conceptions
homériques.Ces héros ne meurentpas... S'ils continuentà jouir
de la plénitudede la vie, c'est qu'ils conserventleurs corps, et ces
exceptionsne font que confirmerla règle : l'état de misérable
débilitéoù se trouventréduitesles âmes qui n'ont plus ni sang, ni
chair,ni force2.»
II y a donc une conceptionhomériquede l'âme, qui se rattache
aux croyances antérieures, et qui tranche sur elles, cepen-
dant, autant que la mythologie homérique se distingue des
imaginations religieuses des premiers temps. « C'est, dit
M. Bréal, une mythologieémondée, tamisée, rendue,autantqu'il
était possible, raisonnableet humaine ». En dessinantd'un trai*
net, en groupantles figures des dieux sous l'autorité d'un diesi
suprême,en assignant à chacun d'eux son domaine, Homère
purifiel'atmosphèrereligieuse; il fait s'évanouir ces puissances
magiques, ces génies à formesanimales qui vivaientdans Tima-
gination populaire. Mais l'homme aussi, et toute sa vie inté-
rieureétaientpeuplésde puissances magiques. On se représentait,
à l'intérieurde l'homme,et l'on rattachaitaux diversespartiesde
son corps, des âmes multiples;.Or, chez Homère encore, le
diaphragme(cppVî<ppsveç) désigne la volontéet la pensée,et le cœur
(^Top,xTjp),les sentiments. Mais ces noms ne doiventpas êtrepris
dans leur sens lutterai.Le poète, lorsqu'il les emploie, songe non
pas à ces partiesdu corps, mais aux sentimentseux-mêmeset en
eux-mêmes,et aux pensées. A ces termes,il tend à en substituer
d'autres,,plus abstraits,par exemple Ôufjtòç, vóoç,ßouVq,qui ne
dériventpa9 d'une image organique. Rien n'est plus dangereux,
sans doute, et difficileque d'imaginer le sens qui était dans
1. D'autreshérossontengloutisvivantsdans les profondeurs de la terre.Les
Omphiaraos, d'autresencore,rendentdes oraclesdanslès lieux
les Trophonios,
souterrainsqu'ils habitentet où les hommesdescendentquelquefoispour les
consulter.Culteslocaux,peut-être, dontl'épopée nous a conservéle souvenir.
Si ce sontlà des dieuxdégradés,en toutcas ils passèrentde bonneheurepour
des hommesaimósdes dieux,etque leur faveura soustraitsà la mort; ils con-
serventleur corps: ce ne sontpas des âmes transfigurées.
2. Op. cit., p. 15.

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502 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

l'espritd'Homère lorsqu'il prononçait de tels mots. Qui cepen-


dant, mieux qu' Erwin Rohde, pourrait iriterpréterl'évolution
qui paraît s'accomplir à ce moment dans le langage et dans la
pensée grecque1 ?
Une foisdissipée, évanouie toute cette mythologieintérieure,le
poète, dit-il,n'avait qu'un pas de plus à faire pour élimineraussi
la psyché. S'il admet l'existence d'un double, c'est que quelque
chose paraîtabandonner le vivant lorsqu'il meurt. Du moment
qu'il en était venu à détacherles sentiments,les pensées, et toutes
nos impulsions et nos mouvementsintérieurs de toute image
corporelle,ne pouvait-ilpas supposer que ce qui se produit,à la
mort,ce n'est pas le départ d'une formeétendue dans l'espace,
c'est que quelque chose s'arrêteen nous, comme une flammequi
s'éteint? Ce quelque chose, c'est la vie. Pourquoi, cependant,
conserve-t-il la notiondu double ?
C'est, peut-être,parce qu'elle lui paraissait confirméepar des
faits tels que le rêve, ou l'évanouissement. Rohde, en effet,
croit que la notiondu double était la plus vieille hypothèsequ'on
eût imaginée pour rendre compte du rêve, de l'évanouissement,
de l'extase. Il accepte les théoriesde Spencer et de Tylor,qui ont
retrouvéchez les peuples non civilisésles mêmes croyances, et
qui en ont cherché l'origine dans ces rêves où l'on se voit, la
nuit, transportéloin de son corps. Il dit : « Que les événements
qui nous apparaissent en rêve soient des faits réels, et non
de pures imaginations,c'est ce qu'Homère admet. Jamais on ne
trouvechez chez lui l'idée, souvent expriméepar des poètes plus
récents, que celui qui rêve croit voir ceci ou cela. Ce qu'on
perçoiten rêve, ce sont des formesréelles,formesdes dieux eux-
mêmes, ou d'un génie du rêve envoyé par eux, ou quelque image
fugitivequ'ils fontapparaître pour un instant.De même que la
vision du rêveurest une perceptionréelle, de même ce qu'il voit
est un objet réel 2. » Sans doute la théorie de Spencer et de
Tylorn'est qu'une théorie8. Si les Grecs croientque les formes
qui leur apparaissenten rêve sont des doubles, c'est, peut-être,
qu'ils croyaientdéjà aux doubles avant de rêver. Il n'en est pas
1. Rohde, I, p. 45.
2. Id., I, p. 7.
3. Voir notre article: L interprétationdu rêve chez les primitifs,«tJournalde
Psychologie », juillet 1922. Voir aussi : Durkheim,Z,e?sformesprimitives de la
pensée religieuse, p. 79 sq.

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHEZ LES GRECS. 503

moinsvrai que cettecroyancedoit se renforcer,lorsque des fan-


tômes ou des images leur apparaissent durantle sommeil.Ainsi,
lorsqu'Achille voit en rêve l'ombre de Patrocle, il s'écrie :
« Dieux! Il est donc vrai que notre âme nous survit encore au
séjour des enfersI » Nous ne savons pas quelle est l'origine de la
notiondu double. Mais c'est un fait que les Grecs croyaientque
les doubles, même les doubles des vivants,pouvaient leur appa-
raîtreen rêve. Au deuxièmelivre de ï Iliade, Zeus envoie à Aga-
memnonun « rêve trompeur», qui est un génie, auquel il dit les
paroles qu'il doit répéter*. Le génie prendla formede Nestor.Au
réveil,Agamemnpnréunitles chefsen conseil, et leur raconteque
lui est apparu, pendantson sommeil,« un rêvedivin...merveilleu-
sementsemblable, pour l'âge, la grandeuret la forme.,à Nestor».
Nestorest présent,et déclare : « Si un autre que toi nous avait
racontéun tel rêve, nous l'aurions appelé menteur». Remarque
étrange.Il sembleque Nestorn'admetpointqu' Agamemnonait pu
le voiret l'entendreen rêve, si son double n'a pas été à sa ren-
contre. Mais alors lui, Nestor, s'en serait aperçu et s'en sou-
viendrait.
On peut donc admettre que l'expérience du rêve, si elle n'a
pas donné naissance à l'idée du double, l'a précisée et s'accordait
avec elle. Avec cetteidée s'accordait aussi le faitqu'après la mort
d'un chef,d'un compagnon,d'un parent,son souvenirpoursuivait
quelque tempsles vivants,commesi quelque chose de lui flottait
encore au milieud'eux. Alors même que l'on ne croyaitplus à la
survivancedes âmes, et qu'on ne rendaitplus de culte aux morts,
si les poèmes homériques ont conservé l'idée du double, en la
vidant,d'ailleurs,de presque toute sa substance, c'est peut-être
sous la pressionde tels sentiments.
Avant Homèrepeut-être,en toutcas après lui, jusqu'à l'époque
classique et même au delà, les Grecs rendaientun culte à leurs
morts. Pourquoi honoraient-ilsainsi les défunts? C'est qu'ils
supposaient que les âmes détachées du corps ont quelque puis-
sance, qu'elles peuventfaire du bien aux vivantsou leur fairedu
mal. Plutarque cite ce passage du traité d'Eudème sur l'âme :
« C'est un péché de dire du mal des morts,caries espritssontmeil-
leurset plus puissantsque nous2 ». Mais d'où vientce prestigeaux
1. Texte non cité chez Rohde.
S. Rohde, I, p. 228, note 2.
Rbt.Méta.- T. XXXVII (n«4, 1930). 34

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504 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MURALE.

esprits?On a dit que la mortcomme telle ne suffisaitpas à


éleverles âmes à la dignitédes esprits.Cet argumentest pure-
mentlogique: il n'enestpas moinsfort.- De fait,lorsquenous
pouvonsobserverle culte des mortsv longtempsaprès Homère,
nous constatonsque les âmes des défuntssont étroitement
associées aux divinitéssouterraines,aux dieux chthoniens1.
M¥sHarrisona montréque la fêtedes Antìiestéries, qui se célé-
braitau printemps et qui étaitostensiblement dédiéeà Dionysos,
étaiten mêmetempsune fêtede rappelet de renvoides ombres2.
antiques(dontles plus anciensexemplaires
Sur lès bas-reliefs
trouvésà Sparteremontent au vie siècle), on voitle mortsurun
trône,seulou à côtéd'unefemme tendantun canttiare pour rece-
voirles donsde ses adorateurs 3.Ailleurs,parexempleen Béotie,
ilest à cheval,ou conduitle chevalparla bride.Les adorateursdu
mortlui présentent des gTenades,un porc,un coq, un bélier.Ce
sontles dons qui canviemenl aux dieux souterrains(x&óveoi).
Ainsi,c'est au contapct des dieux souterrains que les mortsont
acquis ce prestigequi les rend redoutables aux vivants.
Fixons-nous notreattention surle cultedes héros?Nous arri-
vons aux mêmesconclusions. On sait qu'on a proposé deux
théoriesbien différentes pour l'expliquer. Les héros, disent
les uns, seraientd'anciensdieux descendus de leur piédes-
tal; le culte des hérosseraitle souveniret la continuation du
cultequ'on rendaitautrefois à ces dieux,aujourd'huirapprochés
du niveaude l'humanité. D'aprèsRohde,au contraire,les héros
sont des hommes,des âmes d'hommesqu'on a élevées sur un
auüeH. Cela est si vrai que, lorsque d'anciens dieux ont été
dépouillésde leur divinité,et sont devenusdes hommes,c'est
parcequ'ils ont été des hommes,et qu'ils sont mortscomme
tous les hommes,qu'on en a faitplus tard des héros. Quoi-
d. Sur le cultedes mortsavantHomère,voir Faraeli,op. cit. (le garcophage
Hagia Triada,découvertà Phaistos,en Crète,en 1903; les tombeauxmycé-
niens,les vases funéraires, etc.),et aussi Mrs Harrison,Prolegomenato the
studyof greekreligion,2«édition,1908,p. 38. Voir,chez Rohde,I, p. 91-110,
l'interprétation qu'il proposede l'histoiredes cinq races humaines,dans les
Travaux et les Joursd'Hésiode,où le poète aurait,d'après lui, reproduit ce
qu'on pensaitaux âges antérieursde la vie posthume.Farnell incline plutôt
verscettethèsede Rohde,que H. Weil n'acceptepas.
2. MrsHarrison, op. cit.
3. Rohde,I, p. 241,et note3.
4. Id., I, p. 146-200.P. 148,en note,il combatla conceptiontraditionnelle
d'aprèslaquellele hérosseraitun anciendieu.

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONUÈ ¿AME CHEZ LES GRECS. 50$

qu'il en soit, ce culte s'adresse à certaines âmesrséparées de


leur corps, et qui vivent d'une viepiù» haute et immortelle.
Idée tout à fait étrangèreaux poèmes homériques,qui ne con-
naissentqu'une sorte d'immortalitébienheureuse : la continua-
tion de la vie du corps dans les îles fortunées*.
Or, entrele culte qu'on rend aux héros et l'adorationdes dieux:
olympiens,il y a un vifcontraste. A ces dieux:on sacrifiaitle
jour; aux héros, la nuit,et non pas sur un autel élevé, mais sur
un autel bas, très rapprochédu sol. Les bêtes sacrifiéesétaient
mâles, et noiresde couleur. On ne leur relevaitpas la tête vers le
ciel, comme lorsqu'on sacrifiait aux Olympiens, mais on le»
obligeaità l'inclinervers la terre.On faisait couler leur sang sup
le sol, ou sur le foyerdu sacrifice. Le corps*de la victime étaôA
entièrementbrûlé : aucun hommevivant ne pouvait en manger
une partie.On ne désignaitd'ailleurspas du mêmenom les sacri-
ficesoffertsaux dieux de l'Olympeet les sacrificesaux héros. On
disait: Ôúeiv,pour les dieux, èwxycÇstv,
pour le» héros2; Dans cer^
taines circonstances, on préparait pour les héros un repas de
sacrificeavec des aliments cuitar,auquel on les invitaitcomme
hôtes.Ils sonttoutprès de la surface de la;terre: on n'a pas besoin
de fairemontervers eux Fadeur du sacrifice. Or c'est le même
rituelqu'on observe qmandson vénère les divinitéssouterraines,
qu'on emploie peut-êtredès cette époque, qu'on observeraen tout
cas plus tard, dans le culte des morts. Les héros s'apparentent

1. Homère,dit M. Farnell,ne semblepas connaîtreun cultedeshéros,c'est-


à-dire!une apothéosed'êtresdonton croitqu'ils ontvécusurterre.Le» grande
jumeaux,les Dioscureg, <csontau-dessousdela terrenourricière,à Lacedèmone»
[Iliade, 3, 243).Dans un passage suspectdu 2e livrede l'Iliade (vers546) on
indique qu'Erechtéeest ensevelidans le temple d'Athénaà Athènes.Dans
YOdyssée, il n'enest plus toutà faitde môme.Ino, autrefoisla fillemortelle
de Gadmos,est élevéeau rangd'une divinitéde la mersous le nom de Leu-
kothea{Od.,5, 333). Heraklesest en partieune ombre,en partieun dieu, et
on admetque les Dioscuressontà demidivins(Od.,11, 300).Achillejouitd'une
certaineprééminence parmiles morts.Ménélasest transporté dans les Champs
Éiysées: maison n'admetpas pourcela sa divinité,ni qu'il ait droità un
culte. Les auteurshomériques,qui connaissentpeut-êtreces croyances,n'y
adhèrentpas. (Op. cit.)
2. Dans les sacrificesaux Olympiens, on emploiele motôuetvlorsqu'ils'agit
de la portionde la victimequi est brûléeet sublimée;tepeúeiv s'appliqueà
l'autreportion,sacrée aussi, maisqui est mangée en communionpar l'ado-
rateur.Hérodoteet Pausanias distinguent entreOuetvet ivayt'Çeiv. Dans le
sacrificeà Hercule,qui est à la foisdieu et héros,une partie de la victime
est partagée.On mangel'une (sacrifice au dieu),l'autreest offerte
entièrement
sans que l'hommey touche(sacrifice au héros).

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506 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

donc aux dieux chihoniens d'une part,aux mortsde l'autre. En


fait, « ils ne sont rien d'autre que les esprits d'hommes défunts,
qui habitentsous la terre,viventéternellementcomme les dieux,
et égalent presque leur puissance ».
Ainsi certaines ombres sont devenues des esprits puissants,
parce que les dieux chthoniens leur ont communiqué une par-
tie de leur proprenature.
La représentationdu double chez Homère, le culte des morts
et le culte des héros tels qu'on les peut observer en Grèce beau-
coup plus tard,dérivent-ilsd'un mêmefondde croyancesarchaï-
ques? Peut-être.On peut supposer qu'avant Homèreon se repré-
sentaitles âmes des morts comme des ombres,avec tout ce que
cetteidée peut suggérer d'inquiétant et de mystérieux.
L'idée d'ombre aurait évolué en tout cas dans deux directions
bien différentes, puisque, chez Homère, c'est un simulacre privé
presque conscience,de sentiment,de volonté,et qu'au contraire,
de
objet d'un culte chez les Grecs qui viendrontaprès lui, c'est un
êtrepuissant qui se confond presque avec les dieux souterrains.
Mais ni l'une ni l'autre de ces directionsne pouvait conduire à
la notion d'une âme spirituelle.Allons plus loin, en effet,dans la
directionsuivie par Homère, et, nous l'avons montré,la psyché
disparaîtentièrement.Rapprochonsplus étroitement, au contraire,
les âmes de mortsdes divinitéssouterraines.On leur demandera,
comme à celles-ci, de fairefructifier les champs,d'aider à l'entrée
dans la vie d'une âme nouvelle. Elles se confondrontpeut-être
avec les forces et les germes épars dans la nature matérielle'.
Mais ni la végétationni la reproductionne peuvent donnerl'idée
d'une âme qui ne serait que pensée. Il fallait donc chercherail-
leurs l'originede l'âme spirituelle.

1. D'après M. Farnell, les Tritopatoresétaient des pères au troisième


degré,expressiontrèsanciennepour désignerles ancêtresindéfiniment éloi-
gnés.Chaquephratrieceltiquesacrifiaità ses propresTritopatores commeà
un vaguegroupede pèresdes parents.Or ils se développèrent dans la période
classiqueen espritdes vents,maîtresdes vents.D'aprèsLobeck[Aglaophamos,
755],c'estsurcettecroyanceque repose peut-êtrela doctrineorphiqueque
l'âme entredans le corpshumaindu dehors,portéepar le vent.Ainsiles âmes
desancêtressontdevenuesdes espritsdes vents.M. Farnellditencoreque les
mortsviventdans la campagnequ'ils fertilisent commeles vents. Peut-être
cettecroyances'est-elledéveloppéeen une doctrinede palingénésie(d'où la
coutumeattiquede donnerà l'enfantnouveau-néle nom de son grand-père
décédé).

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHEZ LES GRECS. 507

II
D'après Rohde, ce n'est pas la religionpopulaire, non plus que
les légendes homériques,ce sont les croyancesmystiquesde cer-
taines sectes religieusesqui ont donné naissance à l'idée de l'âme
rationnelle.Le culte de Bacchus en aurait contenu le germe.
« Le culte de cette divinité thrace (Sabos, Sabazios), dit
Rohde, qui sur tous les pointss'éloignait de ce que nous connais-
sons par Homèredu culte des Grecs,et s'apparentait,au contraire,
de trèsprès à celui que les Phrygiens,peuple presque identique
aux Thraces, rendaientà leur mère Cybèle, offraitun caractère
pleinementorgiastique. La fête se célébrait sur les hauteurs,
dans la nuit sombre, à la lumière incertaine des torches. Une
musique bruyanteretentissait,les sons éclatants des cymbales
d'airain, le sourd grondementdes tympanonset les accents pro-
fondsdes flûtes...Excitée par cette musique sauvage, la troupe
des fidèlesdanse en poussant des cris perçants. Pas de chants :
la danse, tropviolente,ne laisse plus de souffle...Le plus souvent,
c'étaient des femmes qui dansaient ainsi jusqu'au vertige et à
l'épuisement,étrangementdéguisées1. Elles portaientde longs
vêtementsflottantsfaitsde peaux de renards,ou une fourrurede
chevreuil,et des cornes sur leur tête. Echevelées, elles tenaientà
la maiû des serpentsconsacrés à Sabazios ; elles brandissaientdes
poignards ou des thyrsesqui cachaient sous le lierre la pointe
de leurs lames. Ainsi elles s'agitaient jusqu'à l'extrême épuise-
ment,et, en proie au saint délire,elles se ruaientsur les animaux
choisis pourle sacrifice,saisissaient et déchiraientleur proie, en
arrachaientavec leurs dents des lambeaux de chair sanglante
qu'elles avalaient crue 2. »
Au sujet des mêmes scènes, M. Loisy dit : « L'objet de l'omo-
1. « On peut voir dans Plutarque(De mulierumvirtute,13) la curieusehis-
toiredes thyiadesde Delphes, que leur délirefurieuxavait conduites,sans
qu'elless'en aperçussent, dans la ville d'Amphissa,et qui, tombantde fatigue
et nonrevenuesà la raison,s'étaientcouchéespêle-mêlesur la placepublique
de la ville,au milieude la nuit.» (Loisy,Les Mystères païens et le Mystère
chrétien, 1919,p. 26.)
2. « Quelle joie pour Dionysos», dit le chœur, au commencement des
Bacchantesd'Euripide,« lorsque,sur la montagne, aprèsla coursedes thiases,
il se laissetombersur le sol! Vêtude la nèbridesacrée,avide de boirele sang
du bouc et de dévorersa chair crue,il s'élanceversles montsde Phrygieou
de Lydie.» La victimepouvaitêtreun taureau.« Maisle sacrificele plus com-
munétaitcelui du faonou du chevreau...Il étaitfacileaux femmesd'emporter
ces victimes traitant
avecelles,et Euripideles représente cesbêtescommeleurs

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808 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

phagie n'est pas douteux, et le sens primitifdu rites'est conservé


à peu près intactjusqu'aux derniers temps du paganisme. Plu-
tarque nous dit que les bacchantes, en mâchant du lierre,
s'incorporaient« des espritsviolents qui produisent une ivresse
sans vin ». En suçant la plante sacrée, on absorbait une vertu
divine. C'est à la même fin que Ton dévoraitla chair vive de la
victime,qui contenaitla même vertu que le lierre1. »
Mais Rohde fixe surtoutson attentionsur ce qui lui paraît le
but essentielque poursuivaientles fidèles,c'est-à-diresur l'état de
folie,d'exaltation,de possession où ils parvenaient.Ainsi seule-
ment on pensait qu'on pourraitentreren contact avec le dieu et
le cortège de ses esprits. Ils le sentent tout proche, ils se
confondentavec lui, ils se désignentpar son nom. Sous l'influence
de la musique, de la danse, des boissons enivrantes,certains
d'entreeux avaient de véritablesvisions. Ils croyaient,comme dit
Platon, puiser dans les rivières du lait et du miel, que le vin
jaillissait pour eux de la terre,que les parfumsde la Syrie les
enveloppaient2.
On s'expliquait un tel état « par la suppositionque l'âme de ces
possédés n'était plus en elle-même,mais qu'elle était sortie de
leur corps ». Tel était le sens du mot Ekstasis, foliepassagère,
mais « sainte folie dans laquelle l'âme, envolée du corps, s'unit
avec la divinité ». Dans l'état d'enthousiasme, l'âme est « en
dieu » : £v9sot3. L'âme, délivrée du corps, espriten rapportavec
des esprits,peut voir ce que les yeux des espritsatteignentseuls,
ce qui est éloigné dans le temps et l'espace*. Mais elle n'a plus
de conscience : le dieu l'a envahie tout entière.
propres enfants,ou plutôt comme de petits dieux, et les allaitant en attendant
qu'elles les dévorent... La nèbride qu'elles portaientétait la peau des animaux
ainsi dévorés... Souvent aussi elles portentle faonou le chevreau en tatouage. »
(Loisy, op. cit., p, 28-29.)
1. Ibid., p. 32.
2. « Une d'elles prend son thyrseet en frappele rocher,d'où jaillit une source
d'eau pure ; une autre abaisse sa férule vers la terre, et le dieu en fait sortir
un ruisseau de vin. Celles qui avaient soif de blanc breuvage n'avaient qu'à
gratter la terre du bout des doigts pour voir couler des flots de lait; et les
thyrse8où s'enlace le lierre distillaientla douce rosée du miel. » {Bacchantes,
704-7-4.)
3. L evôeoç est entièrementen la puissance du dieu, le dieu parle et agit
par lui. La conscience propre de l'evôeoç a disparu : comme les ôeïoi àvopeç
(expression synonyme, chez Platon, d'evôtoi), les ôeofJWivTfiç en particulier,
XévoudivutivàXinOfixaliroXXá,icxacit S'ou&èva>vXevouffiv. (Platon,Menon, 99c.)
4. De là une mantique de l'inspiration (à distinguer des prédictions chez
Homère,qui sontfondéessur des signesaccidentelset qu'il fautattendre).

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M. HALBWACHS. -REPRÉSENTATION DE i' AME CHEZ LES GRECS. 809

Ainsi se serait-onélevé à la croyanceà l'immortalitéde l'âme


(attestéepar Hérodote chez la tribu thraoe»desGètes) ; par là il
faut entendre non la subsistance d'une âme réduite à l'état
d'ombre, après la mort,dans THadès, mais une existence d'une
durée illimitée,avec une entièreconscience, une existence aussi
réelle que celle que nous menonssur la terre.« Si la croyance.à
la réalité et à la vie d'un second moi de l'homme,distinctetsepa-
rable de son corps, a pu être entretenuedéjà par les expériences
de son existenceet de ses actions indépendantes¿ans le rêve et
l'évanouissement,comme elle dût se fortifier et grandirchez ceux
qui, dans le ravissementde ces orgies et de ces danses, avaient
fait sur eux mêmes l'expérience que l'âme, délivrée du corps,
peut participeraux joies et aux terreursde l'existence divine,
mais elle seule, l'âme, l'espritqui vitinvisibledans l'homme,non
le tout,l'hommeformédu corps et de l'âme 1 »
Dans l'extase, est-cel'âme qui s'éloigne du corps pour s'élever
versle dieu, ou est-cele dieu qui entredans le corps,et qui prend
la place de l'âme elle-même?Voici quelques textes encore sur
lesquels s'appuie Rohde. « Le sens de : evôeoveivai(plenum esse
deo) est clairementdéfinidans Schol. Eurip. Hippol., 144 : « On
appelle '¿vôeot tòv
ceux qui sont privés d'intelligence(àcpatpeOévTe;
vouv)par quelque vision, qui sont possédés (xocT^ó^evot) par le
dieu qui crée la vision, et qui fontce qui convientà ce dieu. »
L'evôeoçest pleinementen la puissance du dieu; le dieu parle et
agit par lui. L'Ivôeoça perdu la conscience de soi1. » L'extase est
un état dans lequel l'âme croit être devenue étrangère à elle-
même, où ses mouvementspropres ne sont pas seulementgênés
(ou troublés), mais sont refoulés(ai òtxeíat oùxêvo^Xouvxat
xtv^aetç
áXX1à:roppa7ríÇovTai)2. « Ceux qui sont inspirés par un dieu
deviennentsemblables à ce dieu; ils prennentson caractère,ses
habitudes(toclôyjxal ià g7UT7)Seó{Ji<xTa),
dans la mesureoù il est pos-
sible à un hommede participerà la natured'un dieu3 ». « Étant
sortis entièrementd'eux-mêmes, ils s'approchent des dieux
(IviBpudôai toîç QeoTç;ils s'établissent parmi les dieux) et sont
inspirés». (Proci, ad Remp., p. 59, 19 Sch.)4. En somme, que le
1. Rohde,II, 20. Tousces textessontpostérieurs à Platon,ainsique ceuxqui
suivent.
2. Aristote,
464a, 25.
3. Platon,Phèdre,253a.
4. Cité par Rohde,II, p. 19. Voir aussi ibid., p. 60-61,note 3. « Dans la

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510 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

fidèles'approchedu dieu, ou que le dieu s'approchedu fidèle,


l'essentielest que Tètrehumainse croiemétamorphosé ettrans-
portéparmiles dieux1.
Représentation entièrement nouvelle,et qui devaitdéconcerter
les Grecs: entreles hommeset les dieux,le destindeshommeset
le destindes dieux,il yavait,en effet, d'aprèseux une différence
que rienne pouvaiteffacer. Certes, dieuxd'Homèrepouvaient
les
soustraireà la mortcertainshommesprivilégiés, et les rendre
immortels. Maisces privilégiés, à partirde ce moment, n'entrete-
naientplusaucunrapportavec les autreshommes.Du jour où le
dieu les enlevaitmiraculeusement et les transportaitdans les
ChampsÉlysées,ils appartenaient à un autremonde.Ce n'était
pas une extasepassagère,maisun ravissement définitif.
Sans douteaussi les âmes des mortsauxquels on rendaitun
culteentraient en contactavec les dieux souterrains. Invisibles,
ellesrevenaient quelquefoishanterles demeures desvivants.Mais
elles ne rentraient pas dans un corps vivant.Le fantômene se
dégageait, il ne se manifestait, il n'occupaitune place dans
l'espritdes hommes qu'après la mort. Ici, au contraire,c'est
pendant la vie que l'homme des
s'approche dieux,qu'il leurfait
cortège,les voit, et se sent temporairement possédé par eux.
Ainsiles barrièresqui, dans les vieillesconceptionsgrecques,
séparaientles vivantsdes dieux, ne sontplus infranchissables.
L'hommepeutpénétrer dansle mondedes dieux,sansmourir,et
sans êtredéfinitivement retranchédu mondedes mortels.Voilà
ce qu'ily avaitde nouveaudansce cultedionysiaque. Certes,il ne
s'ensuitpas que, dès ce moment, l'idée d'âmespirituellese soit
faitjour. M. Loisya remarquéque Zalmoxis,le dieu uniquedes

mantiquecommedans l'exaxafft;il est rarequ'on distinguerigoureusement


la sortiede l'âmeou l'entréedu dieu...les deuxreprésentations se mêlent.C'est
unétatoù les deuxêtresn'enfontau'un. »
1. « La démencebachique, dit M. Weil, était une possession... L'esprit
divinsupplantaitl'espritindividuel, il entraitdans le corpsde l'extatique: ce
n'étaitdonc pas l'âme humainequi se détachaitdu corpspours'abîmerdans
l'essencedivine,c'étaitle corps*qui recevaitla visitedu dieu. Il importede
bien distinguerces deux genresd'exaltationmystique.Dans celui qui nous
occupe,l'âme individuelle[il vaudraitmieuxdire,sans doute,la conscience]
étaitsubjuguéeou expulsée.» Même quand le délire divin était considéré
commeune sortiede l'âme, « commece n'estpas elle, maisle corpsqui parti-
cipaitdu divin,cetteséparationne donnaità l'âme aucune dignitésupérieure,
aucuntitreà passerpourune naturedivineet immortelle. » {Étudessur l'anti-
quitégrecque,1900,p. 30.)

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Gètes, habitait une caverne de rochers. Ce n'était pas un dieu


transcendant,et de nature spirituelle.Les bacchantes qui bon-
dissentderrièreDionysos sontvictimesd'étrangesillusions : elles
portentdans leurs bras un chevreau ou les petits d'une louve
auxquels elles font sucer le lait de leurs mamelles, comme si
c'étaientleurs nourrissons; elles s'imaginentque Penthée est un
jeune lionceau, et le mettenten pièces; elles vivent dans un
mondeimaginaire,mais dans un monde sensible1. Il n'en est pas
moins vrai que les fidèles de Dionysos revenus à eux sentaient
qu'en eux-mêmesles deux mondes, le monde des mortelset le
mondedes dieux, s'étaientrencontréset qu'ils avaient faitpartie,
sinon en même temps,du moins à des momentstrès proches, de
Tun, puis de l'autre. Ainsi,c'est pendantla durée de la vie, et non
après la mort,que l'homme peut changer de nature. Si le rêve a
la croyancequ'il y a un double de l'homme, l'expérience
fortifié
de l'extase et de l'enivrementdionysiaque lui aurait révélé que
l'hommeest double {homoduplex)2'
Dionysos joue un rôle si effacédans les poésies homériques3
qu'on peut admettreque son culte à cette époque était encore
étroitementlocal. Peu à peu, il se répandità traversla Grèce.
Nous devinons,par les légendesdes fillesde Minyasà Orchomène4,
des rois Penthéede Thèbes5, Persée d'Argos,à quelles résistances

1. Dans les Grenouillesd'Aristophane, quand Bacchusdescend aux enfers


lorsqu'ila traverséle maraiset avant d'arriverà la demeurede Pluton,il voit
un chœurd'initiésqui continuent à célébrerdans l'autremonde,en unendroit
délicieuxdu séjourinfernal, leurscérémonies saintes,avec louangesdes dieux
et festinssacrés. Tel paraît êtreleur destinaprès la mort.C'est un tableau
entièrement composéde donnéessensibles.
2. Durkheim aussi expliquel'originede la croyanceà l'âmeparl'effervescence
collectivequi naît au cours de certainescérémoniesreligieuses.Voir : Les
formesélémentaires de la vie religieuse,p. 307-312,et p. 316 : « Quandl'Aus-
traliensortd'unecérémonie religieuse,etc. » Entrela théoriede Durkheim et
la théoriede Ronde,il y a une étroiteressemblance, d'autantplus frappante
qu'ils s'appuientsur des expériences toutà faitdifférentes.
3. Ony racontele mythede Lycourgos,qui poursuivaitun jour sur la mon-
tagnesaintede Nysa(en Thrace)les nourricesde Dionysosen proieau délire,
les frappant à coupsd'aiguillons.« Dionysoseffrayé se plongeadans les flotsde
la mer...Les dieux s'irritèrent contrece mortel,et le filsde Cronosle rendit
aveugle». (Iliade, VI, 130-139.)
4. Les fillesde Minyas,à Orchomène,avaientreiusé d honorerle dieu.
Dionysosles frappede folie.Dans leurdélire,ellestirentau sortcellequi doit
donnerson enfant, le déchirent et le dévorentcommele faondes bacchantes.
Loisydit que ce mythedevaitexpliquerle ritede la poursuitedes Oléennes
par le prêtre.{Op. cit. p. 30.) Peut-être est-ceaussi un souvenirde sacrifioes
humains.
5. « Le mythede Penthée,qu'Euripidea exploitédansles Bacchantes,parait

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5i8 REVUE BE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

il dût se heurter.« J'apprendsà mon retour,dit Psnthée dans


les Bacchantes d'Euripide, le mal étrange dont cette ville a été
frappée. Nos femmesont quitté leurs maisons pour se livrerau
prétendu délire des Bacchantes, parcourirles forêtsde la mon-
tagne et célébrerpar des danses je ne sais quel nouveau dieu que
Ton nommeBacchus. Des cratèresremplis sont placés au milieu
des groupes; puis elles s'échappent,chacune de leurcôté, dans des
retraitessolitaires,pour se livreraux embrassementsdes hommes,
sous prétexted'accomplir les rites sacrés des Ménades. Elles
préfèrentle culte de Vénus à celui de Bacchus Je les char-
gerai de fers,et mettrai bientôt finà leurs transportscriminels.»
Tirésias le devin défendcontrePenthée le dieu nouveau : « Je ne
saurais dire combienil sera grandun jour dans la Grèce. C'est lui
qui a découvert la liqueur que l'on tire de la grappe et qui l'a
donnée à boire aux hommes; elle délivreles malheureuxde leurs
misères... Ce dieu est aussi un devin; car ses transportsbachiques,
de même que le délire, possèdent une grande puissance de divi-
nation; en effet,quand il est entré largementen nous, il nous
donne l'ivresseet nous fait prédirel'avenir... Tu peux le voir sur
les rochers de Delphes, bondissantavec des torches à travers la
montagne au double sommet et agitant le thyrse,et c'est ainsi
qu'il exerce sa puissance par toute la Grèce. Crois-moi donc,
Penthée, reçois le dieu dans ton pays, danse dans ses fêtes et
couronne ta tête de lierre. » Le culte de Dionysos pénètre en
Grèce comme un étranger,comme un intrus : « On dit aussi qu'il
est venu de Lydie un étranger,un enchanteuraux tressesblondes,
à la chevelureparfumée,aux yeux noirstoutbrillantsdes grâces
de Vénus ». S'il s'est ainsi propagé, c'est que les fêtes et
les danses bachiques attirèrentet transportèrentsurtout les
femmes1: grâce à elles, il pritracine en Béotie, dans le Pélopo-

avoirconcerné,danssa formeprimitive, nonseulement un meurtre rituel,mais


un rite d'omophagiehumainedont un prêtrede Dionysosétaitla victime.»
(Farnell,Cultsof theGreekStates,V, p. 167.Loisy,op. cit.,p. 30.)
1. C'est un faitremarquable que la prééminence desfemmesdans le culteet
les mystères de Dionysosà Delphesetà Thèbes,commenousvoyonsà Athènes
des femmesprésiderau cultedu Dionysosde Limnae.Des conditions analogues
de puretérituelles'imposentaux unes et aux autres.Avantde célébrerleurs
rites,les bacchantess'entraînent par un jeûne de quelques jours, et elles
observent aussi la continence.Leursprincipaux ritessontnocturnes et pourles
initiéesseulement. Leurdéliren'étaitpointprovoquépar l'ivresse: les danses,
les chants, les cris après le jeûne préliminairepouvaientfacilementy
conduire.» (Loisy,op. cit.,p. 27-28.)

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONiDE L'AME CHEZ LES GREGS. &13

nèseet jusque dans les îles. En s'acclimatantela Grèce,il perd


un peu de sa verdeurprimitive et de son âcreté.Il s'humanise.
Des cités et des États célèbrenten son honneur des fêtes
annuelles.C'estlui le dieu de la vigne; par lui les planteset tout
ce qui vit croîtet prospère.C'est dans l'exaltationde la me
organiqueet de ses puissancesque l'espritdionysiaquerévèle
aux hommesla réalitéd'une autre existence,dans ce monde
même,et non au-delàdes portesde l'Hadès. Mais si adouci-et
assagi fût-il,Dionysosrestecependantle dieu de l'emportement
et des fureurssacrées,le dieu du délireet de l'inspiration1. Por-
phyre, dément d'Alexandrie,...etc., nous parleront encore de
sacrificeshumains,de scènes d'omophagie,de serpentsqu'on
déchireaux fêtesde Bacchus. L'ébranlement dionysiaquelaisse
désormaisune inquiétudeau cœurdes Grecs,et chez beaucoup
unedisposition maladiveau vertigereligieux et aux illusionsdes
sens. Les âmesen mald'extaseveulentêtresoulagéeset purifiées
parla musiqueet par la danse. « Bienheureux, s'écriele chœur,
dans les Bacchantes,qui, instruitdes mystèresdes dieux, et
s'abandonnant surles montagnes à de pieuxtransports, sanctifie
sa vie par de saintespurifications; qui célèbre suivant les rites
les orgiesde Cybèle,la grandedéesse,ou bien,agitantle thyrse
et couronnéde lierre,se voueau servicede Bacchus.»
Dans l'obscurité de la périodequi s'étenddu vmeau viesiècle,
une mystiquefondéesur l'expériencede l'extasesembles'être
développéeen Grèce.Des inspirés,hommeset femmes, qui ne se
rattachent pas à des communautésreligieusesdéfinies,qui ne
sontpas des prêtresofficiels,vontpar les pays,prophétisant,
purifiantles hommesatteintsde souillures,guérissantles mala-
dies du corpset de l'âme (kathartique) 2. On dit qu'Hermotime,
commeplustardsoncompatriote Anaxagore, admettait une sépa-
rationentrel'espritpuret la matière ; on dit aussi que son âme ,

1. Rohde a remarquéqu'à Delphes,où les cultesd'Apollonet de Bacchusse


sontétroitement étaittoutedionysiaque:
associés,la mantiquede l'inspiration
Dieu pénètredans le corps de la prétresse,remplitson esprit.Autrefois, à
Pytho,l'oraclede Gaïa se manifestait sansdouteen rêve(II, p. 58).Aulieuqae
la divinitéde la terreparlaitainsiau fidèledu dehors,le dieu parlemaintenant
parla voixde la prophétesse (p. 60-61).
.2. « Au vin«et au vir3siècle,la traditionsavanteplace ces femmeset ces
hommesinspirés,connussous les noms génériquesde Sibylleset de Bakis,
dontl'apparition fitune impression assez profondepourne s'effacer jamais de
la mémoiredesGrecs.» (Weil,op. cit.,p. 32.)

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514 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

pouvait quitter son corps pendant plusieursannées, et, revenue


de ses voyages extatiques,qu'elle rapportaitavec elle la connais-
sance de Tavenir. Bien des sages de cette époque en venaient à
considérerle corps comme une cause de souillures pour l'âme.
Rohde cite des légendes et des formulespopulaires,d'où il résulte
que l'anéantissement du corps dans le feu est un moyen de
purifierl'âme. Et il remarqueque nous sommesarrivésà un pôle
de la pensée grecque qui s'oppose directementà celui où elle se
plaçait à l'époque homérique. Alors, on voulait, après la mort,
protégerles vivants(les corps vivants)contrele contactdes âmes,
éliminercelles-ci, les chasser dans l'Hadès qui était presque le
néant : l'âme-double,séparée du corps, était diminuée, affaiblie
et réduiteà rien. Aujourd'hui,pendantla vie déjà, et surtoutà la
mort,on songe à protégerl'âme contre le corps et les souillures
de la vie corporelle (par exemple,les sages Abaris et Épiménide
passaient pour avoir pratiqué le jeûne) : on s'oriente vers les
pratiques de purification,versl'ascétisme.
Les doctrinesorphiques, que Rohde rattache au culte diony-
siaque, représentent une élaborationplus poussée de ces notions*.
Sur l'origine de l'orphisme, on a beaucoup discuté2. D'après
Rohde, une vague nouvelle rapporta du nord, vers Dionysos
depuis longtemps hellénisé en Grèce, le dieu thrace que, cette
fois, le culte public n'eut pas la forceni la volontéd'assimiler.
C'est ainsi qu'auraient pris naissance les sectes orphiques, au
sein desquelles, par un mélange original de croyancesreligieuses
et d'une spéculation à demi philosophique, on réussit à adapter
le dieu thrace aux sentimentset aux pensées des Grecs.

de faireici la partde l'élémentdionysiaque


1. Il est d'ailleursbien difficile
et de l'orphismequi est répandudans les pays helléniquesdès le vie siècle
avantnotreère.« Je ne puiscroire,ditM.Perdrizet, que la religiondionysiaque
ait attendujusqu'à l'empireromainpour se soucierde l'au-delà. Elle a dû
suivrel'exemplede l'orphisme. La secte orphique,née au sein de la religion
dionysiaque,a réagi sur celle-ci,lui a imposé ses préoccupations eschatolo-
giques ». (Perdrizet, Culteset MythesduPangée, p. 102.)
2. <cStrabonet Plutarquecroientque 1orphismeest venu ae inrace a ia
suitedu cultede Dionysos: opinionreprisepar E. Rohde,Psyché; E. Maass,
Orpheus; P. Perdrizet,Cultes et Mythesdu Pangée, 1910». (A. Boulanger,
Orphée.Rapportde VOrphisme et du Christianisme, 1925,p. 47.)D'aprèsM.Bou-
langer,l'orphismecontinued'antiquestraditionsreligieuses,antérieuresà la
conquêteachéo-dorienne. M. Farnell,parlantdu cultedes Tritopatores, esprits
des ventset âmes des ancôtres,remarqueque de tellesreprésentations ontpu
suggérerla doctrineorphiqueque l'âmeentredans le corpshumainportéepar
le vent.(Mentionné par Aristote,De anima, I, 5.)

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M. HALB WACHS. - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHEZ LES GRECS. 515

Les théogonies orphiques, qui sont certainementen rapport


avec la vieille théologie grecque, telle qu'on la connaît par les
poèmes d'Hésiode, décriventle devenir du monde comme l'his-
toire généalogique d'une longue succession de puissances et de
formesdivines. Mais les anciens dieux grecs se transforment.
« Ce sont, plus ou moins, des conceptspersonnifiés.» Zeus, par
exemple,devientle tout du monde. « Zeus est le commencement,
Zeus est le milieu, en lui tout est accompli. » A la finde la généa-
logie apparaît Bacchus, fils de Zeus et de Persephone, nommé
Zagreus. Sous la formed'un taureau, il est mis en pièces et
mangé par les Titans, sauf son cœur,rapportépar Athénéà Zeus
qui le dévore : d'où naîtra le nouveau Bacchus, fils de Zeus et
de Sémélé. Les Titans sont foudroyéspar Zeus : de leur cendre
naîtl'espèce humaine,de naturedouble : il y a en eux un élément
bachique et un élément titanique. Désormais, l'homme doit se
libérerde l'élémenttitanique,c'est-à-diredu corps. Cependant,il
est prisdans la roue des naissances. Après la mort,il faut qu'il
entredans un nouveau corps. Il n'y a pour lui qu'une possibilité
d'échapper à la fatalitéde ce retour éternel. C'est Bacchus : ce
sont les rites bachiques, non seulementles orgies, mais la vie
orphique, l'ascétisme.
Doctrine originale, où entrentbien des élémentsqui existaient
auparavant, mais qui ont été entièrementtransformés.L'usage
des pratiquesde purificationest ancien. Mais, tandisqu'autrefois
il s'agissait de se préserverdes influencesmauvaises qui viennent
des démons, des esprits,à présentc'est le corps qui est cause de
toute souillure,le corps, c'est-à-direl'élément titanique,le prin-
cipe du mal. Les orphiquesn'ontpas inventél'idée de la migration
des âmes1 : mais ils lui ont donnéle sens d'une punitionou d'une
expiation,comme si pesait sur nous un ancien péché. L'âme est
1. Rohdeattribuecetteconceptionà Pythagore.Elle devaits'accordertrès
étroitement avec la théologiedes orphiques.« L'air est remplid'âmes, qui
cherchentun nouveaucorps.Ces tyvyaù ne sontpas différentes des oatfjioveç
et
(Alex. Polyh.,bei Laert, D. 8, 32, reproduisant
des TJpiosç des conceptions du
vieuxpythagorisme). Idée plus subtile: l'âme est immortelle, parcequ'elle se
meutéternellement, commetoc0e?<x la lune,le soleil,les astres,le ciel
tuccvtoc,
(Alkmaeon,chez Aristote,De an., 405 a, 29 if.). L'éternelmouvement des
âmesétaitdéjà une vieilleconceptionpythagoricienne : elle s'exprime,dansla
fablede Démocrate, des poussièresdu soleil qui, animéeséternellement d'un
mouvementqui les agite, seraientou contiendraient des âmes flottantes.
Alkmaeony ajoutel'idée que l'âme humaineest semblableaux immortels.»
(Rohde,II, p. 161et note1.)

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5IÖ REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

conduitepar Hermèsdans le monde souterrain.MaisTHadès des


orphiques n'a rien de commun avec l'Hadès d'Homère. C'est
l'endroitoù les âmes sont jugées suivantleurs méritessur cette
terre,c'est-à-diresuivant qu'elles se sont, ou non, purifiéesdans
les orgies orphiques : c'est là aussi qu'elles sont punies ou
récompensées,en attendantune nouvelle naissance. Toute cette
conception de FBadès semble empruntéepar les orphiques aux
vieilles croyances religieuses. Mais, en y introduisantl'idée d'un
jugement et d'une rémunérationdes âmes, ils en ont entièrement
transforméle sens.
D'après M. Glotz, « aux yeux des Grecs, les peines infernales
n'ont été d'abord que des actes de vengeance personnelle,accom*-
plis par la main des dieux ou des Erinnyes....Le dieu, qui a une
raison d'en vouloir à un homme,peut aussi bien se venger sur
son ombre que sur des vivants... Il peut satisfairesa haine sur
le fantômede son ennemi... Si l'enferest déjà, dans des passages
interpolés,un lieu de supplice,il ne possède pas encore de tribu-
nal chargé de juger tous les morts... A l'origine,on ne connaît
même pas encore de séjour souterrain où se rendenttous les
morts.La roue ailée à laquelle Zeus a faitattacher Ixion a long-
temps roulé dans les airs avant de tournersur place en enfer.
Longtemps le Tartare est resté le gouffreoù se tiennentavec
Cronos les Titans déchus l. » Au début « le châtimentdes crime»
semble une affaireprivéedans l'autremondecommeen ce mondes-
ci. Mais bientôt une confusion s'établit. L'autorité des dieux:
s'accroît. Non contentsde châtier les crimes qui les atteignent
directement,ils châtientceux dont sont victimesleurs*serviteurs
dévouésrleurs adorateurs fidèles.Peu à peu ils apparaissent,les
dieux du moins qui habitentle pays des morts,comme des dieux
qui étendent leur juridiction sur tous les actes des hommes...
L'idée s'est alors créée du dieu-juge2. » « Les Grecs, avant la
périodealexandrine,ne distinguaientpas dans la Nékyia homé-
rique les passages authentiques et les interpolations.Ils lisaient
d'une part le récit des supplices infligésaux ennemis des dieux,
d'autre part les vers où Minos rend la justice aux mânes qui se
pressentà son tribunal. Par une confusion bien naturelle, ils
retrouvaientdans VOdysséeune conceptionanalogue à celle que
1. Op. cit.. p. 584 et suiv.
2. Marillier,cité par Glotz, op. cit., p. 586.

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leur faisaientconnaître L'orphismeet les mystères.Tout cela se


mêlait dans les compositionsde Polygnote,dans les versde Pin-
dare et d'Eschyle.Gommentn'en eût-ilpas été de même en des
intelligencesmoins relevées1? » Le même auteur ajoute que les
théoriesnouvelles sur le jugement des mortsn'entrèrentjamais
comme partie intégrantedans le fond dogmatique de la religion
grecque. « Elles eurenttoujours contreelles l'indifférence,sinon
l'hostilité,de Delphes... L'oracle pythien n'enseignait pas la
doctrinede l'Ha dès. Quand il lançait contre des criminelsses
terrifiantesprédictions, il menaçait du châtiment divin leur
descendanceou leurpatrie. Pas mêmeaux parjures... il n'inspirait
la peur des peines infernales... La eroyance à la juridictionde
THadès et à la migrationdes âmes resta cantonnéedans quelques
sectes philosophiques et religieuses, dans les cercles restreints
que lui ouvritl'orphisme2. »
Demandons-nousmaintenantce qu'est devenue l'âme, dans la
conceptiondes orphiques.« L'âme de l'hommeest un êtreimmor-
tel, de la nature des démons, tombéun jour du monde élevé des
dieux, et enfermécomme punitionsous la garde du corps. »
Elle n'a plus rien de commun avec la psyché et le double du
rêve. Comment serait-elle l'image du corps, c'est-à-dire une
émanation et une réduction de notre être matériel, alors que
toute sa substance est d'essence divine, et qu'elle est doutant
pias réelle qu'elle a moins de contact avec la matière? Entrele
double et le cadavre privé de vie, de conscience, de pensée, il
n-ya guère d'autre différenceque l'immobilitédu second, qui le

i. GJoti,op. city595.Eschylefaitquelquesallusionsau.jugementque, dan*


l'au-delà,« un autreJupiter» rend sur les actes accomplispendantla vie
(Suppliantes,230y.Maistoutefautese vengesur la terre; l'au-delàn'estpas un
anneau,nécessairedans la chaîne des événements.Sophocleditque Pluton,
Persephone, les dieux souterrainsgouvernent les morts.Maisil n'estquestion
ni de punitions, ni de récompenses.
2. Op. eiUy597. H. Weil croitcependantque l'on va troploinen affirmant
que la croyanceau jugementdes mortsn'étaitpas répandueà l'époqueclas-
sique. « Lysiasfaitparlerdans un discoursune mèrequi défendles intérêts
de iftsenfants contreson proprepère.Elle se déclareprèteà jurersur la tête
de ses enfantsque leur grand-pèreet leur tuteurles a frustrés de leurpatri-
moine,«rEt cependant, dit-elle,je n'aimepas assez l'argentpourm'exposer à
quitterla vie aprèsavoirprêtéun faux serment.» Un clientde Démosthène
poursuiten justicel'auteurd'une loi qui, suivantlui, donneratoutesécurité
aux mauvaiscitoyenset aux malfaiteurs. « II fautle condamnerà mort.s'écrie-
t-il,pourqu'il donnesa loi aux impiesde l'Hadès et qu'il nous laissejouir à
l'avenir,nous autresvivants,des sainteset justes lois de la cité.» Voiraussi
les déclarations de Kephalosau débutde la République.(Weil,op. cit.,p. 634.)

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condamne à rester quelque temps sous les yeux et à proximité


des vivants,et la mobilitédu double, qui lui permetde s'éloigner
et d'échapper aux regards : mais ces deux caractèressont tout
relatifs,car le corps une fois brûlé se dissipe en fumée et en
cendres; et le double ne se meut pas où il veut,il est entraîné
irrésistiblementdans l'Hadès, et, une fois là, il y est retenu.C'est
donc dans la courte période qui sépare la mort de la crémation
du corps qu'entre le cadavre et le double on peut imaginerqu'il
y a séparation: mêmealors les caractèresqui les distinguentsont
incertainset trompeurs: on n'est pas certain que toute vie soit
partie du corps, et qu'il n'émane pas de lui encore certaines
influencescachées; et, si mobile que soit le double, si fluideet
si invisible, il peut encore se manifester,il rôde autour de la
maison, il est encore à demi engagé dans le corps visible. L'âme,
pour le mystique, au contraire, loin d'être une émanation du
corps, est comme un principeétrangerqui s'introduiten lui, une
vie qui se surajoute à sa vie : elle naît d'un contact de notreêtre
avec le principedivin. Sans doute, pour qu'un tel contact s'éta-
blisse, il faut qu'il y ait en nous un je ne sais quoi qui s'y prête :
mais ce je ne sais quoi n'est pas le double, puisque le double est
inconscient,et que l'extase est au contraireun degré supérieur
de la conscience. L'âme qui, dans l'extase,vit dans le monde des
dieux, n'est pas comme le double qui, pendantle rêve,ou après
la mort,vit dans un monde d'autres doubles. Certes,elle a des
visions qui peuvent passer pour sensibles : mais, surtout, elle
éprouvedes sentiments,des joies, des terreurs,des ravissements,
qui n'auraient pas de prise sur les sens émoussés d'un fantôme
sans vie et sans substance. Tandis que le double, tel que le repré-
sente Homère, regrettele sentimentde la vie que lui procurait
son union avec le corps, l'âme du mystiquedionysiaque se sent à
l'étroitdans le corps,et voit en lui une entraveà la plénitudede
vie et de vision qu'il connaissait dans son commerce avec les
démons et les dieux1.
Mais, d'autre part,l'âme des orphiques n'est pas encore l'âme
de Platon. Empédocle, dont les conceptionssont trèsproches des
dogmes orphiques, distingue la pensée, qui a son siège dans le
4. C'est ainsi qu'on a pu soutenir, après Rohde, que la psyché d'Homère
n'était rien d'autre que le corps inanimé du mort. (Voir, ci-dessus, p. 5 du pré-
sent article, note 1.)

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sang du cœur où les élémentset leurs forces sont mêlés le plus


également, et l'être spirituel qui réside dans l'homme,comme
dans d'autres formesde la nature,démon tombé dans le monde
des corps, et qui doit traverserbien des existences jusqu'à sa
libération. « Banni dans le corps, cet esprit y a son existence
indépendante: les perceptionset impressionsjournalièresne lui
parviennentpas, non plus que la pensée, qui n'estriend'autreque
le sang du corps. Ni la connaissance sensible,ni la pensée ration-
nelle, le vouçlui-même,ne font partie de Pâme,ni ne dépendent
d'elle1. » II y a deux êtres en l'homme,mais deux êtres indépen-
dants,entrelesquels il n'existeaucun rapportintime.Ces deux êtres
ne sontpas, d'une part,le corps, et, d'autrepart,le principede la
vie rationnelleet consciente. Il y a, d'une part, l'hommequi vit,
qui sent et qui pense, et, d'autre part,le démon. Mai» le démon
n'est pas la raison : l'âme n'est pas le vou;.Elle s'en distingueà ce
point qu'un grand poète grec, Pindare, qui écrivait au début du
ve siècle, a pu accorder en apparence les dogmes orphiques et la
vieille conceptiondu double2. Dans un fragmentsouvent repro-
duit et commenté,Pindare parle de l'âme comme Homère. C'est
une ombre, l'image de la vie (àuavo; eïowXov), le second moi de
«
l'homme vivant et visible. Elle dort,pendantque les membres
de l'homme agissent. Lorsqu'il dort, elle lui montre,en rêve,
l'avenir3. » Jamais, chez Pindare,le mot^u^à ne désigneles forces
spirituellesdu vivant, ou son intelligence,vouç.C'est un double.
Mais voici que ce double, sans changer de figure,s'épaissit et
prendplus de consistance,parce qu'à la notionpurementphysique
de l'ombre, une conception théologique se superpose. « Tandis
que le corps de tous les hommes suit la mortirrésistible,l'image
de la vie restevivante.C'est qu'elle vientdes dieux et d'eux seuls. »
« Koct a ¿5(¿oc {/.àv -juávicov eTuetai ôavárto 7rsptaôevsï, Çwov 5 "¿ti Xet7rsT«c
'ex06ÛV-Fr- *31. » Tirant son origine
àiwvo; et&aAovto y*P«<"i H10'707
des dieux, soustraite, par là, à l'anéantissement, l'ombre habite

1. Rohde, II, p. 185. L'homme ne peut connaître la vérité sur l'être et le


devenir ni par les sens ni par le vouç. Il faut donc admettre,dit Rohde, que le
sage ne sait ce qu'il sait vraiment que parce qu'il a vécu parmi les dieux. Il
garde le souvenir de ce qu'il a connu alors (àvá|xv7|(riçj: Doctrine pythagori-
cienne, qui se retrouveraaussi chez Platon, mais singulièrementtransformée.
2. Rohde, II, p. 205-217.
3. Fr. 131. « Le poète adressait ces odes (la seconde Olympiqueet quelques
fragmentsde ses Thrènes) h des personnes initiées aux doctrines orphiques et
pythagoriciennes.» (H. Weil, op. cit., p. 634.)
RetibMéta.- T. XXXVII(no4, 1930). 35

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cependantte corpsmartelde l'homme.C'est la suitedu vieux


péché,au sens des théologiens de l'orphisme.« rOi<7t 81Ilepcecpóvoc
iraXatou
7Totvàv tievôsoç *» : il
8s?sTai de faute de l'âme,
s'agit l'antique
dontPersephoneréclamel'expiation.Certesl'âme,tellequ'onse
la représentait dans les cerclesorphiques,immédiatement avant
Platon, n'étaitpas une simpleimage du corps. Si cependant
Pindareprêteau doubletoutce que les orphiquesaffirmaient de
l'âme, c'est a
qu'il n'y pas une opposition de nature aussi évidente
entrel'âme orphiqueet le double-fantôme qu'entreelle et l'âme
rationnelle.Comment, en effet, l'âmepourrait-elle êtrel'imagedu
corps,si elle étaiten mêmetempsla raison?
En réalité,chez Pindare commechez les orphiques,ce qui
passe au premierplan, dans la définition ou la descriptionde
l'âme, c'est sa parenté avec les dieux, c'est l'antiquefaute,c'est
la nécessitéd'uneexpiation.C'estdu mêmeespritque s'inspirent
ces formulesversifiées, gravéessur des feuillesd'or,qui avaient
étédéposéesdansdes tombeaux de l'Italieméridionale et de Crète,
pour servir aux morts de guide et de à
sauvegarde traversles
périls du monde infernal2. Voici les paroles que l'initié doit
adresseraux dieuxinfernaux : « Pure et issue de purs3,j'arrive
devantvous,Reinedes Enfers,Euclès,Eubouleus,et vousautres
dieuximmortels. Car je me glorified'être,moi aussi, de votre
race bienheureuse...J'ai pris mon vol, j'ai échappé au triste
cycledes peineset des douleurs.D'un pied rapidej'ai atteint
l'enceintedésirée.Jeme suis abritésous le sein de la Reinedes
Enfers.» Et la déesse répond: « O fortuné, o bienheureux! Tu
es devenudieu,d'hommeque tu étais ». Sur d'autrestablettes,
l'initiédit: « J'ai subi le châtimentque méritaient mesactions
injustes...Maintenant je viensen suppliantauprèsde la resplen-
dissantePersephone,pourque, danssa bienveillance, elle m'en-
voieau séjourdes saints.» Voicice que répondla déesse: « Salut
à toi,qui as subi la souffrance que jamais auparavanttu n'avais
soufferte...Salut,salut, salut à toi,prendsla routede droitevers
les prairiessacrées et les bois de Persephone.» Rien,dansces

1. Fr. 133.
2. Ces textes ne remontentpas plus haut que le m« et le iv« siècle. Mais rien
ne s'oppose à ce que les formulesqu'ils reproduisent aient été connues déjà
au v#siècle.
3. Le féminin se rapporte à l'âme, et non au sexe. Voir Ronde, II, p. 217,
note 3.

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textes, ne laisse supposer que l'âme soit la raison,et qu'elle se


confondeavec le principede notrevie consciente. « 11ne faudrait
pas, dit M. Weil, attribueraux vieux orphiques ce que nous
appelons des croyances spiritualistes,ni se laisser induire en
erreur par les interprétationsdes orphiques néoplatoniciens.
Pour les premiers le bonheur des élus était un bonheur très
matériel.On les a vus, dans Pindare, se livrerà des exercices de
gymnastiqueet de musique : c'est bien l'idéal grec, une vie de
loisirs noblementremplie,une fêteolympique sans fin.D'autres
promettaientde joyeux banquets, du vin à flot...Je ne sais quelle
idée ils se faisaientde la nature des âmes sortiesde leur prison;
ils ne savaient peut-êtrepas au juste eux-mêmes.Mais ils ne les
concevaientcertainementpas comme de purs esprits1.»

III

Avec Platon, pour la premièrefois va êtreformuléeune doc-


trine originale de l'âme spirituelle et immortellequi marquera
d'une empreinteprofondela pensée occidentale dans les siècles
qui suivront. Il n'est pas question d'examinerici commentelle
s'est forméedans l'esprit du philosophe.Nous n'insisteronsque
sur les traitsessentielspar lesquels elle se distingueou se rap-
proche de toutes les représentationsde l'âme étudiées jusqu'ici.
Mais, d'abord,à l'époque où écritPlaton, jusqu'à quel pointces
représentationssont-ellesvivantes dans la conscience des Grecs?
Il est difficilede s'en faireune idée.
Commentles poètes tragiques nous représentent-ils la destinée
de l'âme après la mort2? Dans les Choéphoresd'Eschyle, Electre
et Oreste invoquent Agamemnon, lui demandent d'assurer le
triomphede son filset de punirses ennemis. C'est la conception
traditionnelle.On suppose que les morts gardentquelque con-
scienceetquelque pouvoirici-bas. Mais, ailleurs,le poète faitallu-
sion à la vie insensibledes âmes dans l'Hadès : c'est la conception
homérique. Sophocle parle peu de ce qui arriveaprès la mort.
Quand il en dit quelques mots,la vieille imaginationdes poèmes
homériquesreparaît : l'Hadès, le tristepays des morts où l'âme
1. Op. cit.t p. 40.
2. Rohde,II, p. 224 sq.

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sans force,pareilleà une ombre,à peine différente du néant,erre


sans joie et sans souffrance.Euripide a été entraînédans le cou-
rant philosophique. Là où le sujet le réclame,il restefidèleaux
croyances populaires. Mais on trouve, dans la Troade% des
réflexionstelles que celle-ci: « Le mortn'a pas besoin des présents
fastueuxoù se complaîtla vanité des vivants». Et, dans Alceste:
« Le mortest un rien qui n'éprouve plus rien ».
Des fragmentsde poésie élégiaque et lyrique composés dans
toute cette période, et qui nous sont parvenus, ceux où il est
question de la mort rendent le son vide du cercueil1. Rohde
remarqueque les savants et surtoutles philosophes qui viendront
ensuite ont cherché certainementdans les vieux poèmes des
tracesde croyancesspiritualistes.Ils les auraientdécouvertes,et
nous en auraient faitpart, si elles s'y étaientrencontrées.La vie
et la lumièrene sont que de ce monde. A la mort,les âmes dis-
paraissentdans le néant. Le mortest dans son tombeau sans voix,
comme une statue de pierre. C'est sur terre,et non au pays des
ombres, que la justice divine rend ses arrêts(Theognis, Solon,
Simonide). Sans doute, dans cettesociété plus compliquée et plus
sensible qu'au tempsd'Homère, on se plaint dece que les sentiers
de la vie sont durs, et de ce qu'ils ne mènentnulle part. Quelque-
fois il semble qu'on aspire à la mortcommeau repos. Mais la vie
est cependant un bien, et la mortun mal. Sinon, pourquoi les
dieux, les bienheureux,ne mourraient-ilspas ? demande Sapho
(fr. 137). Que peut-ilresteraux morts,qui les sépare du néant, si
ce n'est ce vague refletde la vie : le sentimentobscur que, dans
le mondedes vivants,leur nomest encore répété.Mais, des morts,
rien ne nous parvient. C'est pourquoi, si Ton était raisonnable,
dit Simonide, on ne penseraitplus aux mortsaprès leur enterre-
ment.
Môme notedans les discours des orateursaux ve et ive siècles2.
On admet qu'après la mort les âmes-ombressubsistentquelque
temps,mais on se demande si elles perçoiventpar quelque moyen
ce qui se passe dans le monde des vivants. Jamais l'orateurne
s'avise, lorsqu'il parle en présence des parents du mort, de faire
allusion à une vie immortelleet heureuse qui attendraitcelui
qu'ils pleurent.Commentse consoler en imaginantce à quoi Ton
1. Rohde, II, p. 199 sa.
2. Id., lòie?., II, p. 202.

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M. HALBWACHS. - - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHEZ LES GRECS. 523

ne pouvait croire? Rohde ne parle pas du discoursque prononça


Périclès aux funéraillesdes citoyensmortsau début de la guerre
du Péloponèse, tel que Ta reproduitThucydide, parce qu'aucun
motne s'en rapporteà la vie d'outre-tombe. Mais ce silence même
indique bien qu'on ne se préoccupait alors aucunement de ce
qu'il advient de l'homme après la mort. « Les guerriersmortsont
reçu la plus honorable sépulture,non pas celle où ils reposent,
mais le monumentoù leur gloiresera toujours présenteau souve-
nir... La mémoirede leur dévouementdemeureraimmortelle.»
Un'est pas questiond'uneautre immortalité.Quand il parle des
pères de ces guerriers,il dit à ceux à qui leur âge permetencore
la paternité: « Qu'ils se consolentpar l'espérance d'avoir d'autres
fils. Les enfants qu'ils verrontnaître leur feront oublier ceux
qu'ils ont perdus », et, à ceux à qui Tage refusecette espérance :
« Soyez heureux par le temps de votrevie qui s'est écoulé : il a
été le plus long ; regardez-lecomme un gain que vous avez fait
sur le sort; espérez que le reste sera court ». Il n'y a peut-être
aucune page où la vie nous soit présentéeà ce pointdépouillée, et
sans arrière-plan.C'est ainsi qu'au livre X de la République,
quand Socrate dit tout à coup à Glaucon : « Ne sais-tu pas que
notre âme est immortelle,et qu'elle ne meurtjamais », Glaucon
le regardeavec un air de surprise: « Non, vraiment,répond-il,je
n'en sais rienl » .
Sans doute l'honnête Kephalos, « cet aimable vieillard que
Platon nous présente au début de la République, ne veut pas
mourirsans avoir payé ses dettes et réparé les tortsqu'il peut
avoir eus. Kephalos n'est pas philosophe,il n'a aucune science,
mais il suit, comme dirait Platon, les croyances, les opinions
justes, répanduesdans le peuple, et c'est en vertude ces croyances
qu'il est persuadé que l'hommerendracompteaprès sa mortdes
actes de sa vie. » Les vieillardsattachés aux traditionsse deman-
dent, quand ils approchentde leur fin,qu'est-ce qu'il adviendra
d'eux2.Mais il n'en est pas ainsi de la plupartdes hommescultivés.

1. Socrate,dansYApologie,ne croitpas que l'âmesoitimmortelle.Ou bienla


mortest commeun sommeilsans rêve,où l'hommen'a plusaucuneconscience,
ou bienl'âme entredans l'empiredes ombres,que Socrateimaginesemblable
à l'Hadèshomériqueplutôtqu'à l'autremondeou à l'au-delàde la théologie
orphique.L'un et l'autreestpossible,maiscomment là-dessusplus
en saurait-il
que les autreshommes?
2. H. Weil,op. cit.yp. 634.

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524 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE M0RA1E.

Ceux-ciparaissentbien ne plu» mêmeattribuerà Tamecette


existencefantomatique et éphémèrequ'elle avait encore,chez
Homère, avant de dansl'Hadès.
disparaître
Voici cependantque Platon apporteà ces Grecs crédules,
comme à ces Grecs incrédules,une nouvelle conceptionde
rame. L'âme, d'après Platon, n'est plus un fantômematériel,
l'ombred'un corps. C'est peut-êtreune réalité,à moinsque ce
ne soit un nouveaufantôme.Mais qu'est-cequ'un fantôme qui
n'auraitni formeni figure?
Dans le récitd'Er l'Arménien, à la fin de la République , les
âmesqui arrivent devantlesjuges etqui se connaissent se saluent
lorsqu'ellesse rencontrent. Celles qui viennent des régionssou-
terraines sontcouvertes de poussière,...etc. L'âmedu tyran Ardée
a des sens, puisqu'elleentend,commeles autresâmes, mugir
l'orificede la galerie qui doit la conduirehorsde l'enfer.On
l'écorche,on la déchireen la traînant dansles ronces.Ce sontdes
doubles,des fantômes matériels.Mais toutcela est mythique. A
la findu Gorgias,il y a un mythe,aussi, mais que Socrate
« croitêtreune vérité», et qui ne s'accordeplusavec les concep-
tions traditionnelles du double. Car Jupitera décidé que les
âmes paraîtraient devantleursjuges dépouilléesnonseulement
de leursvêtements, maisde leurcorps.Si bienque Rhadamante,
les faisantapprocher,examinel'âme de chacunsans savoirde
qui elle est. Les juges, de même,n'ontpas de corps,d'yeuxni
d'oreilles.« Ils examinentimmédiatement parleurâme l'âmede
chacun . Les âmesn'ontdoncplusrienqui rappellele simulacre '
i »
corporel.Que sont-ellesdonc?
Dans le Timée,« le mouvement proprede l'âme nous apparaît,
dit M. Rivaud2, sous deux aspectsbien différents. D'un côté,
c'estle mouvement du Vivant,dontl'âmeestle moteuretle corps
l'instrument, mouvement visible,sensibleet conditionné parun
ensembledéfinid'organeset de fonctions corporelles. Mais, d'un
autrecôté,c'est le mouvement de la Pensée,qui se porteversdes
objets purementintelligibles,entreen contactavec eux, et les
reconnaît.» Lorsque Platon dit que l'âme est le principede la
vie, il se rapproche,pourrions-nous croire,de la vieilleconcep-
tionpopulaire,d'aprèslaquelleles âmes des mortssontles forces
1. République,X, 14, 716a.
2. Rivaud,Éditiondu « Timée»etdu « Critias»,Guill.Budé,1925,notice,p. 90.

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M. HALB WACHS. - REPRESENTATIONDE i/àME CHEZ LES GRECS. &3S>

qui déterminentla végétationet la génération.La vie sortde la


mort,dit Platon dans le Pkéáam-Hippooate disait aussi : « de la
mort viennent tontes les semences de la vie ». Mais Platan,
remarquons-le,lorsqu'il»parie dm principe de la vie, son.ge à
autre chose qu'au germe vivant1. Il entend par viela forée qui,
ch<ezrhommeadulte, entretient l'ensemble des fonctionsvitales.
Suivant les vieilles croyances,les âmes des morts sont toujours
conçues en Grèce sous formematérielle. Mais 1« principe de Ita
vie, chez Platon, ne se confondpas avec le corps,ni avec aucume
de ses parties. D'autre partrchez Homère, Le double, simulacre
matériel,n'est pas le principede la¿vie. C'est l'arrêt de la vie qui
détache et libère le double, ce n'est pas le départ du double qui
arrêtela vie. La psychéhomériquen'exerce ameuneactivitédam«
le corps : commentle pourrait-elle,puisqu'elle nous apparaît
aussi débile et aussi passive que le mourant? Enfin l'âme telle
que la conçoiventles orphiques n'entretientavec le corps auciam
rapportintime2. Elle est en lui comme dans une prison ou dans
un tombeau. Ainsi, l'idée que l'âme est le principede la vie, tell»
qu'on la trouve chez Platon, se distingue de toutes les concept
tions antérieures.
Mais il en est de même de l'idée que l'âme est le principede la
pensée. C'est évident, quand on la rapproche de la conception
traditionnelle,aussi bien que de la conceptionhomérique,qui ne
supposent pas que la pensée se distingue des autres fonctions
vitales. Ce l'est moins, quand on la rapproche de la conception
des orphiques. Pour ceux-ci,en effet,l'âme se manifestedans les
momentsextatiques où la pensée s'exalte et s'élève à une lumière
supérieure.Maisr,à ces momentsmêmes^l'âme est, dans l'homme,
eomme un principeétranger.L'originalité de Platon consiste en
ce que, pour lui, l'âme est à la foisle principede la pensée et die
la vie. Elle est peut-êtredans le corps comme un hôte étranger.

1. « Les dieuxontformél'amourde la conjonction charnelle.Ils en ontfait


un vivant,pourvud'uneâme... C'estcettemoellequi descendde la têtepar la
cou et par l'épinedorsale,et que nous avonsappelée,dansnos discoursanté-
rieurs,le sperme.Elle a une âme et elle respire». (Timée91, a, b.) Maiscette
âm« est de l'espècede l'âme mortelle.
2. Gommele dit Ronde,chez Platon,il n'y a pas «cun rapportorganique»
entrel'âme et le corps. Cependantl'âme n'estpas sans actionsur le corps.
L'âme,qui est toujoursen mouvement,àei xivyjtov, « communique au corpa
ce mouvement.Sans elle, il n'y aurait dans le mondeaucun mouvement et
aucunevie. » (Rond«II, 271,Ä72,280.)

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526 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Mais, si elle n'est vraimentelle-même qu'aux momentsoù elle


contempleles idées, toutesles pensées et tous les sentimentsqui
naissenten nous de ce que nous avons des sens, de ce que nous
avons un corps et obéissons aux impulsionsorganiques,n'en font
pas moins partiede notreâme.
Mesurons la distance qui nous sépare de la conceptionhomé-
rique de la psyché. L'âme de Platon rassembleen elle bien des
attributs divers, et quelquefois contradictoires,qu'on retrouve
dans les croyances antérieures,chez les orphiques,chez Pytha-
gore et, aussi, chez ceux qui croyaient à la transmigration
des âmes, chez ceux mêmesqui prêtaientà l'âme une formeani-
male (bien qu'il transposeces représentations,plus ou moins, en
allégories). Mais on n'y retrouvepas le double, image qui repro-
duit le corps, et se détache de lui pendantle rêve ou à la mort.
On ne voitpas commentl'âme de Platon se rattacheraità la psyché
homérique. Le principede la vie, la forcevitale qui explique à la
fois les fonctionsorganiques et la vie consciente,chez Homère,
se distinguedu double. Cette force ou cet ensemble de forces,
pour lui, s'évanouit lorsque le corps cesse de vivre.Or ce n'est
pas le double, c'est ce principe de vie, qui représentel'âme chez
Platon. Seulement, loin de se confondreavec la vie, il n'en est
que le principe. Et il peut subsistersans elle.
A l'époque homérique,deux voies s'ouvraient: ou bien, comme
nous l'avons dit, renoncer à la croyance au double (déjà si
ébranlée et affaiblie,puisqu'il disparaît aussitôt après la mort),
et, comme on ne connaissait point d'autre âme que celle-là,
admettrequ'il n'yavait pas d'âme, mais seulementun faisceau de
forceset de fonctionsorganiques, où sont comprisles appétits,
la colère et la pensée elle-même,forces et fonctionsqui dispa-
raissentet s'évanouissenttoutesà la mort; ou bien distinguerdes
fonctionsorganiques, au sens moderne, ce que nous appelons
aussi les fonctionsspirituelles.
C'est dans cette seconde voie, en .définitive,que Platon s'est
engagé. Mais il ne l'a pu qu'au moyend'un détour.Il ne suffisait
pas de réfléchirsur ce que nous appelons les facultésde l'âme.
Une telle réflexionsuppose qu'au préalable on a distingué l'âme
et le corps. Il fallait, d'abord, concevoir l'âme comme un être
entièrementséparé du corps, comme à ce pointdistinctede lui
qu'elle pouvait indifféremment entrerdans un corps d'homme et

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHEZ LES GRECS. 527

dans un corps d'animal. Rohde dit qu1 « il paraît certainque Pla-


ton empruntaaux théologiens et aux pythagoriciensl'idée de la
migrationdes âmes ». Sa théoriede l'âme se rattacheraitdonc à
l'orphisme.Or, nous l'avons vu, les orphiquesprennentle contre-
pied des superstitionspopulaires, pour lesquelles la psyché n'est
que le double du corps. Pour eux, c'est ce qui s'apparente le
moins au corps, c'est ce qui lui ressemblele moins,qui est l'âme.
La difficulté,pour Platon, futd'accorder cette notionde l'âme
avec les conditionsde la vie organique et consciente. Il n'y avait
pas désaccord ou opposition entre le vivantet le double ou fan-
tôme, puisque celui-ci n'était que celui-là réduit,diminué, vidé
d'une partiede son contenu,mais qui lui ressemblait,et était fait
de la mêmesubstance. Il n'y eût pas eu désaccord ou opposition,
non plus, entre le vivant et l'âme conçue comme l'ensemblede
ses facultés conscientes, si on eût pu définircelles-ci et les dis-
tinguer de la vie organique, en s'en tenantà ce qu'on éprouvait
ou ressentaitdurantla vie : l'âme n'eût été alors qu'une partiedu
toutorganique, et y eût naturellementreprisplace. Il était plus
malaisé de faire comprendrecomment l'âme peut êtreà la fois
une raisonimpersonnelleet le principed'une conscience et d'une
vie individuelle.De là quelques apparentescontradictions.
En particulier,Platon admet que l'âme, bien qu'elle soit une
et indécomposable, comprend trois parties (qu'il appelle le plus
souvent,il est vrai, Llr¡ et yévïj,mais,une fois au moins,pipTj)', la
raison, le cœur et les appétits. Sans doute, cette multiplicitéde
formesou de fonctionsrésulte de ce qu'elle est unie au corps, et,
en principe.,elle ne dure pas au-delà de la mort2. Cependant
l'âme immortelledoit emporter avec elle quelques traces et
commeune figurede l'être vivant auquel elle a été attachée. En
effet,après la mort,elle tendà s'incarnerde nouveau. Elle garde
en tout cas un souvenir vague de ce qu'elle a été, et le choix
qu'elle fait d'un nouveau corps n'est pas sans rapportavec sa
condition antérieure. Du moins s'est-il produit en elle, sous
l'influence du corps, une sorte de dégénérescence interne3.

1. Rénubliaue.IV. 442c. 42 B. Zeller.d. 845.n. 8.


2. Dans le Phèdre,246, le 6u|xoçet l'IrciÔujjiiafontencorepartiede l'âme
immortelle.Mais,dansle Timée,69c sq., seulle vbu;est immortel.Les âmes
inférieuressontmortelles.
3. Rohde,II, p. 273,note1.

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$28 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE: ET DB MORALE*

D'ordinaire l'âmearrivedansTHadàsencoresojuiiléepar le corps.1.


L'âme épouse ainsi tous les contoursde ce mondeintérieur qui
est constitué,pendantla vie, pac Fensremble de nos pensées*
maisaussi de nos sentiments et de nos sensations,et elle garde,
la
après mort, la forme qui été la sienne pendantla vier au
a
moinsquelque temps.
Il est vrai que si le corps agit ainsisurl'âmepar L'intermé-
diairedes sens,l'âme emporteraavec elle une sorted'enveloppe
matériellequi adhéreraétroitement à sa substance.Tel Glaucus
le marin,dontil n'est pas facilede retrouver la formeancienne,
parceque certainesparties de son corps s'en sont détachées,ont
été usées ou mutiléespar les flots,tandisque des coquilles,, des
algues, des pierress'y sont collées2. « Si l'âme sortdu corps
impureet souillée,commeayanteu avec lui un commercecon-
tinuel,...elle sorttouterempliedece qui a la formematérielle....
Or, ce qui a la formematérielle doit êtrepesant,lourd,forméde
terreet visible; et l'âme,en cet état,est appesantieet entraînée
de nouveauversle mondevisible....Elle errealors,dit-on, autour
de&monuments et des tombeaux,auprèsdesquelson a vu parfois
des fantômes ténébreux commedoiventêtreles imagesdes âmes
qui ontquittéle corpssans être entièrement pureset retiennent
quelque chose de la forme matérielle ; ce qui faitque l'œilpeut
les apercevoir.» Nous rejoignonsici, semble-t-il, le mondedes
revenants et des fantômes. Mais, dans le Gorgiasy lorsqueRhada-
manteexamineles âmes, il les voitavec le regardde l'âme. « Et
souvent,ayantentreles mainsle grandroiou quelqueautresou-
verainou potentat(qu'il ne peut,'d'ailleurs,reconnaître), il ne
découvrerien de sain en son âme; mais, aux empreintes que
chaqueactiony a laissées,il la voiten quelquesorteflagelléeet
cicatriséepar ses parjureset ses injustices.» Toutcela doits'en-
tendreen un sens purementspirituel.Quand nous disons que
Pâmeestsouilléepar son contactavec le corps,c'est une façon
seulementd'exprimer la défaillanceintellectuellequi s'accom-
plità l'intérieur d'elle-même. Les opinionsfausses,les sensations,
les impulsionssensiblesfont partie de l'âme en ce qu'elles
expriment ses insuffisances et ses lacunes : c'est là l'image ou

1. Oùoa(jL(S(; fcaôapóuç etç "Atoou àcpixidflai, àXX' àet tou <7u>fnaTOçavot7uXéx


eaévat. (Phédon, 82 c. Rohde, II, p. 274, note 6.)
2. République, X, 611 D.

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M. HALB WACHS. - DE L'áME CHEZ LES GRECS. 529
REPRÉSEITEATTON

Tépreuvenégativede Fame. Mais,positivement, l'âme est tout


entièreforcede penséeet de connaissance.
Ce qui se dégagedoncde l'homme,et ce qui lui survit,aprèsla
mort,ce n'est pas la formematérielledu corps,c'est la forme
immatérielle de l'âme : décalque intérieur de la vie psychique*
décalqueinvisibled'uneréalitéelle-mêmeinvisible,et qui n'est
en définitive qu'un simulacreou qu'un double spirituel.Nous
sommesen apparenceloin d'Homère,puisquel'âme est définie
maintenant par oppositionau corps,et qu'elle ne contient rien
de lui, ni sa substance,ni sa figure.Mais Tame ainsi conçue
n'enestpas moinsun simpleduplicatdes fonctions psychiques.
L'idée que l'âme n'est qu'un double spirituelsoulève,il est
vrai,deuxobjections.On peutdire: l'âmeaprèsla mortn'estpas
un double, puisqu'ellen'estque l'âme du vivantqui continue
d'existersans le corps : ce n'est pas un duplicatde l'âme du
vivant: c'estcetteâme elle-même.Soit. Mais, ce que nousétu-
dionsici, c'est la représentation que se fontles vivantsde l'âme
après la mort. il
Or, y a évidemment une différence profonde
entrele sentiment qu'ontles vivantsdeleursfonctions psychiques
pendantleurvie, et l'idéed'une vie de l'âmedontaucun vivant
ne peutprendreconscience,puisqu'ellene commence qu'aprèsla
mort.L'ombreou le doublematériel n'estaussi, en un sens,que
la continuation du corps.Maisonn'enobtient uneimagequ'à con-
ditionde projeterla formedu corpsdans l'espace,commeon
chercheuneimagevirtuelle dansun miroirréel. De mêmeon ne
peut se faireune idée de l'âme aprèsla mortqu'à conditionde
projeter dans un milieu spirituelimaginaireles élémentsde la
vie consciente du vivant,au moinscertainsd'entreeux. Ici etlà,
on ne procèdepas autrement.
On peutdirealors, et c'est une objectioninversede cellequi
précède: l'âme,aprèsla mort,n'estpas un double,parcequ'elle
ne ressemblepas à l'âme du vivant.Dans le Timée,Platonva
mêmejusqu'à distinguerune âme immortelleet une âme
mortelle.C'estl'âmemortelledontnousprenonsconsciencetant
que nous vivons. Cependant,nous connaissonsaussi l'âme
immortelle en tantque vivant.Puisque « le torrent de la nour-
ritureet l'afflux continueldes sensationscausentaux cerclesde
l'âmehumaine[immortelle] toutessortesde déformations et de
désordres», notre consciencereflèteau moins cette image

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S30 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

trouble de l'âme immortelle. Mais comment aurions-nous une


idée de ce qu'elle peut êtreaprès la mort,si nous ne partionspas
de cette image, que nous redressonssans doute et que nous épu-
rons ou simplifions: il n'entre toutefoisdans cette idée aucun
élémentqui ne soit tiré de cette image. De mômele double cor-
porelne ressemblepas au corps, en ce qu'il est invisible: l'image
que nous en avons est faite cependant tout entière de traits
empruntésau corps visible.
En réalité, l'âme immortelle,ainsi que la conçoit Platon, pré-
sente bien tous les caractères d'un double. D'abord, il y a autant
d'âmes qu'il existe d'individus doués de conscience, comme il
existait,d'après Homère,autant d'ombres qu'il y avait de vivants
en chair et en os sous le soleil. Platon croyait qu'il existe une
multiplicitéd'âmes individuelles,et qu'elles sont toutes immor-
telles1. Comment cela serait-il possible, lui a-t-on objecté,
puisque l'âme, d'après Platon, n'est pas dans l'espace, n'a rien de
communavec la matière,et que l'idée de pluralitéest toute maté-
rielle et spatiale? Oui, cela ne serait pas possible, si Tame n'était
pas le simple double de la vie consciente, qui suppose un orga-
nismematérielséparé de tous les autres dans l'espace.
En second lieu, l'âme, au moins quelque temps après la mort,
est le portraitspirituelde l'hommeindividuelauquel elle a appar-
tenu. M. Wilamowitzremarque que la transmigrationdes âmes
n'intervientpour ainsi dire pas dans le Phédon, parce qu'elle est
évidemmentcontradictoireavec la thèse de l'immortalitéperson-
nelle. Mais il n'y a en revanche aucune contradictionà admettre
que, bien qu'elle doive entrerdans un autrecorps,l'âme, jusqu'à
ce moment,ressemble bien à ce que l'être vivant,dont elle s'est
séparée, pouvait apercevoirlorsqu'il dirigeait son attentionsur
ses pensées et sa vie consciente. La ressemblance de l'ombre
matérielleavec le mortne dure pas non plus un tempsindéfini,
soit qu'elle s'évanouisse, soit qu'elle traverseun cycle de renais-
sances.
Enfin,l'âme, en son essence véritable,l'âme rationnelleest en
nous, confondueavec toutenotrevie psychique commele double
homériqueest dans le corps : elle ne s'en dégage, commela psyché
matérielle,qu'au momentde la mort,ou bien dans ces rares et
1. « 'Aet áv etev ai auxot
(<jwx°")' °^Te Y*P *v î*00 êXáTTOu; y&voivto
oure au 7rXstouç. » (République, xvi, 611 A.)
|X7|8g[xtaç à7ToXXú{jL6VYjç,

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M. HALBWACHS. - REPRÉSENTATIONDE L'AME CHBZ LES GRECS. 531

courtespériodesoù toute la partiede notrepensée qui est en rap-


portavec nos fonctionsorganiqueset sensibless'arrêteet suspend
son activité lorsque nous contemplonsles idées. Mais cela est
comme un avant-goûtde la mort. Bien plus, l'analogie entre les
deux doubles se remarque égalementpendantle sommeil. Il y a,
dans la République,un passage curieux,qui ne paraîtpas avoirre-
tenubeaucoup l'attentiondes interprètes (IX, 572a), peut-êtreparce
qu'il fautle chercherau milieu de la théoriedes révolutionspoli-
*
tiques,etqu'il y estenquelque sorteperdu . Il y est ditque l'homme
sobre et raisonnable,avant de se livrerau sommeil,doit « mettre
en mouvement» la troisièmepartie de son âme, celle où se pro-
duit la pensée (tò rpíxov iv ¿>tò cppoveív
òì xiv^craç Iyy^yV£T(X0-H doit
la nourrirde réflexionset de beaux raisonnements,parvenant
ainsi à faireretoursur lui-mêuie(eî; aúwotavàuxòcàuT£à<pixó|jisvoç).
S'il a calmé et apaisé ses appétitset son courage, s'il empêche la
partieanimalede troublerla partieintelligente^celle-ci,durantle
sommeil,pourra maintenant« par elle-même,seule, pure, obser-
ver,rechercheret apercevoirce qu'elle ne sait pas, soit du passé,
soit du présent, soit de l'avenir ». Elle s'attachera à la vérité
de toutson pouvoir,pendantque l'hommesera endormi2.Ainsi,
durant le sommeilqui imite la mort, de même que le double
matériel,le double spirituel,l'âme, peut émergeret se libérerdes

1. Voircependant: HastingsDictionary,Article: Dreamsand sleep,Intro-


ductory,par Lang A. et TaylorA.-E. (1912).« Dans le Timée,71 D, Platon
altacheune bienmoindrevaleurque dans la République,571 c, [c'estle pas-
sage auquel nous nous référons] aux rêves. En eux des révélations sontfaites
seulement à la natureinférieure et cetterévélationa besoin
et irrationnelle,
d'êtreinterprétée ensuite,pourêtrebiencomprise.»
Les rêvesdontil est questiondans le Timéesontdes visions et des fan-
tômes.Le foie,épais, lisse et brillant(où un dieu a placé la partieinférieure
de Tâme),reçoitcornine un miroirles rayonsde l'intellectet les reproduit,en
les déformant d'une manièreou de l'autre,suivantque lui-mômeest troublé
ou apaisé.
2. « Les doctrinesorphiquesconduisaient naturellement à l'idéeque, dansle
sommeil,l'âmeconverseavec des êtres éternelset reçoitdu ciel des commu-
nications auxquelleselle n'estpas accessiblele jour. C'estce qui apparaîtdéjà
chezPindareet Eschyle,qui étaienten étroitsrapportsavec la Sicile,un des
centresprincipaux d'orphisme et de pythagorisme. » (Ibidem.)Voirle passagede.
Pindarecitéplushaut. Eschyle(Euménides,104)déclareque, dans le sommeil,
l'œil de l'âme est éclairé,tandis que, dans le jour, les mortelsne voientpas
clairement. [Maisil ne s'agitpasd'unevisionintellectuelle Dana
ou spirituelle.]
le discoursde Diotime,dans le Banquetde Platon (dont on peutdémontrer
l'origineorphique),on nous dit que c'est par l'intermédiaire d'Eros (lui-même
figureorphique)que se fait la réunion et conversation des dieux avec les.
hommes,pendantle sommeilaussi bienque pendantla veille.(Le Banquet»
203 A.)

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532 HEVüE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

forcesqui, le plussouvent,lui fontobstacleet qui l'enchaîneat.


Sans doute,bienqu'ellesoitainsicachée,l'âme n'en agitpas
moinspuisqu'elleest,en toustemps,le principede la vie et de la
pensée.Le doublecorporel,au contraire, a trèspeu de rapports
avecla penséeet avec la vie : c'estpourquoiil demeureinactif,
jusqu'aprèsla mort.A part cette différence, il y a corrélation
entrele doublespirituelet l'ombredu mort.
Ainsi,le doublespirituel est aux antipodesdu doublecorporel.
Oo ne pouvaitpasser,par une évolutioncontinuedes croyances,
de la secondenotionà la première.Mais, en mêmetemps,le
doublespirituel estle symétrique du doublecorporel.Il n'estpas
étonnant ait
qu'on pu se servirde celui-cipoursymboliser celui-
là, et que, dans les mythesplatoniciens,on retrouveles traits
essentielsdes voyageset du jugementdes âmes, tels qu'on les
représentedans des religionsqui ne se sontpas élevéesà l'idée
de l'âmerationnelle.

♦ *

Quelle idée, au tempsde Platon,les Grecscultivés,étrangers


aux sectes théologiques,se faisaient-ils de la pensée? Mais on
peut aussi se demander: quelle idée se faisaient-ils de la vie?
Sans doute,s'ils s'en tenaientà ce qu'ils éprouvaientet obser-
vaient,ne distinguaient-ils pas radicalement Tune et l'autre.Les
fonctions sensibles
intellectuelles, et organiquesdevaientformer,
poureux,un faisceauindissoluble. Où la penséeeût-ellepu s'épa-
nouir, si ce n'est dans la chaude atmosphèrede la vie? Que
viennent maintenant la mortet les ténèbres du tombeau: avec la
vie, et en la
elle, pensée se sera éteinte.Pourquoichercheralors
ce qu'il a pu advenirde l'âme,et où elle s'estenvolée?Commesi
toutela réalitéde l'âme ne s'épuisaitpas dansces étatssensibles
et dans ces actes de pensée dont nous prenonsconscience
durantla vie, et qui, lorsque la vie cesse, cessent eux-mêmes
naturellement, et s'évanouissent avec elle? On ne peutpas cons-
truirela notionde l'âme avec d'autres éléments.Mais Platon,
ayantéprouvéet observél'activitéde l'âme spirituelle pendantla
vie, essaie de se représenter ce qu'ellepeutêtrequandla vie es
éteinte.Conception qui devaitparaîtreétrangeet mêmecontra-
dictoireà des Grecsnonsuperstitieux. CarFâmeetla vien'étaient

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M. H ALB WA CHS. - REPRÉSENTATIONBE L'AME CHEZ LES GRECS. 533

par pour eux deux choses distinctesqu'on a rapprochées, mais


qui demeurentséparées daias leur association môme. Us devaient
être beaucoup plus près du point de vue qu'exposera un peu
plus tard Aristote,quand il dira qu'il est aussi impossiblede se
représenterl'âme séparée du corps que la facultéde voir,de l'œil,
que la forme,de la cire modelée. L'âme, du moins l'âme indivi-
duelle, n'est pas dans le corps un hôte de passage : elle est, par
rapportau corps, ce qu'est la finou la formepar rapportà l'outil.
C'est pourquoi elle est périssable.
Quant aux croyances populaires, elles subsistent,inébranlées
dans cette période de grande activité philosophique. Le culte
des mortsne disparaît pas, au contraire. On cherche à protéger
de toutesles manièresla saintetéet le repos des tombes. On croit
que les âmes des mortsy habitent,qu'elles y viventd'une vie "enve-
loppée. Il y a une multitudede pierrestombales,sur lesquelles <on
s'adresse au mort comme s'il entendait.L'âme n'est pas seule-
mentvivante: elle faitpartiedes êtres élevés et puissants. Il en
est ainsi surtoutquand le mortest appelé un héros. Le souvenir
et le culte des héros resta aussi longtemps en vigueur que le
groupequi devait l'entretenir.Au 111e siècle de notreère, le pays
troyenet les côtes d'Europe voisines conservaientle culte des
héros des poèmes épiques. Les fêtes et sacrifices en l'honneur
des hérosse maintinrent en beaucoup de lieux. On ajoutait aux
héros du passé ceux du présent (Gléomène, Philopoemen).
L'héroïsationpar la ville, l'association, la famille,était d'ailleurs
de plus en plus arbitraire. Bien qu'il fût prodigué, le nom de
hérosne perdaitrien de son prestige. Le faitqu'on le donne à un
nombre croissant de morts prouve, d'après Rohde, que, pour
l'antiquitéfinissante,les âmes (séparées du vivant) gagnent en
puissance et en dignité. Cependant la représentationdu vieil
Hadès est toujours vivante4, bien qu'elle s'accorde pénible-

1. « C'est dans Homère,ce n'est pas dans Platon,que les Grecspuisaient


leursidées sur l'Hadôs.... On imaginaittoujoursque les mortsse retrouvent
dansla demeuresouterraine et y continuentavec une vitalitémoindrela vie
terrestre.La-bas, parmiles asphodèles,les ombreserrantesconservent leurs
passionsd'autrefois, un peu amorties.L'amourpersiste: les parentset les
enfants, les frèreset les sœurs*serontheureuxd'êtreréunisaprès l'inévitable
séparationet de s'embrasserencoreune fois.» (Glotz,op. cit.,p. 594.)On ne
s'occupeguère,d'ailleurs,des peines et des récompensesde la vie future.
« C'està peinesi quelques peintures de vases représentent les supplicesinfer-
naux; encoreces monuments, trouvésdans l'Italie méridionale,
datent-ilsdu

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534 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

ment avec le culte et l'entretiendes âmes qu'on suppose enfer-


mées dans leurs tombeaux. C'est une croyance très répandue,
et entretenuepar la littératurehomérique. De môme, on croit
encore à l'existence des Champs Élysées, des îles bienheu-
reuses, et à l'enlèvementmiraculeuxde quelques hommes pri-
vilégiés, dont le corps et l'âme demeurerontéternellementunis.
Le peuple, qui accepte volontiers le merveilleux, croyait que
de tels miracles pouvaient se produiredans le présent, mais en
faveurd'un petitnombred'hommes.
Au contraire,l'immortalitéde l'âme comme telle, en raison de
sa proprenature,divine,spirituelleet indestructible,n'a jamais,
d'après Rohde, été l'objet d'une croyance populaire en Grèce.
C'est FO rienthellénisé qui a reçu plus tard cette doctrine. Elle y
pénétra,non sous formede croyancepopulaire, mais par l'entre-
mise des philosophes. Des deux doubles, corporel et spirituel,
c'est le premier, c'est le fantôme, qu'imagineront longtemps
encore les Grecs songeant à leurs morts, près du tombeau, plus
rarementdans l'Hadès. Mais l'idée de l'existence distincte d'un
double spirituel,inventéepar Platon, nous reviendra.

Maurige Halb wachs.

troisièmesiècle,etle sujet,toujoursemprunté
à desfablesmythologiques,
y est
traitéd'aprèsdestableauxfameux,commecelui de Polygnote.» (Ibid.tp. 596.)

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