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DE DIGNITÉ HUMAINE
DANS LA PENSÉE DE
KANT ET DE PASCAL
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BIB L I OTHÈQ U E D'HI STO I RE DE L A P H I LOSOP H IE
LA NOTION DE DIGNITÉ
HUMAINE DANS LA P ENSÉE DE
KANT ET DE PAS CAL
PAR
Zivia KLEIN
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, ve
1968
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1968
Printed in France
PREFACE
professeur à la Sorbonne.
A la mémoire de mon père,
ma mère et mes frères,
victimes de l'holocauste nazi.
AVANT-PROPOS
ceux qui, dans une souffrance sans égale, ont renoncé à leur di
gnité? Je ne le crois pas.
Il faut donc remettre en cause la notion de dignité. Pour les
témoins des événements de notre siècle, elle est devenue un peu
inconfortable. La philosophie saura-t-elle rectifier le témoignage
de notre expérience? Voilà la question que je me suis posée.
Or, si nous nous en rapportons à la philosophie, il semble au
premier abord que cette notion est absolument évidente et qu'il
ne se cache derrière elle aucun problème. C'est là un « privi
lège » ou une « prérogative » universels, généralement reconnus
et aucun doute là-dessus n'est pour ainsi dire permis. Mais dès
le moment où l'on recherche un principe philosophique pour la
justification de cette notion, il s'avère que la chose n'est plus
aussi simple que cela. Il est vrai que toute notion est sujette à
controverse et on ne saurait en alléguer une seule par rapport
à laquelle la philosophie ait abouti à une conclusion universel
lement valable et désormais inébranlable. Mais le cas de la di
gnité est particulièrement déconcertant, car , autant que je le
sache, sa réalité objective a été admise dans la plupart des sys
tèmes philosophiques en prémisse, et c'est seulement dans l'ex
posé de ses titres que consistait la différence entre eux.
J'ai donc cherché pour point de départ une définition qui, en
n'entrant pas dans des subtilités d'ordre philosophique, soit
acceptable pour tous. Je l'ai empruntée à Larousse, et voici ses
termes
Dignité : l. Hautes fonctions, charge ou titre éminent ;
2. Noblesse, gravité dans les manières ;
3. Respect de soi-même.
J'ai éliminé tout de suite la deuxième définition qui ne con
cerne que l'image extérieure de la dignité comportant d'ailleurs
dans la plupart des cas un certain fond de pharisaïsme. Pour
la troisième nous avons vu par ce qui précède qu'il y a des si
tuations dans lesquelles le respect de soi-même ne tient plus, et
est obligé de capituler. Si nous voulons donc sauvegarder le res
pect de soi-i;nême, il nous faut assurer avant tout le respect de
tous les autres êtres humains. Il faut protéger l'homme devant
l'homme. Quant au premier sens, lié à des hiérarchies sociales,
il ne peut renvoyer à une dignité vraiment humaine que dans
la mesure où il serait entendu que tous les hommes ont accès
à ces hautes fonctions. Si la dignité humaine est réelle, il
doit y avoir un principe de ce genre. En effet, la philosophie
INTRODUCTION 13
2. Préambule.
3. Carl BECKER, The Decla,ation of Independence, p. 36.
4. Ibid., p. 38.
INTRODUCI'IOXN 15
KANT
Le concept d'un règne des fins reflète les deux sources qui ont
contribué à la formation du système moral kantien, le rationa- ·
lisme et le christianisme. Car, d'un côté, il se retrouve déjà chez
Leibniz qui, lui aussi, a cherché à concilier les diverses attitudes
philosophiques et théologiques et a transposé ainsi la Cité de
Dieu du christianisme en un royaume des fins plus conforme a:ux
exigences rationalistes ; d'autre part la lecture · de la Religk,n
dans les limites de la simple raison suggère l'influence profonde
que l'idée de la Cité de Dieu a eu sur Kant lui-même et quel ef
fort il a fait pour adapter sa philosophie purement rationnelle
à l'enseignement du christianisme. Mais tandis que chez Leibniz
la distinction faite entre le monde sensible et le monde intelli
gible, qui a permis l'établissement d'un royaume des fins , com
portait la possibilité d'un pas sage graduel de l'un à l'autre;· le
travail critique de Kant, inauguré par la Critique de la Raison
Pure a abouti à une séparation radicale du monde des noumène s
de celui des phénomènes. Cette séparation est la pierre de
touche dans tous les cas où la raison s'emmêle dans des contra
dictions de toutes sortes, amphibolies, paralogismes et antino
mies . Car la distinction entre les deux ordres n'est pas seulement
le fruit d'une connaissance confuse, comme chez Leibniz, mais
elle est en réalité inhérente aux choses elles-mêmes .
La connaissance de cet autre monde, intelligible, dépasse les
capacités d'un être fini comme l'est l'homme en tant que phé
nomène. Car pour franchir ces limites, il lui faudrait une intui
tion intellectuelle qu'il ne possède pourtant pas. Il doit se bor
ner à ce que son intuition sensible lui présente comm e donné
dans l'expérience. Or ce monde des_ noumènes, des choses en
22 KANT
soi, ne lui est donné dans aucun e expérience. Il n 'est qu'une idée
d e la raison, légitime selon Kant, car dérivée d'un e < Naturan
lage >, disposition naturelle et in évitable, mais qui n 'est pas pour
autant susceptible d'élargir le domaine des connaissances hu
maines au-delà de ses limites légitimes .
Ainsi il paraît qu 'il y a un abîm e insurmontable entre les deux
mondes . Mais Kant a néanmoins laissé une toute petite possi
bilité de frayer un passage entre eux, l'idée de liberté. En e ffet
la solution de la troisième antinomie a prouvé qu' il n ' est pas
impos sible qu'il y ait une autre causalité que celle des lois de
la nature, une causalité qui s erait cap able de commencer d ' elle
même une série d' événements san s y être prédéterminée par
une condition quelconque. C ette cau salité ne peut relever que
de la raison et étant indépendante à l' égard de la natur e , elle
se traduit p ar le mot de Liberté. Donc la liberté émanant de la
raison est capable d' ouvrir une porte sur un ordre surnaturel ,
inconditionné , le monde des cho ses en soi . Mai s , nous avertit
Kant , cette capacité n ' est que purement pratique, par rapport
aux événements créés par la raison elle-mêm e . Au point de vue
théorique, dans le s ens d ' élargissement de nos connaissan ce s ,
elle reste s a n s pouvoir.
C 'est à cette conclusion qu ' a abouti la Critique de la R aison
Pure. L'usage théorique de l a raison reste enfermé dans le champ
de l'expérience, mais son usage pratique est à même de créer des
possibilités nouvelle s . Et comme l'intérêt pratique chez Kant
est devenu avec le temps de plus en plus prédominant, il a con
sacré les vingt dernières année s de sa vie à l' élaboration de sa
philosophie pratique. Au fur et à mesure que ses travaux avan
cent , les notions liées à la morale reçoivent une position tou
jours plus assurée. La tendance critici ste l'abandonne peu à p eu ,
le dogmatisme l'emporte. C e qui n 'était qu'une idée devient
po stulat et même un postulat se transforme en catégorie de l a
raison devenant ainsi u n concept entièrement légitime , analo
gue aux catégories de l'entendement .
Mais malgré l'immense effort que Kant a fait pour cimenter
son système et pour lui donner une sûreté et une beauté architec
tonique, les trou s percent de toutes parts. Il suffit de confronter
les prétentions de Kant avec les résultats . Cette philo sophie
qui se veut purement rationaliste ne repose pour la plupart de
ses affirmations que sur de s petitiones principii, sur des dog
mes, en fin de compte, elle n ' a de recours que la foi . Mais l a
foi que Kan t invoque n ' a p a s l e pouvoir d e toucher le cœur
SOCIBTé 'éTHICO·RBLIGIBUSB 23
aussi directement que la foi religieuse, pour qui s'y prête. D' autre
part, les divers éléments dont est construit c et édifice, dépen
dent l'un de l' autre sans qu' aucun d ' eux reçoive un fondement
plus s-0.r, par voie de démonstration. D'ailleurs ils ne sont pas
aussi divers que cela , ce s ont des concepts convertibles, réci
proques , qui se réduisent à un seul : celui de liberté. La liberté
mise en doute, tout s'effondre. Et pourtant elle demeure dou
teuse.
2. ETR ES RAISONNABLES .
« . . . mais, puisque les lois morales doivent valoir pour tout être
raisonnable en général, [il est encore de la plus grande impor
tance] de les déduire du concept universel d'un être raisonna
ble en général et ainsi d'exposer toute morale, qui dans son
a p P l i c a t i o n aux hommes a besoin de l'anthropologie, d'abord
indépendamment de cette dernière science, comme philosophie
pure, c'est-à-dire comme métaphysique 9 • • • �
Notons en passant que Schopenhauer a qualifié cette thèse
fondamentale comme simple petitio principii, car rien d'autre
qu'un argument étymologique dérivé du mot « métaphysique > 10
n'a été, selon lui, apporté en sa faveur. Quoiqu'il en soit , Kant
a à maintes reprises insisté sur la nécessité d'observer cette rè
gle cardinale : « Quand on se propose de mener à bien une
telle entreprise, il est de la plus haute importance de se tenir
ceci pour dit ; c'est qu'il ne faut pas du tout se mettre en tête -
de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution
particulière de la nature humaine. Car le devoir doit être une
nécessité pratique inconditionnée de l'action ; il doit donc va
loir pour tous les êtres raisonnables (les seuls auxquels peut
s'appliquer absolument un impératif) et c'est s_eulement à ce
titre qu'il est aussi une loi pour toute volonté humaine 11
> A•
9. Ibid. , p. 1 2 1 .
1 0 . SCHOPENHAUER , Werke, Brockhaus, 1938, t . II, p. 506.
n. Fondemen ts, pp. 144- 1 4 5 ; v. aussi pp. I I 5, 1 65.
26 KANT
4. PER SONNALITÉ .
20. Ibid. , p. 34 1 .
21. Ct'itique de l a Raison pratique, p . 142.
30 KANT
2 2 . Fondements, p. 1 4 9 .
2 3 . V. DELBOS, La Philosophie pratique de Kant , p. 3 74 .
.24 . Critique de la Raison pratique, p. 92.
32 KANT
5 . F IN EN SOI .
6. MORALI TÉ .
38. Der Begriff der Persônlichkeit bei Kant , Archiv für Geschichte der Philoso-
phie , t. X, p. 84 .
39. Fondements, p. 1 60 .
40 . Critique de la Raison pratique, p. 3 7 ; v. aussi p. 30.
4 r . La Religion dans les lim-ites de la simple raison, p. 7 1 .
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIG IEUSE 37
cevoir tels qu'ils doivent être pour être conformes à l' idée de
l'humanité a_ >
L'homme tel quel n'importe donc ; un autre est mis à sa
place qui serait conforme à l'idée de l'humanité et aurait le pou
voir requis pour remplir les devoirs . Mais tandis qu'ici le pou
voir dérive du devoir par une sorte d'arrangement providen
tiel, à un autre endroit , c' est le devoir qui dérive du pouvoir
(actions libres) : « ... car, puisqu'il y a des actions libres, il
doit y avoir aussi des fins auxquelles tendent ces actions com
me à leur obj et. Et parmi ces fins, il doit aussi y en avoir quel
ques-unes qui soient en même temps (c'est-à-dire d'après l'idée
même que nous nous en faisons) des devoirs » 48
•
ture peut aussi les arranger à son gré, sans jamais se demander
si la nature est vraiment du même avis. D'ailleurs aucune pro
testation de sa part n'est à prévoir, mais aucune confirmation
non plus. Quoiqu'il en soit, comme le dit Trendelenburg '1\ la
démonstration du « doit > chez Kant est défectueuse, tandis que
celle du « peut > n'est même pas tentée.
Au fait, comment la loi s'impose-t-elle à l'homme, comment
s'en rend-il compte ? <! • • .la loi morale est donnée comme un
fait de la raison pure, dont nous sommes conscients à priori et
gui est apodictiquement certain, en supposant même qu'on ne
puis se alléguer dans l'expérience aucun exemple où elle ait été
exactement suivie. Ainsi, aucune déduction, aucun effort de la
raison théorique, spéculative ou aidée par l'expérience ne peu
vent prouver la réalité objective de la loi morale ; par consé
quent, si même l'on voulait renoncer à la certitud e apodictique,
cette réalité ne pourrait être confirmée par expérience et prou
vée ainsi à posteriori et cependant elle se soutient par elle
même '1 • >
Mais si la loi est un fait « apodictiquement certain > et si
elle « ordonne catégoriquement », l'homme n'a qu'à s'y sou
mettre et l'expérience devrait certainement le prouver san s pei
ne. Car, dit Kant ailleurs sur la loi : « Avec ce qui vient d'être
dit, la raison commune des hommes dans l'exercice de son ju
gement pratique est en parfait accord, et le principe qui a été
exposé, elle l'a toujours devant les yeux "'. >
La morale se trouverait donc dans une situation tout à fait
satisfaisante. Toutefois Kant lui-même semble plus sceptique à
ce sujet : « En effet, ni la raison ne peut faire comprendre, ni
des exemples tirés de l'expérience établir comment il est possi
ble que l'idée seule d'une conformité à la loi en général puisse
être pour le libre arbitre un motif plus puissant que tous le s
motifs imaginables tirés d'avantages quelconques ; parce que, en
ce qui concerne le second, même s'il n'avait jamais existé un
homme qui eût obéi sans condition à cette loi, néanmoins la
nécessité objective d'être un tel homme n'en est pas diminuée
et est en soi évidente ü . >
En quoi donc peut consister cette évidence si ni la raison, ni
l'expérience ne peuvent la soutenir ? Kant n'a pas donné de ré-
1 a I u t t e et non I a s a i n t e t é dans la p o s s e s s i o n
présumé e d'une parfaite pureté des intention s de la volonté 68 • >
Il y a donc une di stinction n ette entre la morale proprement
dite (sainteté) et la vertu , distinction encor e plus accentu ée
dans le passage suivant : « Pour des créatures s a i n t e s (qui
ne pourraient pas même être tentées de manqu er à leur devoir) ,
il n'y aurait point de doctrine de la vertu , mais seulement de
la morale u_ >
Mais qu'est-ce donc que la vertu , s eul apanage auquel l 'hom
me peut prétendre ? « Etre sûr du progrè s indéfini de ses ma
ximes et de leur tendance constante à une marche en avant,
c',est le point le plus élevé que puisse atteindre une raison pra
tique finie, c' est la v e r t u , qui , du moins, comme pouvoir n a
turellement acquis ne peut jamais être parfaite, parce que l' as
surance n ' est j amais dans ce cas une certitude apodictique , et
que , comme conviction , elle est très dangereuse » 66
•
7 . AUTONOMIE.
n'est pas dans son for intérieur que celui-ci trouvera l'inter
prétation du langage de la loi, qui là n'est qu'une pure forme
entièrement abstraite.
Ensuite , cette identification arbitraire de la volonté et de la
raison pratique ne peut que rendre la liberté vaine, illusoire,
quoiqu'en dise Kant. « La raison pratique n'est pas une volon
té... Il faut maintenir que la liberté est dans l'indépendance de
la personne à l'égard même de la contrainte de la raison pra
tique � dit Reinhold 711 • Ce n'est plus une autonomie , mais une
« logonomie et en même temps la hétéronomie la plus saillante
de la personne � dit Scheler n_
Le passage du monde intelligible au sensible n' est donc , après
tout, que présumé . Par ailleurs, le concept de l'autonomie de
vait fournir la condition formelle du règne des fins : « Le con
cept suivant lequel tout être raisonnable doit se considérer
comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une
législation universelle afin de se juger soi-même et ses actions
69. Critique de la Raison pratique , p. 4 1 .
70. Doctrine du Droit , p. 1 70 7 1 . Fondements, p. 1 6 2 .
72 . DELBOS ,La Philosophie pratique d e Kant , pp. 4 5 5-45 6, note.
73. Formalismus in der Ethik, p. 386.
SOCIÉTÉ ÉTHI CO-RELIGIEUSE 45
74. Fondements, p. 1 58 .
75. Critique d e l a Raison pure, pp. 340-34 1 .
76. Critique de l a Raison pratique, p . 1 3 2 .
77. Doctrine de l a Vertu, p. 72 .
7 8 . Critique de la Raison pratique, p. 1 32 .
79. Ibid. , p . 1 3 3 , note.
Bo. La Religion dans les limites de la simple raison , p. 1 2 7.
46 KANT
plus, il ne fait qu'un avec elle > Etant donné le rôle capital
81
•
8. LIBERTÉ.
4
50 KANT
fait que la liberté est réelle ; car cette idée se manifeste par
la loi morale •. >
Donc la loi morale qui est elle-même un fait qui n'est peut
être ni démontré ni prouvé et par conséquent au moins con
testable, doit servir de ratio cognoscendi à la liberté dans la
quelle réside toute la ratio essendi de la loi et de l'édifice en
tier. « La réalité objective d'une volonté pure ou, ce qui est la
même chose, d'une raison pure pratique est, dans la loi morale,
donnée à priori comme par un fait, car on peut appeler ainsi
une détermination de la volonté qui est inévitable, bien qu'elle
ne repose pas sur des principes empiriques. Or, dans le con
cept d'une volonté est déjà contenu le concept de la causalité,
par conséquent dans celui d'une volonté pure est contenu le
concept d'une causalité avec liberté, c'est-à-dire d'une causalité
qui ne peut être déterminée d'après des lois naturelles, qui par
conséquent n'est capable d'aucune intuition empirique, comme
preuve de sa réalité, mais qui néanmoins (comme on le voit ai
sément) justifie pleinement a priori sa réalité objective dans la
loi pratique. . . •. >
Kant ne soutient donc plus que la liberté nous est donnée
dans l'intuition sensib]e comme un fait psychologique, mais
s'en remet exclu sivement à la loi morale. Que dirons-nous ce
pendant s'il s'avère que pour la loi morale, il s'en remet à la
liherté ? c: Dans cette besogne la critique peut, par conséquent
sans encourir de blâme, et elle doit commencer par les lois
pratiques pures et leur réalité. Mais au lieu de l'intuition, elle
leur donne pour fondement le concept de leur existence dans
le monde intelligible, c'est-à-dire le concept de la liberté ... >
« Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette
raison que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intel
ligible •. >
Ainsi si la loi manifeste la liberté, c'est la liberté qui lui sert
de fondement. La distinction entre la ratio cognoscendi et la
ratio essendi ne peut résoudre ce cercle vicieux, Kant lui-même
l'avoue : < Il y a ici, on doit l'avouer franchement, une espèce
de cercle vicieux manifeste, dont, à ce qu'il semble, il n'y a pas
moyen de sortir. Nous nous supposons libres dans l'ordre des
•••
1 . F INALITÉ.
1 04 . Ibid. , p . 2 32 .
58 KANT
2 . ESPÈCE.
les Etats n e sa uraient avoir aucune garantie, les uns vis-à-vis des
autres contre l a violence, et être assurés de pouvoir faire, com
me c' est le droit de chacun, c e q u i l e u r s e m b l e j u s t e
e t b o n , sans dépendre en cela de l'opinion d' autrui u»_ >
En effet une liberté san s loi se contredit, aussi bien dans une
société j uridique que dans une société éthique. Car alors elle
entrerait nécessairement dans une collision avec celle des au
tres , ce qui ne peut être évité qu'au prix de sa circonscription
par une loi u niverselle. « Par conséquent une société dans la
quelle l a l i b e r t é s o u m i s e à d e s l o i s e x t é -
r i e u r e s se trouvera lié e au plus haut degré possible à une
puissance irrésistible, c' est-à -dire une organisation civile d'une
équité parfaite , doit être pour l'espèce humaine la tâche suprê
me de la nature . Car la nature, en ce qui concerne notre espèce,
n e peut atteindre ses autres desseins qu' après avoir résolu et
réali sé cette tâche 110 • >
Voilà donc l'homme attelé à cette b esogne difficile qu'est l'avè
nement d'une organisation civil e d'une équité parfaite. Pour
qu'il pui sse la mener à bien , la nature l'a muni de la raison et
de la liberté du vouloir. Et cependant aucun individu n ' est à la
mesure de c ette tâche. < Aussi chaque homme devrait-il j ouir
d'un e vie illimitée pour appren dre comment il doit faire un com
plet usage de toutes ses dispo sition s naturelles. Ou alors, si la
nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c' est pré
cisément le cas), c'est qu 'elle a besoin d'une l i g n é e p e u t -
ê t r e i n t e r rn i n a b l e d e g é n é r a t i o n s où chacune
transmet à la suivante ses lumières pour amener enfin dans no
tre espèce les germes naturels j usqu'au degré de développement
pleinement conforme à ses desseins 11.1_ >
D ' où la triste conclusion : « Chez l'homme (en tant que seule
créature raisonnable sur terre) , les dispositions naturelles qui
visent à l'usage de sa raison n ' ont pas dû recevoir leur dévelop
pement c omplet dans l'individu, mais seulement dans l'es
p�ce m_ >
Cette conclusion est encore plus préj udiciable à la dignité in
dividuelle de l'homme que dans le cadre du règne des fins. Car
là l'immortalité de l'âme garantissait dans un certain sens la
possibilit é de perfection personnelle, à titre individuel. Ici l'in-
3 . PROGRÈ S.
LA C ONDITION HUMAINE
5
66 KANT
1 2 3. La Religion dans les limites de la simp'le raison, p. 39. 124. Ibid. , p. 53.
125. Ibid. , p. 50.
LA CONDITION HUMA INE 67
ble besoin auquel dès lors il ne p eut être remédié par rien d'au
tre ; car ce qui n'a pas sa source en lui-même et en sa liberté.
ne saurait compenser la déficience de sa moralité . D onc en ce
qui le concerne (aussi bien objectivement quant au vouloir que
subjectivement quant au pouvoir) elle n ' a aucunement besoin
de la religion, mais se suffit à elle-même, grâce à la raison pure
pratique 1&1 _ >
L'homme sans Dieu s e suffit. Tout élan hors de lui est super•
flu. Nous voyons que la conception pes simiste d e la n a
ture humaine n ' a rien fait supprimer à Kant des obligations
qu'il impose à l'homme, car la rai son e t la libei·té , dont il est
doué, ont tout le pouvoir requis pour s'acquitter de la tâch e .
Dans le cadre de la société éthique l' accomplissement du devoir
dépendait cependant de l'immortalité de l ' âm e , tan dis qu e dans
la société juridiqu e universelle, il appartenait à l' espèce seule
dans un temps indéfini. Etant par conséquent une idée, il a pu
conserver toute sa pureté et toute son intégrité . Mai s dans u n
cadre plus modeste , notamment l a réalité concrète par rapport
à l' individu mortel, est-il possible de soutenir les mêmes exi
gences ? Evidemment Kant affirme que oui ; nous verrons pour
tant que sa Métaphysique des Mœurs parle un tout autre lan
gage.
2 . DEVOIRS.
car en core l ' exnéri en ce n'a r�n à voir dans la morale. « Les de
voirs d' éthique n e doivent pas être estim és d'après le pouvoir
qui appartient à l ' homme de satisfaire à la loi , mais au contraire ,
cette pui ssance morale doit être estim ée d'après la l o i , qui com
mande c atégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent
de la connaissanc e empirique . . . l.M. 1>
Mais Kant ne peut pas, m algré tout, faire abstraction du fait
que la réalisation du bien est ain si impo ssible : « Or la distance
du bien que nous devons réaliser en nou s , au mal d'où nous par
tons est infinie , et à cet égard on ne pourra j amais parvenir au
but, en ce qui concerne l' acte, c' e st-à-dire la conformité de no
tre conduite à la sainteté de la loi . Il faut néanmoins qu'il y
ait accord entre elle et la moralité de l'homme. On doit donc
faire con si ster c ette moralité dans l'intention , dans la maxime
universelle et pure de l ' accord de la conduite avec la loi. . . >UII, .
« humanité qui réside dans notre personne > n'est qu' une petitio
principii qui dérive d'une inclination à méconnaître l'homme
tel quel, en lui substituant une notion abstraite. Et cela ne peut
être que l'effet du mépri s pour sa personne. Nous savons d'ail
leurs que Kant considérait la misanthropie comme une qualité
sublime du caractèr e humain 140 •
Quels sont les devoirs appropriés à l'homme considéré ainsi ?
Ceux qui le concernent en tant qu' être animal sont très sim
ples : ne pas se suicider, ne pa s abuser du sexe, ne pas abuser
de boisson. Le premier est conçu exclusivement par rapport à
l'humanité : « Car pour ne rien dire du besoin de se conserver
soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c'est
un devoir de l'homme envers lui-même d'être un membre utile
dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l'huma
nité qui réside en sa propre personne et à laquelle il ne doit pas
déroger 141 • >
Il serait intéressant de voir un candidat au suicide retenu par
une pareille considération. Ne serait-ce plutôt le désespoir dans
la valeur de l'humanité en sa personne ou celle des autres qui
le pousse souvent au suicide ?
D'ailleurs les devoirs de l'homme envers soi�même en tant
qu'être animal ne présentent pas de difficulté s insurmontables,
la nature ayant mis en lui les dispositions utiles à cet effet :
l'instinct de conservation de soi-même, l'instinct de conserva
tion de l'espèce et l'instinct de société. Les vices qui en peuvent
découler, la grossièreté, l'intempérance, la lascivité , l'anarchie,,
sont su sceptible d'être, avec un certain effort, écartés .
Les devoirs de l'homme envers lui-même en tant qu'être moral
sont à plus forte raison conçus en fonction de la con sidération
de l'humanité qui réside en lui : « Quant à ce qui concerne les
devoirs de l'homme envers lui-même, considéré comme être
p u r e m e n t moral (abstraction faite de son an im alité) , ils
consi stent dans une condition formelle , dans l'accord des ma
ximes de sa volon té avec l a d i g n i t é de l'humanité qui ré
side en sa personne . .. 1u. >
Ces devoirs impliquent avant tout la perfection de soi-même,
au point de vue physique et moral. La perfection physique ne
comporte certainement pas la réalisation d'u n idéal de beauté,
car cela dépend largement des don s de la nature, et la perfec-
par rapport aux autres, mais quel est son véritable caractère ?
Kant le dit lui-même : « Ce ne sont là, il est vrai, que des œu
vres e x t é r i e u r e s ou accessoires (parerga) offrant une belle
apparence de vertu, qui d'ailleurs ne trompe personne, parce
que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n'est qu'une sorte
de petite monnaie ; ma is. . . Un a b o r d f a c i 1 e , un l a n -
g a g e p r é v e n a n t, la p o l i t e s s e, l ' h o s p i t a l i t é ,
cette douceur dans la controverse qui écarte toute dispute, tou
tes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures
qui obligent aussi les autres, et qui favori sent le sentiment de
la vertu, en la rendant plu s aimable 148 • >
Ce n'est vraiment pas beaucoup au point de vue moral que
cet élan aimable vers les autres , mais aussi ne mérite-t-il pas
le nom de vertu. Celle-ci, il paraît, doit touj ours tendre vers
l'intérieur de l'homme ; ce qui se pas se au dehors ne la regarde
pas. « La culture de la vertu, c'est-à-dire l ' a s c é t i q u e
morale a pour principe, en tant qu' il s'a git d'un exercice ferme
et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutu
me toi à s u p p o r t e r les maux accidentels de la vie et à
t ' a b s t e n i r des jouis sances superflues (sustine et absti
ne) ll5().>
Que cette fameuse formule stoïcienne n'implique pas un égoïs
me parfait, le soutienne qui veut. Mais on ne peut pas ne pas
voir qu'elle conduit à la rupture des lien s essentiels avec les
autres, à un isolement. Et c'est pourtant Kant qui a dit : « C'est
un devoir aussi bien envers soi-même qu'envers les autres de
pousser le commerce de la vie ju squ'à son plus haut degré de
perfecti on morale (officium, commercii sociabilita s) ; de ne pas
s ' i s o l e r (separatistam agere) ; de ne pa s ou blier tout en
plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de
considérer ce cercle que l'on trace autour de soi comme étant
lui-même inscrit dans un cercle qu i embra sse tout, c'est-à-dire
dans le cercle du sentiment cosmopolitique 161 • >
b) L 'h o m m e et autrui.
Les principes qui doivent inspirer l'homme dans ses relations
avec autrui sont conçus par Kant dans un esprit très généreux
x 59. Critique de la Raison pratique, p. 90.
160. Dodrine de la Ve,tu, p. 97.
x 6 1 . Fondements, p. n 3.
76 KANT
1 6 5 . Ibid. , p. 1 5 7.
1 66. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 1 3 1 .
167. Ibid. , p . 1 25. 168. Doctrine de la Vertu , p. 123.
78 KANT
Amour :
« L ' a m o u r est une affaire de s e n t i m e n t , non de vo
lonté : je ne puis aimer parce que je le v e u x et encore moins
parce que je le d o i s (je ne puis être forcé à l'amour) ; un
d e v o i r d ' a i m e r est donc un non-sens .. . Ce que l'on fait
par contrainte, on ne le fait pas par amour 1• . :» [et le devoir
présuppose une contrainte] « .. .il y faut voir une maxime de
b i e n v e i 1 1 a n c e (un principe pratique), ayant pour effet
la bienfaisance > uo_
Respect :
« Il en est de même in du r e s p e c t que nous devons témoi
gner aux autres ; il ne s'agit pas en effet ici simplement de ce
s e n t i m e n t qui résulte de la comparaison. .. mais d'une
m a x i m e qui consiste à restreindre notre estime de nous
mêmes au moyen de la dignité de l'humanité dans une autre
personne et par conséquent on doit entendre ici le respect dans
le sens pratique (observantia aliis praestanda) ... ir.a_ > < ... Tout
le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi
en général (revereri legem) . . . 17• _ >
Amitié :
Bienfaisance :
Compassion
< . . . Or ce ne peut être un devoir d' augmenter l e mal dans le
monde, et par conséquent de faire le bien par c o m p a s -
s i o n 11 0 > . C ar nous sommes alors deux à souffrir d e la dou
leur . . .
Pitié :
« L' espèce d e bienfait offensant qu'on appelle la p i t i é , et
qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes est en
core une chose dont les hommes devraient s'abstenir les uns
à l'égard des autres m. >
Pardon :
« Le p a r d o n (placabilita s) est donc un devoir de l'homme ;
mais il n e faut pas le confondr e avec cette lâche disposition à
supporter les off en ses (ignava iniuriarum patientia) , car ce se
rait j eter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que
l'homme se doit à lui-même l'ls_ >
Sacrifice :
« Le s acrific e de son propre bonheur et de ses vrais b esoins
au bonheur et aux besoins d' autrui deviendrait une maxime
contradictoire en so i si on l' érigeait en loi universelle . . . La loi
ne s 'applique pas ici à des actions déterminées mais s eulem ent
à des maximes 1.,.. >
C ' est donc seulem ent pour nous installer dans ce monde gla
cial d'où tout contact humain direct, amour, compassion , pitié ,
voire respect sont chassés que Kant a établi d e s principes a u s si
élevés . Devoir, c' est pouvoir. Pourquoi donc n e peut-on aimer
si on l e doit ? Car , répond Kant, devoir, c ' est s' imposer une
contrainte. Ainsi un amour sans contrainte n' est pas vertueux .
Et le respect, qu' e st-il devenu ? Peu importent les a ffirm ation s
toujours renouvelées de Kant que l e respect est dû à tout hom
me en tant que suj et de la loi . Cette lo i même le ren d impossi
ble . Car elle usurpe le respect en mettant en m ê m e temps en
relief tout l'abîme qui sépare l' homme de l ' accompli ss ement de
ses devoirs . Elle fait d'un homme le juge implacable d ' un autre ,
ce qui est inévitable tant que la loi s era l e suj et du respect , et
non pas l a personne humaine tell e quelle . Car, puisqu 'il y a
dans ce systèm e des hommes qui ne sont même pas dignes de
pitié, comment le s eront-ils de respect ?
Ainsi l'homme est tombé très bas et la chute est d' autant plus
sensible qu'il est tombé de plus haut. Lui , de toute manière vou é
à la solitude, s e voit imposer un isolem ent hautain et s'inter
dire tout élan naturel vers autrui . Cet élan pourtant est un be
soin fondamental , une « Naturanlage » non moin s forte et légi
time que celle qui a men é à la conception des idées dialecti
ques. Seulement, pour le reconnaître , il fallait peut-être plus de
charité et d'humilité sincère que Kant n ' en poss édait .
cun homme ne peut être san� aucune dignité dans l'Etat, car
il a du moins celle de citoyen, à moins qu'il ne l'ait perdue par
sa propre f a u t e , auquel cas, s'il conserve la vie, il devient
un instrument entre les mains d'autrui... 181 • >
Evidemment la liberté est soumise à la loi et est circonscrite
par celle des autres, mais comme cela se fait par un commun ac
cord, elle n'est pas atteinte. < Et l'on n e peut pas dire que l'Etat
ou que l'homme dans l'Etat ait sacrifié à une certaine fin une
p a r t i e de la liberté extérieure qui est innée en lui ; mais il
a renoncé entièrement à la liberté sauvage et déréglée pour re
trouver dans une dépendance légale, c' est-à-dire dans un état
juridique, sa liberté en général intacte, puisque cette dépen
dance résulte de sa propre volonté législative 1&1 _ >
Cependant cette « propre volonté législative > se born e ex
clusivement au droit de donner son suffrage qui constitue seul
la qualité de citoyen A partir du moment où ce droit est
l.SII .
Egalité :
« Cette dépendance de la volonté d'autrui et cette inégalité ne
sont pourtant nullement contraires à la liberté et à l'égalité de
ces individus comme h o m m e s , formant ensemble un peu
ple ; elles sont plutôt favorables à la formation de l'Etat et à
l'établissement de la constitution civile. Mais dans cette consti
tution tous ne peuvent revendiquer au même titre le droit de
suffrage, c'est-à-dire le droit d'être citoyens, et non pas simple
ment concitoyens. En effet, de ce qu'ils peuvent exiger d'être
traités par tous les autres comme parties passives de l'Etat,
d'après les lois de la liberté et de l'égalité naturelles, il n'en
résulte pas pour eux le droit d'agir à l'égard de l'Etat lui-même
comme membres actifs , de l'organiser ou de concourir à l'éta
blissem ent de certaines lois .. . 1811 • >
Il s'agit ici des serviteurs, femmes , mineurs et étrangers . En
effet , c'est une égalité plutôt exclusive.
Justice :
« La loi pénale est un impératif catégorique. .. car , quand la
j ustice disparaît, il n ' y a plu s rien qui puisse donn er une va
leur à la vie de s homme s sur la terre. .. l.8'1'. >
des moralistes depuis Sénèque jusqu' à Rous seau pour nous pous
ser à cultiver le germe du bien qui peut-être se trouve en nous ;
si du moins l'on pouvait compter qu'en l'homme à cet égard
il y a un fondement naturel ur;_ >
Si donc à la lumière de ce qui vient d' être dit, nous nous de
mandons si la prétention à la dignité est compatible avec la
condition humaine telle quelle, il nous semble que la réponse
ne peut être que catégoriquement négative. Du moins il ne peut
y être question que la dignité soit due à tout homme, à · titre
égal.
•••
Pour résumer les résultats de notre étude de la pensée kan
tienne rappelons que le principe de dignité humaine étant pla
cé définitivement dans la moralité, il fallait l'examiner sous trois
aspects différents que cette valeur présente : la moralité de la
personnalité membre du monde intelligible ou du règne des
fins, la moralité de l'espèce dans le cadre d'une société juri
dique universelle et la moralité de l'homme tel quel. Dans le
premier cas la réalisation de la valeur morale relève de l'im
mortalité de l'âme qui est une idée transcendantale ou postu
lat pratique hors d'atteinte, dans le second elle suppose, d'une
part, la continuité de l'espèce et un progrès moral, tous deux
simples hypothèses et, d'autre part , la finalité qui n'est réellement
qu'un principe subjectif du jugement réfléchissant. Donc dans
ce cas également la moralité ne représente qu'une idée ou hy
pothèse, du reste à jamais irréalisable. Dans le troisième cas,
étant donnée la véritable condition de l'homme, celle d'un indi
vidu mortel dont l'expérience ne permet aucune illusion opti
miste, la moralité, voir la vertu, sont tout à fait impossibles à
réaliser. Il va donc de soi que dans ce cadre encore la dignité
est inconcevable . De plus la peinture de l'homme tel quel est
susceptible de rendre vaine toute prétention humaine non seu
lement à la dignité mais encore au simple respect.
Cette déviation curieuse d'une notion si catégoriquement pré
conisée tout le long de l' œuvre kantienne n'y est pas un exem
ple solitaire. Je crois avoir fait remarquer dans cette étude,
sinon toujours explicitement du moins implicitement, comment le
criticisme a abouti à un dogmatisme, le rationalisme à un my s-
PASCAL
• Frag. 3 7 3 . Les numéros des fragments des Pensées sont ceux de l 'édition
Brunschvicg.
'· . ' .
CHAPITRE I
LA CONDITION HUMAINE
2. LA PENSÉE BN GÉ�RAL.
Disproportion :
< C ar enfin qu' est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant
à l' égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu en
tre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes,
la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement
cachés dans un secret impén étrable, également in capable de
voir le n éant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti ". >
« . . . Car qui ne voit que ceux [principes] qu'on propose pour
les derniers ne se soutiennent pas d' eux-mêmes , et qu 'ils sont
appuyés sur d'autres qui, en ayan t d'autres pour appui, ne sauf-
7- Frag. 72 , p. 350.
96 PASCAL
frent j amais de dernier ? Mais nous faisons des derniers qui pa
raissent à la raison comme on fait dans les choses m atérielles,
où nous appelons un point invisible celui au-delà duquel n o s
sens n ' aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et p ar
sa nature '. >
« . . . ce que nous avons d' être n ou s dérobe la connaissance des
premiers principes, qui naissent du néant , et le p eu que nous
avons d'être nous cache la vue de l 'infini •. >
« Nous connaissons donc l 'existence et la nature du fini, parce
que nous somme s finis et étendus comme lui . Nou s connaissons
l' existence de l' infini et ignorons sa n ature, parce qu'il a éten
due comme nous mais non pas de bornes comme nou s . Mais
nous ne connaissons ni l' existence ni l a nature d e Dieu, parce
qu'il n'a ni étendue ni bornes 10• >
« Nous avons beau enfler nos conceptions , au-delà des es
paces imaginables, nous n 'enfantons que des atomes, au prix de
la réalité des choses 11 • >
Il y a donc ici un examen critique qui aboutit, comme chez
Kant , à l'affirmation de la finitude de notre entendement, de
son impuissance de saisir l e principe et la fin de l' enchaîne
ment des choses. E n d'autres termes , il nous est i mpossible
d'établir ni une métaphysique , ni un corps de science qui em
brasserait la réalité des choses. Pourtant Pas cal ne nie pas ra
dicalement la pos sibilité de la connaissance des premiers prin
cipes. S eulement, il la pla ce ailleurs que ·dans l ' entendem ent ou
raison, dans une faculté qui correspond peut-être à c e que Kant
appelle l'intuition intellectuelle, mais qui s' appelle ch ez Pascal
cœur. On y reviendra par la suite .
L a partie et la totalité :
« Si l'homme s' étudiait l e premier, il verrait combien il est
incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une par
tie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître a u
moins l e s parties avec lesquelles il a de l a proportion . Mais l e s
parties d u monde ont toutes un t e l rapport, e t u n tel enchaî
nement l ' une avec l'autre, que j e crois impo ssible de connaî
tre l'une sans l' autre et sans l e tout. . . Donc toutes choses étant
causées et causantes, aidées et aidantes médiatement et immé
diatement, et toutes s' entretenant par u'n lien n aturel et insen-
sible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens
impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non
plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement
les parties 1•. ,
Ici, par rapport à la connaissance du tout et de ses parties,
l' attitude de Pascal est plus négative que par rapport aux pre
miers principes, et plus négative que celle de Kant. Car celui-ci,
tout en refusant à l'entendement la faculté d'arriver jusqu'à
l'inconditionné, hors de la série des événements, soit-ce au pre
miers principes , soit-ce aux fins, admet cependant que dans les
limites de l'expérience l'entendement couvre tout le champ du
donné, et il en connaît les parties. Chez Pascal, l'entendement
se trouve incapable de connaître aussi bien le tout comme les
parties. Il me semble que la cause en est que le tout ne se pré
sente pas à Pascal sous la forme des séries linéaires, rangées
dans un ordre mécanique, comme chez Kant. Pascal conçoit
un enchaînement beaucoup plus ample, plus ramifié et plus ri
goureux en même temps : celui d'unité organique d'un corps
vivant.
« Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer
entière change pour une pierre a. >
Cette dépendance mutuelle dans tous les sens rend impossi
ble toute incision , toute connaissance partielle. Elle fait aussi
sentir , dans l'ordre pratique, le poids de l'action individuelle,
la responsabilité personnelle d'autant plus écrasante puisque
notre connaissance est limitée. Pour Kant la responsabilité per
sonnelle peut être assumée sans crainte du moment où la ma
xime obj ective de l'action est susceptible d'être convertie en
une loi universelle de la nature, loi imposée par la raison. Mais
pour Pascal la nature non seulement n'est pas soumise à la
raison, mais elle ne lui est pas même accessible. Elle n'est pas
un livre déchiffré ; son sens profond reste caché. Au lieu de
l'hybris kantienne qui prétend connaître, voire créer l'ordre de
la nature, vient l'angoisse devant le spectacle d'un chaos ab
surde. Se proposer d'y insérer notre action comporte un risque
énorme.
Dualisme
« Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses
est qu'elles sont simples elles-mêmes et que nous sommes corn-
7
98 PASCAL
< La diversité est si ample que tous les tons de voix , tous les
marcher, tousser, moucher, éternuer... On distingue des fruits
les raisins, et d'entre eux les muscats et puis Condrieu, et puis,
Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout? _ En a-t-elle jamais
produit deux grappes pareilles, et une grappe a-t-elle deux
grains pareils ? etc. > 19
•
en soi > est, plus qu'un exploit, une abdication. Les essences
n'ont d'autres manifestation que dans les existences, c' est à
travers celles-ci qu e nous pouvons les atteindre. Le drame de
l' existence est tout d'abord à déchiffrer. L'autre solution n'est,
à vrai dire, qu'un recul devant les difficultés . Evidemment Pas
cal lui aussi a une solution extra-mondaine, mais au moins, il
n'escamote pas le problème. Il ne cherche pas à effacer le dra
me existentiel par le moyen d'une ruse conceptuelle.
Spontanéité et hasard :
c Hasard donne les pensées , et hasard les ôte ; point d'art
pour conserver ni pour acquérir.
Pensée échappée, j e la voulais écrire ; j 'écris au lieu qu'elle
m' est échappée n. >
c: L' esprit de ce souverain juge du monde n' est pas si indépen
dant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre
qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour
empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette
ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il n e raisonne pas bien
à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez
pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il
puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison
en éc�ec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne
les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu que voilà ! 0 r i -
d i c o l i s s i m o e r o e t •. >
L'homme n'est pas en mesure de contrôler ni la spontanéité
de ·sa pensée, ni l'intervention du hasard. Comment peut-il donc
batir sur une pensée dont il n'est pas maître ?
Voilà les limites que la condition humaine impose à l'enten
dement. Nous voyons que Pascal, longtemps avant Kant , a opéré
une critique de la raison, aussi concluante et plus riche en aper
çus. Kant' a cru pouvoir soustraire l' entendement à ces bornes
par la « révolution copernicienne >, c' est-à-dire en subordon
nant la nature aux lois de l' entendement, à condition pourtant
qu'il s'agisse du monde des phénomènes et non pas de celui
des · choses en soi. Ayant délimité ainsi le domaine propre de
l' entendement, il ne voyait plus de difficultés en ce que celui
ci couvre tout le champ de l' expérience et constitue à défaut
d'une métaphysique, au moins les sciences particulières.
Imagination
< C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse
d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est
pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle
l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent faus
se, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du
même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est
parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les
hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux
choses .. .
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large
qu'il ne faut, s'il a au-dessous un précipice, quoique sa raison
le convainque de sa s-0.reté, son imagination prévaudra. Plu
sieurs n'en sauraient soutenir la pensée san s pâlir et suer... •. >
Ainsi, le peu de vérité que l'homme est capable de connaitre
subit la pression de l'imagination et le plus grand effort pour
l'écarter n'y saura rien, car nous manquons de critères pour dis
cerner sa part.
2 3 . Frag. 82.
102
. ,,
PASCAL
L'automatisme
« Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate
autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la
persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y
a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent
qtie l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les
plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans
qu'il y pense . .. ". >
« Spongia solis. - Quand nous voyons un effet arriver tou
jours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, com
me . qu'il sera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dé
ment et ne s'assujettit pas à ses propres règles m_ >
Kant , en réponse aux objections pareille s soulevées par Hume
a. conclu que la conformité des lois de la nature aux règles de
r·entendement est assurée par le fait qu e la nature ne nous
dit d'autre chose que ce que l'entendement y met. Ain si elle ne
peut pas s'en départir. Pour le réaliste qu'est Pascal, la nature
agit de son propre droit et il n'y a rien qui puisse nous garan
tir qu'elle agira toujours selon nos concepts. Entre eux et elle,
l'é.cart est radical et ce n'est que la force de l'habitude qui nous
le fait oublier.
· < Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes
accoutumés? Et dans les enfants ceux qu'ils ont reçus de leurs
pères , comme la chasse dan s les animaux?
Une différente coutume nous donnera d'autres principes na
turels , cela se voit par l'expérience, et s'il y en a d'ineffaçables
à la coutume, il y en a aussi d'ineffaçables de la coutume con
tre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde cou
tume.
Cela dépend de la disposition •. >
La science actuelle se trouve en cela d'accord avec Pascal en
confirmant, mais pour des raisons un peu différentes, que toute
tentative de conférer aux principes naturels connus un statut
absolu inébranlable, est précaire. La vision du monde où tout
a sa place stable et converge vers une harmonie universelle
semble être dépassée.
Volonté et sentiment :
<e ... La volonté est un des principaux organes de la créance,
non qu'elle forme la créance mais parce que les choses sont
24. Frag. 2 52. 2 5 . Frag. g r . 2 6 . Frag. 92.
LA CONDITION HUMAINB 103
37. Frag. 2 8 2 .
106 PASCAL
3. Mor-L 'INDIVIDU.
dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que
je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette
mort même que je ne saurais éviter ... •. >
La seule certitude, c'est la mort , inéluctable et imminente.
Comment la raison de cet être fragile pourrait-elle atteindre
les lois universelles , voire les imposer à la nature elle-même en
vue de préparer « le règne des fins > ? Une telle présomption
n'est-elle pas vouée d'emblée à l'échec ? Un saut aussi ambi
tieux éloigne l'humanité de sa vérité existentielle et de la pos
sibilité de la connaître . Un abîme d'ignorance, d'incertitude
l'en sépare. Que devient l'homme dans ce cadre ?
« Condition de l'homme ; inconstance, ennui, inquiétude •. >
Inconstance
« Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je
crois bien : elle n'est plus la même, ni lui n·on plus. Il était
jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être
encore telle qu'elle était alors '7 • >
« Non seulement nous regardons les chose s par d'autres cô
tés, mais avec d'autres yeux ; nous n'avons garde de les trou
ver pareilles >48
•
Ennui :
« - Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un
plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement ,
sans application. II sent alors son n éant, son aban don, son in
suffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide . Incontinent ,
il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse,
le chagrin , le dépit, le désespoir 11(1 . :)
Inquiétude
« . .. car la maladie principale de l'homme est la curiosité m
quiète des choses qu'il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si
45. Frag. 1 94, pp. 41 8 -419. 46. Frag. 127. 47. Frag. 12 3.
48. Frag. 124.
49. De l'esprit géométrique, p. 188.
50. Frag. 1 31 .
LA CONDITION HUMAINE 109
mauvais d' être dans l'erreur, ,que dans cette curiosité inutile m.. >
< Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie •. >
Ecou lement :
< •.. Que chacun examine se s pensées , il les trouvera toutes
occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point
au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre
la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais
notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; fe seul ave
nir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espé
rons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est
inévitable que nous ne le soyons jamais u_ >
< - C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on
oossède ". >
Insuffisance :
c - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.
Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bon
heur hors de nous. Nos passions nous poussent aU dehors, quand
même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets
du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand
même nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau
dire : « Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien > ;
on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides
et les plus sots •. >
Impuissance :
<t Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'in-
certitude.
Nous cherchons le bonheur et ne trouvons que misère et
mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le
bonheur, et sommes incapables ni de certitude, ni de bon
heur... •. >
Quelle vision s'offre aux yeux de l'homme qui a le courage
de considérer sa condition ? Celle d'un être qui tient du néant
par son ongme et par sa fin, délaissé pour un petit moment fu
gitif au sein d'une nature étrange et effroyable. D'un être plein
de besoins insatiables qui ne se suffit nullement, qui veut se
dépasser, mais à qui les moyens ont été refusés ; d'un être qui
ne connaît les raisons ni de son existence ni de sa condition.
« Néant, abandon, insuffi sance, dépendance, impuis sance, vide. >
C'est là une vision qui n'a jamais effleuré l'imagination de
Kant. Lui aussi a vu tout le mal de l'homme , mai s l' homme en
était pleinement responsable en vertu du principe posé arbi
trairement, que l'homme peut ce qu'il doit, que la nature a as
suré cet accord entre les moyens et les fins. Il n'a donc pas dis
tingué ce sur quoi l'homme n'a aucun pouvoir, sa condition
fondamentale. Aussi, la vue de la misère humaine n'a pu inspi
rer à Kant que le mépris , et tout au plus l'indifférence. Mais
cette créature absurde, Pas cal l'a sentie et comprise. Comment
l'homme serait-il capable de dépasser sa condition ?
« B ornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux
extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n'aper
çoivent rien d'extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de
lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche
la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours l'obs
curcit, trop de vérité nous étonne... "'. >
« Guerre intestine de l'homme entre la raison et les passions.
S'il n'avait que la raison sans passions.
S'il n'avait que les passions sans raison.
Mais ayant l'un et l'autre il ne peut être sans guerre, n e
pouvant avoir la paix avec l'un qu'ayant la guerre avec l'autre :
aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même 58
>•
LA C ONDITION HUMAINE
4. L'HOMME ET AUTRUI.
Hypocrisie
< Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle : on
ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle
de nous en notre présence comme il en parle en notre absence.
L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette
mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient , si chacun
savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il
en parle sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hy
pocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres ... e&_ >
Amitié :
« Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils di
sent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le
monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports
indiscrets qu'on en fait quelquefois •. >
Vanité
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un sol
dat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut
avoir ses admirateurs ; et les philosophes eux-mêmes en veu
lent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir
bien écrit ; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les
avoir lus ; et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie ; et
peut-être que ceux qui le liront. .. 11T. �
Et pourtant il arrive à Pascal de voir cette même vanité dans
une autre lumière, atténuant un peu sa laideur :
< Nous avons une si grande idée de l' âme de l'homme que
nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas
dans l'estime d' une âme ; et toute la félicité des hommes con
siste dons cette estime 68
»•
valoir qu'à travers le concept ,du « règne des fins >. Etant don
né toute la distance qui sépare l'humanité de cet état élevé,
l'homme, en vérité, demeure enfermé en soi-même, constam
ment préoccupé de l'examen de ses intentions, sans s'aviser
de l'existence de l'autrui. Chez Pascal l'élan vers l'autrui, quel
que soit son sens, est un fait élémentaire de la condition humai
ne. Pascal découvre aussi une circonstance atténuante dans cet
autre vice répandu : la malignité :
< L'homme aime la malignité, mais ce n'est pas contre les
borgnes ou les malheureux, mais contre les .· heureux superbes .
Car l a concupiscence est la source de tous nos mouvements, et
l'humanité . . . •. >
Ces deux concessions sont assez importantes. Il s'agit, en
d'autres termes, du respect qui jaillit spontanément de l'âme
humaine à l'égard de toutes les autres et de la capacité de
s'identifier avec la souffrance d'autrui. Ces deux traits, s'ils
pouvaient être sauvegardés dans leur pureté naturelle seraient
en mesure de remplacer la guerre de l'homme contre l'homme
par un respect mutuel. Seulement, les besoin s qu'ils expriment
ne connais sent jamais· de satisfaction et ainsi ils se pervertis·
sent en vices.
Serait-il possible de concevoir une règle, une morale, en vue
d'éviter cette perversion ? Pascal n'y croit pas . L'impuissance
de l'homme à connaître la vérité ne lui permet pas d'établir une
règle adéquate à cet effet.
« Si on est trop jeune on ne juge pas bien ; trop vieil, de
même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'en
tête et on s'en coiffe... Ainsi les tableaux, vus de trop loin et
de trop près ; et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le vé
ritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou
trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de peinture. Mais
dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ? 70 • >
« ... Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en qua
tre qu' en six ? Pourq u oi é tablirai-je plutôt la vertu en quatre,
en deux, en un ? Pourquoi en a b s t i n e et s u s t i n e plu
tôt qu'en « suivre nature », ou « faire ses affaires particulières
sans injustice », comme Platon, ou autre chose ? Mais voilà,
àirez-vous, tout renfermé en un mot. - Oui, mai s cela est inu
tile, si on ne l'explique ; et quand on vient à l'expliquer, dès
qu'on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sor -
S. L'HOMMB ET L 'ÉTAT.
Autorité :
< La justice est ce qui est établi ; et ainsi nos lois établies
seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées
puisqu'elles sont établies 76
•>
< . . . Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et
si léger que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de
l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant ac
quis de pompe et de révérence. L'art de fronder, bouleverser
les Etats, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jus
que dans leur source pour marquer leur défaut d'autorité et de
justice. Il faut, dit-on recourir aux lois fondamentales et pri
mitives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un
peu sar pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. . . .,.,_ >
Il s'ensuit que si Pascal conclut comme Kant à la soumission
à l'autorité, il y a néanmoins une différence décisive dans leur
raisonnement : Kant ne met point en doute la validité essen
tielle de la justice et l'autorité est sacrée pour lui en tant qu'ex
pression visible de cette justice fondamentale. Il en est autre
ment pour Pascal :
« Montaigne a tort : La coutume ne doit être smv1e que parce
qu'elle est coutume, et non parce qu'elle soit raisonnable ou
juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu'il la croit
juste . . . Ainsi il y obéit ; mais il est sujet à se révolter dès qu 'on
lui montre qu'elles ne valent rien ; ce qui se peut faire voir de
toutes, en les regardant d'un certain côté '" . >
6. L'HOMME ET DIEU.
Or s'il est vrai que les deux penseurs aboutissent aux mêmes
résultats , l es conclusions qu'ils en tirent sont tout à fait diffé
rentes . Kant ayant fait état de l'impossibilité de la raison à éta
blir les thèses, comme cependant il atta chait la plus grande im
portance à c es mêmes thèses en vertu de l 'intérêt pratiqu e
qu'elles prés entent, et comm e par ailleurs seule la raison comp
tait pour lui, chercha donc la solution du probl ème dan s la rai
son même. Au point de vue théorique les antinomies disparais
sent si l ' on prend bien garde qu'il s ' agit ici de deux séri es de
concepts distincte s . Les affirmati ons des th èses ont pour obj et
des concepts de nature purement intelligible , qui dépass ent la
portée de l 'entendement. Mais au point de vu e pratique, ces
mêmes concepts sont non seulement admissibles, ils sont m ê
me nécessaires e t postulés par l a raison elle-même . Seulement,
la connaissance, qui est impos sible dans ces cas, doit céder la
place à la foi . Il reste néanmoins que cette foi est elle aussi un
produit de la raison . Le savoir de l a raison a été remplacé par
la foi de la raison .
Il en est tout autrem ent pour Pascal . En a dmettant sa pro
pre incapacité, la raison doit, sans chercher des subterfuges,
capituler. Car,
« - Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d' être 80 • >
C e dont la raison n e peut pas se rendre m aître n ' en possède pas
moins une existence en dehors de la raison . Ce sont les faits qui
dépassent la raison, et non pas ses concepts. Les faits sont sou
verains et la raison n ' a d' autre issu e que de s'y soumettre.
« . . . ce n' est pas par les superbes agitations de notre raison ,
mais par simple soumission de l a raison , que nous pouvons vé
ritabl ement nous connaître . . .
91
•1>
Il faut donc chercher une autre voi e pour arriver au cœur des
9
- , · -..;. ..
,,;
1!
OUVRAGES CITES
.......................................... . .. . . . . . 7
AVANT-PROPOS .......................................... .. .. 9
CONCLUSION 125