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sommes suicidés tous les sept, confie Péguy à son ami Pesloüan (note du
dimanche 15 novembre 1908), tu en auras regret éternellement ; c'est
pourtant la tentation contre laquelle je me défends avec un succès de jour
en jour diminuant2. »
L'identification du Dialogue à la seule chair vivante et souffrante d'un
Péguy aussi « décharné » (souffrance physique) que « désemparé »
(souffrance morale) ne suffit cependant pas. Le Dialogue de l'histoire et de
l'âme charnelle est en effet aussi celui du christianisme « tout court »,
contenu tout entier dans son incarnation et déployé dans sa rédemption et
sa résurrection. Force est pourtant de le constater, et le théologien Hans Urs
fatale option préalable - depuis l'époque des Pères (en réaction contre le
montanisme) et surtout depuis saint Augustin - frappe d'une suspicion
foncière tout ce qui est sensible et imaginaire dans les expériences
mystiques1 ». Avec la reprise et la modification du néoplatonisme en effet
(Augustin), les premiers temps du christianisme tombent quasiment dans
l'oubli. Et il faudra probablement attendre Péguy ou Claudel pour que la
chair, aux dires de Balthasar lui-même2, retrouve l'épaisseur que lui ont
prêté, aux premiers temps de l'histoire chrétienne, Irénée ou Tertullien par
exemple « voilà le christianisme, mon ami, s'exclame Péguy dans le
:
1.
[texte_manquant]
Husserl, Ideen II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, § 36, Paris,
PUF, 1982, p. 207.
2. Pour le sens et la distinction de ces termes en phénoménologie, on consultera,
N. Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995, p. 34-37 (ainsi que la remarque
sur la traduction des termes, p. 344-345).
3. Article publié dans la revue Transversalités, n° 81, janvier-mars 2002, p. 43-75 (avec
la réponse de M. Henry, p. 105-117).
4. E. Husserl, Husserliana, Bd. XIV, p. 77 (cité et traduit par D. Franck, Chair et corps,
Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 98).
5. D. Franck, p. 100.
Il ne suffira pas en ce sens aux uns et aux autres (philosophes,
théologiens ou péguystes), d'invoquer la seule distinction des corpus ou
des démarches (philosophie, théologie, voire littérature ou poésie), pour
s'éviter le véritable effort de pensée d'une confrontation des uns aux autres
et des uns par les autres. Les frontières sont la mort de la pensée, et Péguy
précisément en retient la leçon - qui, pour tout dire, ne fait pas davantage
de philosophie, de théologie, ou de littérature. Comme par innocence, mais
parfois aussi par malice, il habite ainsi à la fois et la philosophie, et la
théologie, et la littérature, faisant mine pourtant de ne jamais les pratiquer
comme telles. Son déport hors des systèmes, philosophiques ou ecclésiaux,
n'en fait pas donc pas un homme de système, loin s'en faut, ni une écriture
systématique. Puissions-nous alors nous laisser conter « l'incarnation
(elle-même) comme une histoire, selon le beau mot de Victor-Marie, comte
Hugo, arrivée à la chair et à la terre » (p. 235).
1. Outre Bergson, bien sûr nous renvoyons, sur ce point, à notre article « Clio ou la
prime expérience », ACP 75, juillet-septembre 1996, p. 136-148.
2. M. Heidegger, Ga 61, p. 195 (cité par J. Greisch, « Les limites de la chair », in
M. M. Oliveti, Incarnation, p. 61).
temporalité comme celle de la corporéité. En philosophie, voire en théo-
logie au moins dans sa démarche heuristique, le contresens reste interdit et
impraticable. « Contresens » non pas comme contradiction ici. Péguy n'a
que faire de l'opposition des contraires « sursumée » ou « surmontée »
dialectiquement dans une unité supérieure (Aufhebung). Mais « contre-
sens » comme « retournement », « inversion », « marche renversée » - à
sens à l'envers ou interdit, souligne le Dialogue (p. 651).
Et cette « faute de mystique » ou ce « renversement du mécanisme »
(p. 651), faut-il ajouter, guette paradoxalement davantage le chrétien que
tout autre. Quelles que soient en effet les « bandes de curés », rage Péguy
dans le Dialogue, les « curés laïques » et les « curés ecclésiastiques »
marchent les uns et les autres dans le même sens - chacun « à contresens » :
« les curés laïques qui nient l'éternel du temporel » et « les curés ecclé-
siastiques qui nient le temporel de l'éternel » (p. 668). Loin de tout
anticléricalisme arbitraire, les uns et les autres souffrent donc de la même
faute - « de mystique » privilégier un pôle en occultant l'autre. Non pas
:
que pour Péguy l'on puisse partir de l'éternel (curés ecclésiastiques), mais
en cela seulement que le temporel ne saurait néanmoins se satisfaire de
l'unique clôture de sa finitude (curés laïques).
lant [son] Dieu », souligne étonnement Victor-Marie, comte Hugo (p. 236).
L'emmontement du temporel dans l'éternel, en guise d'« insertion
cardinale » du charnel dans le spirituel, devient ainsi « non seulement une
histoire arrivée à la chair, et à la terre », mais « comme le couronnement,
comme l'aboutissement d'une histoire arrivée à la chair, à la terre »
(p. 236). Le progrès n'est pas celui de l'histoire, ni même de la temporalité
comme telle, mais de l'incarnation comme « enfoncement - enfouissement
de Dieu dans la chair », selon le mot du théologien Hans Urs von Balthasar
(p. 401) « voici ce que signifie dynamiquement "le Verbe s'est fait
:
langage de Dieu, non seulement profère la Parole de Dieu avec son corps
et son âme, mais soit cette Parolel. »
souligne Pascal, n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire
l'ange fait la bête2 » (p. 677).
l'Écriture ajoute aussitôt Et que l'homme ait autorité sur les poissons de
:
]
la mer et sur les oiseaux du ciel [... (Gn 1, 26). Par là nous comprenons
que l'homme est à l'image de Dieu en ce par quoi il l' emporte sur les
autres animaux, c'est-à-dire par la raison (ipsa ratio), l'esprit (vel mens),
l'intelligence (vel intelligentia) ou tout autre mot plus apte à désigner cette
prérogative3. » Non seulement donc, l'homme ne peut ni ne doit faire la
bête, mais il est précisément homme en cela qu'il n'est pas « bête » - à tout
les sens du terme (!) - par sa raison (ratio), son esprit (mens) ou son
intelligence (intelligentia).
L'âme charnelle.
Selon la loi de l'« emmontement » du temporel dans l'éternel, et donc
du charnel dans le spirituel, la chair prendra donc prioritairement le chemin
de l'âme - comme on monte à son bord pour ne pas rester seul. Ainsi
s'entend précisément l'« âme charnelle » chez Péguy. Qu'il suffise en cela
d'y voir seulement sa définition comme une sorte de « tiers ordre » -
d'indissoluble « lien » (nexus) ou de « tierce création » - dans Le porche
du mystère de la seconde vertu. Ni âme, ni corps, ni même simple
composé, Dieu créé principalement en l'homme ce qui les « unit » et les
« insère » l'un à l'autre, plutôt que leurs substances simples ou composées :
« Dieu n'a pas créé seulement l'âme et le corps, l'âme immortel et le corps
mortel mais qui ressuscitera. Mais il a créé aussi, d'une tierce création il a
créé. Ce lien mystérieux, ce lien créé, cet attachement, cette liaison du
corps et de l'âme, d'un esprit et d'une matière » (p. 579).
À l'instar de Maurice Merleau-Ponty des années plus tard, Péguy fait
donc voir, de façon quasi phénoménologique ou descriptive, que doivent
cesser ces « préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le
voyant dans le corps ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant
comme dans une boîte1 ». Le corps au contraire, chez Péguy, ou l'âme
charnelle, est fait là aussi d'une « texture » et d'une « membrure » de
visible et d'invisible plus que de substance de chair et d'âme. La chair
épousée par le Christ dans le Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle
n'est pas la chair « de l'homme », à la manière d'un substrat pris à parti par
son contraire (l'âme), mais « la faiblesse et l'infirmité de toute chair
d'homme, la faiblesse, l'infirmité de la chair d'homme » (p. 749). Un tissu
commun plus qu'une simple communauté de matière - une « chair
d'homme » plus qu'une « chair de l'homme » (p. 749) -, fait à la fois
l'homme et Dieu, et leur commune inter-corporéité. On le reconnaîtra
d'ailleurs en Jésus-Christ lui-même, indique Péguy, à la manière dont il
prend en charge nos « registres d'humanité » ou notre manière d'être au
monde par notre corporéité « il s'était incorporé. Par son incorporation,
:
par son incarnation, par son entrée sur les registres de l'humanité, par son
incarnation on peut dire qu'il avait fait dans le monde, dans le siècle, une
entrée maxima, non pas de beaucoup mais d'infiniment la plus grande
entrée que l'on y est jamais pu faire, venant du plus loin, d'infiniment
loin2 » (p. 655).
L'âme n'est donc pas annihilée ou perdue dans la chair chez Péguy,
mais elle doit au contraire suivre ou porter elle aussi le poids de sa chair -
comme Jésus-Christ, souligne le Dialogue, « suivit son corps [...], comme
un pauvre homme son corps, l'indication de son corps, l'invocation de son
corps, l'évocation de son corps » (p. 753). Dans cette suite, dans ce labeur
de l'âme scellée à la charrue de son corps selon la belle image du Porche,
se tient précisément l'étroite proximité de l'« âme charnelle » chez Péguy à
l'« âme faite chair » chez Tertullien « la chair du Christ est composée
:
d'âme, parce que l'âme serait devenue chair (quod anima caro sit facta),
souligne le De Carne Christi. Par conséquent, la chair elle-même est âme
« parmi nous », « comme les nôtres », « parmi les nôtres » (p. 753). Dit
autrement, peu nous importe, pour nous aujourd'hui comme hier pour
Péguy, que le Christ ait lui aussi épousé « l'âme charnelle », ou que sa
propre « chair soit faite de l'âme » (caro animalis) ou son « âme de sa
chair » (anima carnalis) selon le mot de Tertullien, si, du même coup,
l'emmontement de son corps dans son âme comme dans l'âme de Dieu
n'est pas tout de go la condition de possibilité et l'épanouissement de
l'emmontement de mon propre corps, et de mon âme charnelle, dans la vie
et le pathos divin : « s'il n'avait pas eu ce corps, mon ami, s'il avait été,
s'il était resté un pur esprit, s'il s'était fait ange, s'il avait été, s'il était resté
un pur esprit, s'il s'était fait ange, s'il avait été, s'il s'était fait un esprit plus
ou moins pur, plus ou moins incharnel, s'il n'avait point été L'ÂME CHARNELLE
enfin, s'il ne s'était point fait cette âme charnelle, une âme charnelle,
comme nous, comme les nôtres, parmi nous, parmi les nôtres, s'il n'avait
point souffert cette mort charnelle, tout tombait, mon enfant, tout le système
tombait ; tout le christianisme tombait ; car il n'était point homme tout à
fait » (p. 753).
Voir la chair.
Nous l'avons dit, cette « histoire arrivée à la chair » à Gethsémani
(Clio 1) pourrait bien conduire l'âme chrétienne sur d'autres et plus
cri du Christ dans son Eli, Eli, lama sabachatani - la voie de « l'atroce
prière d'une anxiété charnelle » (p. 744) - et celle de l'angoisse de l'homme
tout court. Mais le Christ vit cependant en Fils, « très spécialement,
particulièrement, presque professionnellement [...] comme fils
de Dieu »,
souligne le Dialogue dans une rare justesse théologique (interprétation
trinitaire de la passion), cette prière d'homme et de tout homme (p. 751).
Son « âme charnelle » dite cette fois en termes de « rupture charnelle » -
« la rupture qui se fait une fois ; la rupture des tissus, la rupture des
vaisseaux, la rupture des cordons de la vie » (p. 744) - s'offre donc tout
entière jusque dans sa brisure au Père. Le « Notre Père » (Pater noster)
devient pour lui « mon père » (Pater mi) dès lors que, par son invocation,
le Fils ne s'enferme jamais sur elle (p. 751). Ainsi m'enseigne-t-il à moi
aussi, non pas trinitairement mais comme intégré dans sa vie trinitaire, non
pas à me blottir sur ma propre souffrance mais au contraire à en faire moi
aussi l'offrande à un autre en moi - ma propre chair attendant en même
façon, mais en la sienne cette fois, d'être présentée, et comme exposée,
pour être donnée corpus est meum (ceci est mon corps) [p. 750]1.
:
Péguy "entrant dans" le vécu charnel du Fils [...] voyez ce que c'est que
: