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Incarnation philosophique

et incarnation théologique : une histoire


arrivée à la chair et à la terre
EMMANUEL FALQUE

En hommage à Bernard Guyon,


mon grand-oncle.

Dans le Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, souligne Bernard


«
Guyon et puisqu'il faut bien commencer par lui (dédicace), Péguy y atteint
un niveau auquel il n'était jamais parvenu et qu'il ne dépassera pasl. » Et
ce « niveau » de celui qui rédige le Dialogue en novembre 1908 est d'abord
celui d'un homme en proie à la douleur physique (maladie) et à la souffrance
morale (tentation du suicide). L'histoire ainsi contée n'est donc pas
seulement celle « d'une âme », à l'instar de la petite Thérèse (Histoire
d'une âme), mais d'abord celle d'une chair si éprouvée qu'elle se vit elle-
même comme son âme - dite « charnelle » « si tu apprends que nous nous
:

sommes suicidés tous les sept, confie Péguy à son ami Pesloüan (note du
dimanche 15 novembre 1908), tu en auras regret éternellement ; c'est
pourtant la tentation contre laquelle je me défends avec un succès de jour
en jour diminuant2. »
L'identification du Dialogue à la seule chair vivante et souffrante d'un
Péguy aussi « décharné » (souffrance physique) que « désemparé »
(souffrance morale) ne suffit cependant pas. Le Dialogue de l'histoire et de
l'âme charnelle est en effet aussi celui du christianisme « tout court »,
contenu tout entier dans son incarnation et déployé dans sa rédemption et
sa résurrection. Force est pourtant de le constater, et le théologien Hans Urs

1. B. Guyon, Péguy, Paris, Hatier, « Connaissance des lettres », 1960, p. 142.


2. Rapporté par B. Guyon, p. 140. Voir, en guise de complément, Ch. Péguy, Pl. III,
1675 (n. 1 de la p. 725) et p. 1656 (présentation du dialogue).
von Balthasar s'en fait l'écho le plus retentissant pour notre temps « une :

fatale option préalable - depuis l'époque des Pères (en réaction contre le
montanisme) et surtout depuis saint Augustin - frappe d'une suspicion
foncière tout ce qui est sensible et imaginaire dans les expériences
mystiques1 ». Avec la reprise et la modification du néoplatonisme en effet
(Augustin), les premiers temps du christianisme tombent quasiment dans
l'oubli. Et il faudra probablement attendre Péguy ou Claudel pour que la
chair, aux dires de Balthasar lui-même2, retrouve l'épaisseur que lui ont
prêté, aux premiers temps de l'histoire chrétienne, Irénée ou Tertullien par
exemple « voilà le christianisme, mon ami, s'exclame Péguy dans le
:

Dialogue, le centre et le nœud, l'axe et le gond, l'articulation maîtresse du


christianisme. Un homme Dieu, un Dieu homme » (Pl. III, 679).
C'est cette « insertion de l'éternel dans le temporel, du spirituel dans
le charnel, précise cette fois Victor-Marie, comte Hugo, qui est le gond, qui
est cardinale, qui est, qui fait l'articulation même le coude et le genou de
toute création du monde et de l'homme » (p. 234). Gond du christianisme,
l'insertion du spirituel dans le charnel l'est donc aussi et d'abord de
l'homme tout court comme de « toute création ». Le profond jeu de mots
de la caro salutis est cardo - « la chair (caro) est la charnière (cardo) du
salut » - du De resurrectione carnis de Tertullien trouve ici son plein
accomplissement, au point qu'on ne s'égarera guère à consacrer Péguy en
son dialogue comme le Tertullien des temps modernes3.
Le difficile, et pourtant nécessaire, retour vers la corporéité en
théologie, paraît en effet d'autant plus crucial qu'il est aujourd'hui devenu

1. H. Urs von Balthasar, La gloire et la croix, Paris, Aubier, 1965, t. I, Apparition,


p. 348.
2. Ibid., p. 75 « ilfaudra les grands écrivains chrétiens Bloy et Péguy, Claudel et
Bernanos (mais non la littérature cléricale), pour apporter sur ce point un changement
fondamental. »
3. Voir Tertullien, De resurrectione carnis, traduit sous le titre La résurrection des
morts, VIII, 2, Paris, DDB, coll. « Pères dans la foi », 1980, p. 54. Nous renvoyons sur ce
point à notre article « Une analytique de l'incarnation le De carne Christi de Tertullien »,
dans N. Depraz et J.-F. Marquet, La gnose, une question philosophique, Paris, Éd. du Cerf,
2000, p. 51-85 (version longue) ; ou dans M. M. Olivetti, Incarnation, actes du colloque
Enrico Castelli, Milan, Archivio di Filosofia, 1999, p. 517-542 (version courte). - Nous nous
permettrons de renvoyer (en notes) à plusieurs reprises à nos propres travaux au cours de cet
article. Que la patience du lecteur veuille bien ne pas y voir ici une quelconque attitude de
componction, mais seulement une manière de montrer à quel point nous croyons retrouver,
dans ce Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle précisément, de multiples intuitions
découvertes par ailleurs.
l'objet, quasi unilatéral, de toute la phénoménologiecontemporaine depuis
Husserl. De Maurice Merleau-Ponty à Michel Henry, de Emmanuel
Lévinas à Jean-Luc Marion ou Jean-Louis Chrétien, tous - à leur mesure -
font du corps le lieu central de leur préoccupation. Chez nombre d'entre
eux pourtant, sans qu'aucune généralisation abstraite ne soit réductible à
leurs œuvres comme à leurs pensée, être ou devenir chair (es wird Leibl)
rime davantage avec Incarnation (Verleiblichung) qu'avec Incorporation
(Verkôrperung2). D'où la question, posée en d'autres temps et en d'autres
lieux à Michel Henry « Y a-t-il une chair sans corps3 ? » C'est que
:

l'énigme de toute la phénoménologie, pourtant posée par Husserl, n'a pas


encore trouvé selon nous ni sa solution ni son point d'ancrage - non plus
seulement du corps (substance composé de matière) à la chair (vécu interne
du corps), mais aussi de la chair (vécu interne) au corps (matière) « donc, :

c'est un problème fondamental, indique Husserl, qu'il faut penser à partir


du fondement, que d'élucider comment la chair (Leib) se constitue, comme
chair physique (Kôrper)4 ».
La question importerait peu au philosophe non phénoménologue, au
théologien, et encore moins au péguyste, si ce problème d'une « impossible
incorporation5 » n'était précisément celui que tente de résoudre de façon
originale, et avec son propre style, le Dialogue de l'histoire et de l'âme
charnelle de Péguy. Dit autrement, alors que toute la phénoménologie
contemporaine tente une « embardée » sur l'horizon de la « chair » (Leib)
comme « vécu du corps », la corporéité matérielle (Kôrper) - celle aussi
faite de « la rupture des tissus, la rupture des vaisseaux, la rupture de tous
les cordons de la vie » selon les mots mêmes du Dialogue (p. 743-744) -
reste précisément la grande oubliée d'une histoire de la philosophie dont
l' Histoire, dialoguant avec l' âme charnelle chez Péguy, délivre pourtant de
nouveaux linéaments.

1.
[texte_manquant]
Husserl, Ideen II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, § 36, Paris,
PUF, 1982, p. 207.
2. Pour le sens et la distinction de ces termes en phénoménologie, on consultera,
N. Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995, p. 34-37 (ainsi que la remarque
sur la traduction des termes, p. 344-345).
3. Article publié dans la revue Transversalités, n° 81, janvier-mars 2002, p. 43-75 (avec
la réponse de M. Henry, p. 105-117).
4. E. Husserl, Husserliana, Bd. XIV, p. 77 (cité et traduit par D. Franck, Chair et corps,
Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 98).
5. D. Franck, p. 100.
Il ne suffira pas en ce sens aux uns et aux autres (philosophes,
théologiens ou péguystes), d'invoquer la seule distinction des corpus ou
des démarches (philosophie, théologie, voire littérature ou poésie), pour
s'éviter le véritable effort de pensée d'une confrontation des uns aux autres
et des uns par les autres. Les frontières sont la mort de la pensée, et Péguy
précisément en retient la leçon - qui, pour tout dire, ne fait pas davantage
de philosophie, de théologie, ou de littérature. Comme par innocence, mais
parfois aussi par malice, il habite ainsi à la fois et la philosophie, et la
théologie, et la littérature, faisant mine pourtant de ne jamais les pratiquer
comme telles. Son déport hors des systèmes, philosophiques ou ecclésiaux,
n'en fait pas donc pas un homme de système, loin s'en faut, ni une écriture
systématique. Puissions-nous alors nous laisser conter « l'incarnation
(elle-même) comme une histoire, selon le beau mot de Victor-Marie, comte
Hugo, arrivée à la chair et à la terre » (p. 235).

Une histoire arrivée à la terre (le temporel et l'éternel).


Le charnel chez Péguy ne désigne pas uniquement le corporel, mais
aussi et d'abord le temporel. « Chair et temps » - plutôt que Être et temps
(Heidegger) -, tels sont les termes qui définissent en propre le Dialogue de
l'histoire et de l'âme charnelle. L'histoire « arrivée à la chair », dans le
couple du charnel et du spirituel, se déroule de prime abord comme une
histoire « arrivée à la terre » dans le jeu du temporel et de l'éternel. Et c'est
précisément parce qu'on accusera la « marche à contresens » (p. 651) dans
l'histoire arrivée à la terre dans la temporalité, qu'on récusera en même
temps, nous le verrons, l'interprétation « à contresens » (p. 747) dans
l'histoire arrivée à la chair [« mauvaise lecture » (p. 748) du verset de
l'évangile de Marc : « car l'esprit est prompt, mais la chair est faible »
(Me 14, 38)]. Dans l'un et l'autre cas en effet - de l'histoire arrivée à la
terre (temporalité / éternité) à l'histoire arrivée à la chair (corporéité /
spiritualité) -, une même inversion de principe produit une identique
« marche à reculons », fût-elle chrétienne ou simplement humaine : « c'est
le mystère même du charnel et du temporel, mon jeune camarade, écrit
Péguy dans L'argent suite, et de l'insertion du spirituel dans le charnel et
de l'insertion de l'éternel dans le temporel, et pour tout dire c'est le
mystère même de l'incarnation » (p. 955).
Tenir à tout prix l'« insertion » du spirituel dans le charnel ou de
l'éternel dans le temporel : tel est précisément ce que le christianisme
historique n'a pas toujours su garder. Un « désastre » ou un « renversement »
(mystiques), en tout point contraire à l'incarnation, ébranla le chrétien dans
son histoire comme dans sa spiritualité. Et sa « faute » - dite de « mys-
tique » - fût telle selon Péguy qu'elle inversa tout le mécanisme de
l'histoire religieuse : de l'éternel au temporel (et non plus du temporel à
l'éternel), du spirituel au charnel (et non plus du charnel au spirituel)
[p. 651].

La faute de mystique (la marche à contresens).


Les chrétiens « contempteurs du corps », selon le mot de Nietzsche
dans Ainsi parlait Zarathoustra, sont d'abord « contempteurs du temps »,
fût-ce en raison de leur esprit de vengeance comme « ressentiment contre
le temps et son il était » (résurrection)1. À cette pertinente accusation,
Péguy pourtant y répond, sans bien sûr qu'aucun dialogue direct ne soit
établi de l'un à l'autre. La « faute de mystique » est claire « mécon- :

naître » et « inconnaître » celle pourtant avec qui dialogue l'âme chrétienne


comme l'âme païenne - l' Histoire « l'éternel a été provisoirement masqué ;
:

l'éternité a avorté dans le temps (pour quel temps) ; l'éternel a avorté


temporellement (temporairement) l'éternel a été temporairement
;

suspendu parce que les chargés de pouvoir, les fondés de pouvoir de


l'éternel ont méconnu, ont inconnu, on oublié, ont méprisé le temporel. Ils
m'ont méconnue, simplement, moi la séculaire et la séculière, et un grand
malheur est venu dans le monde » (p. 651-652).
On aurait tort d'identifier ici, chez Péguy, le « mépris du temporel » à
un simple mépris de l'histoire comme historicité des textes ou des événements
du salut. Le questionnement est métaphysique, et non pas exégétique ou
théologique. Peu importe les supputations des spécialistes, on le sait trop
chez le rédacteur des Cahiers de la quinzaine, pour y attacher une
quelconque importance. L'histoire, à l'initiative du Dialogue, prend le parti
de la temporalité plus que de l'historicité. Ce qui compte dans le salut,
comme dans la vie de l'homme « tout court », est moins la succession
indéfinie des événements que leur point de départ ou leur point d'ancrage.
Le Dialogue de l'histoire et de l'âme païenne l'avait déjà montré : la prime

1.Fr. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, vol. I,


Ire partie, p. 99-103 « des contempteurs du corps ». Quant à la résurrection comme
« vengeance contre le temps », nous renvoyons à notre article «
Éternel retour ou
résurrection des corps ? », Transversalités, n° 83, juillet-septembre 2002, p. 119-147 (autour
de l'ouvrage de D. Franck, Nietzsche et l'ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998).
expérience, à l'instar de « nénuphars de Monet », conduit l'ensemble de la “tout fait”
temporalité du « se faisant » plutôt qu'elle ne se soumet à une historicité =already
done; “se
« toute faite »'. Le point de départ - tel est donc ce qui départit le chrétien
du païen comme du juif « les païens et les Juifs ne considèrent générale- faisant”=in the
:
making or
ment pas l'incarnation, souligne Victor-Marie, comte Hugo [...] ; ils ne la being done
considèrent guère que venant de l'éternel, du côté de l'éternel, procédant
de l'éternel, ab aeterno, ab aeternitate » (p. 233).
Ce qui est vrai du païen - le point de départ dans l'éternel (ab aeterno,
ab aeternitate) - l'est en réalité plutôt du juif, voire parfois du chrétien
emprunt de la « faute de mystique ». Il y a bien en effet chez Hugo le
pai'en, du nom du poème de Péguy, un certain « mystère de l'incarnation »,
de « l'insertion charnelle et temporelle », une « contemplation charnelle
païenne, antérieure, terrienne, toute terreuse et toute antique » (p. 255). Le
chrétien comme le juif apprendra donc d'abord, et paradoxalement,
quelque chose du païen en son point de départ, lui qui ne saurait partir
directement de Dieu en l'absence de tout présupposé divin. Nierait-il toute
immortalité ou résurrection, et il n'aurait alors que sa propre temporalité,
sa propre chair et sa mortalité, pour dire quelque chose de son humanité.
Quand bien même le croyant accuserait à juste titre le sacré païen de n'être
pas saint et trinitaire chrétien, l'âme païenne néanmoins (Clio 2) dira
quelque chose à l'âme chrétienne (Clio 1), si cette dernière, faute d'être
« charnelle », se définit d'abord comme « immortelle ».
Il faudra donc chez Péguy commencer par en bas par mon temps et
:

ma chair, plutôt que par l'éternité et la spiritualité dont la prétendue expé-


rience ne garantie rien de mon humanité. Étrange contemporanéité, une
fois encore, de Péguy ici au regard de la finitude ou de la facticité qui
aujourd'hui encore se cherche, en phénoménologie comme en théologie :

« problème de la facticité exige Martin Heidegger la phénoménologie la


:

plus radicale commence par en bas au sens authentique2. » Et « sauf à


effectuer un "tournant théologique" assez suspect, commente J. Greisch, la
phénoménologie doit s'interdire toute spéculation sur la préexistence du
Verbe, le lien entre kénose et incarnation, la communication des idiomes,
l'union hypostatique et autres questions du même genre » (p. 61). L'accu-
sation est claire, non moins que l'actualité du Péguy pour la question de la

1. Outre Bergson, bien sûr nous renvoyons, sur ce point, à notre article « Clio ou la
prime expérience », ACP 75, juillet-septembre 1996, p. 136-148.
2. M. Heidegger, Ga 61, p. 195 (cité par J. Greisch, « Les limites de la chair », in
M. M. Oliveti, Incarnation, p. 61).
temporalité comme celle de la corporéité. En philosophie, voire en théo-
logie au moins dans sa démarche heuristique, le contresens reste interdit et
impraticable. « Contresens » non pas comme contradiction ici. Péguy n'a
que faire de l'opposition des contraires « sursumée » ou « surmontée »
dialectiquement dans une unité supérieure (Aufhebung). Mais « contre-
sens » comme « retournement », « inversion », « marche renversée » - à
sens à l'envers ou interdit, souligne le Dialogue (p. 651).
Et cette « faute de mystique » ou ce « renversement du mécanisme »
(p. 651), faut-il ajouter, guette paradoxalement davantage le chrétien que
tout autre. Quelles que soient en effet les « bandes de curés », rage Péguy
dans le Dialogue, les « curés laïques » et les « curés ecclésiastiques »
marchent les uns et les autres dans le même sens - chacun « à contresens » :

« les curés laïques qui nient l'éternel du temporel » et « les curés ecclé-
siastiques qui nient le temporel de l'éternel » (p. 668). Loin de tout
anticléricalisme arbitraire, les uns et les autres souffrent donc de la même
faute - « de mystique » privilégier un pôle en occultant l'autre. Non pas
:

que pour Péguy l'on puisse partir de l'éternel (curés ecclésiastiques), mais
en cela seulement que le temporel ne saurait néanmoins se satisfaire de
l'unique clôture de sa finitude (curés laïques).

L'emmontement du temporel dans l'éternel (la lecture à contrevue).


À la « marche à contresens » du Dialogue (p. 651), Péguy oppose
alors la « lecture à contrevue » de Victor-Marie, comte Hugo : « pour avoir
la contre partie, la vue de l'autre côté, la contrevue pour ainsi dire, cette
histoire comme histoire arrivée à la terre, d'avoir enfanté Dieu, il faudrait
que nous eussions le contraire, il faudrait que les terrestres, il faudrait que
les charnels, il faudrait que les temporels, il faudrait que les païens (et il
faudrait aussi que les mystiques de la première loi, que les juifs) de leur
côté considérassent l'incarnation. Mais c'est ce qu'ils ne feront pas. Et
mon Dieu c'est aussi tout naturel » (p. 235).
L'autre côté ou l'autre « bout de la lorgnette » - celui qui part « d'en
bas » sans se projeter immédiatement « en haut » - conduit donc à
l'incarnation. Non pas d'abord à l'incarnation théologique, mais à la seule
prise en chair philosophique, celle-là même que les juifs ne considèrent
pas, et encore moins que les païens, celle-là même que les chrétiens
devraient envisager et que pourtant ils ont oubliée.
Cette incarnation ou « prise de chair », chez Péguy, ne vient pas en
effet sans épouser d'abord la temporalité, pour qu'avec l'âme charnelle
(une histoire arrivée à la chair) dialogue aussi l'histoire comme son meilleur
interlocuteur (une histoire arrivée à la terre). Et à ce point précisément se
livre, et se montre, l'essence du christianisme dans le Dialogue (p. 670) :

« c'est bien le propre du christianisme, cette sorte si particulière d'engage-


ment, d'emmontement, cette insertion, cet engagement, cet emmontement
incroyable, incroyablement profond du temporel dans l'éternel, de moi la
temporelle, de moi l'histoire dans la propre éternité. »
Qu'est-ce à dire que cet « emmontement » du temporel dans l'éternel ?
Qu'on y prenne garde ici, pour ne pas retomber dans la « faute de la
mystique ». L'éternel n'« emmonte » pas dans le temporel, à l'instar d'une
philosophie ou d'une théologie d'en haut qui, une fois encore, ne prendrait
le train de l'en bas que selon le bon vouloir divin. Mais le temporel au
contraire « emmonte » dans l'éternel. C'est le temporel qui emmonte « ou
saute le train » de l'éternel pour le suivre et y voyager, et non l'éternel dans
celui du temporel. La visée est d'abord eschatologique chez Péguy, et non
pas protologique - ou plutôt protologique en cela même qu'elle est priori-
tairement eschatologique (la création comme « nouvelle création » dans
Eve). L'éternel dans le christianisme ne se tient jamais en amont de mon
existence temporelle (immortalité). Il se découvre au contraire en aval, dans
et par la transformation du temporel (résurrection) « la religion de la vie
:

éternelle, souligne le Dialogue, n'est aucunement la religion de la vie


immortelle » (p. 756).
Mais il ne suffit pas de toujours et seulement distinguer l'éternel de
l'immortel, le chrétien de la résurrection et le païen de la métempsycose.
Encore faut-il aussi énoncer un ordre ou une priorité, celui-là même qui va
du temporel à l'éternel en le transformant, plutôt que de l'éternel au temporel
en le restaurant « [voir] Dieu entrant dans sa créature, la créature accueil-
:

lant [son] Dieu », souligne étonnement Victor-Marie, comte Hugo (p. 236).
L'emmontement du temporel dans l'éternel, en guise d'« insertion
cardinale » du charnel dans le spirituel, devient ainsi « non seulement une
histoire arrivée à la chair, et à la terre », mais « comme le couronnement,
comme l'aboutissement d'une histoire arrivée à la chair, à la terre »
(p. 236). Le progrès n'est pas celui de l'histoire, ni même de la temporalité
comme telle, mais de l'incarnation comme « enfoncement - enfouissement
de Dieu dans la chair », selon le mot du théologien Hans Urs von Balthasar
(p. 401) « voici ce que signifie dynamiquement "le Verbe s'est fait
:

chair" la Parole, qui commence par s'adresser aux auditeurs de l'extérieur


:

et d'en haut (Sermon sur la montagne)..., devient progressivement une


Parole proférée par la chair du Christ, exprimée par elle, une Parole
enfoncée comme dans le silence et l'épaisseur de la chair et retentissant
d'autant plus fort enfoncée jusqu'à ce que l'homme tout entier, devenu
:

langage de Dieu, non seulement profère la Parole de Dieu avec son corps
et son âme, mais soit cette Parolel. »

Une histoire arrivée à la chair (le charnel et le spirituel).


Nous l'avons dit, dans cette « histoire d'incarnation » ou mieux « de
l'incarnation » - celle de l'homme tout court comme celle de Dieu - la
chair (charnellité/spiritualité) et non seulement la terre (temporalité/ éternité)
en constitue le « noeud » ou « l'articulation maîtresse » (p. 679). À la suite
du temporel pour l'éternel, la chair prend donc, elle aussi, le train de l'âme.
Mais le passager cette fois paraît davantage encombrant. Au combat contre
l'idéologie du « progrès » de l'histoire se substitue la défense contre
l'hérésie du « docétisme ». Ni ange, ni bête, l'âme charnelle, selon la
célèbre pensée de Pascal maintes fois commentée par Péguy, pourrait bien
faire la bête à force de mimer l'ange dans le christianisme « l'homme, :

souligne Pascal, n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire
l'ange fait la bête2 » (p. 677).

Qui veut faire l'ange fait la bête.


Saint Augustin, dans son Commentaire de la Genèse (De Genesi ad
litteram), définit la supériorité, ou mieux la royauté, de l'homme sur les
animaux par sa différence rationnelle - disons l'esprit ou la mens « quand :

l'Écriture ajoute aussitôt Et que l'homme ait autorité sur les poissons de
:

]
la mer et sur les oiseaux du ciel [... (Gn 1, 26). Par là nous comprenons
que l'homme est à l'image de Dieu en ce par quoi il l' emporte sur les
autres animaux, c'est-à-dire par la raison (ipsa ratio), l'esprit (vel mens),
l'intelligence (vel intelligentia) ou tout autre mot plus apte à désigner cette
prérogative3. » Non seulement donc, l'homme ne peut ni ne doit faire la
bête, mais il est précisément homme en cela qu'il n'est pas « bête » - à tout
les sens du terme (!) - par sa raison (ratio), son esprit (mens) ou son
intelligence (intelligentia).

1. H. U. von Balthasar, p. 401.


2. BI. Pascal, Pensées, n° 358 (éd. Brunschvicg).
3. Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, Paris, Desclée De Brouwer, « Bibliothèque
augustinienne » n° 48,1. III, XX, 30, p. 261.
Sans poser arbitrairement, et de façon pour le moins fausse, un quelconque
mépris du corps chez le Docteur d'Hiponne, le tribut à payer pour aujour-
d'hui de cette dette augustinienne paraît pour le moins lourd l'homme se
défait d'autant plus de son animalité qu'il se rapproche de l'ange défini
comme « pur esprit » : « il est difficile de dire que l'âme est fille d'un ange,
poursuit Augustin, mais il est plus difficile encore de dire qu'elle est fille
du ciel corporel : combien plus difficile encore (quanto magis ergo) qu'elle
est fille de la mère et de la terre' ! » Quitte à définir l'homme donc, et étant
entendu que dans le principe il n'est ni ange ni bête, mieux vaut pour
Augustin alors, comme pour la majeure partie de la tradition occidentale, le
tirer du côté de l'angélisme et de la raison plutôt que de l'animalité et de la
corporéité.
Telle est pourtant selon nous, très exactement, la proposition que
Péguy prend ici explicitement à contre-pied. La « marche à contresens »,
pour ce qui concerne cette fois la chair et non plus uniquement la terre ou
le temps, vient précisément de cette fausse attirance de l'homme vers un
angélisme indigne de sa véritable nature. Car si l'ange, selon le Dialogue,
se définit comme « un pur esprit, un être, un esprit littéralement, rigoureu-
sement, exactement incorporel, immatériel » (p. 678) et la bête comme
« sans âme, organisme inanimé, matière organique mais purement méca-
nique, étant inanimé, l'être métaphysiquement, religieusement inanimé »
(p. 678), Jésus-Christ néanmoins, « non venu pour la bête », n'est « pas
non plus venu pour les anges » (p. 679). L'antidocétisme péguyste surgit ici
avec force, aussi farouche parfois que l'Adversus haereses d'Irénée contre
Marcion et sa thèse du Christos angelos : « nous n'avons aucun texte, il ne
résulte d'aucun texte, indique le Dialogue, qui nous invite à supposer, qui
nous permette même de soupçonner que jamais Jésus se soit fait ange »
(p. 679).
Le sens théologique du maître des Cahiers est imparable, d'autant,
qu'à l'instar des premiers Pères, il ne prend ici que l'Écriture pour appui et
propose sa propre lectio divina. Il y a alors pire, souligne-t-il jusqu'à
radicaliser sa thèse, que de devenir « bête » c'est précisément de vouloir
-
faire l'ange quand on ne l'est pas. Car on tombera d'autant plus qu'on s'est
élevé plus haut (vers l'ange), sans que jamais l'on ne descende plus bas
que là où on est directement allé (vers la bête). Là encore un « contresens »,

1. Saint Augustin, ibid., 1. VII, XXIII, 34, p. 559.


au sens cette fois de la plus extrême « confusion » plutôt que de la « marche
à l'envers », guette le chrétien : « le contresens distingué est malheureu-
sement de confondre l'ange et le saint » (p. 679).
Plus proche du pécheur que de l'ange, la thèse est célèbre, le saint
gagnera sa vertu à la sueur de son corps, sans qu'elle ne lui soit directement
donnée par une quelconque immédiateté de son âme. L'« âme charnelle »
n'aura ainsi chez Péguy pas d'autre but que d'« étager » l'homme tout
court, ou plutôt de le fixer « à son étage » - « non pas intermédiaire, mais
axial, mais central, un certain étage au centre, un étage fixe, où se fixer »
(p. 684) « le chrétien est profondément humain, indique magistralement le
:

Dialogue ; il est même, absolument, tout ce qu'il y a de plus humain, de


plus profondément humain. Puisqu'il est le seul qui ait mis l'humanité au
prix de Dieu » (p. 681-682).
L'« âme charnelle » s'efforcera donc à tout coup, comme à tout prix,
de contrecarrer toute échappée, ou encore une fois d'opposer à tout contresens
« par en haut » la contrevue « par en bas », pour « s'apercevoir, pour
soupçonner, souligne Péguy, qu'il ait des frontières pour ainsi dire par en
haut, des frontières pour ainsi dire du haut, enfin, très précisément des
frontières du côté de l'ange » (p. 679). S'interdisant donc d'en commencer
par l'âme (« par en haut du côté de l'ange »), la chair de l'« âme charnelle »
en indiquera d'abord son départ (« par en bas du côté de l'homme »), pour
ensuite et seulement se spiritualiser sans jamais néanmoins se laisser
désincarner.

L'âme charnelle.
Selon la loi de l'« emmontement » du temporel dans l'éternel, et donc
du charnel dans le spirituel, la chair prendra donc prioritairement le chemin
de l'âme - comme on monte à son bord pour ne pas rester seul. Ainsi
s'entend précisément l'« âme charnelle » chez Péguy. Qu'il suffise en cela
d'y voir seulement sa définition comme une sorte de « tiers ordre » -
d'indissoluble « lien » (nexus) ou de « tierce création » - dans Le porche
du mystère de la seconde vertu. Ni âme, ni corps, ni même simple
composé, Dieu créé principalement en l'homme ce qui les « unit » et les
« insère » l'un à l'autre, plutôt que leurs substances simples ou composées :

« Dieu n'a pas créé seulement l'âme et le corps, l'âme immortel et le corps
mortel mais qui ressuscitera. Mais il a créé aussi, d'une tierce création il a
créé. Ce lien mystérieux, ce lien créé, cet attachement, cette liaison du
corps et de l'âme, d'un esprit et d'une matière » (p. 579).
À l'instar de Maurice Merleau-Ponty des années plus tard, Péguy fait
donc voir, de façon quasi phénoménologique ou descriptive, que doivent
cesser ces « préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le
voyant dans le corps ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant
comme dans une boîte1 ». Le corps au contraire, chez Péguy, ou l'âme
charnelle, est fait là aussi d'une « texture » et d'une « membrure » de
visible et d'invisible plus que de substance de chair et d'âme. La chair
épousée par le Christ dans le Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle
n'est pas la chair « de l'homme », à la manière d'un substrat pris à parti par
son contraire (l'âme), mais « la faiblesse et l'infirmité de toute chair
d'homme, la faiblesse, l'infirmité de la chair d'homme » (p. 749). Un tissu
commun plus qu'une simple communauté de matière - une « chair
d'homme » plus qu'une « chair de l'homme » (p. 749) -, fait à la fois
l'homme et Dieu, et leur commune inter-corporéité. On le reconnaîtra
d'ailleurs en Jésus-Christ lui-même, indique Péguy, à la manière dont il
prend en charge nos « registres d'humanité » ou notre manière d'être au
monde par notre corporéité « il s'était incorporé. Par son incorporation,
:

par son incarnation, par son entrée sur les registres de l'humanité, par son
incarnation on peut dire qu'il avait fait dans le monde, dans le siècle, une
entrée maxima, non pas de beaucoup mais d'infiniment la plus grande
entrée que l'on y est jamais pu faire, venant du plus loin, d'infiniment
loin2 » (p. 655).
L'âme n'est donc pas annihilée ou perdue dans la chair chez Péguy,
mais elle doit au contraire suivre ou porter elle aussi le poids de sa chair -
comme Jésus-Christ, souligne le Dialogue, « suivit son corps [...], comme
un pauvre homme son corps, l'indication de son corps, l'invocation de son
corps, l'évocation de son corps » (p. 753). Dans cette suite, dans ce labeur
de l'âme scellée à la charrue de son corps selon la belle image du Porche,
se tient précisément l'étroite proximité de l'« âme charnelle » chez Péguy à
l'« âme faite chair » chez Tertullien « la chair du Christ est composée
:

d'âme, parce que l'âme serait devenue chair (quod anima caro sit facta),
souligne le De Carne Christi. Par conséquent, la chair elle-même est âme

1.M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 182.


2. Idée d'une prise en charge par Dieu de notre propre humanité comme assomption des
kinesthèses de l'homme développée dans notre article sur Origène « Intersubjectivité et
communion des saints », in M. M. Olivetti, Intersubjectivité et théologie philosophique,
actes du colloque E. Castelli, Milan, 2001, p. 541-560.
(caro anima) et, de même que la chair est faite de l'âme (caro animalis),
l'âme est également faite de chair (anima carnalis)1. »
L'expression d'« âme charnelle », à une seule reprise mais dûment
signalée (en majuscules) dans le Dialogue, ne dit en réalité rien d'autre que
cet « emmontement » du temporel dans l'éternel, ou du charnel dans le
spirituel - retrouvée ici dans la « chair-âme » (caro anima) chez Tertullien.
Ce n'est pas d'abord Dieu qui vient dans l'homme (faute de mystique),
mais c'est au contraire l'homme qui prend place en Dieu par Dieu (Jésus-
Christ), dans le vaisseau de son âme grevée du poids de sa propre chair
(emmontement). Plus que la simple spécification d'une substance (l'âme)
par sa différence spécifique (la charnellité), on retiendra davantage ici du
vocable d'« âme charnelle » sa complète prise en charge, par le Christ
« âme charnelle », de nos propres âmes charnelles « comme nous »,:

« parmi nous », « comme les nôtres », « parmi les nôtres » (p. 753). Dit
autrement, peu nous importe, pour nous aujourd'hui comme hier pour
Péguy, que le Christ ait lui aussi épousé « l'âme charnelle », ou que sa
propre « chair soit faite de l'âme » (caro animalis) ou son « âme de sa
chair » (anima carnalis) selon le mot de Tertullien, si, du même coup,
l'emmontement de son corps dans son âme comme dans l'âme de Dieu
n'est pas tout de go la condition de possibilité et l'épanouissement de
l'emmontement de mon propre corps, et de mon âme charnelle, dans la vie
et le pathos divin : « s'il n'avait pas eu ce corps, mon ami, s'il avait été,
s'il était resté un pur esprit, s'il s'était fait ange, s'il avait été, s'il était resté
un pur esprit, s'il s'était fait ange, s'il avait été, s'il s'était fait un esprit plus
ou moins pur, plus ou moins incharnel, s'il n'avait point été L'ÂME CHARNELLE
enfin, s'il ne s'était point fait cette âme charnelle, une âme charnelle,
comme nous, comme les nôtres, parmi nous, parmi les nôtres, s'il n'avait
point souffert cette mort charnelle, tout tombait, mon enfant, tout le système
tombait ; tout le christianisme tombait ; car il n'était point homme tout à
fait » (p. 753).

Voir la chair.
Nous l'avons dit, cette « histoire arrivée à la chair » à Gethsémani
(Clio 1) pourrait bien conduire l'âme chrétienne sur d'autres et plus

1. Tertullien, De carne Christi X, trad. La chair du Christ, Paris, Éd. du Cerf,


1,
« Sources chrétiennes » n° 216, 1975, p. 255-257.
difficiles chemins que ceux de la simple « histoire arrivée à la terre », fût-
ce par l'âme païenne et ses illusions du progrès (Clio 2). Quand « vous
retombez malade en effet, souligne Péguy dans le Dialogue traduisant son
propre état en même temps qu'il quitte définitivement le point de vue
nietzschéen de la grande santé [...] ; quand donc vous serez retombé,
redevenu malade, et dans votre lit [...], vous [atteindrez] les seuls moments
de la vie où on ne mente pas [...], où on ne ment plus (le grand mensonge),
où on ne joue plus, où on ne triche plus, où on ne bat plus, où on ne
bavarde plus, où on ne se grise plus, où on ne parle plus, où on ne trompe
plus personne et soi-même, les autres ni soi » (p. 730-731). L'expérience
est là celle de l'homme Péguy souffrant jusqu'au bord du suicide, celle du
:

cri du Christ dans son Eli, Eli, lama sabachatani - la voie de « l'atroce
prière d'une anxiété charnelle » (p. 744) - et celle de l'angoisse de l'homme
tout court. Mais le Christ vit cependant en Fils, « très spécialement,
particulièrement, presque professionnellement [...] comme fils
de Dieu »,
souligne le Dialogue dans une rare justesse théologique (interprétation
trinitaire de la passion), cette prière d'homme et de tout homme (p. 751).
Son « âme charnelle » dite cette fois en termes de « rupture charnelle » -
« la rupture qui se fait une fois ; la rupture des tissus, la rupture des
vaisseaux, la rupture des cordons de la vie » (p. 744) - s'offre donc tout
entière jusque dans sa brisure au Père. Le « Notre Père » (Pater noster)
devient pour lui « mon père » (Pater mi) dès lors que, par son invocation,
le Fils ne s'enferme jamais sur elle (p. 751). Ainsi m'enseigne-t-il à moi
aussi, non pas trinitairement mais comme intégré dans sa vie trinitaire, non
pas à me blottir sur ma propre souffrance mais au contraire à en faire moi
aussi l'offrande à un autre en moi - ma propre chair attendant en même
façon, mais en la sienne cette fois, d'être présentée, et comme exposée,
pour être donnée corpus est meum (ceci est mon corps) [p. 750]1.
:

L'expérience péguyste de l'« âme charnelle » appartient donc bien à


ce type d'« expérience pure, pour le dire cette fois dans les mots de la cin-
quième Méditation cartésienne de Husserl, et pour ainsi dire muette encore

1. Pour cette lecture trinitaire de la passion inspirée de Péguy, à partir du « dialogue


charnel » du Père et du Fils, nous renvoyons à notre ouvrage, Le passeur de Gethsémani,
Angoisse, souffrance et mort, Lecture existentielle et phénoménologique,Paris, Éd. du Cerf,
coll. « La nuit surveillée », 1999, 3e partie, p. 119-174 « Le corps à corps de la souffrance et
de la mort » (avec de forts accents péguystes et de nombreuses références au Dialogue).
qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre sens1 ». Gethsémani,
expérience du Christ d'abord, mais de Péguy en lui ensuite, me fait donc
voir en mon propre être souffrant combien toute parole demeure toujours
prompte à mentir quand la chair s'expose, et jamais ne trompe ni ne se
trompe. Sans libérer ni étouffer la parole, l'auteur du Dialogue lui donne au
contraire un autre sens et un autre nom - celui de la phénoménologie
descriptive plutôt que de l'herméneutique du langage, celui de la chair
(Nouveau Testament) plutôt que de la parole (Ancien Testament), celui de
ce qui s'offre à vivre et voir plutôt qu'uniquement à entendre et à
comprendre. Ou mieux, celui qui ne dit que se donne à voir - l'expérience
de notre propre chair « Voilà, ce que le Christ semblait dire, suppute
:

Péguy "entrant dans" le vécu charnel du Fils [...] voyez ce que c'est que
:

notre chair, et notre tentation » (p. 749).

1. E. Husserl, Méditations cartésiennes (1929), Paris, Vrin, 1980, § 16, p. 33.

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