Vous êtes sur la page 1sur 135

LA NOTION

DE DIGNITÉ HUMAINE
DANS LA PENSÉE DE
KANT ET DE PASCAL
----

,.
;

1 ' , .\ 'i • 1 '


- . •'

,., '
1 ..
.
t' .;
t ' ..'
BIB L I OTHÈQ U E D'HI STO I RE DE L A P H I LOSOP H IE

LA NOTION DE DIGNITÉ
HUMAINE DANS LA P ENSÉE DE
KANT ET DE PAS CAL

PAR

Zivia KLEIN

Préface de Henri GOUHIER


Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, ve

1968
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1968

Printed in France
PREFACE

Cet ouvrage a pour origine une thèse présentée à la Sorbonne


en vue du doctorat de l'Universitéde Paris, le 11 décembre
1959, devant un jury comprenant M. Jean Guitton, notre re­
gretté collègue André Leroy et le rapporteur, qui tient, aujour­
d'hui, à rappeler les raisons de son intérêt pour ce travail.
Ce qui a frappé les membres du jury, ce qui frappera les lec­
teurs, c'est l'accent personnel de ces pages. Mlle Zivia Klein
les a écrites pour répondre non aux conditions d'un examen
mais à une exigence de sa pensée. Le travail universitaire ne
fut ici que l'occasion d'une réflexion sur une notion brutalement
mise en question par une tragique expérience. Il s'agissait, pour
Mlle Zivia Klein, de savoir si la dignité humaine n'est qu'une
formule sonore et vague, donnant bonne conscience à cet homo
loquax « dont la pensée, quand il pense, disait Bergson, n'est
qu'une réflexion sur sa parole > 1. Recherche d'un intérêt vital,
car si la dignité humaine est une réalité, elle devient principe
de devoir pour tous et de sécurité pour chacun : si elle n'a
pas une valeur simplement ornementale dans le discours mora­
lisant, la dignité humaine, en effet, devient une assurance qui
devrait être une protection.
Mlle Zivia Klein a cruellement appris ce qu'est un monde où
la dignité humaine n'est pas reconnue et où, n'étant plus atta­
chée à l'humanité en tant que telle, elle ne protège plus tous les
hommes. De là, cette recherche « ardente >, comme disait
M. Jean Guitton au cours de la soutenance. Recherche curieu­
sement conduite en compagnie de deux penseurs qui ont cru en
la dignité humaine mais qui l'ont déclarée inaccessible : Kant
la situe dans un contexte moral qui fait de l'homme selon la
loi un être que l'homme réel ne sera jamais ; Pascal voit dans
l'homme réel une telle misère qu'il a besoin d'une grâce pour

La pensie et le Mouvaflt, Paris, 1934, p. 106.


8 PÛFACB

retrouver sa dignité. Mlle Zivia Klein ne peut accepter ni le


formalisme de Kant ni la religion de Pascal : toutefois, l'inten­
tion qui est à l'origine de ses méditations l'a tout naturellement
écartée du premier et rapprochée du second.
La sévérité de la candidate pour le kantisme a étonné son
jury : la soutenance fut en grande partie consacrée à la discus­
sion de sa façon de lire les écrits de Kant. Mais, avec Pascal,
Mlle Klein a l'impression de se trouver devant l'homme concret,
celui des misères quotidiennes, en quête de solutions efficaces
quand il se heurte à des questions concernant son existence :
un sérieux effort pour analyser et comprendre le système kan­
tien n'a pas ému en elle ce sens du réel qui est, en définitive,
le critère plus ou moins conscient de nos jugements philoso­
phiques.
Que l'aspiration à la dignité soit déjà une trace de la dignité
dans la volonté humaine, c'est là, peut-être, ce qui préserve­
rait la morale kantienne de certaines critiques exprimées dans
cet ouvrage. Or, cette aspiration, reconnaissons qu'elle est ici
vécue avec une émouvante sincérité et qu'elle introduit sous les
discussions, sous les questions, sous les hésitations de Mlle Zivia
Klein une authentique expérience philosophique.
Henri GOUHIER,

professeur à la Sorbonne.
A la mémoire de mon père,
ma mère et mes frères,
victimes de l'holocauste nazi.

AVANT-PROPOS

Le sujet de cet ouvrage n'est pas aussi singulier qu'il peut le


paraître au premier abord. Il est vrai qu'on serait tenté d'ad­
mettre la dignité de l'homme comme évidente, puisque cette
notion accompagne presque toutes les manifestations de l'esprit
humain dès leurs origines les plus lointaines. Cependant à cer­
taines époques de son histoire l'homme se trouve dépouillé de
toute dignité d'une manière si dérisoire, qu'on doit nécessaire­
ment se poser de nouveau la question non seulement où est la
dignité, mais si elle existe en général.
Que nous vivions à une époque pareille, il serait superflu de
le démontrer. Les cris d'humiliation, de doute et de désespoir,
vibrent encore dans l'air. La conscience humaine est bouleversée,
et cette crise a trouvé et trouve encore son expression dans les
témoignages les plus divers. Donc, si j'ai choisi ce sujet, je ne
fais qu'ajouter un point d'interrogation de plus à une question
très actuelle, soulevée par beaucoup d'autres.
En cherchant un fondement philosophique pour la dignité hu­
maine j'ai dû reconnaître que cette notion est intimement liée
à la conception générale de la condition humaine. Pour mieux
la saisir, j'ai choisi deux philosophes dont les visions de
l'homme sont, selon moi, radicalement opposées, à savoir Kant
et Pascal. Car nul n'a plus vanté la puissance de l'homme que
Kant, et nul n'a mieux démontré son impuissance que Pascal.
La vision de Pascal me semblait plus conforme au témoi­
gnage de notre siècle, tandis que le système kantien porte l'em­
preinte ineffaçable du rationalisme du xvm� siècle, ce qui fait
qu'à certains tournants de l'histoire humaine il frappe forcé-
10 AVANT-PROPOS

ment comme légèrement anachronique. Nous nous trouvons jus­


tement à un tel tournant où le monde ne nous apparaît plus
comme un Kosmos, dont l'ordre harmonieux nous élève et con­
sole, mais comme un chaos, désolant dans son absurdité. Ainsi
un Pascal nous est plus proche qu'un Kant, bien qu'il soit possi­
ble que les choses changent encore et dans un sens contraire.
Je ne me suis donc pas subordonnée à l'ordre chronologique,
mais suivant l'ordre logique tel que je l'ai conçu, j'ai placé
Pascal après Kant, pour qu'il lui donne la réplique plus con­
forme, à mon avis, à la vérité de notre temps.
La méthode que j'ai adoptée consistait à relever les diverses
définitions de la dignité humaine données par chacun des deux
auteurs, pour en dégager les éléments essentiels. J'ai suivi pas
à pas le processus de l'incorporation de ces éléments dans le
système entier pour parvenir ainsi à reconstituer la structure
interne des deux pensées en question. Cette structure a fixé le
cadre de mon travail. Etant donné la complexité du problème
auquel la notion de dignité humaine se trouve attachée, à sa­
voir, la condition humaine, il me parut désirable de limiter la
discussion à ce qui est strictement nécessaire et d'en éloigner
tout ce qui pourrait inutilement l'encombrer. Je me suis donc
bornée à examiner les pensées de Kant et de Pascal dans leur
état définitif, sans me prêter aux digressions d'ordre historique.
Aussi, n'ai-je eu de recours aux commentateurs que dans les
cas, où en avançant une opinion peu commune j'ai cherché à
la corroborer par les remarques des critiques accrédités.
Les éditions des œuvres dont je cite des fragments sont indi­
quées à la page 131. En cas de traduction, si le nom du traduc­
teur ne figure pas, la traduction est la mienne. Les mots parais­
sant dans le texte en italiques ont été soulignés par moi.
Je saisis cette occasion pour remercier ici le gouvernement
français dont une bourse m'a permis de commencer ce travail ;
MM. les Professeurs A.-B. Duff et Hugo Bergmann de l'Univer­
sité Hébraïque de Jérusalem dont l'encouragement m'a beau­
coup aidée ; et surtout je veux exprimer ma très grande recon­
naissance à M. Henri Gouhier, dont la bienveillante attention
et les précieuses suggestions ont apporté à cet ouvrage beaucoup
de ce qu'il peut contenir de bon.
Z. K.
INTRODUCTION

Au cours de l'histoire, la dignité humaine a été le plus ma­


nifestement défendue par des personnes qui ont su poser un
certain point au delà duquel aucune violence ne pouvait rieu
sur elles, des personnes qui ont préféré la mort à la trahison de
leur être le plus intime. Pour Antigone, par exemple, c'était la
loyauté ; pour Jeanne d'Arc, la foi ; pour Giordano Bruno, la
vérité. Il est vrai que c'étaient là des personnes exceptionnel­
les, mais toute grande épreuve dans l'histoire de l'humanité
en a produit de semblables. Or les événements du XX' siècle
semblent démentir dans une très vaste mesure · la réalité de
cette conception et aussi sa validité objective. Pour être précis,
il faut dire tout d'abord que je me réfère toujours aux victi­
mes de l'atteinte à la dignité humaine et non pas à ceux qui en
ont été les auteurs. Parmi ces victimes, nous distinguons deux
groupes. L'un comprend des hommes, eux aussi exceptionnels,
qui se sont sacrifiés tout le long de leur vie à la victoire de la
cause qu'ils ont embrassée ; ces hommes-là, un certain jour,
ne se sont plus trouvés capables de résister à la force, quelle
qu'elle fût, et ont été amenés à confesser des fautes non com­
mises, c'est-à-dire à se trahir eux-mêmes. Dans l'autre groupe,
nous voyons des individus ordinaires, moyens, mais qui, en
face de la mort qu'ils savaient de toute manière inévitable, ont
cependant déposé toute prétention non seulement à une digni­
té humaine, mais à l'humanité elle-même. Il est vrai qu'on les
a dépouillés de toute image humaine, réduits à l'état d'animaux.
Il reste néanmoins que dans leur majorité, ils ont subi leur sort
sans opposition tandis qu'ils savaient bien que cette attitude ne
les sauverait pas. Dans les deux cas, qui sont d'ailleurs extrê­
mes, ce certain point au delà duquel la violence ne peut plus
rien a été aboli. Quelle était donc sa nature ?, à quoi la dignité
s'attache-t-elle? Pouvons-nous refuser notre respect même à
12 INTR ODUCI'I ON

ceux qui, dans une souffrance sans égale, ont renoncé à leur di­
gnité? Je ne le crois pas.
Il faut donc remettre en cause la notion de dignité. Pour les
témoins des événements de notre siècle, elle est devenue un peu
inconfortable. La philosophie saura-t-elle rectifier le témoignage
de notre expérience? Voilà la question que je me suis posée.
Or, si nous nous en rapportons à la philosophie, il semble au
premier abord que cette notion est absolument évidente et qu'il
ne se cache derrière elle aucun problème. C'est là un « privi­
lège » ou une « prérogative » universels, généralement reconnus
et aucun doute là-dessus n'est pour ainsi dire permis. Mais dès
le moment où l'on recherche un principe philosophique pour la
justification de cette notion, il s'avère que la chose n'est plus
aussi simple que cela. Il est vrai que toute notion est sujette à
controverse et on ne saurait en alléguer une seule par rapport
à laquelle la philosophie ait abouti à une conclusion universel­
lement valable et désormais inébranlable. Mais le cas de la di­
gnité est particulièrement déconcertant, car , autant que je le
sache, sa réalité objective a été admise dans la plupart des sys­
tèmes philosophiques en prémisse, et c'est seulement dans l'ex­
posé de ses titres que consistait la différence entre eux.
J'ai donc cherché pour point de départ une définition qui, en
n'entrant pas dans des subtilités d'ordre philosophique, soit
acceptable pour tous. Je l'ai empruntée à Larousse, et voici ses
termes
Dignité : l. Hautes fonctions, charge ou titre éminent ;
2. Noblesse, gravité dans les manières ;
3. Respect de soi-même.
J'ai éliminé tout de suite la deuxième définition qui ne con­
cerne que l'image extérieure de la dignité comportant d'ailleurs
dans la plupart des cas un certain fond de pharisaïsme. Pour
la troisième nous avons vu par ce qui précède qu'il y a des si­
tuations dans lesquelles le respect de soi-même ne tient plus, et
est obligé de capituler. Si nous voulons donc sauvegarder le res­
pect de soi-i;nême, il nous faut assurer avant tout le respect de
tous les autres êtres humains. Il faut protéger l'homme devant
l'homme. Quant au premier sens, lié à des hiérarchies sociales,
il ne peut renvoyer à une dignité vraiment humaine que dans
la mesure où il serait entendu que tous les hommes ont accès
à ces hautes fonctions. Si la dignité humaine est réelle, il
doit y avoir un principe de ce genre. En effet, la philosophie
INTRODUCTION 13

en connaît quelques uns, qui - reflètent les conceptions fonda­


mentales de la condition humaine professées par leurs au­
teurs. Nous y distinguons deux attitudes principales : l'une
selon laquelle la dignité a été conférée lu genre humain par
grâce divine, et la deuxième qui la dérive des droits naturels
de l'homme et lui donne comme fondement une valeur absolue
universelle inhérente à la nature humaine.
La première de ces attitudes pose le moins de problèmes, à
condition, évidemment, qu'on s'en remette à la foi. Car il est
juste qu'une haute fonction, charge ou titre éminent soient con­
férés et non pas usurpés. Cette attitude a trouvé son expression
la plus parfaite dans le thomisme. « Dans la philosophie tho­
miste, la dignité humaine est rapportée à Dieu, et Dieu, qui est
l'Etre Pur, infiniment parfait, personnel et transcendant, est la
fin du désir de l'homme, de ses efforts et de son bonheur. Il est
vrai que l'homme individuel est fini et borné, mais il est avant
tout une personne. En cela il possède des perfections initiales,
inaliénables et incorruptibles et en même temps, des capacités
de perfection illimitées, à la fois naturelles et surnaturelles...
Le Dieu du Christianisme complet n'est pas simplement un prin­
cipe philosophique, mais un Etre transcendant qui a révélé à
l'homme la nature de sa vie intérieure et l'a destiné à prendre
part dans cette Vie, par la Grâce dans la vie ici-bas et la gloire
dans celle à suivre 1• >
La source de la dignité est donc ici clairement indiquée ainsi
que l'obligation qu'elle impose et le pouvoir de s'en acquitter.
Dieu, dans sa grâce, a bien voulu initier l'homme, tout homme
à titre personnel, dans ses desseins et l'a doté de la raison pour
qu'il soit capable d'entrer dans ce commerce intime. Cette con­
ception est donc, dans ses limites, très consistante, mais pour
l'accepter, elle demande originairement un acte de foi. Il faut
croire à la révélation que Dieu est, que Dieu a investi l'homme
d'une dignité particulière et que l'homme peut la mériter. Alors
évidemment aucune autre justification de cette notion n'est re­
quise. Cela veut dire que le thomisme se situe dans le domaine
de la théologie et non pas de la philosophie proprement dite.
Nous nous rapprochons de cette dernière avec la doctrine des
droits naturels, qui a connu son apogée au xvm e siècle, mais
dont les répercussions sont parvenues jusqu'à nos jours et la

1• M. Sophie SIMEC, Philosophical Bases fo1' H":"man


Dignity ... , introduction et
Première partie, p. 221.
14 INTRODUCTION

Déclaration Universelle des Droits de l'Homme en rend un té­


moignage évident : < Considérant que la reconnaissance de la
dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et
de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de
la liberté, de la justice et de la paix dans le monde... •. >
A la vérité la doctrine qui a inspiré cette Déclaration a beau­
coup de points communs avec le thomisme, seulement, et bien
entendu cela est cardinal, elle a substitué la Nature à Dieu. Les
hommes du XVIIIe siècle ont perdu ce sentiment de commerce
intime et de conversa'tion familière avec Dieu dont jouissaient
les hommes des XVIe et xv11e siècles. « Dieu s'était retiré... La
Nature s'est placée entre l'homme et Dieu, ainsi il n'y avait
d'autre moyen de connaître la volonté de Dieu que par la dé­
couverte des < Lois > de la Nature qui seraient sans doute celles
du Dieu de la Nature... •. > Les philosophes, inspirés par les
grandes découvertes de Newton, ne doutaient point qu'il n'y
eût un ordre de la nature et qu'il ne fût entièrement déchiffrable
par la raison humaine. Ils croyaient fermement que l'homme,
être raisonnable par excellence, est capable de dissiper les mys­
tères de la création, de découvrir toutes les lois de la na­
ture et d'établir, en harmonie avec elles, un ordre nouveau.
Du fait de ce pouvoir, l'homme s'est placé loin au-dessus de tou­
tes les autres créatures et s'est vu investi d'une dignité incom­
parable. Nous avons donc ici, comme chez les thomistes, la no­
tion de participation dans l'esprit de Dieu car, dit encore Becker,
< .. .la loi naturelle n'était pas en effet la loi de la nature, mais
une méthode naturelle d'apprendre la loi de Dieu > �. Ici comme
là , la participation était possible par la voie de la raison.
Mais tandis que dans la pensée thomiste, l'union intime entre
Dieu et l'homme s'accomplissait à titre individuel, dans une
conversation personnelle, les rationalistes du XVIIIe siècle, en
brisant ce lien, étaient obligés de chercher une solution sur le
plan universel. Car à la place du Dieu personnel du Catholi­
cisme, est apparue la nature impersonnelle. Ils en étaient ame­
nés à reprendre à leur compte l'ancienne conception platoni­
cienne de l'Homme, avec une majuscule, de l'Homme en gé­
néral. Seulement cet Homme était introuvable. Il ne pouvait se
rencontrer que dans un monde imaginaire rationnellement cons-

2. Préambule.
3. Carl BECKER, The Decla,ation of Independence, p. 36.
4. Ibid., p. 38.
INTRODUCI'IOXN 15

truit, où le témoignage de l'expérience ne change rien. On a donc


procédé à la construction de ce monde qui n' avait plus rien de
commun avec le monde donné, en oubliant cependant que
c'était dans celui où résidait l'homme réel que la dignité avait
besoin d' être assurée.
Cette doctrine qui sert seule de base à toutes les tentatives
philosophiques d'établir le principe de la dignité humaine, mon­
tre donc de graves défaillances. Premièrement, une dignité qui
est l' apanage de l'espèce en général, serait efficace par rapport
à une autre espèce, mais non pas à l'intérieur de l'espèce elle­
même, où l'on se considère avant tout comme individus. C'est
d'une guerre à l'intérieur dont il s'agit, une guerre de l'homme
contre l'homme, et où la référence à l'espèce commune n'est
plus pertinente. Deuxièmement, même en présumant une va­
leur absolue inhérente à la nature humaine, il est impossible
de trouver le passage de cette position absolue de la valeur
aux cas particuliers. Et encore n'est-on pas arrivé à concevoir
une valeur absolue, exempte de toutes contradictions.
Les défauts de ces doctrines nous aident peut-être à mieux
concevoir les conditions auxquelles la notion philosophique de
la dignité humaine doit satisfaire si elle ne veut pas rester une
simple petitio pri ncipii : il lui faut avoir pour fondement une
valeur humaine réelle , dont tout homme puisse se réclamer à
titre égal, sans avoir à faire intervenir des juges. Car ce qu'on
attend de cette notion, c'est avant tout une base pour assurer
le respect de la personne humaine, de toute personne humaine.
Mais n'est-ce pas justement là une difficulté insurmontable ?
La dignité ne suppose-t-elle pas une élévation par rapport aux
inférieurs ? Une valeur inhérente à l'espèce tout entière jus­
tifierait la dignité humaine à l'égard d'une autre espèce. A l'in­
térieur de l'espèce, aucun homme ne saurait prétendre à la per­
sonnification parfaite de cette valeur absolue, au nom de la­
quelle il aurait pu revendiquer la dignité. Et s'il pouvait, il
créerait précisément un état d'inégalité qu'en posant la digni­
té humaine on a voulu éviter. Il me semble donc que pour as­
surer le respect de la personne humaine, mieux vaut renoncer
à la dignité qui, par sa définition même, entraîne une discrimi­
nation et lui substituer une valeur ou une qualité humaine,
non pas la plus élevée mais la plus humble, peut-être l'humilité
elle-même. Il paraît que l'anthropologie philosophique n'est pas
en état de fournir d'autre principe de respec t qui d'ailleurs
présuppose chez son sujet par rapport à son objet une certaine
16 INTRODUCTION

humilité, mais non pas nécessairement inégalité. Ceux qui ne


se résignent pas pour autant à renoncer à la dignité , ne de­
vraient-ils pas en rechercher le fondement ailleurs, dans la
théologie ou la jurisprudence ?
Telles ont été les considérations d'ordre général qui m'ont
poussée à approfondir la question. Avant de juger la validité so­
ciale de la notion de dignité humaine, je me suis proposé de
chercher si la philosophie est capable d'établir la dignité de
l'homme.
PREMIÈRE PARTIE

KANT

. . .une doctrine philosophique i:,ie se ré­


duit pas à l'intention qui l'anime : elle se
définit par la méthode dont · elle fait usage
et par les thèses auxquelles elle aboutit.
(J. CHEVALIER, Histoire de la pensée,
IV, p . 19 .)

... Psychologiquement, ce processus [de


substitution à la notion d'objet la notion
d'universel ou d'universellement valable]
manifeste seulement un sentiment de haine
et de destruction à l'égard de toutes les
formes positives de la vie et de la civilisa­
tion qui, elles , expriment toujours, au con­
traire, que l'on a su dépasser hardiment -
et par là comme réduire à néant - ce qui
se contente d'être universellement humain.
(M. SCHELER, L 'hom me du ressentiment,
p . 154 .)
Il est bien connu que la philosophie morale de Kant est toute
pénétrée d'une foi inébranlable dans la dignité de la nature hu­
maine. Cette notion sert de base à l'édifice entier si ingénieu­
sement construit. Et pourtant je me propose de démontrer qu'un
examen approfondi de la pensée kantienne est susceptible de ren­
verser cette opinion généralement partagée.
Le problème de la dignité humaine se pose à nous sous deux
aspect s : l'homme tel quel est-il investi de dignité ? En vertu de
quel principe peut-il y prétendre ? Peu importe la preuve de di­
gnité d'un type d'homme qui ne pourrait jamais exister. Or toute
la théorie kantienne s'applique à un homme ou plutôt à un être
imaginaire qu'il est absolument impossible d'identifier avec l'hom•
me tel qu'il se présente dans la réalité donnée. Ce qui plus est,
le principe en vertu duquel la dignité est l'apanage de cet
homme imaginaire est mal fondé et contradictoire.
Il est vrai que Kant, dans sa philosophie de l'histoire a essayé
de poser la base sur laquelle l'homme réel pourrait revendiquer
sa dignité. Mais alors c'était l'espèce seule qui ên avait le droit,
par un processus interminable dans un temps illimité. Bien
qu'ici Kant soit descendu sur terre, il a une fois de plus placé
la dignité dans un être abstrait, l'espèce ou l'homme universel,
l'homme en général et encore dans les temps apocalyptiques .
L a possibilité d e réalisation de cette idée, car la dignité humaine
n'est chez Kant qu'une idée, ici et maintenant reste également
exclue.
Car Kant, malgré son prétendu optimisme intellectuel, avait
une conception extrêmement pes simiste de la vraie condition hu­
maine qui lui venait de deux sources : son éducation piétiste et
sa naturelle étroitesse de cœur. Sur cette base ne pouvait pous­
ser, comme le prouve surtout la Métaphysique des Mœurs.
qu'une morale très aride, très terrestre, que nul souffle de cha­
rité ne vient effleurer. Cette morale choque en elle-même, mais
llUSsi la vision dont elle émane, comparée avec la théorie or­
gueilleuse développée dans les Fondements de la Métaphysique
des Mœurs et la Critique de la Raison pratique, fait ressortir
encore l'impossibilité où se trouve l'homme de jamais devenir
digne.
20 KANT

Je me propose donc d' examiner la notion de dignité humaine


dans la pensée de Kant sous ces trois a spects :
a) relativement à l'être raisonnable , membre du monde intel­
ligible, selon les Fondements de la Métaphysique des Mœurs
et la Critique de la Raison pratique.
: b) relativement à l'espèce humaine selon la Philosophie de
/'Histoire et .la Critique du Jugement.
c) relativement à la condition humaine telle qu'elle -s e présent e
dans la Religion dans les limites de la simple raison et la
. Métaphysique d es Mœurs.
CHAPITRE l

S O CIETE ETHIC O-RELIGIEUSE


RBGNE DES FINS

Le concept d'un règne des fins reflète les deux sources qui ont
contribué à la formation du système moral kantien, le rationa- ·
lisme et le christianisme. Car, d'un côté, il se retrouve déjà chez
Leibniz qui, lui aussi, a cherché à concilier les diverses attitudes
philosophiques et théologiques et a transposé ainsi la Cité de
Dieu du christianisme en un royaume des fins plus conforme a:ux
exigences rationalistes ; d'autre part la lecture · de la Religk,n
dans les limites de la simple raison suggère l'influence profonde
que l'idée de la Cité de Dieu a eu sur Kant lui-même et quel ef­
fort il a fait pour adapter sa philosophie purement rationnelle
à l'enseignement du christianisme. Mais tandis que chez Leibniz
la distinction faite entre le monde sensible et le monde intelli­
gible, qui a permis l'établissement d'un royaume des fins , com­
portait la possibilité d'un pas sage graduel de l'un à l'autre;· le
travail critique de Kant, inauguré par la Critique de la Raison
Pure a abouti à une séparation radicale du monde des noumène s
de celui des phénomènes. Cette séparation est la pierre de
touche dans tous les cas où la raison s'emmêle dans des contra­
dictions de toutes sortes, amphibolies, paralogismes et antino­
mies . Car la distinction entre les deux ordres n'est pas seulement
le fruit d'une connaissance confuse, comme chez Leibniz, mais
elle est en réalité inhérente aux choses elles-mêmes .
La connaissance de cet autre monde, intelligible, dépasse les
capacités d'un être fini comme l'est l'homme en tant que phé­
nomène. Car pour franchir ces limites, il lui faudrait une intui­
tion intellectuelle qu'il ne possède pourtant pas. Il doit se bor­
ner à ce que son intuition sensible lui présente comm e donné
dans l'expérience. Or ce monde des_ noumènes, des choses en
22 KANT

soi, ne lui est donné dans aucun e expérience. Il n 'est qu'une idée
d e la raison, légitime selon Kant, car dérivée d'un e < Naturan­
lage >, disposition naturelle et in évitable, mais qui n 'est pas pour
autant susceptible d'élargir le domaine des connaissances hu­
maines au-delà de ses limites légitimes .
Ainsi il paraît qu 'il y a un abîm e insurmontable entre les deux
mondes . Mais Kant a néanmoins laissé une toute petite possi­
bilité de frayer un passage entre eux, l'idée de liberté. En e ffet
la solution de la troisième antinomie a prouvé qu' il n ' est pas
impos sible qu'il y ait une autre causalité que celle des lois de
la nature, une causalité qui s erait cap able de commencer d ' elle
même une série d' événements san s y être prédéterminée par
une condition quelconque. C ette cau salité ne peut relever que
de la raison et étant indépendante à l' égard de la natur e , elle
se traduit p ar le mot de Liberté. Donc la liberté émanant de la
raison est capable d' ouvrir une porte sur un ordre surnaturel ,
inconditionné , le monde des cho ses en soi . Mai s , nous avertit
Kant , cette capacité n ' est que purement pratique, par rapport
aux événements créés par la raison elle-mêm e . Au point de vue
théorique, dans le s ens d ' élargissement de nos connaissan ce s ,
elle reste s a n s pouvoir.
C 'est à cette conclusion qu ' a abouti la Critique de la R aison
Pure. L'usage théorique de l a raison reste enfermé dans le champ
de l'expérience, mais son usage pratique est à même de créer des
possibilités nouvelle s . Et comme l'intérêt pratique chez Kant
est devenu avec le temps de plus en plus prédominant, il a con­
sacré les vingt dernières année s de sa vie à l' élaboration de sa
philosophie pratique. Au fur et à mesure que ses travaux avan­
cent , les notions liées à la morale reçoivent une position tou­
jours plus assurée. La tendance critici ste l'abandonne peu à p eu ,
le dogmatisme l'emporte. C e qui n 'était qu'une idée devient
po stulat et même un postulat se transforme en catégorie de l a
raison devenant ainsi u n concept entièrement légitime , analo­
gue aux catégories de l'entendement .
Mais malgré l'immense effort que Kant a fait pour cimenter
son système et pour lui donner une sûreté et une beauté architec ­
tonique, les trou s percent de toutes parts. Il suffit de confronter
les prétentions de Kant avec les résultats . Cette philo sophie
qui se veut purement rationaliste ne repose pour la plupart de
ses affirmations que sur de s petitiones principii, sur des dog­
mes, en fin de compte, elle n ' a de recours que la foi . Mais l a
foi que Kan t invoque n ' a p a s l e pouvoir d e toucher le cœur
SOCIBTé 'éTHICO·RBLIGIBUSB 23

aussi directement que la foi religieuse, pour qui s'y prête. D' autre
part, les divers éléments dont est construit c et édifice, dépen­
dent l'un de l' autre sans qu' aucun d ' eux reçoive un fondement
plus s-0.r, par voie de démonstration. D'ailleurs ils ne sont pas
aussi divers que cela , ce s ont des concepts convertibles, réci­
proques , qui se réduisent à un seul : celui de liberté. La liberté
mise en doute, tout s'effondre. Et pourtant elle demeure dou­
teuse.

1. DÉFI NITIONS D E L A DIGN ITB HUMAINE .

L' enchevêtrement des éléments rend particulièrement diffi­


cile l' examen détaillé de la théorie kantienne. Je tâcherai de
m ' en acquitter de mon mieux. J' aborderai le problème par une
analyse de différentes définitions de la dignité humaine, don­
nées par Kant lui-même .
« Dans le règne des fins, tout a u n Prix ou une Dignité . C e
qui a un prix peut être aussi bien remplacé p a r quelque chose
d' autre à titre d' équivalent ; au contraire, ce qui e st supérieur
à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c' est ce
qui a une dignité . .. mais ce qui constitue la condition qui seule
peut faire que quelqu e chose est une fin en soi, cela n' a pas
seulement une valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une va­
leur intrinsèque, c'est-à-dire une d i g n i t é . . . Or la moralité
est la conditi on qui seule peut faire qu'un être raisonnable est
une fin en soi ; car il n' est po ssible que par elle d' être un mem­
bre législateur dans le règne des fin s . La moralité, ainsi que
l'humanité en tan t que capable de moralité, c' est donc là ce
qui seul a de la dignité •. >
« L'homm e considéré dans le système de la nature (homo
phaenomen, animal rationale) est un être de médiocre impor­
tance et il a une valeur vulgaire (preti um vulgare) qu'il par­
tage avec les autres animaux que produit le sol. . . Mais , consi­
déré comm e p e r s o n n e , c ' est-à-dire comme sujet d'une raison
moralement pratiq ue, l'homme est au- dessus de tout prix ; car
à ce point de vue (h omo noumenon) il ne peut être regardé
comme un moyen pour les fins d' autrui, ou même pour ses pro­
pres fins, mais comme une fin en soi, c ' est-à-dire qu'il possède
une dignité (une valeur intérieure absolue) , par laquelle il force
au r e s p e c t de sa personne toutes les autres créatures raison-

5. Fondements de la Mitaphysique des Mœu,s, p. 1 6o-1 6 1 .


24 KANT

nables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d'elles


et de s'estimer sur le pied de l'égalité 8 • »
« L'humanité est par elle-même une dignité : l'homme ne peut
être traité par l'homme (soit par un autre, soit par lui-même) 1
comme un simple moyen, mai s il doit toujours être traité com­
me étant aussi une fin ; c'est précisément en cela que consiste
sa dignité (la personnalité), et c'est par là qu'il s'élève au-des­
sus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hom­
mes et peuvent lui servir d'instruments, c'est-à-dire au-dessus
de toutes les choses 7 • »
« Nulle chose en effet n'a de valeur en dehors de celle que la
loi lui assigne. Or la législation même qui détermine toute va­
leur doit avoir préci sément pour cela une dignité, c'est-à-dire
une valeur inconditionnée, incomparable que traduit le mot de
r e s p e c t, le seul qui fourni sse l'expression convenable de
l'estime qu'un être raisonnable en doit faire. L ' a u t o n o m i e
est donc le principe de la dignité de la nature humaine et de
toute nature raisonnable •. >
Réduites à une seule proposition, toutes ces citations peuvent
être formulées ainsi : homo noumenon = personne = fin en
soi, en vertu de la législation autonome = moralité, possède
la dignité. En suivant cette chaîne de rai sonnements , il faut
éclairer d'abord les termes se rapportant au sujet de la dignité,
pour passer ensuite à ceux qui indiquent sa condition . Mais,
avant tout, faut-il consacrer quelques mots au concept d'êtres
raisonnables, si souvent mentionné.

2. ETR ES RAISONNABLES .

Le concept d'être s raisonnables a été introduit par Kant dans


son système en vue d'as surer la pureté de ses principes et d'en
écarter tout ce qui relève particulièrement de la nature humaine.
Puisque la thèse fondamentale de Kant était que toute philoso­
phie digne de ce nom doit être pure , c'est-à-dire reposer sur des
principes exclusivement à priori qui seuls peuvent garantir son
caractère universel et absolument nécessaire, il refu sait d'ad­
mettre, même dans sa morale, quoi que ce soit emprunté à l'an­
thropologie ou à la psychologie

6. Doctrine de la Vertu, pp. 96-97.


7 . Fondements, p. 1 62. 8 . I bid. , pp. 142-143.
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIGIBUSE 25

« . . . mais, puisque les lois morales doivent valoir pour tout être
raisonnable en général, [il est encore de la plus grande impor­
tance] de les déduire du concept universel d'un être raisonna­
ble en général et ainsi d'exposer toute morale, qui dans son
a p P l i c a t i o n aux hommes a besoin de l'anthropologie, d'abord
indépendamment de cette dernière science, comme philosophie
pure, c'est-à-dire comme métaphysique 9 • • • �
Notons en passant que Schopenhauer a qualifié cette thèse
fondamentale comme simple petitio principii, car rien d'autre
qu'un argument étymologique dérivé du mot « métaphysique > 10
n'a été, selon lui, apporté en sa faveur. Quoiqu'il en soit , Kant
a à maintes reprises insisté sur la nécessité d'observer cette rè­
gle cardinale : « Quand on se propose de mener à bien une
telle entreprise, il est de la plus haute importance de se tenir
ceci pour dit ; c'est qu'il ne faut pas du tout se mettre en tête -
de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution
particulière de la nature humaine. Car le devoir doit être une
nécessité pratique inconditionnée de l'action ; il doit donc va­
loir pour tous les êtres raisonnables (les seuls auxquels peut
s'appliquer absolument un impératif) et c'est s_eulement à ce
titre qu'il est aussi une loi pour toute volonté humaine 11
> A•

vrai dire, ce concept d'êtres raisonnables reste entièrement va­


gue et Kant lui-même ne peut indiquer à quel autre être que
l'homme il pourrait s'appliquer . Il en a néanmoins déduit, sans
aucune justification, que tous les êtres raisonnables doivent né­
cessairement désirer la même fin, que cette fin n'est qu'eux-mê­
mes, qu'ils veulent nécessairement que toutes leurs facultés
soient développées en eux, etc. Mais l'importance de ce concept
réside surtout dans sa fonction, à savoir servir d'avertissement
que, dans les questions morales, nulle référence à la nature hu­
maine ne peut être admise. Je reviendrai ailleurs sur cette af­
firmation. Quant aux êtres raisonnables je ne m'occuperai dans
la suite que du seul d'entre eux que nous connaissions, c'est-à­
dire l'homme.
3 . HOMO NOUMENON.

L'affirmation de l'idéalité du temps et de l'espace, ces deux


formes a priori de notre sensibilité qui constituent la condition

9. Ibid. , p. 1 2 1 .
1 0 . SCHOPENHAUER , Werke, Brockhaus, 1938, t . II, p. 506.
n. Fondemen ts, pp. 144- 1 4 5 ; v. aussi pp. I I 5, 1 65.
26 KANT

sine qua non de toute expérience possible a abouti à la conclu­


sion que tout ce qui nous est donné n'est en réalité que phae­
nomenon, c' est-à-dire apparence. Mais comme un e apparence
suppose nécessairement une chose qu'elle représente, il fallait,
selon Kant, admettr e un autre ordre que celui qui apparaît dans
l'expérience, l'ordre des choses en soi. Ces choses en soi par dé­
finition même ne peuvent faire l'obj et de l'expérience, il ré­
sulte donc qu'elles ne peuvent non plus nous fournir de con­
naissances, car les catégories de l'entendement ne s'appliquent
pas à elles. Ainsi le concept de choses en soi se détermine pour
nous négativement seulement, notamment comme étant hors
des limites de notre intuition sensible, seule source de nos con­
naissances. Elles demeurent l'obj et de la raison pure , noumè­
nes. Cette distinction des phaenomena et des noumena amèn e
avec elle la distinction entre le monde sensible et intelligible .
Dans l e monde sensible, toutes les créatures phénomènes sont
soumises à la causalité naturelle, selon laqu elle chaque effet pré­
suppose une cause et ainsi jusqu'à l'infini sans j am ais rencontrer
la condition suprême qui ne serait elle-même conditionnée. Mais
dans le monde intelligible , le monde des choses en soi , les lois
de la nature ne sont plus valables. Là, il faut admettre une au­
tre causalité, celle des lois de l a raison : < Car la raison n'étant
pas elle-même un phénomène et n'étant nullement soumise aux
conditions de la sensibilité , on ne trouve en elle-même, relati­
vement à sa causalité, aucune succession dans le temps ; et par
conséquent la loi dynamique de la nature qui détermin e la suc ­
cession suivant des règles ne peut lui être appliquée u_ > < ... au
contraire la raison manifeste dans ce qu'on appelle les Idées
une spontanéité si pure qu'elle s'élève par là bien au-dessus
de ce que la sensibilité peut lui fournir et qu'elle mani­
feste sa principale fonction en distinguant l'un de l'autre le
monde sensible et le monde intelligible, et en assignant par là à
l'entendement même ses limites u_ > Si donc le monde sensible
est sous l'empire de l'entendement, le monde intelligible se
trouve sous celui de la raison.
L'homme, être fini, temporel , est soumis comme les autres
phénomènes aux lois de la nature. Mais il possède aussi une
faculté qui le distingue de toutes les autres choses e t cette fa­
culté est la raison. « Elle est cette raison, présente et identique

12 . C,itique de la Raison pu,e, p. 466.


1 3 . Fondements p. 191 .
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIGIEUSE 27

dans toutes les actions qu'accomplit l'homme, dans toutes les


circonstances de temps, mais elle n'est pas elle:.même dans le
temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état
dans lequel elle n'était auparavant ; elle est d é t e r m i n a n t e
mais non déterminable par rapport à tout état nouveau u. >
En vertu de cette faculté, l'homme peut donc se considérer
comme membre du monde intelligible, c'est-à-dire noumène,
c'est-à-dire chose en soi . Mais il ne cesse jamais pour autant
d'être en même temps membre du monde sensible, phénom ène.
Faire abstraction de ce fait là n'est possible que dans un monde
abstrait, imaginaire. Dans la réalité, la scission est inadmissi­
ble. L'homme en tant que noumène n'existe nulle part. Si donc
il possédait la dignité en tant seulement que noumène, nul hom ­
me vivant ne saurait jamais y prétendre. Que nous apporte donc
une dignité, même si elle était démontrée, quand elle n'est pas
de ce monde? Evidemment, selon Kant, cela n'a pas d' impor­
tance, car le témoignage de l'expérience ne compte guère là où
la seule raison règne. Mais est-il possible, sinon sous crainte de
lèse-majesté, de se ranger à cet avis? En tout cas, la dignité
de l'homme réel n'y a rien à voir. Ce n'est pas de cet homme réel
qu'il est question dans le monde imaginaire de Kant. « Or l'ho­
mo noum enon n'est pourtant logiquement rien de plus que le
concept de continuité d'être (Seinskonstante) absolument in­
connaissable de la « chose en soi > , dans son application à l'hom­
me. Mais la même inconnaissable continuité d'être existe aussi
- sans aucune possibilité de différenciation intérieure - pour
toute plante et pour toute pierre. Comment donc doit-elle con­
férer à l'homme une dignité , qui serait différente de celle d'une
pierre? a >
Je n'entrerai pas dans une discussion plus détaillée des diffi­
cultés que rencontre l'acceptation du concept de la chose en
soi dans le cadre kantien, car une telle discussion dépasse les
limites de cette étude. Je rappellerai seulement qu'avec lui, le
principe a été posé d'une causalité transcendentale, tandis que
Kant lui-même ne reconnaît qu'un seul usage légitime du prin­
cipe de causalité, et c'est l'empirique. Donc « . . . qu'est-ce dans
la doctrine de Kant que la chose en soi, sinon l'objet d'une af-

14. Critique de la Raison pu-re, p. 468.


1 5 . M. SCHELER , Der Formalismus in der Ethik und die mate,iale Werle#hik,
p. 3 8 7 .
28 KANT

firmation injustifiable, en contradiction avec les exigences de


la Critique ? ui >

4. PER SONNALITÉ .

La notion de personnalité a été examinée par Kant sous trois


aspects : empirique, transcendantal et moral. C'est le dernier
qui nous concerne particulièrement, étant donné que la person­
nalité identifiée avec la dignité était déterminée plus haut com­
me « sujet d'une raison moralement pratique » 17 • La personne
morale est aussi de loin la plus importante dans le système kan­
tien : c'est le centre autour duquel gravitent tous les autres
éléments. Mais elle présuppose la personne transcendantale et
celle-ci est à son tour suggérée par la personne empirique ou
psychologique.
La supposition de la personnalité c'est « la permanence et par
suite la substantialité de l'âme > Or la personne psycholo­
18

gique n'est rien d'autre qu'une substantialisation de l'identité du


moi dans la conscience qui accompagne tous les actes synthéti­
ques de l'aperception. Mais cette substantialisation n'est pas lé­
gitime, elle n'est qu'une illusion dialectique, un paralogisme.
Car la conscience du moi, impliquée dans le « je pense » de
l'aperception est une simple fonction logique, qui n'est pas du
tout capable de fournir un objet, serait-ce moi-même. Par suite,
« ... dès que je veux observer le simple moi dans le changement
de toutes les représentations, je n'ai jamais d'autre correlatum
de mes comparaisons que moi-même avec les conditions géné­
rales de ma conscience, je ne puis faire que des réponses tau­
tologiques à toutes les questions, en ce sens que je substitue
mon concept et son unité aux qualités qui me conviennent à
moi-même comme objet et que je suppose qu'on désirait sa­
voir u_ »
Ainsi l'examen du paralogisme s'achève par une conclusi on
négative. Mais pas tout à fait car, comme cette tendance de la
raison à l'hypostase, sa recherche de l'unité et de la permanence
est une disposition naturelle inévitable, elle doit avoir une si­
gnification pratique. Donc si nous renonçons à tout usage théo­
rique, ce concept de moi comme personne peut subsister comme
1 6. V. DELBOS, De Kant aux Postkantiens, pp. 37-38.
1 7. Doctrine de la Vertu, p. 96.
18. Critique de la Raison pu,-e, pp. 340-341.
1 9. Ibid. , p. 342.
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RBL I G IEUSB 29

une simple idée de la raison. « ... tout comme le concept de la


substance et du simple, de même aussi peut subsister le con­
cept de la personnalité (en tant qu'il est simplement transcen­
dantal, c'est-à-dire en tant qu'il est l'unité du sujet, qui d'ail­
leurs nous est inconnu, dont les déterminations sont complè­
tement reliées au moyen de l'aperception) ; et à ce titre ce con­
cept est même nécessaire et suffisant pour l'usage pratique ;
mais nous ne pouvons jamais compter sur lui pour un accroisse­
ment de notre connaissance de la raison pure .. . �. »
La personnalité transcendantale en tant qu'idée, à la supposi­
tion de laquelle aboutit la Critique de la Raison Pure, se trans­
forme dans la Critiqu e de la Raison Pratique ·· en personnalité
morale par l'admission du postulat de l'immortalité de l'âme.
< L'aspiration au souverain bien, rendue nécessaire par le res­
pect pour la loi morale, et la supposition qui en découle, de la
réalité objective de ce bien suprême, nous conduit ainsi par des
postulats de la raison pratique à des concepts que la raison spé­
culative pouvait, il est vrai, présenter comme des problèmes, mais
qu'elle ne pouvait résoudre. Donc : 1 ° Elle conduit au concept
pour la solution duquel la raison spéculative ne pouvait faire
que des p a r a 1 o g i s m e s (à savoir à celui de l'immortalité),
parce qu'elle manquait du caractère de persistance pour com­
pléter le concept psychologique d'un dernier sujet qui est at­
tribué nécessairement à l'âme dans la conscience qu'elle a d'elle
même, de manière à en faire la représentation réelle d'une
substance, ce que fait la raison pratique par le postulat d'une
durée nécessaire pour la conformité avec la loi morale dans le
souverain bien comme but total de îa raison pratique 11 • >
Remarquons d'abord que le concept du souverain bien n'est
pas du tout indispensable dans le système moral de Kant, où
toute valeur consiste précisément dans l'intention qui a pro­
duit l'acte, sans aucun égard pour son objet. Il y a été introduit
plutôt pour jeter un pont entre cette morale présumée exclu­
sivement rationaliste et le christianisme, étranger à la vérité à
ce système, mais auquel Kant cherchait à tout prix à l'adapter.
S'il est permis d'avancer une opinion sur cette question, je dirai
même que le christianisme est étranger à l'esprit kantien en
général et ce n'était que par force de l'éducation qu'il entrete­
nait lui-même une illusion contraire. Quoiqu'il en soit, il reste

20. Ibid. , p. 34 1 .
21. Ct'itique de l a Raison pratique, p . 142.
30 KANT

que dans la morale de Kant, la notion de souverain bien est


quelque peu exorbitante.
Secundo, l'argument en faveur de l'immortalité de l'âme,
tiré de la nécessité de sa durée en vue de la réalisation du sou­
verain bien, s'appuie sur la notion de finalité. Or c ett e notion,
très en honneur chez les rationalistes du xvm e siècle, n'est pas
susceptible d'être démontrée. Je reviendrai d'ailleurs à ce pro­
blème, mais soit constaté ici que cet argument est en tout cas
moins convaincant que Kant ne l'a pensé.
Et la chose la plus importante est que tout ce raisonnement
étant présenté comme postulat, il relève donc du domaine de
la foi. Il en sera de même avec tous le s autres éléments du sys­
tème moral de Kant. Ils ne peuvent pas s e déduire, car étant
du monde intelligible ils ne nous sont jamais donnés dans l ' ex­
périence, donc toute connaissance à leur égard est exclue. Il
faut les accepter comme articles de foi. Kant en cela était trè s
conséquent et a déclaré déjà dans la préface à la seconde édi­
tion de la Critique de la Raison Pure qu' < il fallait supprimer
le savoir pour faire place à la foi >. Mais cette foi qui peuple
tout un monde imaginair e de créatures non existantes n'est-elle
pas allée plus loin, jusqu'au mysticisme ? C'est une chose cu­
rieuse que la même tendance à dépasser les bornes de la rai­
son paraisse justement chez les rationalistes les plus rigoureux,
comme Kant et Platon. C'est peut-être là que doit aboutir na­
turellement tout rationalisme extrême. La foi cependant, à défaut
de preuves, à défaut de révélation, ne peut pas se communiquer
que par libre adhésion. Ainsi s'il est superflu de chercher des
déductions là où Kant n'en promet pas, il e st tout à fait con­
venable de suggérer que la foi de Kant n'a pas obligatoirement
un appel universel, donc l'accepte qui veut, qui y trouve un in­
térêt quelconque. Or pour porter un intérêt aux pures abstrac­
tions, il faut ou méconnaître les problèmes concrets ou les croire
déjà résolus. Ce qui arrive pourtant rarement. Evidemment c'est
une chose sublime que de s'élever au-dessus de toutes les peti­
tesses telluriques pour s'associer, dan s une contemplation béate,
aux mystères de la création. Mais n'y a-t-il aus si quelque chose
d'inhumain , du moins un manque de sentiment de solidarité
humaine ? D'ailleurs cette association a-t-elle jamais lieu, ne
navigue-t-on pas plutôt dans le vide ?
Passon s maintenant de la position du concept de personna­
lité à son contenu. Il y a d'abord fin en soi. « Les êtres dont
l'existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais
SOCIÉ'm ÉfflICO-RBLIGIEUSB 31

de la nature, n 'ont cependant, quand ce sont des êtres dépour•


vus de raison qu'une valeur relative, celle de m o y e n s , et
voilà pourquoi o n les nomme des c h o s e s , au contraire les
êtres raisonnables sont appelés des p e r s o n n e s , parce que
l eur nature les désign e déj à comme fins en soi , c'est-à-dire
comm e quelque chose qui ne p eut pas être employé simplement
comme un moyen, quelque chose qui par suite limite d'autant
toute facult é d'agir comme bon nous semble (et qui est un su­
j et de respect) •. >
Ici les êtres raisonnables et les personnes sont identifiés. En
introduisant l'homme dans la société des êtres raisonnable s , Kant
lui procure, il est vrai, un e place plus élevée dans l'échelle
de la création, mais il y a aussi danger que l'homme ne s'y per­
de dans le vague. < C ette n otion de personnalit é prend désor­
mais dans la philosophie pratique de Kant une importance ex­
trême, et elle y imprime profondément les caractères par les­
quels, logiquement et historiquemen t, elle se définit. Dans son
expression la plus abstraite, elle est fondée par Kant sur l'idée
d e l' existence de suj ets raisonnables, capables d'agir par ld rai­
son même ; elle est donc radicalement distincte de tout ce qui ,
sous le n om de besoins et d'inclinations, constitue notre simple
individualité ; elle est plutôt l'identification avec l'universel •. >
C e caractère universel de la personnalité met en évidence qu'elle
n ' est plus qu'une idée, et que comme toutes les idées elle a
surtout une fonction régulatrice. < C ette idée de la personna­
lité qui éveille le respect, qui nous met devant les yeux la su­
blimité de notre nature (d' après sa détermination) , en nous
faisant remarquer en même temps le défaut d' accord de notre
conduite avec elle, et en abaissant par cela même la présomp­
tion, est naturelle même à la rai son humaine, et aisément re­
m arquée M . >
C e passage définit clairement la véritable portée de la notion
de personnalité, et avec elle, de tout le système kantien . Nous
n ' avons là qu'une idée qui doit nous guider vers un but, aussi
éloigné ou même irréali sable qu'il soit . Prétendr e à la possession
d'une dignité n ' est pas du tout légitim e dan s ce cadre .
La personne est fin en soi . Mais la personnalité, c ' est aussi la
liberté : << • • • ce n'est pas autre chose qu e la p e r s o n n a 1 i t é p

2 2 . Fondements, p. 1 4 9 .
2 3 . V. DELBOS, La Philosophie pratique de Kant , p. 3 74 .
.24 . Critique de la Raison pratique, p. 92.
32 KANT

c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme


de la nature entière, considérée cependant en même temps com­
me un être soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures
pratiques, données par sa propre raison... œ_ > « Le sujet dont
les actions sont susceptibles d ' i m p u t a t i o n est une p e r -
s o n n e . La personnalité m o r a 1 e n'est donc pas autre chose
que la liberté d'un être raisonnable soumis à des loi s morales
(tandis que la personnalité psychologique est tout simplement
la faculté d'avoir conscience de soi-même dans les divers états
de l'identité de son existence) . .. "'. >
Ainsi de l'examen de la notion de personnalité se dégagent les
concepts suivants : fin en soi, moralité, autonomie et liberté,
c'est-à-dire les mêmes qui servaient à définir la dignité. Il faut
les examiner chacun à son tour.

5 . F IN EN SOI .

Il est très intéressant de suivre la voie par laquelle le con­


cept de fin en soi s'introduit dans la théorie kantienne. Le point
de départ c'est toujours encore le concept d'êtres raisonnables,
le seul qui puisse garantir toute l 'objectivité requise. « Toute
chose dans la nature agit d'après des lois. Il n'y a qu'un être
raisonnable qui ait la faculté d'agir d ' a p r è s 1 a r e p r é -
s e n t a t i o n d e s 1 o i s, c'est-à-dire d'après des principes wr_ >
Mais dit Kant : « . .. si toute valeur était conditionnelle et par
suite contingente, il serait complètement impossible de trouver
pour la raison un principe pratique suprême •. >
Il fallalt donc trouver à tout prix une valeur absolue et Kant
l'a placée dans un être qui soit une fin en soi et qui, par con­
séquent puisse « être un principe de lois déterminées > •. Est-ce
que ce procédé de Kant fait l'objet d'une déduction ou j ustifi­
cation ? Nullement. Voici la façon dont Kant résoud la diffi­
culté : « Or je dis l'homme et en général tout être raisonnable
existe comme fin en soi et n o n p a s s i m p 1 e m e n t c o m m e
m o y e n dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans
toutes ses actions aussi bien dans celles qui le concernent lui­
même que dans celles qui concernent d'autres êtres raisonna-

2 5 . Ibid., p. 91. 26. Doctf'ine du Df'oit , p. 122.


2 7. Fondements, p. 122. 28. Ibid., p. 150.
29. Ibid., p. 149.
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RBLIGIEUSB 33

bles il doit toujours être considéré en même temps comme


fin . . . 30 • ))
Y avait-il j amais d' affirmation plus dogmatique ? Car voilà la
s eule j ustification que Kant en ait donnée : « San s cela en effet,
on ne pourrait trouver j am ais rien qui eût une valeur abso­
lue 31 • » Mai s cela n e veut pas dire qu'on doit la trouver juste
où Kant l ' a placée, ni même qu' elle doive nécessairement exis­
ter quelque part . Pour être juste, il faut dire que Kant a es sayé
quand même de trouver quelque j ustification pour ce concept :
« . . . Voici l e fondement de ce principe : la n ature raisonnable
existe comme fin en soi. L'homme se représente nécessairement
ainsi sa propre existence ; c' est donc un principe s u b j e c t i f
d ' actions humain e s . Mais tout autre être raisonnable se repré­
s ente également ainsi son e xistence en conséquence du même
principe r ationnel qui vaut ainsi pour moi ; c' est donc un prin­
cipe o b j e c t i f dont doivent pouvoir être déduites comme
d'un principe pratique suprême toutes les lois de la volonté » 82

O n voit mal comment il est possible de fonder l'obj ectivité


d'un principe suprême sur un concept qui est une pure invention.
Q uant à l a validité subj ective de c e principe, if suffit de rap­
p eler l ' attitude propre de Kant à une époque où les exigences
d e son système n e se laissaient pas encore sentir. « Rien n'est
plu s faux, selon Kant, qu 'une conception téléologique qui sub­
ordonne la morale de l'univers aux fins particulières de l 'hom­
m e . Aussi bien que l'homme, l'insecte pourrait j u ger que son
existence et celle de son espèce mesurent la valeur de tout . Or
parce que la nature produit les êtres avec une égale nécessité,
aucune classe d' êtres n ' a le droit de s e mettre à part 88. »
Kant a donc radicalemen t chang é d'attitude , sans, du reste,
pouvoir en rendre compte. Nous savons déj à d'ailleurs que dan s
les matières pratiques nous ne devons pas nous attendre à des
preuves ou démonstration s . Reste que le concept de fin en soi
n' est pas fondé, il ne peut donc en rien renforcer la positi on du
concept de personnalité. Voyons pourtant s'il est capable de
contribuer par quelque trait nouveau à son contenu . « Que
dans l ' ordre des fins, l 'homme (et avec lui tout être raisonna­
ble) sont u n e f i n e n s o i . . . que par cons éq u en t l ' h u -
m a n i t é dans n otre personne doive nous être s a c r é e pour

30. Ibid. 31. Ibid. , p. 1 50 .


3 2 . Ibid., p . 1 5 0 .
La Philosophie pratique p. 77.
3 3 . Cité par V . DELBOS,
de Kant ,
34 KANT

nous-mêmes, c 'est ce qui va de soi, puisque l'homme est le sujet de


1 a l o i m o r a l e , partant de tout c e qui est saint en soi, de ce
qui permet seul d'appeler sainte une chose qui est considérée par
rapport à lui et en accord avec lui. Car cette loi morale se fonde
sur l'autonomie de sa volonté comme d'une volonté libre qui,
d'après ses lois générales, doit pouvoir nécessairement s'accor­
der avec ce à quoi elle doit se s o u m e t t r e 3\ » « Dans la
création tout entière tout ce qu'on veut et sur quoi on a quelque
pouvoir peut être employé s i m p l e m e n t c o m m e m o y e n .
L'homme seulement et avec lui tout être raisonnable est une
f i n e n s o i . C'est qu'il est sujet de la loi morale qui est
sainte, en vertu de l'autonomie de sa liberté 85
» Nous voilà

donc revenus aux concepts de moralité, autonomie et liberté,


les mêmes qui ont déjà identifié la personnalité avec la dignité.
Il s'ensuit que comme contenu non plus le concept de fin en soi
n'ajoute rien de nouveau à celui de personnalité .
Ainsi s'achève l'examen de la première série de concepts at­
tc:1 chés à la notion de dignité humaine, celle qui se rapporte à
son sujet . Dans cette série , le concept d'êtres raisonnables est
inventé ad hoc ; celui de homo noumenon, une chimère ; celui
de fin en soi, une tautologie, également inventée ad hoc . Seul
le concept de personnalité, comme idée, a une signification.
Reste à voir quelle sera sa justification.

6. MORALI TÉ .

Cette personnalité que représente le sujet d'une raison mo­


ralement pratique n'a donc reçu jusqu'ici d'autre détermina­
tion que celle d'une idée, dont le caractère reste toujours im­
précis à travers les formules vides d'êtres raisonnables, homo
noumenon et fin en soi. Il faut par conséquent procéder au
concept suivant dans la chaîne de raisonnement kantien, la mo­
ralité, pour essayer d'en dégager quelques traits susceptibles de
remplir notre idée d'un contenu. Ce concept doit également in­
diquer la voie par laquelle une communication entre les deux
mondes pourrait être établie, si tant est même que l'homme
puisse jamais prétendre à la dignité . Ainsi, dans ce concept
seul réside la signification de toute la doctrine.

34. C,itique de la Raison p,-atique, p. 141.


3 5 . Ibid. , p . 92 .
SOCi éTé ÉTHICO-RELIG IEUSB 35

Je ne me propose évidemment d'entrer dans les difficultés de


ce concept qu'autant que cela a trait au sujet de cet ouvrage.
En ce qui concerne la détermination plus précise de l'idée de
la personnalité que nous recherchons dans les concepts moraux,
nous nous heurtons tout de suite au formalisme kantien, propre
à décevoir notre attente. Au fait, Kant nous renvoie d'emblée
à nouveau à cette notion abstraite d'êtres raisonnables. < Tout
le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c'est­
à-dire pour fonder une obligation, il faut qu'une loi implique
en elle une absolue nécessité, qu'il faut que ce commandement :
'l tu ne dois pas mentir >, ne se trouve pas être valable pour
les hommes seulement en laissant à d'autres êtres raisonnables
la faculté de n'en tenir compte et qu'il en est de même de
toutes les autres lois morales proprement dites ; que par consé­
quent le principe de l'obligation ne doit pas être ici cherché
dans la nature de l'homme ni dans les circonstances où il est
placé dans ce monde, mais à priori dans les seuls concepts de
la raison pure >
311

On peut se demander si cette préoccupation d'autres êtres


raisonnables est vraiment pertinente. Au lieu de perdre en vain
tant de soucis, ne serait-il pas plus logique d'aider l'homme à
envisager l'obligation qui lui est imposée d'une façon appro­
priée à sa condition à lui ? Non selon Kant.
Les mobiles humains et les effets de leur action sont également
éliminés du domaine de la morale pure, pour faire place aux
autres êtres raisonnables et ainsi garantir aux lois morales une
validité universelle : « Mais quelle peut donc bien être cette loi
dont la représentation, sans même avoir égard à l'effet qu'on
en attend, doit déterminer la volonté pour que celle-ci puisse
être appelée bonne absolument et sans restrictions ? Puisque
j'ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient
être suscitées en elle par l'idée des résultats dûs à l'observa­
tion de quelque loi, il ne reste plus que la conformité univer­
selle des actions à la loi en général, qui doit seule lui servir de
principe IIT_ >
Il se trouve donc qu'il est tout à fait impossible pour Kant
d'établir une loi ou des lois précises qui détermineraient les
actions morales. Ce n'est qu'à la forme d'une loi, ou conformité
à la loi en général qu'a pu aboutir tout son effort. Ainsi la ten-

36. Fondements, p. 77.


37. Ibid., p. 1 03 ; v. aussi pp. 1 3 6- 1 37.
36 KANT

tative de déterminer plu s précisément l'idée d e la personnalité


par la loi morale, est vouée à l' échec.
Du même coup la possibilité d' une communication de l'hom­
me avec le monde intelligible est mise en danger. C ette loi mo­
rale , ou cette forme de loi , ne dit pas grand chose, quoiqu' en
prétende Kant. Tout au plu s elle détermin e négativement ce
qui ne doit pas s e faire, ce qui n e pourrait pas devenir une loi
générale, mais elle n'indique nullement ce qui doit se faire
dans le domaine moral , domaine j ustement du devoir. En face
d'un problème quelconque, l 'homme est abandonné à ses pro­
pres ressources dont Kant d' ailleurs ne fait pas grand cas. S ans
que la loi lui donne des ailes, comment s erait-il capable de s ' en­
vol er si haut, là où d' ailleurs il n'y a rien que l e vide. Kant a
évidemment oublié la parabole que lui-mêm e a empruntée à Pla­
ton , de cette colombe qui dépassa l' atmosph ère sans s ' en dou­
ter et tomba . Et nous demandons avec D aniel Greiner : « est-ce
tout à fait juste qu'une loi morale, un idéal de la personnalité,
qui doit être valable pour les hommes individuels , soit formé
sans aucun égard aux faits psychologique s , anthropo�ogi ques et
n ationaux ? E st-ce que les homme s en sont si loin qu'une loi
morale, conçue tout à fait généralement, a dapté e à tous « les
êtres raisonnables ) e n général leur suffise ? 88 »
Quoiqu'il en soit , Kant affirm e que l'humanité e st capable de
moralité et cela en vertu du principe que devoir = pouvoir,
89

qui constitue un des traits fondamentaux de la pensée kan­


tienne. « S atisfaire à l' ordre catégorique de la moralité est en
tout temp s au pouvoir de chacun . . . » « . . . Et pourtant le de­
40

voir ordonne de l' être ; toutefois il ne nous ordonne rien qui


n e soit en notre pouvoir de faire « . »
Cette assurance de Kant serait-elle l' expression d ' une con­
ception opti miste de la nature humaine ? Pas du tout ; au con­
traire, il n ' en tient guère compte . << . . . cette puissance morale
doit être estimée d' après la loi qui commande catégoriquement ;
ils (les devoirs) ne dépendent point par conséquent de l a con­
naissance empirique que nous avons des hommes, tels qu'ils
sont, mais de la connaissance rationnelle qui nous les fait con-

38. Der Begriff der Persônlichkeit bei Kant , Archiv für Geschichte der Philoso-
phie , t. X, p. 84 .
39. Fondements, p. 1 60 .
40 . Critique de la Raison pratique, p. 3 7 ; v. aussi p. 30.
4 r . La Religion dans les lim-ites de la simple raison, p. 7 1 .
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIG IEUSE 37

cevoir tels qu'ils doivent être pour être conformes à l' idée de
l'humanité a_ >
L'homme tel quel n'importe donc ; un autre est mis à sa
place qui serait conforme à l'idée de l'humanité et aurait le pou­
voir requis pour remplir les devoirs . Mais tandis qu'ici le pou­
voir dérive du devoir par une sorte d'arrangement providen­
tiel, à un autre endroit , c' est le devoir qui dérive du pouvoir
(actions libres) : « ... car, puisqu'il y a des actions libres, il
doit y avoir aussi des fins auxquelles tendent ces actions com­
me à leur obj et. Et parmi ces fins, il doit aussi y en avoir quel­
ques-unes qui soient en même temps (c'est-à-dire d'après l'idée
même que nous nous en faisons) des devoirs » 48

C' est ici évidemment un petit cercle vicieux à côté de nom­


breux autres du même genre qui se trouvent chez Kant. Mais
ce qui nous intéresse plus pour l' instant c' est cette conception
téléologique qui seule sert de fondement aux divers éléments
de la morale kantienne . Prenons par exemple la « bonne vo­
lonté }> : « Puisque, en effet, la raison n' est pas suffisamment ca­
pable de �ouverner sûrement la volonté à l'égard de ses obj ets
et de la satisfaction de tous nos besoins (qu' elle-même multi­
plie pour une part), et qu'à cette fin un instinct naturel inné
l'aurait plus sûrement conduite ; puisque néanmoins la raison
nous a été départie comme puissance pratique, c'est-à-dire com­
me puis sance qui doit avoir de l'influence sur la v o l o n t é ,
il faut que sa vraie destination soit de produire une v o 1 o n -
t é b o n n e . . . ". >
Devoir, pouvoir, vouloir, ces pivots de l'édifice moral kan­
tien se trouvent ainsi basés sur une hypothèse en faveur de
laquelle aucun autre argument ne saura être allégué que les
exigence s d'un certain raisonnement. Ce raisonnement présup­
pos e la finalité de la nature 46 et prétend en même temps en
être l'interprétation fidèle. Mais qu' est-ce qui autorise une pré­
somption pareille ? En effet rien d'autre que l'optimisme exa­
géré du xvm e siècle, dont Kant s'avère disciple et maître. Il a
su tirer de cette notion de finalité tous les avantages possibles .
C'est ell e qui facilite toutes sortes de petits agencem ents in­
dispensables pour sa construction rationnelle. Car la raison
une fois autorisée à interpréter librement les desseins de la na-

42. Doctrine de la Vertu , p. 52 ; v. aussi p. 5 4 .


43. Ibid., p . 20. 44. Fondemen ts, p. 9 3 .
45. Ibid. , p. 90.
38 KANT

ture peut aussi les arranger à son gré, sans jamais se demander
si la nature est vraiment du même avis. D'ailleurs aucune pro­
testation de sa part n'est à prévoir, mais aucune confirmation
non plus. Quoiqu'il en soit, comme le dit Trendelenburg '1\ la
démonstration du « doit > chez Kant est défectueuse, tandis que
celle du « peut > n'est même pas tentée.
Au fait, comment la loi s'impose-t-elle à l'homme, comment
s'en rend-il compte ? <! • • .la loi morale est donnée comme un
fait de la raison pure, dont nous sommes conscients à priori et
gui est apodictiquement certain, en supposant même qu'on ne
puis se alléguer dans l'expérience aucun exemple où elle ait été
exactement suivie. Ainsi, aucune déduction, aucun effort de la
raison théorique, spéculative ou aidée par l'expérience ne peu­
vent prouver la réalité objective de la loi morale ; par consé­
quent, si même l'on voulait renoncer à la certitud e apodictique,
cette réalité ne pourrait être confirmée par expérience et prou­
vée ainsi à posteriori et cependant elle se soutient par elle ­
même '1 • >
Mais si la loi est un fait « apodictiquement certain > et si
elle « ordonne catégoriquement », l'homme n'a qu'à s'y sou­
mettre et l'expérience devrait certainement le prouver san s pei­
ne. Car, dit Kant ailleurs sur la loi : « Avec ce qui vient d'être
dit, la raison commune des hommes dans l'exercice de son ju­
gement pratique est en parfait accord, et le principe qui a été
exposé, elle l'a toujours devant les yeux "'. >
La morale se trouverait donc dans une situation tout à fait
satisfaisante. Toutefois Kant lui-même semble plus sceptique à
ce sujet : « En effet, ni la raison ne peut faire comprendre, ni
des exemples tirés de l'expérience établir comment il est possi­
ble que l'idée seule d'une conformité à la loi en général puisse
être pour le libre arbitre un motif plus puissant que tous le s
motifs imaginables tirés d'avantages quelconques ; parce que, en
ce qui concerne le second, même s'il n'avait jamais existé un
homme qui eût obéi sans condition à cette loi, néanmoins la
nécessité objective d'être un tel homme n'en est pas diminuée
et est en soi évidente ü . >
En quoi donc peut consister cette évidence si ni la raison, ni
l'expérience ne peuvent la soutenir ? Kant n'a pas donné de ré-

46. DELBOS , La Philosophie pratique de Kant , p. 3r4, note.


4 7. Critique de la Raison pratique, p . 47.
48. Fondements, p. ro3 .
49. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 87.
SOCIÉTÔ ÉTHICO-RELIGIEUSE 39

ponse à cette question. C'est là, dit-il, un problème insoluble


pour la raison humaine. < Car si l'on nous demandait pourquoi
donc l'universelle validité de notre maxime, érigée en loi, doit
être la condition restrictive de nos actions, sur quoi nous fon­
dons la valeur que nous conférons à cette façon d'agir, valeur
qui doit être si grande qu'il ne peut y avoir nulle part de plus
haut intérêt, comment il se fait que l'homme ne croie avoir que
par là le sentiment de sa valeur personnelle, au prix de laquelle
l'importance d'un état agréable ou désagréable ne doit être
comptée pour rien : à ces questions nous n'aurions aucune ré­
ponse satisfaisante à fournir m. >
A défaut de déduction rationnelle ou de preuve tirée de l'ex­
périence, l'évidence ne peut avoir d'autre source que la foi.
C'est à cette foi morale que Kant fait place en supprimant le
savoir. Mais n'est-ce point un peu paradoxal que , pour faire ac­
cepter un de ses éléments les plus essentiels, un système qui se
veut purement rationaliste et criticiste ait recours tout simple­
ment à la foi, au dogme ? C'est ainsi que Renouvier a pu dire :
< La Critique de la raison pure est ainsi dominée par des dog­
mes qui échappent à la critique puisqu'elle les prend pour gui­
des. Le principe de contradiction lui-même n'est pas admis à
prévaloir contre eux 51 • >
Mais si nous supposons que nous acceptons le dogme de la
certitude apodictique de la loi morale, encorê faut-il se deman­
der s'il est possible que dans le cadre kantien l'homme de­
vienne jamais moral.
Nous avons vu que la moralité consiste dans la conformité de
la maxime de l'action choisie par la volonté avec la loi morale.
« Or la conformité parfaite de la volonté à la loi morale est
la sainteté, une perfection dont n'est capable à aucun moment
de son existence aucun être raisonnable du monde sensible m_ >
L'homme ne peut donc atteindre le degré de moralité parfaite.
« Le degré moral, où est placé l'homme (et autant que nous pou­
vons le savoir, toute créature raisonnable) , c'est le respect
pour la loi morale. L'intention qui lui est imposée pour obser­
ver la loi, c'est de l'observer par devoir, non par un penchant
volontaire, ni même par un effort non commandé et volontiers
tenté par lui-même, et l'état moral dans lequel il peut tou­
jours être, c'est la vertu, c'est-à-dire l'intention morale d a n s

50. Fondements, p. 186. 5 1 . Critique de la doctrine de Kant, p. 5.


52. C,-i,tique de la Raison p,-atique, p. 131.
40 KANT

1 a I u t t e et non I a s a i n t e t é dans la p o s s e s s i o n
présumé e d'une parfaite pureté des intention s de la volonté 68 • >
Il y a donc une di stinction n ette entre la morale proprement
dite (sainteté) et la vertu , distinction encor e plus accentu ée
dans le passage suivant : « Pour des créatures s a i n t e s (qui
ne pourraient pas même être tentées de manqu er à leur devoir) ,
il n'y aurait point de doctrine de la vertu , mais seulement de
la morale u_ >
Mais qu'est-ce donc que la vertu , s eul apanage auquel l 'hom­
me peut prétendre ? « Etre sûr du progrè s indéfini de ses ma­
ximes et de leur tendance constante à une marche en avant,
c',est le point le plus élevé que puisse atteindre une raison pra­
tique finie, c' est la v e r t u , qui , du moins, comme pouvoir n a­
turellement acquis ne peut jamais être parfaite, parce que l' as­
surance n ' est j amais dans ce cas une certitude apodictique , et
que , comme conviction , elle est très dangereuse » 66

Ce progrès indéfini des maximes et leur tendance constante à


« une m arche en avant » ne fait pourtant l'obj et d' aucune dé­
duction et c' est là un autre dogme que Kant a introduit dan s
son système comme u n e vérité évidente . Tel quel , i l jou e u n
rôle prépondérant dans la doctrine kantienne e t nous y revien­
drons en parlant de la philosophie de l ' histoire de Kant . Quant
à la vertu, incertaine à jamais selon Kant, même avec l ' a dmis­
sion assurée de ce progrès, elle comporte un autre trait propre
à supprimer toute prétention humaine. « La v e r t u est l a
forc e de la maxime de l'homme dans l' accomplissement de son
devoir. . . la vertu est une contrainte exercée sur soi-même . . .
c ' est aussi une contrainte qu' on exerce sur s oi d' après u n prin­
cipe de liberté intéri eure, c' est-à-dire au moyen de la simple
idée de son devoir telle qu' elle ré sulte de la loi formelle du
devoir 68
» •

Si donc j amais la bonne volonté l ' emporte, la lutte cessera et


avec elle la vertu disparaîtra. D éj à Hegel a remarqué qu'il y a
une contra diction : la moralité ayant sa condition fon damentale
dans cette opposition du devoir et de l' être, se détruirait elle­
même en réalisant pleinement son obj et par l ' accord de l a réa­
lité avec la raison 57

Quoiqu'il en soit l 'homme qui a emporté la victoire dans cette


53. Ibid. , p. 89. 54. Doctrine de la Vertu, p. 1 8 .
55. Critique de la Raison pratique, p . 33.
56. Doctrine de la Vertu, p. 36.
57. DELBos , La Philosophie pratique de Kant , p. 347.
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RBLIGIEU SE 41

lutte intérieure cesse, il est vrai, d'être vertueux, mais il ne


peut pas pour autant prétendre à être moral. Car « ... de là on
ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne
soit point une secrète impulsion de l'amour-propre qui, sous le
simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante
de la volonté ; c'est que nous nous flattons volontiers en nous
attribuant faussement un principe de détermination plus noble,
mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l'examen le
plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets ;
or quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans
les actions que l'on voit, mais dans ces principes intérieurs des
actions que l'on ne voit pas » 68

L'analyse du concept de moralité rend donc vain l'espoir qu'il


serait susceptible de donner un caractère précis à l'idée de per­
sonnali_té, car outre la forme pure d'une loi en général, il n'a
rien à fournir. D'autre part, il ne semble pas présenter une pos­
sibilité de pas sage à l'autre monde, monde intelligible, n'ayant·
pour fondement qu'une loi qui n'est pas et ne peut pas être dé­
montrée ni prouvée et une foi arbitraire dans un progrès indé­
fini. Et puis ce concept comporte en lui une con_tradiction fon­
damentale qui mène à sa suppression.
Dans la recherche de la signification et de la réalité objective
po ssible de l'idée de personnalité, il n'y a donc d'autre issue
qu'examiner les deux derniers concepts lié s à cette idée, à sa­
voir l'autonomie et la liberté. C'est à quoi le concept de mora­
lité nous renvoie d'ailleurs : « La m o r a 1 i t é est donc le rap­
port des actions à l'autonomie de la vàlonté, c'est-à-dire à la
législation un1verselle po ssible par les maximes de cette volon­
té fi9. » « Nous avons en fin de compte ramené le concept déter­
miné de la moralité à l'idée de liberté .. . » 80

7 . AUTONOMIE.

Dans les premières phases de l'évolution du système kantien


le concept de l'autonomie n'est pas encore apparu. Il Y avait
donc une difficulté à concilier, d'une part, l'idée de la personna­
lité, identifiée avec la liberté � et, de l'autre, la loi morale à la­
quelle cette même personnalité devait être soumise . Cette obli­
gation qu'imposait la loi réclamait comme compensation un droit

58. Fondements, p. u 2 . 59. Ibid. , p. 169.


60. Tbi,d. , p. 184. 61 . V. plus haut p. 3 1 - 3 2 .
42 KANT

qui redresserait l'équilibre de la personnalité m enacée ainsi


dans sa dignité . D ans la solution de ce problème Kant a été ins­
piré par les écrits politiques de Rouss eau qui l'ont aidé à con­
cevoir l'autonomie au s ens moral.
L'obligation de se soum ettre à la loi n' est pas en désaccord
avec la liberté de la personnalité, si c' est la personnalité elle­
même qui en est l'auteur. Cela n' était pas difficile à arranger
pour Kant, libre qu'il était de suivre les inventions d e son pro­
pre chef, toute contestation sur la base des faits se trouvant
exclue à l'avance. Ain si la faculté d' agir d' après le s représen­
tations des loi s, la volonté , devient i dentique à la raison prati­
que et lui emprunte son pouvoir de causalité intellectuelle, c' est­
à-dire la détermination par des principes ou lois ez_ Par ce pro­
cédé; la volonté devient autonome . « La volonté n'est donc pas
simplement soumise à la loi ; mai s elle y est soumise de telle
sorte qu' elle doit être regardée égalem ent comme i n s t i -
t u a n t e 1 1 e - m ê m e u n e 1 o i et comme n'y étant avant
tout soumise (elle peut s ' en consi dérer elle-même comme l' au­
t eur) que pour cette raison 418 • » « L'autonomie de la volonté est
cette propriété qu' a la volonté d' être elle-même sa loi . . . >84, .

On ne saurait sous-estimer l'importance architectoniqu e de c e


concept de l'autonomie dans l a pensée kantienne . Tout d'abord
la dignité de la personnalité est sauvée : « Car c e n ' est pas en
tant qu' elle [la personnalité] est s o u m i s e à la loi moral e
qu'elle a e n elle de l a sublimité, mais bien e n tant qu' au re­
gard de cette même loi elle est en même temps l é g i s l a t r i c e
et qu'elle n'y est subordonnée qu' à ce titre . . . •. >
Ensuite du même coup , le principe suprême d e toute la morale
est trouvé : « L ' a u t o n o m i e de la volonté e st le principe
unique de tous les devoirs qui y sont conformes . . . Le principe
unique consiste dans l'in cté p en d ance à l' égard· de toute matière
de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un obj et désiré) , et en même
temps aussi dans la détermination du libre choix par la simple
form e législative universelle, dont une maxime doit être capa­
ble . . . La loi morale n' exprime donc pas autre chose que l ' a u -
t o n o m i e de la rai son pratique, c' est-à-dire de la liberté, et
cette autonomie est elle-mêm e la condition formelle de toutes
les maximes, la seule par laquelle elles puiss ent s'accorder avec
l a loi pr atique suprême •. >
62 . Fondements, p. 1 2 2 . 63. Ibid. , p . 1 5 5.
64. Ibid. , p. 1 70. 65. Ibid.
66. Critique de la Raison pratique, p. 33.
SOCIÉri ÉTHICO-RELIGIEUSB 43

D on c , grâce à l' autonomie, la personnalité nouménale se trou ­


ve en état de déterminer par des lois à priori son existence phé­
noménal e et prend ainsi une signification pratique réelle. Il
s emble que finalement le pas sage du monde en soi au monde
des apparences soit assuré.
Par ailleurs, la liberté , cette clef de voûte de tout le systè­
me, qui j usqu' ici ne pouvait être déterminée que négativement,
devient désormais une faculté positive . « Mais cette i n d é -
p e n d a n c e [à l' égard de toute matière de la loi] est la lib erté
au sens n é g a t i f , cette 1 é g i s 1 a t i o n p r o p r e de la
raison pure et, comme tell e , pratique , est la liberté au sens
p O S i t i f . '11 . >
Et finalement l 'autonomie , comme idée d'une législation uni­
verselle, a fourni la condition formelle du règn e des fins : « La
n ature raisonn able se distingue des autres par ceci qu' elle se
pose à ell e-même une fi n . C ette fin serait la matière de toute
bonne volonté . . . Or cette fin ne peut être autre chose que le su­
j et même de toutes les fins possibles, puisque celui-ci est en
même temps le suj et d'un e volonté absolument bonne possible . ..
Or il suit de là incontestablement que tout être rai sonnable,
comme fi n e n soi , doit pouvoir, au regard de toutes les lois,
quelles qu' elles soient, auxquell es il peut être soumi s, se consi­
dérer en même temp s comme auteur d'une législation univer­
sel1e, car c'est précisément cette aptitude de ses maximes à
constitu er une législation universelle qui le di stingue comme fin
en soi •. >
Le concept d'autonomie a donc permis à Kant de délivrer son
système de toutes ses entraves et de lui donner sa forme défi ni­
tive . Mais outre son importance architectonique in dubitable ,
a-t-il vraiment apporté tout ce q u e Kant lui a demandé ? D' abord
Kant a doté la volonté des pouvoirs législatif et exécutif. pour
aimi dire, par un procédé arbitraire, derrière lequel il n ' y a
rien d' autre qu'un j eu de concepts.
Premièrement l e concept de l' autonomie n'a pour soi d' autre
justification qu e sa constatation comme un fait , comme ce qui
s ' e st déj à pro duit avec la loi moral e. « C ette analytiqu e mon­
tre que la raison pure peut être pratique, c'est-à-dire, détermi­
n er la volonté par elle-même , indépendamment de tout élément
empirique, - et elle l' établit à vrai dire par un fait (Factum) ,
dans lequel la raison pure s e manifeste comme réellement pra-

67. Ibid. 68. Fo1Jdemenls, pp. I65-1 67.


44 KANT

tique en nous, à savoir par l'autonomie dans le principe fonda­


mental de la moralité , au moyen duquel elle détermine la vo­
lonté à l'action » 89

Nous avons donc là un autre fait aussi indémontrable et im­


prouvable que l' était le premier. La seule chose que nous pou­
vons à cet égard, c'est ou y ajouter foi, ou trouver que ce fait
est fort arbitrairement introduit.
Deuxièmement, en identifiant la volonté à la raison pratique,
Kant l'a privée de tout caractère personnel. « Il n'y a donc que
la volonté concordante et collective de tous, en tant que cha­
cun décide la même chose pour tous et tous pour chacun ; il n'y
a, dis-je, que la volonté collective de tout le peuple qui puisse
être législative 70 • »
Au fait, la personne ne peut pas trouver dans une loi univer­
selle purement formelle de la volonté, identifiée à la raison pra­
tique elle-même surindividuelle, un moyen de se concrétiser
comme vraiment législative. Tout au plus elle subit passivement
les actes qui lui sont imposés au nom de cette raison mais elle
n'y participe pas spontanément d'une façon individuelle. Si
donc l'autonomie constit_!le le principe de la dignité de la nature
humaine elle n'a pas , à la vérité , de rapport à l'individu, car ce
71
,

n'est pas dans son for intérieur que celui-ci trouvera l'inter­
prétation du langage de la loi, qui là n'est qu'une pure forme
entièrement abstraite.
Ensuite , cette identification arbitraire de la volonté et de la
raison pratique ne peut que rendre la liberté vaine, illusoire,
quoiqu'en dise Kant. « La raison pratique n'est pas une volon­
té... Il faut maintenir que la liberté est dans l'indépendance de
la personne à l'égard même de la contrainte de la raison pra­
tique � dit Reinhold 711 • Ce n'est plus une autonomie , mais une
« logonomie et en même temps la hétéronomie la plus saillante
de la personne � dit Scheler n_
Le passage du monde intelligible au sensible n' est donc , après
tout, que présumé . Par ailleurs, le concept de l'autonomie de­
vait fournir la condition formelle du règne des fins : « Le con­
cept suivant lequel tout être raisonnable doit se considérer
comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une
législation universelle afin de se juger soi-même et ses actions
69. Critique de la Raison pratique , p. 4 1 .
70. Doctrine du Droit , p. 1 70 7 1 . Fondements, p. 1 6 2 .
72 . DELBOS ,La Philosophie pratique d e Kant , pp. 4 5 5-45 6, note.
73. Formalismus in der Ethik, p. 386.
SOCIÉTÉ ÉTHI CO-RELIGIEUSE 45

de ce point de vue , conduit à un concept très fécond qui s'y rat­


tach e , j e v eux dire le concept d ' un règne de s fins 1• . >
Or, le règne des fins dont l'homme peut devenir membre en
tant que p ersonne douée d' une volonté autonome, est à la vérité
une s ociété éthico-religieuse que Kant a conçu conformément
aux croyances chrétiennes par rapport au monde d' au-delà . La
personnalité, nous l' avons vu, comportait comme condition es­
sentielle le po stulat de l'imm ortalité de l' âme 75 , s' identifiait
même avec elle, car la réalisation du souverain bien n' était
possible que dan s la supposition d'une existence persistant in­
définiment 76 • C ep endant l e concept de l 'âme est lui-même incer­
tain, car : « Ni l'expérience, ni aucune conclusion de la raison
ne nous apprennent suffi samment s'il y a dan s l' homme une
âme (c'e st-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps
et capable de pen s er indépendamment du corps, ce que l'on
appelle une substance spirituelle) , ou si au contraire la vie n' est
pas une propriété de la matière . . . > 77

Quant à son existence persistant indéfiniment, en vue de la


réalisation du souverain bien, « pour un être raisonnable, mais
fini, il n'y a de possible que le progrès à l'infini des degrés infé­
rieurs aux degrés supérieurs de la perfection morale » 78 • Toute­
fois ce « progrès indéfini . . . et la totalité de ce progrès . . . ne peut
jamais être atteinte par une créature » 79 • Mais ce n 'est pas s eu­
lement le pouvoir qui manqu e à l'homme pour réaliser cet état
éthique , mai s aussi le vouloir : « . . . état éthique, c'est-à-dire un
règne de la vertu (du bon principe) , dont l'idée a dans la rai­
son humaine sa réalité obj ective tout à fait solidement fondée
(en tant que devoir de s' unir en un Etat de ce genre) , bien que
subj ectivement on ne pourrait jamais espérer du bon vouloir
des hommes qu'ils veuillent se décider à travailler à ce but dan s
la concorde 80 • >
Il reste à examiner le dernier aspect du concept de l 'autono­
mie , s on identification avec la liberté, car en parlant de ce deu-
xième Factum de la raison , Kant dit : « . . . ce fait est insépara-
blement lié à la conscience de la liberté de la volonté, bien

74. Fondements, p. 1 58 .
75. Critique d e l a Raison pure, pp. 340-34 1 .
76. Critique de l a Raison pratique, p . 1 3 2 .
77. Doctrine de l a Vertu, p. 72 .
7 8 . Critique de la Raison pratique, p. 1 32 .
79. Ibid. , p . 1 3 3 , note.
Bo. La Religion dans les limites de la simple raison , p. 1 2 7.
46 KANT

plus, il ne fait qu'un avec elle > Etant donné le rôle capital
81

que joue le concept de la liberté par rapport à tout le système,


il fera l'objet d'un chapitre à part, qui est le suivant.

8. LIBERTÉ.

Avec le concept de liberté, nous abordons selon les propres


termes de Kant « la clef de voûte de tout l'édifice du système
de la raison pure » 82 • En effet, nous avons déj à vu que les élé­
ments essentiels de ce système examinés précédemment non seu­
lement renvoient à ce concept, mais aussi, tour à tour, s'iden­
tifient finalement avec lui C'était donc toujours l a liberté en­
88

visagée sous divers aspects, présumés ou réels . Ce fait cadre


d'ailleurs bien avec le domaine en question, à savoir celui de
l'usage pratique de la raison, puisque « est pratique ce qui est
possible par la liberté » . Par conséquent, il serait juste de dire
que la liberté est aussi bien la clef de voûte que la base de tout
l'édifice, son fondement doit donc être particulièrement sûr .
Kant était convaincu qu'il avait réussi à conférer à l a liberté
une position privilégiée dans le système des idées dont elle fait
partie. Au fait, tandis que ces deux autres idées de la raison
pure, à savoir l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu,
même dans le domaine pratique deviennent tout au plus des
postulats, la liberté, elle, devient le fondement de ces postu­
lats et atteint une position catégoriale. Mais cette réussite n'est
qu'illusoire.
Dans la Dialectique de la Critique de la Raison pure, l'idée
de la liberté a été dégagée de l'examen de la troisième antino­
mie comme possibilité logique d'une causalité autre que celle
des lois naturelles. « Or la loi de l a nature consiste en ce que
rien n'arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori .
Donc cette proposition que toute causalité n'est possible que
suivant les lois de la nature se contredit elle-même dans sa gé­
néralité illimitée et cette causalité ne peut conséquemment pas
être admise comme la seule 8'. »
Mais l'admission d'une autre causalité n'était possible que
grâce à la distinction faite entre les phénomènes et les cho­
ses en soi . Dans la causalité naturelle, tout est déterminé par

8 1 . Critique de la Raison pratique, p. 4 1 .


8 2 . Ibid. , préf. , p . 1 . 8 3 . V . plus haut, pp. 3 1 - 3 2 , 4 1 , 45-46 .
8 4 . Critique de la Raison pu,e, p. 400.
SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIGIEUSE 47

une succession ininterrompue des causes et des effets, sans ja­


mais arriver à une cause première, qui, elle, ne serait plus con­
ditionnée. Une telle cause non déterminée mais déterminante ,
comme commencement de toute la série est absolument requise
au nom de l'intégralité de la série. Si donc elle ne se trouve
pas dans la série, elle doit être en dehors d'elle. Etant donné
qu'elle-même n'est pas déterminée, elle doit par conséquent dé­
river d'une spontanéité absolue, c'est-à-dire d'une liberté. Or,
en dehors de la série des phénomènes, il ne peut y avoir que
des choses en soi, qui seraient douées de la faculté de com­
mencer d'eux-mêmes une série d'événements. Et cette faculté
ne peut être autre que la raison dont l'activité spontanée con­
siste à produire des idées capables de causalité par rapport aux
phénomènes, c'est-à-dire transcendantales. Ainsi, c'est d'une
causalité intelligible qu'il s'agit. Mais si cette causalité est
elle-même hors de la série de s événements empiriques, ses ef­
fets se produisent dans la série et là il n'y a rien qui puisse en­
freindre la validité de la loi de la nature. « Nous avons besoin
du principe de causalité réciproque des phénomènes pour pou­
voir chercher et fournir aux événements naturels des condi­
tions naturelles, c'est-à-dire des causes dans le phénomène. Si
cela est accordé sans être atténué par aucune restriction, alors
l'entendement qui, dans son usage empirique, ne voit dans tous
les événements que la nature, ce dont il a parfaitement droit,
a tout ce qu'il peut exiger et les explications physiques suivent
leur cours sans rencontrer d'obstacle. Or ce n'est pas lui faire
le moindre tort que d'admettre, fût-ce du reste par simple fic­
tion que, parmi les causes naturelles, il y en a qui n'ont qu'un
pouvoir intelligible, puisque ce qui les détermine à l'action ne
repo se jamais sur des conditions empiriques, mais sur des sim­
ples principes de l'entendement ... 85
>•

Cependant, s'il est démontré qu'une causalité intelligible ou


liberté n'est pas impossible, il n'a pas été prouvé qu'elle était
réel] e. << Bien plu s, nous n'avon s pas même voulu prouver la
p o s s i b i l i t é de la liberté, car cela n'aurait pas non plus
réussi, puisque nous ne pouvon s connaître, en général, la pos­
sibilité d'aucun principe réel et d'aucune causalité par de sim­
ples concepts a p r i o r i . La liberté n'est ici traitée que com­
me une idée transcendantale par laquelle la raison pense corn-

85. Ibid. , p. 461.


48 KANT

mencer absolument par l'inconditionné sensible , la série des


condition s dans le phénomène . . .86
>•

Cette idée transcendantale , fruit d'une simple disposition na­


turelle reconnue par Kant comme légitime en vertu de son an­
cienneté sans plus, cette idée donc , transplantée dans le domaine
pratique devi ent, nous l' avons vu, en vertu de l'intérêt qui s ' y
rattache , l e fondement e t l a clef de voûte d'un édifice énorme .
Car l a liberté qui est devenue ici pratique s e fond e j ustement
sur l'idée de la causalité absolue . « Il est surtout remarqua­
ble que sur cette idée transcendantale de la liberté s e fonde le
concept pratique de cette lib erté. . . L a 1 i b e r t é d a n s 1 e
s e n s p r a t i q u e est l 'indépendance de la volonté par rap­
port à la contrainte des penchants de la s ensibilité . . . 8r . >
Pour mieux différencier les deux sortes de liberté, j ' emploie­
rai dorénavant « volonté libre > pour l a liberté pratique et
« causalité absolue » pour la liberté transcendantale ; c' est c e
qui correspond à l' usage d e Kant lui-même . C ela perm ettra de
mieux faire ressortir le fait qu'il s' agit à la vérité de deux li­
bertés différentes , ce que Kant a volontairement oublié .
La volonté libre, l'homme en a conscience comme fait empi­
rique psychologique : « D ans la nature inanimée ou purement
animale, nous n e trouvons aucune raison de concevoir quelque
autre faculté que celles qui sont soumises à de s conditions pu­
rement sensibles . Mais l'homme qui ne connaît d ' ailleurs toute la
nature que par ses sens, se connaît lui-même en outre par une
simple aperception, et cela en des actes et des déterminations
intérieure s qu'il n e peut rapporter à l'impression des sens 88 • >
Et par cette con science, l'homme reconnaît son caractère in­
telligible . « -Comm e être raisonnable, faisant par conséquent
partie du monde intelligible , l'homme ne peut concevoir la c au­
salité de sa volonté propre que sous l' idée de la liberté, car
l'indépendance à l'égard des causes déterminantes du monde
sensible, telle que la raison doit toujours s ' attribuer, c'est la
liberté 88
»•

La liberté pratique ou la volonté libre jouit encore d'un avan­


tage par rapport à la liberté transcendantale , notamment elle
est appuyée sur une conscience empirique de s a réalité. Mais au
fur et à mesure que Kant développe son système pratique il
tend de plus en plus à en éloigner tout ce qui a trait à l' expé-

86. I bid. , p. 4 69. 8 7. I bid. , p. 4 5 5 .


88. Ibid. , p. 462 . 8 9 . Fondements , p. 1 9 1 .
SOCIÉTÉ! ÉTH I CO-RELIG IEUSE 49

rience, pour lui donner un c aractère impeccablement à priori.


Et par une destinée étrange, la libérté pratique n'a d'autre
appui que la loi , la loi pratique.
C ar la liberté ne veut nullement , dit Kant, signifier indépen­
dance à l'égard des lois. « Comme le concept d'une causalité
implique en lui celui de lois, d'après lesquelles quelque chose
que nous nommons effet doit être posé par quelque autre chose
qui est la cause, la liberté, bien qu'elle ne soit pas une pro­
priété de la volonté se conformant à des lois de la nature, n'est
pas cependant pour cela en-dehors de toute loi. Au contraire,
elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables,
mais des lois d'une espèce particulière, car autrement une vo­
lonté libre serait un pur rien 00 • »
Il n'est pas difficile de s'apercevoir que l' idée transcendantale
de la liberté comme causalité absolue ait subi ainsi un rétrécis­
sement considérable. Ce n'est plus une causalité absolue, mais
une causalité soumise elle-même à des lois. Pour sauver la si­
tuation et avec elle la liberté, Kant déclare que ce sont des lois
d'une espèce particulière. « En quoi donc peut bien consister la
liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c'est-à-dire
dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi ? Or cette
proposition : la volonté dans toutes les actions est à elle-même
sa loi, n'est qu'une autre formule de ce principe : il ne faut agir
que d'après une maxime qui puisse se prendre elle-même pour
objet à titre de loi universelle. Mais c'est précisément la for­
mule de l'impératif catégorique et le principe de la moralité ;
une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont
par conséquent une seule et même chose > 91

La volonté n'est donc libre que dans ses actes moraux, en


d'autres termes dans sa soumission à la loi morale. Cette pro­
priété de la volonté d'être à elle-même sa loi lui vient de son
identification avec la raison pratique. Il a été déjà signalé que
rien n'auto;ise une telle identification. Si c'est la raison qui est
douée de causalité en se réalisant par un acte d'esprit en forme
d'idée ou de loi, la volonté soumise à cette loi ne peut pas être
considérée comme libre. Pour qu 'elle le soit, elle devrait garder
son indépendance même à l'égard de la raison pratique. Même
si nous admettons, à la rigueur, qu'elle est autonome, elle n'en
est pas moins soumise à sa propre législation par une contrainte.
Nous voyons donc qu'il s'agit d'une liberté bien différente de

90. Ibid. , p. 1 79. 91.· Ibid., p. 1 8 0.

4
50 KANT

celle qui a été conçue dans l'idée transcendantale. Et pourtant


Kant prétendait que cette liberté pratique, contradictoire en
elle-même, est beaucoup mieux fondée que l'autre.
En effet, la liberté transcendantale déduite comme idée cos­
mologique d'une disposition naturelle de la raison à rechercher
l'intégralité de la série des phénomènes, et par-delà, l'absolu,
n'a été démontrée que comme une possibilité logique sa�s au­
cune inférence en ce qui concerne sa réalité ou même sa pos­
sibilité réelle. C'était là la seule conclusion à laquelle pouvait
aboutir la raison dans son usage théorique. Mais dans son usage
pratique, la raison doit et peut aller beaucoup plus loin, car
elle s'y rattache par un intérêt qui semblait à Kant encore moins
contestable que la disposition naturelle, source des idées. Cet
intérêt nous pousse à postuler la réalité pratique de ce qui, dans
le domaine théorique, n'était qu'une idée. Mais ce passage de
l'état d'idée à l'état de postulat ne signifie pas pour autant que
la réalité postulée est ainsi prouvée ou même seulement mieux
fondée. Au contraire, tandis que dans · le domaine théorique
l'expérience imposait encore ses bornes à la raison trop pré­
somptueuse, dans le domaine pratique, il n'existe plus rien qui
puisse coërcer la raison dans ses propres limites . Il n'y a ni
déduction rationnelle ni preuve tirée de l'expérience. On pos­
tule en vertu de la foi morale et cela doit suffire.
Ainsi, nous l'avons vu, deux principes essentiels de la morale,
la loi morale et l'autonomie, sont introduits comme des faits
de la raison qui ne peuvent être ni démontrés ni prouvés. Et la
liberté qui est tout dans ce système, la base, la clef de voftte
et les éléments particuliers (car elle est identifiée avec chacun
d'eux, que ce soit la personnalité , la fin en soi , la moralité ou
bien l'autonomie), n'est même pas introduite comme un fait
mais comme reflétée par un fait de ce genre. « Le concept de
liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apo­
dictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout
l'édifice d'un système de la raison pure et même de la raison
sp éculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'im­
mortalité qui, comme simples idées, demeurent sans support
dam la raison spéculative) se rattachent à ce concept et ac­
quièrent avec lui de la consistance et de la réalité objective,
c'est-à-dire que l e u r p o s s i b i l i t é est prouvée par le
SOCIÉTÉ ÉTHI CO·REL IGIEUSE 51

fait que la liberté est réelle ; car cette idée se manifeste par
la loi morale •. >
Donc la loi morale qui est elle-même un fait qui n'est peut
être ni démontré ni prouvé et par conséquent au moins con­
testable, doit servir de ratio cognoscendi à la liberté dans la­
quelle réside toute la ratio essendi de la loi et de l'édifice en­
tier. « La réalité objective d'une volonté pure ou, ce qui est la
même chose, d'une raison pure pratique est, dans la loi morale,
donnée à priori comme par un fait, car on peut appeler ainsi
une détermination de la volonté qui est inévitable, bien qu'elle
ne repose pas sur des principes empiriques. Or, dans le con­
cept d'une volonté est déjà contenu le concept de la causalité,
par conséquent dans celui d'une volonté pure est contenu le
concept d'une causalité avec liberté, c'est-à-dire d'une causalité
qui ne peut être déterminée d'après des lois naturelles, qui par
conséquent n'est capable d'aucune intuition empirique, comme
preuve de sa réalité, mais qui néanmoins (comme on le voit ai­
sément) justifie pleinement a priori sa réalité objective dans la
loi pratique. . . •. >
Kant ne soutient donc plus que la liberté nous est donnée
dans l'intuition sensib]e comme un fait psychologique, mais
s'en remet exclu sivement à la loi morale. Que dirons-nous ce­
pendant s'il s'avère que pour la loi morale, il s'en remet à la
liherté ? c: Dans cette besogne la critique peut, par conséquent
sans encourir de blâme, et elle doit commencer par les lois
pratiques pures et leur réalité. Mais au lieu de l'intuition, elle
leur donne pour fondement le concept de leur existence dans
le monde intelligible, c'est-à-dire le concept de la liberté ... >
« Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette
raison que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intel­
ligible •. >
Ainsi si la loi manifeste la liberté, c'est la liberté qui lui sert
de fondement. La distinction entre la ratio cognoscendi et la
ratio essendi ne peut résoudre ce cercle vicieux, Kant lui-même
l'avoue : < Il y a ici, on doit l'avouer franchement, une espèce
de cercle vicieux manifeste, dont, à ce qu'il semble, il n'y a pas
moyen de sortir. Nous nous supposons libres dans l'ordre des

92. c,,.;,ti,que de la Raison j,f'atique, pp. 1 - 2 .


93. Ibid. , p. 56.
94. Critique de la Raison prati,que, p. 46.
9 5 . Fondements, p. 1 94 .
52 KANT

causes efficientes, afin de nous concevoir dans l'ordre des fins


comme soumis à des lois morales, et nous nous concevons en­
suite comme soumis à ces lois parce que nous nous sommes at­
tribués la liberté de la volonté ; en effet la liberté et la légis­
lation propre de la volonté sont toutes deux de l'autonomie ;
ce · sont par suite dès concepts réciproques ; mais c'est pour
cela · précisément qu'on ne peut se servir de l'un pour expliquer
l'autre et en rendre raison •. >
Mais Kant croit pourtant avoir trouvé une_ issue en prouvant
que l'homme en tant qu'être raisonnable et membre du monde
intelligible ne peut agir que sous la condition de l'idée de la
liberté. Or, c'est là le même cercle vicieux, car il faut avant tout
supposer le monde intelligible pour en dériver la liberté et d'autre
part c'est la supposition de la liberté qui a permis l'établissement
du monde intelligible. Kant n'arrive pas à assurer une position
réelle à la liberté. En fin de compte, il doit conclure : � Voilà
pourquoi la liberté est seulement une idée de la raison, dont la
réalité objective est en soi douteuse ... >
97

Ainsi tout le détour fait par la raison pratique en vue d'arri­


ver à une réalité objective était inutile. La liberté, aussi bien
pratique que transcendantale, n'est qu'une idée. Et l'édifice en­
tier ·qui repose sur elle est purement idéal.

•••

Ainsi s'achève l'examen de sept concepts attachés à la notion


de dignité humaine selon ses diverses définitions citées plus
haut. Nous avons vu qu'aucun d'eux n'est démontré ni prouvé
et que leur admission, contrairement à ce qu'on pourrait atten­
dre d'un système de la raison pure , demande un acte de foi,
ff1t-,ce une foi morale. En outre , quatre de ces concepts, les êtres
raisonnables, homo noumenon, fin en soi et autonomie, ne sont
que les fruits d'arrangements artifi ciels et toute leur signi ­
fication leur vient du dehors . Deux concepts, notamment ceux
de la personnalité et de la liberté ne sont que des idées et le
seul concept qui aurait pu leur donner une signification réelle,
la moralité , comporte en soi une contradiction. Nous devons
par conséquent conclure que ce monde intelligible, qui lui aussi
a subi une transformation dans le sens ethique, comme règne

96. Ibid. , p. 187. 97. Ibid. , pp. 1 96- 197.


SOCIÉTÉ ÉTHICO-RELIGIEUSB 53

des fins, au fur et à mesure que la raison pure se révélait pra­


tique, ce monde est bâti sur des fondements fort précaires. Ce
qui est d'autant plus significatif, que dans sa construction la
raison était par définition entièrement libre et ne devait guère
compter avec les entraves mises par l'expérience. Donc son im­
puissance de construire même dans des conditions idéales un
s ystème solide, à l'abri de toute épreuve, doit être particuliè­
rement remarquée. D'autre part, si réduire l'existence du mon­
de à sa réalité empirique c'est, selon Kant, porter à l'absolu
notre entendement et notre sensibilité, que dire alors de la pré­
tention à construire un monde autre que le monde donné ?
En ce qui concerne la dignité humaine dans ce cadre, il est
hors de doute qu'elle n'est pas conçue par rapport à l'homme
ou à l'humanité réels. Son suj et , la personnalité, et sa condition,
la liberté, sa matière, la moralité sont tous des idées, partant la
dignité elle aussi n'est qu'une idée dont le siège est dans un
monde idéal. Et il semble que Kant aurait sans peine souscrit
à cette conclusion. Ce qu'il n'admettrait probablement pas,
c'es t que ce monde, même dans son idéalité, est tout à fait mal
fondé.
\
CHAP ITRE II

S O CIETE JURIDIQUE UNIVERSELLE


ETAT C OSM OP OLITI QUE

L'idée pratique de la liberté qui a placé l'homme sous l' em­


pire de la loi morale a abouti à l' établissement d'un règne des
fins , conçu hors des limites du temp s , dans l'éternité . L' idée
transcendantale de la liberté comportait cependant la notion
d'une causalité extratemporelle produisant des effets dans la
s érie des évén em ents temporels . C' est à ell e qu'ii faut donc re­
venir , en vue d' examiner la possibilité de la dignité humaine
dans l e cadre du monde empirique où elle devait être placée.
Cette idée transcendantale doit servir, nous l' avons vu, d'in­
termédiaire entre l'homo noumenon, soumis à des lois de la
liberté , et l'homo phaenomenon, gouverné par les lois de la na­
ture. Elle est l' acte d'esprit réalisant ainsi, par pure spontanéité,
la causalité intelligible de l 'homme en soi. Mais en même t emps
elle ne cesse pas d'être réglée, dans ses effets phénoménaux.
par les lois de la nature. c: Car comme ces phénomènes, n' étant
pas des choses en soi, doivent avoir pour fondement un obj et
transcendantal qui les détermine comme simples représ entations;
rien n ' empêche d' attribuer à cet obj et transcendantal , outre la
propriété qu'il a de nous apparaître, une c a u s a 1 i t é en­
core qui n ' est pas un phénomène , bien que son effet se rencon­
tre cependant dans le phénomène . . . •. >
Quels peuvent bien être les effets sensibl es d'une causalité
s uprasensibl e ? En d'autres termes, comment les actions libres
de l'homme s' expriment-elles dans l' ordre de nécessité natu­
relle , comment se comportent l 'un e à l' égard de l'autre la li-

9 8 . Critique de la Raison pu,e, p. 458.


56 KANT

berté et la nature ? Malgré leur focompatibilité apparente Kant


opère leur rapprochement en conceptualisant la nature en vue
de finalité et en consignant à l'action libre de l'homme la tâ­
che de réaliser les fins de la natu re. Celle-ci tend, selon Kant, à
l'établissement d'une société juridique universelle qui, d'une
part, incorporer."' 1t l ' t d ée d'une loi universelle dont la nature re­
présente le type, et d'autre part sauvegarderait la liberté en tant
que seul droit inné existant.

1 . F INALITÉ.

Dans le monde harmonieux, véritable Ko smos , des philoso­


phes du xv1 n e siècle, tout a été arrangé conformément aux fins
de la Providence. Mais comme ce dernier mot était suspect on
lui a substitué la finalité de la nature. La nature comprise ainsi
était douée, outre sa causalité mécanique, d'une causalité con­
ceptuelle, téléologique, qui permettrait de déterminer le cours
des choses d'après un plan universel. Malgré tout ce qu'on pour­
rait objecter à cette conception, la raison ne peut y renoncer.
« On se plaindra à bon droit en disant : qu'importe que nous
fondions toutes ces organisations sur une vaste intelligence
pour nous infinie et que nous lui fassions arranger le monde
d'après un plan, si la nature est muette sur cette finalité et si
elle doit le rester toujours ; et pourtant sans celle-ci, nous ne
pouvons établir aucun foyer commun à toutes ces fins naturelles ,
aucun principe téléologique suffisant, soit pour systématiser ces
fins, soit pour concevoir l'intelligence suprême, cause de cette
nature, de manière que ce concept serve de mesure à notre ju-
gement dans sa réflexion téléologique sur cette nature 00
• �

Toutefois rien n'autorise à concevoir les principes de cette


finalité comme objectivement réels. « .. .ils ne sont que des prin­
cipes du jugement réfléchissant qui ne détermine pas en soi
l'origine de ces êtres, mais indiquent seulement que, d'après la
constitution de notre entendement et de notre raison nous ne
pouvons la [nature] concevoir en ces être s que selon des causes
finales 100• »
Donc la représentation par causes finales n'est qu'une « con­
dition subjective de l'usage de notre raison » 101 • D'après cette
représentation la nature entière est un vaste système tendant

99. Critique du J ugement , p. 236.


100. Ibid. , p. 226. 10 1 . Ibid. , p. 22 7.
SOCIÉTÉ JUR IDlQUE UNIVERSELLE 57

à la réalisation du souverain bien conçu par l'intelligence su­


prême. Toutes les créatures de la nature y concourent, cha­
cune d'elles ayant un but à elle, qui converge avec toutes les
autres fins naturelles dans une fin dernière. Parmi ces créatu­
res, l'homme occupe une place de choix : c'est qu'il possède la
faculté de se proposer des fins en vertu de laquelle il peut le
plus efficacement contribuer aux desseins de la nature. « Seul
être ici-bas doué d'intelligence, donc du pouvoir de se proposer
des fins à sa guise, il mérite assurément le titre de seigneur de
la nature ; et si on la considère comme un système téléologi­
que il est par destination la fin dernière de celle-ci.. . 102 • >
Cette fin dernière vers laquelle convergent toutes les fins par­
ticulières, c'est par conséquent l'homme, « . . . car celle-ci [la
raison] suppose une valeur personnelle que l'homme seul peut
se donner , comme condition unique pour que lui et son exis­
tence soient fin dernière ... > 108 •
La valeur personnelle en vertu de laquelle l'homme devint
déjà, nous l'avons vu, fin en soi, c'est la moralité . Cette même
valeur fait de lui maintenant la fin dernière de la nature en­
tière. « Si donc des choses dans la nature, êtres dépendants
par suite de leur existence, exigent une cause suprême agis­
sant selon des fins, l'homme est la fin dernière de la nature,
sans lui la chaîne des fins subordonnées les unes aux autres ne
serait pas complètement établie ; ce n'est que dans l'homme et
en celui-ci comme sujet seulement de la moralité que l'on peut
trouver la législation inconditionnelle relativement aux fins qui
le rend seul capable de devenir la fin dernière à laquelle la na­
ture entière est subordonnée téléologiquement » 106

Ainsi, si l'homme est d'une part la fin dernière de la finalité


naturelle, il est encore le sujet de la finalité par liberté en tant
que promoteur de la loi morale. Les deux finalités se rencon­
trent en lui, en le rendant capable d'imposer à la nature entière
ses propres fins, dont la suprême est le souverain bien. Ainsi
la nature devient perméable à l'action de la liberté.
Seulement, si la situation privilégiée de l'homme dans le sys­
tème naturel se trouve ainsi mise en relief, il ne nous faut pas
oublier que cette conception repose entièrement sur la notion
de finalité et que les principes de celle-c i ne sont nullement ob­
jectifs, relevant du jugement déterminant, mais purement sub-

102. Ibid. , p. 2 2 8 . 103. Ibid. , pp. 266-267.

1 04 . Ibid. , p . 2 32 .
58 KANT

jectifs et ne concernant que le jugement réfléchissant, < ... tout


relativement. . . qu'on ne doit pas du tout rechercher dans la na­
ture > 1°'".

2 . ESPÈCE.

La tâche consignée à l'homme en tant que sujet moral dans


le système de la nature diffère cependant, au moins dans les
proportions, de celle qui lui a été imposée comme membre du
règne des fins. En effet, la constitution de cette société éthique
< exige. . . l'union en une totalité en vue du même but > 108 et il
a été suffisamment établi par la- Critique de la raison pure que
la totalité ne peut jamais être donnée dan s l'expérience. Il s'agit
donc maintenant d'une réalisation plus modeste. < Le problème
essentiel pour l'espèce humaine, celui que la nature humaine
contraint l'homme à résoudre, c'est la réalisation d ' u n e s o -
c i é t é c i v i 1 e administrant le droit de façon universelle ;
ce n'est que dans une telle société, disons-nous , que la nature
peut réaliser son dessein suprême, c'est-à-dire le plein épanouis­
sement de toutes ses dispositions dans le cadre de l'huma­
nité. . . m. >
C'est donc l'avènement d'une société juridique qui constitue
la tâche suprême de l'humanité d'après les desseins de la na­
ture. En vue de son accomplissement la nature a fourni à l'hom­
me des moyens convenables . < En effet la nature ne fait rien
en vain, et elle n'est pas prodigue dans l'emploi des moyens
pour atteindre ses buts. En munissant l'homme de la raison
et de la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle
indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la do­
tation de l'homme 108• >
Les dispositions naturelles dont l'homme verra le plein épa­
nouissement dans le cadre d'une société juridique sont la rai­
son et la liberté. En dehors d'un tel cadre ces dispo sitions se
trouvent nécessairement entravées : « Que l'on imagine les hom­
mes aussi bons et aussi amis du droit que l'on voudra, il résulte
a priori de l'idée rationnelle d'un état qui n'est pas juridique,
qu'avant l'établissement d'un état légal et public, les peuples et

105. Ibid. , p. 228.


106. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 1 3 2 .
107. Idée d'une histoire universelle, p . 66.
108 . Ibid. , pp. 62 -63.
SOCIÉTÉ JURIDIQUE UNIVERSELLE 59

les Etats n e sa uraient avoir aucune garantie, les uns vis-à-vis des
autres contre l a violence, et être assurés de pouvoir faire, com­
me c' est le droit de chacun, c e q u i l e u r s e m b l e j u s t e
e t b o n , sans dépendre en cela de l'opinion d' autrui u»_ >
En effet une liberté san s loi se contredit, aussi bien dans une
société j uridique que dans une société éthique. Car alors elle
entrerait nécessairement dans une collision avec celle des au­
tres , ce qui ne peut être évité qu'au prix de sa circonscription
par une loi u niverselle. « Par conséquent une société dans la­
quelle l a l i b e r t é s o u m i s e à d e s l o i s e x t é -
r i e u r e s se trouvera lié e au plus haut degré possible à une
puissance irrésistible, c' est-à -dire une organisation civile d'une
équité parfaite , doit être pour l'espèce humaine la tâche suprê­
me de la nature . Car la nature, en ce qui concerne notre espèce,
n e peut atteindre ses autres desseins qu' après avoir résolu et
réali sé cette tâche 110 • >
Voilà donc l'homme attelé à cette b esogne difficile qu'est l'avè­
nement d'une organisation civil e d'une équité parfaite. Pour
qu'il pui sse la mener à bien , la nature l'a muni de la raison et
de la liberté du vouloir. Et cependant aucun individu n ' est à la
mesure de c ette tâche. < Aussi chaque homme devrait-il j ouir
d'un e vie illimitée pour appren dre comment il doit faire un com­
plet usage de toutes ses dispo sition s naturelles. Ou alors, si la
nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c' est pré­
cisément le cas), c'est qu 'elle a besoin d'une l i g n é e p e u t -
ê t r e i n t e r rn i n a b l e d e g é n é r a t i o n s où chacune
transmet à la suivante ses lumières pour amener enfin dans no­
tre espèce les germes naturels j usqu'au degré de développement
pleinement conforme à ses desseins 11.1_ >
D ' où la triste conclusion : « Chez l'homme (en tant que seule
créature raisonnable sur terre) , les dispositions naturelles qui
visent à l'usage de sa raison n ' ont pas dû recevoir leur dévelop ­
pement c omplet dans l'individu, mais seulement dans l'es­
p�ce m_ >
Cette conclusion est encore plus préj udiciable à la dignité in­
dividuelle de l'homme que dans le cadre du règne des fins. Car
là l'immortalité de l'âme garantissait dans un certain sens la
possibilit é de perfection personnelle, à titre individuel. Ici l'in-

ro9. Doct,ine du D,oit, p. r 66.


no. /die d'une histoire unive,selle, pp. 66-67.
I I I . Ibid. , p. 62. I I2. Ibid. , p. 63.
60 KANT

dividu se voit tout à fait englouti par l'espèce. Kant d'ailleurs


ne parle jamais de la dignité de l'homme, « Würde des Men­
schen > ou de la dignité humaine, « menschliche Würde » , il
ne se sert que de l'expression « Würde der Menschheit >, la di­
gnité de l'humanité. Et cela est très juste par rapport à son sys­
tème. Celui-ci ne vise nullement l'individu, c'est l 'espèce qui
le concerne. Cette place de choix, cette supériorité est l'apa­
nage de l'espèce seule.

3 . PROGRÈ S.

Non seulement les destinées de l'individu et de l'espèce ne


sont pas identiques, mais il y a même un antagonisme ouvert.
Car la raison dont l'épanoui ssement est la fin désirée de l'es­
pèce dans sa recherche de perfection, n'est qu'une entrave pour
les individus livrés à la poursuite du bonheur. Pour eux l'ins­
tinct est un guide beaucoup plus sûr, tandis que la rai son les
rend misérables et leur conscience malheureuse. La nature
dans sa sagesse a pu tourner cependant cet antagonisme même
au profit de ses desseins . « Les hommes, pris individuellement,
et même des peuples entiers, ne songent qu'en poursuivant leurs
fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels et
souvent au préjudice d'autrui , ils conspirent à leur insu au des­
sein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont il s
travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favori­
ser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en
soucieraient guère m. >
Par quelle voie pourtant cette complicité inconsciente s' effec­
tue-t-elle ?
« L'homme a un penchant à s ' a s s o c i e r , car dans un
tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses
dispositions naturelles . Mais il manifeste aussi une grande pro­
pension à s e d é t a c h e r (s'isoler), car il trouve en même
temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir
tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencon­
trer des résistances de tous côtés, de même qu'il se fait par lui ­
même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui
éveille toutes les forces de l'homme... UA. >
Ce qui se passe sur le plan individuel se rencontre également
sur le plan politique : « La nature a donc utilisé une fois de
u 3 . Ibid. , p. 60. u4. Ibid. , p. 64.
SOCIÉTÉ JUR IDIQUE UNIVER SELLE 61

plus l'incompatibilité des hommes et mêmes l'incompatibilité


entre grandes sociétés et corps politiques auxquelles se prête
cette sorte de créatures, comme moyen pour forger au sein de
leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité.
Ainsi, par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et in­
cessants en vue des guerres et de la misère qui s'ensuit intérieu­
rement pour chaque Etat, même en temps de paix, la nature,
dans les tentatives d'abord imparfaites, puis finalement, après
bien des ruines, bien des naufrages, après même un épuisement
intérieur radical de· leurs forces, pousse les Etats à faire ce que
la raison aurait bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coû­
tât d'aussi tristes épreuves, c'est-à-dire sortir de l'état anar­
chique de sauvagerie pour entrer dans une Société des Na­
tions :w _ '>
Nous voilà arrivés à cette société juridique universelle, fin de
l'espèce humaine. Ainsi il n'y a point de mal qui ne corresponde
à quelque dessein caché de la nature. « Remercions donc la na­
ture pour cette humeur peu conciliante, pour la volonté rivali­
sant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou mê­
me de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles
excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel som­
meil. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que
lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut
vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu'il soit
obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de
se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver au retour
les moyens de s'en libérer sagement 118 • >
Cette louange de la nature cache pourtant une réalité assez
sordide et Kant le savait mieux que nous. « On ne peut se dé­
fendre d'une certaine humeur quand on regarde la présentation
de leurs [ des hommes] faits et gestes sur la grande scène du
monde et quand deci-delà, à côté de certaines manifestations
de sagesse pour des cas individuels on ne voit en fin de compte
dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile et de soif
de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel con­
cept on doit se faire ae notre espèce si infatuée de sa supé-
riorité 11" . >
Mais alors qu'est donc devenue la supériorité humaine que
peu avant Kant préconisait ? D'où provenait pour l'homme son

u s . Ibid., pp. 69-70. 1 1 6. Ibid. , pp. 65-66.


u 7. Ibid., p. 6o.
62 KANT

titre de seigneur de la nature entière ? L'humanité ne présente


donc à la vérité qu'une image irrégulière, irrationnelle, à tra­
vers laquelle seule la nature projette les grandes lignes de ses
desseins. La nature est le maître, l'humanité n'est qu'un instru­
ment pour accomplir ses vues. Mais s'il en est ainsi, l'humanité
est donc aveugle et tout au plus sert de véhicule à la liberté en
marche, dont la réalisation immanente est la fin suprême de la
nature. Le progrès de l'humanité se fait malgré elle, par con­
séquent sans mérite de sa part. L'homme ainsi conçu ressemble
à une bête inerte stimulée sans cesse par la nature. S'il y a une
lutte entre la raison et la nature dont résulte l'éveil des forces
humaines, il semble que la raison s'est rangée au côté de la Na­
ture, en majuscule, tandis que la nature, en minuscule, c'est
l'homme. « Cependant, si on peut admettre que la !iature même,
dans le jeu de la liberté humaine, n'agit pas sans plan ni des­
sein final, cette idée pourrait bien devenir utile, et bien que
nous ayons une vue trop courte pour pénétrer dans le mé canis­
me secret de son organisation, cette idée pourrait nous servir
de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans
cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant du
moins en gros, un système... 118
• ))

Comme toujours chez Kant, la réalité doit s'incliner devant


l'idée et se consoler dans sa lumière. Alors l'optimisme philo­
sophique revient, même au bénéfice de la réalité. « L'opinion
héroïque opposée qui s'est établie sans doute seulement parmi
les philosophes et à notre époque notamment chez les pédago­
gues, est plus nouvelle, mais bien moins répandue , à savoir
que : le monde progresse précisément en sens contraire, du mal
vers le mieux sans arrêt (il est vrai d'une manière à peine sen­
sible) et que tout au moins on trouve une disposition à cet égard
dans la nature humaine ll.8. >
Mais que dire alors des événements du xx e siècle, surtout de
ceux dont la responsabilité incombe au propre pays de Kant,
patrie de l'ère des lumières ? Est-ce là un progrès « sans arrêt » ,
ou bien une régression vers la sauvagerie la plus honteuse ?
Quoiqu'il en soit, l'établissement d'une société juridique ,
malgré la réduction des prétentions par rapport à la société
éthique, reste également irréalisable. D'abord, tout ce système
repose sur la notion de finalité qui n'est que le résultat de l'usa-

n 8 . Ibid. , pp. 76-77.


II 9. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 38 .
SOCI�TÉ JURIDIQUE UNIVBRSELLB 63

ge subjectif du jugement réfléchissant et ne doit même pas être


cherchée dans la nature. Ensuite la notion de l'espèce à la­
quelle tout se rattache ne comporte guère la nécessité de durée
adéquate à l'accomplissement de la tâche qui lui est assignée.
Par ailleurs, une constitution juridique parfaite n'est qu'une
idée qui n'est jamais donnée dans l'expérience uo_ Et finalement,
l'expérience n'autorise nullement à concevoir l'histoire de l'es­
pèce comme un progrès continu vers une fin certaine, à moins
qu'on ne le fasse par foi. Donc cela aussi n'est qu'une idée. En
attendant la réalisation de ces idées dans les temps éloignés
qu'elle exige, ce que nous avons devant les yeux, d'après la
conception kantienne, c'est l'espèce humaine aveugle, abjecte,
qui a besoin d'être stimulée sans cesse, qui a besoin d'un maître.
Ce n'est pas évidemment en elle qu'on chercherait la dignité.

1 20. Doctrine du Droit, p. 2 62.


) , '
C HAP ITRB III

LA C ONDITION HUMAINE

Dans l a conception idéaliste d' une société juridique , mal gré


l ' esprit optimiste qui l ' a inspirée, le rôle incombant à l'homme
n ' est pas du tout glorieux . A la vérité , il n' est qu' un instrument
dont la n ature se s ert pour la réalisation de ses plan s . Cepen­
dant la foi en la sagesse de la nature, ou de la Providence
q u ' elle rempla c e à titre de prudence philosophique , rend cet
état non seulement a cceptable mais encore désirable. Les plans
de la nature une fois déchiffrés par la raison humaine, grâce à
la p énétration des philosophes, il reste à s avoir comment l a na­
ture a a d apté l'instrument à la réalisation de sa tâche , quelles
disposition s originelles elle y a mis et quell e est la voie proba­
ble de l eur développem ent ultérieur.

l . D I SPOS I TIONS NATURELLES.

La première di spo sition de l'h omme parl e toute en faveur de


la bi enveillance de la na ture . « Il est toutefois dans notre âme
u n e ch ose qur n ou s ne pourrons , si nous la fixons des yeux,
comm e il convient , cesser de contempler avec l' émerveillement
le plu s gra n d et 1 � r: 1 1 ré m Pn t l ' a dmiration est ici légitime en
m ê m e temps q u ' el1 e élève l ' âm e , et c ' est d'une manière générale
la d isposition m oral e primitive en nous 1st • »
C ette a dmiration par rapport à la disposition morale dans
l ' homme, Kant l'a exprimée plu sieurs fois . La phra se par la­
qu elle débute la conclu sion de la Critique de la Raison prati­
q u e , ainsi qu e l'apostrophe au Devoir dans la même œuvre 121 ,

121. La Religion dans les limites de la simpl�, raison, p. 72 .


122. p. 91.

5
66 KANT

sont assez connues . En c ela il reste fidèle à la longue tradition


rationaliste dont il s'est nourri. Mais Kant était fidèle aussi à
ses convictions religieuses, du moins à leur l ettre, sinon à leur
esprit. Il lui fallait donc interpréter la conduite humaine con­
formément aux enseignements du christianisme, et introduire
le péché originel . Il nous semble que Kant n' est pas arrivé ici à
concilier entièrement l es deux tendances qui l ' animaient. Car
si le péché originel a produit le mal, il a aussi fourni l e remède
en inaugurant l'âge de la raison. D ans ce cas il favori sait le
dessein de la n ature qui, par le mal, provoque l e développement
ultime des forces humaines . D 'autre part, dans cette conj onc­
tion la responsabilité de l 'homme devient douteu se, car il n ' est
qu'un instrument par lequel la nature a git à son gré . O r une
telle conclusion est inadmissible dans le système kantien. E n
tout cas e n ce qui concerne le m al succédant a u péché originel ,
Kant e n fait l'homme entièrement responsable. « . . .l e fonde­
ment du mal ne saurait se trouver dans un obj et déterminant
la volonté par i n c 1 i n a t i o n , dans un instinct naturel ,
mais seulement dans une règle que le libre arbitre se forge lui­
même pour l'usage de sa liberté, c'est-à-dire dans une maxime . . .
Donc quand nous disons : l'homme est bon par nature ou bien
il est méchant par nature, c eci signifie s eulement qu' il a en lui
un principe premier (insondable pour nous) lui perm ettant d' ad ­
mettre de bonnes ou m auvaises maximes (c' est-à-dire contrai­
res à la loi) us. »
La conviction en la réalité du mal dans la nature humain e
est aussi forte, sinon plus , que celle dans la réalité de la dis­
position morale . « Or, qu'un penchant pervers de ce genre doive
être enraciné dans l 'homme, c' est là un fait dont nous pouvons
nous épargner de donner une preuve formelle , étant donnée la
foule d' exemples parlants que l' expérience des actions humaines
nous prés ente �. >
Non seulement ce penchant au mal est réel , m ais il est aus si
universel : « On rem arquera qu'ici le penchant au mal est éta­
bli rel ativem ent à l'homme, même le meilleur (d' aprè s les actes)
et cela est nécessaire, si l' on veu t démontrer l 'univers alité du
penchant au mal parmi les hommes , ou, ce qui revient au même,
que le mal est inhérent à la nature humaine Et encore, il
126
• �

est radical : « C e mal e st r a d i c a 1 parc e qu'il corrompt le

1 2 3. La Religion dans les limites de la simp'le raison, p. 39. 124. Ibid. , p. 53.
125. Ibid. , p. 50.
LA CONDITION HUMA INE 67

fondement de toutes les maximes, de plus, en tant que penchant


naturel, il ne peut être e x t i r p é par les forces humaines ;
car ceci ne pourrait avoir lieu qu'au moyen de bonnes maximes,
ce qui ne peut se produire quand le fondement subjectif su­
prême de toutes les maximes est présumé corrompu ue _ >
Donc malgré sa disposition naturelle originelle l'homme doit
reconnaître l'existence du mal en lui, inévitable et inextirpable.
Comment le mal s'est-il infiltré ? On ne peut le savoir. « Le
mal n'a pu provenir que du mal moral (non des simples bornes
de notre nature) et pourtant notre disposition primitive est une
disposition au bien (et nul autre que l'homme lui-même n'a pu
la corrompre, si cette corruption doit lui être imputée) ; il n'exis­
te donc pas pour nous de raison compréhensible d'où le mal
moral aurait pu tout d'abord nous venir :121_ >
Le résultat est pourtant clair : le mal existe , il est universel,
il est radical. Y a-t-il donc moyen d'échapper à cette conclusion :
< . .. et la désolation demeure l'inévitable conséquence du juge­
ment porté sur notre condition morale ? 1211 • >
Malgré ce pessimisme, Kant ne renonce pas à l'espoir mis dans
les possibilités de l'homme à dominer le mal, · « puisqu'il se
rencontre dans l'homme, comme être agissant librement > 19

« Car malgré cette chute, le commandement « que nous avons


1 ' o b 1 i g a t i o n de devenir meilleur » retentit en notre âme
avec autant de force ; il faut bien par suite que nous le puis­
sions, même si ce que nous pouvons faire était en soi insuffi­
sant et qu'ainsi nous nous rendions simplement susceptibles de
recevoir une aide venue de plus haut et pour nous insonda­
ble111(). >
Kant d'ailleurs croit fermement que tout ce que le devoir or­
donne, l'homme peut le faire 181
car autrement le devoir n'au­
,

rait pas de sens. Ainsi il en est amené à conclure qu'en morale


l'homme se suffit pleinement à lui-même et n'a pas besoin de
l'aide divine. « La morale qui est fondée sur le concept de l'hom­
me, en tant qu'être libre s'obligeant pour cela même, par sa rai­
son à des lois inconditionnées, n 'a besoin ni de l'Idée d'un
Etr; différent, supérieur à lui, pour qu'il connaisse son devoir,
ni d 'un autre mobile que la loi même, pour qu'il l'observe. Tout
au moins c'est sa propre faute s'il se rencontre en lui sembla-

1 2 6. Ibid., p. 58. 1 2 7 . I bid. , p. 65 .


128. Ibid. , p. 9 8 . 1 29 . Ibid. , p. 58 .
1 30 . lb-id. , p. 68 . 1 3 1 . Ibid. , pp. 7 1 , 74, 8 7 , 92 .
68 KANT

ble besoin auquel dès lors il ne p eut être remédié par rien d'au­
tre ; car ce qui n'a pas sa source en lui-même et en sa liberté.
ne saurait compenser la déficience de sa moralité . D onc en ce
qui le concerne (aussi bien objectivement quant au vouloir que
subjectivement quant au pouvoir) elle n ' a aucunement besoin
de la religion, mais se suffit à elle-même, grâce à la raison pure
pratique 1&1 _ >
L'homme sans Dieu s e suffit. Tout élan hors de lui est super•
flu. Nous voyons que la conception pes simiste d e la n a­
ture humaine n ' a rien fait supprimer à Kant des obligations
qu'il impose à l'homme, car la rai son e t la libei·té , dont il est
doué, ont tout le pouvoir requis pour s'acquitter de la tâch e .
Dans le cadre de la société éthique l' accomplissement du devoir
dépendait cependant de l'immortalité de l ' âm e , tan dis qu e dans
la société juridiqu e universelle, il appartenait à l' espèce seule
dans un temps indéfini. Etant par conséquent une idée, il a pu
conserver toute sa pureté et toute son intégrité . Mai s dans u n
cadre plus modeste , notamment l a réalité concrète par rapport
à l' individu mortel, est-il possible de soutenir les mêmes exi­
gences ? Evidemment Kant affirme que oui ; nous verrons pour­
tant que sa Métaphysique des Mœurs parle un tout autre lan­
gage.

2 . DEVOIRS.

D ' abord, faut-il demander ce que devient dans ce cadre le


pouvoir dont l'homme e st investi, la liberté . Voici ce que Kant
en dit : « Tout ce que nous pouvons remarqu er, c' est que quoi­
que l'homme, en tant qu ' ê t r e s e n s i b 1 e , montre au té­
moignage de l' expérience une faculté de choisir non seulem ent
d ' une manière c o n f o r m e , mais même d'une manière c o n -
t r a i r e à la loi, on ne peu t pourtant pas d é f i n i r par là
sa liberté comme propriété d'un ê t r e i n t e 1 1 i g e n t . C ' est
que des phénomènes ne sauraient nous faire connaître aucun
obj et supra-sensible (et tel est le libre arbitre ) , et qu e la liberté
ne peut jamais consister dans le pouvoir qu 'aurait le suj et rai­
sonnable de faire un choix contraire à sa raison (légi slative) ;
qu oique l' expérience montre souvent qu'il en va ainsi (ce dont
nous ne pouvons comprendre la possibilité) 138 . »
Kdnt se borne ain si à const ater le fait san s en t e n ir compte ,

1 32 . Ibid. , préface, p. 2 1 . 1 33. Doctt'ine d-u Droit , pp. 37-38.


LA CONDITION HUMA I NE 69

car en core l ' exnéri en ce n'a r�n à voir dans la morale. « Les de­
voirs d' éthique n e doivent pas être estim és d'après le pouvoir
qui appartient à l ' homme de satisfaire à la loi , mais au contraire ,
cette pui ssance morale doit être estim ée d'après la l o i , qui com­
mande c atégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent
de la connaissanc e empirique . . . l.M. 1>
Mais Kant ne peut pas, m algré tout, faire abstraction du fait
que la réalisation du bien est ain si impo ssible : « Or la distance
du bien que nous devons réaliser en nou s , au mal d'où nous par­
tons est infinie , et à cet égard on ne pourra j amais parvenir au
but, en ce qui concerne l' acte, c' e st-à-dire la conformité de no­
tre conduite à la sainteté de la loi . Il faut néanmoins qu'il y
ait accord entre elle et la moralité de l'homme. On doit donc
faire con si ster c ette moralité dans l'intention , dans la maxime
universelle et pure de l ' accord de la conduite avec la loi. . . >UII, .

Donc cela veut dire que l a sainteté est en effet hors de la


portée de l 'homme, mais il peut encore posséder l a vertu , par
une conduite conforme au devoir. Ce principe admis , Kant pro­
cède dans la Métaphys i que des Mœ urs à l a prescription des
règl es pour son application. « .. . de mêm e que l'.on veut un pas­
sage qui condui se de la métaphysique de l a nature à la physi­
q u e au m oyen des règles particulière s , on demande avec rai son
à la métaphysique des mœurs de fournir un passage analogue :
à savoir de s c h é m a t i s e r en quelque sorte les principes
purs du devoir, en les appliqu ant aux cas de l ' expérience et de
les tenir tout prêts pour l'usage moralement pratique qu'on doit
en faire 111111 • >
Le devoir implique un e relation, mais une relation n'impliqu e
pas nécessairement un devoir. Par exemple, les rapports avec la
nature inanimée ne comportent évidemment pas de devoirs. En
vertu de la condition où l 'homm e est mi s , on peut envisager
l'obligation qui lui incombe sou s trois aspects : devoirs envers
soi-même , d evoirs envers autrui, considéré particulièrement (in -
0. i vidu s) ou généralement (société) et devoirs envers Dieu . Les
0.evoir s envers autrui pris généralement (société, état) sont dé­
terminés par Kant dans La Doctrine du Droit, tous les autres
le sont dans la Doctrine de la Vertu, et cela par suite d'une
différence e s s entiel1e dans leur caractère. « La doctrine du droit

1 34. Doctrine de la Ve,-tu , p. 52.


1 35. La l'eligion dans les limites de la simple l'aison, p. 9 2 .
1 36. Doctrine de la Vertu, p. 1 5 1 .
70 KANT

ne s'occupe que de la condition f o r m e 1 1 e de la liberté ex­


térieure (qu'elle faisait consister dans l'accord de la liberté
avec elle-même, en considérant ses maximes comme des lois
générales), c'est-à-dire du droit. L'éthique, au contraire, nous
offre en outre une matière (un objet de libre arbitre) , un but
de la raison pure, qu'elle présente en même temps comme une
fin objectivement nécessaire, c'est-à-dire comme un devoir pour
nous ur. >
Les deux Doctrines réunies constituent La Métaph ysique des
Mœurs. Comme la Métaphysique des Mœurs présente le pas­
sage à l'application dans l'expérience des purs principes des
devoirs , nous pourrons peut-être finalement conclure quelle est,
selon Kant, la véritable condition de l'homme en tant qu'indi­
vidu mortel par rapport au devoir et dans quel esprit il l'envi­
sage. Cela nous permettra aussi de juger dans quelle mesure la
notion de dignité y peut être légitimement appliquée, puisqu'il y
a « une certaine dignité attachée à la personne qui remplit tous
ses devoirs > 1118 •

a) L 'homme e n face de soi-même.


D'abord il ne faut jamais perdre de vue que le principe de
l'obligation relève du supra-sensible et que, par conséquent ;
la dualité inhérente à l'être humain reste maintenue. « Or, l'hom­
me comme être physique raisonnable (homo phaenomenon)
peut être déterminé par sa raison, comme par une c a u s e à
produire des actions dans le monde sensible, et ici le concept
de l'obligation ne se montre point encore. Mais le même être
considéré dan s sa personnalité, c'est-à-dire comme un être
doué, de liberté intérieure (homo noumenon) est capable d'obli­
gation envers lui-même ( en ver '.; l 'humanité dans sa person­
ne) uo_ >
Nous voyons que « lui-même � par rapport à l'homme est sy­
nonyme de « l'humanité dans sa personne >. Cette conception
de l'homme di ssout dans son espèce sert de base aux devoirs et
constitue le critère d'après lequel les transgressions sont jugées .
Kant y revient chaque fois qu'il introduit un devoir ou qu'il dé­
finit une transgres sion. Il ne peut donc jamais arriver à saisir
l'homme dans son individualité, l'homme à titre d'individu
n'ayant évidemment pas de raison d'être. Et pourtant cette
r37. Ibid. , p. r 3. r 38. Fotidements, p. r70.
1 3 9 . Doctrine de la Vertu, p. 7r.
LA COND ITI ON HUMA INE 71

« humanité qui réside dans notre personne > n'est qu' une petitio
principii qui dérive d'une inclination à méconnaître l'homme
tel quel, en lui substituant une notion abstraite. Et cela ne peut
être que l'effet du mépri s pour sa personne. Nous savons d'ail­
leurs que Kant considérait la misanthropie comme une qualité
sublime du caractèr e humain 140 •
Quels sont les devoirs appropriés à l'homme considéré ainsi ?
Ceux qui le concernent en tant qu' être animal sont très sim­
ples : ne pas se suicider, ne pa s abuser du sexe, ne pas abuser
de boisson. Le premier est conçu exclusivement par rapport à
l'humanité : « Car pour ne rien dire du besoin de se conserver
soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c'est
un devoir de l'homme envers lui-même d'être un membre utile
dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l'huma­
nité qui réside en sa propre personne et à laquelle il ne doit pas
déroger 141 • >
Il serait intéressant de voir un candidat au suicide retenu par
une pareille considération. Ne serait-ce plutôt le désespoir dans
la valeur de l'humanité en sa personne ou celle des autres qui
le pousse souvent au suicide ?
D'ailleurs les devoirs de l'homme envers soi�même en tant
qu'être animal ne présentent pas de difficulté s insurmontables,
la nature ayant mis en lui les dispositions utiles à cet effet :
l'instinct de conservation de soi-même, l'instinct de conserva­
tion de l'espèce et l'instinct de société. Les vices qui en peuvent
découler, la grossièreté, l'intempérance, la lascivité , l'anarchie,,
sont su sceptible d'être, avec un certain effort, écartés .
Les devoirs de l'homme envers lui-même en tant qu'être moral
sont à plus forte raison conçus en fonction de la con sidération
de l'humanité qui réside en lui : « Quant à ce qui concerne les
devoirs de l'homme envers lui-même, considéré comme être
p u r e m e n t moral (abstraction faite de son an im alité) , ils
consi stent dans une condition formelle , dans l'accord des ma­
ximes de sa volon té avec l a d i g n i t é de l'humanité qui ré­
side en sa personne . .. 1u. >
Ces devoirs impliquent avant tout la perfection de soi-même,
au point de vue physique et moral. La perfection physique ne
comporte certainement pas la réalisation d'u n idéal de beauté,
car cela dépend largement des don s de la nature, et la perfec-

140 . Notamment dans les Considérations sur le sentiment du beau et du sublime.


141. Doctrine de la Vertu, p. u4. 142. Ibid. , p. 7 4.
72 KANT

tian atteinte à ce titre ne peut être matière de devoir 148 • Il


s 'agit plutôt de la culture d e toutes les facultés en général, qui
son t nécessaires à l'accomplissem ent des fins proposées par la
raison. Quant à la perfection morale, elle consiste à faire son
dtvoir et à le faire p a r d e v o i r (de telle sorte que la loi
ne soit pas seulement la règle, mais encore le m obile des ac­
tions) . C ette dernière exigence contient une difficulté : < En
e ffet il n'est pas possible à l'homme de pénétrer assez avant
dans les profondeurs de son propre cœur pour s'assurer plei­
nement, même dans u n s e u 1 a c t e , de la puret é morale
et de la sincérité de son intention, n ' eût-il d' ailleurs aucun
doute sur la légalité de cet acte . . .1
". 1>
Ain si Kant est amené à un compromis, une con cession et
cela, vu son intransigeance, est particulièrement remarqu able.
« Le devoir d'estime r la valeur de ses a ctions , non d'après leur
légalité, mais d' après leur moralité (d'après l'intention ) , n'est
donc aussi qu e d' obligation l a r g e ; la loi n 'exige pas que
cet acte intérieur même ait lieu dans le cœur de l'homme ; eJle
nous prescrit seulement, cette maxime d'action, de travailler de
tout notre pouvoir à faire que, dans tou s les actes conformes
au devoir, la pen sée du devoir même soit un mobile suffi sant 146 • 1>
C ette concession est d' ailleurs inévitable. Mais elle signifie
néanmoins un renoncement à la possession de cette perfection
« que notre devoir est de p o u r s u i v r e , mais non d ' a t -
t e i n d r e (dans cette vie) » 1"8 , dont la réalisation permettrait
d ' aspirer à la dignité. D' autre part, la con centration de l'hom­
m e sur l'intention vue intérieurement seulement, recèle , il nous
semble, le danger de lui faire oublier l' autre extrémité de la re­
lation . Pour Kant évidemment il n ' y a pas de dan ger , car c' est
pour lui un principe essentiel de la m orale que l' intention seul e
compte, sans égard à son effet ou à son obj et , à la condition en ­
core qu' elle soit acquise par la voie d'une lutte intérieure et
non pas qu' elle soit simplem ent innée m_ C ' est que, à vrai dire.
Kant ne nourrit a u cun intérêt ni amour pour cet obj et de l'in­
tention ; il est tou t entier pench é sur lui-m ême, serait-ce en
vertu du devoir. Cet égocentrism e in troverti doit nécess airement
m ener à un i solement volontaire et orgueilleux et à une sé­
cheresse de cceu r . Qu 'il en soit ainsi , que le danger soit réel ,

1 43 . Ibid. , p. 2 3 . 144 . Ibid. , p. 3 3 .


145. Ibid. , pp. 33-34. 146. Ibid. , p . I I 6.
1 4 7. Ibid., p. 33.
LA COND ITION HUMA INE 73

l'expérience le montre souvent, et la vie intime de Kant est un


exemple parlant.
Traduits dan s un langage moins abstrait, les devoirs de per­
fection morale se déterminent ainsi : 1 ° se dépouiller de la ru­
des se de sa nature ; 2 ° pousser la culture de sa volonté jusqu'au
8
plus pur sentiment de la vertu Le premier devoir l'est aussi
14 •

par rapport aux autres, mais quel est son véritable caractère ?
Kant le dit lui-même : « Ce ne sont là, il est vrai, que des œu­
vres e x t é r i e u r e s ou accessoires (parerga) offrant une belle
apparence de vertu, qui d'ailleurs ne trompe personne, parce
que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n'est qu'une sorte
de petite monnaie ; ma is. . . Un a b o r d f a c i 1 e , un l a n -
g a g e p r é v e n a n t, la p o l i t e s s e, l ' h o s p i t a l i t é ,
cette douceur dans la controverse qui écarte toute dispute, tou­
tes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures
qui obligent aussi les autres, et qui favori sent le sentiment de
la vertu, en la rendant plu s aimable 148 • >
Ce n'est vraiment pas beaucoup au point de vue moral que
cet élan aimable vers les autres , mais aussi ne mérite-t-il pas
le nom de vertu. Celle-ci, il paraît, doit touj ours tendre vers
l'intérieur de l'homme ; ce qui se pas se au dehors ne la regarde
pas. « La culture de la vertu, c'est-à-dire l ' a s c é t i q u e
morale a pour principe, en tant qu' il s'a git d'un exercice ferme
et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutu­
me toi à s u p p o r t e r les maux accidentels de la vie et à
t ' a b s t e n i r des jouis sances superflues (sustine et absti­
ne) ll5().>
Que cette fameuse formule stoïcienne n'implique pas un égoïs­
me parfait, le soutienne qui veut. Mais on ne peut pas ne pas
voir qu'elle conduit à la rupture des lien s essentiels avec les
autres, à un isolement. Et c'est pourtant Kant qui a dit : « C'est
un devoir aussi bien envers soi-même qu'envers les autres de
pousser le commerce de la vie ju squ'à son plus haut degré de
perfecti on morale (officium, commercii sociabilita s) ; de ne pas
s ' i s o l e r (separatistam agere) ; de ne pa s ou blier tout en
plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de
considérer ce cercle que l'on trace autour de soi comme étant
lui-même inscrit dans un cercle qu i embra sse tout, c'est-à-dire
dans le cercle du sentiment cosmopolitique 161 • >

148. Ibid. , pp. 2 3-24. 149. Ibid. , p. 1 6o.


1 50. Jbi,d., p. 1 75 . 1 5 1 :-- [ bi,d. , p. 1 60.
74 KANT

Est-ce pourtant humainement possible si l'on suit les règles


kantiennes ou stoïciennes ? D'ailleurs ce devoir qui devrait être
fondamental en tant que cimentant la solidarité humaine (et la
morale n'a pas de sens que par rapport aux autres, car tout de­
voir véritable moral est un devoir envers autrui), donc ce de­
voir réduit à la forme de commerce de la vie ou sociabilité n'en
·est pas un, selon Kant, c'est un parergon seulement, devoir ac­
cessoire 15�. L'homme vertueux est un homme isolé.
La disposition naturelle qui permet l'accomplissement de ces
devoirs de vertu, c'est le sentiment moral qui est présent dans
tous les hommes et qui est « la capacité d'être mus dans notre
libre arbitre par la raison pure pratique ou par la loi qu'elle
prescrit 1.li8. Ce sentiment engendre lui-même un devoir : celui
de l'estime de soi . « Le respect de la loi, lequel con sidéré sub­
jectivement s'appelle sentiment moral, se confond avec la con­
science du devoir. C'est pour celé! que le témoignage du respect
que l'homme se doit en tant qu'être moral estimant son devoir,
est lui-même un devoir que les autre s ont envers lui et un droit
auquel il ne peut renoncer 166 • >
Pourtant ce respect proprement dit n'est pas dû à l'homme
tel quel, mais à la loi qui réside en lui. « .. . C'est pourquoi, quand
on dit que 1 ' e s t i m e d e s o i est un devoir pour l'homme,
on parle improprement ; il vaudrait m ieux dire que la loi qui
réside en lui arrache inévitablement son r e s p e c t pour son
propre être. .. 156 • » « L'objet du respect est donc simplement la
loi. Tout respect pour une perso n n e n 'est proprement que res­
pect pour la lo i . . . 1.M . >
Il ne faut donc pas s'abuser . C'est la loi qui mérite le respect
et non pas l'homme. Pour lui, au contraire, le respect pour la
loi comporte néces sairement la con science de sa propre indi­
gnité ou l'humilité. « La véritable humilité doit être néces sai­
rement le fruit d'une comparaison sincère et exacte de soi­
même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) 'lliT_ >
Cette hum i 1 i tr l é ç,itime (car il y en a une qui ne l'est pas , la
« fausse humilité qui rejette toute prétention à quelque valeur
morale que ce soit ») 1J58 est conforme à l'esprit du christianisme
et Kant le souligne : < .. . et l'on peut, sans hypocrisie, répéter

152. Ibid. 1 5 3. Ibid. , p. 4 5 .


1 54. Ibid. , pp. 144- 1 4 5 . 1 5 5 . Ibid. , p. 49.
1 56. Fondements , p. 102, n. Voir aussi Critique de la Raison pratique, p. 82.
1 5 7. Doctrine de la Vertu, p. 99. 158. Ibid. , pp. 98, 97.
LA CONDITION HUMAINB 75

en toute vérité de la doctrine. morale de l'Evangile, qu'elle a la


première, par la pureté du principe moral, mais en même temps
par sa convenance avec les limites de s êtres finis, soumi s toute
bonne conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui,
placé sous les yeux, ne les laisse pas s'égarer dans les perfec­
tions morale� imagi naires, et qu'elle a posé des bornes de l'hu­
milité (c'est-à-dire de la connaissance de soi-même), à la pré­
somption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent vo­
lontiers leurs limites u;e . »
Toutefois , en ce qui concerne les « perfection s morales ima­
ginaires > nous ne pouvons dire autant de Kant. Car la conces­
sion faite par l'admission de l'humilité, à la lettre du christia­
nisme, il en revient aussitôt moyennant la distinction entre
l'homo phaenomenon et l'homo noumenon : « .. . son peu de va­
leur comme homme animal ne saurait nuire à la conscience de
sa dignité comme être raisonnable, et il ne doit pas renoncer à
cette estime morale qu'il peut avoir pour lui-même en cette der­
nière qualité... ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit tou­
jours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dis­
positions morales, et cette e s t i m e d e s o i . es t un devoir
de l'homme envers lui-même 180 • >
S'il en est ain si et si l'homo noumenon n'est pas une pure
fiction, pourquoi donc cette triste constatation ? « Il n'est pas
précisément nécessaire d'être un ennemi de la vertu, il suffit
d'être un observateur de sang froid qui ne prend pas immédia­
tement pour le bien même le vif désir de voir le bien réalisé,
pour qu'à certains moments (surtout si l'on avance en âge et
si l'on a le ju gement d'une part mûri par l'expérience, d'autre
part aiguisé pour l'observation) on doute que quelque véritable
vertu se rencontre réellement dans le monde 181 • »
Il n'y a plus moyen d'échapper à la conclusion que la dignité,
si obstinément revendiquée, demeure toujours encore dans le
monde d'au-delà, inaccessible à tout jamais au simple individu
mortel.

b) L 'h o m m e et autrui.
Les principes qui doivent inspirer l'homme dans ses relations
avec autrui sont conçus par Kant dans un esprit très généreux
x 59. Critique de la Raison pratique, p. 90.
160. Dodrine de la Ve,tu, p. 97.
x 6 1 . Fondements, p. n 3.
76 KANT

et optimiste. D'abord , il y a sympathie universelle et pouvoir


de communication : « . . . h u m a n i t é signifie d'une p art le
sentiment de la sympathie universelle, d 'autre part la faculté
de pouvoir se communiquer d'une manière intim e et univer­
selle ; or ces qualités réunies constituent la sociabilité qui con­
vient à l'espèce humaine et la distingue de l' animalité resserrée
dans d'étroites bornes 1112 • >
A côté de ces dispositions naturell es à la sociabilité , il y a
aussi l'idée de l' égalité humaine : « Mais l' expression d ' ami des
hommes signifie quelque chose de plus strict encore que c elle
d e p h i I a n t h r o p e . C ar elle exprime aussi la pen sée et la
juste considération de l ' é g a 1 i t é entre les homm e s , c ' e st-à ­
dire l'idée que tout en obligeant les autres par des bienfaits ,
nous sommes nou s-mêmes obligés par l'égalité qui existe entre
nous ; nous nous représentons ainsi tou s les hommes comme des
frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de
tous 1811• »
Et enfin, cette ambiance fraternelle devient corroborée par
l'existence de l'intérêt commun : « Par con séquent la maxime
de l'intérêt commun qui veut qu 'on fasse du bien à ceux qui
sont dans le besoin est un devoir général pour les hommes ;
car, par cela même qu'ils sont de$ hommes, ils doivent être con­
sidérés comme des êtres raisonnables suj ets à des b esoin s et
réunis par la nature dans une m êm e demeure pour s 'aider réci­
proquement 111,, _ >
La mise en œuvre de ces principes permettrait sans doute
d'envisager les relations mutuelles des hommes avec les senti­
ments de confiance et de s écurité. Mais malheureusem ent ils s e
trouvent incompatibles avec l a véritable nature humaine , car ,
à côté des bonnes disposition s il y' a dans l'homme un penchant
radical au mal. Les inclinations qui le destinent à la sociabilité
se heurtent à une insociabilité innée : « L'homme est un être
destiné à la vie de société, quoiqu' en revanch e il soit p eu so­
ciable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le b esoin
de s ' o u v r i r aux autres , même sans songer à en retirer au­
cu n a v :: mtél 0 e : m c1 i s d ' u n autre c ôté, il est retenu et averti par
la crainte de l' abus qu' on peut fa ire de c ette révélation de ses
pen sées, et il se voit forcé par là de r e n f e r m e r en lui-

162. Critique d u Jugement p. 1 68 .


163. Doot,ine, de la Vertu, p. 1 59. 1 6-4. Ibid., p. 1 2 7.
LA COND ITION HUMAINE 77

rn �m e une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu'il


p orte sur les autres hommes 185 • >
La sympathie universelle et le pouvoir de communication de­
viennent ainsi pervertis en méfiance et tendance au renferme­
ment volontaire, tandis que l' amitié fraternelle se transforme
en ho stilité : « D e même que l ' état de n ature juridique est un
état de guerre gén érale de tous contre tous , de même l ' état de
nature éthique est un état d' attaques incessantes déchaînées
par le mal qui s e trouve également dans tous les hommes, qui
(comme il a été remarqué plus haut) pervertissent les uns
par les autre s leur disposition morale . . . 188• >
Il s 'ensuit que l'intérêt de l'homme bien compris ne doit pas
être placé dans la communauté : « S'il s 'informe des causes et
des circonstances qui le mettent ainsi en danger et l'y main­
ti ennent, il peut aisément se convaincre qu' elles proviennent
moins de sa propre nature grossière s'il reste isolé, que des
hommes avec lesquels il est en rapport ou en relation 1117 • »
Quel s s eront donc les devoirs de l'homme envers autrui, qu'il
devrait plutôt fuir et mépriser ? Ils particip eront à deux esprits
en vertu de squels ils ont été établis, l ' e sprit optim iste animant
les principes et l'esprit pessimiste reflétant la triste réalité .
Mais ils participeront plutôt au dernier qui , à défaut d' amour
et d'humilité constituant la base de la solidarité humaine, abou­
tit à un isolement orgueilleux et à la sécheresse de cœur.
Ce qui est égalem ent remarquable , c' est que , malgré la pureté
tant réclamée du principe du devoir, il se trouve qu'il ne peut
pas se débarasser d'un c ertain intérêt par amour de soi , quel­
que déguisé qu'il soit sous la forme de loi universelle : « En
effet, tout rapport moralement pratiqu e entre les hommes est
un rapport conçu par la raison pure, c' est-à-dire un ra pport
d ' a ction s libres s e réglant sur des maximes qui ont le caractère
d'une législation universelle , et qui . par conséquent, ne peu­
vent dériver de l' amour de soi (ex solipsissimo prodeuntes) .
.Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevo­
lentiam) , je dois donc être bienveillant à l ' égard de cha cun . . . 1118 • >

1 6 5 . Ibid. , p. 1 5 7.
1 66. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 1 3 1 .
167. Ibid. , p . 1 25. 168. Doctrine de la Vertu , p. 123.
78 KANT

Amour :
« L ' a m o u r est une affaire de s e n t i m e n t , non de vo­
lonté : je ne puis aimer parce que je le v e u x et encore moins
parce que je le d o i s (je ne puis être forcé à l'amour) ; un
d e v o i r d ' a i m e r est donc un non-sens .. . Ce que l'on fait
par contrainte, on ne le fait pas par amour 1• . :» [et le devoir
présuppose une contrainte] « .. .il y faut voir une maxime de
b i e n v e i 1 1 a n c e (un principe pratique), ayant pour effet
la bienfaisance > uo_

Respect :
« Il en est de même in du r e s p e c t que nous devons témoi­
gner aux autres ; il ne s'agit pas en effet ici simplement de ce
s e n t i m e n t qui résulte de la comparaison. .. mais d'une
m a x i m e qui consiste à restreindre notre estime de nous­
mêmes au moyen de la dignité de l'humanité dans une autre
personne et par conséquent on doit entendre ici le respect dans
le sens pratique (observantia aliis praestanda) ... ir.a_ > < ... Tout
le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi
en général (revereri legem) . . . 17• _ >

Amitié :

« L ' a m i t i é (considérée dans sa perfection) est l'union de


deux personnes liées par un amour réciproque et un égal res­
pect. On voit aisément qu'elle est l' idéal de la sympathie et de
la bienveillance entre des hommes unis par une volonté morale­
ment bonne, et que, si elle ne produit pas tout l e bonheur de
la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l'homme
digne d' être heureux ; d'où il suit que c'est pour nous un devoir
de cultiver l'amitié. Mais si c'est un devoir imposé par la raison,
sinon un devoir commun , de tendre à l'amitié comme au maxi­
mum des bons sentiments des hommes les uns à l' égard des au ­
tres, il est aisé de voir que l'amitié parfaite est une pure idée
qu'il est impossible de réaliser absolument, quoiqu'elle soit pra­
tiquement nécessaire m. >

1 69 . Ibid. , p. 47. 1 70 . Ibid., p. 1 2 1 .


171 . V. plus haut • Amour •· 1 72 .Doct,ine de l a Ve,tu, p. 121.
1 73. Ibid. , p. 1 50. 1 74 . I bid. , p. 1 5 3 .
LA CONDITION HUMAINE 79

Bienfaisance :

« La bienveillance est le plaisir que nous trouvons dans le


bonheur (dans le bien-être) d ' autrui ; la bienfai sance est la
maxim e qui consiste à s e propo ser pour but ce bonheur, et le
devoir de bienfaisance est l' obligation que la raison impose au
suj et de prendre cette maxime pour loi général e. Il n' est pas
évident de soi-mêm e qu'une telle loi en général réside dans la
raison ; l a m axim e : chacun pour soi, Dieu (la fortune) pour
tous, semble plus naturelle 1'16 . >

Compassion
< . . . Or ce ne peut être un devoir d' augmenter l e mal dans le
monde, et par conséquent de faire le bien par c o m p a s -
s i o n 11 0 > . C ar nous sommes alors deux à souffrir d e la dou­
leur . . .

Pitié :
« L' espèce d e bienfait offensant qu'on appelle la p i t i é , et
qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes est en­
core une chose dont les hommes devraient s'abstenir les uns
à l'égard des autres m. >

Pardon :
« Le p a r d o n (placabilita s) est donc un devoir de l'homme ;
mais il n e faut pas le confondr e avec cette lâche disposition à
supporter les off en ses (ignava iniuriarum patientia) , car ce se ­
rait j eter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que
l'homme se doit à lui-même l'ls_ >

Sacrifice :
« Le s acrific e de son propre bonheur et de ses vrais b esoins
au bonheur et aux besoins d' autrui deviendrait une maxime
contradictoire en so i si on l' érigeait en loi universelle . . . La loi
ne s 'applique pas ici à des actions déterminées mais s eulem ent
à des maximes 1.,.. >

1 75. Ibid. , p. 1 2 7 . 1 76. Ibid. , p . 1 34 .


1 77. Ibid. 178 . Ibid. , p . 140.
1 79 . Ibid. , p. 1 35 .
80 KANT

C ' est donc seulem ent pour nous installer dans ce monde gla­
cial d'où tout contact humain direct, amour, compassion , pitié ,
voire respect sont chassés que Kant a établi d e s principes a u s si
élevés . Devoir, c' est pouvoir. Pourquoi donc n e peut-on aimer
si on l e doit ? Car , répond Kant, devoir, c ' est s' imposer une
contrainte. Ainsi un amour sans contrainte n' est pas vertueux .
Et le respect, qu' e st-il devenu ? Peu importent les a ffirm ation s
toujours renouvelées de Kant que l e respect est dû à tout hom­
me en tant que suj et de la loi . Cette lo i même le ren d impossi­
ble . Car elle usurpe le respect en mettant en m ê m e temps en
relief tout l'abîme qui sépare l' homme de l ' accompli ss ement de
ses devoirs . Elle fait d'un homme le juge implacable d ' un autre ,
ce qui est inévitable tant que la loi s era l e suj et du respect , et
non pas l a personne humaine tell e quelle . Car, puisqu 'il y a
dans ce systèm e des hommes qui ne sont même pas dignes de
pitié, comment le s eront-ils de respect ?
Ainsi l'homme est tombé très bas et la chute est d' autant plus
sensible qu'il est tombé de plus haut. Lui , de toute manière vou é
à la solitude, s e voit imposer un isolem ent hautain et s'inter­
dire tout élan naturel vers autrui . Cet élan pourtant est un be­
soin fondamental , une « Naturanlage » non moin s forte et légi­
time que celle qui a men é à la conception des idées dialecti­
ques. Seulement, pour le reconnaître , il fallait peut-être plus de
charité et d'humilité sincère que Kant n ' en poss édait .

c) L 'homme dans l'Etat.


Les rapports de l'homme avec l 'Etat sont réglés par des loi s
juridiques qui impliquent des droits et des devoirs. Le droit l e
plu s ess entiel, celu i q u e chacun tient d e la nature , donc inné ,
c'est la liberté : « C e droit unique , originaire, q u e chacun pos­
sède par cela seul qu ' il est hom m e , c' est la I i b e r t é (l'in dé­
pen dance de toute contrainte imposée par la volonté d' autrui) ,
e n tant qu'elle peut s'a ccorder, suivant une loi générale , avec
la liberté de chacun . L ' é g a l i t é . . . cette propri été qu ' a
l' homme d' être son propre maître . . . e n m ê m e temps la qualité
d ' h o n n ê t e homme . . . tous ces droits sont déj à contenu s
dans le principe de la liberté innée . . . 1 so . »
Avec la reconnaissance de la liberté et de l' égalité q u i en ré­
sulte, la dign ité de chaque citoyen semble être assurée : « Au -

1 80 . Doct rine du Droit , pp. 55-56.


LA CONDITION BUMAINB 81

cun homme ne peut être san� aucune dignité dans l'Etat, car
il a du moins celle de citoyen, à moins qu'il ne l'ait perdue par
sa propre f a u t e , auquel cas, s'il conserve la vie, il devient
un instrument entre les mains d'autrui... 181 • >
Evidemment la liberté est soumise à la loi et est circonscrite
par celle des autres, mais comme cela se fait par un commun ac­
cord, elle n'est pas atteinte. < Et l'on n e peut pas dire que l'Etat
ou que l'homme dans l'Etat ait sacrifié à une certaine fin une
p a r t i e de la liberté extérieure qui est innée en lui ; mais il
a renoncé entièrement à la liberté sauvage et déréglée pour re­
trouver dans une dépendance légale, c' est-à-dire dans un état
juridique, sa liberté en général intacte, puisque cette dépen­
dance résulte de sa propre volonté législative 1&1 _ >
Cependant cette « propre volonté législative > se born e ex­
clusivement au droit de donner son suffrage qui constitue seul
la qualité de citoyen A partir du moment où ce droit est
l.SII .

exercé, le citoyen abdique tout autre droit d'intervention dans


les affaires de l'Etat et s'en remet entièrement au chef qu'il
s' est donné. La liberté et l'égalité se vident désormais de leur
contenu. Car la conception de l'inviolabilité de . pouvoir que
Kant préconise les absorbera. L'Etat devient fermé, le pouvoir
absolu.
Autorité
< L'idée d'une constitution politique en général, qui est en mê­
me temps pour chaque peuple un ordre absolu de la raison pra­
tique jugeant d' après les concepts du droit, est s a i n t e et i r -
r é s i s t i b l e ; et quand même l'organisation de l' Etat serait
défectueuse par elle-même, aucun pouvoir subalterne dans cet
Etat ne peut opposer une résistance active au souverain qui en
est le législateur ; mais les défauts qui s'y trouvent doivent être
insensiblement corrigés par des réformes qu'il accomplit de lui ­
même .. . car l'autorité déjà existante, sous laquelle vous vivez,
est déj à en possession de la législation, et si vous pouvez dis­
cuter publiquement cette législation, vous ne pouvez vous éri­
1
ger vous même en législateur opposant 8' . >
< .. . et c'est là ce que signifie cette maxime que « toute auto­
rité vient de Dieu. > Elle n'indique pas le f o n d e m e n t h i s -
t o r i q u e de la constitution civile, mais elle exprime une i dée

1 8 1 . Ibid. , p. 1 95. 182. Ibid., p. 1 72.


183. Ibid., p. 1 70. 184. Ibül., p. 2 63.
6
82 KANT ·

ou un principe pratique de la raison, à savoir qu'on doit obéir


au pouvoir législatif actuellement existant, quelle qu 'en puisse
être d'ailleurs l'origine.
De là aussi cette proposition que le maître dans l'Etat n'a que
des droits vis-à-vis des sujets et qu'il n'a point de devoirs. Bien
plus, si l'organe du souverain, le régent, agit contrairement aux
lois, ... alors les sujets peuvent bien opposer à cette injustice
des plaintes mais jamais la résistance 11115 • >
Il serait impossible d'imaginer une maxime plus favorable
pour tous ceux qui ont prêté la main à l'œuvre naziste d'exter­
mination, ou toute autre œuvre de violence dictée par des rai­
sons d'Etat présumées ou réelles. Ils peuvent en toute simpli­
cité s'en remettre au jugement de ce grand philosophe pour
apaiser les reproches, s'ils en ont conscience. Ils n'ont fait que
leur devoir.
Mais alors, comment parler de liberté, de dignité ?

Egalité :
« Cette dépendance de la volonté d'autrui et cette inégalité ne
sont pourtant nullement contraires à la liberté et à l'égalité de
ces individus comme h o m m e s , formant ensemble un peu­
ple ; elles sont plutôt favorables à la formation de l'Etat et à
l'établissement de la constitution civile. Mais dans cette consti­
tution tous ne peuvent revendiquer au même titre le droit de
suffrage, c'est-à-dire le droit d'être citoyens, et non pas simple­
ment concitoyens. En effet, de ce qu'ils peuvent exiger d'être
traités par tous les autres comme parties passives de l'Etat,
d'après les lois de la liberté et de l'égalité naturelles, il n'en
résulte pas pour eux le droit d'agir à l'égard de l'Etat lui-même
comme membres actifs , de l'organiser ou de concourir à l'éta­
blissem ent de certaines lois .. . 1811 • >
Il s'agit ici des serviteurs, femmes , mineurs et étrangers . En
effet , c'est une égalité plutôt exclusive.
Justice :
« La loi pénale est un impératif catégorique. .. car , quand la
j ustice disparaît, il n ' y a plu s rien qui puisse donn er une va­
leur à la vie de s homme s sur la terre. .. l.8'1'. >

1 8 5 . I bid. , p. 1 78. 1 8 6. Ibid. , p . 1 7 1 .


1 8 7. Ibid. , p. 1 98 .
LA COND ITION llUMA INB 83

< Il n'y a que la loi du talion (jus talionis), bien comprise,


qui, à la barre du tribunal (non dans les jugements privés) puisse
déterminer la qualité et la quantité de la punition ; toutes les
autres sont vacillantes et ne peuvent, à cause des considéra­
tions étrangères qui s'y mêlent, s'accorder avec la sentence de
la pure et stricte justice .. . 188 • >
< ... si le criminel a commis un meurtre, il faut qu'il meure. . .
Je dis plus : si la société civile se dissolvait du consentement
de tous ses membres (si , par exemple, un peuple habitant une
île, se décidait à se séparer et se disperser dé. tts un autre monde)
le dernier m eurtrier qui se trouverait en prison devrait d'abord
être exécu té, afin que chacun portât la peine de sa conduite 1•. >
< La m o r t est donc, même dans le cas où il s'agit de déci­
der du sort de plusieurs conjurés, le meilleur niveau que puisse
appliquer la justice publique. D'ailleurs on n 'a jamais entendu
dire qu 'un criminel condamn é à mort pour un meurtre se soit
plaint que la peine fôt trop forte et par conséquent injuste ;
s'il tenait un tel langage, chacun lui rirait au nez 100• >
Si le cas n'était pas trop horrible dans sa naïveté, ce serait
Kant tenant ce langage qui mériterait bien qu'on lui rie au nez.
Nous voilà revenus aux temps de Hammourabi, avec le codex
auquel vient de s'identifier, par une tournure bizarre, l'impé­
ratif catégorique, celui qui commande : agis de telle sorte que
tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la
personne de tout autre toujours en même temps comme une fin
et jamais simplement comme un moyen.
Ainsi, si le régent le trouve bon, il peut déclarer coupable un
homme, un groupe, une communauté entière et lui infliger telle
peine qui lui plaira, sans s'attendre à une résistance. Voilà où
une intelligence, qui ne parle que liberté, humanité, dignité, a
pu s'égarer, où elle a pu entraîner d'autres.
Je ne prétends pas dire que Kant l'ait voulu. Au contraire,
cette manière de penser est atténuée chez lui de mille façons
et il ne se lasse pas d'exalter la sublimité de la nature humaine,
de sa destination. On peut dire que la lettre de son ouvrage en
général se conforme à cette conception généreuse. Seulement
l'esprit y échappe et Kant ne s'en rend pas suffisamment compte
pour être en état de le contrôler.

188. Ibid. , p. 1 99 . 1 89. Ibid. , p. 20 1 .


I 90. J bid. , p. 202.
84 KANT

d) L'homme en face de Dieu.


Nous avons vu dans les chapitres précédents qu'au point de
vue moral l'homme se suffit entièrement et n'a besoin d'aucun
secours surnaturel. L'existence de Dieu n ' a été postulée qu' en
vue d'assurer le bien complet, c'est-à-dire le bonheur conforme à
l'observation du devoir et qui reste à la vérité en dehors de la
morale stricte . En ce qui concerne le s devoirs envers Dieu, au
point de vue éthique, ils n'existent pas . « Or toute notre expé­
rience ne nous fait connaître d'autre être capable d'obligation
(active ou passive) que l'homme. L'homm e ne peut donc avoir
de devoir envers d'autre être que l'homme même « La r e - 181
• :)

1 i g i o n comme doctrine des devoirs e n v e r s Dieu, réside


donc en dehors de toutes les limites de l'éthique purement phi­
losophique 1a1 _ >
L'idée de Dieu n'est nullement susceptible de déroger à la
prétention de l'homme d'être < s eigneur de la nature > 1•. Mais
on voit mal s ur quoi elle peut bien se fonder , si la nature, par
rapport à l'homme, « ne l'a pas plus protégé qu'un animal quel•
conque, bien mieux, l'incohérence d e ses dispositions naturel­
les l e plonge lui-même dans le s tourments qu'il s e forge , et
l'accule avec ses semblables, par l'oppression de la tyrannie, l a
barbarie guerrière, etc. à une telle misère, e t lui-même tra­
vaille à ce point dans la nature de ses forces à la ruine de sa
propre espèce, que même avec la nature extérieure la plus bien­
faisante, la fin de celle-ci, en admettant que ce soit le bonheur
de notre espèce , ne pourrait systématiquement être atteint e s ur
terre, parce que la nature en nous n'y est point adaptée > 1N .
Admettons que ce n' est pas l'idée du bonheur dont relève la
moralité, et avec elle la dignité. C'e st l'idée de la vertu, vers
laquelle l'humanité doit tendre par un progrès continu du mal
vers le mieux. Mais dans ce s ens non plus la véritable condi­
tion humaine n' autorise aucun optimisme . En parlant des phi­
losophes qui nourriss ent l'idée du progrès, Kant dit : « Assuré­
ment, ils n'ont pas puisé cette opinion dans l'expérience, s'il
est question du bien et du m al m o r a 1 (et non de la civilisa­
tion) ; car l'histoire de tous les temps s'élève trop puissamment
là-contre , ce n'est probablement qu'une hypothèse bienveillante

xgx. Doctrine de la Vertu, p. xo9. I92. Ibid. , p. x 8o.


x93. Critique du Jugement , p. 2 2 8 .
x94. Ibid.
LA CONDITION HUMAINE 85

des moralistes depuis Sénèque jusqu' à Rous seau pour nous pous ­
ser à cultiver le germe du bien qui peut-être se trouve en nous ;
si du moins l'on pouvait compter qu'en l'homme à cet égard
il y a un fondement naturel ur;_ >
Si donc à la lumière de ce qui vient d' être dit, nous nous de­
mandons si la prétention à la dignité est compatible avec la
condition humaine telle quelle, il nous semble que la réponse
ne peut être que catégoriquement négative. Du moins il ne peut
y être question que la dignité soit due à tout homme, à · titre
égal.

•••
Pour résumer les résultats de notre étude de la pensée kan­
tienne rappelons que le principe de dignité humaine étant pla­
cé définitivement dans la moralité, il fallait l'examiner sous trois
aspects différents que cette valeur présente : la moralité de la
personnalité membre du monde intelligible ou du règne des
fins, la moralité de l'espèce dans le cadre d'une société juri­
dique universelle et la moralité de l'homme tel quel. Dans le
premier cas la réalisation de la valeur morale relève de l'im­
mortalité de l'âme qui est une idée transcendantale ou postu­
lat pratique hors d'atteinte, dans le second elle suppose, d'une
part, la continuité de l'espèce et un progrès moral, tous deux
simples hypothèses et, d'autre part , la finalité qui n'est réellement
qu'un principe subjectif du jugement réfléchissant. Donc dans
ce cas également la moralité ne représente qu'une idée ou hy­
pothèse, du reste à jamais irréalisable. Dans le troisième cas,
étant donnée la véritable condition de l'homme, celle d'un indi­
vidu mortel dont l'expérience ne permet aucune illusion opti­
miste, la moralité, voir la vertu, sont tout à fait impossibles à
réaliser. Il va donc de soi que dans ce cadre encore la dignité
est inconcevable . De plus la peinture de l'homme tel quel est
susceptible de rendre vaine toute prétention humaine non seu­
lement à la dignité mais encore au simple respect.
Cette déviation curieuse d'une notion si catégoriquement pré­
conisée tout le long de l' œuvre kantienne n'y est pas un exem­
ple solitaire. Je crois avoir fait remarquer dans cette étude,
sinon toujours explicitement du moins implicitement, comment le
criticisme a abouti à un dogmatisme, le rationalisme à un my s-

1 95. La Religion dans les limites de la simple ,ai,son, p. 38.


86 KANT

ticisme, la liberté à un esclavage, le christianisme à un déisme


déguisé. Il est d'autre part bien connu que les philosophes pos­
térieurs à Kant ont dégagé de son système de s idées et des con­
clusions qu i lui auraient parues inadmissibles. Probablement au­
cune théorie n' est exempte de c ontradictions (et alors il fallait
peut-être restreindre les prétentions) , à plus forte raison il en s e­
rait. ainsi dans un système aussi vaste qu e le système kantien.
Rappelons d'ailleurs que les mêmes contradictions entre les prin­
cipes et les conclusions se trouvent chez Platon, chez Rousseau .
Et si les diverses do ctrines ne possédaient qu'une existence
théorique , on pourrait se contenter d'in diquer leurs défaillances
avec une indulgence philosophique . Mais puisque heureusement
ou non , elles sont douées du pouvoir d'influencer le cours des
affaires humaines, on n e doit pas, il m e s emble , en rester l à .
I l faut rechercher l e s c auses des déviations conceptuelles dans
tous les cas où elles ont lieu, et surtout chez les philosophes
dont l'influence est aussi profonde que celle de Kant. Une telle
recherche peut s ' avérer très instructive .
Pour u n instant j e n e mets p a s e n doute l a sincérité d e s inten­
tions de Kant. Pour lui, théoriquement, c' est là la pierre de
touche. Mais justement, de l' échec de sa philosophie que nous
venons d'indiquer, il se dégage peut-être une leçon remarqua­
ble par rapport à c e princip e qui met tout dans l' intention. C ette
intention qui n'a qu'un s ens unique, celui vers le suj et , sans
j amais s'inquiéter de l' obj et , cette intention aveugl e et sourde
pour tout autre chose que le commandement de la loi , est cer­
tainement pour beaucoup dans cet ermitag e qu' est le monde
kantien.
Pris historiquement, il y a aussi un intérêt à examiner d e
près l e s transformations que certaines idées peuvent subir par
contact avec une certaine individualité. Kant vécut à une épo­
gtie de prédominance rationalist e , où les idée s de liberté, d' éga­
lité et de dignité flottaient dans l' air. En les faisant siennes, il
leur imposa l' empreinte de son caractère . Or, on p eut discer­
ner dans la personnalité de Kant deux traits es sentiel s : une
tendance vers l'univers el et une soif d' ordre (peut-être, du reste ,
que toute s les deux ont une racine commune) . On pourrait clas­
s er Kant parmi ces « magnifiques égoïstes de l'infini > dont
Victor Hugo parl e dans Les Misérables, auxquels , « chose étran­
ge, l' infini . . . suffi t . Ce grand besoin de l'homme, le fini qui ad­
met l' embrassement, ils l'ignorent > ™. Quelle peut bien être la
cause de cette ignoranc e ou tendance à méconnaître ? Scheler,
196. Tome IV, 5e partie, Chap. XVI.
LA CONDITION HUMAINE 87

en p sy ch ologue compétent, y voit < un sentiment d e haine et


d e destruction à l'égard d e toute s les formes positives de la vi e
e t d e la civilisation > 19T_ Sans aller aussi loin, on peut qualifier
ce phénomène au moins d' indifférence à l' égard de ce qui est
simplement humain.
Kant diffère pourtant d e ces < magnifiques égoïstes de l'in­
fini > de Hugo en cela que ce n ' est pas la beauté de l' univers
qu' il contemple et admire, mais plutôt son ordre apparent. II
e n éprouve une « tranquille félicité >. Un « repos de sens > 1118 ,
car l'univers , l a n ature n ' a point de mystère pour lui . Pourquoi
donc n'impo ser un ordre pareil à l'humanité, qui n' est qu'un e
part de la nature ?
Il s'y j oint un bon fon d d'assurance et une foi inébranlable
dans l ' omnipotenc e de la raison « pure >. Avec de telles dispo­
sitions la conception d'un système humain où tout est subor­
donné à la contrainte de la loi , par esprit d'ordre et de disci­
pline, devient tout au moins compréhensible. De là un pas de
plus et on se croit en droit d'imposer ce système aux autres .
N' oublions p a s que l'indifférence inconsciente de Kant à l'égard
de l'humain dans sa diversité et changeabilité se manifeste
d'une manière palpable dans le fait que Kant n'a jamais eu en­
vie de quitter son Koenigsberg n atal, même pour un seul voyage,
pour une seule journée . Même en supposant qu'il était doué
d'une faculté imaginative extraordinaire et qu'il suppléait au
manque de certaines connaissance s de première source par une
lecture étendue , il n'a pu quand même admettre qu'une image
« synth étique > puisse être l'équivalent de la réalité. L'imagina­
tion humaine à l' égard des choses empiriques a touj ours besoin
d'un support sensible, si faible soit-il .
Loi . Ordre. Discipline . Etat, Autorité . Scheler avait donc rai­
son en di sant que « par la pénétration dans le s fondements . . .
d e l' éthique d e Kant, il devient ultérieurement possible d e dé­
montrer aussi par la voie psychologique et historique dans quelle
m e sure c ' était un éthos populaire et national étroitement limité
à une cert2 i n e é11ocm· de l ' histoire de la Prusse > 1•.
Dans cet éthos national Kant a cependant apporté une intel­
ligence hors de pair et une rare pénétration . Grâce à elles il a
conçu une phénom énologie morale souvent juste, mais il l'a
touj ours subordonnée à une idéologie fausse.
197. L'homme du ressentiment , p. 1 54.
198. DELBOS , La p hilosop hie pratique de Kant , pp. 76-7 7 , et 79.
r 99. Formalismus in de, Ethik ... , p. VI.
DEUXIÈME PARTIE

PASCAL

« Deux excès : exclure la raison, n'admet­


tre que la raison. >
(Pensées, fr. 253) .

< Et comme l'humilité égale vérité, ainsi


mépris égale méprise et totalisation pas­
sionnée. C'est donc à la perspective ensem­
ble distante et aimante du respect qu'il fau­
drait comparer l'humilité, ou plutôt le res­
pect- sentiment est une conséquence locale
de l'humilité-vertu... >
(V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus,
p. 296 . )

Il serait difficile de définir la pensée de Pascal comme systè­
me , doctrine ou théorie, étant donné le caractère fragmentaire
sous lequel elle nous est parvenue . Même abstraction faite de
cet état, il est douteux que Pascal, au cas où il lui aurait été
possible d'achever son Apologie, lui ait donné une forme sys­
tématique, à l 'instar de la géométrie, cette science i déale pour
la plupart des philosophes, Pascal y compris. Ce que Pascal
lui-même en dit n rm � autorise à suppo ser le contraire car, se­
lon lui, son sujet n'est pas capable d 'un ordre * . Et nous sa­
vons que P ascal, une fois une conclusion arrêtée ne cherche
pas à s ' en départir. Néanm oins le peu qui nous reste de sa pen­
sée embrass e presque tous les sujets qu' a traités le vaste sys­
tème kantien et présente une unité organique de beaucoup su­
périeure.
P ascal a conçu son Apologie de la religion chrétienne en par­
tant de la considération de la condition hum aine telle quelle .
A l a lumière de l a foi chrétienne cette condition e s t l' état de
corruption à la suite du péché originel , et est précédée de l'état
d'innocence et suivie de l' état de grâce. Mais l'homme envi­
sagé par Pascal par rapport à ces trois états différents est
touj ours l 'homme réel, concret, un dans sa diversité et le pas­
sage d ' un état à l' autre s e fait pour cet homme même sans pro­
duire en lui une scission tranchante et sans le transformer en
un être autre que lui.
Evidemment, au point de vue philo sophiqu e s eul l' état actuel
de l 'homme, dit « de corruption >, présente un intérêt . D ' ailleurs
Pascal ayant conduit l 'homme au seuil de l'état de grâ ce s'y ar­
rête et ne prétend gu ère le pein dre à son tour. Car il ne connaît
que son existence et non pas sa nature, et cette ignorance, Pas­
cal ne l' oubliera pas. Par cons équent et conformément à cette
structure interne de l' œuvre de Pascal , l ' examen de la nature
de la dignité humaine se fera ici sur un pl an uni q u e , celui de
la condition humaine.

• Frag. 3 7 3 . Les numéros des fragments des Pensées sont ceux de l 'édition
Brunschvicg.
'· . ' .
CHAPITRE I

LA CONDITION HUMAINE

L'esprit de l'œuvre de Pascal semble au premier abord être in­


compatible avec la notion de dignité humaine. En effet nul autre
que Pascal n'a mieux démontré la vanité des prétentions hu­
maines, n'a plus ardemment préconisé la nécessité d'humilité,
de soumission, d'abaissement de la < superbe ». Malgré cette
attitude, et même en pleine harmonie avec elle, Pascal reconnaît
la dignité de l'homme et, qui plus est, réussit mieux que Kant
à la mettre, en elle-même et dans l'ensemble de son œuvre, à
l'abri des contestations au point de vue logique.

1. DÉFINIT IONS DE LA NOTION DB DI GNITÉ HUMAINE .

« L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa


dignité et tout son mérite ... 1 • >
La dignité placée ainsi dans la pensée, prise en elle-même,
ne présente formellement aucune difficulté : elle est l'objet d'oc­
troi et non d'usurpation ; elle est universelle et particulière en
même temps, car la pensée est un fait incontestable dans tout
homme ; elle est purement humaine, car la pensée n'est ma­
tière de dignité que pour l'homme .
Dans l'ensemble de l'œuvre de Pascal, il se peut que la pen­
sée en tant que principe de grandeur humaine , sans aller jus­
qu'à la dignité, soit plus facilemen t assimilable, d'autant plus
que Pascal lui même fait ce rapprochement :
« Pensée fait la grandeur de l'homme •. > Mais comme Pascal
fait bien état de la nécessité de se servir de termes inéquivo­
ques, rien ne permet de supposer qu'il y ait confusion dans

I . Frag. 146. 2. Frag. 346.


94 PASCAL

l'usage des deux termes. Par conséquent là où Pascal a mis


c dignité >, c'est bien de dignité qu'il s'agit et puisqu'il n'y
a pas de question de contradiction entre les deux, mais seule­
ment de degré, il faut reconnaître que Pascal a voulu aller jus­
que-là.
Mais si logiquement la dignité résidant dans la pensée ne se
prête pas aux objections, elle comporte pourtant des difficultés
d' ordre matériel qui la mettent hors de la portée de l'homme
dans son état actuel.
< Toute la dignité de l'homme est dans la pensée. Mais qu'est-
cc que cette pensée ? Qu'elle est sotte... •. >
Ici Pascal se propos_ait certainement d'insérer un tableau des
qualités et des défauts de la pensée, car il continue :
< La pensée est donc une chose admirable et incomparable
par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être
méprisable : mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule.
Qu'elle est grande par sa nature I Qu'elle est basse par ses
défauts ! '. >
Il est possible, à travers les divers fragments de reconstituer,
tout au moins partiellement, la conception que Pascal se fai­
sait de la grandeur et de la bassesse de la pensée . Commençons
par la grandeur, car c'est elle qui s'attache à la dignité.
« Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité,
mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davan­
tage en possédant des terres : par l'espace, l'univers me com­
prend et m'engloutit comme un point ; par la pensée , je le
comprends 11 • >
« L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature,
mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier
s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau suffit
pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait l'homme serait
encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt,
et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien °. >
Ce qui est admirable et incomparable dans la nature de la
pensée, c'est, en un mot , la conscience, prise dans un sens exis­
tentiel . Mais, déjà là, ce qui fait la grandeur de la pensée, la
conscience existentielle, est associée à un élément d'humilité :
c'est la reconnaissance de notre faiblesse à l'égard de l'univers
qui nous en distingue et qui nous donne, en même temps , un

3. Frag. 365. 4. Ibid. 5. Frag. 348.


6. Frag. 347.
LA CONDITION HUMAINE 95

avantage sur lui . Grandeur . et faiblesse sont ici inséparable.


En outre la pensée a de tels défauts qu'elle s'en rend ridicule
et méprisable. C'est ce dont l'examen de la pensée en général
apporte un témoignag e écrasant.

2. LA PENSÉE BN GÉ�RAL.

Il se trouve, en effet, que c ette capacité magistrale, dont


l'homme seul est doué , est de par sa nature même suj ette à
toutes sortes d e bornes inhérentes à la condition humaine. En
s 'appuyant sur le groupement de fragments effectué par Léon
B runs chvicg, il est possible de dégager les caractères suivants :
- disproportion par rapport aux deux infinis ;
- relation de la partie au tout ;
- dualisme de la personne humaine ;
- changement et diversité ;
- spontanéité et hasard.
Quelques défaillances s'y ajoutent, produites par l'usage, mau-
vais mais inévitable, que l'homme fait de ses facultés :
- imagination ;
- autom atisme ;
- volonté .
En suivant les lignes tracées par cette position du problème
de la pensée et de la dignité, il est impossible de ne pas citer
des fragments bien connus, surtout le célèbre fragment 72.
D 'ailleurs , étant donnée la puissance d' appel de la pensée pas­
c alienne , y a-t-il des fragments peu connus ?

Disproportion :
< C ar enfin qu' est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant
à l' égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu en­
tre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes,
la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement
cachés dans un secret impén étrable, également in capable de
voir le n éant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti ". >
« . . . Car qui ne voit que ceux [principes] qu'on propose pour
les derniers ne se soutiennent pas d' eux-mêmes , et qu 'ils sont
appuyés sur d'autres qui, en ayan t d'autres pour appui, ne sauf-

7- Frag. 72 , p. 350.
96 PASCAL

frent j amais de dernier ? Mais nous faisons des derniers qui pa­
raissent à la raison comme on fait dans les choses m atérielles,
où nous appelons un point invisible celui au-delà duquel n o s
sens n ' aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et p ar
sa nature '. >
« . . . ce que nous avons d' être n ou s dérobe la connaissance des
premiers principes, qui naissent du néant , et le p eu que nous
avons d'être nous cache la vue de l 'infini •. >
« Nous connaissons donc l 'existence et la nature du fini, parce
que nous somme s finis et étendus comme lui . Nou s connaissons
l' existence de l' infini et ignorons sa n ature, parce qu'il a éten­
due comme nous mais non pas de bornes comme nou s . Mais
nous ne connaissons ni l' existence ni l a nature d e Dieu, parce
qu'il n'a ni étendue ni bornes 10• >
« Nous avons beau enfler nos conceptions , au-delà des es­
paces imaginables, nous n 'enfantons que des atomes, au prix de
la réalité des choses 11 • >
Il y a donc ici un examen critique qui aboutit, comme chez
Kant , à l'affirmation de la finitude de notre entendement, de
son impuissance de saisir l e principe et la fin de l' enchaîne­
ment des choses. E n d'autres termes , il nous est i mpossible
d'établir ni une métaphysique , ni un corps de science qui em­
brasserait la réalité des choses. Pourtant Pas cal ne nie pas ra­
dicalement la pos sibilité de la connaissance des premiers prin­
cipes. S eulement, il la pla ce ailleurs que ·dans l ' entendem ent ou
raison, dans une faculté qui correspond peut-être à c e que Kant
appelle l'intuition intellectuelle, mais qui s' appelle ch ez Pascal
cœur. On y reviendra par la suite .

L a partie et la totalité :
« Si l'homme s' étudiait l e premier, il verrait combien il est
incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une par­
tie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître a u
moins l e s parties avec lesquelles il a de l a proportion . Mais l e s
parties d u monde ont toutes un t e l rapport, e t u n tel enchaî­
nement l ' une avec l'autre, que j e crois impo ssible de connaî­
tre l'une sans l' autre et sans l e tout. . . Donc toutes choses étant
causées et causantes, aidées et aidantes médiatement et immé ­
diatement, et toutes s' entretenant par u'n lien n aturel et insen-

8 . Ibid. , p. 3 5 1 . 9. Ibid. , p . 3 5 3 . 10. Frag. 2 3 3 , p. 436.


u . Frag. 72 , p. 348.
LA CONDITION HUMAINE 97

sible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens
impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non
plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement
les parties 1•. ,
Ici, par rapport à la connaissance du tout et de ses parties,
l' attitude de Pascal est plus négative que par rapport aux pre­
miers principes, et plus négative que celle de Kant. Car celui-ci,
tout en refusant à l'entendement la faculté d'arriver jusqu'à
l'inconditionné, hors de la série des événements, soit-ce au pre­
miers principes , soit-ce aux fins, admet cependant que dans les
limites de l'expérience l'entendement couvre tout le champ du
donné, et il en connaît les parties. Chez Pascal, l'entendement
se trouve incapable de connaître aussi bien le tout comme les
parties. Il me semble que la cause en est que le tout ne se pré­
sente pas à Pascal sous la forme des séries linéaires, rangées
dans un ordre mécanique, comme chez Kant. Pascal conçoit
un enchaînement beaucoup plus ample, plus ramifié et plus ri­
goureux en même temps : celui d'unité organique d'un corps
vivant.
« Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer
entière change pour une pierre a. >
Cette dépendance mutuelle dans tous les sens rend impossi­
ble toute incision , toute connaissance partielle. Elle fait aussi
sentir , dans l'ordre pratique, le poids de l'action individuelle,
la responsabilité personnelle d'autant plus écrasante puisque
notre connaissance est limitée. Pour Kant la responsabilité per­
sonnelle peut être assumée sans crainte du moment où la ma­
xime obj ective de l'action est susceptible d'être convertie en
une loi universelle de la nature, loi imposée par la raison. Mais
pour Pascal la nature non seulement n'est pas soumise à la
raison, mais elle ne lui est pas même accessible. Elle n'est pas
un livre déchiffré ; son sens profond reste caché. Au lieu de
l'hybris kantienne qui prétend connaître, voire créer l'ordre de
la nature, vient l'angoisse devant le spectacle d'un chaos ab­
surde. Se proposer d'y insérer notre action comporte un risque
énorme.
Dualisme
« Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses
est qu'elles sont simples elles-mêmes et que nous sommes corn-

u. Frag. 72 , p. 355 . 1 3. Frag. 50 5.

7
98 PASCAL

posés de deux natures opposées et de diver� genre, d'âme et


de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en
nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendrait que
nous serions simplement corporels, cela nous excluerait bien
davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si
inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même ;
il ne nous est pas possible de connaître comment elle s e con­
naîtrait .
Et ainsi, si nous [sommes] simplement matériels , nous ne pou­
vons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d'es­
prit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les
choses simples, spirituelles ou corporelles 1' . >
« Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les
teignons de nos qualités, et empreignons [de] notre être com­
posé toutes les choses simples que nous contemplons lli_ >
On sait que Kant a résolu le même problème d'hétérogénéité
des concepts d'entendement et des intuitions sensibles par le
moyen d'une représentation intermédiaire, en même temps in­
tellectuelle et sensible, notamment le schème transcendantal,
produit de la faculté imaginative. Ce schème permet d'effectuer
la subsomption des intuitions sensibles sous les concepts et leur
imposer l'unité requise par l'entendement. Cette solution n'est
possible que dans le cadre d'une théorie de connaissance entiè­
rement subjective, où l'entendement impose ses lois à la na ­
ture. Mais pour Pascal la nature est objectivement indépen­
dante ; l'hétérogénéité de l'homme en face d'elle ne peut être
surmontée : « car rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme,
et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet . .. 19 • > La « rai­
son pure > de Kant, l'homo noumenon, serait pour Pascal une
chimère, comme pour Hamman. Quiconque cherche sincèrement
la vérité et non pas un modèle abstrait, doit reconnaître que la
scission opérée entre la raison et le sentiment est arbitraire et
artificielle. Dans les profondeurs de la conscience humaine ils
ne font qu'un et leurs racines respectives nous restent cachées,
au moin s jusqu'à présent. Un être qui n'agit que rationnelle­
ment n'est pas même concevable.
Changement et diversi té :
« Voi là notre état véritable ; c'est ce qui nous rend incapables
de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguon s
1 4. Frag. 72. p. 356. 1 5. Ibid. , p. 357. 16. Frag. 1 12 .
LA CONDITÎON HUMAINE 99

sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants poussés


d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous
attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nou_s
le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite
éternelle. Rien ne s'arrête pour nous... 1" . >
« ... Je n'ai jamais jugé d'une même chose exactement de mê­
me. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que
je fasse comme les peintres, et que je m'en éloigne ; mais non
pas trop. De combien donc? Devinez > 18

< La diversité est si ample que tous les tons de voix , tous les
marcher, tousser, moucher, éternuer... On distingue des fruits
les raisins, et d'entre eux les muscats et puis Condrieu, et puis,
Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout? _ En a-t-elle jamais
produit deux grappes pareilles, et une grappe a-t-elle deux
grains pareils ? etc. > 19

< La théologie est une science, mais en même temps combien


est-ce de sciences r Un homme est un suppôt ; mais si on l'ana­
tomise, sera-ce la tête, le cœur, l'estomac, les veines, chaque
veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de
sang?
Une ville, une campagne, de loin est une ville et une cam­
pagne ; mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons,
des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis.
des jambes de fourmis à l'infini. Tout s'enveloppe sous le nom
de campagne > 20

Tout fuit éternellement jusqu'à l'infini, tout change à tout mo­


ment. Tout comprend des parties diverses, jusqu'à l'infini aussi.
Il est impossible de retenir l'image fixe et simple d'une chose
quelle qu'elle soit. II n'y a donc pas de connaissance stable.
Pour échapper à cette conclusion inacceptable la raison a eu
recours, depuis Platon et même avant, à faire abstraction de cet
état des choses comme étant illusoire, irréel, et à lui substituer
une autre réalité, fixe, unie et inchangeable, compréhensible par
la raison parce que créée par elle. Certes, il y a de la grandeur
de l'esprit humain, dans ce procédé, mais aussi évasion. Car
qu'est-ce qu 'était la philosophie sinon l'élan vers la compréhen­
c;ion du monde où nous vivons, avec toute sa complexité et son
désordre ; sinon une tentative de saisir le sens de notre exis­
tence éphémère ? Cette construction d'un monde « des choses

17 . Frag. 72 , p . 3 54 . 18. Frag. 1 1 4 . 19. Ibid.


20. Frag. 1 1 5.
100 PASCAL

en soi > est, plus qu'un exploit, une abdication. Les essences
n'ont d'autres manifestation que dans les existences, c' est à
travers celles-ci qu e nous pouvons les atteindre. Le drame de
l' existence est tout d'abord à déchiffrer. L'autre solution n'est,
à vrai dire, qu'un recul devant les difficultés . Evidemment Pas­
cal lui aussi a une solution extra-mondaine, mais au moins, il
n'escamote pas le problème. Il ne cherche pas à effacer le dra­
me existentiel par le moyen d'une ruse conceptuelle.

Spontanéité et hasard :
c Hasard donne les pensées , et hasard les ôte ; point d'art
pour conserver ni pour acquérir.
Pensée échappée, j e la voulais écrire ; j 'écris au lieu qu'elle
m' est échappée n. >
c: L' esprit de ce souverain juge du monde n' est pas si indépen­
dant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre
qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour
empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette
ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il n e raisonne pas bien
à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez
pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il
puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison
en éc�ec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne
les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu que voilà ! 0 r i -
d i c o l i s s i m o e r o e t •. >
L'homme n'est pas en mesure de contrôler ni la spontanéité
de ·sa pensée, ni l'intervention du hasard. Comment peut-il donc
batir sur une pensée dont il n'est pas maître ?
Voilà les limites que la condition humaine impose à l'enten­
dement. Nous voyons que Pascal, longtemps avant Kant , a opéré
une critique de la raison, aussi concluante et plus riche en aper­
çus. Kant' a cru pouvoir soustraire l' entendement à ces bornes
par la « révolution copernicienne >, c' est-à-dire en subordon­
nant la nature aux lois de l' entendement, à condition pourtant
qu'il s'agisse du monde des phénomènes et non pas de celui
des · choses en soi. Ayant délimité ainsi le domaine propre de
l' entendement, il ne voyait plus de difficultés en ce que celui­
ci couvre tout le champ de l' expérience et constitue à défaut
d'une métaphysique, au moins les sciences particulières.

2 1 . Frag. 370. 22. Frag. 366.


LA CONDITION HUMA INE 101

Mais pour Pascal une telle , solution serait illégitime. II hono­


rait l'objectivité indépendante de la nature. Il voyait l'enchevê­
trement inextricable des chose s, leur interdépendance dans tous
les sens, leur relativisme essentiel. Il affirmait que les deux élé­
ments subsistant ensemble dans un être vivant sont, malgré leur
hétérogénéité, inséparables, sinon en leur faisant violence et en
faus sant leur être. Il ne croyait pas que l'entendement soit en
mesure de « fixer , les choses dans leur fuite éternelle. Il sen­
tait, au contraire, avec acuité l'impuissance fondamentale à con­
naître les choses. Il en a fait état et il en a tiré ses conclusions,
sans s'hasarder à y passer outre.
A côté de ces entraves de la pensée, Pascal en concevait d'au­
tres relevant de la < nature > humaine. Car bien que Pascal
mette en doute l'existence d'une < nature >, il se sert néan­
moins du terme, une fois ses réserves faites. Donc la nature de
l 'homme intervient pour fausser sa pensée par l'influence de
l'imagination, de l 'automatisme et de la volonté.

Imagination
< C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse
d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est
pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle
l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent faus­
se, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du
même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est
parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les
hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux
choses .. .
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large
qu'il ne faut, s'il a au-dessous un précipice, quoique sa raison
le convainque de sa s-0.reté, son imagination prévaudra. Plu­
sieurs n'en sauraient soutenir la pensée san s pâlir et suer... •. >
Ainsi, le peu de vérité que l'homme est capable de connaitre
subit la pression de l'imagination et le plus grand effort pour
l'écarter n'y saura rien, car nous manquons de critères pour dis­
cerner sa part.

2 3 . Frag. 82.
102
. ,,
PASCAL

L'automatisme
« Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate
autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la
persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y
a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent
qtie l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les
plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans
qu'il y pense . .. ". >
« Spongia solis. - Quand nous voyons un effet arriver tou­
jours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, com­
me . qu'il sera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dé­
ment et ne s'assujettit pas à ses propres règles m_ >
Kant , en réponse aux objections pareille s soulevées par Hume
a. conclu que la conformité des lois de la nature aux règles de
r·entendement est assurée par le fait qu e la nature ne nous
dit d'autre chose que ce que l'entendement y met. Ain si elle ne
peut pas s'en départir. Pour le réaliste qu'est Pascal, la nature
agit de son propre droit et il n'y a rien qui puisse nous garan­
tir qu'elle agira toujours selon nos concepts. Entre eux et elle,
l'é.cart est radical et ce n'est que la force de l'habitude qui nous
le fait oublier.
· < Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes
accoutumés? Et dans les enfants ceux qu'ils ont reçus de leurs
pères , comme la chasse dan s les animaux?
Une différente coutume nous donnera d'autres principes na­
turels , cela se voit par l'expérience, et s'il y en a d'ineffaçables
à la coutume, il y en a aussi d'ineffaçables de la coutume con­
tre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde cou­
tume.
Cela dépend de la disposition •. >
La science actuelle se trouve en cela d'accord avec Pascal en
confirmant, mais pour des raisons un peu différentes, que toute
tentative de conférer aux principes naturels connus un statut
absolu inébranlable, est précaire. La vision du monde où tout
a sa place stable et converge vers une harmonie universelle
semble être dépassée.
Volonté et sentiment :
<e ... La volonté est un des principaux organes de la créance,
non qu'elle forme la créance mais parce que les choses sont
24. Frag. 2 52. 2 5 . Frag. g r . 2 6 . Frag. 92.
LA CONDITION HUMAINB 103

vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté


qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de con­
sidérer les qualités de celle s qu'elle n'aime pas à voir ; et aussi
l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regar­
der la face qu'elle aime ; et ainsi il en juge par ce qu'il en
voit ..,. >
« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.
Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment de
sorte qu'on ne peut distinguer entre ces contraires. L'un dit
que mon sentiment est fantaisie, l'autre que sa fantaisie est
sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s'offre, mais
elle est ployable en tous sens ; et ainsi il n'y en a point > 28

La conviction de l'homme qu'il embrasse telle doctrine ou une


autre par la force de l'argumentation ne serait donc qu'illusion.
Il s'agit plutôt d'une adhésion en fonction d'une certaine affi­
nité intime entre l'homme et sa doctrine. La raison ne sert pas
dans ce cas de contre-partie, car elle est, de par sa nature,
c ployable à tous sens >.
« L'homme est donc si heureusement fabriqué qu'il n'a aucun
principe juste du vrai et plusieurs excellents du faux. . . •. >
Ainsi ces erreurs « qui viennent par accident et manque d'in­
te1ligence > 110 achèvent l'impuissance de l'entendement de con­
naître la vérité. La négation de la possibilité d'une connais­
sance vraie pose des questions très graves :
« Que fera donc l'homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ?
doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? doutera-t­
il s'il est ? On n'en peut venir là et je mets en fait qu'il n'y a
jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la
raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point.
Dira-t-il donc, au contraire, qu'il possède certainement la
vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer au­
cun titre et est forcé de lâcher prise ? ai. »
Ni le scepticisme extrême, ni le dogmatisme présomptueux
ne sont acceptables .
« ... Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout
le dogmatisme. Nou s avon s une idée de la vérité invincible à
tout le pyrrhonisme 12• >
« Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison 111 • >

27. Frag. 99. 28. Frag. 2 74. 29. Frag. 82.


30. Frag. 83. J I . Frag. 4 34• 32. Frag. 395.
33. Frag. 2 5 3.
104 PASCAL

Cela veut dire que si la raison par elle-même est incapable


d'arriver à la vérité, comme nous avons cependant une idée in•
vincible de la vérité, il faut qu'il y ait une autre faculté, qui
puisse suppléer aux défaillances de la raison.
< Nous connaissons la vérité non seulement par la raison
mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous
connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le rai­
sonnement qui n'y a point de part, essaye de le combattre. Les
pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inuti­
lement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuis­
sance où nous soyons de le prouver par la raison, cette impuis_.
sance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison,
mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme
ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes
comme qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, [est] aus­
si ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous don­
nent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct
qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son
discours 86• >
Il est permis, peut-être, d'en conclure que, selon Pascal, ou­
tre la conscience éclairée par la raison il y a d'autres sources
valides de savoir subconscientes , que la raison n'arrive pas à
pénétrer : le cœur et l'instinct . Exclure ces sources équivaut à
l'appauvrissement de la vérité. Ainsi Pascal esquisse ici, dans
l 'ordre épistémologique, ce que fera plus tard Freud dans l'or­
dre psychologique : une circonscription des effets de la con­
science raisonnante.
Le cœur donc, ou le sentiment, et l'instinct ou l'intuition,
saisissent immédiatement les premiers principes, sans en pou­
voir pour autant ren dre compte d'une façon rationnelle, dis­
cursive :
« ( .. . Les principes se sentent, les propositions se concluent :
et le tout avec certitude, quoique par différentes voies . ) Et il
est aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves
de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu'il serait
ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment d e tou­
tes les propositions qu'elle démontre , pour vouloir les rece­
voir •. >
« Le cœu r a ses raisons que la raison ne conn aît point . . . •. >
Ainsi , le j uste règlement de la pen sée consiste en la distinc-

34. Frag. 282. 35. Ibid. 36. Frag. 2 77.


LA CONDITION HUMAINE 105

tion nette de ce qui peut être l'objet du raisonnement et de ce


qui peut être l'objet du sentiment, ou du cœur. Ce dernier at­
teint une vérité plus sftre, plus évidente, qui n'a pas besoin de
preuves. Mais en revanche il est limité dans son extension et
ne s'applique qu'à un petit nombre de vérités premières :
« Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la rai­
son qui voudrait j uger de tout, mais non pas à combattre notre
certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous
instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions jamais besoin, et
que nous connaissions toutes choses par instinct et par sen­
timent ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a
au contraire donné que très peu de connaissances de cette
sorte ; toutes les autres ne peu-vent être acquises que par rai­
sonnement '". >
Il y a donc un domaine de la raison et un domaine du cœur.
La pensée, pour ne pas s'égarer, doit respecter leurs limites et
ne leur demander que ce qui leur appartient respectivement :­
les premiers principes, au cœur, les propositions qui en décou­
lent, à la raison. C'est une distinction, mais non pas une dicho­
tomie. Les deux facultés suppléant l'une l'autre et assurent en­
semble l'efficacité plus grande de la connaissance.
La différence entre les deux penseur s dans ce contexte se fait
surtout remarquer sur le plan pratique. Selon Pascal c'est le
cœur qui fournit les premiers principes, mobiles de l'action. En
cela Pascal est proche d'Aristote, de Hume. Une volonté « pure >
au sens kantien, mue par les lois fournies par la raison seule
n'est pas à envisager. D'ailleurs, pourquoi la volonté dirigée
exclusivement par la raison serait-elle plus « libre > que celle
émanant du cœur ? Pourquoi la raison se voit-elle attribuer une
« spontanéité > refusée au sentiment ? Est-elle moins sujette à
des influences extérieures ? Pourquoi la raison serait-elle tou­
jours juste et le sentiment toujours suspect ? Est-ce qu'il n'y a
pas de mauvaises pensées et de beaux sentiments ? Pourquoi
proscrire préalablement le concours de la raison et du cœur
dans la recherche du bien ? Certes, le mécanisme intime de
l'être humain n'est pas suffisamment éclairci et personne n'est
3utorisé à donner des réponses tranchantes à ces questions.

37. Frag. 2 8 2 .
106 PASCAL

3. Mor-L 'INDIVIDU.

Pascal a non seulement déterminé les règles de l'usage de la


pensée : il lui a également prescrit un ordre d'application.
< . .. Or l'ordre de la pensée est de commencer par soi et par
son auteur et sa fin .. . > 88

Cet ordre se justifie aussi bien au point de vue théorique


qu'au point de vue pratique. Théoriquement, par l'avantage
que l'homme a de se connaître immédiatement. Et bien que
cette connaissance soit toujours défectueuse , il s'y attache un
intérêt pratique
« Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait pas
à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie et il n'y a
rien de plus juste » 80

Pascal entend donc régler la vie sur la connaissance de l'hom­


me ; c'est pour lui le seul point de départ possible. Qui plus
est, il ne se propose point de rechercher les sommets où l'hom­
me peut parfois parvenir, il veut le saisir dans sa moyenneté.
« Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois, sont
choses où e1le ne se tient pas ; elle y saute seulement, non
comme sur le trône, pour toujours, mais pour un instant seu­
lement 40 • »
« Ce que peut la vertu d'un homme ne se doit pas mesurer
par ses efforts, mais par son ordinaire '1. >
C'est une attitude diamétralement opposée à celle de Kant ,
qui tout le long de son œuvre ne se lasse pas de répéter que la
connaissance de l'homme n'a rien à voir avec ce qu'il doit
faire. Ainsi il est amené à concevoir une morale qu'aucun hom­
me ne saurait jamais réaliser, conclusion pessimiste de Kant
lui-même. Pourquoi donc avoir choisi cette voie ? C'est que Kant
a investi tout son intérêt dans les idées, faute d'en éprouver pour
l'homme.
Dans la recherche de l'homme Pascal prend naturellement
pour point de départ le « moi > .
« Qu'est-ce que le m o i ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si
je passe par là , puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ?
Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui
aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non ; car la

38. Frag. r46. 39. Frag. 66. 40. Frag. 3 5 r .


4r. Fmg. 352.
LA CONDI TION HUMAINE 107

petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne fera


qu'il n e l' aimera plus.
Et si on m ' aime pour mon j ugement, pour ma mémoire, m' ai­
m e-t-on m o i ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me
perdre m oi-mêm e . Où est donc c e m o i , s'il n' est ni dans le
corps, ni dans l'âme ? . . . 41 • >
Notre être le plus intime nous échappe, surtout échappe-t-il
au regard d'autrui. Mais pour nous-même, qu' est-il ?
« Je sens que j e puis n 'avoir point été, car l e moi consiste
dans ma p ensée ; donc moi qui pense n' aurait point été, si m a
mère e û t été tuée avant q u e j ' eusse été animé ; donc j e n e
s u i s pas u n être nécessaire . . . 41 • >
Ainsi, son existence est toute contingente. Un rien suffirait
pour qu'il n e soit pas. Si l'on procède maintenant à considérer
sa n ature, il se trouve qu' elle est encore plus accidentelle :
« Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne
s ' effac e . Quell e est donc cette natur e suj ette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature qui détruit la première.
Mais qu' est-ce que nature ? Pourquoi la nature n ' est-elle pas
naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même
qu 'une première coutume, comme la coutume est une seconde
n ature ". >
Le « m oi » est ainsi un a grégat d'habitudes dont la composi­
tion, accidentelle elle aussi, le met en état de différenciation
par rapport aux autres. Il n ' y a donc aucun terme où l'on puisse
s ' arrêter. L'homme concret est un individu dont l'existence est
contingente, et la condition absurde .
« J e ne sais pas qui m ' a mis a u mon de, ni ce que c' est q u e l e
monde, n i q u e moi-mêm e ; j e suis dans une ignorance terrible
de toutes choses ; je ne sais ce qu e c' est que mon corps, que
mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense
ce que j e dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et
ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables es­
paces de l'univers qui m' enferment, et je me trouve attach é à
un coin de cette vaste étendue , sans que j e sache pourquoi j e
suis plutôt placé en ce lieu qu' en u n autre , n i pourquoi c e peu
de temps qui m' est donné à vivre m' est assigné à ce point plu­
tôt qu'à un autre de toute l' éternité qui m'a précédé et de toute
celle qui me suit. Je ne vois qu e des infinités de toutes parts,
,qui m ' enferm ent comme un atome et comme une ombre qui ne

42. Frag. 323. 43. Frag. 469. 44. Frag. 9 3.


108 PASCAL

dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que
je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette
mort même que je ne saurais éviter ... •. >
La seule certitude, c'est la mort , inéluctable et imminente.
Comment la raison de cet être fragile pourrait-elle atteindre
les lois universelles , voire les imposer à la nature elle-même en
vue de préparer « le règne des fins > ? Une telle présomption
n'est-elle pas vouée d'emblée à l'échec ? Un saut aussi ambi­
tieux éloigne l'humanité de sa vérité existentielle et de la pos­
sibilité de la connaître . Un abîme d'ignorance, d'incertitude
l'en sépare. Que devient l'homme dans ce cadre ?
« Condition de l'homme ; inconstance, ennui, inquiétude •. >

Inconstance
« Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je
crois bien : elle n'est plus la même, ni lui n·on plus. Il était
jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être
encore telle qu'elle était alors '7 • >
« Non seulement nous regardons les chose s par d'autres cô­
tés, mais avec d'autres yeux ; nous n'avons garde de les trou­
ver pareilles >48

� . . .il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de


mi-même dans les divers temps •. >

Ennui :
« - Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un
plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement ,
sans application. II sent alors son n éant, son aban don, son in­
suffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide . Incontinent ,
il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse,
le chagrin , le dépit, le désespoir 11(1 . :)

Inquiétude
« . .. car la maladie principale de l'homme est la curiosité m­
quiète des choses qu'il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si

45. Frag. 1 94, pp. 41 8 -419. 46. Frag. 127. 47. Frag. 12 3.
48. Frag. 124.
49. De l'esprit géométrique, p. 188.
50. Frag. 1 31 .
LA CONDITION HUMAINE 109

mauvais d' être dans l'erreur, ,que dans cette curiosité inutile m.. >
< Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie •. >

Ecou lement :
< •.. Que chacun examine se s pensées , il les trouvera toutes
occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point
au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre
la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais
notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; fe seul ave­
nir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espé­
rons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est
inévitable que nous ne le soyons jamais u_ >
< - C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on
oossède ". >

Insuffisance :
c - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.
Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bon­
heur hors de nous. Nos passions nous poussent aU dehors, quand
même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets
du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand
même nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau
dire : « Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien > ;
on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides
et les plus sots •. >

Impuissance :
<t Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'in-
certitude.
Nous cherchons le bonheur et ne trouvons que misère et
mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le
bonheur, et sommes incapables ni de certitude, ni de bon­
heur... •. >
Quelle vision s'offre aux yeux de l'homme qui a le courage
de considérer sa condition ? Celle d'un être qui tient du néant

5 1 . Frag. 18. 52. Frag. 206. 5 3 . Frag. 172.


54. Frag. 212. 55. Frag. 464 .
56. Frag. 437.
110 PASCAL

par son ongme et par sa fin, délaissé pour un petit moment fu­
gitif au sein d'une nature étrange et effroyable. D'un être plein
de besoins insatiables qui ne se suffit nullement, qui veut se
dépasser, mais à qui les moyens ont été refusés ; d'un être qui
ne connaît les raisons ni de son existence ni de sa condition.
« Néant, abandon, insuffi sance, dépendance, impuis sance, vide. >
C'est là une vision qui n'a jamais effleuré l'imagination de
Kant. Lui aussi a vu tout le mal de l'homme , mai s l' homme en
était pleinement responsable en vertu du principe posé arbi­
trairement, que l'homme peut ce qu'il doit, que la nature a as­
suré cet accord entre les moyens et les fins. Il n'a donc pas dis­
tingué ce sur quoi l'homme n'a aucun pouvoir, sa condition
fondamentale. Aussi, la vue de la misère humaine n'a pu inspi­
rer à Kant que le mépris , et tout au plus l'indifférence. Mais
cette créature absurde, Pas cal l'a sentie et comprise. Comment
l'homme serait-il capable de dépasser sa condition ?
« B ornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux
extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n'aper­
çoivent rien d'extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de
lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche
la vue, trop de longueur et trop de brièveté de discours l'obs­
curcit, trop de vérité nous étonne... "'. >
« Guerre intestine de l'homme entre la raison et les passions.
S'il n'avait que la raison sans passions.
S'il n'avait que les passions sans raison.
Mais ayant l'un et l'autre il ne peut être sans guerre, n e
pouvant avoir la paix avec l'un qu'ayant la guerre avec l'autre :
aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même 58
>•

« - Les homme s n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'igno­


rance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point
penser œ_ >
« - Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait
être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou •. >
S'il y a accusation , il y a aussi plaidoyer. Mais Pas cal va plus
loin. Il cherche le remède à ces maux dont l'homme est atteint
et croit l'avoir trouvé en Dieu. Ce qu'il a vu, c'était la misère
de l'homme sans Dieu. En Dieu, et en Dieu seulement, toutes
les contrariétés , les disproportions disparaissent, l'ignorance de­
vient sagesse, et la misère gloire.

57. Frag. 72 , p. 353. 58. Frag. 412. 59. Frag. 168.


60. Frag. 414.
LA CONDITION HUMAINE 111

Cette conclusion ne porte- aucun préjudice à l'image de la


condition humaine telle que Pascal l'a peinte. Elle pourrait être
signée par un athée. Elle pourrait servir aussi bien pour faire le
procès de Dieu que pour reconnaître sa justice. Sa vérité est
indépendante de la fin à laquelle on la subordonne. Cela ne
veut pas dire qu'il y ait de l'incohérence dans la conception de
Pascal . Sa conclusion se dégage très naturellement de sa pen­
sée, sans lui imposer aucun biais.
\
CHAPITRE II

LA C ONDITION HUMAINE

4. L'HOMME ET AUTRUI.

Nous avons vu que l ' attitude de Pascal à l' égard de l'homme


comporte une certaine manière de l' excuser de s a faiblesse.
D' ailleurs ce n' est j am ais une excuse totale et Pascal n' entend
nullem ent acquiescer à cet état de choses.
<t Je n e souffrirai point qu'il repose en lui, ni en l' autre , afin
qu' étant sans assiette et s ans repos . . . m_ >
Aussi regarde-t-il de l ' œil d'un juge sévère le� rapports de
l'homm e avec autrui et dans l a simple constatation des faits il
se rapproche beaucoup du pe ssimisme misanthropique de Kant.
C ' est que l 'intelligence sans égale dont ils étaient doués tous
les deux a nécessairement enregistré les mêmes témoignages de
la dépravation humaine. Nous avons déj à montré les disposi­
tions naturelles que, selon Kant , l'homme apporte dans ce do­
m aine. Voilà m aintenant ce que Pascal a vu .
Amour propre :
« Quel dérèglement de jugement par lequel il n'y a personne
qui ne se m ette au-dessus de tout le reste du monde , et qui
n 'aime mieux son propre bien, et la durée de son bonheur et
de sa vie que celle de tout le reste du monde m. >
« ... En un mot, l e m o i a deux qualités : il est injuste en
soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux
autres , en c e qu'il les veut asservir . . . as. >
Haine d'autrui :
< Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l 'autre . On
s ' est s ervi comme on a pu de la concupiscence pour la faire

61. Frag. 419. 62. Frag. 456. 63. Frag. 455.


8
114 PASCAL

servir au bien public ; mais ce n'est que feindre, et une fausse


image de la charité ; car au fond ce n'est que haine ... >

Hypocrisie
< Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle : on
ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle
de nous en notre présence comme il en parle en notre absence.
L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette
mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient , si chacun
savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il
en parle sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hy­
pocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres ... e&_ >

Amitié :
« Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils di­
sent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le
monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports
indiscrets qu'on en fait quelquefois •. >

Vanité
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un sol­
dat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut
avoir ses admirateurs ; et les philosophes eux-mêmes en veu­
lent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir
bien écrit ; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les
avoir lus ; et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie ; et
peut-être que ceux qui le liront. .. 11T. �
Et pourtant il arrive à Pascal de voir cette même vanité dans
une autre lumière, atténuant un peu sa laideur :
< Nous avons une si grande idée de l' âme de l'homme que
nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas
dans l'estime d' une âme ; et toute la félicité des hommes con­
siste dons cette estime 68
»•

A la base de ce vice se trouve donc un besoin louable en soi.


Ce besoin crée un lien avec l'autrui tout autrement significa­
tif que chez Kant. Chez celui-ci l'existence de }'autrui ne se fait

64. Frag. 4 5 1 . 65. Frag. 1 00. 66. Frag. 1 0 1 .


67. Frag. 1 50. 68. Frag. 404.
LA CONDITION HUMAINE 115

valoir qu'à travers le concept ,du « règne des fins >. Etant don­
né toute la distance qui sépare l'humanité de cet état élevé,
l'homme, en vérité, demeure enfermé en soi-même, constam­
ment préoccupé de l'examen de ses intentions, sans s'aviser
de l'existence de l'autrui. Chez Pascal l'élan vers l'autrui, quel
que soit son sens, est un fait élémentaire de la condition humai­
ne. Pascal découvre aussi une circonstance atténuante dans cet
autre vice répandu : la malignité :
< L'homme aime la malignité, mais ce n'est pas contre les
borgnes ou les malheureux, mais contre les .· heureux superbes .
Car l a concupiscence est la source de tous nos mouvements, et
l'humanité . . . •. >
Ces deux concessions sont assez importantes. Il s'agit, en
d'autres termes, du respect qui jaillit spontanément de l'âme
humaine à l'égard de toutes les autres et de la capacité de
s'identifier avec la souffrance d'autrui. Ces deux traits, s'ils
pouvaient être sauvegardés dans leur pureté naturelle seraient
en mesure de remplacer la guerre de l'homme contre l'homme
par un respect mutuel. Seulement, les besoin s qu'ils expriment
ne connais sent jamais· de satisfaction et ainsi ils se pervertis·­
sent en vices.
Serait-il possible de concevoir une règle, une morale, en vue
d'éviter cette perversion ? Pascal n'y croit pas . L'impuissance
de l'homme à connaître la vérité ne lui permet pas d'établir une
règle adéquate à cet effet.
« Si on est trop jeune on ne juge pas bien ; trop vieil, de
même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'en­
tête et on s'en coiffe... Ainsi les tableaux, vus de trop loin et
de trop près ; et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le vé­
ritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou
trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de peinture. Mais
dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ? 70 • >
« ... Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en qua­
tre qu' en six ? Pourq u oi é tablirai-je plutôt la vertu en quatre,
en deux, en un ? Pourquoi en a b s t i n e et s u s t i n e plu­
tôt qu'en « suivre nature », ou « faire ses affaires particulières
sans injustice », comme Platon, ou autre chose ? Mais voilà,
àirez-vous, tout renfermé en un mot. - Oui, mai s cela est inu­
tile, si on ne l'explique ; et quand on vient à l'expliquer, dès
qu'on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sor -

69. Frag. 4 r . 7 0. Frag. 38 1 .


116 PASCAL

tent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi,


(luand ils sont tous renfermés en un, ils y sont cachés et inu­
tiles, comme en un coffre, et ne paraissent jamais qu'en leur
confusion naturelle. La nature les a tous établi s sans renfermer
run en l'autre n_ >
Pascal ne croit donc pas qu'il y ait une panacée, qu'on puisse
renfermer en une règle la quintessence de tous les devoirs. La
pluralité des valeurs humaines ne se laisse pas enfermer dans
une formule magique qui les embrasserait toutes, dans un or­
dre bien défini, convergeant harmonieusement l'une vers l'au­
tre. Au contraire, les unes empiètent sur les autres et il n'y a
pas de moyen de les concilier toutes. Il en résulte que l'établis­
· sement d'une doctrine de vertu unique, universelle, est hors du
possible.

S. L'HOMMB ET L 'ÉTAT.

Toujours en vertu du même principe, à savoir l'impuissance


de la raison, Pascal aboutit à une conclusion également néga­
tive en considérant l'homme comme membre d'une société,
d'un état. Car ici encore il nous manque tout critère absolu
qui servirait à régler l'activité sociale. La justice, nous l'ignorons
autant que la vérité. Ce que nous en connaisson s c' est son ap­
parence accoutumée relative au lieu et au temps. Pascal rejette
la conception de la loi naturelle ( « lois fondamentales et primi­
tives de l'Etat ,), dont la raison serait l ' interprète fidèle et qui
servirait de base à l'ordre social. Nous ne sommes pas en pos­
_session d'un principe universel de ce genre.
Justice
« ... Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut
gouvern er ? Sera-ce sur le caprice de chaque parti culier ? Quelle
confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l'ignore.
Certainement s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette
maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les
hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l ' éclat de
la véritable équité aurait as suj etti tous les peuples... On la
verrait plantée par tous les Etats du monde et dans tous les
temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d' injuste qui ne
chan g e de qualité en changeant de climat .. . ". >

7r. Frag. 20. 72 . Frag. 294.


LA CONDITION HUMAINE 117

< . . . rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi ; tout


branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette
seule raison qu'elle est reçue : c' est le fondement mystique de
son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit . . . '18. >
« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos
in struments sont trop mousses pour y toucher exactement.
S'ils y arrivent, ils en �cochent la pointe et appuient tout autour.
plus sur Je faux que sur le vrai >
76

Dans ce désarroi, l'homme n'a d'autre issue que de s'incliner


devant les faits et de suivre les lois de son pays, règle adoptée
déjà par le rationaliste Descartes, mais à titre d'interim.

Autorité :

< La justice est ce qui est établi ; et ainsi nos lois établies
seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées
puisqu'elles sont établies 76
•>
< . . . Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et
si léger que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de
l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant ac­
quis de pompe et de révérence. L'art de fronder, bouleverser
les Etats, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jus­
que dans leur source pour marquer leur défaut d'autorité et de
justice. Il faut, dit-on recourir aux lois fondamentales et pri­
mitives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un
peu sar pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. . . .,.,_ >
Il s'ensuit que si Pascal conclut comme Kant à la soumission
à l'autorité, il y a néanmoins une différence décisive dans leur
raisonnement : Kant ne met point en doute la validité essen­
tielle de la justice et l'autorité est sacrée pour lui en tant qu'ex­
pression visible de cette justice fondamentale. Il en est autre­
ment pour Pascal :
« Montaigne a tort : La coutume ne doit être smv1e que parce
qu'elle est coutume, et non parce qu'elle soit raisonnable ou
juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu'il la croit
juste . . . Ainsi il y obéit ; mais il est sujet à se révolter dès qu 'on
lui montre qu'elles ne valent rien ; ce qui se peut faire voir de
toutes, en les regardant d'un certain côté '" . >

73. Ibid. 74. Frag. 82. 75. Frag. 312.


76. Frag. 294. 77. Frag. 325.
118 PASCAL

Pôur Pascal, interpréter la loi comme juste en elle-même, c'est


ajouter mensonge à la faiblesse.
En niant l'utilité d'une révolution ou même d'une réforme,
Pascal barre, à la vérité, la voie au progrès. C'est qu'il ne croit
pas trop à la possibilité d'un progrès .
Progrès
c L'unité jointe à l'infini ne l'auginente de rien, non plus
qu'un pied à une mesure infinie. :. 18 • >
( Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par pro­
grès ; tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument
fort. On a beau dire, i 1 e s t c r O. , i 1 e s t c h a n g é ,
il est aussi le même ". >
Nous avons vu que Kant, tout en admettant quelques réserves,
gardait une foi inébranlable dans la continuité du progrès hu­
main, linéaire, irréversible. Pascal en trouve la négation aussi
bien dans la nature que dans l'homme :
, . . . La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et
revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que
jamais, etc.
Le flux de la mer se fait ainsi : le soleil semble marcher
ainsi •. >
c La nature de l'homme n'est pas d'aller toujours, elle a ses
allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs ; et le
froid montre aussi bien la grandeur de l'ardeur de la fièvre que
le chaud même.
Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même.
La bonté et Ja malice du monde en général en est de même :
Plerumque grotae principibus vices > 81

Il serait donc impossible de déterminer la marche de l'histoire


par des idées préconçues. A cet égard, comme aux autres, la
raison se révèle impuissante. Les principes des actions humai­
nes lui échappent, elle ne saura ni les prévoir, ni les prédéter­
miner. Que lui reste donc ?
« ta dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il
y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que fai­
ble, si elle ne va jusqu'à connaître cela.
Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des
surnaturelles ? •. >

78. Frag. 2 3 3 . 79. Frag. 8 8 . 80. Frag. 3 5 5.


8 1 Frag. 3 54. 8 2. Frag. 267.
LA CONDITION HUMAINE 119

Ainsi l'homme qui s'applique à se connaître ne trouve que mi­


sère effroyable, « tout l'univers muet, et l'homme sans lumière,
abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'uni­
vers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce
qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance > 811•
Mais dans cettê prise de conscience de sa misère consiste pré­
cisément sa grandeur :
« La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît
misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable ;
mais c'est être grand que de se connaître qu'on est misé­
rable ... >
C'est sur cette grandeur que Pascal insiste avec une force
égale à celle avec laquelle il a peint la misère humaine. Toutes
les deux sont vraies et l'homme doit également en tenir compte.
« Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il
est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore
dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse.
Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre.
Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et l'autre.
Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni
aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un
et l'autre •. >
< L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui
veut faire l'ange fait la bête > 88

Quelle est donc la position adéquate de l'homme ? Celle du


milieu où il se trouve précisément, que sa conscience lui révèle.
« C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu. La gran­
deur de l'âme humaine consiste à savoir s'y tenir ; tant s'en faut
que la grandeur soit à en sortir, qu'elle est à n'en point sor­
tir M. >
Ce n'est pas en franchissant les limites de sa condition que
l'homme trouvera la grandeur. Elle se trouve en lui, dans sa
conscience de la disproportion entre ses besoins, qui le projet­
tent en dehors de lui, et ses moyens, qui n'y sont point appro­
priés. Mais si cette conscience est la source de sa grandeur, elle
ne suffit pas pour lui assurer une dignité :
« Que conclurons-nous de toutes nos obscurités sinon notre
indignité ? 88
> La dignité réside ailleurs.

8 3 . Frag. 693. 84 . Frag. 397 • 8 5 . Frag. 4 1 8.


86. Frag. 3 58. 87. Frag. 378. 88. Frag. 558 .
120 PASCAL

6. L'HOMME ET DIEU.

Pascal a résumé les résultats de son examen de la pensée dans


un petit fragment où l'on voit un e anticipation du système des
antinomies développé par Kant dans la Critique de la R aison
pure.
« Incompréhensible que Dieu soit, et incompréh ensible qu'il
n e soit pas ; que l'âme soit avec le corps , que nous n ' ayons pas
d'âme ; que le monde soit créé, qu'il ne le soit pas, etc . ; que le
péché origin el soit et qu 'il ne soit pas 88
l>•

Or s'il est vrai que les deux penseurs aboutissent aux mêmes
résultats , l es conclusions qu'ils en tirent sont tout à fait diffé­
rentes . Kant ayant fait état de l'impossibilité de la raison à éta­
blir les thèses, comme cependant il atta chait la plus grande im­
portance à c es mêmes thèses en vertu de l 'intérêt pratiqu e
qu'elles prés entent, et comm e par ailleurs seule la raison comp­
tait pour lui, chercha donc la solution du probl ème dan s la rai­
son même. Au point de vue théorique les antinomies disparais­
sent si l ' on prend bien garde qu'il s ' agit ici de deux séri es de
concepts distincte s . Les affirmati ons des th èses ont pour obj et
des concepts de nature purement intelligible , qui dépass ent la
portée de l 'entendement. Mais au point de vu e pratique, ces
mêmes concepts sont non seulement admissibles, ils sont m ê­
me nécessaires e t postulés par l a raison elle-même . Seulement,
la connaissance, qui est impos sible dans ces cas, doit céder la
place à la foi . Il reste néanmoins que cette foi est elle aussi un
produit de la raison . Le savoir de l a raison a été remplacé par
la foi de la raison .
Il en est tout autrem ent pour Pascal . En a dmettant sa pro­
pre incapacité, la raison doit, sans chercher des subterfuges,
capituler. Car,
« - Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d' être 80 • >
C e dont la raison n e peut pas se rendre m aître n ' en possède pas
moins une existence en dehors de la raison . Ce sont les faits qui
dépassent la raison, et non pas ses concepts. Les faits sont sou­
verains et la raison n ' a d' autre issu e que de s'y soumettre.
« . . . ce n' est pas par les superbes agitations de notre raison ,
mais par simple soumission de l a raison , que nous pouvons vé­
ritabl ement nous connaître . . .
91
•1>
Il faut donc chercher une autre voi e pour arriver au cœur des

89. Frag. 2 30. 90. Frag. 430, 91 Frag. 4 34, p. 53 3 .


LA CONDITION HUMAINE 121

choses. Pour Pascal , ce sera également, et à plus forte raison


encore, la foi .
« . . . nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de Dieu,
parce qu'il n'a ni étendue ni bornes.
Mais par la foi nous connaissons son existence ; par la gloire
nous connaîtrons sa nature . Or j'ai déjà montré qu'on peut bien
connaître l'existence d'une chos e sans connaître sa nature 811 • >
Mais cette foi est toute autre que celle de Kant.
« C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison . Voilà ce que
c'est que la foi, Dieu sensible au cœur et non à la raison 88 • ,
« La foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que nous disions
que c'est un don de raisonnement . . . e&_ >
La foi étant précisément un don, elle n'est pas accessible à
tous :
« Deux sortes de personnes connaissent : ceux qui ont le
cœur humilié, et qui aiment la bassesse, quelque degré d'esprit
qu'ils aient, haut ou bas ; ou ceux qui ont assez d'esprit pour
voir la vérité, quelques oppositions qu'ils y aient >85

Comme cette dernière sorte de personnes est plutôt rare, si­


non impossible, la voie la plus sûre à la conn.aissance par la
foi est l'humilité.
« .. . Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous­
même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature
imbécile : apprenez que l'homme passe infiniment l'homme et
entendez de votre maître votre condition véritable que vous igno­
rez. Ecoutez Dieu.. . •.
C'est donc de Dieu lui-même que l'homme apprendra la vé­
rité de sa condition :
« L'Ecclésiaste montre que l'homme sans Dieu est dans l'igno­
rance de tout et dans un malheur inévitable. Car c'est être
malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heu­
reux et assuré de quelque vérité ; et cependant il ne peut ni sa­
voir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter ". >
La foi lui fournira la réponse aux questions que la raison n'a
pas pu résoudre : pourquoi l'homme passe-t-il indéfiniment
l'homme, pourquoi dans son élan vers ce qui est en dehors de
lui, dans son désir de transcendance, il ne trouve que les fai­
bles moyens qui lui sont échus, pourquoi veut-il plus qu'il ne

92 . Frag. 2 33. 93 . Frag. :278. 94. Frag. 279.


95. Frag. 2 8 8 . 96. Frag. 434. 97. Frag. 389.
122 PASCAL

peut. Dieu lui montrera la cause de cette disproportion, le pé­


ché originel.
« La grandeur de l'homme est si visible qu'elle se tire même
de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l'appe­
lons misère en l'homme ; par où nous reconnaissons que sa na­
ture étant aujourd'hui pareille à celle des animaux, il est déchu
d'une meilleure nature qui lui était propre autrefois.
Car qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi
dépossédé ?. . .
08 >•

La chute causée par le péch é originel a entraîné la corrup­


tion de toutes les facultés humaines, y compris la raison .
« La corruption de la raison parait par tant de différentes et
extravagantes mœurs •. >
« Nature corrompue . L'homme n'agit point par la
raison, qui fait son être 100 • >
Nous voyons que même dans la conception du péché originel
Kant et Pascal diffèrent radicalement . Pour Kant, le péché a
été ]'occasion d'entamer le processus de développement de la
raison, c'était donc un événement désirable dans sa suite, pour
éveiller les hommes de l'état d'insouciance où ils étaient plon­
gés à l'instar « des bergers d'Arcadie > . Car pour Kant la rai­
son est en elle même la fin suprême de l'homme et non seule­
ment un moyen. Pascal est loin de tout subordonner à la rai­
son. L'innocence qui a précédé l'évolution ultérieure de la rai­
son valait mieux qu'elle et l'homme se trouvait alors plus digne.
« La dignité de l'homme consistait dans son innocence à user
et rlominer sur les créatures, mais aujourd'hui à s'en séparer
et s'y assujettir 101 •
Mais Pascal entrevoit un ordre plus élevé où l'homme doit
tendre, infiniment supérieur à l'ordre de la raison même :
« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses
royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connait
tout cela, et soi ; les corps rien.
Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et tou­
tes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de
charité . Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
De tous le corps ensemble on ne saurait en faire réussir une
petite pensée ; cela est impossible et d'un autre ordre. De tous
les corp s et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie

98. Frag. 409. 99. Frag. 440. 100. Frag. 439.


101 . Frag. 486.
LA CONDITION HUMAINE 123

charité ; cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel 1• . >


Si disparates que soient ces ordres et si élevé que soit le der­
nier, l'homme y peut pénétrer, tel quel, dans toute sa confusion,
dans toute son ignorance, pourvu que la grâce divine le touche.
Et là, il récupérera sa dignité perdue. Là il connaîtra et soi­
même et son auteur et sa fin. Mais pour y arriver, il faut de
l'humilité, la charité vient après et la dignité.
La solution que Pascal propose n'est évidemment pas d'or­
dre philosophique. Mais l'exposé du problème est d' une telle
vérité et d'une tell e cohérence qu'il garde sa pleine force en
face du criticisme le plus rigoureux. La peinture de la condition
humaine, la circonscription des pouvoirs de la raison, répondent
toutes les deux aux exigences strictes de la philosophie, bien que
Pascal n'y visât point. Tout en se moquant de la philosophie, il
a fait preuve d'une pensée beaucoup plus consistante que Kant,
car une fois ayant limité la raison dans son domaine propre,
il ne lui a pas fait passer outre. Que l'on accepte ou que l'on
rejette ce que la religion a apporté à la pensée de Pascal, elle
reste inattaquable dans sa cohérence et admirable.
Seule une affinit é profonde entre la conception embrassée et
la personnalité du penseur a pu produire une œuvre pareille.
L'époque où vivait Pascal a été une époque d'instabilité politi­
que, sociale et religieuse particulière, d'inquiétude et de doute.
C'était un temps où, comme le dit Martin Buber , « l'homme
vit dans le monde comme dans un champ ouvert, et n'a parfois
même quatre piquets pour planter une tente > 108 • En un mot, un
temps comme le nôtre. C'est à un temps pareil que « la pensée
anthropologique gagne en profondeur et, avec elle, l'indépen­
dance > 106 • Les maux que Pascal avait sous les yeux, le pessi­
misme dont l'air était imbu ont dû creuser profondément dans
un cœur aussi sensible, aussi ardent que l'était celui de Pascal.
Il a appliqué toute la puissance de son génie afin de saisir le
mal dans toute son étendue et lui chercher le remèrJP . Sa vé­
rité, il l'a choisie délibérement, pour satisfaire à ses besoins les
plus profonds et la puissance de sa pensée en est ]a preuve in­
contestable. Est-il donc possible de parler d'une déviation, d'un
égarement de Pascal, d'une trahison même ? En pa rlant d'une
assertion pareille, soulevée par l'abbé Baudin , et qui fait suite
à celle de d'Alembert, M. Henri Gouhier dit qu' une recherche

rn2 . Frag. 793· 103. Belween Man and Man, p. 1 26.


rn4. Ibid.
124 PASCAL

en vue de la reconstitution du Pascal, distinct du Pas cal réel,


< n'a aucun sens historique au point de vue bergsonien : sans
la théologie janséniste et l'anthropologie libertine, Pascal n'est
plus Pascal > Il nous semble qu'elle n'a non plus aucun sen_s.
106

philosophique au point de vue de Pascal lui-même, car chez lui


aussi le réel est la mesure du possible, et non pas l'inverse.
L'œuvre de Pascal préconise humilité et charité ; la vie de
Pascal en donne un exemple extraordinaire. Une conformité de
ce genre n'est pas même généralement exigée d'un philosophe.
Mais si elle a lieu, à notre avis, il n'y a plus moyen de mettre
en doute l'authenticité de l'esprit qui l'a inspirée.

105 . L'Histoi,e et sa philosophie, p. 88.


CONCLUSION

L'examen de la pensée de Kant et de Pascal entrepris en vue


d'en dégager un principe philosophique qui justifierait la no­
tion de dignité humaine aboutit donc à un résultat négatif par
rapport à l'homme dans sa condition concrète.
Dans la pensée de Kant l'homme possède la dignité en tant
qu'agent moral. Mais Kant n'envisage pas la moralité sur un plan
unique. En effet il y a trois plans différents, superposés . Le plan
le plus élevé est celui d'une société éthico-religieuse , autrement
dit le règne des fins. C'est là que Kant a posé les principes mé­
taphysiques de sa morale. C'est aussi dans ce cadre seulement
que l'homme, en tant que personnalité, peut jouir pleinement
de sa dignité. Mais cett e société n'est, à la vérité, qu'idéale.
Les personnalités qui la composent ne sont autres que des cho-,
ses en soi ou des noumènes, dont théoriquement nous ne pou­
vons rien savoir. Kant prétend cependant qu'au point de vue
pratique ce qui nous manque en savoir peut être remplacé par
la foi . La foi nous oblige à admettre que cette société a une
rtalité objective car, puisque la courte durée de sa vie ne per­
met pas à l'homm e d'arriver à la perfection morale, il doit y
avoir une vie d'au-delà, éternelle, où il puisse s'acquitter de ses
devoirs. En d'autres termes , l'immortalité de l'âme est postu­
lée en vue de perfection morale et à cette condition seulement
l'homme peut devenir membre du règne des fins. Il reste néan­
moins que Kant garde une attitude pessimiste quant à la pos­
sibilité de la perfection morale de l'homme. Toute la moralité
se réduit à la pureté de l'intention. Nous nous trouvons cepen­
dant dans l'impossibilité de jamais connaître le véritable ca­
r actère de notre intention, de bien savoir ce qu'il s'y mêle de
l'amour-propre déguisé. Aussi Kant doute-t-il lui-même si ja­
mais il y eut ou il y aura une pure intention dans le monde . En
tout cas, le règne des fins n'est qu'une idée, et l'immortalité de
l'âme est un postulat seulement de la foi. Il en ressort que la
126 CONCLUSION

dignité conçue sur ce plan reste également idéale, et non pas


réelle.
Sur un plan inférieur Kant envisage une possibilité de perfec­
tion morale prise non pas individuellement, mais collectivement.
Car l'homme en tant qu'individu, durant la court e période d e
sa vie terrestre, n'est pas e n mesure d'atteindre la perfection .
Mais l'espèce tout entière, par une suite infinie d e générations
va toujours vers ce but. Elle est appel ée par la nature à réaliser
ses desseins, qui sont l'avènement d'une soci été juridique uni­
v�rselle, en d'autres termes, d'un état cosmopolitique. C ette
société est seule capable d e créer les conditions favorables à
l'épanouissement total des germes du bien existant en l'hom­
me, qui est la fin ultime de la nature . Mais encore une foi s
cette société aussi n'est qu'idéale, car elle repose sur trois fon­
dements qui sont des simples idées régulatives ; à savoir la
finaHté, le progrès vers ]'infini et la mission de l'espèce hu­
maine. La société étant idéale, la moralité l'est aussi, et avec
elle la dignité.
Reste le dernier pl an, celui de la condition humaine réelle. Ici
Kant restreint considérablement ses exigences et au lieu d'une
Do ctrine de la Morale nous donne une Doctrine de la Vertu.
Cela veut dire qu'il n'exige plus qu'on agisse uniquement par
devoir, mais il se contente d'une conformité de l'action au
devoir. Encore faut-il dire que les devoirs prescrits à l'homme
dans cet état indiquent clairement le mépri s que Kant lui a
voué. Il n'y a pas de place ni pour charité , ni pour amitié, ni
pour pitié, ni poyr compassion. La misanthropie, cette qua­
li té que Kant estimait tant, l'emporte. Pour la créature mépri­
sable qu'est l'homme pour Kant, il a conçu une doctrine de ver­
tu appropriée. Mais puisque dans ce cadre il a d' emblée re­
noncé à la moralité, il faut en conclure qu'il en est de même
pour la dignité.
Cependant Kant affirme touj ours que l'homme peut ce qu'il
doit , et que l'humanité est une dignité . Je ne vois pourtant pas
comment ces affirmations peuvent s'accorder avec les condi­
tions qu'il a lui-même fixées. Certes il y a un grand écart en­
tre ce qu'il préconise et ce qu'il démontre .
Dans la visi on de Pascal la dignité humaine est associée à la
pensée . L'homme seul dans la création tout entière est doué
de cette capacité magistrale . Mais il en a fait un mauvais usage.
Il ne l'applique pas à se connaître soi-même et à chercher son
auteur. Au contraire, devant la misère de sa condition actuell e,
CONCl.USION 127

l'homme veut s e soustraire · aux questions qui risquent d'accroî­


tre encore cette misère. Par ailleurs, la pensée humaine est de,
par s a nature même, suj ette à des bornes qui la rendent inca­
pable de s aisir la vérité. La raison est aussi éloignée de la con­
naissance des premiers principes que de celle de la fin . Tout
lui échappe . Il en est de mêm e dans l' ordre pratique. En vain
l 'homme s' efforcerait-il à concevoir un principe de justice ou de
morale . Tout ce qu'il conçoit port e les marques de sa condition
bornée et branle avec le temps. La p ensée est donc loin d' attein­
dre son but , la vérité éternelle . Et pourtant l'homme éprouv e un
intérêt insatiable, un besoin ardent de connaître cette vérité , de
forcer les portes de sa prison et de s'unir aux autres . Mais le
pouvoir lui manque. L'homme n e peut pas ce qu'il veut. Il lui
reste la conscience de son existence absurde, de sa marche iné­
vitable vers la mort, de son impuissance, cette conscience qu'il
possède seul . Elle est sa grandeur. C ependant si l'homme n e
veut pas rester là, s ' il veut trouver l a satisfaction d e son be­
soin de la vérité et de l 'amour, il lui faut passer dans un autre
ordre, celui de charité , celui de Dieu . Puisque là la pensée se
délivrera de ses entraves, l'homme y pourra récupérer sa di­
gnité par la grâ c e de Dieu.
Nous voyons donc qu e dans l e s deux cas l e problème de
l a dignité humaine ne trouve pas sa solution dans le monde
à'ici-bas, mais dans celui d' au-delà. Ce résultat en apparence
identique est compréhensible, puisque aussi bien Kant que
Pascal puisent à la même source, le christianisme . Mais ils l'ont
compris d'une manière différente, chacun en conformité avec
s a personnalité. Ainsi Kant qui a méconnu le s valeurs essen­
tiell es du j udéo-christiani sme , la charité et l'humilité, en leur
substituan t une justice froide et un orgueil démesuré, arrive à
détester l'homm e au ssi éloigné des normes qu'il lui pres crit .
Tandis que Pa scal tout en voyant l'effroyable mis ère de l'hom­
m e , du fond de sa charité et de son humilité, parvient à y souf­
fler un peu de chaleur, de solidarité humain e . Et cela , à défaut
de dignité, est déj à beaucoup mieux que le mépri s.
C ep endant la définition de la notion de dignité hum aine don­
née par Kant est la seule à figurer dans les vocabulaire s philo­
sophiques. En contestant sa validité conte ste-t-on la notion elle­
m ême ? Non , car elle est un fait humain , ell e apparaît dans
l'histoire de l'homme et dans ses création s . M a i s elle s' aj oute
à la longue série des notions dont « la raison ne peut pas ren-
128 CONCLUSION

dre raison >. Toutefois l'analyse des rares instances fournies


par l'histoire et l'art humains nous permet de les résumer ain­
si : l'homme qui se sent appelé à affirmer sa dignité possède à
un très haut degré le sentiment de son « moi » et est porté à
témoigner devant < l'autrui > d'une vérité qu'il met au-dessus
de tout, en en assumant entièrement la responsabilité. Autre­
ment dit, dans tout acte d'affirmation de la dignité humaine
sont impliqués :
intensité de la conscience d'identité ;
besoin de la reconnaissance de « l'autrui > ;
sentiment d'humilité devant la vérité dont on veut témoi­
gner ;
responsabilité personnelle allant parfois jusqu'à un sacrifice
total.
Ces composants nécessaires de l'affirmation de la dignité hu­
maine expliquent peut-être pourquoi ces instances sont si rares
et presque toujours accompagnées d'effet s tragiques. L'idée
que nous possédons de notre identité est généralement très fai­
ble, très vague. La plupart des gens n'arrivent même pas à s'en
donner une. Mais en tout état de choses les moyens pour l'af­
faiblir, voire la supprimer, sont multiples, aussi bien physiques
que psychologiques : la faim ou le « lavage de cerveau », la
torture ou la réduction à l'état d'une vis dans la machine, la
suppression de la liberté d'action ou de la liberté de conscien­
ce, chacun de ces moyens tend à nous faire perdre notre sen­
timent d'identité. Tous ensemble ont été appliqués aux concen­
trationnaires par les nazis. Comment donc peut-on leur repro­
cher de ne pas avoir affirmé leur dignité ? Ils n'étaient plus
« eux >. Et puis, devant qui témoigneraient-ils ? Devant « le
monde » qui, nolens-volens, les a laissés à leur sort ? Devant
leurs bourreaux, qui, eux non plus, n'avaient plus de « moi »,
ayant souscrit à l'obéissance absolue et renoncé totalement à
la responsabilité personnelle ? Dans ces circonstances aucune
condition n'existait qui permettrait d'éprouver une dignité quel...
conque et de l'affirmer. Les témoins de cette dégradation doi­
vent le reconnaître d'autant plus qu'eux-mêmes, dans des con­
ditions incomparablement meilleures, n'ont guère donné preu­
ve d'une conduite beaucoup plus édifiante. En effet, on n'a pas
besoin de chercher des situations extrêmes pour constater que
la dignité n'est pas l'apanage de l'espèce humaine : seuls cer­
tains individus, à certains moments de ralliement de toutes
CONCLUSION 129

leurs forces existentielles au service d'une vérité supérieure, .• y


atteignent. Mais même eux ne peuvent pas y persister. Assu­
mer une dignité, comme un attribut constant, est agir en hypo­
crite. La grande leçon d'humilité qui en découle, bien assimi­
lée, servirait au moins à prendre conscience du fait qu'il ne
peut y avoir ni de personnes, ni de groupes, ni de peuples long­
temps plus dignes que les autres.

9
- , · -..;. ..
,,;

1!
OUVRAGES CITES

Autour de la. Nouvelle D éclaration des Droits de l'Homme,


Un esco, 1949.
B ECKFR, Carl. - Th e D eclaration of Independence, New-York,
1942.
B UBER, Martin. - What is Man (in « B etween Man and Man >) ,
B o ston , 1955 .
DELBos, Victor. - La philosophie pratique de Kant, Paris, 1903 .
GREINER , D aniel. - Der B egriff des Personlichkeit bei Kan t, Ar­
c hiv fzïr Geschichte der Philosophie, t. X, 1896, pp . 40-84.
KANT. Immanuel . - Critique de la Raison pure, trad. A. Treme-
s aygues et B . Pacard , Paris , 1927.
- Critiqu e de la Raison pratique , tra d . F. Picavet, Paris, 1949.
- Critique du Jugement, trad. J. Gibelin, Paris, 1959 .
- Fondements de la Métaphysique des Mœ urs, trad. V. Del-
bos, P aris, 1959.
- I.a. Religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gi­
belin , Pari s , 1 94 1 .
- L a philosophie de l'histoire (opuscules) : Idée d'une his­
toi re universelle au point d e vue cosmopolitique, trad. S .
Piobetta , Pari s, 1947.
- D octrine du Droit, trad. J. B arni, Paris, 1853 .
- Doctrine de la Vertu, trad. J. B arni , Paris, 1855.
PASCAL, Blaise . - Pensées et opuscules, édition B runschvicg,
Paris, Hachette, 1951.
RENOUVIER, Charles. - Critique de la doctrine de Kant, Paris,
1906.
SCHELER, Max . - Der Formalismus in der Eth ik und die mate-
ri ale Wertethik, Halle, 1913 .
- I. 'homme du ressentiment, Paris, 1933 .
SCH0PENHAUEUR, Arthur. - Kritik der kantischen Philosophie,
Werke, t. II, Leipzig, 1938 .
S I MEC, M. Sophie. - Ph ilosophical Bases for Human Dignity
and Change in Thomistic and American non-Thomistic Phi­
losophy, Washington, 1953 .
· · -• :-
.' � ·.� ..· '�
TABLE DES MATIERES

.......................................... . .. . . . . . 7

AVANT-PROPOS .......................................... .. .. 9

INTRODUCTION .......................................... ..... 11

PREMIERE PARTIE : KANT .............................. 17

CHAPITRE 1. - Société éthico-religieuse : règne des fins . . . . 21


1. Définitions de la dignité humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
2. Etres raisonnables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
3. Homo noumenon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
4. Personnalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
5. Fin en soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
6. Moralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
7. Autonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
8. Liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

CHAP ITRE Il. - Société juridique universelle : état cosmopo-


lit ique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
1. Finalité 56
2. E spèce 58
3 . Progrès 60

CHAPITRE III . - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65


1. Dispositions naturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
2. Devoirs (envers soi-m ême, autrui, l'Etat et Dieu) . . 68
134 TABLE DES MATIÈRE S

DEUXIEME PARTIE : PASCAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89


CHAPITRE I. - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
1. Définitions de la dignité humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
2. La pensée en général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
3 . Moi-l'indiv!idu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

CHA PITRE II. - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113


4. L'homme et autrui 1 13
5. L'homme et l'Etat 116
6. L'homme et Dieu 120

CONCLUSION 125

OUVRAGES CITÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

TABLE DES MATIÈRES . . • . . • • • . • • . • • • . . . . • • • . . . • . . . • . . . . . . . • . . 133

Vous aimerez peut-être aussi