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Revue des Études Anciennes

L'Orphisme dans l'« Eudème » d'Aristote


Georges Méautis

Résumé
L' Eudème est une œuvre de la jeunesse d'Aristote. Il a été écrit au moment où Platon vivait encore et reflète les croyances
orphiques qui sont à la base des conceptions religieuses de Platon. On y trouve soit la croyance que le corps est le tombeau de
l'âme et, par conséquent, que la mort est une naissance à la vie réelle, soit l'affirmation que la mort est un « retour » à la patrie
céleste. Un passage de la Rhétorique montre à quel point Aristote s'est éloigné des conceptions de sa jeunesse et séparé du
platonisme.

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Méautis Georges. L'Orphisme dans l'« Eudème » d'Aristote. In: Revue des Études Anciennes. Tome 57, 1955, n°3-4. pp. 254-
266;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1955.3529

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1955_num_57_3_3529

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L'ORPHISME DANS L' « EUDÈME » D'ARISTOTE

L'Orphisme peut être comparé à un courant souterrain coulant


à travers toute la civilisation grecque et affleurant chez les
écrivains les plus divers. Basé sur Γ « ésotérisme », c'est-à-dire sur la
conviction que certaines connaissances ne doivent être révélées
qu'à ceux qui sont dignes de les recevoir, il utilise souvent le
procédé de Γ « allusionisme », c'est-à-dire que telle affirmation sera
compréhensible à l'initié, incompréhensible au profane, quelque
chose d'analogue, en fait, à la formule Sator arepo..., signe de
reconnaissance pour les premiers chrétiens, simple jeu, curiosité,
assemblage de lettres, pour les autres.

Des croyances de l'Orphisme, nous ne retiendrons que deux


pour le présent exposé : celle du σώμα-σημα et celle du νόστος.
Le corps (σώμα) est le tombeau (σήμα) de l'âme.
L'origine orphique de cette théorie ne peut être mise en doute.
Le témoignage du Cratyle (400 B-C) est probant : « Le nom (de
corps) me paraît complexe. Si on le modifie quelque peu, il l'est
grandement. En effet, certains disent qu'il est le tombeau (σήμα)
de l'âme, comme si elle était ensevelie dans les circonstances
présentes. Et, d'autre part, c'est par lui que l'âme manifeste (σημαίνει)
ce qu'elle a à manifester, et de cette manière on l'appelle à juste
titre signe (σήμα). Il me semble, toutefois, que ce sont surtout les
disciples d'Orphée (οί άμφί Όρφέα) qui ont établi ce nom dans l'idée
que l'âme est châtiée du châtiment qu'elle a à subir1, que le corps
est une enceinte, afin qu'elle soit gardée (σφζηται)2. Il est l'image
d'une prison. Le corps est donc la prison de l'âme comme le nom

1. Les répétitions, dans ce passage, sont voulues et doivent être gardées dans la
traduction.
2. Le sens de σώζω est toujours favorable. C'est donc indiquer que c'est pour notre bien
que les. dieux nous enferment dans un corps.
l'oRPHISME DANS l' « EUDÈME » d'aRISTOTE 255

même l'indique jusqu'à ce qu'elle ait payé ce qu'elle doit, et il n'y


a rien à changer, pas même une lettre. »
Puisque le corps est le tombeau, la prison de l'âme, la mort est
à la fois une naissance et une délivrance, et cette croyance
orphique donne le sens de l'épisode de Trophonios et Agamédès
raconté dans une ode perdue de Pindare — dont les Thrènes et la
Deuxième Olympique montrent qu'il fut influencé par l'Orphisme —
et que nous connaissons par le Consolatio ad Apollonium de Plu-
tarque (109) : « Au sujet d'Agamédès et de Throphonios, Pindare
dit qu'ayant construit le temple de Delphes, ils réclamèrent leur
salaire. Le dieu leur annonça qu'il le leur donnerait au bout de
sept jours et les invita à jouir de la vie en attendant. Ceux-ci
firent ce qui leur était prescrit, et le septième jour, s'étant
endormis, ils moururent. »
Même influence orphique dans l'histoire de Cléobis et Biton,
telle que la rapporte Hérodote. Ces jeunes gens avaient traîné leur
mère sur un lourd chariot jusqu'au Temple d'Héra à Argos : « Cet
exploit accompli à la vue de l'assemblée, ils terminèrent leur vie
de la meilleure façon et, dans la circonstance, la divinité montra
clairement que, pour l'homme, l'état de mort (τεθνάνοα) était
meilleur que la vie. Les Argiens entouraient les jeunes gens, les
félicitaient de leur force ; les Argiennes félicitaient leur mère d'avoir
de semblables enfants. Elle, charmée de leur action et de l'éloge
qu'on en faisait, debout en face de la statue divine, pria la déesse
d'accorder à Cléobis et Biton ses fils, qui l'avaient grandement
honorée, ce que l'homme peut obtenir de meilleur. A la suite de
cette prière, après le sacrifice et le banquet, les jeunes gens
s'endormirent dans le sanctuaire même et ils ne se relevèrent pas,
mais trouvèrent là leur fin. »
La mort est donc une naissance à la vie réelle et le Christianisme
a repris cette idée orphique en appelant Natale le jour de la mort,
non seulement des saints, mais bien de tout Chrétien1. Naissance,
d'une part, mais aussi retour à l'endroit dont nous venons avant
la naissance du corps et, là aussi, nous avons affaire à urie
conception orphique, comme le montre un passage du Phédon (70 C-D) :
« Est-ce chez Hadès que sont les âmes des morts ou n'y sont-elles
pas? Il existe une antique tradition que nous avons rappelée que
les âmes, parties d'ici, arrivent là-bas et que, de nouveau, elles
reviennent et naissent de ceux qui sont morts. » C'est bien là,

1. Voir Cabrol, Dictionnaire d'archéologie chrétienne, s. v. Natale, t. XII (1935), col. 891.
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comme l'a vu Kern1, une théorie orphique, comme nous le montre


aussi un important passage de la Septième Lettre de Platon (334 E-
335 C), qu'il importe d'étudier en détail, car il montre sur quel
fondement est basée la doctrine du philosophe. Platon s'adresse
aux amis et parents de Dion, il le fait avec cette ferveur contenue
qui est la marque même de son esprit, sa « griffe », en quelque
sorte, et c'est au nom de Zeus sauveur qu'il parle maintenant et
dans les mêmes termes qu'autrefois il s'adressa à Denys, puis à
Dion.
« II ne peut y avoir ni bien, ni mal, ni rien d'important pour ce
qui est dépourvu d'âme, mais cela ne peut se produire que pour
l'âme accompagnée du corps ou détachée de lui. Il faut croire
absolument et toujours à ces antiques et sacrées traditions qui
révèlent que l'âme est immortelle, qu'elle passe par des jugements,
qu'elle subit de terribles châtiments lorsqu'on est débarrassé du
corps. Voilà pourquoi il faut penser que c'est un moindre mal
d'être victime de grandes fautes et d'injustices que de les
commettre. » L'homme dont « l'âme est pauvre », celui qui a soif des
richesses est incapable de comprendre un tel enseignement. Il
s'en moque, s'empare comme une bête de tout ce qu'il peut
prendre. Il se livre à de grossières voluptés. Il est aveugle, impie,
et, cette impiété (άνοσιουργία), « il est nécessaire que l'homme
injuste la traîne avec lui tant qu'il tournoie sur la terre (στρεφομένφ)
et quand il reviendra (νοστήσαντι) sous la terre en un voyage
honteux et misérable complètement et de toute manière. Moi, disant
tout cela et d'autres choses semblables, j'ai persuadé Dion ».
Quand on a vraiment pénétré le sens, la profondeur de ces
lignes, on se demande par quelle aberration on a pu douter de
l'authenticité de la Septième Lettre. Nous y avons vraiment
l'essentiel de l'enseignement platonicien et l'affirmation solennelle :
ma doctrine, au point de vue religieux, est basée sur l'Orphisme.
Donc, la mort, pour qui croit à la préexistence de l'âme, est un
« retour », heureux pour les justes, malheureux pour les méchants.
Cette croyance orphique fournit la clé du songe de Socrate au
début du Criton. Comme j'ai cherché à le montrer2, ce n'est pas
au hasard que la femme « belle et de noble apparence » qui lui
apparut pendant son sommeil prononça les paroles d'Achille, au
IXe chant de Y Iliade, assurant que, le troisième jour, il se peut

1. Orphicorum Fragmenta (1922), fragm. 6, p. 84.


2. Platon vivant (1950), p. 132.
l'orphisme dans l' « eudème » d'aristote 257

qu'il parvienne aux champs fertiles de la Phtie. Ces vers


annonçaient, pour Achille, le retour à la patrie terrestre, pour Socrate,
le retour à la patrie céleste. Le Phédon présente la même idée.
Socrate, dans V Apologie, affirme qu'il a été le messager d'Apollon.
Dans le Phédon, il se compare aux cygnes qui chantent plus fort,
avec plus de beauté à l'heure de la mort, car ils savent qu'ils vont
rejoindre leur maître Apollon.
Si la mort est un retour, une délivrance de la prison du corps,
notre vie terrestre est un exil, et cette idée est également orphique,
comme le montre un passage de Plutarque. Sans doute cet auteur
est du second siècle de notre ère, donc bien postérieur aux textes
cités précédemment, mais il ne convient pas d'oublier que
l'existence de l'Orphisme fut beaucoup plus longue que ne le croient
certains. Nous en avons la preuve certaine dans la tablette de
Cecilia Secundina, conservée au British Museum, qui est du
11e siècle, donc de l'époque de Plutarque, et qui reproduit à peu
près le même texte que les tablettes de Thurium ou de Pettelia
dont l'origine orphique est certaine.
Plutarque, donc, à la fin de son traité sur l'exil (De Exilio,
607 C), écrit : « au sujet de ce qu'Eschyle a voulu signifier et
révéler en termes voilés : « Pur Apollon, dieu exilé du ciel1 », que ma
bouche, comme dit Hérodote, garde un silence religieux ». Or, il
est hautement significatif que Hérodote emploie cette
expression (II, 171), précisément parce qu'il ne veut pas révéler une
croyance des mystères. La suite du passage de Plutarque, la
citation qu'il fait d'Empédocle, nous permet de soulever un coin du
voile. Si Apollon avait été exilé, c'est qu'il avait dirigé ses flèches
contre les Cyclopes, irrité qu'il était contre Zeus qui avait
foudroyé son fils Asklépios, coupable d'avoir ressuscité un mort.
De même, si nous sommes exilés sur la terre, c'est qu'à l'origine,
soit la race humaine, soit chacun d'entre nous a commis une faute
dont il est châtié par l'existence terrestre. Cette croyance est bien
orphique, comme le montre la tablette de Thurium2, qui
proclame, d'une part, l'origine divine de l'homme, mais ajoute : « la
Moire ainsi que les autres dieux immortels m'ont dompté ». Ainsi,
donc, les Orphiques, comme les Chrétiens, croyaient à une sorte
de Péché originel.
Si, à la fin du De Exilio, Plutarque compare la vie terrestre à

1. Suppliantes, v. 214.
2. Kern, Orphicorum Fragmenta, p. 106.
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un exil, à la fin du Consolatio ad Uxorem (611 D-Ε), il s'appuie


également sur l'Orphisme : « Et, certes, tu entends d'autres qui
persuadent la masse en disant qu'il ne peut arriver aucun mal,
aucune souffrance d'aucune façon à celui qui meurt1. Je sais que
la tradition ancestrale et les symboles secrets des Mystères de
Dionysos, que nous connaissons pour y avoir participé,
t'empêchent d'y ajouter foi. » Et, dans ce passage, Plutarque compare
le sort de l'âme à l'oiseau en cage qui risque de s'habituer à sa
captivité. Ne pleurons pas ceux qui meurent jeunes, à qui la mort
rend la liberté.
Sans doute, pour nous, modernes, ces croyances paraissent
toutes naturelles. Si l'on est Catholique, on chante le Salve
Regina : « Ad te clamamus, exules filii Evae, ad te suspiramus,
gementes et flentes in hac lacrimarum valle. » Si l'on est Protestant,
l'on chante :
Ah ! quel beau jour, Sauveur fidèle,
Quand, nous appuyant sur ton bras,
Dans la demeure paternelle
Nous porterons nos pas.

Ce sont là convictions que nous avons sucé avec le lait, qui sont
dans le sang, et nous ne nous rendons pas assez compte de ce
qu'elles avaient de révolutionnaire au moment où elles firent
leur apparition. Il suffit de songer à l'étonnement qu'éprouve
Achille à l'idée que quelque chose pourrait survivre au corps (IL,
XXIII, 103-104) ou à ses paroles désabusées (Od., XI, 488-491).
« J'aimerais mieux, comme serviteur, travailler chez un pauvre
fermier qui n'aurait pas grand'chose pour vivre, que régner sur
tous les morts qui ne sont plus. »

Les fondements, ce me semble, ont été assez solidement posés


pour que l'on puisse passer à l'étude des fragments d'un dialogue
d'Aristote, intitulé : Eudème ou de Vâme.
Le plus important se trouve dans le De divinatione de Cicerón
(I, eh. 23) : « Aristote, homme d'un génie rare et presque divin, se
trompe-t-il lui-même ou veut -il tromper les autres quand il écrit
qu'Eudème de Chypre, son ami, se rendant en Macédoine, arriva

1. Allusion à l'épicurisme.
l'oRPHISME DANS l' « EUDÈME » d'aRISTOTE 259

à Phères, ville de Thessalie, alors fort célèbre... Elle était soumise


à la domination d'un tyran cruel, Alexandre. Dans cette cité,
Eudème tomba si gravement malade que tous les médecins
doutèrent de pouvoir le sauver. Un jeune homme au visage noble lui
apparut pendant son sommeil et lui dit qu'il serait bientôt en
convalescence, qu'Alexandre mourrait dans peu de jours et que
lui-même, Eudème, au bout de cinq ans reviendrait à la maison.
La première partie de cette prédiction se réalisa rapidement, écrit
Aristote. D'une part, Eudème se rétablit, d'autre part le tyran
fut tué par le frère de sa femme. A la fin de la cinquième année,
cependant, comme on avait l'espoir, d'après ce rêve, de le voir
revenir dans l'île de Chypre, au retour de la Sicile, il mourut près
de Syracuse. Voilà pourquoi l'on interpréta ce songe en disant
que, lorsque l'âme d'Eudème sortit de son corps, alors il
apparaissait qu'elle était revenue à la maison. »
L'intérêt de ce fragment réside tout d'abord dans les
renseignements qu'il nous donne sur Eudème, personnage par ailleurs fort
peu connu. Il était originaire de l'île de Chypre, exilé sans doute
par l'un des tyrans qui alors régnaient sur les différentes villes
(Diod., XVI, 42, 4). Il s'était donc rendu en Macédoine. Pour
quelles raisons? Peut-être, comme le pense Bernays1, afin de lever
des troupes en faveur de Dion qui préparait son expédition contre
Syracuse et le εξενολόγει (Δίων) κρύφα καΐ δι' ετέρων (Plut., Dion,
eh. 22) serait en faveur de cette hypothèse.
Cette expédition avait été préparée lors du dernier séjour que
Platon fit à Syracuse en 360. Le neveu du philosophe, Speusippe,
avait alors joué le rôle « d'agent de renseignements » et s'était
assuré que la population de Syracuse souhaitait le retour de Dion
et le renversement de Denys. C'était, certes, une singulière audace
de la part d'un banni de chercher à conquérir la ville la plus
puissante de la Sicile ; aussi comprend-on que, sur lea mille exilés que
Denys avait chassés de leur patrie, vingt-cinq seulement
consentirent à prendre part à l'expédition. La présence d'un devin,
Miltas, originaire de Thessalie, fut alors fort utile, car il dissipa
les craintes qu'avait éveillées, au moment du départ, une éclipse
de lune. Mais le même devin découvrit un présage peu favorable,
dans le fait qu'un essaim d'abeilles se posa sur le vaisseau de

1. Die Dialogen des Aristoteles (1863), p. 25. Cf. Hirzel, Der Dialog (1895), p. 286, et A.
Kail, De Aristotelis dialo gis qui inscribuntur de Philosophia et Eudemus (Diss. Philol. Vin-
dob., XI, 2, 1913).
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Dion : les succès de celui-ci seraient brillants, mais peu durables.


Naturellement, il ne communiqua son interprétation qu'au chef
de l'expédition et à ses amis. Ces renseignements que nous donne
Plutarque sont utiles pour l'interprétation du songe qu'Eudème
avait certainement raconté. Deux des prédictions s'étaient
réalisées. Alors que les médecins désespéraient, il s'était rétabli ;
Alexandre de Phères était mort. Comment douter, dès lors, que
la troisième ne se réalise : Eudème devait revenir à Chypre à la
fin de l'expédition. Celle-ci, par conséquent, devait être
victorieuse et le songe d' Eudème servit sans nul doute à encourager
les soldats.
Le récit de Cicerón a l'avantage de préciser certaines dates.
Nous savons par Diodore qu'Alexandre fut tué en 359. Le songe
annonçait la mort d' Eudème à la fin de la cinquième année.
Celui-ci, donc, ne mourut pas pendant les luttes qui précédèrent
la victoire de Dion en 355. Il participa à la marche triomphale, à
l'entrée à Syracuse, décrite en termes si vivants par Plutarque
aux chap. 28 et 29 de la vie de Dion. Celui-ci n'avançait pas seul
en tête du cortège. Il avait à côté de lui son mauvais génie, Cal-
lippos, un Athénien qui avait été son parrain, son mystagogue,
lors de l'initiation aux Mystères d'Eleusis, ce qui, aux yeux de
Dion, avait créé entre eux un lien sacré.
Dion l'emporte donc et se sert de Callippos comme agent de
renseignements : par lui il apprendra le nom de ses ennemis ;
c'était, en fait, continuer les détestables pratiques des prosago-
gides, les espions de Denys mis à mort par la populace au moment
de l'arrivée de Dion. Mais c'était aussi une arme bien dangereuse,
car, ce que l'on appelle maintenant les « agents doubles » existèrent
déjà dans l'antiquité. Callippos, en effet, put en toute sécurité
tramer le meurtre de Dion, recruter des partisans, préparer une
conspiration. C'est en vain que la femme et la sœur de Dion
cherchèrent à l'avertir ; il demeura persuadé que, si Callippos disait
du mal de lui, c'était uniquement pour obtenir des renseignements.
Ce singulier aveuglement ne pouvait avoir qu'une conséquence :
Dion fut assassiné.
Il avait cependant ses amis, ses partisans, parmi lesquels était
Eudème. Ils se retirèrent à Leontinoi, et c'est dans une attaque
contre Syracuse que ce partisan de Dion trouva la mort 1. Le songe
s'était en partie réalisé : la date était exacte. Cinq ans s'étaient

1. Diodore, xvi, 36.


l'orphisme dans l' « eudème » d'aristote 261

écoulés depuis le séjour à Phères, mais Eudème n'était pas revenu


à Chypre, il était revenu « à la maison », il était mort.
Le songe d'Eudème, tel que le rapporte Aristote, appartient
à une catégorie bien connue et dont il existe nombre d'exemples :
celle des oracles mal interprétés, parce que l'homme ne comprend
pas ce que veulent dire les dieux.
Deux récits, cependant, présentent avec lui une analogie très
frappante, parce que l'un et l'autre, comme pour Eudème,
annoncent le moment de la mort. Le premier se trouve dans le De
sera numinis vindicta de Plutarque (555 C). Pausanias avait tué
une jeune fille qui lui apparut plusieurs fois en songe, répétant
ces paroles : « rapproche-toi de la justice, car, pour les hommes,
la démesure est un grand mal ». Il se rend à Héraclée, évoque
l'âme de la jeune fille qui lui apparaît et lui annonce que ses maux
cesseront lorsqu'il sera à Sparte. Il arrive dans cette ville et meurt
aussitôt.
De même, à la fin du Mythe de Timarque dans le De genio
Socratis, le personnage qui lui révèle les mystères de l'au-delà
termine en lui disant : « Jeune homme, tu apprendras tout cela
plus clairement dans trois mois. » Timarque revient à Athènes
et meurt au bout de trois mois.

Si le premier fragment de VEudème présente la théorie


orphique du νόστος du retour, le second expose celle du σώμα-σημα.
Il a cette supériorité sur le premier qu'il n'est pas un simple
résumé, mais reproduit les paroles mêmes d'Aristote. Il est
emprunté à Plutarque : Consolatio ad Apollonium, 27.
« Beaucoup d'hommes sages, dit Crantor, n'ont pas
maintenant seulement, mais autrefois, gémi sur les affaires humaines,
estimant que la vie est un châtiment1 et que le fait de devenir
un homme est le plus grand malheur. » Voilà ce que dit Aristote,
et ce que dévoila à Midas le Silène fait prisonnier. Mais il vaut
mieux reproduire les paroles mêmes du philosophe. Il dit, dans le
traité intitulé : Eudème ou de Vâme, ces paroles-ci : « Voilà
pourquoi, ô le meilleur de tous et le plus heureux, outre que nous
pensons que les morts sont heureux et bienheureux, nous estimons
qu'il n'est pas pieux (δσιον) de mentir à leur sujet ou de prononcer

1. Cf. plus haut, p. 257.


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des paroles de mauvais augure, car ce serait les diriger contre


des êtres qui sont déjà devenus meilleurs et supérieurs. Et cette
croyance subsiste, à ce point ancienne et antique auprès de nous,
que personne ne sait absolument ni quand elle a commencé, ni
celui qui l'a établie1, mais c'est une croyance qui, à travers
l'éternité des âges, se trouve ainsi complètement fixée.
« De plus, certes, tu sais ce qui, depuis longtemps, est répété et
transmis par la bouche des hommes. — Quoi donc, dit -il2. — Et
celui-ci, reprenant la parole : que ne pas naître est le premier des
biens et que le fait d'être mort (τεθνάναι) est supérieur à H vie3,
et la divinité a porté témoignage de cela à un grand nombre
d'hommes. C'est cela, je suppose, que l'on raconte au sujet de ce
fameux Midas après la chasse qu'il fit et lorsqu'il se fut emparé
du Silène. Comme il lui demandait et voulait savoir ce qu'il y a
de meilleur pour l'homme et ce qu'il fallait choisir avant tout,
tout d'abord il ne voulut pas parler, mais garda un silence obstiné.
Puis, après qu'on eut tenté, pour ainsi dire, tous les moyens, il
fut amené à parler et, contraint 4, prononça ces paroles : « Graine
« éphémère d'un génie soumis à de durs travaux et d'un destin
« pénible 5, pourquoi me contraignez-vous à dire ce qu'il vaudrait
« mieux ce que vous ne sachiez pas? Dans l'ignorance, en effet,
« des maux qui sont votre lot, la vie est la plus dépourvue de
« peines. Pour les hommes, il n'est absolument pas possible de
« devenir ce qu'il y a de meilleur, ni de participer à la nature de
« ce qui est tout à fait supérieur. Car le meilleur pour tous et
« pour toutes est de ne pas naître ; en second lieu, et la première
« des choses qu'il faut accomplir une fois né, de mourir au plus
« vite. » Le Silène, donc, montrait ainsi que l'existence (διαγωγή)
dans la mort était supérieure à l'existence dans la vie. » L'anecdote
du Silène est bien connue par ailleurs. Hérodote (VIII, 138) et
Xénophon (Anabase, I, 2, 13) y font allusion. Quant à
l'affirmation qu'il vaut mieux être mort ou, si l'on est né, mourir au plus
vite, on la trouve soit dans Théognis (v. 425-428), soit dans
Sophocle (Œdipe à Colone, v. 1225-1228). Si Théognis reflète un

1. Nous avons là sans doute une réminiscence des paroles de V Antigone de Sophocle,
v. 426, sur les « lois non écrites ».
2. N'oublions pas que YEudème est un dialogue.
3. Ce sont les paroles mêmes d'Hérodote au sujet de Cléobis et Biton.
4. La conjecture de Bernays ανακαγχάζοντα « éclatant de rire » ne me paraît pas
heureuse.
5. Cf. le début de la parábase des Oiseaux (v. 685 ss.), dont Kern a su parfaitement
déceler l'origine orphique.
l'orphisme dans l' « eudème » d'aristote 263

noir pessimisme, un nihilisme absolu, Sophocle, qui dit qu'il


convient de « revenir au plus vite là d'où on est venu », se
rapproche d'Aristote qui, lui, est très net : l'existence, l'état (διαγωγή)
dans la mort est supérieur à notre vie terrestre. Ce second
fragment exprime donc le plus clairement possible la théorie du
σώμα-σημα. L'âme ne commence réellement à vivre que lorsqu'elle
est débarrassée du corps. Il devait se trouver à la fin du dialogue
et l'apostrophe ώ κράτιστε πάντων και μακαριστότατε s'adresse à
Eudème, comme le montre le rapprochement avec μακάριους et
κρειττόνων.
Un troisième fragment confirmera encore ce que nous
apprennent les deux premiers. La doctrine de la préexistence de
l'âme avec son corollaire, sa conséquence logique, la doctrine de
la réincarnation, entraîne une difficulté : comment se fait -il que
nous ne nous souvenions pas de nos vies passées? Sans doute,
certains êtres ont eu ce privilège. Pythagore se souvenait d'avoir
été Euphorbe, mais, pour le commun des hommes, comment se
fait-il que nous n'ayons aucun souvenir de ce qui précéda notre
naissance? Aristote, dans Y Eudème, cherchait à résoudre cette
difficulté : « L'admirable Aris+ote indique la raison qui fait que
l'âme, venant de l'au-delà (εκείθεν), oublie ici-bas les spectacles
qu'elle a vus là-bas ; mais, sortant d'ici *, elle se souvient là-bas
des maux de cette terre. Il convient d'indiquer sa démonstration.
Il dit donc, en effet, que quelques-uns de ceux qui passent de la
santé à la maladie oublient même les lettres qu'ils avaient
apprises, mais que cela n'est jamais arrivé à celui qui passe de la
maladie à la santé. La vie des âmes dépouillées du corps ressemble
naturellement à la santé, à la maladie l'existence dans le corps 2.
C'est de cette manière qu'Aristote explique que les âmes qui
viennent de l'au-delà oublient les spectacles qu'elles ont vu là-bas
et que celles qui partent d'ici se souviennent des souffrances
d'ici-bas3. »
II est bien évident que ce fragment est dans la ligne, dans
l'esprit des deux précédents. Si Platon, en parlant de cette existence
terrestre, dit avec vigueur : « nous sommes morts4 », Aristote,

1. C'est-à-dire échappant au corps. On notera l'opposition entre les θεάματα de l'âme


une fois morte et les παθήματα de cette vie. Les deux termes devaient se trouver dans
Aristote.
2. Le texte grec présente ici une lacune. La conjecture indiquée par Rose, Aristoteles,
Fragmenta, p. 47, est des plus vraisemblables.
3. Ce fragment est emprunté à Proclus et reproduit, Rose, op. cit., p. 47.
4. Gorgias, 493 A.
264 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

pour expliquer pourquoi nous ne nous souvenons pas de ce qui a


précédé notre naissance, compare l'existence terrestre à une
maladie.

Il est possible, maintenant, de tirer certaines conclusions


générales. UEudème appartient à la « période platonicienne » de la vie
d'Aristote. La mort de Dion fut une véritable catastrophe pour
l'Académie qui avait mis tous ses espoirs dans le retour à
Syracuse de cet homme. UEudème a été écrit sous le coup même de
la nouvelle de la mort de celui à qui il est dédié, et c'est ce que
démontre, et Plutarque, Vie de Dion, ch. 22, et la ferveur des
termes du deuxième fragment. On ne saurait donc le placer après
350 et il date, par conséquent, d'un moment où Platon était encore
en vie. Le style en est très différent des œuvres postérieures
d'Aristote ; il est beaucoup plus soigné, fait preuve de
préoccupations littéraires. Il est basé sur la doctrine platonicienne, ce qu'ont
déjà vu ceux qui l'ont étudié. Kail entre αμΐΓββ, mais est basé
aussi sur ce qui constitue, au point de vue religieux, le fondement
de la pensée platonicienne, c'est-à-dire l'Orphisme.
Il est possible d'aller plus loin encore, et ceci n'est pas dépourvu
d'intérêt au point de vue de l'évolution d'Aristote. On a déjà noté
à quel point celui-ci se sépara de son maître, se dressa contre lui.
Les preuves en ont été réunies entre autres par Schmid- Staehlin1.
Sans doute, il ne faudrait pas aller trop loin. Le récit des
désillusions qu'éprouvaient les auditeurs de Platon 2 n'est pas « perfide »
(hämisch), comme le veulent Schmid-Staehlin, ironique tout au
plus. C'est la même ironie qui ressort de la phrase fameuse {Éthique
à Nicomaque, 1096 a 16) : « La vérité et Platon étant tous les deux
mes amis, il est pieux (δσιον) d'honorer davantage la vérité. » II
est plus grave de constater que, soit dans la Métaphysique, soit
dans Y Éthique à Nicomaque, Aristote dénie à Platon toute
originalité, et il n'est pas exagéré de dire, avec Isidore de Péluse, qu'il
ridiculisait la doctrine de Platon ou qu'il était comme un poulain
qui rue contre sa mère 3. L'étude de YEudème apporte une preuve
frappante de cette évolution qui éloigna de plus en plus Aristote
de l'Académie et même le dressa contre elle. S'il est un person-

1. Geschichte der gr. Literatur, VII, 1, p. 669.


2. Aristoxène, Harm., II, au début.
3. Les citations dans Schmid-Staehlin, op. cit., p. 669 n. 1 et 2.
l'orphisme dans l' « euoème » d'aristote 265

nage universellement méprisé, c'est bien Callippos. L'Antiquité


est unanime : on lui reproche sa mauvaise foi, son impiété ; pour
Diodore, il est « le plus impur des hommes 1 ». Il avait, en effet, à
Athènes, reçu Dion dans sa maison, avait été son parrain lors des
Mystères d'Eleusis. C'étaient donc à la fois les liens d'hospitalité
et la religion qui l'unissaient à lui. Au moment de l'entrée à
Syracuse, Dion le plaça à ses côtés. Lorsque la femme et la sœur de
Dion soupçonnèrent le complot qu'il tramait, il prononça, si l'on
en croit Plutarque2, le plus sacré des serments, en prenant à
témoin les déesses des Mystères d'Eleusis, Demeter et Coré, les
déesses que la Sicile vénérait entre toutes. Après ce serment et par
une suprême impiété, Callippos choisit le jour même de la fête de
Coré pour exécuter son crime. La vengeance divine ne l'épargna
pas et une tradition veut qu'il ait été tué par le poignard même
qui avait frappé Dion.
L'Antiquité est donc unanime à condamner Callippos ; une seule
exception, cependant, à ce concert de malédictions, la voix de
l'ami d'Eudème, cet Eudème qui périt en luttant contre Callippos,
la voix d'Aristote. Dans sa Rhétorique, en effet (1372 b), il fait la
liste de tous ceux qui sont exposés à l'injustice. Il est des cas,
dit-il, où l'injustice est presque excusable. Le passage se
rapportant à Callippos mérite d'être cité avec son contexte. Ceux qui
subissent l'injustice sont : « ceux qui ont commis des injustices
nombreuses ou telles que celles qu'ils subissent, car cela paraît
bien près de ne pas être une injustice lorsque quelqu'un subit la
même injustice qu'il avait coutume de commettre lui-même. Je
veux dire comme si quelqu'un maltraite celui qui a coutume de
maltraiter. Ceux qui nous ont fait du mal ou ont voulu ou veulent
nous en faire, ou nous en feront. L'acte alors (de commettre
l'injustice) a quelque chose de doux, de beau et apparaît tout près
de ne pas être injuste. Ceux dont l'injustice subie fera plaisir à nos
amis, à ceux que nous admirons, à ceux que nous aimons, à ceux
qui sont nos maîtres ou que nous prenons comme modèles. Ceux
dont nous pouvons attendre l'indulgence. Ceux dont nous aurions
le droit de nous plaindre et avec lesquels on a eu un différend.
Ainsi ce que Callippos accomplit au sujet de Dion. De tels actes
apparaissent bien près de ne pas être une injustice ».
On voit toute la différence entre Platon et Aristote. Le premier,

1. Les passages sont rassemblés dans Pauly-Wissowa, s. v. KaUippos, col. 1665.


2. Vie de Dion, ch. 62.
Rev. Et. anc. 18
266 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

dans le Gorgias et ailleurs encore, proclame qu'en aucun cas on


ne doit commettre d'injustice, que l'essentiel est d'avoir l'âme
propre, l'âme pure au moment de la mort, de fixer ses regards sur
l'au-delà et qu'il vaut beaucoup mieux subir l'injustice que la
commettre1. Le second admet ce que l'on appellerait maintenant
des « circonstances atténuantes ». Rendre le mal pour le mal,
maltraiter quelqu'un qui a l'habitude de maltraiter les autres, n'est
presque pas coupable. Commettre un acte injuste vis-à-vis de
celui qui en a commis, veut en commettre, cela non seulement est
bien près de ne pas être une injustice, mais a quelque chose
d'agréable et de beau (το ήδύ xod το καλόν). De même si l'on a eu
auparavant à se plaindre de quelqu'un, qu'on a eu avec lui quelque
différend, alors non plus ce n'est presque pas une injustice, et
Aristote, l'ami d'Eudème, cite l'exemple de ce que fit Callippos
vis-à-vis de Dion. Il l'excuse donc, ou presque, d'avoir assassiné
celui-ci en donnant comme raison qu'il avait eu à se plaindre
de lui.
Aristote fait allusion à une version des événements qui nous est
parfaitement inconnue. Nous ignorons tout des torts que Dion
pouvait avoir vis-à-vis de Callippos et ne comprenons guère
l'indulgence que le Stagirite éprouve vis-à-vis de celui qui fut
responsable de la mort de l'homme auquel il avait, dans sa jeunesse,
consacré un traité. Quoi qu'il en soit, le passage de la Rhétorique
que nous venons d'étudier est une preuve frappante de l'évolution
d'Aristote qui l'éloigna de ses anciens amis de l'Académie et le
dressa contre eux.
Georges MÉAUTIS.

1. Voir surtout République, 496 C-D, qui est une véritable « profession de foi », comme
j'ai cherché à le montrer dans un article : «Sur une phrase de Platon » (Revue de
Philologie, 1931, p. 97.

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