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Axel

Honneth

Ce que social
veut dire
I. Le déchirement du social

Traduit de l’allemand par Pierre Rusch

Ouvrage traduit
avec le concours du Centre national du livre

Gallimard
Introduction à l’édition française

CE QUE SOCIAL VEUT DIRE

Parvenu à un stade avancé de son évolution intellectuelle, tout


auteur connaît inévitablement un moment où il commence à
s’interroger sur les voies par lesquelles il a dégagé le noyau théorique
de ses conceptions. Il est vrai que, dans un tel retour individuel sur
son propre parcours, il se trouve constamment exposé au risque
d’autostylisation et d’auto-aveuglement, car il lui manque la
perspective complémentaire d’un interlocuteur susceptible de lui
signaler telle ou telle influence oubliée ou indésirée, et de combattre
généralement sa tendance à introduire dans son développement une
continuité fictive. Il n’est pas non plus exclu qu’en l’absence d’une
telle instance correctrice, notre amour propre n’ait trop beau jeu à
nous faire prendre une idée empruntée pour une découverte
personnelle. Si, malgré ces réserves, j’essaie dans les pages suivantes
de faire le point sur mon évolution théorique durant ces deux
dernières décennies, c’est d’abord parce que mon éditeur et ami
français, Éric Vigne, m’a prié de donner aux lecteurs de ces deux
volumes une vision d’ensemble des problématiques qui y sont traitées.
À une telle forme de justification publique de mon évolution
intellectuelle, j’associe cependant aussi l’espoir que la rencontre
anticipée avec un public critique m’obligera secrètement à tout faire
pour éviter les illusions dont il était question plus haut. Quelle qu’en
soit l’issue, je suis d’ores et déjà doublement redevable à Éric Vigne :
d’une part, pour avoir pris le risque de publier dans sa prestigieuse
collection deux volumes composés d’articles dispersés, d’autre part
pour m’avoir par ses amicales instances convaincu de rédiger cette
introduction dans laquelle j’entreprends, sous l’œil vigilant d’un
public de lecteurs, de me rendre compte à moi-même de mon
évolution intellectuelle.
Les articles rassemblés dans ces deux volumes proviennent pour
la plupart de l’époque qui suivit la publication de mon livre La Lutte
pour la reconnaissance 1, ils illustrent donc le chemin théorique que
j’ai parcouru au cours des vingt dernières années pour corriger,
approfondir, élargir mon approche initiale. Alors que le premier
volume (Le Déchirement du social) ne rassemble que des contributions
dans lesquelles j’essaie, à travers la confrontation avec des auteurs
classiques ou contemporains, de clarifier mes idées sur les caractères
constitutifs de la « lutte » sociale pour la « reconnaissance », le
second (Les Pathologies de la raison) contient pour l’essentiel des
articles qui visent à appliquer la théorie de la reconnaissance au vaste
domaine du diagnostic des injustices et des pathologies sociales. Bien
que ces deux aspects de mon évolution théorique ne se soient
certainement pas développés indépendamment l’un de l’autre, qu’ils
se soient au contraire toujours chevauchés et mutuellement fécondés,
je les évoquerai ici séparément. Cela ne manquera pas de donner
l’impression que mes confrontations critiques avec d’autres approches
manquent de points d’appui systématiques, et qu’inversement je
m’efforce d’approfondir ma réflexion théorique sans me référer aux
sources philosophiques, mais j’espère que cet inconvénient sera
compensé par l’avantage d’une meilleure lisibilité d’ensemble. Ma
présentation devrait en outre permettre de montrer comment les deux
visées se rejoignent régulièrement, et se nourrissent l’une l’autre à
certains de ces points d’intersection.
LE DÉCHIREMENT DU SOCIAL

En m’appuyant sur les textes de jeunesse de Hegel, j’étais arrivé


dans La Lutte pour la reconnaissance à la conclusion que les théories
sociales dominantes commettaient une grave erreur en ne distinguant
pas dans le social la lutte permanente des membres de la société pour
gagner le respect et l’estime de leurs partenaires. En dehors des
approches qui d’emblée portaient exclusivement leur attention sur les
processus d’intégration réussis, il existait certes une série de théories
dites « du conflit », qui cependant réduisaient celui-ci à une
confrontation dans laquelle chacun cherche à faire triompher ses
intérêts ou ses avantages statutaires propres, et restaient insensibles à
la dimension morale d’un effort visant aussi à valoir aux yeux des
autres membres de la société. Dès mes travaux préparatoires sur
Hegel, toutefois, la simple opposition entre un modèle du conflit
social fondé sur l’intérêt et un modèle fondé sur la reconnaissance ne
me semblait pas non plus décrire adéquatement tout le champ des
options possibles 2. Mon intérêt de longue date pour l’ontologie
sociale de Sartre m’avait en effet confronté à un type singulier de
théorie 3, qui certes admet comme une pure donnée
phénoménologique la dépendance fondamentale de l’individu
relativement à la reconnaissance intersubjective, mais loin d’y voir
l’ébauche d’une possible intégration communautaire, en fait au
contraire le point de départ d’une aliénation ou d’une réification
irrémédiable — des traces de cette conception négativiste de la
reconnaissance se retrouvent dans le concept ambivalent de
« subjectivation », tel que l’emploient par exemple la psychanalyse
lacanienne ou le marxisme d’Althusser 4. À partir de cette branche
particulière de la théorie de la reconnaissance, qui m’a vivement
occupé depuis et dont je m’explique désormais les conclusions
négativistes par l’héritage ambigu de l’« amour propre 5 »
rousseauiste, je suis bientôt arrivé à distinguer trois variantes dans
l’explication de l’origine des conflits et des luttes sociales : il y a d’une
part toutes les approches qui n’acceptent pour mobile de telles
confrontations que les « intérêts » au sens de la recherche individuelle
ou collective d’une maximisation calculable des gains, d’autre part les
théories qui rapportent ces conflits à la dépendance (épistémique ou
normative) des sujets relativement à la reconnaissance sociale. Cette
deuxième catégorie peut à son tour être subdivisée en deux groupes,
dont le premier voit dans la lutte pour la reconnaissance la force
motrice d’un élargissement progressif de la communauté, tandis que
le second considère au contraire cette recherche de reconnaissance
comme la source d’un assujettissement irrémédiable à autrui.
Beaucoup des articles rassemblés dans le présent volume
constituent des tentatives pour examiner d’une manière approfondie
ces deux variantes d’un modèle du conflit social fondé sur la
reconnaissance 6, et pour analyser leur relation réciproque. Elles
partent l’une et l’autre de la prémisse selon laquelle le sujet, pour
accéder à la conscience de soi ou jouer un rôle dans la société, a
besoin d’une reconnaissance qui peut être comprise comme le
jugement généralisé des autres membres sur la pertinence de ses
accomplissements cognitifs ou pratiques : parce qu’il règne
nécessairement dans toute société une incertitude ou un désaccord
sur les critères qu’il convient de mobiliser dans ces jugements eux-
mêmes ou dans leur application à des situations concrètes, la
recherche de reconnaissance comporte nécessairement une part de
conflit, qu’à la suite de Hegel j’appelle la « lutte pour la
reconnaissance ». Les deux variantes s’accordent donc encore pour
affirmer la réalité d’un tel conflit, fondamentalement insoluble, entre
les membres de la société pris individuellement ou en groupes ; à la
différence des approches plus utilitaristes, qui ramènent le conflit à
des intérêts inconciliables entre les individus ou les groupes, elles
expliquent la lutte par les efforts (individuels ou collectifs) pour
influencer ou modifier les critères de l’estime sociale de telle manière
que les actions de chaque partie apparaissent à leur lumière comme
dignes de reconnaissance. Tous les autres aspects de ce second
modèle dépendent de la manière dont on comprend précisément ces
efforts intersubjectifs, et dont on apprécie leur capacité à être
provisoirement satisfaits au sein de la société ; c’est ici, sur ces
questions, que se séparent les deux sous-groupes que, par commodité,
je désignerai ici comme les variantes « allemande » et « française »
d’une théorie de la reconnaissance.

Ce qui a été dit jusqu’à présent montre en tout cas que la branche
« allemande » de cet intersubjectivisme philosophique trouve en
Hegel son père fondateur — auquel Fichte, il est vrai, avait ouvert la
voie avec son concept de l’« appel réciproque ». Les quatre premiers
chapitres de ce volume ont pour fonction d’explorer le terrain ainsi
délimité : en reconstruisant les différents stades de l’argumentation,
ils visent à mettre en lumière la nature, l’étendue et les chances de
réussite de la quête de reconnaissance postulée par cette approche.
En revanche, la branche « française » de cette conception du conflit
social prend sa source intellectuelle chez Rousseau, qui toute sa vie a
envisagé la dépendance intersubjective (l’« amour propre ») comme
un phénomène hautement ambivalent, dans la mesure où l’estime
reçue, qui est censée nous rendre capables d’agir en tant qu’individus,
nous expose aussi à être mal jugés par autrui 7. Les cinq premiers
articles de la seconde partie (« Confrontations contemporaines »)
traitent des conséquences qui découlent de cette position pour la
description des conflits sociaux. On peut donc se représenter
idéalement la relation entre les deux parties de l’ouvrage comme un
va-et-vient permanent entre un modèle positif et un modèle plutôt
sceptique de la reconnaissance, à travers lequel il s’agit de montrer
laquelle de ces deux branches est la plus à même de déterminer de
manière convaincante le contenu moral et la dynamique sociale de la
« lutte pour la reconnaissance ». Le dernier article de ce volume
constitue à cet égard une exception : en s’appuyant sur l’étude
influente de David Miller 8, il cherche à établir dans quelle mesure les
rapports de reconnaissance existants doivent être pris en compte dans
la justification normative des principes de justice. En ce sens, les
réflexions développées ici représentent une transition vers les thèmes
traités dans le second volume, au centre duquel se trouvera la
question des conséquences qu’il est possible de tirer du modèle de
reconnaissance dégagé précédemment, aussi bien pour l’analyse de la
justice que pour le diagnostic des pathologies sociales.

On s’étonnera peut-être que la reconstruction de la variante
hégélienne ou « allemande » de la théorie de la reconnaissance
commence ici par un article consacré à la philosophie kantienne de
l’histoire. Une telle entrée en matière me semble cependant justifiée,
puisqu’on voit déjà Kant, dans ses différentes tentatives pour
expliquer un progrès possible au cours de l’histoire, jouer
occasionnellement avec l’idée qu’une lutte permanente pour la
considération sociale pourrait constituer une cause plausible des
progrès moraux accomplis dans le passé. En s’appuyant clairement
sur le concept rousseauiste de l’« amour propre », il admet dans les
passages correspondants que le désir de gloire et de distinction
individuelles a pu, aux époques passées, conduire les hommes à
déployer des efforts dignes d’estime pour perfectionner aussi bien
notre faculté de connaissance que nos mœurs 9. Kant, certes, ne
développait ces spéculations historico-philosophiques que dans le but
de dégager une idée hypothétique du progrès historique, qui devait
nous pousser à redoubler d’efforts dans la voie de l’amélioration
morale : il n’en reste pas moins que les notions connotées
négativement d’« amour propre » et de « vanité » accédaient ainsi,
pour la première fois dans l’espace germanophone, à un emploi au
moins à moitié positif. En outre, la lutte pour l’estime sociale se
trouvait ici déjà associée au thème du progrès, de telle sorte que
Hegel allait ensuite pouvoir partir de là pour, sous des signes inversés,
dérouler le fil de sa propre philosophie de l’histoire. On peut douter
que Fichte, quand il entreprit de développer sa propre conception de
l’« appel » réciproque, ait su que Kant avait repris en ce sens très
personnel les motifs rousseauistes : c’est plutôt sur la base de
réflexions indépendantes qu’il aura concocté l’idée, destinée à exercer
une grande influence, selon laquelle les sujets ont besoin d’être
interpellés par une seconde personne pour prendre conscience de leur
propre liberté à travers cet appel adressé à leur réaction franche et
spontanée. Cette idée de Fichte contient déjà presque tout, mais
seulement presque tout ce qui formera plus tard chez Hegel la
conception mûrie de la reconnaissance réciproque : l’attitude de
reconnaissance de la seconde personne, telle qu’elle s’exprime dans
son « appel », amène la première à découvrir, comme dans un miroir,
qu’elle jouit elle-même du « statut normatif » d’un sujet libre, habilité
à se manifester de son propre chef ; mais la personne ainsi visée ne
peut percevoir l’appel reçu comme un tel octroi de liberté que si de
son côté elle accorde à la personne qui l’interpelle le « statut
normatif » d’un sujet libre, sans quoi il manquerait à celle-ci les
attributs qui donnent à son attitude la valeur d’une expression de
reconnaissance. Dans cette mesure, il est selon Fichte d’une nécessité
« transcendantale » que l’interpellation constitue un événement
réciproque, obligeant simultanément deux personnes à se limiter
l’une par rapport à l’autre, pour se garantir mutuellement la liberté
requise.

Dans son célèbre écrit sur le droit naturel, auquel renvoie mon
texte, Fichte présente cette forme de reconnaissance réciproque
comme le mécanisme social par lequel il est possible d’expliquer la
création de droits formels. Je montre dans l’article suivant que Hegel
va plus loin. Dès l’introduction du motif de la reconnaissance dans le
chapitre sur le « désir » dans la Phénoménologie de l’Esprit, la
reconnaissance mutuelle apparaît en effet comme le schéma
fondamental de toutes les formes d’autolimitation requises dans les
rapports intersubjectifs, et ne se trouve donc pas cantonnée au seul
domaine du « droit ». L’application que Hegel fait de cette idée d’une
reconnaissance mutuelle, sur un plan essentiellement plus large que
Fichte, trouve ensuite sa très belle illustration dans la Philosophie du
droit, dont l’intention, la construction et l’exécution m’occupent dans
le dernier texte de cette partie consacrée aux « racines hégéliennes » :
j’essaie de montrer ici que Hegel, dans son œuvre de maturité,
identifie au sein des sociétés « modernes » trois sphères où cette
reconnaissance se manifeste (la famille, la société civile et l’État).
Chacune est caractérisée par une classe particulière de normes
d’action, relativement auxquelles les membres de la société
apprennent à s’autolimiter dans leurs penchants égocentriques, en
accordant aux sujets qui coopèrent avec eux le statut de personnes
libres, dotées de droits identiques aux leurs. À cette approche
différenciée 10, il manque encore une chose pour dégager le modèle
d’un conflit social fondé sur la demande de reconnaissance : c’est
l’idée d’une lutte qui se développe inévitablement à l’intérieur des
différentes sphères, parce que les normes de base possèdent une sorte
de « surcroît de validité » autorisant des interprétations novatrices.
Une telle compréhension de la conflictualité sociale se trouve
seulement ébauchée dans mon article sur la Philosophie du droit de
Hegel, mais ces quelques indications devraient suffire à montrer que
le modèle hégélien du conflit social se différencie du scénario
construit dans la philosophie kantienne de l’histoire par le fait que le
mobile déterminant est, chez Kant, l’« amour propre » et la « soif
d’honneur » de l’individu, chez Hegel, le besoin d’appartenance et
d’intégration sociale.

Cependant cette différence modifie aussi la direction que prend
l’ensemble du processus historique sous l’effet du conflit perpétuel
entre les hommes. Tandis que Kant, dans sa construction
hypothétique, suppose que la satisfaction d’amour propre peut
pousser l’individu à se distinguer par des raffinements de savoir
théorique et pratique, sans pour autant que la substance même de la
raison morale s’en trouve enrichie, Hegel part d’un effet en retour de
la quête de reconnaissance sur la conception de la morale telle qu’elle
est pratiquée au stade historique correspondant. Pour lui, les sujets,
en luttant pour la reconnaissance, cherchent à faire valoir un aspect
jusque-là négligé de la liberté revendiquée par la société, de sorte que
l’histoire dans son ensemble suit une ligne de réalisation progressive
de la liberté, à chaque étape de laquelle se transforment également les
critères de la morale pratiquée. Il y aurait certes bien d’autres choses
à dire sur les différentes manières dont Kant et Hegel traitent
respectivement le motif d’une lutte pour la reconnaissance : ces
différences ne tiennent pas seulement à des divergences de vue quant
aux motifs et aux objectifs d’une telle lutte, mais au moins autant au
choix des deux philosophes d’attribuer à la morale une validité
transcendantale universelle ou au contraire une validité
historiquement limitée. Pour notre propos, cependant, il suffit
d’éclairer les différences d’approches jusqu’au point où se dessinent
les deux déterminations divergentes de la lutte ou du conflit, parce
que le modèle inauguré par Hegel se trouve dès lors nettement
dégagé : le conflit, qui caractérise les sociétés d’une manière générale,
est présenté ici comme une lutte des sujets ou des groupes pour fixer
l’interprétation des principes de reconnaissance institutionnalisés qui
déterminent à chaque époque historique à qui doit être accordé le
statut normatif d’une personne libre et égale en droits aux autres
membres de la société. Dans la mesure où cette lutte, quand elle
réussit, a pour résultat soit l’élargissement du cercle des personnes
reconnues comme « libres », soit la généralisation des principes de
reconnaissance eux-mêmes, on peut dire qu’elle est durablement
orientée vers une réalisation de la liberté et vers une plus grande
intégration sociale.

Comme je l’ai déjà dit, il est intéressant de noter que l’approche
« française » du conflit social partage avec cette position hégélienne la
prémisse selon laquelle la conscience de soi ou la capacité subjective
d’agir dépendent d’une reconnaissance préalable de l’individu par
d’autres. Que ce soit principalement sous l’influence des cours
d’Alexandre Kojève sur Hegel 11, à travers la conception rousseauiste
de l’« amour propre » ou par d’autres sources encore, tous les auteurs
concernés sont convaincus que les individus ont besoin d’une
confirmation et d’un témoignage de reconnaissance de la part
d’autrui ou d’un « autrui généralisé », pour pouvoir établir un rapport
quelconque avec eux-mêmes — si ce n’était pas le cas, s’ils
considéraient au contraire que l’individu est capable de parvenir par
ses propres forces à la conscience de soi ou à la capacité d’agir, de
sorte que se dessinerait l’image d’un acteur calculant
monologiquement en fonction de ses seules préférences, alors cette
branche « française » ne compterait plus parmi les courants de
pensée qui abordent le conflit social en termes d’une théorie de la
reconnaissance. Ce qui marque d’une empreinte commune les auteurs
français que j’aborde dans cette partie intitulée « Confrontations
contemporaines », malgré leurs différences flagrantes, c’est l’idée
pour eux évidente, qu’ils partagent avec Hegel, selon laquelle une
forme de reconnaissance socialement médiatisée est toujours requise
pour forger une subjectivité consciente d’elle-même et capable d’agir.
Les points d’accord théorique avec la ligne « hégélienne » s’arrêtent
cependant là : car d’une manière ou d’une autre, on suppose du côté
« français » que la lutte déclenchée par le désir de reconnaissance ne
peut déboucher sur un stade supérieur d’intégration ou de liberté,
mais ne fait que rétablir la même dépendance sous des conditions
différentes. Ce qu’on pourrait décrire comme un négativisme de la
reconnaissance se traduit certes de diverses manières dans les
approches que j’étudie. Le plus surprenant, au cours de mes
recherches sur cette branche « française », fut de découvrir qu’il
existe entre la philosophie sociale de Sartre et les courants post-
phénoménologiques qui réagirent contre lui une continuité
souterraine souvent négligée par les spécialistes de la pensée
sartrienne et de sa réception. De même que Sartre, dans ses tentatives
pour transposer sur le plan sociopolitique le thème de la
reconnaissance développé dans L’Être et le néant, ne parvient pas
vraiment à donner une direction normative aux luttes analysées, de
même la philosophie sociale issue du structuralisme français
s’empêtre souvent dans le dilemme consistant à attribuer aux conflits
pour la reconnaissance un rôle fondamental dans l’intégration
sociale, sans pour autant parvenir à en extraire des critères
d’évaluation des processus étudiés. La difficulté me semble résulter
dans les deux cas — dans la philosophie sociale à caractère
phénoménologique de Sartre, aussi bien que dans les courants de
pensée dirigés contre son subjectivisme — du même négativisme de la
reconnaissance : parce que le mouvement du modèle hégélien n’est
pas suivi jusqu’au stade de la réconciliation finale, fondé sur la
possibilité essentielle que les parties en conflit s’accordent pour un
certain temps sur un principe de reconnaissance plus général, toutes
les formes institutionnalisées d’estime et de reconnaissance gardent
ici un trait d’assujettissement, voire de « méconnaissance ».

Ce soupçon que toute reconnaissance comporte une part de
« méconnaissance » constitue sans doute la clé théorique qui permet
de comprendre les continuités souterraines de la philosophie sociale
française ; il apparaît déjà comme un élément central dans le célèbre
chapitre sur le « regard » dans L’Être et le néant 12, il revient chez
Lacan et Althusser dans le concept de « subjectivation » et joue même
un rôle déterminant dans la sociologie de Bourdieu, qui ne peut se
résoudre à donner une orientation normative aux luttes pour la
distinction et tend toujours à les faire tourner sur elles-mêmes.
L’arrière-plan de cette « méconnaissance » — dont je trouve, encore
une fois, l’origine chez Rousseau — est fourni par une conception
jamais explicitée de la subjectivité, selon laquelle le « véritable »
noyau d’une forme de reconnaissance sociale, si réussie soit-elle, ne
peut jamais être exprimé ou mis à jour : il me semble que le concept
de reconnaissance, ici, glisse subrepticement du plan normatif au
plan de la théorie de la connaissance, comme s’il ne s’agissait plus
d’octroyer aux sujets une forme particulière de liberté individuelle,
conformément au modèle hégélien, mais de connaître adéquatement
les caractères qui leur confèrent leur qualité individuelle — toute
reconnaissance doit échouer, parce qu’elle ne permet pas de connaître
adéquatement le sujet, plus encore : qu’elle oblige toujours, en
définitive, à le « méconnaître » 13. Une réflexion approfondie sur ces
différences symptomatiques devrait donc chercher à distinguer plus
clairement entre une signification épistémique et une signification
normative de la « reconnaissance » : tandis que dans la tradition
hégélienne, ce concept vise d’emblée une action protomorale ou
même directement morale, par laquelle deux sujets (individuels ou
collectifs) s’accordent mutuellement un statut « normatif », qui les
fonde à nourrir certaines attentes l’un envers l’autre, le même concept
désigne chez beaucoup de penseurs français plutôt une pratique
cognitive, par laquelle des sujets (individuels ou collectifs) sont censés
être identifiés dans leurs carac-téristiques fondamentales et ainsi
seulement accéder au rang de sujets dotés d’une certaine identité au
sein de la société. La validité de la première forme (normative) de
reconnaissance dépend donc du fait que les sujets disposent
effectivement de plus de liberté qu’auparavant ; la validité de la
seconde forme (épistémique) de reconnaissance dépend au contraire
du fait que les caractéristiques des sujets sont effectivement définies
d’une manière adéquate — ce qui la voue aussi à l’échec, dans la
mesure où nous ne pouvons savoir « objectivement » en quoi consiste
la « véritable » subjectivité d’une personne.

Ces réflexions ne visent certainement pas à suggérer que toutes les
tentatives faites par des penseurs français pour introduire un modèle
de conflit fondé sur la théorie de la reconnaissance sont entachées de
négativisme. Remarquablement, une telle affirmation ne vaudrait
d’abord que pour la philosophie sociale de Sartre et ses antipodes
directs, à savoir les structuralistes — au premier chef Louis Althusser
et Jacques Lacan —, dans leur refus du subjectivisme
phénoménologique. Chez Pierre Bourdieu, déjà, la situation théorique
se présente d’une manière beaucoup plus compliquée, comme j’essaie
de le montrer dans l’article correspondant. En effet, l’œuvre
sociologique de Bourdieu mêle des raisonnements nourris de la
théorie de la reconnaissance, qui apparaissent toujours plus
nettement dans ses derniers écrits 14, et des motifs utilitaristes : il en
résulte une conception extrêmement opaque du conflit social, qui
hésite entre un modèle fondé sur la poursuite rationnelle des intérêts
et l’idée d’un mode d’action motivé par des intentions morales. La
situation est encore plus complexe chez Luc Boltanski, dont j’examine
dans un autre article l’ouvrage De la justification (co-écrit avec
Laurent Thévenot). Les deux auteurs fondent leurs analyses sur la
thèse selon laquelle toutes les sphères d’activité d’une société
requièrent d’ordinaire une justification normative, définissant au nom
d’un principe interne spécifique une répartition équitable des charges
et des privilèges ; dans la mesure où les interactions sociales, selon
Boltanski et Thévenot, s’effectuent dans ces différentes sphères
comme une dispute permanente pour la bonne interprétation et
l’application correcte des principes de justification, on a de bonnes
raisons de supposer que leur approche repose sur un modèle du
conflit social inspiré de la théorie de la reconnaissance. Car le
principe dynamique du processus social est ici fourni, sur un plan
tout à fait fondamental, par la lutte que les acteurs concernés mènent
pour déterminer quelles exigences ils peuvent légitimement faire
valoir dans le cadre du principe qui règle leurs interactions. Mais d’un
autre côté, les deux auteurs s’écartent de la perspective hégélienne par
la conviction que les résultats de ce conflit permanent ne peuvent se
traduire en institutions qui marqueraient pour un certain temps une
solution consensuelle de la lutte pour la reconnaissance, et donc un
stade du progrès moral en deçà duquel il ne serait guère possible de
retomber : ils semblent plutôt postuler que tout accord quant à la
bonne interprétation d’un principe de justification se trouve aussitôt
mis en doute par les acteurs concernés sur la base d’une nouvelle
compréhension de la situation, de sorte que la lutte reste
singulièrement dépourvue d’effets au plan institutionnel et tend à
tourner continuellement sur elle-même. La théorie sociologique de
Boltanski et Thévenot débouche ainsi sur ce que j’appelle une
« liquéfaction du social ». Celle-ci doit-elle être mise en rapport avec
la prémisse négativiste précédemment évoquée ? Je dois finalement
laisser la question ouverte, mais compte tenu de l’orientation
épistémique prise par les derniers développements de la critique
sociologique boltanskienne 15, l’hypothèse ne paraît pas
invraisemblable.

Après ce qui vient d’être dit, il pourrait sembler que j’ai surtout
utilisé les différents courants de la philosophie sociale française
comme un repoussoir pour mieux faire ressortir les contours d’un
modèle hégélien du conflit. Ce n’est pourtant pas le cas, et j’en veux
d’abord pour preuve que je continue à considérer les motifs
rassemblés dans cette approche négativiste de la reconnaissance
comme des objections extrêmement sérieuses, face auxquelles le
contre-modèle d’une lutte pour la reconnaissance menant à des
progrès moraux doit constamment refaire ses preuves. Si, aux doutes
déjà formulés chez Sartre et dans le poststructuralisme, on ajoute les
réflexions sceptiques développées ces dernières années dans le
prolongement de la perspective « française 16 », il se dessine ici une
charge critique concentrée, dirigée contre l’idée que la reconnaissance
sociale pourrait effectivement contribuer sur le long terme à élargir
les espaces de liberté. De telles réserves — qui s’appuient
généralement sur l’observation déjà faite par Sartre, selon laquelle
toute reconnaissance lie le sujet à certaines déterminations
particulières — ne peuvent être écartées sans examen, parce qu’elles
constituent un contrepoids phénoménologiquement plausible à des
vues trop optimistes quant à la force réconciliatrice de la lutte sociale.
Dans un article intitulé « La reconnaissance comme idéologie 17 », j’ai
fait droit autant que possible à ces motifs sceptiques, en m’efforçant
de distinguer entre les formes « fausses » ou idéologiques et les
formes moralement justifiables de la reconnaissance sociale. Mais je
ne suis pas vraiment sûr d’avoir ainsi dit le dernier mot dans cette
controverse souterraine, car il se présentera toujours de nouvelles
observations susceptibles de jeter un doute sur la capacité de la lutte
pour la reconnaissance à garantir et à étendre la liberté.
Mais l’approche négativiste de la reconnaissance n’est pas le seul
aspect de la philosophie sociale française de ces dernières décennies
qui m’a indirectement obligé à réfléchir aux caractéristiques et aux
difficultés d’un modèle hégélien du conflit social. Cette tradition, où
s’imbriquent étroitement philosophie et théorie de la société, est
tellement riche en idées et en stimulations fécondes, que j’y ai
régulièrement rencontré des approches dont j’ai pu tirer profit dans
mon propre travail. C’est particulièrement vrai des théories
d’inspiration phénoménologique de Maurice Merleau-Ponty et de
Cornelius Castoriadis, auxquelles sont consacrés deux articles du
présent recueil. La philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty
représente une telle mine d’aperçus et d’incitations que je ne puis
prétendre en avoir encore tiré tous les fruits pour mon modèle du
conflit social du point de vue d’une théorie de la reconnaissance. Mais
depuis que j’ai commencé à me confronter à ses écrits, je retrouve à
chaque pas le rôle extraordinaire que le corps humain joue dans le
déploiement et l’articulation de la lutte pour la reconnaissance 18.
Cela commence avec le geste purement corporel de la mise au monde
du bébé, cela se poursuit avec les insignes corporels et la rébellion
physique par lesquels les adolescents revendiquent le respect dans
l’espace public, pour aboutir au désir de l’adulte de rester
physiquement visible au sein de son environnement social comme un
sujet digne de reconnaissance 19. Dans aucun de ces cas, telle pourrait
être la leçon que je tire de Merleau-Ponty, dans aucun de ces cas le
corps ne constitue simplement un moyen pour atteindre des buts
moraux : il est au contraire le médium physique dans lequel s’exprime
le besoin profond de l’individu d’être admis dans le monde commun,
et reconnu comme un pair parmi ses pairs 20. Encore une fois, l’œuvre
philosophique du grand phénoménologue français représente une
source inépuisable d’observations précises sur la signification
constitutive des actes corporels de l’être humain, tant dans la lutte
pour la reconnaissance que dans ses trêves momentanées. Aussi sa
théorie contribuera-t-elle encore longtemps à éclairer ce mouvement
oscillant entre le conflit et la réconciliation, ainsi que son impact sur
l’expérience humaine.

La philosophie sociale de Cornelius Castoriadis, née dans la
sphère intellectuelle merleaupontyenne, m’a elle aussi accompagné
depuis ma première lecture de cet auteur, et n’a cessé de m’ouvrir des
perspectives fécondes. J’ai eu la chance de connaître personnellement
ce philosophe grec installé et enseignant à Paris, de sorte que ce
furent aussi sa séduisante vitalité et son courage politique qui me
gagnèrent immédiatement à son œuvre. Plus encore que par ses
composantes conceptuelles particulières, je fus conquis par la
disposition méthodique d’une théorie globale de la société qui
intégrait souverainement plusieurs disciplines. Comme peu de
penseurs aujourd’hui, comme peut-être seulement Jürgen Habermas,
Castoriadis était resté fidèle à cette conviction née au XIXe siècle, selon
laquelle le projet de construire une théorie intégrale de la société
exige désormais de l’individu qu’il devienne une sorte de savant
universel dans le champ des sciences humaines, capable de
s’intéresser autant aux fondements psychologiques de l’intégration
sociale, qu’aux valeurs qui gouvernent la socialisation individuelle ou
aux systèmes économiques dominants. Cette façon de combiner
comme en se jouant la psychanalyse, la sociologie, l’histoire de l’art,
la philosophie et l’économie dans une analyse globale de la société
m’a bientôt amené à voir dans l’œuvre et la personne de Castoriadis
un grand exemple à suivre — sans que j’aie jamais pu céder à
l’illusion de m’être hissé à la hauteur du modèle ainsi fixé. Face à
l’exemplarité méthodique et je dirais presque plastique de sa théorie,
le contenu matériel de ses prémisses n’avaient pas grande
importance. Je croyais me heurter ici à un trait problématique de
fond, à une forme de vitalisme sensible dans l’ensemble de la
philosophie française, qui obligeait ces penseurs à envisager les
transformations sociales les plus profondes sur le modèle d’une
production éruptive de nouvelles conceptions du monde ou de
grandes significations « imaginaires ». Pour l’hégélien que j’étais déjà,
cette hypothèse vitaliste, marquée chez Castoriadis dans le concept
central de « magma », faisait une part trop grande à la discontinuité
dans le processus historique ; j’étais en outre convaincu, toujours avec
Hegel, que l’histoire certes fait constamment surgir de nouvelles
valeurs et de nouveaux systèmes de convictions, mais que ces instants
de bouleversement radical doivent être intégrés dans un processus de
développement général, de manière à préserver à chaque instant la
possibilité de nous comprendre dans notre présent comme le produit
du dépassement ciblé des problèmes passés — et, pour rendre compte
de ce processus construit a posteriori, je ne peux toujours pas
imaginer de meilleur schéma que celui d’une lutte pour la
reconnaissance se poursuivant à travers les générations.

Me retournant sur ma confrontation encore en cours avec la
tradition française de la philosophie sociale, qui m’a conduit de
Rousseau à Boltanski en passant par Durkheim et Foucault 21, je dois
dire que j’ai reçu de ces différents auteurs les impulsions les plus
fécondes pour l’exploration du « social ». Ce qui a été inauguré au
plus tard avec Kant — ce besoin de se frotter à une pensée issue de la
nation voisine, en l’occurrence celle de Rousseau — est devenu un
trait fondamental de ma propre évolution théorique. Cela ne signifie
pas que je ne dois rien à la réflexion sur la tradition anglo-saxonne :
l’article sur la théorie de la justice de David Miller, qui clôt le présent
volume, suffit à montrer combien il serait erroné de vouloir jouer une
culture nationale contre l’autre dans le domaine de la philosophie
sociale. Mais il me semble discerner rétrospectivement que la
tradition anglo-saxonne, de John Stuart Mill à John Dewey et John
Rawls, m’a plutôt aidé à préciser les fondements normatifs d’une
théorie critique de la société, tandis que la tradition française m’a
constamment mis des bâtons dans les roues au moment où j’essayais
d’appliquer de manière trop univoque les normes correspondantes,
elle m’a obligé à prendre en considération les écueils et les
complications de la vie sociale, tout ce par quoi elle ne se laisse pas
ranger si facilement sous des principes moraux. Quant à savoir si
cette différence peut se réduire à une simple opposition entre
« négativisme » et « normativisme », c’est une question que je préfère
laisser ouverte. Il est toutefois permis d’en douter, si l’on se rappelle
que Rousseau, parallèlement au diagnostic négatif du Second
Discours, a développé dans Le Contrat social une théorie normative
des ordres démocratiques, et que Jean-Paul Sartre à la fin de sa vie a
voulu examiner les possibilités d’une fondation normative de la
théorie morale 22. Quoi qu’il en soit, il apparaît dès la transition vers
le second volume de la présente édition que je mobilise davantage la
pensée anglo-saxonne, à mesure que je me tourne vers les questions
normatives d’une théorie de la justice et d’un diagnostic des
pathologies du social.

Francfort, juillet 2013.

1. Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rusch, Paris, Éditions du
Cerf, 2000 (rééd. Gallimard, Folio essais, 2013). [L’édition allemande originale est de 1992.
(N. d. T.)]
2. Cf. notamment Barrington Moore, Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt,
White Plains, N. Y., M. E. Sharpe, 1978 [trad. fr. : Les Origines sociales de la dictature et de la
démocratie, Paris, Maspéro, 1969] ; Edward P. Thompson, Plebejische Kultur und moralische
Ökonomie. Aufsätze zur englischen Sozialgeschichte des 18. und 19. Jahrhunderts, Francfort-
sur-le-Main, Ullstein, 1980 [en français, voir : « L’économie morale de la foule dans
l’Angleterre du XVIIIe siècle », in La Guerre du blé au XVIIIe siècle, Paris, Les Éditions de la
Passion, 1988].
3. Sur Sartre, voir aussi mon article « Erkennen und Anerkennen. Zu Sartres Theorie der
Intersubjektivität », dans Unsichtbarkeit. Stationen einer Theorie der Intersubjektivität,
Francfort-sur-le-Main, 2003, p. 71-105.
4. Sur l’ensemble de cette problématique, cf. Penser la reconnaissance. Entre théorie
critique et philosophie française contemporaine, sous la dir. de Miriam Bankovsky et Alice Le
Goff, Paris, CNRS Éditions, 2012.
5. Cf. Axel Honneth, « Untiefen der Anerkennung. Das sozialphilosophische Erbe Jean-
Jacques Rousseaus », dans WestEnd. Neue Zeitschrift für Sozialforschung, 9e année (2012), n
° 1/2, p. 47-64.
6. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que le champ sémantique du terme
« Anerkennung » n’inclut pas le sens de « gratitude » qui est attaché au français
« reconnaissance », et qui affleure en particulier dans des locutions comme « expression de
reconnaissance », « témoignage de reconnaissance », etc. Celles-ci ne désigneront ici rien
d’autre que les signes par lesquels je manifeste que je reconnais (prends en compte, apprécie,
valorise) l’existence d’autrui. Cf. aussi p. 23, la note 2 de l’auteur. (N. d. T.)
7. Ibid.
8. David Miller, Principles of Social Justice, Cambridge, Mass., 1999.
9. Cf. à ce sujet Yirmiyahu Yovel, Kant and the Philosophy of History, Princeton, N. J.,
1980, IIe partie [trad. fr. : Kant et la philosophie de l’histoire, Paris, Méridien Klincksieck,
1989].
10. Cf. aussi mon étude Les Pathologies de la liberté. Une réactualisation de la Philosophie
du droit de Hegel, trad. Franck Fischbach, Paris, La Découverte, 2008.
11. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de
l’Esprit, Paris, Gallimard, 1947.
12. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, troisième partie, chapitre
premier, IV.
13. Il faut peut-être attribuer un rôle ici aux différences sémantiques entre le terme
français « reconnaissance » et l’allemand « Anerkennung », qui présente des connotations
normatives beaucoup plus marquées. Cf. à ce sujet Paul Ricœur, Parcours de la
reconnaissance, Paris, Stock, 2004, rééd. Gallimard, Folio essais, 2005, « Introduction ».
14. Cf. notamment Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, chap. V.
15. Cf. Luc Boltanski, De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris,
Gallimard, 2009.
16. Cf. par exemple Patchen Markell, Bound by Recognition, Princeton, N. J., 2003.
17. Axel Honneth, « La reconnaisance comme idéologie », dans La Société du mépris.
Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006, p. 245-274.
18. Cf. à ce sujet Jean-Philippe Deranty, Beyond Communication. A Critical Study of Axel
Honneth’s Social Philosophy, Leiden/Boston, 2009, en particulier p. 467-479.
19. Axel Honneth, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », dans La
Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, op. cit., p. 225-243.
20. Cf. par exemple Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, 1945, troisième partie, chap. III, § 30.
21. Sur Foucault, cf. Axel Honneth, Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer kritischen
Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, 1985 ; sur Durkheim, cf. les nombreuses
références que je fais à son œuvre dans Das Recht der Freiheit. Grundriß einer demokratischen
Sittlichkeit, Berlin, 2011 [à paraître aux Éditions Gallimard, 2014].
22. Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983.
Première partie

RACINES HÉGÉLIENNES
Chapitre premier

DE L’IRRÉDUCTIBILITÉ DU PROGRÈS

La relation de l’histoire et de la morale selon Kant

Au début de la seconde section du Conflit des facultés, au centre de


laquelle apparaîtra l’idée depuis devenue célèbre du « signe
historique », Kant se moque d’un certain genre d’historiographie
prédictive. Il raille tous les prophètes, les hommes politiques et les
ecclésiastiques qui se targuèrent dans le passé d’annoncer le déclin
des mœurs ou une décadence politico-culturelle ; de telles prédictions,
déclare Kant avec une ironie non dissimulée, ne sont rien d’autre que
des prophéties autoréalisantes, puisque ces auteurs, par leurs propres
méfaits, n’ont pas peu contribué à ce que l’histoire prenne
précisément ce tour négatif qu’ils croyaient pouvoir anticiper 1. Ce
n’est pas par l’effet de quelque hasard, d’une rencontre étrangère à
l’œuvre même de Kant, que l’on croit distinguer dans de telles phrases
une soudaine proximité avec Walter Benjamin : dans la couche la plus
profonde de sa philosophie de l’histoire, où il est question de la
résonance affective des événements factuels, Kant partageait avec
l’auteur des « Thèses sur le concept d’histoire » la conviction que tout
découle d’une même « origine […] à laquelle [l’interprète] ne peut
songer sans effroi 2. » Comme Benjamin, Kant considère l’évolution
historique jusque dans le temps présent comme le résultat des
desseins et des actes des vainqueurs : sous leur « contrainte inique 3 »,
les abominations et les « crimes contre la nature humaine 4 »
s’amoncellent et s’élèvent jusqu’au ciel, de sorte que le contemporain
doué de quelque sensibilité ne perçoit dans tout ce matériau, tant
qu’il n’a pas été ordonné par l’histoire, qu’un long « soupir » de
l’humanité. Mais Kant, en cela encore semblable à Benjamin, ne
pouvait se contenter d’entériner cette histoire des vainqueurs : il se
demandait s’il n’était pas possible malgré tout de tirer de la vallée de
larmes du processus historique l’indice d’un « progrès vers le
mieux 5 », et cette question allait le tenailler au moins pendant les
trente dernières années de sa vie. Sa philosophie de l’histoire est sans
doute née pour une grande part du désir de réparer l’injustice du
passé, en faisant de celle-ci « l’aiguillon de son activité [de l’homme],
pour qu’il progresse sans cesse vers un état meilleur 6 ». Avant toute
fonction systématique dans l’architectonique de l’œuvre, elle
représente la tentative ambitieuse de brosser l’histoire à rebrousse-
poil pour l’arracher aux mains des prétendus vainqueurs 7.
Certes le chemin par lequel Kant poursuit ce but diffère
totalement de celui qu’empruntera Walter Benjamin. Si l’auteur du
Livre des Passages cherche à résoudre le problème en construisant des
images mnémoniques à caractère magique, censées rétablir la
communication interrompue avec les innombrables victimes du
passé 8, le philosophe de Königsberg aborde sa tâche avec de tout
autres moyens méthodologiques. Il ne connaît pas la perspective
d’une histoire d’en bas, et ne soupçonne pas davantage les dangers
idéologiques d’une foi irréfléchie dans le progrès : il s’en prend plutôt
à une forme de philosophie de l’histoire qui partage involontairement
le regard condescendant des vainqueurs, dans la mesure où elle ne
reconnaît au commun des mortels aucune aptitude à l’amélioration
morale, et voit donc toute chose sous un jour négatif, emportée dans
un processus de déclin permanent. C’est à ce triomphalisme négatif —
ou, comme il dit : à cette « façon terroriste de se représenter l’histoire
des hommes 9 », qui nie nécessairement la responsabilité des
puissants dans l’« amoncellement d’abominations » — que Kant
oppose sa tentative de construction du progrès. Je me demanderai
dans les pages suivantes quelle signification théorique une telle
hypothèse peut encore avoir pour notre présent. Afin de répondre à
cette question, je dois bien sûr me détourner des sédiments affectifs
de la théorie kantienne de l’histoire, et considérer son ancrage
systématique dans l’architecture de l’œuvre. Je procéderai en deux
temps, en reconstruisant d’abord (I) les différentes manières dont
Kant justifie l’hypothèse d’un progrès historique, puis (II) en
rapportant la description qu’il donne du processus lui-même. Dans
chacune de ces deux parties, je serai amené à distinguer entre une
lecture conforme au système kantien et une lecture en quelque sorte
hétérodoxe, en porte-à-faux avec le système, pour finalement montrer
que seule une combinaison des deux lectures déviantes permet de
redonner aujourd’hui à la philosophie kantienne de l’histoire une
signification systématique. J’espère que cette approche jettera en
même temps une lumière nouvelle sur la relation de la philosophie
kantienne de l’histoire avec celle de Hegel.

On sait que Kant a donné deux, voire trois raisons pour lesquelles
nous sommes méthodologiquement en droit de comprendre l’histoire
de l’humanité dans son ensemble comme un progrès orienté vers un
but ; il n’est pas rare de trouver dans le même texte deux de ces
justifications mentionnées côte à côte, de sorte qu’on a quelque raison
de penser qu’il a jusqu’à la fin de sa vie balancé entre les différentes
possibilités 10. Parmi les projets concurrents, la proposition qui a
certainement le plus de poids aujourd’hui est celle qu’une série
d’interprètes a désignée à juste titre comme la proposition
« théorique » ou « cognitiviste 11 », parce qu’elle est basée sur un
intérêt théorique de notre raison. Selon cette approche, nous sommes
animés d’un besoin tout à fait légitime d’unifier notre perception du
monde, déchirée entre déterminisme et liberté, en reconstruisant la
succession désordonnée des événements du passé à partir de
l’hypothèse heuristique d’un dessein de la nature, de manière à
pouvoir y lire une progression dans l’ordre politique et moral. Kant a
développé les grandes lignes de cette argumentation dans son article
« Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique »
(1784), mais c’est seulement dans le § 83 de la Critique de la faculté de
juger (1790) qu’apparaissent les formulations qui lui auront paru ne
serait-ce qu’à demi satisfaisantes sur le plan méthodologique. Si l’on
fait abstraction de leurs différences, ces deux écrits offrent le support
textuel à partir duquel il est possible de se représenter le premier
modèle kantien de justification de l’hypothèse du progrès.
Le point de départ de la construction est fourni par la thèse selon
laquelle notre raison ne peut se résoudre à laisser subsister une faille
entre le règne des lois naturelles et la sphère de la liberté morale.
Nous avons au contraire un intérêt purement cognitif à donner au
monde des phénomènes, régi par des lois naturelles, une unité qui le
relie après coup aux principes de notre autodétermination pratique.
Ce besoin de rattacher les deux mondes est servi par notre faculté de
juger réfléchissante, qui, à la différence de la déduction déterminante,
n’infère pas le particulier de principes universels, mais associe à une
multitude de phénomènes particuliers un universel 12. Le principe
conceptuel dont elle dispose a priori pour cette opération, comme la
raison pratique dispose de la loi morale, ou la raison théorique de la
causalité, c’est la catégorie de la « finalité ». Si nous appliquons
maintenant au domaine de l’histoire humaine cette idée d’une
« finalité » forgée par la faculté de juger réfléchissante, comme Kant
le fait au § 83 de la Critique de la faculté de juger, il en résulte cette
justification méthodologique consistant à comprendre la « marche
absurde 13 » de l’histoire dans un sens pour ainsi dire contrefactuel,
comme le résultat d’un dessein que la nature nourrit à notre endroit,
et qu’elle poursuit à travers tant de regrettables détours. De là, il ne
reste plus qu’un petit pas à franchir pour arriver à l’hypothèse du
progrès, à laquelle Kant fait aboutir sa théorie de l’histoire : à la
question de savoir quelle fin la nature heuristiquement érigée en sujet
pourrait bien avoir assignée à l’histoire humaine, il répond — en
accord avec son système — que ce ne peut être le bonheur humain,
mais seulement notre capacité à « [nous] proposer à [nous-mêmes] en
général des fins 14 », c’est-à-dire notre liberté pratique. Nous
retournant sur notre propre histoire, nous pourrions donc utiliser le
fil directeur heuristique d’un dessein de la nature pour concevoir
l’apparent chaos des calamités humaines comme une unité ordonnée,
dans laquelle il serait possible de reconnaître le motif d’un processus
orienté vers l’amélioration de nos capacités d’instaurer des fins. Kant
résume sous le nom de « culture 15 » tout ce qui contribue à rendre
possible une telle liberté pratique. Le développement de cette culture
s’opère, à ses yeux, selon le double axe de la civilisation de notre
nature d’êtres de besoins, et de l’accroissement de nos « aptitudes »
spirituelles. Mais cette image d’un dessein de la nature déterminant
un progrès dans la culture humaine reste incomplète, tant qu’on n’y
ajoute pas l’idée de Kant selon laquelle le dressage des besoins, tout
comme l’élargissement des capacités mentales, ne peuvent vraiment
s’effectuer que dans le cadre d’un État de droit, voire d’un dispositif
de paix à l’échelle mondiale 16.
Kant, cependant, ne s’est manifestement jamais satisfait de ce
premier mode de validation de l’hypothèse du progrès ; le simple fait
qu’il a ajouté au titre de son article sur « L’idée d’une histoire
universelle » la formule « au point de vue cosmopolitique » indique
qu’il tente de donner aussi à sa construction une justification pratico-
morale 17. Une telle alternative apparaît dans les écrits de Kant à
chaque fois qu’il veut fonder non pas dans un intérêt théorique, mais
dans un intérêt pratique de notre raison, l’hypothèse contrefactuelle
d’une action finalisée de la nature au sein de l’histoire humaine. À cet
égard, il faut citer en premier lieu les articles « Sur le lieu
commun… » (1793) et « Projet de paix perpétuelle » (1795), tous deux
rédigés après l’achèvement de la Critique de la faculté de juger. De fait,
Kant argumente ici autrement que dans le cadre de son premier
modèle de justification, puisqu’il tient maintenant l’hypothèse d’un
progrès historique pour indispensable à la possibilité et à
l’accomplissement de la loi morale. Le respect de l’impératif
catégorique nous oblige en effet à considérer que ce qui est
moralement prescrit a déjà pu opérer dans le passé historique. Encore
une fois, il faut faire abstraction des différences entre les deux articles
concernés, pour cerner brièvement le noyau de l’argument kantien.
Le point de départ des réflexions, cette fois-ci, n’est plus fourni
par le point de vue d’un observateur qui souhaite établir une
articulation d’ordre cognitif entre la nature et la liberté, mais par la
perspective d’un acteur qui se sait lié à la loi morale. Aussi tout ce que
Kant dira par la suite ne vaut qu’avec cette restriction préalable qu’on
suppose la position morale déjà atteinte. Des sujets dans une telle
position doivent tenir pour possible ce que la morale leur prescrit,
s’ils ne veulent pas échouer d’emblée dans leur tâche. Dans la Critique
de la raison pratique, déjà, il était dit que le devoir moral ne pouvait
rester un concept vide, pour ainsi dire sans objet, s’il ne devait pas
être considéré comme totalement inaccessible 18. Le pas décisif de
l’argumentation est franchi avec l’hypothèse que cette présupposition
d’une accessibilité du bien moral possède une dimension à la fois
intersubjective et temporelle, parce qu’elle doit être étendue à tous les
acteurs moraux dans le passé, le présent et le futur : nous qui
partageons cette position morale, nous devons nous représenter non
seulement les contemporains avec lesquels nous coopérons, mais
aussi les membres bien intentionnés des générations passées et
futures, comme des sujets convaincus de la réalisabilité du bien. Or
par un tel geste d’universalisation, que Kant manifestement jugeait
indispensable, le sujet qui agit moralement se met dans une position
où il ne peut plus éviter d’attribuer à l’histoire humaine une tendance
au mieux : la conviction que les intentions des personnes animées des
mêmes sentiments que lui dans le passé n’ont pu rester sans résultat
va nécessairement de pair, à ses yeux, avec l’idée d’un bénéfice
accumulé, de génération en génération, des bonnes actions. De ce
sujet moral, Kant croit donc pouvoir dire qu’il est tellement intéressé
à la réalisabilité du bien, qu’il ne peut se représenter l’histoire
autrement que comme une progression « jamais rompue 19 » vers le
mieux.
Toutefois, Kant lui-même semble avoir si peu confiance en cette
seconde construction, qu’il se sent obligé de lui appliquer à elle aussi
cette opération que le sujet, pris d’un doute épistémique face à la
fracture entre la liberté et la nécessité, effectue à l’aide de sa faculté
de juger réfléchissante. Le sujet qui agit moralement acquiert la
certitude du progrès, parce qu’il attribue à tous ses prédécesseurs la
force de volonté dont il doit lui-même disposer. Cette certitude ne
suffit pourtant pas, aux yeux de Kant, à lui donner effectivement une
assurance suffisante. C’est pourquoi il lui prescrit finalement à lui
aussi de faire un usage mesuré de sa faculté de juger, pour le
prémunir contre les doutes qui pourraient le gagner quant à la
possibilité de voir une finalité naturelle « apparaître visiblement 20 »
dans le chaos de l’histoire. C’est finalement cette caution d’un dessein
de la nature qui, en dernier ressort, donne à l’acteur moral l’assurance
de contribuer par ses propres actes à prolonger un mouvement de
progrès vers le mieux. Comme il le faisait dans son premier modèle
pour le sujet pris d’incertitude sur le plan cognitif, Kant dans son
deuxième modèle donne au sujet moralement désorienté la tâche de
s’assurer par un procédé heuristique de l’existence dans l’histoire d’un
progrès voulu par la nature : il lui faudra pour cela ajouter
« réflexivement » à la multitude chaotique des événements historiques
le plan d’un processus orienté vers un but.
Les deux modèles de justification que nous avons rencontrés
jusqu’à présent sont liés de la manière la plus étroite aux prémisses
théoriques résultant de l’articulation des trois Critiques kantiennes. Ce
qui signale cette relation interne, dans le premier modèle, c’est le fait
que l’idée d’un progrès voulu par la nature est présentée comme la
construction par laquelle notre faculté de juger réfléchissante réagit à
la dissonance cognitive entre la loi naturelle et la liberté morale ; dans
le deuxième modèle, en revanche, une relation similaire se dessine
lorsque Kant fait douter l’acteur moral de l’efficacité pratique de son
action, d’une manière si absolue qu’elle paraît nécessairement
présupposer un pur respect de la loi morale, libre de tout penchant
empirique. Chacun de ces deux modèles de construction est à sa
manière marqué par l’alternative posée dans la doctrine kantienne des
deux mondes : aussi ne s’étonne-t-on pas de les voir pareillement
recourir, quoique pour des raisons différentes, à la faculté de juger.
La construction hypothétique d’un dessein de la nature garantissant
le progrès satisfait dans le premier cas un intérêt de notre raison
théorique, dans le deuxième cas un besoin de notre raison pratique.
Le troisième modèle, ébauché dans les écrits de Kant sur la
philosophie de l’histoire, semble relativement libre de tels mélanges :
les présupposés problématiques de la doctrine des deux mondes n’y
jouent plus en effet qu’un rôle extrêmement réduit.
Une première référence à ce modèle apparaît déjà dans le texte sur
le « lieu commun » qui servait de base à la deuxième proposition de
construction qui vient d’être esquissée. Dans un passage assez anodin
de cet article, Kant disait de Moïse Mendelssohn, à ses yeux le
représentant typique d’une conception « terroriste » de l’histoire, qu’il
devait quand même avoir « compté » sur un progrès vers le mieux,
« s’il s’est employé avec tant de zèle aux lumières et à la prospérité de
la nation à laquelle il appartenait 21 ». L’argument utilisé à cet endroit
peut sans doute être qualifié au premier chef d’« herméneutique »,
mais il présente aussi un caractère « explicatif » : Kant cherche en
effet à montrer à quelle idée de l’histoire doit s’être assujetti quelqu’un
qui comprend sa propre activité d’écrivain comme une contribution
au progrès de la raison. Il veut démontrer qu’un sujet qui se fait une
telle conception de lui-même est tenu de comprendre de la même
manière l’évolution antérieure, comme l’avènement progressif d’un
mieux, et inversement, de comprendre le temps qu’il a devant lui
comme l’occasion de poursuivre cette amélioration. Car les critères
normatifs d’après lesquels il mesure dans son engagement pratique la
qualité morale du temps présent exigent aussi qu’il juge inférieures
les conditions passées, supérieures les conditions potentielles du
futur. C’est dans le sens d’une telle orientation
« transcendantalement » nécessaire qu’il faut aussi interpréter la
remarque par laquelle Kant, quelques lignes plus loin, tente à
nouveau de réfuter la conception que Mendelssohn se fait de
l’histoire. Il note en effet que :

tout le bruit qu’on fait de [l’]avilissement irrésistiblement croissant [du genre


humain] vient justement de ce que, quand il se tient à un degré supérieur de moralité,
il voit encore plus loin devant lui, et que son jugement lorsqu’il compare ce qu’on est à
ce qu’on devrait être, par suite le reproche que nous nous adressons à nous-mêmes,
deviennent toujours d’autant plus sévères que nous avons déjà gravi plus de degrés de
moralité dans l’ensemble des événements du monde dont nous avons eu
22
connaissance.

Or il est frappant que les éléments mobilisés pour construire le


modèle de justification herméneutique ou explicatif, tel qu’on le
devine à travers ces lignes, se trouvent dans les deux seuls textes de
Kant qui traitent de la philosophie de l’histoire sans renvoyer à un
« dessein de la nature ». Ils recourent certes à l’idée, aujourd’hui
encore non dénuée de plausibilité, d’une disposition naturelle de
l’homme pour la liberté, mais ils n’évoquent nulle part cette finalité
voulue par la nature qui jouait un rôle si important dans les écrits
examinés jusqu’à présent. Le premier de ces textes, « Réponse à la
question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784), est paru six ans avant
la Critique de la faculté de juger, le deuxième, Le Conflit des facultés
(1798), huit ans après. Il se peut donc que ces deux contributions
aient été composées à une assez grande distance de cette œuvre
maîtresse pour ne pas subir l’attraction de la proposition d’un
« dessein de la nature ». La différence du nouveau modèle
relativement aux approches esquissées plus haut transparaît déjà
dans le fait que l’argumentation de Kant semble s’adresser à un tout
autre cercle de destinataires : il ne se tourne plus vers un observateur
assailli par le doute cognitif devant le spectacle de l’histoire
universelle, pas davantage vers un sujet moral pour ainsi dire
déraciné, sans lieu propre dans l’histoire. Il s’adresse cette fois à un
public éclairé, qui d’une manière ou d’une autre participe à un
processus de transformation politico-moral. Mais le déplacement ne
concerne pas seulement l’instance de destination, il affecte aussi le
rôle dans lequel Kant se place en tant qu’auteur pour démontrer le
caractère irréductible de l’idée d’un progrès historique : il parle
maintenant comme un observateur certes distancié, mais pourtant en
accord et en sympathie avec les événements, qui veut montrer aux
personnes engagées quels présupposés implicites elles devraient
pouvoir trouver dans leurs propres actes et leurs propres déclarations,
si elles prenaient vis-à-vis d’elles-mêmes la place du spectateur. Le
point de référence historique qui permet d’interpeller le lecteur en
tant que concrètement impliqué dans le processus est à peu près le
même dans les deux textes, avec naturellement quelques différences
liées à leurs dates de composition respectives : dans le premier article,
c’est la lente cristallisation politique des Lumières sous le règne de
Frédéric II, dans la deuxième section du Conflit des facultés, c’est la
césure opérée dans l’histoire des mentalités par la Révolution
française. Beaucoup en effet ont suivi avec approbation, voire
enthousiasme, ce dernier événement, qui trouve sa justification au
plan de la raison pratique ; Kant veut montrer que, par là même, ces
personnes se sont implicitement engagées à comprendre le cours
apparemment chaotique de l’histoire humaine comme un progrès
pratico-moral. Au moment où elles apportent leur adhésion à ce
mouvement, elles réorientent leur conscience historique, qui doit
désormais intégrer tous les faits et les événements antérieurs selon la
perspective ouverte par les nouveaux développements, et les fondre en
un processus finalisé dans lequel les acquis moraux du présent
représentent une étape intermédiaire. L’identification à l’idée des
droits universels de l’homme et du citoyen, telle qu’elle s’est traduite
dans les réformes politiques de Frédéric II ou dans le projet de
Constitution de la République française, donne d’un seul coup à notre
image de l’histoire humaine un principe d’orientation relativement
fiable. Car les critères implicitement mis en œuvre dans cette
démarche nous obligent aussi à voir dans l’esclavage, dans les régimes
despotiques, dans toute forme de restriction de l’autonomie juridique,
les degrés dépassés d’un processus qui pointe vers un avenir dont
notre action doit encore déterminer la forme morale. Le schéma
téléologique, que Kant jusque-là n’était parvenu à expliquer qu’en
recourant à l’artifice d’un dessein de la nature, devient ainsi un
principe d’organisation narratif qui ancre dans l’histoire le
mouvement des Lumières et ses prolongements politiques.
Certes, ce troisième modèle de justification reste tributaire des
prémisses de la Critique de la raison pratique : Kant, autrement, serait
bien en peine d’expliquer comment l’adhésion aux processus de
réforme et de révolution pourrait prétendre à une légitimité morale.
Mais les principes sur lesquels repose la loi morale sont désormais
d’une tout autre nature, parce qu’ils ne sont plus envisagés comme
des impératifs coupés du temps et de l’espace : ils sont la source de
transformations institutionnelles, et l’on pourrait dire qu’ils possèdent
à présent une part de réalité empirique ou historique. Dans ce
troisième modèle, comme s’il s’avançait déjà d’un pas vers Hegel,
Kant a commencé à situer avec une extrême prudence la raison
pratique sur un plan historique ; c’est cette détranscendantalisation
mesurée qui lui permet de comprendre l’hypothèse du progrès comme
le résultat d’un changement de perspective des sujets historiques eux-
mêmes. On pourrait peut-être dire que Kant se rapproche de l’idée
hégélienne d’une réalisation historique de la raison, sans aller jusqu’à
assumer la conséquence d’une téléologie objective du processus
historique 23. Ce qui l’en préserve, c’est la pensée pour ainsi dire
herméneutique que la diversité chaotique de l’histoire ne peut
apparaître comme un progrès orienté vers une fin qu’à ceux qui
cherchent à se situer historiquement, parce qu’ils sont intéressés aux
effets d’une amélioration politico-morale dans leur présent. Ce
troisième modèle de justification trouve-t-il cependant aussi des
points d’appui dans les déterminations matérielles par lesquelles Kant
caractérise le processus du progrès ?

II

Si Kant, dans ses écrits sur la philosophie de l’histoire, n’a


finalement accordé qu’une attention assez limitée à la justification de
l’hypothèse du progrès, il a consacré incomparablement plus
d’énergie et de soin à chercher comment il convenait de qualifier le
cours matériel de cet hypothétique processus. En certains endroits, il
semble même avoir été tellement captivé par cette tâche d’une
réinterprétation morale de toute l’histoire jusqu’à lui, qu’il a lâché la
bride à sa propre imagination — ce qui n’était pourtant guère dans
son tempérament. Un tel déchaînement spéculatif se manifeste
toujours dans les passages où Kant, construisant l’idée d’un dessein
de la nature, tente de révéler le plan secret qui serait à l’œuvre
derrière la succession des faits et des méfaits du genre humain. Dans
ce contexte, il déploie toutes les ressources de son imagination pour
suggérer qu’il décèle jusque dans les détours les plus abjects et les
plus déplorables de notre histoire l’intention secrète avec laquelle la
nature poursuit notre avancement moral. Pas plus que les deux
figures de justification renvoyant à l’idée d’un « dessein de la nature »,
ce modèle descriptif n’est sans rival dans les écrits kantiens sur la
philosophie de l’histoire : c’est précisément dans les deux articles qui
ne font aucun usage de cette construction heuristique de notre faculté
de juger, que se dessine une tout autre tendance, consistant à décrire
la progression historique vers le mieux non d’après le schéma d’une
téléologie naturelle, mais comme le produit d’un processus
d’apprentissage humain. Les rares remarques que Kant consacre au
modèle alternatif ainsi ébauché s’inscrivent dans le prolongement de
sa tentative pour détranscendantaliser la raison pratique en la situant
historiquement ; mais cette approche clandestine, qui rompt pour
ainsi dire le cadre systématique de sa pensée, se tient naturellement
dans l’ombre de l’entreprise dominante, et de son effort pour
reconstruire l’histoire humaine comme si elle était basée sur le projet
téléologique d’un dessein de la nature.
Kant suit rigoureusement la pensée fondamentale de ses deux
premiers modèles de justification quand il se fixe pour but, dans de
longs passages de ses écrits sur la philosophie de l’histoire, de
découvrir une téléologie naturelle dans la confusion de l’histoire du
genre humain ; il s’appuie, pour cela, sur l’hypothèse que la nature a
dû utiliser comme moyen d’éducation le mécanisme du conflit social.
Même si Kant, à la différence de Hegel, n’a jamais montré de
penchants particuliers pour la théorie sociale, il apparaît ici comme
un auteur doué d’une bonne dose d’imagination sociologique. Selon le
contexte, on rencontre sous sa plume deux versions différentes de
cette hypothèse. La première, qui se trouve surtout dans l’article
« Idée d’une histoire universelle », procède de la prémisse d’une
« insociable sociabilité des hommes 24 », signifiant que nous sommes
mus en même temps par un profond désir d’appartenance sociale, et
par une tendance non moins élémentaire à l’isolement. De cette
nature hybride il résulte pour Kant, sous l’influence manifeste de
Rousseau, que les sujets humains cherchent inlassablement à se
distinguer par de nouveaux accomplissements, à seule fin d’obtenir,
dans leur « vanité jalouse 25 » et égocentrique, la reconnaissance de la
communauté sociale. Mais une fois engagé ce chemin de la lutte pour
la distinction, le développement intellectuel de l’espèce ne connaît
plus de limites, car le désir de performance, par manque de
débouchés, finit par déterminer un accroissement de la faculté de
discernement moral. Nous pouvons donc résumer cette première
version en disant que le progrès historique dans la « façon de penser »
de l’homme résulte d’une lutte sociale pour la reconnaissance, à
laquelle la nature nous a voués en nous dotant d’une « insociable
sociabilité 26 ». Mais les réflexions de Kant sont tellement tributaires
de la critique rousseauiste de la civilisation, selon laquelle l’égoïsme et
la vanité sont les moteurs d’une course toujours plus âpre à la
distinction, qu’on ne peut leur trouver beaucoup de points communs
avec la conception hégélienne d’un conflit fondé sur des motifs
moraux.
Dans la seconde version du modèle kantien, la guerre endosse le
rôle que la lutte sociale pour la distinction jouait dans la première ;
on se reportera avant tout au « Projet de paix perpétuelle » et aux
« Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine ». Dans ces
deux textes, Kant déplace la fonction aiguillonnante qu’il attribuait
auparavant à la vanité humaine, et la transfère à la soif d’honneur,
qui selon lui a été constamment entretenue dans l’histoire par la
menace de guerre permanente 27 ; comme le désir de distinction, le
besoin de faire ses preuves en tant que collectivité face à l’ennemi
suscite constamment de nouvelles réalisations culturelles, conduisant
à « l’accroissement mutuel 28 » du bien-être social, et même à
l’élévation du degré de liberté dans le pays. Mais Kant a visiblement
quelque difficulté, à partir de ces hypothèses sur les « bienfaits »
internes de la guerre, à tirer des conclusions quant aux effets positifs
qu’elle aurait aussi sur la moralité humaine ; car il peut peut-être
encore expliquer comment la menace de guerre permanente a pu
nourrir historiquement la volonté de paix, mais certainement pas
montrer que cette situation allait de pair avec une intelligence
approfondie de la loi morale universelle, c’est-à-dire valable pour
tous. C’est peut-être la raison pour laquelle cette seconde version du
modèle du conflit ne joue dans l’œuvre de Kant qu’un rôle
périphérique ; tant qu’il recourt à l’artifice d’un dessein de la nature, il
privilégie clairement l’hypothèse selon laquelle la volonté naturelle de
nous distinguer nous oblige à progresser dans la moralisation de nos
mœurs et de nos comportements.
Mais les écrits de Kant sur la philosophie de l’histoire offrent aussi
une option alternative, qui renonce entièrement à la construction
d’une téléologie naturelle. Certes ce modèle descriptif ne peut pas non
plus se passer tout à fait du mécanisme du conflit social, mais celui-ci
n’a plus rien à voir avec ce qu’il était dans le cadre de l’existence
suggérée d’une Providence naturelle. Kant joue avec cette possibilité
alternative à chaque fois qu’il introduit la nature comme la simple
source d’une disposition particulière en l’homme, et non comme
l’auteur d’un plan nous concernant. C’est le cas dans les deux articles
que nous avons cités à propos du modèle de justification
herméneutique ou explicatif. Ils proposent un concept de progrès
fondé sur la conviction que parmi les dispositions naturelles de
l’homme ne figure pas seulement l’« insociable sociabilité », mais
aussi la libre intelligence, qui ne se laisse déterminer que par des
raisons : c’est « l’inclination et la vocation pour la pensée libre 29 »,
par laquelle la nature nous a distingués des animaux. Kant montre
dans sa Pédagogie 30 que cette intelligence rend inévitable un
processus ontogénétique d’apprentissage, parce que chaque enfant
placé dans des conditions de socialisation un tant soit peu favorables
est incité à s’approprier les justifications rationnelles accumulées
dans son environnement culturel. Sa raison se constitue par
intériorisation du savoir amassé par la société dans laquelle il s’est
intégré en grandissant, avec l’aide de ses parents ou d’autres
éducateurs. Or si toutes les sociétés disposent d’une certaine
provision de savoir rationnel, il n’est que conséquent d’admettre aussi
sur le plan phylogénétique une certaine capacité d’apprentissage. Car
chaque génération ne se contentera pas de répéter le processus
d’acquisition du savoir que la génération précédente a parcouru avant
elle : elle repartira du point où celle-ci était arrivée pour à son tour
enrichir le fonds, de sorte que la quantité globale de savoir s’accroît
au fil des générations. En admettant un tel mécanisme
d’apprentissage transgénérationnel, on pourrait envisager l’histoire
humaine dans son ensemble comme un processus de progrès cognitif,
comme un mouvement de rationalisation morale.
Esquissant son modèle alternatif, affranchi de toute téléologie
naturelle, Kant n’a cependant pas la naïveté de vouloir fonder le
progrès historique sur cette image idéale d’un apprentissage collectif.
Comme je le disais en commençant : dans la mesure où il nourrit, à
un niveau préthéorique, une vision extrêmement sombre de l’histoire
humaine, il n’y a rien d’étonnant que son modèle fasse la part des
contreforces susceptibles de bloquer ou d’interrompre le processus,
parfaitement plausible au point de vue anthropologique, d’un
élargissement progressif de la raison. Dans les deux textes significatifs
à cet égard, Kant évoque deux difficultés de cet ordre qui viennent
compléter le tableau de ce processus d’apprentissage. D’une part, il
faut tenir compte de certaines dispositions habituelles de la nature
humaine, qui peuvent faire que l’intelligence acquise au fil des
générations ne porte pas ses fruits, et que le transfert cumulatif du
savoir devient impossible. On connaît les fameuses formules de
l’article sur les Lumières, selon lesquelles la « paresse » et la
« lâcheté » sont causes « qu’un si grand nombre d’hommes, alors que
la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction
étrangère […], restent cependant, leur vie durant, mineurs 31 ». Le
processus d’apprentissage de l’espèce s’effectue dans un lien de
dépendance historique avec les structures caractérielles et les
mentalités qui modèlent différemment chaque membre d’une même
société. Aussi l’intelligence de l’être humain ne montre-t-elle d’effets
cumulatifs que lorsqu’elle est relayée par une culture sociale qui
favorise les vertus et les comportements correspondants. Kant doit
donc adosser le processus cognitif de l’apprentissage à un deuxième
processus de formation lié à l’habitude, qui fournit au cours de
l’histoire les sensibilités et les schémas comportementaux nécessaires
à la réalisation de notre faculté d’intellection 32. Dans ce contexte,
toutefois, il semble aussi se fier largement aux effets socialisants de
l’usage public de la raison, par lequel les sujets sont encouragés à
penser toujours plus par eux-mêmes. À la différence de Hegel, qui ne
renvoie guère aux conditions politico-publiques de l’exercice de notre
pensée, Kant est profondément convaincu que les capacités réflexives
de l’homme augmentent à mesure qu’il est soumis à la pression de la
justification publique.
Le modèle alternatif de Kant prend en compte une deuxième
contreforce susceptible de faire obstacle à l’apprentissage, et qui est
elle aussi étroitement liée à cette tendance de l’homme à s’enfermer,
par conformité ou pusillanimité, dans un fonds de pensée purement
conventionnel. La structure hiérarchique de toutes les sociétés jusqu’à
présent permet en effet aux dominants de tenir leurs sujets dans un
état social qui leur ôte toute chance de faire un usage libre et droit de
leur propre intelligence. La puissance culturelle des « vainqueurs »,
pour reprendre encore une fois la formule de Walter Benjamin,
empêche les couches sociales inférieures d’avancer dans le processus
d’apprentissage cognitif. On croit avoir ouvert un livre de Bertolt
Brecht quand on lit, toujours dans le texte sur « les Lumières » :
« Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et
soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser
faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur
montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout
seul 33. » L’intimidation, la menace physique et la censure d’État ont
été au cours de l’histoire humaine les instruments avec lesquels les
puissants surent à chaque époque empêcher que la capacité
d’apprendre des opprimés n’entraîne la ruine morale de leur propre
domination. Dans cette mesure, Kant montre assez de réalisme
sociologique pour discerner les obstacles que la répartition inégale du
pouvoir culturel oppose au processus d’apprentissage
transgénérationnel. C’est pourquoi la matérialisation historique de la
raison, sous la forme d’une élévation du degré d’intelligence ou de
rationalité, ne dessine pas un mouvement continu, mais constitue au
contraire un processus profondément discontinu.
À ce niveau, Kant semble cependant spéculer sur un recours qui
permettrait à chaque instant de remettre en marche le processus
d’apprentissage bloqué ou interrompu par des instruments de
pouvoir. Si nous la généralisons de quelques degrés, l’idée de « signe
historique » développée dans la deuxième section du Conflit des
facultés signifie que les acquis moraux porteurs d’une valeur
universelle laissent nécessairement des traces dans la mémoire
sociale ; car la faculté d’apprentissage de l’espèce ne permet pas que
des événements de cette importance, qui touchent à un « intérêt de
l’humanité 34 » et aux affects qui lui sont liés, tombent à nouveau
dans l’oubli : ils marquent comme les paliers ou les degrés dorénavant
irréversibles dans le processus humain d’émancipation. Ce sont des
verrous moraux contre le passé, dont le souvenir suscitera dans toutes
les époques de l’histoire, dit Kant, des peuples qui « à l’occasion de
quelconques circonstances favorables [seront réveillés] pour la
répétition de nouvelles tentatives de ce genre 35 ». C’est sans doute en
raison de son insistance sur les conditions publiques de l’usage de la
raison humaine qu’il souligne si fortement la fonction liminale de
certains événements dans le processus historique : de tels
événements, qui signalent des progrès d’ordre politico-moral,
établissent aux yeux du public tout entier un niveau de justification
auquel on ne pourra désormais manquer sans se discréditer aux yeux
de tous.
Ces fragments d’un modèle d’explication alternatif dans les écrits
kantiens ne suffisent certainement pas à dégager une vision
satisfaisante du progrès historique. Mais nos quelques remarques
seront peut-être parvenues à suggérer que Kant, dans la partie
inofficielle de sa philosophie de l’histoire, table sur un progrès vers le
mieux qui se présente comme un processus d’apprentissage
régulièrement interrompu par force, mais en définitive inenrayable.
L’idée d’un tel processus d’apprentissage conflictuel ne convient
certes qu’à la justification du progrès historique que Kant propose
dans son modèle herméneutique-explicatif. Car les améliorations
d’ordre civilisationnel et moral auxquelles renvoie la capacité
d’apprentissage de l’être humain ne peuvent en aucun cas être
conçues, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, comme le fruit d’un
dessein de la nature, mais seulement comme l’ouvrage des efforts
conjugués des sujets humains. Kant, tout comme Hegel après lui,
admet donc une téléologie du progrès, mais il ne la confie pas au
déploiement anonyme de l’Esprit. Il l’envisage plutôt comme une
construction que les sujets impliqués dans l’avancement des Lumières
doivent introduire pour prendre conscience de la valeur historique de
leurs projets. De la combinaison de ces deux éléments en porte-à-faux
avec le système kantien il résulte donc que l’idée d’un processus
d’apprentissage transgénérationnel doit être comprise comme la
forme sous laquelle les partisans des Lumières se représentent
nécessairement leur propre situation historique : ceux qui servent
activement les intérêts moraux de ce mouvement ne peuvent
envisager l’histoire avant eux autrement que comme un processus
d’apprentissage conflictuel dont ils sont les héritiers et les
continuateurs. Un tel accommodement herméneutique de l’idée de
progrès est sans doute la seule manière possible de rendre la
philosophie kantienne de l’histoire à nouveau féconde pour le présent.
Chapitre II

LA NÉCESSITÉ TRANSCENDANTALE
DE L’INTERSUBJECTIVITÉ

À propos du deuxième théorème du traité de Fichte


sur le droit naturel

« Il se glisse tout de même quelque chose dans la philosophie


de Fichte qui n’est pas le Moi,
qui ne vient pas du Moi, mais qui n’est pas non plus
simplement du non-Moi. »
FRIEDRICH SCHLEGEL

Depuis longtemps déjà, le deuxième théorème du texte dans lequel


Fichte cherche en 1796 à établir le « fondement du droit naturel selon
les principes de la doctrine de la science » suscite un intérêt croissant
parmi les spécialistes de philosophie qui s’occupent des rapports
entre la subjectivité et l’intersubjectivité. Car dans le passage
correspondant de son traité, c’est-à-dire dans le troisième paragraphe
de cette première section où il se donne pour but la déduction du
concept de droit, Fichte semble pour la première fois briser le cadre
monologique de la Doctrine de la science, en associant la possibilité
transcendantale de la conscience de soi à la condition intersubjective
d’un « appel » [Aufforderung 1] qui lui a été préalablement adressé par
un autre sujet. Il était certes déjà question, dans la deuxième partie
des conférences de 1794 sur « La destination du savant », de la
nécessité pour l’homme d’admettre « que des êtres raisonnables de
son espèce sont donnés en dehors de lui 2 ». Mais ce qui obligeait
alors le sujet individuel à formuler cette hypothèse, ce n’était pas une
quelconque exigence née de l’expérience de la conscience de soi,
c’était le besoin éthique de supposer dans la réalité extérieure une
« image symétrique » de sa propre rationalité 3. Un tel argument,
même s’il était destiné à dégager un concept de la communauté
humaine, restait directement compatible avec les prémisses de la
Doctrine de la science, puisque l’existence d’autres êtres raisonnables
n’était conçue ici que comme la projection nécessaire d’une
conscience de soi s’efforçant de parvenir à son plein
accomplissement. En revanche, le troisième paragraphe du texte sur
le droit naturel, dans lequel Fichte justifie et explique son deuxième
théorème, annonce un tout autre argument, autrement plus radical.
Manifestement, il s’agit maintenant de montrer qu’un sujet fini ne
peut acquérir une conscience de lui-même comme être raisonnable et
libre, que s’il est « appelé » à la liberté « de l’extérieur », par un autre
être raisonnable. Ici, dans cette théorie de l’« appel », il semble bien
que le philosophe ne traite plus l’intersubjectivité comme une
projection nécessaire, mais à l’inverse comme une condition
transcendantale de la constitution dialectique de la conscience de soi.
Dans cette version intersubjective, le deuxième théorème de Fichte a
fonctionné jusqu’aujourd’hui comme une charge explosive au sein de
sa philosophie, certains y voyant un jalon préparatoire à la théorie
hégélienne de la reconnaissance 4, d’autres le comparant à la
philosophie dialogique du XXe siècle 5, d’autres encore le rapprochant
de l’éthique d’Emmanuel Levinas 6.
Avant de se demander à quelle forme spécifique d’intersubjectivité
Fichte pouvait penser dans ce chapitre décisif de son traité sur le
droit naturel, il faut d’abord étudier en détail la visée et la
construction de son argumentation ; car il ne paraît nullement établi,
à plus proche examen, que le philosophe avec sa théorie de l’« appel »
ait effectivement déjà pris le virage de l’intersubjectivité, d’une
manière qui mettrait au moins en doute les prémisses monologiques
de la Doctrine de la science. L’énoncé littéral du deuxième théorème,
tel qu’il apparaît dans l’intitulé du troisième paragraphe, suggère bien
au contraire que l’activité rationnelle d’autres êtres est ici encore
envisagée comme quelque chose dont le sujet fini doit présupposer
l’existence dans le processus de constitution de la conscience de soi,
qu’il doit donc en quelque sorte produire sur le mode projectif :
« L’être raisonnable fini ne peut s’attribuer à lui-même une
causalité libre dans le monde sensible sans l’attribuer aussi à
d’autres 7. » (p. 46) Il est vrai que le développement argumentatif de
cette thèse dans les pages suivantes contient une multitude de
passages où l’« appel » est clairement présenté comme un acte
intersubjectif, qui échappe fondamentalement à l’emprise d’un sujet
spontanément autoproduit et constitue ainsi une condition externe de
sa conscience de soi. Pour choisir entre ces deux options
interprétatives que le texte semble en quelque sorte nous offrir, et
entre lesquelles les études fichtéennes hésitent encore aujourd’hui, il
semble avisé de se rappeler d’abord la fonction que ce troisième
paragraphe remplit dans la structure argumentative de l’ensemble du
traité. À partir de là, il apparaîtra progressivement que seule la
seconde option, celle qui se place sur le plan de l’intersubjectivité,
permet de reconstruire un raisonnement cohérent à partir des
réflexions de Fichte. Une fois ce point établi, nous pourrons dans un
deuxième temps nous demander à quel point cette référence à
l’intersubjectivité est convaincante dans sa mise en œuvre
particulière.

I
Ce n’est pas un hasard si Fichte a ajouté au titre de son écrit, qui
annonce une étude sur le « Fondement du droit naturel », cette
précision : « selon les principes de la doctrine de la science ». Son
intention était en effet d’appliquer le procédé, développé dans son
précédent ouvrage, d’une déduction transcendantale des conditions
nécessaires de la conscience de soi jusqu’au point où se dessinerait
une condition semblable de la conscience individuelle du droit 8.
Nous ne pouvons examiner plus précisément l’extraordinaire
nouveauté de cette approche fichtéenne au plan de la philosophie du
droit 9 ; il suffira pour l’instant de retenir que son écrit, d’un point de
vue méthodologique, est basé sur l’intention de montrer que la
conscience individuelle du droit constitue l’une des conditions
requises pour qu’un sujet puisse prendre conscience de sa propre
subjectivité. Fichte, il est vrai, souligne dès l’introduction (p. 24) qu’à
la différence de la doctrine de la science, la doctrine du droit ne doit
pas s’intéresser seulement aux conditions transcendantales sous
lesquelles un Moi conçu comme absolu et universel prend conscience
de sa rationalité subjective. Ici, où il s’agit de coexistence humaine, il
faut un changement de perspective qui privilégie l’individu « comme
un, au sein d’une pluralité d’êtres raisonnables » (p. 24). Le sujet dont
Le fondement du droit naturel veut expliquer la conscience de soi au
moyen d’une déduction transcendantale est donc d’emblée un être
individualisé, dont la rationalité comporte la conscience de sa propre
limitation ou de sa propre finitude. Ce sujet raisonnable ne doit pas
comprendre comme des objectivations auto-produites tout ce que le
Moi de la Doctrine de la science pouvait encore, dans le non-Moi ou
l’Autre, imputer à sa propre spontanéité, après l’exécution des actes
de pensée et de volonté correspondants. Car cela aurait pour effet de
détruire les conditions de son individualité, c’est-à-dire la coexistence
avec d’autres êtres indépendants. Ainsi se dessine dès l’introduction
un programme qui, comme le fait justement remarquer Frederick
Neuhouser, présente des traits de prime abord paradoxaux : il s’agit
en effet d’expliquer à l’aide du concept de droit de quelle nature doit
être la relation d’un tel sujet fini avec le monde indépendant, pour
que la finitude du premier soit compatible avec la liberté par
autoposition qui constitue sa qualité centrale 10.
Naturellement, après avoir modifié le domaine d’objet de son
explication transcendantale, Fichte ne peut pas non plus reprendre
telle quelle la méthode utilisée dans la Doctrine de la science. Si la
tâche était alors de reconstituer du point de vue d’un Moi universel
les actes de pensée et de volonté spontanés par lesquels il accède lui-
même à la conscience de sa propre subjectivité, il s’ouvre à présent
une faille entre la conscience à analyser et le point de vue
philosophique : parce que dans le contexte de la « Doctrine du droit »
la déduction transcendantale s’applique à des sujets finis,
individualisés, le philosophe spéculatif doit pour ainsi dire montrer
en vertu d’un savoir supérieur par quels « modes d’action » de tels
êtres prennent conscience de leur propre subjectivité 11. Ce
changement de perspective méthodologique soulève naturellement
une série de questions quant à la relation que la théorie fichtéenne du
droit entretient globalement avec la Doctrine de la science. Et une
grande partie des problèmes liés à la place de l’intersubjectivité dans
la conception générale de la conscience de soi résulte de la relation
dans laquelle se tiennent les deux projets de déduction
transcendantale. Mais la distinction entre le savoir philosophique et
la conscience qu’il s’agit de thématiser permet au moins de décrire en
quelques mots comment Fichte se représente la constitution de la
conscience de soi de sujets finis jusqu’au point où intervient
l’« appel ».
Dans le premier « théorème » de son texte, Fichte énonce la
première exigence qui, du point de vue du philosophe investi d’un
savoir supérieur, doit être adressée au sujet fini pour qu’il puisse
accéder à la conscience de soi. Nous rencontrons ici un raisonnement
auquel, pour l’essentiel, la Doctrine de la science nous avait déjà
familiarisés — avec cette restriction marquante qu’il n’est plus
question ici que de la conscience de personnes empiriques, existant
dans le temps et l’espace : pour qu’un tel être puisse prendre
conscience de sa propre subjectivité, il doit pouvoir se « poser » lui-
même comme un sujet capable d’affirmer une « libre causalité » dans
un monde qui en même temps le limite. La « libre causalité » désigne
ici la capacité de ce sujet à vouloir agir selon les fins qu’il s’est lui-
même fixées, tandis que la détermination supplémentaire selon
laquelle cette activité finalisée doit en même temps prendre place
dans les limites d’un monde déterminé résulte du fait que le sujet
thématisé est caractérisé comme un être fini. Dans le premier temps
de son argumentation, Fichte montre qu’un individu humain n’est pas
en mesure de s’attribuer une telle capacité tant qu’il se comprend
avant tout comme un sujet épistémique ; car lorsqu’il pense qu’il se
rapporte au monde sur un mode simplement cognitif ou théorique, il
se rend tellement dépendant d’une réalité conçue comme objective,
qu’il n’est pas capable de réagir selon des fins qu’il s’est lui-même
fixées (p. 34). Fichte s’empresse naturellement de souligner que c’est
seulement du point de vue d’un sujet fini que la réalité extérieure
possède le caractère d’un monde indépendant, tandis que le
philosophe en position d’observateur sait bien qu’elle est elle aussi, en
dernière instance, le produit d’un Moi spontanément actif (p. 35) ; on
voit ici encore combien la distinction entre ces deux perspectives est
décisive pour l’ensemble de l’argumentation du texte sur le droit
naturel.
Ce déficit central de l’attitude simplement théorique ou de
l’« intuition du monde » (p. 34) annonce déjà, d’une manière
indirecte, de quelle sorte sera le résultat de la prochaine étape dans
l’argumentation de Fichte. Si l’individu humain n’est pas en mesure
de prendre conscience de sa propre subjectivité tant qu’il se
comprend seulement comme un être cognitif face au monde, alors
c’est seulement en instaurant résolument un rapport pratique à soi-
même qu’il parviendra au résultat exigé. Aussi Fichte établit-il que
seule « une libre autodétermination à la causalité » (p. 35) présente
précisément les caractères que doit remplir la relation du sujet fini
avec la réalité, pour faire accéder celui-ci à la conscience de sa propre
subjectivité. La thèse ainsi esquissée se précise si l’on se demande à
quels actes de conscience cette « libre autodétermination » doit être
intérieurement liée aux yeux de Fichte. Un tel acte de « libre
autodétermination » comporte d’abord l’instauration de buts à
caractère pratique, pour autant que le sujet doit pouvoir former un
concept général de sa causalité potentielle dans la réalité ; car pour
être actif dans l’ordre pratique, présuppose Fichte, je dois m’être
donné des buts, qui signalent les points possibles de mon intervention
dans le monde. C’est seulement à travers cet acte d’instauration de
buts pratiques, dans la « volonté d’agir causalement », qu’un sujet
peut prendre conscience de sa liberté auto-accordée. Ce n’est « que
dans le vouloir », lit-on dans les « corollaires » au même paragraphe,
qu’un être rationnel se perçoit « immédiatement » (p. 37). Mais d’un
autre côté, toute instauration individuelle d’un but, pour autant
qu’elle vise des transformations pratiques dans le monde, implique
une conscience qui se « représente » la nature de la réalité ; en effet,
dit Fichte, la volonté autodéterminée d’agir causalement sur le monde
fait surgir des « objets », qui doivent d’abord être perçus comme des
obstacles indépendants face aux intentions individuelles, avant de
pouvoir être supprimés par l’activité du sujet (p. 35). Dans cette
mesure, la « libre autodétermination à la causalité » va de pair avec la
double expérience de la liberté fondatrice du Moi et de sa dépendance
finie à l’égard du monde. Dans l’instauration de buts pratiques, dans
la « volonté d’agir causalement », l’individu fini prend conscience de
lui-même comme d’un sujet qui est capable de s’autodéterminer parce
qu’il sait, par son activité, soumettre à ses fins librement choisies une
réalité qu’il se représente comme indépendante. Jusque-là, le texte ne
laisse aucun doute sur le fait que l’attitude de conscience ainsi décrite
ne constitue qu’une exigence adressée au sujet fini. Tout ce que Fichte
veut dire, c’est qu’un individu ne peut prendre conscience de sa
propre subjectivité finie que lorsqu’il est capable de se percevoir, au
moment où il se fixe un objectif pratique, comme un Moi à la fois
absolu et limité. Il reste donc à expliquer, dans le cadre de la
déduction transcendantale, comment un sujet individuel peut
effectivement parvenir à ce type de rapport pratique à soi-même, où il
se comprend dans son activité spontanée comme étant aussi celui qui
prend l’initiative de se fixer une fin. Dans sa tentative pour répondre à
cette question, Fichte rencontre une difficulté particulière, liée aux
problèmes qui résultent pour lui de la présupposition, jusque-là non
thématisée, selon laquelle c’est seulement au moment où un individu
se résout à agir effectivement qu’il peut se percevoir comme sujet
libre, et ainsi accéder à la conscience de soi : car comment se peut-il
qu’un individu décide spontanément de se donner un but entraînant
d’importantes conséquences pratiques, s’il n’a pas encore conscience
de son propre caractère d’être libre et autodéterminé ? Et comment
concevoir qu’un individu en train de se donner un but puisse se
retourner en même temps sur cette activité sans la détruire comme
accomplissement spontané, et sans se perdre ainsi de vue comme
source d’une spontanéité capable de former des buts ? Ce sont des
paradoxes de ce genre qui amènent Fichte, dans la suite de sa
déduction transcendantale, à poser cette thèse surprenante qui
constitue le noyau de son deuxième théorème : supposer
l’intervention d’un « appel » intersubjectif permet d’échapper aux
cercles logiques dans lesquels le philosophe tomberait s’il voulait
déduire les conditions d’émergence de la conscience de soi de sujets
finis à partir de la seule attitude de conscience décrite jusque-là.

II
Parmi les surprises théoriques qu’offrent la présentation et la
justification par Fichte de son deuxième théorème, il faut d’abord
citer deux idées qui ne sont pas directement compatibles avec les
prémisses philosophiques de sa Doctrine de la science. D’une part,
Fichte affirme ici plus clairement et plus vigoureusement qu’en aucun
autre passage de son œuvre qu’une déduction transcendantale de la
conscience individuelle de soi doit nécessairement tomber dans des
paradoxes, tant qu’elle reste liée à la réflexion solitaire ; d’autre part,
dans le cadre de sa proposition de résolution des paradoxes décrits, il
introduit avec l’« appel » un fait qui présente le caractère d’un
événement inscrit dans le temps et l’espace, et qui à ce titre charge le
procédé de la déduction transcendantale d’un élément « empirique »
déconcertant 12. En tout état de cause, la question de savoir si
l’« appel » doit effectivement être compris comme une sorte de
« transcendantal empirique » ne recevra de réponse appropriée que
lorsque nous aurons examiné de plus près le cercle signalé par Fichte.
Ce cercle d’où le deuxième théorème doit permettre de sortir,
Fichte le décrit déjà dans les catégories de postériorité chronologique
qui, à la suite du premier Romantisme, allaient régulièrement servir à
analyser les paradoxes d’une conception transcendantale de la
conscience de soi 13. Fichte résume les résultats de ses précédentes
réflexions en disant qu’un sujet fini n’accède à la conscience de soi
qu’au moment où il peut s’éprouver, dans l’acte originel d’instauration
d’un but, comme à la fois agissant causalement sur un objet et
déterminé par celui-ci. Or il était également apparu dans le même
contexte qu’une telle première décision d’intervention pratique ne
peut être prise que si l’idée d’une sphère de réalité objective, faisant
face au sujet, est déjà donnée ; car la simple volonté d’agir
causalement présuppose déjà quelque chose de la forme d’un objet,
un obstacle auquel le sujet s’applique dans le but de le surmonter. On
ne peut postuler un instant premier, originel, où le sujet en instaurant
un but pratique se percevrait comme simultanément libre et fini : un
objet doit toujours être constitué au préalable, qui à son tour renvoie
à un précédent acte d’instauration. La simultanéité hypostasiée se
dévoile donc, comme Fichte le démontre dès le début du troisième
paragraphe, comme un moment dans une série de décrochages
chronologiques à rebours : « Par conséquent, il faut expliquer le
moment Z [l’instant de la simultanéité hypostasiée (A. H.)] à partir
d’un autre moment dans lequel l’objet A aurait été posé et conçu.
Mais A ne peut lui-même être conçu qu’à la condition sous laquelle B
pouvait être conçu, c’est-à-dire que le moment où il est conçu n’est
lui-même possible que sous la condition d’un moment antérieur, et
ainsi de suite à l’infini. Nous ne trouvons aucun point possible auquel
nous pourrions rattacher le fil de la conscience de soi, par lequel
seulement toute conscience devient possible — et notre problème
n’est par conséquent pas résolu. » (p. 47)
Ce que Fichte présente ici comme un processus de régression à
l’infini peut aussi être décrit, avec d’autres mots, sous la forme d’une
aporie dans laquelle tombe nécessairement toute explication visant à
rendre compte de la conscience de soi sur le modèle de
l’autoréflexion : quand l’acte par lequel le sujet fini doit parvenir à la
conscience de soi est présenté comme une réflexion tournée
simultanément vers sa propre activité autonome et spontanée, alors la
subjectivité, en cherchant à se ressaisir de la sorte, perd son caractère
de liberté et se trouve transformée en un objet, de sorte qu’il faut à
nouveau présupposer cette activité autonome sur laquelle il s’agissait
de réfléchir 14. Fondamentalement, cette deuxième formulation
exprime donc relativement à la composante subjective la même idée
que Fichte avait exposée dans son texte relativement au côté objectif :
le sujet, dans l’exercice de l’autoréflexion, n’est pas toujours en
mesure de « se trouver » comme « se déterminant à la spontanéité »
(p. 49), car il est encore une fois obligé de présupposer, soit dans
l’objet simultanément posé, soit dans les opérations réflexives dont il
veut rendre compte, cette libre autoposition qu’il cherche à confirmer
par la réflexion.
Avec le recul de deux siècles d’histoire de la pensée, nous pouvons
dire que Fichte, arrivé à ce point délicat de son argumentation, avait
fondamentalement le choix entre trois options. Ayant constaté le
caractère constamment retardé de la confirmation réflexive, il pouvait
d’abord conclure que la libre autoposition du sujet s’effectue avant
toute réflexion, sur le mode d’une spontanéité inaccessible à la
décision et pour ainsi dire anonyme. C’est cette possibilité
qu’exploitera quelques années plus tard Friedrich Schlegel, dans le
cercle du premier Romantisme, en tentant de transposer les
opérations de la réflexivité esthétique du sujet à l’œuvre d’art elle-
même, et briser ainsi le cadre de la philosophie du sujet où s’inscrivait
toute la tradition idéaliste 15. Une deuxième façon de réagir pouvait
consister pour Fichte à ne plus déterminer la confirmation
individuelle de soi sur le modèle (épistémique) de la réflexivité, mais à
partir d’états affectifs préréflexifs, afin de rompre ainsi le cercle des
constants retours en arrière. C’est dans cette direction que s’inscrivent
les tentatives d’une série de philosophes qui, sur les pas des travaux
novateurs de Dieter Henrich, cherchent à répondre à la question des
conditions de la conscience de soi en invoquant une familiarité
préalable avec soi-même 16. Enfin, la troisième possibilité qui s’offrait
à Fichte était de ne pas attendre de l’individu lui-même la
confirmation de sa propre subjectivité, mais de la comprendre
comme une réaction à une attente médiatisée sur le plan
intersubjectif, de sorte que la tâche paradoxale d’une autoréflexion
instantanée disparaît comme telle ; c’est la voie qu’emprunteront plus
tard les philosophes qui, de Hegel à Habermas, en passant par
Feuerbach et G. H. Mead, chercheront à conceptualiser la subjectivité
comme fondamentalement dépendante d’un rapport
17
d’intersubjectivité préalable .
Que Fichte dans la suite de son texte anticipe spontanément cette
troisième possibilité, cela tient d’abord et surtout à l’objectif qui est
ici le sien : montrer que la conscience individuelle du droit représente
une condition constitutive de la conscience de soi. Car pour être en
mesure de le faire, il doit pouvoir montrer d’une manière ou d’une
autre qu’une confirmation réflexive de sa propre subjectivité sur le
plan de la réflexion n’est pas possible sans la prise en compte
consciente des exigences normativement réglées que lui adressent
d’autres personnes. Si la visée centrale de l’étude sur le droit naturel
suggère donc une résolution en termes d’intersubjectivité du cercle
précédemment décrit, il n’en reste pas moins que Fichte a aussi,
indépendamment de cela, de bonnes raisons de s’engager dans cette
voie. Après avoir décrit le mouvement accéléré de régression à l’infini,
il présente une première amorce de solution sur le modèle
méthodologique de la Doctrine de la science, dans le sens de la
formation d’une synthèse : « Il faut, dit-il à propos de l’antériorité
infiniment reconduite de l’autoposition, supprimer cette raison. Mais
elle ne doit être supprimée que de telle façon que l’on admette que la
causalité du sujet est synthétiquement réunie avec l’objet dans un seul
et même moment ; que la causalité du sujet est elle-même l’objet
perçu et conçu, que l’objet n’est pas autre chose que cette activité du
sujet, et donc que les deux termes font un. Ce n’est que par une telle
synthèse que nous ne serions pas repoussés plus loin vers une
synthèse antérieure ; elle seule contiendrait en elle tout ce qui
conditionne la conscience de soi et fournirait un point auquel le fil de
celle-ci se laisserait rattacher. » (p. 47 sq.) La solution que Fichte vise
ici ne prévoit d’abord que la simple possibilité abstraite de concevoir
l’acte d’autoréflexion de telle sorte que l’objet nécessairement posé
face au sujet présente lui-même toutes les caractéristiques de la
subjectivité. Dans un cas pareil, en effet, l’objet que le sujet doit
toujours garder présent à l’esprit au moment même où il s’assure de
sa propre volonté de causalité, cet objet serait lui-même la source
d’une volonté de causalité, de sorte qu’il ne serait plus nécessaire de
recourir à une position préalable. Mais la pensée que Fichte
développe dans ce passage va encore un peu plus loin, parce que la
causalité du sujet, sur laquelle il s’agit de réfléchir, prend aussi une
autre forme à mesure que l’objet change de caractère : quand le but
pratique que le sujet se donne concerne un objet qui cherche lui aussi
à agir causalement, alors cette dernière causalité doit plutôt être
comprise au sens d’une réaction, c’est-à-dire d’une prise de conscience
des fins qui le visent — Fichte ne peut rien entendre d’autre quand il
dit que « la causalité du sujet » est ici « elle-même l’objet perçu et
conçu ». La formation d’une synthèse, qui n’était d’abord fondée
qu’au plan méthodologique, suggère ainsi à Fichte d’interpréter en
termes d’intersubjectivité l’opposition envisagée jusque-là selon le
schéma sujet/objet : le sujet devient alors le destinataire d’une
détermination, d’une finalité émanant d’un objet devenu co-sujet.
Mais avant que cette nouvelle construction intersubjective puisse
remplir la tâche qui lui est impartie et rompre le cercle de la
conscience de soi, il faut qu’elle remplisse encore une autre condition,
que Fichte n’évoque d’abord qu’à la marge de son texte. Si nous ne
voulons plus envisager l’acte d’autodétermination — que l’individu
cherche à reproduire consciemment pour s’assurer de sa propre
subjectivité — comme opposition à un objet, mais comme réaction à
un autre sujet, alors la prise de conscience exigée ne peut réussir que
si l’on suppose que ce deuxième sujet détermine le premier à la
liberté : entre les deux sujets qui se rencontrent, il doit s’établir une
relation réciproque de telle nature que le premier se trouve exhorté
par le deuxième à faire usage de sa propre liberté d’autoposition. C’est
une telle forme d’intersubjectivité que Fichte a en vue quand il utilise
dans son texte pour la première fois, comme en passant, le concept
d’« appel » : « Les deux caractères [la subjectivité et l’objectivité] sont
parfaitement conciliés, si nous nous représentons une détermination
du sujet à l’autodétermination, un appel à se décider à agir
causalement. » (p. 48) Quelques phrases plus loin, Fichte indique la
raison pour laquelle il est convaincu que l’hypothèse d’un tel « appel »
rendrait superflu le recours infini au passé : « Il [le sujet] reçoit le
concept de sa causalité libre, non pas comme quelque chose qui est
dans le moment présent, car ce serait une véritable contradiction,
mais comme quelque chose qui doit être dans l’avenir. » (p. 49)
C’est manifestement cette dernière demi-phrase qui contient la clé
dont Fichte se promet la résolution du cercle décrit ; mais pour
comprendre dans quelle mesure la dimension future de l’appel est
bien susceptible de produire l’effet recherché, il ne sera pas inutile de
refaire brièvement tout le parcours de l’argumentation fichtéenne.
Nous avons vu que le philosophe, dans sa déduction de la conscience
de soi d’individus finis, tombe dans un cercle aussi longtemps qu’il se
cantonne aux actes de conscience de ces individus eux-mêmes. Car
supposer qu’un individu, au moment même où il détermine librement
ses buts, est aussi en mesure de se les représenter sur le mode réflexif
et d’accéder ainsi à la conscience de sa propre subjectivité, renvoie
inévitablement à une autoposition préalable, indéfiniment reconduite.
C’est pourquoi il faut, comme Fichte l’établit à juste titre, un « choc
extérieur », qui permettra à l’individu de se représenter pour la
première fois sa propre activité autonome au moment même où il se
rapporte à un objet qui la limite ; mais un tel objet, qui désamorce la
régression à l’infini, parce qu’il impose par lui-même au sujet pour la
première fois une représentation de sa propre liberté, ne peut être
qu’un autre sujet, entrant avec le premier dans un certain genre de
communication. La forme particulière de cette « libre causalité
réciproque », qui remplace ainsi l’opposition sujet/objet de la
première tentative de déduction, Fichte la décrit provisoirement à
l’aide du concept d’« appel » : le premier sujet se sent appelé par son
vis-à-vis à déployer une activité autonome, de sorte qu’il ne peut
réagir à son tour, au moment de préparer sa propre réponse, qu’en
s’assurant simultanément de sa propre liberté.
Même avec cette reconstruction, il reste à montrer en quoi le fait
que le sujet-destinataire perçoit « le concept de sa libre causalité »
comme quelque chose qui doit exister dans l’avenir, représente bien
l’élément décisif dont Fichte attend la résolution du cercle décrit.
Nous gagnerons ici à examiner d’un peu plus près comment
précisément le philosophe décrit l’acte communicationnel de
l’« appel ». Son analyse porte essentiellement (p. 52) sur les
conditions dans lesquelles le sujet interpellé parvient à comprendre
l’appel comme tel ; le fait même de sa formulation se trouve d’abord
présupposé, la question portant sur les actes de compréhension qui
contribuent à la réussite de la communication du côté du
destinataire. La première de ces conditions est aux yeux de Fichte la
capacité du sujet à distinguer cette forme de motivation, produite par
la formulation d’un appel, de toute contrainte exercée par causalité
naturelle : cette nouvelle causalité n’obéit pas au mécanisme de la
cause et de l’effet, elle passe par un appel à l’« entendement »,
présupposant un « être capable de concepts » (p. 52) qui en serait la
source : autrement dit, la compréhension d’un « appel » implique déjà
un savoir concernant l’existence d’un autre sujet raisonnable. Mais le
sujet-destinataire n’aurait pas encore suffisamment compris ce qui
constitue l’appel en tant que tel, s’il avait seulement conscience qu’il
doit avoir pour auteur un être raisonnable. Il doit aussi se rendre
compte que celui-ci, de son côté, associe à son acte de parole le
postulat qu’il trouvera également dans son interlocuteur un être de
raison, capable de discerner des motifs et donc d’agir librement.
Un appel n’est compris en tant que tel que si l’on suppose qu’il
s’adresse à une personne capable d’y réagir « spontanément » par oui
ou par non. Car sans une telle présupposition, on ne verrait pas quelle
signification particulière il faudrait attribuer à un appel, par
opposition à une simple contrainte physique, par exemple. La
deuxième condition de la compréhension d’un appel consiste donc,
aux yeux de Fichte, en ce qu’il est compris comme un énoncé qui
attend de son destinataire une réaction fondée sur la liberté, une prise
de position raisonnable.
Avec cette clarification supplémentaire, qui s’appuie pour
l’essentiel sur l’interprétation d’un seul paragraphe (p. 52), on
comprend mieux comment Fichte cherche à échapper au cercle de
l’autoréflexion. Son raisonnement vise à déterminer les conditions de
la conscience de soi dans des sujets individuels en les identifiant aux
présupposés dont dépend la compréhension d’un « appel » : un
individu n’est capable de comprendre un appel quelconque que s’il se
perçoit, du point de vue d’un locuteur tenu pour raisonnable, comme
une personne exhortée à agir d’une manière libre et indépendante,
c’est-à-dire à montrer elle aussi une réaction raisonnable. Le fait que
l’appel du locuteur va de pair avec l’attente d’une réponse libre et sans
contrainte explique l’ouverture au futur que comporte pour Fichte le
moment de l’accession à la conscience de soi : l’individu s’assure de sa
propre subjectivité au moment où il se comprend comme destinataire
d’un énoncé qui exige de lui ensuite, c’est-à-dire dans l’avenir, une
réponse sur le mode de l’acte autonome. Si l’on considère en outre
que Fichte, ici, n’entend sans doute pas le terme d’« appel »
[Aufforderung] au sens fort de l’impératif, mais dans le sens affaibli
d’une simple « interpellation », d’une parole adressée [Anrede], alors
les contours de sa thèse se dessinent pour la première fois en toute
clarté : le philosophe, pense-t-il, ne peut expliquer de façon non
contradictoire les conditions de possibilité de la conscience de soi
dans des individus finis que si, au lieu de se référer aux opérations de
réflexion d’un sujet isolé, il part d’une communication entre au moins
deux sujets. Car la contrainte spécifique d’une situation
d’interpellation consiste en ce qu’un individu doit pouvoir s’assurer de
sa propre capacité d’agir de façon autonome, en tant que présupposée
par l’attitude de son vis-à-vis, s’il veut ne serait-ce que comprendre le
sens de son énoncé. On peut dire en substance que les conditions de
possibilité de la conscience de soi coïncident pour Fichte avec les
présupposés implicites de la compréhension d’une parole
interpellative. Une fois atteint ce résultat intermédiaire dans la
reconstruction de l’argumentation de Fichte, nous pouvons
maintenant revenir aux questions que nous avions désignées en
commençant comme les problèmes centraux d’une interprétation de
sa théorie de l’« appel ».

III

Jusqu’à ce point de notre interprétation, il semble ne faire aucun


doute que l’hypothèse fichtéenne de l’« appel » renvoie effectivement à
un acte communicationnel, qui ne peut à son tour être considéré
comme le produit d’opérations subjectives de constitution. Le cadre
transcendantal de la Doctrine de la science se trouverait donc rompu
ici, dans un texte portant sur les contraintes de l’interaction entre
sujets empiriques, parce que la possibilité de la conscience de soi
serait liée à un événement communicationnel qui ne relève pas de la
simple décision individuelle. Cette interprétation intersubjective est
étayée par le fait que Fichte parle d’un « choc extérieur » (p. 49), ainsi
que par sa caractérisation de l’« appel » comme simple « fait 18 »
(p. 51) ; dans les deux cas, l’acte communicationnel est décrit comme
un préalable empirique sans lequel l’individu ne serait jamais en
mesure de s’assurer de sa propre subjectivité. C’est dans la même
direction que pointent aussi la proposition de considérer les deux
individus en présence comme « parties intégrantes de ce qui
arrive comme un tout » (p. 50) et la référence au processus social de
l’éducation : toute démarche éducative comporte cet appel
intersubjectif « à la libre spontanéité » (p. 55) — parce que, pourrait-
on ajouter, tout agir socialisant attend nécessairement du jeune
enfant qu’il soit déjà capable de se donner ses propres fins. Si l’on
rassemble tous ces témoignages et qu’on les ramène à un
dénominateur commun, Fichte semble donc bien tabler sur le fait
social d’une certaine forme d’intersubjectivité, qui, en tant que
présupposé empirique, constituerait une condition centrale de la
possibilité de la conscience de soi individuelle. Avant de remettre
encore une fois en doute la conclusion ainsi suggérée, il convient
d’examiner brièvement à quelle sorte d’intersubjectivité Fichte
pouvait songer en construisant son modèle.
Nous avons déjà vu que le philosophe, avec son concept
d’« appel », ne pouvait avoir en vue un strict impératif, qui aurait
privé le destinataire de cette possibilité de prendre librement position
qui constitue l’objet véritable de l’appel. Il doit au contraire avoir
choisi ce concept spécifique pour souligner le fait que toute parole
adressée à un autre individu comporte une exigence démesurée
[Zumutung], dans la mesure où elle attend de celui-ci la réaction d’un
être doué de raison. Tous les actes communicationnels de langage
représentent donc pour Fichte des « appels », parce qu’ils invitent une
seconde personne à faire usage de sa « libre causalité ». Dans ce sens
affaibli, le modèle de l’intersubjectivité, à l’aide duquel Fichte cherche
ici à rompre le cercle de la conscience de soi, comporte effectivement
des implications normatives : chaque être humain qui s’adresse à son
vis-à-vis sur le mode communicationnel s’engage par
l’accomplissement de cet acte à lui accorder au moins la possibilité de
répondre librement ; et inversement il est fondé à attendre de celui
qu’un tel acte transforme en destinataire une réaction consistant dans
l’usage de sa propre capacité de raison. Mais Fichte, dans ce troisième
paragraphe, ne développe pas son concept de l’« appel » au-delà de
ces premières implications normatives : le modèle unilatéral de
l’interpellation n’a pas encore été élargi aux dimensions d’un modèle
bilatéral de la reconnaissance mutuelle. Ce mouvement, décisif pour
la déduction de la conscience du droit, reste ici à faire. Il serait donc
trompeur de charger l’acte de l’« appel », tel qu’il se trouve décrit ici
par Fichte, de contenus moraux qui vont bien au-delà de ce qu’il avait
en vue. Du seul fait qu’une parole lui est adressée, le destinataire n’est
pas tenu à des actes moraux d’assistance unilatérale — comme le
voudrait l’éthique à fondement phénoménologique développée par
Levinas 19 —, mais seulement, dans un premier temps, à une réaction
dictée par la raison et la liberté. Fichte, dès le paragraphe suivant,
montrera certes qu’une réponse raisonnable à l’interpellation
implique que le destinataire comprenne l’obligation où il se trouve
d’accorder au premier locuteur la même sphère de liberté que celui-ci
vient de lui concéder par l’accomplissement de son acte de langage.
Mais cette conséquence ne constitue pas encore une composante
définitive du concept d’« appel », dont la fonction argumentative, à ce
stade, se borne à esquisser la possibilité intersubjective de sortir du
cercle de la conscience de soi.
Il reste pour finir à se demander si l’idée d’identifier les conditions
transcendantales de la conscience de soi aux présupposés de la
compréhension d’un appel a effectivement permis à Fichte de
résoudre les paradoxes qu’il a lui-même mis en évidence. À cet égard,
il ne faut pas perdre de vue qu’il ne s’agit encore ici que de l’acte
d’autoréflexion que le sujet fini, du point de vue du philosophe
informé, doit pouvoir accomplir pour arriver à une conscience
originelle de sa propre activité autonome. Une difficulté centrale
soulevée par la proposition de Fichte est en vérité qu’elle ne tient pas
compte du fait qu’une conscience élémentaire du Moi se trouve déjà
présupposée dans la compréhension de n’importe quelle
interpellation verbale : pour pouvoir m’identifier comme le
destinataire de l’énoncé de mon vis-à-vis, je dois posséder d’emblée
une conscience quelconque d’un Moi distinct du monde, qui me
permet de me reconnaître comme le sujet visé dans la deuxième
personne du discours que j’entends. La conscience de soi constitue un
phénomène originel, qui ne s’explique pas seulement par la reprise
des perspectives exprimées dans le discours d’un alter ego, mais doit
nécessairement être rapportée à une perception préalable de soi,
effectuée sur un mode non réflexif. Il est intéressant de noter que
cette objection rejoint des questions qui sont aujourd’hui discutées
dans une perspective génétique, à l’intersection de la psychanalyse et
de la recherche expérimentale sur la petite enfance. Dans ce domaine
aussi, un certain nombre de scientifiques d’orientation empirique ont
proposé d’admettre, avant toute interaction entre la personne de
référence et l’enfant, une sorte de sentiment élémentaire de soi, qui
permet seul d’expliquer la perception corporelle des actes
communicationnels de l’environnement 20. Mais de telles réserves
paraissent si évidentes qu’il serait certainement imprudent de
suggérer que Fichte ait pu les ignorer complètement. L’examen du
texte nous amène plutôt à distinguer deux aspects de la conscience de
soi, qui ne présentent pas le même degré de pertinence relativement à
l’explication des conditions de la conscience individuelle du droit : si
Fichte lui-même ne pourrait guère contester que toute forme de
communication langagière doit être précédée par une conscience
préréflexive de son propre Soi, il ne s’intéresse vraiment qu’à cette
sorte de relation réflexive à soi qui consiste dans la conscience d’être
capable d’agir de façon autonome. C’est cet aspect de la conscience de
soi, la conscience de sa propre activité autonome, qu’il a essayé
d’expliquer par sa théorie de l’« appel ». En découvrant qu’une telle
conscience de soi résulte des conditions élémentaires de
compréhension d’une parole interpellative, il a ouvert la voie à une
tradition philosophique qui s’étend de Hegel à Habermas en passant
par G. H. Mead. Mais une fois clarifiée cette distinction entre la
perception élémentaire de soi et la conscience de soi proprement dite
(qui ne doit pas être confondue avec la distinction entre la conscience
épistémique de soi et la conscience pratique de soi), deux questions
restent ouvertes, qui concernent moins le second théorème lui-même
que la suite du texte de Fichte. D’une part, on ne voit pas encore
comment celui-ci peut passer des conditions de compréhension d’une
parole interpellative à l’imputation du savoir mis en jeu par la
conscience de droits individuels, avec toutes les exigences normatives
qu’elle comporte. Car tout ce qu’on a montré, à ce stade, c’est qu’au
moment même où il comprend la parole qui lui est adressée, le sujet
est capable de s’assurer à la fois de sa propre rationalité et de celle de
son partenaire d’interaction, tandis que dans la conscience
individuelle du droit, cette compréhension comporte de surcroît au
moins un savoir pratique concernant le fait que tous les membres
d’une collectivité juridique ont mutuellement borné leur liberté
originelle pour les mêmes raisons normatives. Aussi est-il d’ores et
déjà permis de se demander si Fichte a conçu son analyse des
présupposés pratiques de la compréhension sur une base
suffisamment large pour parvenir au résultat escompté. En tout état
de cause, la conscience individuelle du droit implique plus de savoir
que ce qu’il a été possible de mettre en évidence dans cet acte de
ressaisie de soi qui accompagne nécessairement la compréhension
d’une interpellation intersubjective. La deuxième question encore non
résolue à ce stade concerne un problème qui traverse comme un fil
rouge l’ensemble de notre exposé, sans avoir été jamais directement
thématisé comme tel. En ne traitant que de la conscience d’individus
empiriques et finis, Fichte base son analyse transcendantale de la
conscience du droit sur une prémisse méthodologique qui brouille le
statut des structures intersubjectives mises en jeu : car il se pourrait
après tout que l’acte intersubjectif de l’« appel » ne possède que du
point de vue des sujets finis un caractère extérieur, transsubjectif,
tandis que le philosophe informé saurait parfaitement ce qu’il en est
de la constitution transcendantale de ce fait, qui ne serait donc
« extérieur » qu’en apparence. C’est la façon de résoudre cette
ambivalence qui permettra de décider si Fichte dans son Fondement
du droit naturel est resté tributaire du cadre monologique de la
Doctrine de la science, ou s’il s’est déjà avancé sur le terrain d’une
convention intersubjectiviste : si l’acte intersubjectif de l’« appel »,
compris ici comme la condition nécessaire de la conscience du droit,
apparaissait aussi au philosophe qui l’analyse comme un fait
préalable ou extérieur, comme un fait qui ne résulte donc pas déjà
d’un acte constitutif du sujet, alors la voie serait vraiment ouverte vers
une théorie de l’intersubjectivité ; mais si en revanche cet acte se
révélait au regard informé du philosophe comme un fait qui n’a que
l’apparence de l’extériorité, et qui est en vérité le fruit de l’activité
transcendantale du sujet, alors il faudrait dire que les prémisses
monologiques ont été conservées au fil de l’évolution de l’œuvre
fichtéenne, et que la théorie de l’intersubjectivité s’intègre ici dans un
programme de philosophie transcendantale. Il n’est pas possible de
trancher cette question à partir des quelques pages dans lesquelles
Fichte expose et justifie le deuxième théorème de son texte sur le
droit naturel. Mais une série de passages ultérieurs, qui présentent
l’articulation de l’analyse transcendantale avec la doctrine du droit
proprement dite, suggèrent plutôt cette seconde lecture en termes
d’une philosophie du sujet. Car le philosophe semble ici revenir de
l’idée d’une multiplicité de sujets se constituant réciproquement à
l’unité d’un sujet universel qui produit le monde 21. La tension ainsi
décrite ne fait pas seulement le charme de la théorie de
l’intersubjectivité développée dans le texte de Fichte ; elle montre
aussi pourquoi celui-ci ne peut être sans réserve considéré
aujourd’hui comme le père fondateur de la tradition
intersubjectiviste.
Chapitre III

DU DÉSIR À LA RECONNAISSANCE

La fondation hégélienne de la conscience de soi

Il n’est guère de texte dans l’œuvre de Hegel qui ait d’emblée


suscité un intérêt aussi vif que le chapitre sur la « conscience de soi »
dans la Phénoménologie de l’Esprit. Si difficile, si inaccessible soit
l’ouvrage dans son ensemble, ici, où l’Esprit, selon les propres termes
de Hegel, devait passer « de la nuit vide de l’au-delà suprasensible
dans le grand jour spirituel de la présence » (p. 150 1), la
compréhension semblait enfin trouver un point d’appui. Le récit de
l’expérience de l’Esprit se découvrant lui-même prenait d’un coup des
couleurs plus vives, la conscience de soi solitaire se voyait
inopinément rejointe par des co-sujets, ce qui n’était jusque-là qu’un
processus cognitif abstrait se transformait dans le drame social d’une
« lutte à mort » — bref, ici se trouvaient réunis tous les éléments
susceptibles d’apporter à la faim de réalité de la philosophie post-
idéaliste une matière plus concrète et plus décorative. Les disciples
directs de Hegel tirèrent déjà parti de ce chapitre pour ramener sa
philosophie spéculative du royaume éthéré des idées et des concepts
sur le terrain de la réalité sociale ; de Lukács à Kojève, en passant par
Brecht, les tentatives n’ont plus cessé depuis pour découvrir dans la
séquence désir-reconnaissance-lutte l’ébauche d’un scénario politique,
historiquement situable.
Toutefois, cette insistance sur la dimension concrète et palpable
comportait toujours le danger de laisser l’interaction conflictuelle
occulter le noyau argumentatif du chapitre. Pour Hegel, il ne
s’agissait pas seulement de démontrer que les sujets doivent entrer en
lutte sitôt qu’ils prennent conscience de leur dépendance à l’égard de
leur vis-à-vis social. Il voulait autre chose et bien davantage : prouver
à l’aide de sa méthode phénoménologique qu’un sujet ne peut accéder
à la « conscience » de son propre « Soi » qu’en s’engageant dans une
relation de « reconnaissance » avec un autre sujet. Les objectifs de
Hegel étaient beaucoup plus fondamentaux que l’interprétation
historicisante ou sociologisante ne voulait l’admettre : ce qui
l’intéressait, ce n’était pas un événement historique ou un processus
conflictuel, mais un fait véritablement transcendantal, qui devait
signaler une condition de toute socialité humaine. Si le chapitre de la
Phénoménologie sur la « conscience de soi » décrit un processus socio-
historique, ce processus ne commence qu’après que ce soit produit ce
qui réellement importe à Hegel : le sujet est suffisamment sorti de
l’auto-référentialité du désir pour avoir conscience du lien de
dépendance qui l’attache à son vis-à-vis humain. C’est le passage de
l’être naturel à l’être spirituel, de l’animal humain au sujet rationnel,
rien de moins, que Hegel entreprend de présenter ici : et tout ce qui a
trait au conflit social, dans la suite du chapitre, ne doit être compris
que comme un déploiement processuel des implications qu’entraîne
pour l’homme la dimension spirituelle ainsi mise en évidence.
J’essaierai dans les pages suivantes de reconstruire la
démonstration décisive dans l’argumentation de Hegel : le passage du
« désir » à la « reconnaissance ». Combien l’entreprise est malaisée,
c’est ce que suffit à montrer la longue série de lectures qui, sans y
regarder de trop près, parviennent à des interprétations très
personnelles, pour ne pas dire fantaisistes, de ce texte 2. Un des motifs
de cette tendance à la hâblerie tient peut-être au déséquilibre
quantitatif entre ce raisonnement central et le reste du chapitre : des
quarante pages qu’occupe le chapitre sur la « conscience de soi », une
et demie seulement sont effectivement consacrées à la thèse selon
laquelle la conscience de son propre Soi requiert la reconnaissance
par un autre Soi. Je placerai ces quelques lignes au centre de ma
reconstruction, en éclairant d’abord le point de départ du « désir » (I),
pour ensuite expliquer la transition interne à la « reconnaissance »
(II). À l’issue de cette interprétation qui restera au plus près du texte,
il apparaîtra que Hegel dispose de plus d’un argument pour établir
que l’accès à la conscience de soi est lié à la reconnaissance
intersubjective.

On sait que Hegel, dans sa Phénoménologie, présente selon deux


perspectives le processus par lequel nous parvenons à discerner les
présupposés de tout savoir : selon la perspective du philosophe en
position d’observateur, et selon celle des sujets concernés. Chaque
étape dans l’accomplissement de cet acte de discernement doit être
restituée de telle sorte qu’elle devienne compréhensible, non
seulement pour l’observateur supérieur, mais aussi pour les acteurs
impliqués. Le point de départ du présent chapitre réside dans le
constat que les deux parties, au cours des étapes précédemment
décrites par Hegel, ont déjà appris à reconnaître combien l’objet de la
connaissance est dépendant de leur propre intervention, de leurs
propres actes ; ils ne trouvent plus le monde des objets face à eux
comme un simple « donné », dont ils doivent s’assurer du dehors, il
s’est dévoilé comme la « modalité » dans laquelle ils se rapportent à
lui : « Désormais cependant est né quelque chose qui n’était pas
advenu dans les rapports antérieurs [de la certitude sensible, de la
perception et de l’entendement (A. H.)], savoir, une certitude qui est
identique à sa vérité, étant donné que la certitude est pour elle-même
son propre objet, et que la conscience est pour elle-même le vrai. »
(p. 143)
Pour Hegel, cela signifie d’abord que le sujet peut savoir qu’il est
lui-même la source autorisée de son savoir sur le monde : tout ce qu’il
peut découvrir en fait de « vérité » sur la réalité, il le doit non pas à un
constat passif, mais à un acte de conscience actif, par lequel il a
préalablement constitué son prétendu « objet ». En un sens,
l’observateur et le sujet observé sont ainsi parvenus à ce point du
processus cognitif que Kant avait mis en exergue dans sa philosophie
transcendantale ; de sorte que les deux parties sont amenées à se
demander maintenant de quelle nature est le savoir que des sujets
peuvent avoir d’eux-mêmes en tant qu’auteurs d’énoncés véridiques.
Le « Soi », à la conscience duquel Hegel va s’intéresser par la suite,
est donc l’individu rationnel, qui sait déjà d’une manière abstraite que
ses actes de connaissance comportent une part de production, de
constitution du monde.
Hegel cherche à résoudre le problème ainsi esquissé en
permettant à l’observateur phénoménologue, selon un schéma
désormais éprouvé, d’anticiper les niveaux d’expérience que le sujet
impliqué devra effectivement traverser. Dans la perspective du
premier, on distingue aisément quel défaut ou quelle insuffisance
caractérisent d’emblée le nouveau stade, et contraindront le sujet
observé à s’engager dans le processus d’expérience suivant : pour
posséder effectivement une conscience de soi, le sujet devrait se
connaître lui-même dans son rôle actif, en tant que producteur du
réel. Tant qu’il ne se connaît que comme cette « conscience » qui
d’après Kant doit accompagner toutes les « représentations », il ne
s’est pas encore découvert dans son activité propre, constitutive de
l’objet. Avoir conscience que toute réalité est en dernière instance le
contenu de mon état mental ne suffit pas à m’assurer réellement de
mon activité synthétisante et causatrice. Au contraire, je me
représente dans cette position ma conscience aussi ponctuelle et
passive que l’attention mentale que je lui porte à cet instant 3. C’est
pourquoi Hegel, avec une évidente intention critique à l’adresse de
Kant et Fichte, parle ici d’un simple doublement de la conscience :
« [Mais] dès lors qu’elle [la conscience de soi] ne différencie de soi
qu’elle-même en tant qu’elle-même, la différence est pour elle
immédiatement abolie en tant qu’être-autre ; la différence n’a pas
d’être, ce qu’il y a, c’est seulement la tautologie immobile du : Je suis
Je ; dès lors que la différence n’a pas non plus pour elle la figure de
l’être, elle n’est pas conscience de soi. » (p. 144)
Entre le genre de conscience que j’ai de mes activités mentales, et
ces activités elles-mêmes, il doit exister une différence qui ne peut
déjà être présente au stade initial de la conscience de soi ; il me
manque pour cela une expérience qui pourrait me faire comprendre
que mes actes de conscience, à la différence de l’attention flottante
qui accompagne mes pensées habituelles, possèdent un caractère
actif, capable de transformer la réalité. L’observateur philosophe qui
connaît les insuffisances de ce premier stade de la conscience
esquisse donc par anticipation le genre d’expérience qui serait
nécessaire pour prendre conscience de cette différence. D’une façon
qui paraît ici encore très surprenante, il choisit pour désigner ce
deuxième stade le concept de désir, c’est-à-dire un terme qui ne
renvoie pas à une activité mentale, mais à une activité corporelle.
Avant de pouvoir parvenir à une telle posture, qualifiée d’« érotique »
par Brandom 4, le sujet impliqué doit d’abord apprendre par lui-
même à appréhender la réalité comme quelque chose vers quoi il tend
dans le but de satisfaire des besoins élémentaires. Cette étape
intermédiaire, qui doit éclairer ce qui amène les sujets observés à
adopter la posture du « désir », Hegel l’explique à l’aide du concept de
la vie : celui-ci occupe ici une position-clé, car sans lui nous ne
comprendrions pas la transition qui oblige les individus à prolonger
le processus d’exploration de leur conscience de soi.
Hegel avait déjà parlé de la « vie » dans le chapitre précédent, où
l’« entendement » était introduit comme une forme du savoir de
l’objet, supérieure à la « perception » (Partie A, chap. III).
Comprendre, avec l’aide de l’entendement, l’ensemble du réel comme
« vie », cela ne signifiait pas seulement soumettre les données
disparates de la perception à la « force » d’un principe unitaire, mais
avant tout apprendre à comprendre l’action synthétisante de sa
propre conscience dans cette nouvelle sorte de savoir. En ce sens, la
production de la catégorie de la vie représentait le tournant qui créait
les présupposés nécessaires du chapitre qui nous occupe, car le sujet
commence désormais à interpréter le monde comme dépendant de sa
propre connaissance, et ainsi à développer une « conscience de soi ».
Or, d’une manière surprenante, cette catégorie de la vie réapparaît
maintenant dans ce nouveau contexte, à l’endroit précis où doit être
ménagé le passage de la première forme vide, ou simplement
dédoublée, de la conscience de soi, à une forme seconde, supérieure :
après que l’observateur a établi par anticipation que le sujet ne pourra
parvenir à une meilleure conscience de son « Soi » que dans la
posture du désir, le texte s’attache à exposer toutes les implications du
concept de vie, dans une analyse qui est clairement marquée comme
un acte de réflexion du sujet impliqué : « Ce que la conscience de soi
distingue de soi-même comme étant a, dans la mesure de sa position
d’étant, non seulement chez soi la modalité de la certitude sensible et
de la perception, mais est être réfléchi en soi, et l’objet du désir
immédiat est quelque chose de vivant. » (p. 145) On doit conclure de
cette phrase que Hegel entreprend ici de nous présenter le sujet
observé au moment où il commence à tirer les conséquences, pour sa
propre compréhension de soi, du concept de vie précédemment
développé : alors qu’il ne pouvait jusqu’à présent se représenter ce
« Soi » que d’après le modèle que lui fournissait l’observation
purement passive de ses activités mentales, de ses « représentations »,
c’est-à-dire comme un Moi non situé, privé de monde et de corps, il
commence maintenant à se comprendre lui-même à partir de son
rapport d’opposition avec la notion, déjà disponible sur un plan
cognitif, du « vivant ». Ce que l’observateur sait déjà — que le sujet
doit passer à une attitude désirante pour accéder à une meilleure, à
une plus complète conscience de soi — ce sujet lui-même ne le
découvre que progressivement, en appliquant par la réflexion le
concept de vie à son propre rapport au monde. Il découvre que son
Soi n’est pas une conscience sans lieu, ponctuelle, mais se rapporte
par son action pratique à la réalité organique : face à un monde plein
de vie, il ne peut plus se comporter sur un mode purement
épistémique, il doit intervenir activement, comme un être vivant qui
se reproduit d’une manière naturelle. Dans cette mesure, nous
pouvons nous accorder avec le constat méthodologique de Frederick
Neuhouser quand il dit que le sujet fait ici une expérience
transcendantale 5. Celui-ci découvre rétrospectivement qu’il n’a été en
mesure de concevoir la notion de « vie » que parce qu’il a d’abord
rencontré l’objet dans l’attitude pratique de sa saisie active.
Avant de pouvoir attribuer une telle expérience à son sujet, Hegel
doit certes avoir développé le concept de « vie » jusqu’au point où ses
conséquences pour la relation individuelle au monde apparaissent
comme par elles-mêmes ; car la transformation qui s’opère au cours
de la réflexion sur ce concept ne doit pas consister seulement en une
détermination extérieure identifiée par l’observateur, mais bien en
une conclusion interne tirée par le sujet observé lui-même. Dans la
réflexion sur ce qu’il en est de cette unité du réel produite à l’aide de
la catégorie de la vie, l’individu ne peut s’empêcher d’établir
simultanément deux choses : il constate que le monde qu’il a lui-
même construit constitue un tout qui se conserve par une
transformation permanente, qu’il est une totalité de genres, dans
lesquels les caractères génériques se reproduisent constamment à
travers le cycle de vie des individus : « C’est l’ensemble de ce circuit
qui constitue la vie […] c’est le tout qui se développe et qui dissout
son développement et qui se conserve simplement dans ce
mouvement. » (p. 147 sq.) Mais comme seule la conscience
individuelle peut avoir connaissance de cette spécificité du vivant, de
son caractère générique, le sujet doit en même temps constater qu’il
se trouve partiellement exclu de ce processus vital. En tant que doué
de conscience, il semble d’une autre nature catégoriale que ce à quoi
il attribue désormais la qualité de genre vivant : « … dans ce résultat,
la vie renvoie aussi à un autre que ce qu’elle est, savoir, à la
conscience pour laquelle elle est en tant que cette unité, en tant que
genre. » (p. 148) Arrivé à ce point, résultat provisoire de l’application
à soi-même du concept de vie par le sujet impliqué, le texte de Hegel
devient particulièrement obscur. La difficulté bien connue, liée au fait
que le lecteur ne sait pas si les déterminations dégagées doivent être
comprises simplement comme des caractérisations effectuées par
l’observateur ou déjà comme des résultats acquis par le sujet observé
à travers sa propre expérience, cette difficulté se trouve ici redoublée.
La formule de Hegel est la suivante : « Mais cette autre vie, pour
laquelle le genre est en tant que tel et qui est pour soi-même genre, la
conscience de soi, n’est d’abord quant à soi que comme cette essence
simple, et se prend elle-même pour objet en tant que pur Je ; nous
verrons que dans son expérience, que nous allons maintenant
examiner, cet objet abstrait gagnera pour elle en richesse, et
connaîtra le déploiement que nous avons vu s’agissant de la vie. »
(p. 148) Je comprends la première partie de la première phrase de cet
énoncé compact comme une anticipation du résultat auquel doit
parvenir le sujet observé, tandis que la deuxième partie de la phrase,
introduite par un « d’abord », enregistre l’état actuel de sa conscience
de soi : pour l’instant l’individu impliqué comprend encore son propre
« Soi » sur le modèle d’une pure conscience non située, mais en
s’élevant au point de vue de l’observateur il arrivera lui aussi à se
comprendre comme membre individuel d’un genre vivant. Hegel veut
dire maintenant que le sujet se trouve contraint de passer ainsi d’une
pure conscience de soi à une conscience de soi « vivante », pour
autant qu’il reconnaît dans la réalité vivante qu’il a construite le
même mouvement vital qui l’anime lui-même ; il ne peut en quelque
sorte s’empêcher de découvrir rétrospectivement dans son propre Soi,
au miroir du concept qu’il s’est fait du processus de vie organique, les
traits naturels qu’il partage avec cette réalité dont il est l’auteur. Mais
Hegel escamote ce niveau intermédiaire — où le sujet découvre sa
propre naturalité à partir du caractère vivant de l’objet qu’il a lui-
même produit —, et passe directement à l’attitude par laquelle le sujet
observé confirme sa nouvelle découverte : dans le « désir », l’individu
s’assure de lui-même comme conscience vivante, qui partage certes
avec toute réalité les caractéristiques de la vie, mais lui reste
supérieure dans la mesure où elle la tient sous sa dépendance. De ce
point de vue, le désir est la forme de manifestation corporelle par
laquelle le sujet s’assure qu’il possède en tant que conscience des
traits vivants et naturels : « La conscience de soi n’a de certitude
d’elle-même que par l’abolition de cet autre qui s’expose, se présente à
elle-même comme existence autonome ; elle est désir. » (p. 148)
Au concept de « désir », qui dessine le deuxième degré de la
conscience de soi, Hegel associe manifestement une vaste critique de
la philosophie de la conscience de son temps. Quand la philosophie
transcendantale de Kant ou le système de Fichte présentent la
conscience de soi comme une conscience qui s’observe elle-même, ce
n’est pas seulement son côté actif, synthétique, qui se trouve occulté.
Le sujet, autrement dit, ne perd pas seulement la possibilité de
découvrir son propre Soi comme l’instance active qui garantit le vrai :
une telle approche suggère aussi que ce Soi rationnel dont le sujet
doit prendre connaissance est dépourvu de toute détermination
naturelle, et donc de toute vie organique. La philosophie de la
conscience, semble vouloir dire Hegel, refuse au sujet l’expérience
directe, immédiate, de sa propre corporéité. C’est aussi pour
combattre cet antinaturalisme de ses contemporains idéalistes que
Hegel intègre le stade du « désir » dans le processus d’acquisition de
la conscience de soi. Dans l’attitude ainsi décrite, le sujet s’assure de
sa nature biologique d’une manière qui exprime en même temps sa
supériorité à l’égard du reste des vivants ; d’être capable de distinguer
dans cet environnement organique entre ce qui lui est bénéfique et ce
qui lui est contraire lui donne aussi la certitude permanente de se
distinguer en tant que porteur d’une conscience. L’activité désirante,
c’est-à-dire la satisfaction de besoins organiques élémentaires, produit
donc pour Hegel un double effet relativement à la conscience de soi :
le sujet s’éprouve à la fois comme partie de la nature, parce qu’il est
intégré dans le « mouvement de la vie » et en subit les déterminations
hétéronomes, et comme son centre actif et organisateur, parce qu’il
peut grâce à sa conscience y opérer des discriminations essentielles.
Peut-être pourrait-on même dire que Hegel, avec son concept de
« désir », veut montrer combien l’homme a d’abord conscience de sa
« position excentrique » (Helmuth Plessner) : tant qu’il se comprend
lui-même comme un être qui cherche à satisfaire ses besoins, qui
déploie son activité dans le cadre de ses besoins, il possède un savoir
immédiat de ce double statut, qui l’installe à la fois à l’intérieur et à
l’extérieur de la nature.
Il importe d’être au clair sur ces effets du « désir », parce que de
nombreux commentateurs tendent à dénigrer ce deuxième stade
comme quelque chose de purement négatif qu’il faudrait dépasser.
Hegel me semble au contraire insister sur le fait que l’expérience liée
à la satisfaction des pulsions produit une conscience de soi infiniment
plus riche et plus complexe que la forme précédente : au lieu que le
sujet s’éprouve lui-même comme une conscience ponctuelle, qui reste
toujours présente dans toutes ses activités mentales, la satisfaction de
ses désirs lui apporte la certitude immédiate d’un Soi à qui est
assignée une place excentrique dans la nature. Parce que cette forme
de conscience de soi rend justice à la nature biologique de l’homme,
Hegel est convaincu que son apport fondamental ne devra plus être
abandonné : quelles que soient par la suite les conditions nécessaires
pour que le sujet prenne adéquatement conscience de lui-même, elles
devront toujours inclure la conscience d’être un « membre vivant » de
la nature. Mais plus les pouvoirs du « désir » sont ainsi valorisés, plus
il importe de savoir contre quel obstacle se manifeste finalement
l’insuffisance de ce stade de la conscience de soi. Un seul bref
paragraphe suffit à Hegel pour justifier la nécessité de passer de là à
un stade supérieur (p. 148 sq.) ; c’est à ces quelques lignes que nous
nous intéresserons dans la prochaine étape de notre reconstruction.

II

À peine Hegel a-t-il exposé la signification essentielle du désir


pour la conscience de soi, qu’il entreprend déjà d’esquisser les raisons
de l’échec de l’expérience liée au désir. Contrairement à ce qui se
passait dans le passage au désir, c’est-à-dire du premier au deuxième
degré de la conscience de soi, il manque ici une distinction claire
entre la perspective de l’observateur et celle de l’acteur. Hegel
n’esquisse pas d’avance, d’un point de vue philosophique, le but de
l’étape suivante pour ensuite amener le sujet lui-même à effectuer cet
apprentissage : les deux processus, cette fois-ci, semblent en quelque
sorte coïncider. Le point de départ de cette analyse extrêmement
sommaire, on pourrait même dire précipitée, est le bilan du bénéfice
du désir. Dans cette attitude, le sujet est sûr de la « nullité » de ce qu’il
a devant lui, de la réalité vivante, il se sait, dans sa position
excentrique, supérieur au reste de la nature. La manière appropriée
d’exprimer cette supériorité consiste pour lui, en tant qu’animal
humain, à satisfaire son besoin dans la consommation de l’objet
naturel. Dans le désir, dit Hegel, le Soi se donne « la certitude de soi-
même, comme certitude vraie, c’est-à-dire comme une certitude
devenue telle pour elle de manière objectale. » (p. 148) Le
renversement s’opère dès la phrase suivante, où Hegel dit
laconiquement : « Mais dans cette satisfaction elle fait l’expérience de
l’autonomie de son objet. » (ibid.) Il écrit encore plus clairement,
quatre lignes plus loin, que la conscience de soi « ne peut donc pas
abolir l’objet en ayant une relation négative à lui ; ce faisant, elle le
réengendre plutôt, de même que le désir. » (ibid.) Il est clair que
Hegel veut ainsi mettre en évidence dans l’attitude du désir une
composante d’auto-mystification : le sujet s’illusionne sur son propre
compte, il opère, pourrait-on dire, avec des idées fausses sur sa
relation au monde, quand il croit pouvoir anéantir l’objet dans la
satisfaction du besoin, dans l’assouvissement de ses désirs. Mais
savoir pourquoi une telle auto-mystification doit amener le passage à
un nouveau stade, pourquoi la déception provoquée par l’autonomie
de l’objet doit conduire à la rencontre avec l’Autre et à la
reconnaissance, c’est une question autrement plus difficile à
résoudre ; presque toutes les interprétations que je connais se tirent
d’affaire, face à ce passage, par des assimilations métaphoriques ou
par des constructions auxiliaires passablement éloignées du texte 6.
Il est d’abord nécessaire de préciser en quoi consiste selon Hegel
le déficit du désir relativement à la conscience de soi : la référence à
l’auto-mystification ne peut valoir ici que comme une première
indication, qui pointe certes la direction dans laquelle il convient de
chercher, mais ne contient pas encore la solution elle-même. En tant
que lecteurs qui suivons les indications de mise en scène de
l’observateur philosophique, nous savons déjà ce qu’il en est de ce Soi
dont le sujet observé doit arriver à prendre conscience à travers les
stades analysés jusqu’à ce point du texte : ce sujet doit effectivement
prendre possession de lui-même, il doit par lui-même éprouver qu’il
est cet acteur rationnel, constitutif du réel, dont il n’avait
connaissance au début du chapitre que d’une manière générale et
abstraite ; nous pouvons dire aussi que le Moi doit arriver à se
comprendre dans l’activité constructive par laquelle il produit un
monde objectif. Mais en même temps, la conscience de soi se voit
adresser au cours de cette expérience une exigence nouvelle, dont le
sujet ne pouvait encore rien savoir au commencement : parce que le
sujet a été amené par déduction « transcendantale » de son propre
concept de la réalité vivante à se projeter dans la nature comme un
être de consommation, il doit maintenant pouvoir éprouver l’activité
par laquelle il produit la réalité non plus seulement comme une
particularité de son Soi, mais comme un caractère fondamental du
genre humain dans son ensemble. En effet, la découverte du caractère
générique de la vie, la découverte donc que la réalité naturelle existe
indépendamment de la perpétuation de ses composantes
individuelles, oblige aussi le sujet à comprendre son propre Soi
comme l’instanciation d’un genre entier, à savoir du genre humain.
Au premier stade, où la conscience en quelque sorte s’accompagne et
s’observe elle-même, le sujet était encore aussi éloigné que possible
d’une telle forme de conscience de soi ; au deuxième stade, poussé par
les implications rationnelles de son propre concept de la vie, il
pouvait s’avancer au moins jusqu’au seuil où il commençait à se voir
intégré dans la nature comme un être supérieur doté d’une
conscience. Il se comprenait comme un Soi naturel, organique, qui,
en satisfaisant ses besoins, acquiert la certitude de pouvoir anéantir le
reste de la nature. De cette hypothèse ontologique, à présent, Hegel
affirme brusquement qu’elle doit nécessairement échouer, parce que
la réalité naturelle continue à subsister malgré tous les actes de
consommation. Si frénétiquement que le sujet entreprenne de
satisfaire ses désirs, le « processus de la vie » dans son ensemble se
perpétue malgré l’anéantissement de ses composantes particulières,
de sorte que l’objet conserve son « autonomie ». À proprement parler,
l’insuffisance de l’expérience du « désir » est double : premièrement,
elle suscite dans le sujet un fantasme de toute-puissance qui lui fait
croire que toute réalité est un produit de l’activité de sa propre
conscience individuelle, et, deuxièmement, elle l’empêche par là de se
comprendre comme membre d’un genre. Malgré tous les avantages
substantiels que ce stade apporte à la conscience de soi, il est donc
voué à l’échec dans la mesure où il génère la fausse représentation
d’un Soi omnipotent. Le sujet, dans le cadre du désir, ne peut se
comprendre ni comme producteur de la réalité, ni comme membre
d’un genre, parce que la réalité dans sa totalité vivante n’offre aucune
prise à l’activité par laquelle il satisfait ses besoins d’une manière
purement individuelle.
Les termes que je viens d’employer : « fantasme de toute-
puissance », « omnipotence », ont été délibérément choisis pour
permettre une comparaison avec l’ontogenèse, qui pourrait se révéler
utile en l’occurrence. L’ingénieux psychanalyste Donald Winnicott a
décrit l’univers du nourrisson comme un état dans lequel l’enfant
obéit au besoin quasi ontologique de se prouver à lui-même que son
environnement dépend de ses propres intentions. En détruisant les
objets à sa portée, il veut démontrer que la réalité obéit à son pouvoir
absolu 7. Ce qui m’intéresse dans ces observations, ce n’est pas leur
degré d’exactitude empirique, mais seulement la question de savoir si
elles peuvent en quelque manière contribuer à éclairer le propos de
Hegel. Sans il est vrai se référer à l’ontogenèse, mais en considérant
cependant le vécu du sujet observé, Hegel semble vouloir dire la
même chose que Winnicott : en cédant à ses pulsions de
consommation, ce sujet essaye de se donner la certitude individuelle
que la réalité qui lui fait face n’est rien d’autre qu’un produit de son
activité mentale, alors même qu’il découvre, selon les termes de
Hegel, que le monde conserve son « autonomie », parce qu’il est
indépendant de la perpétuation de ses composantes particulières.
Chez Winnicott, le nourrisson arrive à sortir de sa phase omnipotente
quand il apprend à voir dans sa mère ou dans la personne de
référence un être qui réagit à ses actes destructeurs d’une manière
intentionnellement différenciée. Selon les circonstances et l’humeur,
la mère ou la personne de référence répondra tantôt avec
compréhension, tantôt par une rebuffade aux attaques de l’enfant, de
sorte que celui-ci va progressivement apprendre à accepter à côté de
lui une autre source d’intentionnalité, dont il doit faire dépendre son
emprise sur le monde. Ce raisonnement de Winnicott nous offre une
clé pour comprendre la réflexion par laquelle Hegel cherche à
expliquer le passage du deuxième au troisième stade de la conscience
de soi.
La phrase qui dans le texte de Hegel suit immédiatement le
constat de l’échec du « désir » est sans doute la plus difficile que nous
réserve le chapitre sur la « conscience de soi » ; sans que ce
mouvement soit annoncé par l’observateur informé, il est affirmé ici
que le sujet, pour accéder à la pleine conscience de soi, a besoin d’un
vis-à-vis qui accomplit maintenant « sur lui » la négation que le sujet
avait auparavant accomplie sur la réalité naturelle : « C’est pourquoi,
en vertu de l’autonomie de l’objet, elle [la conscience de soi] ne peut
parvenir à la satisfaction que dès lors que celui-ci accomplit lui-même
la négation sur lui ; et il faut qu’il accomplisse cette négation de soi-
même à même soi, car il est en soi le négatif, et doit nécessairement
être pour l’autre ce qu’il est. » (p. 148 sq. 8) Il convient peut-être de
commencer par se demander quel est ce besoin dont Hegel affirme
qu’il ne peut être satisfait que dans les conditions d’une négation
réciproque. Il ne peut plus s’agir de cette pulsion organique qui
s’exprimait dans le « désir » précédemment analysé, puisque celui-ci
trouvait déjà sa satisfaction dans la consommation du monde
naturel ; malgré la déception qu’il s’infligeait à lui-même, le sujet
parvenait du moins à tirer de la réalité, conformément à ses propres
préférences, les matériaux susceptibles de satisfaire ses besoins
animaux ou « érotiques ». Non, Hegel doit penser ici à un besoin plus
profondément ancré, également contenu dans le « désir », un besoin
que nous pouvons appeler « ontologique », parce qu’il a pour objet la
confirmation d’une certaine conception du caractère ontologique de
la réalité. Dans l’activité destructrice qui devait satisfaire son désir, le
sujet cherchait à se conforter dans la certitude de la « nullité » du
monde, de son caractère simplement produit. De ce besoin
ontologique, qui a été précédemment déçu, Hegel affirme à présent
qu’il ne peut être satisfait qu’aux deux conditions suivantes : le sujet
qui l’éprouve doit d’une part rencontrer un élément de la réalité qui
accomplisse spontanément sur lui-même la négation que le sujet
accomplissait auparavant sur lui, et d’autre part ce premier sujet doit
de son côté opérer une telle négation sur lui-même ou vis-à-vis de lui-
même 9.
On verra aisément dans cette idée complexe une manière de
marquer la nécessité pour le sujet observé de rencontrer un autre
sujet, une seconde conscience : car le seul « objet » qui soit par lui-
même en mesure d’accomplir une négation, ce ne peut être qu’un être
également doté d’une conscience. Dans cette mesure, la phrase par
laquelle Hegel commence à caractériser le troisième stade de la
conscience de soi ouvre clairement un nouveau registre dans le
processus d’expérience du sujet. Celui-ci ne se voit plus seulement
confronté à la réalité vivante, mais rencontre au sein de cette réalité
un acteur qui est lui-même capable de nier consciemment son propre
monde. Ce qui est plus difficile à comprendre qu’un tel virage vers
l’intersubjectivité, c’est la remarque de Hegel selon laquelle ce second
sujet doit manifestement pouvoir opérer une négation vis-à-vis du
premier, du sujet observé, pour que la satisfaction du besoin
ontologique puisse avoir lieu. C’est du moins ainsi qu’on interprète
traditionnellement la formule selon laquelle le nouvel « objet »
effectue une « négation sur lui ». Mais nous ferons mieux de ne pas
prendre cette idée au pied de la lettre, comme si Hegel pensait à un
acte de destruction ou à un geste de consommation dicté par des
pulsions. Il faut plutôt comprendre « sur lui » au sens de « sur lui-
même », de sorte que la formulation de Hegel viserait à imputer au
deuxième sujet une sorte d’autonégation. Le premier sujet rencontre
dans le deuxième un être qui, à partir de sa négation ou en réaction à
elle, opère à son tour une négation sur lui-même. À tout le moins, une
telle interprétation permet de comprendre pourquoi le besoin
ontologique du sujet observé ne peut être satisfait que dans la
rencontre avec l’autre. Avec ce deuxième sujet qui n’entreprend de se
nier, ne se décentrer, que parce qu’il prend conscience de la négation
que lui oppose le premier, celui-ci découvre en effet un élément de la
réalité dont il peut transformer la condition par sa seule présence. En
reprenant le parallèle avec la thèse de Winnicott, nous pouvons dire
que le sujet découvre dans l’autre un être qui, à travers son acte
d’autolimitation, lui révèle sa dépendance « ontologique ».
Hegel, cependant, ne s’en tient pas à ce premier mouvement de
négation : il lui donne pour pendant et complément un mouvement
de négation de la part du sujet observé. Ce n’est pas seulement l’alter
ego qui accomplit ici une sorte d’autolimitation, mais aussi et du
même coup cet ego dont le philosophe retrace l’expérience. Avec ce
deuxième pas, Hegel ne fait que tirer la conséquence de ce qu’il a dit
précédemment. Si le second sujet se nie lui-même parce qu’il a
rencontré en la personne du premier un être du même genre que lui,
alors celui-ci doit à son tour opérer une autolimitation similaire, sitôt
qu’il découvre ce congénère. Au type de rencontre intersubjective qu’il
met en scène ici comme une condition nécessaire de la conscience de
soi, Hegel attribue donc une forme de stricte réciprocité : à l’instant
où ils se rencontrent, les deux sujets doivent chacun accomplir une
négation vis-à-vis de soi-même, consistant à prendre leurs distances
relativement à leur être propre. Si nous complétons cette pensée par
la détermination kantienne du « respect » comme ce qui « porte
préjudice à mon amour-propre 10 » ou qui le nie, nous voyons
apparaître pour la première fois ce que Hegel visait en introduisant
cette relation intersubjective. La rencontre entre deux sujets ouvre
une nouvelle sphère d’action dans la mesure où ils se trouvent chacun
contraints d’accomplir un acte de limitation de leur désir « égoïste »,
sitôt qu’ils découvrent l’autre. À la différence de la forme d’action de
la satisfaction des désirs, où la réalité vivante restait en dernière
instance inentamée, l’interaction donne spontanément lieu à un
changement d’état pour les deux personnes impliquées dans l’action :
l’ego et l’alter ego réagissent l’un à l’autre en limitant ou en niant leur
propre désir égocentrique de telle manière qu’ils puissent se
rencontrer indépendamment de tout projet de consommation.
Si nous supposons en outre que Hegel avait parfaitement
conscience des affinités entre son idée de l’autonégation et la
définition kantienne du respect, nous pouvons lui attribuer ici une
intention d’une portée encore beaucoup plus vaste : il veut
manifestement dire que le sujet observé par lui ne parvient à la
conscience de soi qu’à travers une expérience qui possède déjà un
caractère moral. Le philosophe n’attend pas le chapitre sur
« L’Esprit », où il sera explicitement question de « moralité », pour
caractériser cette autolimitation comme une condition nécessaire de
toute morale. Il le fait déjà ici, en relation avec les conditions
d’émergence de la conscience de soi. Ce processus, toutefois, présente
dans la description de Hegel quelque chose de singulièrement
automatique, pour ne pas dire mécanique ; loin que les deux sujets
impliqués limitent leurs désirs respectifs par une décision volontaire,
l’acte de décentrement semble presque s’accomplir comme un réflexe
à la découverte du partenaire. Hegel veut manifestement dire par là
que la morale spécifique de l’intersubjectivité humaine ne se fraye
une voie, à ce stade précoce, que sous la forme d’un comportement
réactionnel réciproque : l’ego et l’alter ego réagissent simultanément
l’un à l’autre, en limitant chacun ses besoins égocentriques et en
faisant dorénavant dépendre ses actes du partenaire. À partir de là, il
n’y a plus qu’un petit pas à franchir pour comprendre pourquoi Hegel
considère une telle protomorale comme une condition de la
conscience de soi.
Il était déjà apparu que, pour Hegel, le besoin ontologique du sujet
observé trouve sa satisfaction dans la rencontre intersubjective : sitôt
en effet que ce sujet rencontre une autre personne, l’acte
d’autonégation de cette dernière lui montre qu’un élément important
de la réalité réagit à sa simple présence. À la réaction quasi morale de
l’Autre, il peut en quelque sorte lire la dépendance de celui-ci
relativement à sa propre conscience. Mais Hegel attend de la
conscience de soi plus que la compréhension ontologique du fait que
la réalité est un produit de son propre Soi conscient. Le sujet observé
doit aussi pouvoir se percevoir lui-même dans l’activité à travers
laquelle il produit la réalité. Hegel utilise ici le caractère réciproque
de la situation d’interaction qu’il a introduite, pour expliquer que le
sujet trouve à un moment donné la possibilité de percevoir sa propre
activité : c’est sur l’acte d’autolimitation de l’alter ego que l’ego peut en
quelque sorte observer devant lui le genre d’activité par lequel il
produit lui-même, au même instant, la transformation pratique en cet
Autre. Chacun découvre dans l’autre l’activité négative par laquelle il
produit une réalité qu’il peut comprendre comme sa propre œuvre.
Dans cette mesure, conclurons-nous avec Hegel, la possibilité
d’émergence de la conscience de soi est liée à la présupposition d’une
sorte de protomorale. C’est seulement dans l’autolimitation morale de
l’Autre que nous pouvons reconnaître l’activité par laquelle notre Soi
produit spontanément une transformation durable dans le monde,
disons même : une réalité nouvelle.
Mais, pour Hegel, cet aboutissement du processus de constitution
de la conscience de soi ne mène pas immédiatement dans un monde
de la raison partagée : la création d’un tel « espace des raisons »
n’aura lieu qu’à l’issue du combat que les sujets doivent maintenant se
livrer, après avoir pris conscience de leur lien de dépendance
réciproque. Ce qu’en revanche notre sujet a appris dans le passage à
la conscience de soi, Hegel le formule encore dans des termes presque
naturalistes, à l’aide de ce concept de vie qui prévalait au stade du
« désir ». Une fois parvenu à la conscience de soi par la réciprocité
morale, l’individu peut se comprendre comme un membre vivant du
genre humain. Il est devenu, dit-il, « pour lui-même genre » (p. 149).
Dans cette mesure, on peut considérer comme satisfaites ici, au terme
de la déduction, les trois exigences que Hegel au fil de sa
reconstruction avait adressées à la conscience de soi : le sujet, au
même instant, découvre dans l’autolimitation de l’Autre l’activité par
laquelle il produit lui-même la réalité (sociale), et se perçoit comme
membre d’un genre dont l’existence est justement assurée par cette
réciprocité. On ne sera donc pas surpris de voir que Hegel réserve
finalement pour décrire la spécificité du genre ainsi constitué un seul
et unique terme : la « reconnaissance », c’est-à-dire la limitation du
désir égocentrique de chacun au profit de l’Autre.
Chapitre IV

LE RÈGNE DE LA LIBERTÉ RÉALISÉE

L’idée hégélienne d’une « Philosophie du droit »

Contrairement à Kant ou à Fichte, Hegel n’était pas sur le terrain


de la philosophie politique un Maître de la forme courte. Nous avons
certes de lui une série de commentaires brefs, presque
journalistiques, sur certains événements politiques de son temps 1,
mais ces textes ne peuvent rivaliser avec les grands essais des deux
autres philosophes ni par la portée systématique, ni par l’ambition
stylistique 2. Nos lumières sur les grandes orientations de la
philosophie politique de Hegel, nous les devons donc pour l’essentiel
à l’unique livre dans lequel il a tant bien que mal rassemblé ses idées
centrales : les Principes de la philosophie du droit, publiés à Berlin en
1820 3.

Dans la forme où il se présente aujourd’hui à nous, l’ouvrage porte


tout au long la marque de son origine : ce texte généralement
organisé en brefs paragraphes, expliqués et complétés après coup par
des commentaires écrits, est le fruit de cours régulièrement répétés,
où l’on voit Hegel développer dans une langue austère et sans
fioritures, recourant seulement de temps en temps à quelque image
exubérante, ses idées sur les principes d’un ordre politique libéral.
Déjà pendant son enseignement à Heidelberg (1816-1817), Hegel avait
présenté des conférences publiques sur la philosophie politique, dans
lesquelles il essayait de donner un contenu à la théorie d’un stade
institutionnel « objectif » de la réalisation de l’Esprit, telle qu’il l’avait
ébauchée dans son Encyclopédie publiée en 1817. Appelé en 1818 à
l’Université de Berlin, dont Wilhelm von Humboldt avait conçu les
plans, il perpétue cette routine dans son nouvel environnement : dès
le premier semestre (hiver 1818-1819), il tient, en plus de son cours
sur l’Encyclopédie, un séminaire sur « Droit naturel et science
politique », qui ne suscite cependant qu’un intérêt médiocre 4. À cette
époque, où il trouve pour la première fois une plus grande
tranquillité, une reconnaissance stable et une vie familiale apaisée,
Hegel décide de tirer de ses divers manuscrits de cours un livre qui,
comme déjà l’Encyclopédie publiée à Heidelberg, devait lui servir de
« support pédagogique », à compléter au besoin dans les séminaires
par des commentaires et des explications orales. En dépit des
nouvelles difficultés occasionnées par la mise en place d’une politique
de restauration en Prusse, Hegel parvient à terminer son manuscrit
au mois de juin 1820 : Les Principes de la philosophie du droit sont
publiés au mois d’octobre de la même année (bien que la page de titre
porte la date de 1821) par la Librairie Nicolaï. Pendant longtemps, le
titre du livre non moins que les circonstances de sa composition dans
le contexte de la Restauration prussienne empêcheront une juste
perception de ses intentions fondamentales. Car Hegel visait bien plus
qu’une simple justification approfondie du droit moderne, il voulait
bouleverser notre vision des principes et des présupposés d’un ordre
social libéral.
II

Quiconque prend aujourd’hui en main la Philosophie du droit de


Hegel, sans autre préparation que les traditionnelles tentatives
d’inspiration kantienne ou lockienne de justification de l’ordre
politique libéral, se trouvera dérouté par la composition et le plan de
l’ouvrage. Au centre de l’étude se trouvent non pas, comme c’est
habituellement le cas, des considérations sur les fondements du droit
ou sur les principes moraux correspondants, mais des
développements concernant un certain nombre de réalités
institutionnelles, réunis sous le titre « La réalité morale »
(Sittlichkeit). Plus encore, Hegel semble vouloir suggérer par des titres
intermédiaires et l’organisation du texte, que cette dernière sphère
vient remédier aux carences qui caractérisent les principes du droit et
de la moralité (Moralität). Le livre dans son ensemble produit donc
d’abord l’impression extrêmement déroutante d’un traité qui défend
la thèse audacieuse selon laquelle certaines institutions, désignées
comme « morales » (sittlich), sont mieux à même qu’une série de
principes moraux ou juridiques de fournir le noyau d’un ordre social
libéral.
La clé pour comprendre ces innovations théoriques se trouve dans
la longue introduction que Hegel place au seuil de son étude. Ici, tous
les éléments conceptuels de la philosophie du droit se trouvent
développés jusqu’au point où l’on comprend pourquoi une théorie
moderne de la politique et du droit doit déboucher sur une
présentation des institutions garantes de la liberté. Hegel prend pour
point de départ de son argumentation l’idée par laquelle Rousseau,
Kant et Fichte s’étaient déjà laissés guider dans leur tentative pour
fonder les principes de l’ordre étatique. Un État, c’est-à-dire un
système social juridiquement constitué, ne peut, dans un contexte
moderne et éclairé, être considéré comme justifié que s’il est en
mesure de promouvoir généralement la liberté individuelle de chacun
de ses membres. Dans cette mesure, dit Hegel dès le § 4, « le sol du
droit est […] la volonté, qui est libre, de telle sorte que […] le système
du droit est le royaume de la liberté réalisée 5… » Par cette formule,
Hegel annonce certes déjà que son ambition ne se bornera pas à
caractériser le droit comme une institution destinée à préserver,
garantir et protéger la liberté individuelle : le système du droit vise
plutôt à créer un « royaume » dans lequel pourra se réaliser la
nouvelle liberté de l’individu, et qui doit donc manifestement contenir
certaines déterminations ou éléments qui fourniront les objectifs de
cette libre réalisation de soi. On peut voir dans cette formulation une
première indication du fait que Hegel, dans sa philosophie du droit,
n’entend pas limiter celui-ci à son acception traditionnelle ; si le
« droit » désigne tout ce qui forme non seulement le cadre, mais le
« royaume » de l’autoréalisation individuelle, alors il ne doit pas se
réduire aux principes généraux, garantis par l’État et formulés de
façon seulement négative, que Kant, Fichte et Rousseau, pour
l’essentiel, avaient sous les yeux 6. Mais encore plus clairement que
dans l’évocation du royaume de l’autoréalisation individuelle,
l’ampleur inédite du projet de Hegel apparaît à l’instant où, dans son
« Introduction », il entreprend d’expliquer le concept même de « libre
volonté ». D’une certaine manière, la détermination extrêmement
complexe et stratifiée qu’il essaye de donner de ce concept dans son
« Introduction » (§§ 5-28) constitue même l’axe et le pivot de toute sa
philosophie politique 7. Le procédé auquel Hegel recourt ici pour
clarifier les choses est largement redevable des opérations
dialectiques par lesquelles il croit pouvoir représenter le processus
d’accession de l’Esprit à lui-même. Mais entre-temps, les
commentateurs ont montré que la notion hégélienne de libre volonté
et ses développements dans la Philosophie du droit conservent leur
plausibilité indépendamment même des prémisses ontologiques dans
lesquelles s’enracine le projet systématique de Hegel 8.
Le philosophe commence par opposer deux modèles de libre
volonté, qu’il considère chacun comme incomplets ou unilatéraux.
D’un côté, l’autodétermination a été comprise comme la capacité de
l’individu à se détacher par une décision volontaire des « besoins,
désirs et tendances » (§ 5) qui peuvent être perçus comme une
limitation de l’indépendance du Moi ; Hegel est convaincu que cette
détermination signale certes une composante élémentaire de la liberté
individuelle, qui se manifeste notamment dans l’aptitude
spécifiquement humaine au suicide, mais qu’elle débouche
finalement sur l’inaction totale, parce que toute action suppose
l’instauration d’objectifs limitatifs (§ 5). C’est à ce déficit du premier
modèle que répond le second modèle de libre volonté, qui comprend
la liberté individuelle sur le modèle d’une décision rationnelle ayant
pour objet un « contenu » déterminé, qui prescrit à l’action ses buts
(§ 6). Pour Hegel, qui pense ici surtout à Kant (cf. § 15), l’idée ainsi
esquissée recouvre l’état de fait de la « volonté de choix » (Willkür) : il
s’agit d’une volonté dont le mode d’autodétermination consiste à
décider quel penchant ou quelle impulsion il convient de suivre,
parmi tous ceux qui s’offrent à l’individu. Hegel voit le défaut de ce
deuxième modèle dans le fait que la liberté individuelle, ici, ne
pénètre pas jusque dans le matériau de la décision elle-même, mais
demeure dépendant de sa « finitude » : « La volonté de choix implique
que le contenu n’est pas déterminé par la nature de ma volonté, par ce
qui la rend mienne, mais par le hasard ; je suis donc tout aussi
dépendant de ce contenu, et c’est là la contradiction qui se trouve
dans la volonté de choix. » (§ 15, Addition 9)
Si cette libre volonté de choix est donc incomplète ou unilatérale,
dans la mesure où la décision se rapporte ici aux « tendances »
factuellement données, qui restent donc hétéronomes au sujet, le
modèle adéquat de la liberté individuelle doit être conçu d’une
manière qui évite ce défaut décisif. Dans son « Introduction », Hegel
essaye différentes formulations pour caractériser un tel concept de la
liberté de la volonté ; à cette fin, il s’appuie le plus souvent sur le
principe dialectique selon lequel la juste détermination d’un état de
fait s’obtient par synthèse de deux observations complémentairement
unilatérales (cf. par exemple § 7). Mais le concept qui décrit le mieux
ce que Hegel a en vue est dépourvu de tels traits formels et provient
de ses écrits de jeunesse ; il présente la volonté comme réellement
libre lorsqu’elle est « auprès de soi-même dans un Autre » (§ 7, Add.).
Il y a eu ces derniers temps une série de tentatives utiles pour éclairer
l’idée de la liberté associée à cette formulation 10. Si nous résumons
les fruits de ces efforts, nous arrivons à la brève caractérisation
suivante : tant qu’un sujet se rapporte par une décision de sa volonté à
quelque chose dans le monde qui lui demeure étranger parce qu’il ne
peut y reconnaître un prolongement ou une partie de son propre Soi,
il n’est pas encore réellement libre. Il n’accède à la pleine liberté que
dans la mesure où il demeure auprès de lui-même dans cet Autre, de
sorte qu’il perçoit les spécificités et les particularités de celui-ci
comme quelque chose à quoi il peut s’« identifier ». Il n’est pas inutile
de rappeler brièvement que Hegel, dans ses écrits de jeunesse,
explicitait toujours cette forme de liberté sur l’exemple de l’amour ; à
nouveau, dans cette « Introduction », le lecteur se trouve renvoyé à
l’amitié et à l’amour comme aux formes de sentiments sur lesquelles
la structure de l’être-auprès-de-soi dans l’Autre est le plus aisément
identifiable (§ 7 Add.). C’est donc d’après ce schéma, rappelant
clairement la structure de la relation de reconnaissance, que Hegel
conçoit le type de liberté dont sa philosophie du droit doit montrer la
réalisation. Il s’est manifestement donné pour but ici d’esquisser les
conditions juridiques ou sociales qui permettent aux sujets de limiter
leur volonté à des activités ou des objets qu’ils peuvent comprendre
comme des expressions d’eux-mêmes.
Il se trouve encore dans l’« Introduction » une deuxième
formulation qui est volontiers utilisée aujourd’hui pour illustrer le
troisième modèle de liberté individuelle évoqué par Hegel 11. À la fin
des vingt-trois paragraphes dans lesquels il développe ses réflexions,
peu avant de revenir aux objectifs généraux de sa philosophie du
droit, Hegel établit que la volonté libre est celle qui « se veut comme
volonté libre » (§ 27 12). Mais indépendamment du fait que Hegel
utilise ici une tournure réflexive qui rappelle le modèle de la volonté à
deux niveaux proposé par Harry Frankfurt 13, cette pensée n’apporte
guère autre chose que ce que contenait déjà la détermination
précédente. Hegel semble vouloir affirmer qu’un sujet n’est réellement
libre que s’il dirige tous ses efforts de volonté pour exister dans un
monde dont la constitution est une expression de sa propre volonté.
Combien ces deux formulations se complètent réciproquement, c’est
ce que met en lumière la détermination par laquelle Hegel résume
finalement ses développements sur la liberté individuelle. On lit à cet
endroit (§ 28) que « le contenu substantiel de l’Idée » de la liberté de
la volonté consiste dans « l’activité de la volonté » visant à « dépasser
la contradiction de la subjectivité et de l’objectivité, de traduire ses
fins de la première détermination dans la seconde, et de rester en
même temps chez soi dans l’objectivité ».
De cette dernière formulation récapitulative, il ne reste qu’un petit
pas à franchir pour prendre une vue complète de ce que vise vraiment
la philosophie du droit de Hegel. Nous avons déjà vu que si le droit
doit être « le royaume de la liberté réalisée », alors il faut en étendre
le concept bien au-delà des frontières qui lui sont assignées dans la
tradition moderne. Car il inclurait non seulement tous les principes
généraux qui délimitent négativement la sphère de la liberté
individuelle, mais aussi les conditions et les circonstances qui
assignent à l’individu les objectifs de la réalisation de sa liberté.
Maintenant que nous avons clarifié ce que Hegel conçoit comme la
véritable liberté de la volonté, nous savons plus précisément ce qu’il
en est d’une telle sphère positive de l’autoréalisation individuelle : il
doit s’agir de faits « objectifs » du monde social extérieur, qui
possèdent des caractères tels que l’individu peut y voir l’expression de
sa propre personnalité. C’est cet état intermédiaire que Hegel veut
d’abord fixer quand il dit dans le célèbre § 29 de son « Introduction »
que le droit est « l’existence de la volonté libre » : si le droit appartient
à tous — c’est-à-dire si tous doivent pouvoir jouir de l’existence
(garantie par l’État) au sein du monde social, ce qui est la condition
de réalisation de la liberté individuelle —, alors il doit inclure les
institutions et les dispositions objectives qui permettent à l’individu
de s’identifier comme son propre « Autre ». Nous constatons d’ores et
déjà que Hegel étend la matière de sa philosophie du droit au
domaine de la réalité institutionnelle des sociétés modernes ; non
seulement les principes formels et généraux du droit, mais aussi les
institutions concrètes viennent s’adjoindre au terrain sur lequel la
théorie philosophique de l’État vise à établir des propositions
universellement valides. Hegel s’écarte ainsi du courant officiel du
libéralisme moderne et fraye la voie à une deuxième orientation,
qu’on appelle aujourd’hui, selon la perspective privilégiée, soit le
« libéralisme perfectionniste » soit, d’une manière quelque peu
trompeuse, le « communautarisme ».
Mais ces indications approximatives ne suffisent pas encore à
cerner l’intention véritable, incomparablement plus raffinée, qui
préside à la philosophie hégélienne du droit. Dans les deux
paragraphes suivants, les §§ 29 et 30, Hegel indique déjà qu’il ne va
pas se contenter d’ajouter aux principes déjà connus du droit formel
quelques institutions garantes de la liberté ; ce qu’il vise, c’est une
description ou une présentation « distanciée » des « configurations »
(§ 32) objectives, à travers lesquelles se sont matérialisés dans la
réalité sociale les « degrés » par lesquels le sujet doit successivement
passer pour parvenir à une pleine réalisation de sa liberté
individuelle. Cette formulation que je restitue ici dans ses grandes
lignes est de la plus haute importance, tant du point de vue
méthodologique que du point de vue matériel, parce qu’elle nous
permet pour la première fois d’embrasser dans toute son étendue
l’intention qui préside à la philosophie hégélienne du droit. La
méthode choisie par Hegel ne consiste pas à construire pour ainsi
dire en pensée les conditions qu’il juge nécessaires à la réalisation de
la liberté individuelle, pour les appliquer ensuite à la critique de la
réalité sociale ; il entreprend plutôt de reconstruire de tels
présupposés en identifiant dans la réalité sociale des sociétés
modernes les configurations à travers lesquelles ils se sont déjà
matérialisés au plan normatif. Une telle méthode, qui se nourrit d’une
certaine confiance — non dénuée, il est vrai, d’appuis théoriques —
dans la rationalité des institutions sociales 14, peut être décrite
comme une opération de reconstruction normative.
Cette opération de reconstruction normative, Hegel ne l’effectue
pas seulement pour faire émerger dans la réalité sociale de son temps
les complexes institutionnels dont dépend selon lui la réalisation de la
troisième forme de liberté. Il part au contraire de l’idée que les deux
autres modèles de liberté, si incomplets et unilatéraux soient-ils,
doivent eux aussi trouver une matérialisation objective dans la réalité
sociale, parce qu’ils représentent des étapes nécessaires dans le
processus de réalisation de la liberté individuelle : « Chaque degré du
développement de l’Idée de la liberté a son propre droit, parce qu’il est
l’existence de la liberté en une de ses déterminations propres. » (§ 30)
Dans cette mesure, la reconstruction normative que Hegel poursuit
dans sa philosophie du droit porte sur une séquence de trois sphères
de liberté, d’un degré de complexité croissant, qui doivent chacune
avoir acquis dans la réalité sociale une importance objective
suffisante pour y former des institutions stables ou du moins des
schémas comportementaux bien rodés, dans tous les cas des principes
d’action efficaces. C’est seulement une fois entièrement parcouru ce
réseau à trois niveaux de pratiques et de configurations
institutionnalisées, qu’on peut considérer avoir présenté dans son
intégralité le « royaume de la liberté réalisée » qui caractérise selon
Hegel l’État de droit moderne.
Parvenus à ce point de l’« Introduction », nous sommes en mesure
de déchiffrer sans difficulté l’intention et l’articulation interne, à
première vue surprenantes, de la Philosophie du droit. Pour reprendre
les distinctions proposées par Frederick Neuhouser 15, Hegel
entreprend ici de présenter l’une après l’autre les sphères de la liberté
personnelle, de la liberté morale et de la liberté sociale ; dans chacune
de ces sphères, dont la succession constitue donc le fil rouge de
l’ensemble de l’étude, il s’efforce de retrouver les déterminations
centrales qui avaient été dégagées dès l’introduction comme les
caractéristiques respectives des différents modèles de liberté
(indéterminité, déterminité, particularité). Dans cette opération,
Hegel ne doit pas seulement veiller à ce que la reconstruction de ces
trois sphères fasse apparaître à chaque fois les formations, les
pratiques ou les institutions objectives sous lesquelles elles ont déjà
pris corps dans la réalité sociale ; il doit aussi s’attacher à présenter
les deux premières sphères de liberté de telle manière que l’individu
se sente rationnellement fondé à ne pas se fier unilatéralement à leurs
promesses et à intégrer la sphère suivante dans sa compréhension de
soi. Sans approfondir la question, disons brièvement que Hegel
s’acquitte ici de cette tâche par un diagnostic d’allure parfaitement
sociologique, visant à mettre en évidence les pathologies sociales que
provoquerait le blocage sur l’une ou l’autre des conceptions
déficientes de la liberté humaine 16. Dans ces passages disséminés de
son texte, Hegel anticipe à bien des égards les diagnostics que
développeront des sociologues comme Max Weber ou Émile
Durkheim 17. La Philosophie du droit de Hegel n’est donc pas
seulement une théorie normative de l’État libéral de droit, elle veut en
même temps diagnostiquer le danger d’une évolution aberrante de la
société.
Hegel commence la partie principale de son étude, c’est-à-dire les
paragraphes qui suivent sa longue « Introduction » (§§ 34 sq.), par
une présentation du « droit abstrait ». La raison de ce choix, après ce
qui vient d’être dit, saute aux yeux : elle doit être en rapport avec le
fait que c’est dans cette sphère juridique formelle que la version pour
ainsi dire la plus primitive de la liberté individuelle parvient à une
validité objective. Pour comprendre cette partie longue de soixante-
dix paragraphes (§§ 34-104), il importe certes de noter que Hegel ne
commence pas par le premier des types de liberté qu’il avait
distingués dans l’« Introduction » : ce qu’il appelle à cet endroit « la
pure indéterminité » (§ 5) constitue à ses yeux une condition
beaucoup trop générale de l’audodétermination, elle présente un
caractère pour ainsi dire trop anthropologique pour mériter de
figurer dans le système moderne des divers aspects de la liberté. Ce
dont s’occupe le « droit abstrait », en revanche, ce qu’il doit
objectivement faire valoir, c’est cette deuxième forme de liberté
distinguée dans l’« Introduction » et qui s’appelait déjà dans ce cadre
la « liberté de choix 18 » ; Hegel vise par là, comme nous l’avons vu,
cette sorte de liberté contingente, pas encore rationnelle, qui consiste
à pouvoir choisir entre plusieurs inclinations données celle sur
laquelle on règlera son action. Il détermine sa première sphère en se
demandant comment doit être conçu l’ordre social pour que les sujets
puissent effectivement faire usage de cette « liberté personnelle 19 ».
Dans sa réponse, Hegel s’en tient largement aux doctrines
classiques de la propriété privée et des libertés élémentaires. Comme
Locke et Kant, il affirme que l’individu doit disposer d’une part
exclusive du monde extérieur, d’objets ou de « choses » (§ 42) sans
volonté, pour pouvoir réaliser sans entraves et à sa guise les
préférences qu’il a lui-même choisies ; un tel espace matériel de
déploiement de la liberté subjective doit avant tout être protégé
contre le danger que d’autres sujets y interviennent pour disputer à
leur propriétaire les objets qui garantissent l’exercice de sa liberté.
Pour Hegel, la sphère du « droit abstrait » a donc pour tâche de
constituer un tel domaine du pouvoir exclusif de disposer de certaines
choses matérielles : les principes dont la réunion définit à ses yeux le
« droit abstrait » atteignent ce résultat en définissant les droits
subjectifs qui garantissent durablement à l’individu une zone de
propriété privée. Possesseur exclusif d’un certain nombre d’objets —
parmi lesquels Hegel compte la propre vie de l’individu, son corps, et
ses biens privés —, l’individu peut goûter la liberté qui naît de sa
capacité à déterminer lui-même les buts de son action.
Naturellement, la jouissance de tels droits présuppose inversement
qu’il soit prêt à accepter que les autres sujets de leur côté
revendiquent le droit de réaliser sans entraves leur liberté
personnelle. Dans cette mesure, la sphère du droit abstrait repose
pour Hegel sur une forme intersubjective de reconnaissance
consistant dans le respect commun du commandement : « Sois une
personne et respecte les autres comme personnes » (§ 36). Mais dans
les chapitres mêmes où il développe ainsi la valeur du « droit
abstrait » pour la liberté individuelle, le philosophe est déjà obligé
d’exposer les arguments qui établissent le caractère limité d’une telle
réalisation de la liberté. Non seulement il formule le diagnostic social
déjà évoqué, signalant les conséquences pathologiques de
l’absolutisation d’une telle liberté purement juridique 20, mais il
justifie essentiellement la nécessité d’un passage à un deuxième stade,
plus complexe : tant que les sujets ne se règlent que sur la forme de
liberté autorisée par la sphère du droit abstrait, ils font dépendre le
contenu de leur volonté de cette donnée contingente que sont leurs
préférences de fait. Mais dans ce genre de décision arbitraire, en
l’absence de toute régulation, les commandements intersubjectifs que
leur impose le droit de propriété et de contrat doivent leur apparaître
comme quelque chose de purement extérieur, comme une pure
contrainte ; parce qu’un tel reste d’hétéronomie est en dernière
instance incompatible avec leur revendication d’autodétermination,
ils doivent passer à un nouveau stade de compréhension de la liberté,
où ils apprennent à reconnaître le but rationnel des principes de
droit, et à le comprendre comme quelque chose qu’ils veulent eux-
mêmes 21. Il faudrait naturellement de nouvelles discussions pour
savoir si cet argument doit consister en une démonstration
transcendantale, une démonstration conceptuelle ou une
démonstration seulement empirique ; dans tous les cas, Hegel veut
montrer que l’idée d’une volonté individuelle liée à des contraintes
extérieures n’est pas compatible avec le principe moderne
d’autodétermination. La nécessité de passer à un stade ultérieur, plus
complexe, de réalisation de la liberté ne représente donc pas pour
Hegel une exigence abstraite, intellectuellement construite, elle
résulte des contradictions internes dans lesquelles doit tomber la
revendication d’autodétermination au stade du droit abstrait.
Après ce que nous venons de dire, on devine aisément en quoi
consiste la spécificité de cette deuxième sphère de la liberté. Si
l’insuffisance du stade du droit abstrait repose sur le fait que les
personnes ne peuvent vraiment s’approprier ses principes
intersubjectifs et les percevoir comme des exigences qu’elles
s’imposent à elles-mêmes, alors la nouvelle forme de liberté doit se
caractériser à l’inverse par la possibilité qu’elle offre à l’individu
d’associer sa volonté propre à une représentation du bien commun.
Dans la mesure donc où ce genre d’autodétermination présuppose la
capacité de suivre des règles universelles, reconnues comme
rationnelles, Hegel (faisant clairement allusion à Kant) la désigne
comme « moralité », et nous pouvons appeler « liberté morale » la
réalisation sociale de la liberté associée à un tel « point de vue de la
moralité » (§ 105). Rapportée aux différenciations de
l’« Introduction », une telle forme d’autodétermination représente un
phénomène nouveau, encore jamais envisagé : il semblerait que Hegel
a introduit une subdivision supplémentaire dans le stade
précédemment identifié de la « liberté déterminée », pour pouvoir
adjoindre à la liberté de choix l’idée kantienne de l’autonomie comme
une forme centrale, indispensable, de la liberté moderne. Quoi qu’il
en soit, les développements de Hegel sur la moralité (§§ 105-141) sont
largement basés sur les déterminations dont Kant s’était servi pour
circonscrire la « bonne volonté » dans sa philosophie morale. Dans
cette seconde sphère, les individus n’exercent donc leur liberté qu’en
vérifiant que les principes de leur action sont compatibles avec l’idée
universellement recevable du Bien, c’est-à-dire avec l’impératif
catégorique. Cette forme d’autodétermination est d’une complexité
supérieure à celle de la « liberté personnelle » parce qu’elle implique
une détermination de la volonté en accord avec des principes
normatifs que l’individu, désormais devenu un « sujet » moral (§ 105),
peut comprendre comme les siens propres, comme des principes qu’il
a lui-même posés. Elle fait disparaître cet élément de contrainte
extérieure dont la « personne » devait prendre conscience, sitôt qu’elle
se voyait confrontée aux exigences intersubjectives du droit abstrait.
Mais il n’en sera que plus difficile pour Hegel de dire pourquoi et
comment la moralité est censée s’être déjà incarnée dans le monde
extérieur de la réalité sociale. Contrairement aux principes du droit
abstrait, qui nécessitent toujours un ancrage institutionnel dans
l’autorité étatique, le point de vue moral semble avoir son siège dans
les seules activités spirituelles du sujet individuel. Il est vrai qu’une
telle conjecture est nécessairement trompeuse aux yeux de Hegel, une
des conséquences de son « Introduction » étant justement que seules
sont philosophiquement pertinentes les représentations modernes de
la liberté qui ont déjà pris « corps ». Il admettrait donc comme un
postulat évident que la forme morale de la liberté de la volonté
représente davantage qu’une simple attitude subjective, parce qu’elle
est déjà devenue dans le présent une force d’action réelle, en quelque
sorte une culture complète de l’intériorité (eine ganze Kultur der
Gesinnung). Mais Hegel va plus loin, et résout le problème esquissé en
supposant que la réflexion morale constitue effectivement un droit
factuel de l’individu, relativement auquel l’ordre institutionnel de la
société doit régulièrement faire ses preuves ; dans la deuxième sphère
de la liberté, l’individu doit se savoir intégré à un monde social
capable de soutenir l’épreuve rationnelle qu’exige de lui l’impératif
catégorique de Kant (§ 138 22).
L’insuffisance de cette forme morale de liberté, son défaut
relativement aux conditions d’un « royaume de la liberté réalisée »
ramène Hegel aux deux modes que nous avons déjà rencontrés dans
le contexte de sa critique du « droit abstrait » : d’une part, il décrit
vivement les pathologies sociales qui se déclareraient si les sujets ne
se sentaient « libres » qu’au sens moral (§§ 140,141 23), d’autre part il
indique les raisons pour lesquelles ce point de vue apparaît
insuffisant et demande à être complété. Les arguments mis en œuvre
dans cette seconde perspective (§§ 134, 137, 141) contiennent la
fameuse critique du « devoir abstrait » qui constitue
jusqu’aujourd’hui un point fixe dans le débat sur la valeur de la
conception morale kantienne. Si les sujets ne font dépendre leur
volonté que de la seule Idée du Bien présupposée dans le principe de
recevabilité universelle, ils ne disposent — objecte Hegel — d’aucune
représentation concrète des buts sur lesquels ils doivent régler leur
action. Une telle règle formelle reste « vide » et même d’une certaine
manière circulaire, tant qu’elle n’est pas étoffée par des références
matérielles aux institutions et aux configurations sociales dans
lesquelles le sujet se trouve à ce moment-là.
Comme déjà dans le passage de la liberté personnelle à la liberté
éthique, Hegel dégage les déterminations centrales de la troisième et
dernière sphère de liberté à partir de la volonté de remédier aux
insuffisances du stade précédent. Pour la « liberté sociale 24 » ou
« éthique 25 », elle aussi articulée en trois niveaux dont la description
clôt l’étude de Hegel (§§ 142-360), cela signifie tout d’abord qu’elle
doit être en mesure d’apporter aux représentations individuelles du
Bien le contenu d’objectifs et de responsabilités concrètes ; dans cette
mesure, cette troisième sphère doit comprendre toutes les
configurations et les pratiques institutionnelles dont on peut
rationnellement montrer à l’époque moderne qu’elles constituent
pour les sujets des étapes dans la réalisation de leurs aspirations
jusque-là insatisfaites à un bien commun. Il serait évidemment
absurde de vouloir décider si ce sont les exigences conceptuelles de sa
méthode dialectique ou finalement aussi des raisons indépendantes,
relevant de sa théorie de la société, qui ont amené Hegel à identifier
les trois institutions de la « famille », de la « société civile » et
de l’« État » comme les incarnations de cette liberté sociale. Dans tous
les cas, sa subdivision ternaire de la sphère éthique a fait ses preuves
jusqu’aujourd’hui, et la théorie sociale a connu depuis d’autres
tentatives pour distinguer dans l’ordre institutionnel des sociétés
modernes des sous-systèmes diversement intégrés et diversement
indépendants sur le plan normatif 26.
Mais la plus grande réussite de cette dernière partie de la
Philosophie du droit est probablement que Hegel réussit à désigner,
pour chacune de ces trois formations institutionnelles, les
composantes « subjectives » et « objectives 27 » qui les destinent à
tenir un rôle spécifique dans la réalisation de la liberté sociale. En
présentant sa sphère de l’« éthicité 28 », Hegel n’ambitionne rien de
moins que de mettre en lumière, en même temps que les conditions
sociales de l’autodétermination individuelle, le dispositif
institutionnel dont dépendent l’existence et l’activité de la société
moderne. Ainsi, les trois subdivisions de la famille, de la société civile
et de l’État doivent représenter à la fois des étapes de la réalisation
individuelle de soi et des sous-systèmes de la reproduction sociale.
Hegel s’acquitte de cette tâche extrêmement ambitieuse en essayant
d’indiquer, pour chacun des trois complexes institutionnels, dans
quelle mesure : a) il contribue au développement des compétences
subjectives dont les sujets ont besoin, en tant que membres de la
société, pour réaliser toutes leurs différentes libertés ; b) il offre des
rôles sociaux et des responsabilités dont l’exercice peut fournir aux
sujets des buts rationnels et généraux dans leur autoréalisation ; et
enfin c) il apporte une contribution nécessaire et globalement
suffisante au maintien des conditions « matérielles » dont dépend la
reproduction des sociétés modernes. Est-ce d’avoir assimilé avec
cohérence et vigueur les trois dispositifs institutionnels de sa dernière
sphère « éthique » à la réalisation de différentes formes de
reconnaissance mutuelle qui a permis à Hegel de conjuguer d’une
manière si impressionnante, on peut même dire si prémonitoire, une
théorie de la liberté et une analyse sociale ? Nous nous contenterons
pour finir d’évoquer cette question, qui fait actuellement débat.
La Philosophie du droit eut le malheur de faire l’objet d’une
réception unilatérale et chargée de préjugés, contre laquelle doivent
lutter aujourd’hui encore ceux qui veulent y chercher de nouvelles
ressources. Là où l’hégélianisme de droite ne parvint pas à ancrer
dans la conscience publique l’image d’une œuvre restauratrice,
soucieuse de consacrer le statu quo, c’est l’hégélianisme de gauche
qui, depuis des positions marxistes, paracheva ce processus
d’isolement du texte face aux principaux courants de la pensée
politique moderne. Seul l’hégélianisme britannique, avec son mélange
original d’idéalisme et de réformisme social, semble avoir été en
mesure de léguer à la postérité intellectuelle une interprétation qui
rendait justice aux intentions de Hegel. C’est donc sans doute grâce à
la diffusion anonyme de cette seule tradition que l’on assiste
aujourd’hui à des tentatives toujours plus nombreuses pour tirer du
noyau social ou de l’analyse institutionnelle au cœur de la théorie
hégélienne de la liberté de nouvelles impulsions pour la philosophie
politique du présent.
Deuxième partie

CONFRONTATIONS CONTEMPORAINES
Chapitre V

LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE

À propos de la théorie sartrienne de l’intersubjectivité 1

Parmi les philosophes qu’a produits notre siècle, Sartre est à un


égard certainement le plus radical : sa théorie philosophique a
toujours été directement et très naturellement liée aux expériences les
plus prosaïques de ses contemporains. Si sa philosophie partage avec
d’autres projets de la tradition phénoménologique le mérite d’avoir
fondé même les catégories les plus abstraites en constante référence
aux situations quotidiennes, elle se distingue cependant par le
caractère particulier des expériences mobilisées : c’est plus
particulièrement la culture quotidienne des grandes villes qui se
trouve ici philosophiquement mise en valeur, comme elle ne l’avait
sans doute été jusque-là que chez Georg Simmel. Sartre a résolument
nourri son argumentation philosophique de l’expérience
d’événements et d’épisodes propres à la vie dans les métropoles. Les
jardins publics, les cafés et le métro campent le décor ; les aventures
érotiques, les scènes de jalousie et les conflits quotidiens forment
l’action de ses constructions théoriques. C’est sans doute cette banale
modernité qui confère aujourd’hui encore aux écrits de Sartre leur
pouvoir d’attraction, c’est par elle en tout cas que sa philosophie a
depuis toujours interpellé le lecteur. Car ses thèses centrales semblent
d’avance confortées par certaines expériences que nous pouvons tous,
ou du moins que nous semblons tous pouvoir partager.
Cela s’applique tout particulièrement à la théorie de
l’intersubjectivité développée par Sartre dans la partie médiane de sa
principale œuvre existentialiste, L’Être et le néant. Cette théorie, qui a
pour thème central la condition de possibilité d’une rencontre entre
sujets, défend la thèse de l’inévitable négativité des relations
humaines. Par cette doctrine, Sartre n’a pas seulement donné une
expression philosophique à un sentiment de la vie qui prévalait alors
comme encore aujourd’hui : ses études sur l’existence d’autrui ont
aussi fourni le support théorique d’une approche négativiste de
l’intersubjectivité, dont les effets se font sentir jusque dans la
psychanalyse de Jacques Lacan ou dans la théorie du discours de
Jean-François Lyotard. Son analyse de la rencontre humaine peut
être considérée comme la référence souterraine de toutes les
tentatives poststructuralistes pour révéler, derrière le masque de la
communication intersubjective, un processus de pseudo-
communication entre des sujets narcissiquement ou égoïstement
tournés vers eux-mêmes. Le scepticisme actuel quant aux possibilités
d’une intersubjectivité réussie trouve ainsi dans la théorie du jeune
Sartre non seulement son anticipation philosophique, mais aussi son
expression exemplaire. À un tel négativisme il faut aujourd’hui
répondre par une philosophie sociale critique, guidée par l’idée de
liberté communicationnelle — d’autant plus et d’autant plus
fortement que non seulement l’état factuel des rapports de
communication, mais aussi la description que les sujets donnent
d’eux-mêmes, semblent conforter toujours davantage cette vision. Le
postulat sceptique selon lequel les rapports intersubjectifs sont
d’emblée voués à l’échec est en effet en passe de devenir une évidence
commune pour des groupes de plus en plus nombreux dans notre
société.
Je voudrais engager ici une confrontation critique avec la théorie
sartrienne de l’intersubjectivité, en essayant (I) de reconstituer
brièvement sa justification philosophique, (II) de développer une
critique immanente de son argumentation, et enfin (III) d’indiquer la
direction dans laquelle Sartre l’a ensuite développée.

Dans son œuvre de jeunesse, Sartre entreprend de construire une


ontologie du monde social à partir de la perspective interne de la
conscience d’un sujet doué d’intentionnalité. L’un de ses principaux
mobiles, dans cette tentative, est l’ambition de réconcilier et de
fusionner l’ontologie existentiale de Heidegger avec la philosophie
transcendantale de Husserl. Même si ce projet comporte déjà en lui-
même une série de difficultés insurmontables, qui ont depuis été
exposées en pleine lumière, Sartre en le développant parvient à une
quantité d’aperçus nouveaux dont on reste aujourd’hui encore
confondu. Les deux déterminations fondamentales d’une ontologie
phénoménologique sont pour lui l’être-pour-soi du sujet intentionnant
et l’être-en-soi d’une réalité identique à elle-même. Le premier mode
d’être désigne l’intentionnalité d’un sujet conscient qui, dans ses
projets existentiels, est toujours au-delà de soi et ne coïncide donc
jamais avec lui-même. La deuxième détermination, en revanche,
désigne la constitution ontologique d’une réalité qui, à la différence
de la facticité ouverte du sujet, n’existe que comme factualité bornée.
Sartre reconstruit le monde social en se guidant sur les conduites
négatives par lesquelles le sujet dépasse constamment ses possibilités
choisies, pour réaliser cet état inaccessible d’une identité arrêtée et
définie qui caractérise le mode d’être des choses. Il n’est pas difficile
de voir que Sartre, par cette théorie de la subjectivité où il prend ses
prémisses, anticipe certaines tendances actuelles de la psychanalyse :
de la même façon que Lacan et Castoriadis, dans leurs constructions
psychanalytiques, partent d’un désir permanent mais
fondamentalement irréalisable visant un état d’unité monadique 2,
l’auteur de L’Être et le néant suppose déjà que le sujet cherche à
compenser par des projets d’existence constamment renouvelés son
manque originel d’objectivité, d’unité avec lui-même. Le passage à la
sphère intersubjective se produit quand Sartre essaye d’expliquer
comment ce sujet évoluant dans un état de conscience préréflexive
peut prendre conscience de lui-même 3.
La réponse de Sartre évoque tout d’abord une figure de pensée
pressentie par Fichte et développée par Hegel : le sujet ne peut
prendre conscience de lui-même, autrement dit parvenir à la
conscience de soi, que s’il est capable de se reconnaître dans un autre
sujet de conscience comme étant lui-même un tel sujet 4. Sartre,
cependant, prend pour point de départ de son analyse le mouvement
inverse au sein de cette rencontre intersubjective : ce n’est pas la
situation où je perçois autrui, mais celle où je suis regardé par autrui,
qui constitue à ses yeux la condition pour qu’un sujet se trouve
renvoyé à lui-même de telle sorte qu’il parvient à prendre conscience
de lui-même. À l’instant où apparaît dans mon champ de perception
un autre sujet, dont le regard est dirigé vers moi, je deviens capable
de m’appréhender ou de me décrire moi-même, parce que je me rends
compte que je suis pour l’autre un objet de description 5. D’où il
ressort que la conscience de soi-même s’acquiert par des voies
intersubjectives.
Le caractère passif que présente la situation ainsi construite nous
donne une indication quant au but poursuivi par Sartre dans son
analyse de l’intersubjectivité humaine. Il ne s’agit pas pour lui,
comme pour cette génération de romantiques allemands à laquelle
appartenait encore le jeune Fichte, d’atteindre l’idéal d’une
communication réussie, mais de démontrer au contraire son échec
inévitable. À partir de cette configuration dans laquelle un sujet se
trouve surpris par le regard d’un autre, Sartre développe une logique
de l’échec nécessaire de l’interaction humaine. Le raisonnement par
lequel il essaie d’établir la négativité intérieure de la communication,
pour peu qu’on y ajoute les prémisses ontologiques de son
argumentation, ne manque pas de cohérence : si en effet le mode
d’être du sujet se caractérise par une essentielle transcendance, il doit
se sentir, lorsqu’il est regardé par un autre, réduit à une fraction
limitée de son horizon de possibles, et par là rejeté dans la facticité
bornée d’un en-soi. Le regard de l’autre ne m’accorde qu’une seule des
possibilités dans lesquelles je peux à chaque instant me projeter, il me
transforme en un objet spatial dans le monde et taille mon horizon
temporel à la mesure du présent. C’est pourquoi le regard de l’autre
est, selon la formule acérée de Sartre, « la mort de mes
possibilités 6 ».
Le sujet ne peut échapper à ce danger d’objectivation qui se révèle
dans le sentiment de honte ou de peur que si, à son tour, il essaye de
fixer le sujet étranger sur un seul aspect de ses possibilités. Pour ne
pas être réifié dans l’« être-regardé », je dois en quelque sorte inverser
le sens d’objectivation de la relation d’interaction en commençant à
mon tour à réduire le sujet qui me regarde à un seul de ses projets
possibles. Dans cette situation d’objectivation réciproque entre sujets,
Sartre voit le stade initial d’une dynamique négative qui détruit de
l’intérieur toutes les formes de communication humaine. Son analyse
de l’intersubjectivité aboutit à la démonstration que le monde social
se tisse de relations entre des sujets qui se réifient mutuellement.
Pour étayer aussi sur le plan phénoménologique le résultat de son
argumentation, Sartre tente finalement de montrer comment,
derrière les relations concrètes entre individus, se cachent des modes
d’assujettissement et d’instrumentalisation réciproque : l’indifférence,
le masochisme, le désir, mais aussi l’amour et le langage, pour peu
qu’on les examine avec une lucidité assez impitoyable, apparaissent
comme autant de formes d’interaction stratégique. C’est sans doute la
force suggestive de ces analyses particulières, d’une extrême acuité
phénoménologique, qui fait qu’il est si difficile de se soustraire à
l’emprise de l’argumentation sartrienne.

II

Si cette brève reconstruction de l’argumentation de Sartre est


correcte, il n’y a aucun doute sur le résultat auquel doit aboutir sa
théorie de l’intersubjectivité. Une relation d’entente
communicationnelle entre sujets n’est pas possible, puisque l’un des
sujets doit toujours se trouver dans l’état objectivé de l’être-pour-
autrui. La relation fondamentale entre sujets est, comme le dit encore
Sartre, le conflit. Pour contester ce raisonnement, je ne choisirai pas
la voie d’une critique méthodique qui rechercherait les causes du
négativisme de la théorie sartrienne de l’intersubjectivité dans les
moyens conceptuels avec lesquels le philosophe conduit son analyse
phénoménologique de la rencontre humaine ; cette voie est celle qu’a
suivie Michael Theunissen dans son impressionnante interprétation,
qui montre que Sartre devait aboutir à un tel résultat négatif parce
qu’il n’a pas su, malgré toutes ses intuitions intersubjectivistes, se
détacher des prémisses ontologiques de la philosophie
transcendantale 7. Ma critique procédera au contraire d’un point de
vue immanent, dans la mesure où j’essaierai de montrer que Sartre
fournit une description réductrice de cette situation décisive de l’être-
regardé ; c’est seulement au terme d’une telle réinterprétation
phénoménologique qu’il apparaîtra que la source de son incapacité à
proposer une lecture catégoriale appropriée de cette situation
d’interaction doit être cherchée dans les prémisses ontologiques de sa
phénoménologie sociale. Plus généralement, ma critique constituera
le premier pas d’une argumentation visant à montrer que le jeune
Sartre, comme beaucoup d’autres auteurs, retombe sous le niveau de
réflexion atteint par Hegel, dans la mesure où il ramène
subrepticement le modèle d’une « lutte pour la reconnaissance »
interactive au modèle moins ambitieux d’une simple lutte pour l’auto-
affirmation individuelle.
Si nous revenons à la situation de départ, d’où Sartre fait partir la
logique négative des relations interactives, nous remarquons tout
d’abord qu’il ne semble pas qualifier plus précisément le regard de
l’Autre. L’unique caractéristique de ce regard dirigé vers moi consiste
manifestement en ce qu’il me réduit à un seul de mes projets d’action
et me réifie donc comme sujet. Or nous avons coutume de décrire
autrement, plus substantiellement, les regards posés sur nous : nous
disons qu’ils sont encourageants ou réprobateurs, interrogateurs ou
confirmatifs, invitants ou sceptiques. Si nous considérons ces
multiples qualificatifs qui s’offrent à nous pour les décrire, nous nous
apercevons immédiatement que les regards font bien d’autres choses
que nous enchaîner à une certaine intention d’action : ils peuvent au
contraire nous renforcer ou nous mettre en question dans notre façon
d’être, voire nous révéler des possibilités inaperçues de notre propre
agir. Il semble que nous attribuions aux regards des significations
évaluatives, relativement auxquelles nous sommes souvent amenés à
réagir positivement ou négativement. Même si nous nous tenons donc
au modèle de perception sur lequel Sartre fonde son analyse de
l’interaction, il apparaît que les rencontres communicationnelles du
genre décrit possèdent une infrastructure normative qui exige
indirectement de nous une sorte de prise de position. Cela saute aux
yeux dès le premier examen phénoménologique, de sorte qu’on ne
peut éviter de se demander pourquoi Sartre, qui était trop avisé pour
ne pas s’en apercevoir, a cru pouvoir faire si totalement abstraction
de cette armature normative des interactions sociales.
Rappelons d’abord que le philosophe lui-même, dans différents
passages de son argumentation, indique qu’un sujet devient sous le
regard d’autrui l’objet d’une évaluation 8. En choisissant, comme
exemple d’une situation où l’on se trouve surpris par un regard
étranger, cette scène célèbre où un homme jaloux en train de regarder
par le trou d’une serrure se sent soudain lui-même regardé, il semble
en outre vouloir suggérer que de telles rencontres représentent des
interactions chargées de contenus normatifs 9. Le sentiment de honte
par lequel un tel homme réagit au regard qu’il sent sur lui serait alors
une réaction affective d’ordre moral, par laquelle il sanctionnerait sa
propre action, jugée immorale, devant un autre virtuel ou présent.
Mais Sartre ne s’engage pas sérieusement dans la voie d’une telle
interprétation, qui prendrait pour objet l’infrastructure normative des
interactions sociales ; il néglige au contraire ses propres indications
quant à la signification évaluative du regard, et s’en tient à son propos
indifférencié sur l’effet réifiant de l’être-regardé. Aussi ne parle-t-il pas
de la honte comme d’une réaction affective à caractère moral, ainsi
que son propre exemple le suggérait, mais comme d’une réaction
« métaphysique », par laquelle nous répondons en quelque sorte au
choc ontologique de la réification.
Que Sartre décrit indistinctement l’être-regardé comme une forme
de réification, cela ne peut manifestement s’expliquer par le fait qu’il
ignore la richesse de signification que revêtent pour nous les regards.
Il doit plutôt avoir des raisons de juger superflu d’opérer des
différenciations entre les divers contenus de signification d’un regard.
Une telle raison apparaît quand on considère l’autre côté de la
relation d’interaction ouverte par le regard, à savoir le sujet regardé.
Ce sujet éprouve tout regard, dans la description de Sartre, comme un
trait qui le fixe et l’objective, comme une « mort » de toutes ses autres
possibilités d’action. Peu importe quelle signification particulière il
attache au regard perçu, puisque par le fait même d’être regardé et
d’être pris comme objet d’interprétation, il se voit déjà réduit à une
seule intention d’action. Mais cela doit alors signifier que Sartre, dans
son système de référence catégorial, suppose des sujets vivant
constamment en deçà de toute auto-interprétation déterminée, dans
une ouverture expérimentale si absolue qu’ils ne donnent jamais
forme cohérente et durable à leurs divers projets d’action, ne les
ordonnent entre eux ni simultanément ni successivement, ni
horizontalement ni verticalement. C’est en effet la seule raison pour
laquelle ils devraient se sentir enfermés par le regard étranger dans
une intention particulière, à laquelle, du fait de l’ouverture
permanente de leurs projets d’existence, ils ne s’identifient déjà plus.
Si les sujets étaient au contraire en mesure d’accéder à une
compréhension d’eux-mêmes qui durerait au-delà de l’instant présent,
alors la qualité particulière de chaque regard devrait être pour eux
immédiatement significative : car ils pourraient se voir par lui
renforcés ou interpellés, encouragés ou critiqués dans l’image de soi
sur laquelle ils règlent leur agir. Ils pourraient en outre réagir
positivement ou négativement, en fonction de la manière dont ils se
perçoivent eux-mêmes, à l’image que leur renvoie le regard étranger.
Sitôt donc que nous dotons catégorialement les sujets humains
d’une compréhension normative d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la
capacité d’acquérir une identité personnelle, nous voyons surgir dans
la situation d’interaction analysée par Sartre deux éléments
structurels qu’il occulte systématiquement dans sa propre description
phénoménologique. Premièrement, la signification spécifique qu’un
tel sujet attribuerait au regard d’autrui ne serait plus aussi négligeable
que semble le supposer le philosophe, elle pèserait au contraire d’une
manière décisive sur son action. Selon l’idée qu’il se fait de lui-même,
il réagirait différemment au contenu de sens qu’il croit discerner dans
le regard posé sur lui. Ce qui nous renvoie déjà au deuxième élément
structurel virtuellement, sinon actuellement, impliqué dans cette
situation d’interaction : le sujet qui se comprend lui-même en
fonction d’un projet de vie particulier n’est pas condamné à seulement
réagir, positivement ou négativement, à l’attente qu’il lit dans le
regard de l’autre, il est aussi en mesure de prendre cette attitude
d’attente elle-même pour thème de sa réaction, par le moyen de
l’entente langagière. Cette situation de l’être-regardé s’insère en effet
dans le médium englobant du langage, dont le sujet regardé peut faire
usage dans certains cas spécifiques. Mais Sartre semble exclure
entièrement cette possibilité de prolonger dans l’élément du langage
une interaction inaugurée par contact visuel.
Tout cela suggère que Sartre n’a été contraint de s’engager dans
cette construction négativiste de l’interaction humaine que parce que
ses concepts fondamentaux excluent d’emblée la possibilité d’une
identité personnelle 10. Son ontologie duale ne permet pas de
comprendre les personnes comme des sujets qui s’efforcent d’intégrer
leurs divers projets d’action dans un ordre durable, structuré par la
compréhension qu’ils se font d’eux-mêmes. Car Sartre a si
unilatéralement associé le concept d’identité à la sphère de l’en-soi
chosal, qu’il ne peut même plus penser la possibilité d’une identité du
pour-soi, c’est-à-dire la possibilité pour l’individu de se trouver une
identité personnelle. S’il avait au contraire disposé des moyens
catégoriaux nécessaires pour comprendre les sujets comme des
personnalités en quelque manière identiques à elles-mêmes, alors la
rencontre interactive ne lui serait pas apparue comme une lutte pour
la préservation de la pure transcendance du pour-soi, mais comme
une lutte pour la reconnaissance mutuelle de la compréhension de soi
que les sujets apportent spontanément dans cette interaction. Or
c’était précisément là la grande découverte de Hegel, sous l’impulsion
de Fichte : que les interactions peuvent être interprétées comme de
telles formes de lutte pour la reconnaissance, contenant en elles le
potentiel de leur propre dépassement, parce que les sujets sont
parfaitement capables de se mettre d’accord sur la reconnaissance
réciproque des exigences que chacun nourrit vis-à-vis de lui-même.
L’interaction contient chez Hegel, comme contrepartie positive de
sa composante conflictuelle, la perception de la légitimité des
exigences propres et des auto-interprétations des sujets : c’est
pourquoi toute signification interactive est à ses yeux susceptible de
mener de manière processuelle au-delà d’elle-même, parce que les
sujets, se sachant reconnus, peuvent s’élever à des interprétations
toujours plus exigeantes d’eux-mêmes. Par là, la lutte pour la
reconnaissance acquiert un potentiel pour ainsi dire historique, qui la
pousse au-delà des formes établies des rapports de reconnaissance 11.
Sartre au contraire ramène la découverte de Hegel à ses origines
hobbesiennes : la lutte éthique pour la reconnaissance redevient une
simple lutte pour la conservation de soi. Mais dans cette relecture
existentialiste, il n’y a rien d’autre à conserver que l’ouverture vide
d’un pour-soi.

III

Résumons-nous. Commentant la signification de la pensée


sartrienne, Theunissen écrit : « Sartre pratique une théorie de la
négativité illusoire qui est elle-même négative, dans la mesure où elle
entre dans l’illusion 12. » Si ce jugement vise avant tout sa conception
de la dialectique, il ne s’applique pas moins, me semble-t-il, à sa
théorie négative de l’intersubjectivité. Celle-ci ne peut être que
négative, en effet, parce qu’elle reprend inconsidérément à son
compte l’idée fausse que les sujets entretiennent d’eux-mêmes, pour
en faire son propre horizon de compréhension. Acceptant la
compréhension de soi d’un individu qui interprète comme non-être et
ouverture permanents ce par quoi il dépasse le mode d’être d’un en-
soi, sans jamais parvenir à une compréhension de sa propre identité
humaine, Sartre est inévitablement amené à décrire toute situation
d’être-regardé par autrui comme une réification et, par suite, toute
interaction humaine comme une rencontre entre des sujets qui se
réifient mutuellement. C’est pourquoi la première théorie sartrienne
de l’intersubjectivité est elle aussi une théorie de la négativité
illusoire.
Mais ce n’est pas le dernier mot de Sartre en la matière. Je
voudrais pour finir défendre l’hypothèse forte que sa théorie de
l’intersubjectivité s’engagera ensuite dans la voie féconde d’une
historicisation progressive de la négativité. Sa conception va en effet
évoluer, dans la mesure où il historicisera et sociologisera de plus en
plus les conditions qui déterminent les déformations stratégiques de
l’interaction humaine et donc les effets réifiants de la communication.
Il pose déjà un premier jalon en ce sens avec son petit ouvrage sur la
question juive, qui explique la relation d’hostilité de l’antisémite à
l’égard du Juif par la situation de classe de la petite bourgeoisie à une
époque donnée de l’histoire 13. La Critique de la raison dialectique
représente le deuxième moment de cette transformation qui mène la
théorie sartrienne de l’interaction, d’un négativisme ontologique, à un
négativisme historiquement situé : c’est dans la rareté factuelle des
possibilités de satisfaire les besoins humains que Sartre cherche
désormais les causes des relations de concurrence entre individus. La
dernière étape de ce mouvement est finalement constituée par la
grande étude sur Flaubert, où le concept de névrose objective ne
désigne rien d’autre, à mon avis, qu’un phénomène historiquement
déterminé de pathologie de la communication. Si cette hypothèse est
exacte, il faudrait décrire l’évolution théorique de Sartre comme
l’émergence progressive d’une conception de l’intersubjectivité
humaine guidée par l’idéal d’une libre entente entre individus. Je ne
puis interpréter autrement les phrases par lesquelles le philosophe
répondait à une question d’Alexandre Astruc : « En effet le silence est
réactionnaire en ce sens que c’est le refus de communiquer, le désir
d’être de pierre, d’être en-soi-pour-soi, d’être l’être qui est comme une
statue et qui ne peut pas répondre, parce que c’est le silence en lui,
mais un silence compact et plein, plein de pierre. L’homme de pierre
ne répond pas. Et le silence, c’est ça. Par exemple un père qui ne
répond pas à ses enfants qui lui parlent, c’est vraiment quelqu’un qui
se pose comme père : le père n’a pas à répondre à ses enfants, il n’a
qu’à formuler ses vœux ou ses désirs ou ses ordres. Le silence c’est
cela. Et au contraire la communication implique nécessairement
vérité et progrès, comme vous dites. Ça va ensemble. Et il est naturel
de faire confiance au langage 14. »
Chapitre VI

UN ROUSSEAU STRUCTURALISTE

Sur l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss

Il y a des théories scientifiques qui semblent dissimuler leur


ressort le plus profond comme un secret ; la pensée philosophique
fondatrice d’où elles tirent toute leur force, elles l’ont laissée si
discrètement diffuser dans des recherches spécialisées qu’elle n’est
plus reconnaissable de l’extérieur. S’ils déterminent largement le
progrès théorique dans les sciences sociales, des travaux de ce genre
sont particulièrement exposés en leur temps à un malentendu
fondamental : parce que leur pensée profonde ne se trouve jamais
explicitement énoncée, on n’y voit que la contribution scientifique
qu’ils apportent à la résolution d’un problème spécifique de leur
discipline. Et c’est seulement l’histoire de leur réception qui, comme
dans le cas de Max Weber et de Durkheim, dégage après coup, pas à
pas, l’idée philosophique directrice sans laquelle il est impossible de
les comprendre. L’anthropologie de Claude Lévi-Strauss fournit
aujourd’hui l’exemple d’une telle théorie. Autant son nom est
largement répandu dans les milieux scientifiques, autant il fait l’objet
d’un malentendu lourd de conséquences : l’auteur aurait consacré
toute son œuvre à l’édification d’une science anthropologique visant
uniquement l’analyse rigoureuse de la structure des mythes et des
formes de parenté. On considère que Lévi-Strauss n’a introduit les
méthodes de la linguistique structuraliste dans la recherche
ethnologique que pour donner par ce biais à cette dernière le
caractère d’une science objective. L’intention centrale de sa théorie
serait donc de porter l’étude des cultures archaïques à un degré de
scientificité supérieur. On ne pouvait se méprendre plus gravement
sur son compte.
Ce qui est au cœur de l’œuvre de Lévi-Strauss, c’est tout le
contraire d’une confiance positiviste dans la science ; c’est une
impulsion romantique. Non seulement la justification générale de son
projet ethnologique, mais aussi sa mise en œuvre scientifique sont
marquées par la conviction romantique que la modernité a
douloureusement détruit le lien organique qui unissait l’homme à la
nature. Lévi-Strauss ne s’engage dans sa formidable entreprise que
pour retrouver, à la pointe d’une modernité oublieuse de la nature, un
accès à la vision cosmologique des peuples archaïques. Mais
puisqu’un tel retour en arrière n’est plus directement possible
aujourd’hui, il s’agira de montrer avec les moyens d’une science
contemporaine que l’homme est un vivant parmi d’autres, un maillon
dans le cycle unique de la nature. La science par laquelle il veut
atteindre ce but, c’est le structuralisme. Nous assistons dans son
œuvre à la naissance d’une théorie sociale structuraliste, enfantée par
l’esprit d’un romantisme issu de Rousseau. C’est seulement à partir de
ce thème profond qu’il est possible de comprendre les écrits de Lévi-
Strauss, à son aune seulement qu’on peut les apprécier avec
pertinence.

I
Lévi-Strauss avait déjà publié sa première grande enquête,
lorsqu’il présenta en 1955, avec son récit de voyage Tristes tropiques 1,
une sorte de justification intellectuelle de son projet ethnologique.
Même parmi les nombreuses études de moindre ampleur qu’il avait
produites jusque-là, aucune n’avait posé la question du rôle culturel
de l’ethnologie en tant que telle. L’auteur de ce récit de voyage n’était
pas un ethnologue de formation. Il avait fait ses études de philosophie
dans ce climat intellectuel des années 1920 et 1930 que Piaget 2 ne
pouvait évoquer, même rétrospectivement, sans colère : sous
l’influence du vitalisme bergsonien et de la phénoménologie
husserlienne, la pensée française était à cette époque dominée par
une philosophie qui s’était découplée du progrès empirique des
sciences, et tournait obstinément sur elle-même. Au lieu d’instaurer
un dialogue vivant avec la recherche scientifique, elle s’était donné
pour but d’énoncer des propositions substantielles sur l’homme par la
voie d’une pure description d’actes de conscience. Pour Piaget comme
pour Lévi-Strauss, cette expérience marque le début d’une déception
irrémédiable. Trente ans plus tard, Lévi-Strauss écrira encore avec
indignation dans Tristes tropiques : « La philosophie n’était pas ancilla
scientiarum, la servante et l’auxiliaire de l’exploration scientifique,
mais une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-
même 3. » À ce repli sur soi stérile de la philosophie, les deux jeunes
scientifiques réagissent en se tournant vers la recherche empirique :
l’un s’oriente vers la biologie et la psychologie, l’autre attrape la
« planche de salut 4 » de l’ethnographie. Le hasard veut en effet qu’en
1934, par l’intermédiaire de Célestin Bouglé, Lévi-Strauss se voit
proposer une place de professeur de sociologie à l’Université de São
Paulo. Il accepte sans hésiter, démissionne du poste de professeur de
lycée où il avait débuté, à l’instar de tant de philosophes français, et
s’engage dans la voie scientifique qu’il ne devait plus jamais quitter.
À peine installé à São Paulo, Lévi-Strauss entreprend ses
premières expéditions ethnographiques dans l’intérieur du pays. Les
expériences et les impressions qu’il recueille durant les quelques mois
passés, au total, dans cette zone forment le substrat émotionnel de
toute sa pensée ultérieure. Les cultures indiennes du Mato Grosso,
vers lesquelles le conduisent ses voyages d’exploration, se trouvent
dans un état de délabrement interne ; avec une violence silencieuse, la
civilisation occidentale a pénétré les tribus survivantes, elle leur a volé
les témoignages de leur vie culturelle, et n’a laissé subsister qu’un
petit nombre de modes de pensée traditionnels. Il n’est pas difficile
d’imaginer le désarroi qui a dû s’emparer de l’ethnologue novice,
lorsqu’il prit conscience de la situation désespérée où se trouvaient les
cultures indigènes qu’il avait entrepris d’étudier. Il a fallu près de
vingt ans à Lévi-Strauss pour donner une expression littéraire aux
sentiments de honte et de désespoir, de culpabilité et de tristesse qui
l’avaient accompagné dans ses premières expéditions. Tristes
tropiques est le résultat de cet effort qu’on peut véritablement
qualifier de poétique. Il n’est pas exagéré de dire qu’il constitue l’un
des plus grands témoignages de la pensée ethnologique du XXe siècle.
Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage, par sa composition et son
style, rappelle cette littérature du « voyage philosophique » qu’a
produite l’époque des Lumières. Comme Montesquieu en France,
comme Forster en Allemagne, Lévi-Strauss associe la description
détaillée des différentes étapes de ses expéditions aux considérations
scientifiques sur le mode de vie des tribus qu’il visite. L’auteur de
Tristes tropiques manifeste bien la même affectueuse minutie dans
l’approche des spécificités culturelles, la même scrupuleuse prudence
dans la description de rencontres personnelles, que ces classiques de
la littérature de voyage. Chez lui, il est vrai, l’extraordinaire richesse
des détails, l’observation exacte et la retenue scientifique visent avant
tout à donner une expression claire au problème auquel il avait été si
profondément sensibilisé par les expériences dévastatrices de ses
premières expéditions. Si l’insouciance politique de toute une époque
avait encore pu éviter à ses prédécesseurs de s’interroger sur le rôle de
la recherche ethnologique dans le processus de destruction des
cultures archaïques, c’est maintenant cette question qui est au centre
du livre de Lévi-Strauss. Dans la réponse qu’il lui apporte finalement,
à travers des réflexions constamment relancées, les sentiments
contradictoires et bouleversants de ses débuts d’ethnographe se sont
cristallisés en un pathos romantique.
Non que Lévi-Strauss, lorsqu’il détermine les tâches de
l’ethnologie, se laisse guider par une quelconque nostalgie
romantique de la nature. Il est très éloigné de la conception naïve de
ceux qui cherchent dans les vestiges des cultures archaïques un état
de nature de la communauté humaine ; à l’inverse, il ne condamne
pas moins résolument les approches évolutionnistes qui voudraient
assigner pour tâche à l’ethnologie de situer directement les formes de
vie archaïques sur une échelle graduée du développement des sociétés
humaines. L’une et l’autre approche se rendent coupables, à ses yeux,
d’idéalisations invérifiées : la première idéalise naïvement le
« sauvage », la seconde, d’une manière tout aussi peu critique, la
« civilisation mécanique » du présent. Lévi-Strauss croit en outre que
de telles conceptions ne peuvent rendre compte de la responsabilité
fondamentale que l’ethnologie porte dans la destruction inexorable
des cultures archaïques. Dans la mesure où la recherche ethnologique
a toujours aussi servi les intérêts des puissances coloniales, elle doit
intervenir aujourd’hui comme un « symbole d’expiation », pour
réparer les crimes dont elle s’est rendue complice. Si les deux
positions qui viennent d’être évoquées ne permettent pas de faire ce
travail, parce que leurs idéalisations respectives ne sont perméables
qu’aux préjugés mutuellement complémentaires de la civilisation
occidentale, on doit se demander quelle forme prendra une
conception de l’ethnologie capable de satisfaire à cette exigence.
Pour Lévi-Strauss, c’est une réflexion de Rousseau qui indique ici
la voie. Il n’est plus possible aujourd’hui de méconnaître le rôle qu’a
joué le philosophe pour l’ensemble de la théorie lévi-straussienne.
Lévi-Strauss n’a pas seulement nommé Rousseau « le plus
ethnographe des philosophes 5 », il ne l’a pas seulement
emphatiquement désigné comme son « maître », voire comme son
« frère » : il a aussi reçu de lui, à toutes les étapes importantes de son
itinéraire théorique, les impulsions intellectuelles décisives 6. Dans
Tristes tropiques, c’est la version méthodologique de la notion d’« état
de nature » qu’il emprunte aux écrits de Rousseau. Il cite à deux
reprises l’exigence rousseauiste de « démêler ce qu’il y a d’originaire
et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme et à bien connaître
un état qui n’existe plus, qui peut-être n’a point existé, qui
probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire
d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent 7. »
Lévi-Strauss fait de cette phrase son fil directeur méthodologique : la
première tâche qui incombe à la recherche ethnographique, dans
cette perspective, est d’approfondir notre connaissance des
« principes de la vie sociale », pour accéder par cette voie à l’idée d’un
« état de nature » à usage purement méthodologique. L’étude des
sociétés archaïques permet en effet d’examiner d’autres solutions aux
problèmes d’organisation de la vie en société, de sorte qu’à mesure
que notre savoir empirique s’accroît, nous parvenons à construire
l’image approximative d’une « socialité naturelle ». Seule cette
construction méthodologique d’un « état de nature » nous donnerait
la possibilité de réformer « nos propres mœurs, et non celles des
sociétés étrangères 8. »
Un tel raisonnement intègre cependant une deuxième prémisse,
qui seule permet de comprendre comment une ethnologie ainsi
comprise est censée déployer en même temps la force morale de
l’expiation. Lévi-Strauss, il est vrai, ne laisse qu’en de rares passages
de son livre percer le motif proprement romantique que véhicule ce
deuxième présupposé ; ce sont pourtant ces passages qui donnent leur
plein sens à ses considérations méthodologiques, eux qui révèlent la
portée morale de son entreprise ethnologique — et eux qui sont
justement nourris de la pensée de Rousseau. Car dans l’attention que
Lévi-Strauss porte aux cultures des dernières tribus indigènes, il entre
plus qu’un intérêt purement théorique ; l’attitude du chercheur est
motivée par son respect pour les débuts de la socialisation humaine,
dans la conviction profondément romantique que ces cultures
archaïques révèlent, sinon une pure immédiateté naturelle, du moins
une capacité spécifique à s’intégrer intimement à la vie expansive de
la nature : il lui arrive ainsi fréquemment de parler de la « sagesse » et
de l’« harmonie spirituelle » des peuples sauvages, d’évoquer une
« époque dans laquelle le monde des êtres vivants n’était pas encore
scindé », parce qu’il régnait une « douce confiance entre les plantes,
les animaux, les hommes ». Par contraste avec cette image d’un passé
en symbiose avec la nature, il établit un diagnostic du présent qui
attribue pour caractéristique principale à la civilisation moderne la
rupture violente avec le cycle de la vie naturelle. Lévi-Strauss n’a
jamais exposé si clairement les hypothèses de base de son approche
que dans sa célèbre conférence sur Rousseau : « On a commencé par
couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ;
on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il
est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété
commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux
qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme
occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer
radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce
qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même
frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes
d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours
plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né
pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion 9. »
Ce diagnostic sur son époque complète l’image que Lévi-Strauss,
se retournant sur ses premières expéditions, cherche à donner des
tâches de l’anthropologie. Il comprend celle-ci comme une science
empirique des cultures archaïques, fondée sur l’expérience de l’oubli
de la nature dans les sociétés modernes ; pour décrire cet état de la
modernité, l’ethnologue recourt aux concepts typiquement
romantiques de « dysharmonie », de « déséquilibre » et
d’« inauthenticité ». Se basant sur l’hypothèse que les cultures des
peuples archaïques nous livrent les derniers témoignages d’une vie
sociale en communion avec la nature, la recherche ethnologique doit
alors entreprendre de reconstruire, à partir de la masse de ses
informations empiriques, des modèles théoriques de telles sociétés
« harmonieuses » qui tendront à notre présent déchiré un miroir dans
lequel il pourra reconnaître ses propres erreurs. En un mot, les
formes de vie et de pensée des sociétés archaïques représentent « une
chance permanente de l’homme, sur quoi l’anthropologie sociale,
surtout aux heures les plus sombres, aurait pour mission de
veiller 10 » ; ce faisant, elle satisfait aussi à la tâche que lui impose la
conscience de sa responsabilité morale.
Mais Claude Lévi-Strauss va encore donner à cette caractérisation
un tour supplémentaire, où sa propre théorie trouve son profil
spécifique : il consiste dans l’idée programmatique que les
constructions ethnologiques doivent elles-mêmes incarner ce
naturalisme expansif dont les formes de pensée des cultures
archaïques sont imprégnées. Par le choix de ses moyens théoriques,
l’ethnologie doit en quelque sorte se transformer elle-même en un
fragment de cette vision naturaliste du monde, dont la destruction
inexorable a justement mené la société moderne à ce douloureux état
de déchirement où elle se trouve ; ce n’est donc pas seulement l’objet
étudié par l’ethnologie, mais aussi la forme méthodique dans laquelle
elle l’étudie, qui doit se distinguer par le souci constant de son
environnement naturel, par une solidarité essentielle avec la vie
universelle dans laquelle elle s’insère. Cette pensée audacieuse
traverse toute l’œuvre de Lévi-Strauss. Elle détermine ses premiers
grands travaux sur les relations de parenté dans les sociétés
archaïques, elle nourrit ses recherches sur le totémisme et finalement
aussi son étude du monde mythologique des indigènes indiens. Tous
ces chantiers sont autant de composantes d’un vaste programme
visant à fonder un humanisme paradoxalement élargi par le
structuralisme.

II

Le théoricien Lévi-Strauss fait ses débuts à une époque où les


sciences sociales françaises sont encore tout entières dominées par
l’enseignement de Durkheim et de ses élèves. C’est dans la
confrontation avec cette école de pensée sociologique qu’il conquiert
les bases théoriques de sa première grande étude. L’ouvrage, qui lui
vaudra une rapide célébrité dans le monde scientifique, est une
recherche sur les règles fondamentales des relations de parenté dans
les sociétés archaïques 11 ; il fut écrit dans les années 1940, que
l’ethnologue passa en partie à New York, après son retour du Brésil,
puis à Paris comme directeur d’études à l’École Pratique des Hautes
Études. Une série de petits articles sur l’organisation sociale des
sociétés indigènes avait précédé la grande étude : ils ouvraient la voie
à l’idée qui ne serait pleinement développée que dans le livre publié
en 1949.
L’objectif ambitieux que Lévi-Strauss se fixe dans cette étude
anticipe implicitement la tâche que plus tard, sous l’invocation de
Rousseau, il assignera à l’ethnologie : il s’agit de ramener à quelques
schémas élémentaires les multiples formes de parenté qui se
rencontrent empiriquement dans les cultures archaïques, afin d’en
tirer le modèle théorique d’un ordre social « naturel ». L’outil
intellectuel qui doit permettre de remplir cette vaste exigence consiste
en une généralisation systématique des thèses développées par Marcel
Mauss sur la fonction socialisante de l’échange de dons. On sait que
Mauss, dans son étude pionnière 12, s’était intéressé au rôle que
jouent des rituels archaïques d’échange comme le potlatch amérindien
et la kula mélanésienne, dans la vie sociale de leur culture. Sa
conclusion, qui devait s’avérer hautement productive pour toutes les
recherches ultérieures, était que de telles institutions organisant
l’offrande et la réception de dons servent à maintenir un flux
communicationnel constant entre les différents groupes d’une société.
C’est cette idée de l’échange comme facteur de communication que
Lévi-Strauss exploite dans le cadre d’une étude ethnologique de la
parenté, essayant de comprendre les règles de mariage dans les
sociétés archaïques comme des obligations d’échange qui, au lieu de
se rapporter à la circulation des biens, concernent le commerce des
femmes.
Ses réflexions prennent leur source dans une interprétation
nouvelle de l’interdiction de l’inceste. Le fait que, dans quasiment
toutes les cultures, les relations sexuelles à l’intérieur du cercle
familial étroit sont rigoureusement proscrites a suscité dans la
recherche sociale, depuis ses origines, d’innombrables tentatives
d’explication : la liste des scientifiques qui se sont intéressés à ce
phénomène va de Spencer à Durkheim et à Freud. La première partie
du livre de Lévi-Strauss est consacrée à la discussion de ces
différentes approches théoriques. Contre les interprétations
aujourd’hui dominantes, qui s’inscrivent pour la plupart dans un
cadre psychanalytique, il rapporte l’universalité de l’interdiction de
l’inceste à la signification fonctionnelle qu’il revêt dans le processus
de l’intégration sociale : sa validité universelle s’explique uniquement
par le fait qu’il amène indirectement les groupes familiaux à une
interaction permanente en empêchant les relations sexuelles à
l’intérieur des familles. Sous la forme positive d’une prescription — la
règle de l’exogamie —, l’interdiction de l’inceste constitue pour Lévi-
Strauss le mécanisme de base de toutes les formes de parenté : elle
oblige les familles à abandonner les femmes issues de leurs propres
rangs à des hommes d’autres groupes, dont elles recevront en retour
des femmes à épouser. L’échange des femmes apparaît ainsi comme
le mécanisme fondamental à partir duquel se forment les liens de
parenté. En tant que noyau institutionnel des sociétés archaïques, il
assure le contact mutuel des groupes sociaux à un degré encore plus
fort que l’échange de dons étudié par Marcel Mauss. Lévi-Strauss
distingue deux formes d’échange de femmes, par lesquelles il veut
rendre compte des différentes voies par lesquelles se forment les liens
de parenté : dans l’échange restreint, les femmes sont toujours
échangées entre deux mêmes groupes, l’échange généralisé s’effectue
toujours indirec-tement entre au moins trois groupes. Dans ce dernier
cas, le groupe familial ne reçoit pas ses femmes du groupe auquel il a
accordé les siennes. Lévi-Strauss est convaincu que les systèmes de
parenté complexes se composent d’éléments obéissant à ces deux
types d’échange de femmes. C’est donc à partir d’eux que, avec les
moyens du logicien plutôt qu’avec ceux de l’ethnographe, il s’efforce
de reconstruire la diversité des organisations sociales archaïques.
Bien que l’unanimité se soit rapidement faite parmi les
ethnologues pour reconnaître la haute importance de ce travail, la
plupart des commentateurs émirent aussi de graves réserves quant
aux postulats théoriques sur lesquels il s’appuyait 13. L’assimilation
indirecte de l’interdiction de l’inceste et de la règle d’exogamie ne fut
pas moins mise en doute que l’hypothèse empirique de la
prépondérance globale des systèmes de filiation unilinéaires. Lévi-
Strauss s’attira aussi des critiques par la manière dont il avait si
catégoriquement écarté les spéculations sur un matriarcat primitif,
dont les scientifiques débattent encore. Mais, dans tout cela, on
perdait souvent de vue les intentions auxquelles répondait le projet
initial de Lévi-Strauss. Derrière la démarche empirique de son étude
se dissimulait l’objectif de mettre en lumière les « principes de la vie
sociale » à travers un modèle théorique. Il ne s’agissait pas de fournir
une explication exhaustive de toutes les données empiriques, mais de
construire un modèle idéal à l’aide des données empiriques : tel était
l’ambitieux projet que Lévi-Strauss s’était fixé. À cet égard, et malgré
toutes les critiques justifiées dont elle a pu faire l’objet, son étude
avait opéré une percée décisive : Lévi-Strauss avait découvert que la
force communicationnelle de l’échange déborde la sphère
économique, pour s’étendre à l’organisation des rapports de parenté.
En ce sens, l’échange entre les groupes sociaux pouvait être considéré
comme l’un des moyens de socialisation dont sa théorie voulait
engager l’étude systématique. Cette découverte devait se révéler
d’autant plus féconde pour Lévi-Strauss qu’elle offrait aussi un
premier point d’appui aux impulsions romantiques de son œuvre.
Dans le principe de réciprocité, la pratique de l’échange contient en
effet une force qui ne se révèle pas seulement comme la « matière
première » de la vie sociale, mais qui fournit de surcroît la base
affective d’une vision du monde susceptible d’intégrer solidairement
tous les êtres vivants. L’étude des différentes formes d’échange a
montré que les sociétés archaïques sont construites, d’une manière
encore visible, sur des relations sociales de réciprocité ; c’est pourquoi
elles sont, relativement aux civilisations modernes dans lesquelles ce
principe structurant de réciprocité se trouve dissous dans des
processus techniques et bureaucratiques, davantage en mesure de se
comprendre elles-mêmes à partir de l’idée de solidarité. Cette idée, il
est vrai, n’est d’abord contenue qu’en germe dans l’étude de Lévi-
Strauss. Mais il ne la quittera plus jamais des yeux, et y reviendra
toujours plus longuement dans chaque nouveau livre.
Une fois parvenu dans son étude au point théorique où la
réciprocité réalisée dans l’échange apparaît comme un principe
constitutif de toute société, Lévi-Strauss allait inévitablement être
amené à se demander de quelle cause découlait ce principe. Les
considérations finales de son livre sont destinées à fournir une
première réponse à ce problème. Lévi-Strauss avait assez appris de
Durkheim pour savoir que l’analyse fonctionnaliste d’un phénomène
ne peut remplacer son explication causale. Mais il allait justement se
trouver conduit au-delà de Durkheim dans sa tentative pour expliquer
en termes de causalité le principe de réciprocité, constitutif de la
société dans son ensemble. Sa vie durant, Durkheim avait réfléchi aux
conditions sociales de constitution des catégories de la connaissance
humaine, en essayant de donner un tour sociologique à la théorie
kantienne de la connaissance, qui constitua toujours son horizon en
ce domaine. Dans sa dernière période, pendant laquelle il rédigea sa
brillante étude sur les formes élémentaires de la religion, il crut
pouvoir résoudre le problème en recourant à certaines situations
extraquotidiennes de l’expérience collective : les catégories
fondamentales de la connaissance humaine étaient selon lui des
conceptualisations d’expériences qu’une communauté peut faire dans
les états affectifs de fusion ou d’« effervescence » collective 14. Avec
cette solution, il est vrai, Durkheim léguait à ses disciples autant de
difficultés nouvelles que de fécondes suggestions : les unes et les
autres se retrouvent dans l’œuvre de Marcel Mauss, où la proposition
massive de Durkheim se heurte déjà à l’approche théorique que Lévi-
Strauss développera quelques décennies plus tard 15. C’est dans un
compte rendu consacré à la « sociologie française », publié en 1945 16,
que ce dernier formula contre Durkheim les objections qui allaient
jeter les bases de ses propres positions. Pour lui, les difficultés
théoriques dans lesquelles le sociologue tombe lorsqu’il invoque des
états affectifs collectifs comme ultime donnée explicative, ne font que
traduire une conception erronée du problème. Les actes symboliques
que Durkheim essaie d’expliquer sur un plan sociologique ne peuvent
pas être ramenés à des états de fait sociaux, parce que ce sont
justement eux qui produisent le social en premier lieu. Lévi-Strauss
est convaincu que les formes de la pensée symbolique constituent une
donnée ultime, qui ne peut à son tour être expliquée par des causes
sociologiques : la validité intersubjective des symboles partagés, qui
fonde l’ordre social, résulte à ses yeux de données à caractère
présocial, dont non pas la sociologie, mais, selon ses termes, « la
psychologie et la linguistique modernes », doivent faire la théorie. Ce
domaine présocial auquel il pense, il le définit programmatiquement
comme « l’activité inconsciente de l’esprit humain » ; cette formule
accompagnera désormais comme un leitmotiv le travail scientifique
de Lévi-Strauss. Même les considérations théoriques qui referment
l’étude sur les structures de la parenté trouvent dans cette formule
théorique une réponse provisoire à la question soulevée : le principe
de réciprocité, constitutif de toutes les formes de parenté, est produit
par la structure fondamentale de l’esprit humain. De premiers renvois
à la linguistique structurale indiquent déjà ici avec quel outil Lévi-
Strauss pense à l’avenir pouvoir analyser cette activité inconsciente de
l’esprit humain.

III

L’idée programmatique selon laquelle c’est l’activité inconsciente


de l’esprit humain qui produit l’ordre symbolique de la société
présente d’emblée pour Lévi-Strauss des implications sur d’autres
plans que la seule théorie de la société. Malgré cette formulation
substantialisante, l’ethnologue veut simplement dire par là qu’il existe
un certain nombre d’opérations mentales qui sont communes à tous
les hommes, par-delà toutes les différences de culture et d’époque. En
ce sens, la structure de l’esprit humain fonde, comme Lévi-Strauss le
dit dans sa leçon sur Rousseau, « l’alliance originelle » entre « le moi
et l’autre 17 ». Mais Lévi-Strauss voit aussi dans ces opérations de
l’esprit, parce qu’elles sont censées se produire d’une manière
inconsciente, une part de nature dans l’homme. À travers elles, des
processus naturels, soustraits à tout contrôle conscient, s’introduisent
dans le mode de vie humain et le réintègrent dans un contexte plus
large. Ce sont ces deux aspects qui confèrent au concept d’esprit
humain dans l’œuvre de Lévi-Strauss une dimension affective. L’esprit
est ici davantage qu’un simple moyen catégorial permettant de
vaincre certaines difficultés de la sociologie durkheimienne : il doit
fournir le fondement conceptuel d’un humanisme élargi, destiné à
remplacer l’humanisme étroit d’une modernité oublieuse de la nature.
Lévi-Strauss n’était pas le seul, à cette époque, à associer de telles
intentions philosophiques à une conception universaliste de l’esprit
humain : Jean Piaget aussi cherchait dans l’analyse scientifique des
lois universelles de la pensée humaine une issue à la situation
inféconde où il trouvait la philosophie de son temps. Et lui aussi, à
cette fin, a d’abord essayé de s’appuyer sur un substrat naturel, dans
lequel les opérations mentales de l’homme étaient supposées
s’enraciner. C’est donc seulement la détermination ultérieure de ces
lois formelles de l’activité mentale qui donnera son profil particulier à
chacune de ces deux démarches théoriques, encore tout à fait
comparables dans leur forme initiale 18. Sur l’itinéraire scientifique de
Lévi-Strauss, ce fut la découverte de la linguistique structurale qui lui
fournit les moyens de préciser ce modèle général, conférant ainsi à
son œuvre son cachet unique.
Lévi-Strauss est encore professeur à New York, quand il découvre
la linguistique structurale. Il rencontre à cette époque Roman
Jakobson, membre exilé du Cercle de Prague, qui le familiarise très
rapidement avec les grandes lignes de la linguistique saussurienne 19.
Aussitôt, Lévi-Strauss est convaincu que la linguistique structurale
offre exactement l’outil théorique nécessaire pour éclairer les lois
structurelles de la pensée humaine. Ce ne sont certes que des notions
très vagues qu’il tire de la vaste panoplie d’idées de cette école, pour
les arranger à son propre usage : il lui emprunte notamment l’idée
centrale que tous les énoncés linguistiques sont basés sur un système
de signes, dont les éléments ne reçoivent leur signification que de
leurs différences avec d’autres éléments. Lévi-Strauss va transposer
cette prémisse structuraliste à son concept universaliste de l’esprit
humain, pour établir que les opérations mentales inconscientes de
l’homme consistent à conférer une signification à des éléments
quelconques d’un ordre donné en les insérant dans des relations
d’opposition réciproque.
Mais il faudra du temps pour que cette pensée fondamentale
prenne dans l’œuvre de Lévi-Strauss des contours plus précis. Les
premiers articles qui essayent d’appliquer ce nouveau thème au
domaine de l’ethnologie paraissent certes dès le début des années
1950 ; mais tous se situent encore dans le cadre thématique inauguré
avec les études sur l’organisation sociale des sociétés archaïques 20.
Au sein de cette problématique, il n’est pas aisé d’utiliser directement
l’idée que la signification des formations symboliques résulte d’une
production inconsciente d’oppositions entre signes ; Lévi-Strauss
arrive pourtant à faire le lien, en rapportant le rôle joué par l’échange
de femmes dans la formation des rapports de parenté à celui joué par
l’échange de mots dans la communication. La critique n’a cependant
pas tardé à signaler, avec des arguments convaincants, la fragilité des
hypothèses sur lesquelles repose une telle comparaison 21. Et ces
premiers essais encore inaboutis perdent leur valeur dans l’œuvre de
l’ethnologue, pour autant que son intérêt théorique se déplace ensuite
des liens de parenté vers les formes de pensée archaïques.
Car toutes les difficultés matérielles qui pouvaient d’abord faire
obstacle à une application féconde de la nouvelle idée disparaissent
dès lors que Lévi-Strauss prend les formations symboliques elles-
mêmes pour objet de ses recherches. Il a lui-même décrit ce
décentrement opéré au cours des années 1950 comme un
déplacement théorique des « ordres vécus » aux « ordres pensés »,
dans lesquels les opérations mentales inconscientes de l’homme
paraissent clairement au jour 22. Par ce terme d’« ordres pensés »,
Lévi-Strauss entend toutes les formes de pensée mythique et
religieuse : son travail théorique va maintenant porter prioritairement
sur les structures cognitives à l’origine de ces formations de la vie
sociale. C’est avec une critique des conceptions traditionnelles du
totémisme que l’ethnologue prend pied sur son nouveau terrain de
recherche 23. Contre les interprétations dominantes qui rapportent les
pratiques totémiques des peuples primitifs à une croyance magique
en des forces surnaturelles, il s’efforce de montrer qu’il n’y a là que
l’application particulière d’une forme de pensée typique de toutes les
cultures archaïques. Pour expliquer les circonstances spécifiques qui
déterminent cette application, il recourt d’abord à des arguments
sociologiques qui résultent d’un élargissement de son analyse des
formes de parenté : parce que l’échange permanent de différents biens
et l’intensification des communications au sein des sociétés
archaïques menacent les groupes sociaux dans leur identité, ceux-ci
ont toujours besoin du contre-mouvement d’une « distinction »
symbolique. C’est ce qu’apportent les pratiques dites « totémiques »,
qui permettent aux groupes d’utiliser rituellement certains objets
matériels de leur environnement comme le signe visible de leur
identité respective. La sauvegarde des identités de groupe représente
ainsi pour Lévi-Strauss la fin particulière de toutes les pratiques
totémiques ; le moyen cognitif mis en œuvre à cette occasion, à savoir
la correspondance entre phénomènes naturels et phénomènes
sociaux, constitue à ses yeux la caractéristique générale qui distingue
les formes de pensée archaïques des formes de pensée modernes.
C’est à démontrer cette thèse de vaste portée que s’attache l’étude
publiée en 1962 sous le titre La Pensée sauvage 24. C’est sans doute le
livre dans lequel l’auteur donne le plus librement cours à son
admiration romantique pour les réalisations culturelles des peuples
archaïques. Elle se marque déjà à l’affirmation fondamentale selon
laquelle la pensée archaïque ne doit pas être comprise comme un
simple stade précoce, mais comme une forme alternative de la
conception scientifique du monde. Lévi-Strauss en apporte la preuve
en dégageant pas à pas les opérations cognitives sur lesquelles le cas
particulier des classifications totémiques avait déjà jeté une première
lumière. La pensée « sauvage », par opposition aux modes de pensée
« domestiqués » des sociétés développées, procède des phénomènes
perceptibles par les sens, les ordonne les uns aux autres par contraste
ou analogie et crée ainsi un réseau englobant de correspondances
concrètes. Lévi-Strauss ne se cache pas qu’une telle forme de pensée
par analogie ne peut rivaliser, sous le rapport du bénéfice
instrumental, avec les sciences modernes. Mais à l’inverse, ce n’est
pas non plus la valorisation débridée et exubérante des facultés
sensibles qui lui fait voir dans cette pensée classificatoire une
alternative aux conceptions scientifiques du monde. Il est surtout
fasciné par la manière dont ces formes de savoir s’enracinent dans un
sentiment de solidarité, voire de tendresse, envers l’environnement
naturel. C’est à nouveau vers la pensée de Rousseau que Lévi-Strauss
se tourne pour décrire cette « valeur affective » de la pensée
archaïque : il y voit à l’œuvre le sentiment d’une « identification
primitive », dans laquelle « Rousseau a vu profondément la condition
solidaire de toute pensée et de toute société 25 ». Le même rapport est
décrit encore plus nettement dans un passage du texte sur Rousseau,
où l’on peut lire : « Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter,
c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas
seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme
quelconque du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant, du
moment qu’il est vivant […] L’appréhension globale des hommes et
des animaux comme êtres sensibles, en quoi consiste l’identification,
précède la conscience des oppositions : d’abord entre des propriétés
communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non humain 26. »
Il n’est sans doute pas faux de conjecturer que ce constat
représente le centre secret, voire la visée ultime des longs efforts
scientifiques de Lévi-Strauss. Le « principe » porteur de la vie sociale
est décrit ici, dans un esprit clairement apparenté à la théorie
adornienne de la mimésis 27, comme le sentiment de l’accord originel
avec tout être vivant. Si de tels sentiments de solidarité avec
l’ensemble de la nature se rencontrent encore dans les cultures
archaïques, parce qu’ils sont immédiatement et concrètement
contenus autant dans les règles de la vie en société que dans les
formes de la pensée classificatoire, ils se trouvent, dans les
civilisations mécaniques de la modernité, presque ensevelis sous les
règles techniques de procédure — des vestiges de ces formes de savoir
intimement accordées à la nature ne subsistant, note Lévi-Strauss
avec des accents touchants, que chez « les gens du cirque et les
employés des jardins zoologiques 28 ». Face à cette situation
civilisationnelle, il incombe à l’ethnologie de rappeler par des études
empiriques combien toute vie sociale s’enracine dans son
environnement naturel et de jeter ainsi les fondations scientifiques
d’un humanisme corrigé en un sens naturaliste. Aussi ne s’étonne-t-on
pas de trouver dans les plus récentes publications de Lévi-Strauss 29
l’amorce d’une éthique écologique, de le voir même développer des
premières propositions en vue d’un concept de liberté humaine
intégrant le rapport à la nature 30.
À mesure que se dévoile ce noyau philosophique de l’œuvre, il se
mêle cependant à l’admiration grandissante pour la rigueur interne
du projet romantique de Lévi-Strauss des doutes théoriques de plus
en plus marqués, qui amènent à se demander si la simple intégration
de vues structuralistes suffit à satisfaire toutes les exigences d’une
telle entreprise. La linguistique structuraliste fournit certes un outil
méthodologique pour examiner les mythes archaïques venus des
horizons les plus divers, l’analyse formelle y faisant apparaître des
complexes porteurs de signification et établissant des uns aux autres
des correspondances étonnantes. Mais l’ethnologue court-circuite du
même coup tous les problèmes d’interprétation, plus encore : il
occulte précisément les questions concernant la raison interne des
textes mythiques, auxquelles son approche romantique devait lui faire
chercher une réponse. La conception structuraliste de l’esprit humain
lui permet certes de voir dans les arts classificatoires des cultures
archaïques l’expression encore libre et « sauvage » d’une activité
mentale consistant à forger des oppositions ; mais cette réduction
cognitiviste de la sociologie durkheimienne lui interdit en même
temps de prendre en compte dans le cadre de sa propre théorie ces
fondements affectifs de la pensée archaïque vers lesquels se portaient
ses intérêts romantiques 31. Enfin, la terminologie structuraliste a
plutôt occulté que mis en valeur la découverte la plus féconde de son
étude sur la parenté, à savoir la compréhension du rôle de l’échange
au-delà du domaine strictement économique. Somme toute,
l’impression finale est que l’outillage structuraliste de la théorie n’est
pas à la hauteur du vaste projet de son auteur ; les impulsions
romantiques qui vibrent à chaque page de l’œuvre de Lévi-Strauss ne
trouvent aucune expression adéquate dans le langage théorique du
structuralisme 32.
Mais à ce stade critique de la confrontation, il apparaît un dernier
motif caché, qui a pu secrètement déterminer Lévi-Strauss à choisir le
structuralisme comme véhicule méthodologique de son projet
romantique ; ce motif consisterait dans l’intention de dépouiller
progressivement les procédés interprétatifs du structuralisme de leur
caractère scientifique, pour les transformer à leur tour en une forme
de pensée analogique. Un certain nombre d’indications données par
Lévi-Strauss à propos de sa gigantesque enquête en quatre tomes sur
les mythes indiens pointent dans cette direction : comme si l’auteur
avait finalement renoncé à démontrer sur le mode indirect,
scientifique, que toute vie sociale s’inscrit dans un cadre naturel, et
s’était contenté d’utiliser les procédés structuralistes pour concevoir
un nouveau mythe. Alors, certes, son ethnologie romantique aurait
finalement abandonné toute ambition théorique, pour redevenir elle-
même une vision cosmologique du monde.
Chapitre VII

UNE RAISON ANCRÉE DANS LE CORPS

À propos de la redécouverte de Merleau-Ponty

Quand le structuralisme eut acquis une place dominante dans la


vie intellectuelle française, l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty se
trouva fort délaissée. Il y avait d’autant moins lieu de s’intéresser aux
écrits difficiles et singuliers de cet auteur, qu’ils semblaient
représenter tout ce dont le mouvement structuraliste cherchait à se
détacher. Si cette pensée perdit alors en France l’attention qu’elle
avait suscitée à un haut degré vingt ans plus tôt, ce ne fut pas le cas
en République Fédérale — où elle n’était jamais parvenue à la
notoriété. De ce côté du Rhin, Merleau-Ponty n’avait été remarqué
dans les années 1950 et 1960 qu’en tant que philosophe politique et
compagnon de lutte de Sartre ; ses écrits phénoménologiques, en
revanche, étaient d’abord restés dans l’ombre de Heidegger, avant de
tomber presque entièrement dans l’oubli sous l’influence grandissante
de la philosophie analytique.
Certaines tendances qui ont récemment modifié le champ de
forces intellectuel au sein de la philosophie sont de nature à mettre
un terme à cette situation. La première de ces tendances est
l’épuisement du structuralisme français : avec lui disparaissent les
barrières qui, en France du moins, faisaient jusque-là obstacle à une
réévaluation de la pensée de Merleau-Ponty. La seconde est le
relâchement du dogmatisme analytique, accompagné d’un retour aux
traditions pragmatistes et phénoménologiques qui s’efforçaient
encore d’accueillir sans prévention la totalité des aspects de
l’expérience humaine. Ces deux tendances se combinant, on n’est pas
surpris de voir paraître en République Fédérale une série de livres qui
nous invitent à une confrontation avec Merleau-Ponty. Il s’agit
d’abord de rééditions et de nouvelles traductions de ses derniers
écrits 1, qui ne mettent pas seulement en lumière la dynamique
interne de l’évolution du philosophe, mais révèlent aussi toute
l’étendue de sa pensée. À quoi s’ajoute un recueil qui cherche à
identifier les « traces de la pensée de Merleau-Ponty » dans la
philosophie contemporaine, et nous permet ainsi de faire un premier
bilan des influences profondes que son œuvre a exercées, malgré tous
les obstacles, au cours des dernières décennies 2. Enfin, il est paru un
certain nombre d’études de jeunes auteurs qui essayent d’utiliser les
écrits de Merleau-Ponty pour résoudre les problèmes d’une théorie
critique de la société 3. De trois côtés différents, ces livres nous
dévoilent donc l’actualité souterraine de l’œuvre merleau-pontyenne ;
nous découvrons un philosophe qui toute sa vie a cherché une issue à
la philosophie de la conscience, pour finalement rester empêtré
exactement dans les difficultés et les problèmes théoriques qui sont
encore les nôtres aujourd’hui.
Si Merleau-Ponty ne peut rivaliser avec Sartre pour la capacité à
capter l’esprit du temps, sa philosophie n’en présente pas moins une
allure typiquement existentialiste : son parcours aussi doit être
compris comme une auto-exploration philosophique de l’existence
individuelle, et passe donc par des étapes qui correspondent chacune
à la prise en compte d’une nouvelle dimension de l’expérience
humaine. Avec Sartre, il partage d’abord l’intention d’apporter un
prolongement existentialiste à la phénoménologie husserlienne :
appliquer la méthode phénoménologique non seulement à
l’événement de la conscience, mais à l’expérience même de l’existence
individuelle, semblait permettre de dénouer les liens de la philosophie
classique de la conscience. Il est vrai que Merleau-Ponty, dès ses
premières œuvres, donne un tour anthropologique à ce programme
de phénoménologie existentielle sur lequel se retrouvait tout un cercle
de philosophes français 4 : ce qui l’intéresse dès le départ, c’est la
manière dont le corps et la conscience s’entremêlent
indissociablement dans toute existence individuelle. C’est encore la
problématique anthropologique qui amène Merleau-Ponty à sortir en
un deuxième point de l’horizon de pensée de la phénoménologie
existentielle : parce que, dans sa tentative pour mettre en évidence
l’intrication existentielle du corps et de l’esprit, il doit mobiliser des
catégories de phénomènes qu’étudient sur un plan empirique les
sciences particulières, il se trouve amené à intégrer de plein droit les
résultats de ces dernières dans son analyse philosophique. L’intérêt
pour ces sciences, qui donne à sa philosophie un caractère empirique,
ne le quittera plus ; c’est lui qui conduira le philosophe, dans ses
dernières années, à se jeter sur les résultats de la psychanalyse et de
l’ethnologie avec le même enthousiasme qui l’avait porté vers la
Gestalttheorie dans son œuvre de jeunesse.
La rencontre avec la théorie de la perception de la forme prend
place durant la période la plus féconde de l’activité du philosophe :
elle donne naissance à deux de ses livres décisifs, qui sont l’étude sur
La Structure du comportement, achevée en 1938, et La
Phénoménologie de la perception, parue sept ans plus tard 5. Les deux
textes s’inscrivent dans un cadre théorique déterminé par la place
prééminente accordée à la perception dans l’ensemble des modes
d’expérience humains, pour autant qu’elle constitue le fondement de
toutes les autres manières d’être, et que c’est par elle que l’homme
s’ouvre existentiellement un accès au monde. Seule cette prémisse
explique l’intérêt quasi exclusif de Merleau-Ponty, dans sa première
période, pour le phénomène de la perception : car c’est elle qui lui
permet de considérer l’analyse de l’événement perceptif aussi comme
le premier pas décisif d’une phénoménologie de l’être-dans-le-monde
de l’homme. Il s’en acquitte sous la forme d’une critique des
conceptions empiristes et idéalistes de la perception, menée avec
l’aide bienvenue de la théorie de la forme. À partir de là, il développe
la thèse selon laquelle la perception humaine ne doit être comprise ni
dans une perspective sensualiste, comme une simple réception
passive d’impressions sensibles, ni sur le mode idéaliste, comme un
acte positif de constitution opéré par la conscience : elle s’effectue
d’emblée comme un processus de découverte du monde par donation
d’un sens. À leur tour, les ébauches de sens qui ouvrent et alimentent
en quelque sorte de l’intérieur le processus de perception prennent
leur source dans les intentions d’action d’un sujet corporellement
actif. Dans la perception, l’homme découvre le monde comme un
champ d’interventions possibles et de repères virtuels de son
comportement corporel.
Ces considérations ont d’importantes conséquences pour la
détermination des rapports du corps et de l’esprit, qui constituent le
principal objet de Merleau-Ponty dans le cadre de ses recherches
phénoménologiques sur l’expérience humaine de l’existence. Elles
dessinent les grands axes d’une critique de ce dualisme ontologique
qui est devenu une évidence philosophique dans la tradition
cartésienne : si en effet la perception doit être comprise comme un
processus dans lequel l’homme, à travers son comportement corporel,
découvre le monde en lui donnant un sens, alors la chair et l’esprit, le
corps et la conscience, ne sont plus à envisager comme des entités
séparées, ainsi que le fait le cartésianisme. Dans l’acte de perception,
ils se fondent en une seule opération et forment dans l’effectuation de
l’existence humaine un élément fonctionnel indissoluble. Il en découle
un certain nombre de conclusions, que Merleau-Ponty résume dans la
thèse selon laquelle le corps humain constitue lui-même déjà un
médium d’actes cognitifs : la conscience, dit-il, est un « être auprès de
la chose par le moyen du corps ». Cette réflexion de vaste portée mais
encore assez imprécise, qu’Alexandre Métraux esquisse à nouveau
dans le recueil coédité par lui, a trouvé un terreau fécond dans l’aire
anglophone, où un cercle de philosophes d’orientation
phénoménologique (parmi lesquels Michael Polanyi, Hubert
L. Dreyfus et Charles Taylor) ont repris la thèse de Merleau-Ponty
pour en tirer une théorie de la connaissance. Un article de Charles
Taylor, qui figure également dans le recueil mentionné, met
parfaitement en lumière les idées centrales de cette approche
« néophénoménologique » : on y trouve résumé en quelques pages ce
qu’on peut considérer aujourd’hui comme le potentiel productif de la
théorie merleau-pontyenne de la perception 6.
Taylor part de l’idée à laquelle aboutissait Merleau-Ponty après
avoir examiné les conceptions traditionnelles de la perception : en
tant qu’êtres de perception, nous évoluons toujours déjà dans
l’horizon d’une familiarité corporelle avec les choses qui nous
entourent. Il convient alors de s’interroger sur la nature de ce savoir
déposé dans le rapport assuré et familier que l’homme entretient avec
les choses. Taylor montre que ce qui caractérise un tel savoir, ce n’est
pas la capacité à disposer par la réflexion de certaines règles d’action,
mais une maîtrise pour ainsi dire intuitive de gestes concrets. Nous
vaquons à nos activités quotidiennes grâce à un savoir qui est
tellement de l’ordre du savoir-faire corporel qu’il ne peut être ni
explicité, ni appris par des règles. Il est inhérent aux actes accomplis
eux-mêmes, qui sont l’expression d’une familiarité directe, on
pourrait dire mimétique, avec les choses. Les travaux de ces
néophénoménologues américains se rejoignent dans l’idée que c’est ce
même savoir-faire corporel et pratique qui, sous la forme d’une
source de savoir pré-théorique, fonde aussi nos connaissances
théoriques et conceptuelles. Leur concept directeur est le savoir
« implicite » ou « corporel », leur objectif une critique de l’image
scientiste que la science contemporaine se fait d’elle-même 7.
Merleau-Ponty aurait pu suivre cette piste lui-même et étudier
dans de nouveaux travaux les implications et les problèmes liés à sa
théorie de la perception ; parmi les questions qu’il aurait alors dû se
poser, la plus urgente aurait porté sur l’intersubjectivité élémentaire
que présupposent nos expériences perceptives. Qu’il ait finalement
tourné ses efforts dans une autre direction, cela tient d’abord au
contexte politique et scientifique de l’après-guerre. La confrontation
naissante avec le stalinisme et l’intérêt grandissant pour le marxisme
le poussent dans la sphère de la philosophie politique et font de lui à
la fin des années 1940 un compagnon d’armes de Sartre. Les
questions autour desquelles tournent désormais ses recherches sont
largement dictées par le souci d’intégrer l’expérience du stalinisme
dans une philosophie générale de l’histoire ; il veut mettre sur pied
une théorie de l’histoire, dont les premiers éléments lui sont déjà
fournis par les réflexions sur la temporalité et la liberté développées
dans sa théorie de la perception. Il espère ainsi parvenir à déterminer
dans quelle mesure les événements socio-historiques se laissent
façonner par l’homme. À travers ces travaux, qui engagent tous une
confrontation avec la théorie et la pratique du marxisme, s’ébauche
une philosophie de l’histoire ; toute une génération d’intellectuels de
gauche en recevra l’impulsion et l’inspiration d’un développement
critique du marxisme.
Cependant, cette série de travaux à caractère politique et pratique
ne représente dans l’évolution générale de Merleau-Ponty qu’une
phase de transition. Ce qui l’intéresse vraiment depuis le début des
années 1950, ce qui le pousse progressivement hors du cadre de sa
première théorie de la perception, se trouve réuni dans un recueil
d’essais interrompu en 1952 et publié seulement après sa mort, sous
le titre La Prose du monde. À travers une vérification expérimentale de
différentes théories du langage, Merleau-Ponty entreprend dans ces
pages d’examiner comment celui-ci fonctionne, pour fournir à
l’homme à la fois un moyen d’expression et un instrument de
découverte du monde. Le parcours qui mène ensuite d’ici à la
dernière période de Merleau-Ponty est rien moins que rectiligne et
clairement orienté : il s’effectue par exploration tâtonnante de
nouveaux domaines du savoir, et s’accompagne moins d’une idée
directrice que de profondes perplexités. Les principales étapes de ce
chemin sont d’abord une série de conférences que Merleau-Ponty
donne au Collège de France de 1952 à 1960 8 ; puis le recueil Signes,
paru en 1960 et disponible en allemand depuis déjà longtemps ; et
enfin l’ouvrage laissé inachevé à la mort de l’auteur en 1964, et publié
trois ans plus tard par Claude Lefort : Le Visible et l’invisible,
également disponible en allemand dans une excellente édition.
Tout au long de ces différentes étapes, Merleau-Ponty est
constamment aiguillonné par deux grands thèmes. D’abord, l’horizon
matériel de ses travaux se trouve de plus en plus déterminé par
l’intérêt pour le langage comme phénomène expressif. Le philosophe
se détache progressivement de son intuition initiale, selon laquelle les
énoncés langagiers sont subordonnés à la perception et ne
représentent donc que des formes secondaires de notre relation au
monde, pour lui substituer l’idée que le langage constitue un domaine
original de la créativité expressive. Dans ses énoncés langagiers,
l’homme découvre constamment à ses semblables des aspects du
monde jusque-là inconnus et inéprouvés : ce qu’il ne peut faire que
parce que le langage, de son côté, représente un ordre symbolique qui
dépasse la portée de tous les sujets et reste structurellement ouvert à
des déplacements et à des renvois de sens permanents.
Cette concentration thématique sur le langage s’ac-compagne,
deuxièmement, d’une requalification du caractère de l’intentionnalité.
Merleau-Ponty est de moins en moins sûr de pouvoir attribuer les
actes intentionnels à un sujet intentionnant. Certains passages de La
Phénoménologie de la perception, qui surgissaient comme des éclats de
pensée structuraliste fichés dans les raisonnements de cet ouvrage,
donnaient déjà une idée du problème qui se découvre ici. On lit par
exemple : « Si je voulais exprimer exactement l’expérience perceptive,
je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois 9. »
D’une telle réflexion, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour arriver à la
thèse de l’émergence essentiellement anonyme d’horizons de sens : la
mise en relation significative qui se produit dans la perception ou
dans les actes de langage ne renvoie pas aux intentions d’un sujet
individuel, mais à un événement de sens qui dépasse le sujet. La
publication des textes posthumes montre que Merleau-Ponty, dans
ses dernières années, semble effectivement être parvenu à cette
conception. L’impulsion initiale peut lui être venue de l’observation
phénoménologique des composantes non intentionnelles du
comportement humain, mais c’est seulement la confrontation avec les
courants structuralistes en linguistique et en ethnologie, auxquels il
s’en prend d’une manière quelque peu forcée dans les années 1950,
qui l’aura amené à tirer de ces observations la conviction que les
contenus de signification de l’expérience humaine ne naissent pas
seulement involontairement, mais résultent eux-mêmes toujours d’un
événement de sens supra-subjectif, indépendant de toute intention
individuelle.
Il ne serait pas totalement faux de voir dans ce motif le ressort
véritable des derniers écrits de Merleau-Ponty ; et quand de tels
motifs se trouvent transposés au domaine du langage, il semble
également permis d’y percevoir, avec Bernhard Waldenfels 10, une
anticipation des idées structuralistes. Merleau-Ponty,
paradoxalement, aurait alors préparé le terrain au courant de pensée
qui allait faire tomber sa propre œuvre dans l’oubli. Mais quelques-
uns des textes publiés dans le recueil de Waldenfels et Métraux
montrent que ce n’est pas nécessairement le cas. Trois approches
interprétatives se dessinent dans cet ouvrage : elles se distinguent par
les différentes manières dont elles déchiffrent les indications
obscures, voire souvent cryptiques, par lesquelles Merleau-Ponty
caractérise cette force anonyme de la donation de sens. La première
de ces approches est celle qui vient d’être évoquée, et consiste à
comprendre les derniers écrits de Merleau-Ponty comme une
anticipation du fonds de pensée structuraliste ; la force anonyme de la
production de sens aurait ici son siège dans l’événement autonome du
langage.
Un article de Marc Richir peut servir à illustrer la deuxième ligne
d’interprétation, qui est sans aucun doute aussi la plus influente.
Selon cette approche, le dernier Merleau-Ponty tend à se rapprocher
d’une sorte d’ontologie de la nature 11. Richir voit dans le dernier livre
du philosophe, c’est-à-dire dans le fragment publié sous le titre Le
Visible et l’invisible, une tentative pour accéder, tout en conservant la
posture méthodologique du phénoménologue, à une strate naturelle
et sensible de l’être, dont le mouvement « sauvage », incontrôlable,
nourrit toute réalité. C’est un tel principe cosmique, constituant
l’élément primordial dans lequel s’enracine tout être, que viserait le
concept obscur de la « chair », dont Merleau-Ponty se sert de plus en
plus fréquemment durant ses dernières années. Mais cette tentative
de détermination des énergies vitales qui sous-tendent toutes les
manifestations de vie signifierait la conversion à une philosophie de
la nature — une évolution qui paraîtrait difficilement
compréhensible, ne serait-ce que parce qu’elle romprait le cadre
général d’une phénoménologie de l’être-dans-le-monde de l’homme. Il
est vrai que les différents indices signalés par Waldenfels comme
preuve d’une influence schellingo-bergsonienne chez Merleau-Ponty
confèrent une certaine plausibilité biographique à un tel penchant du
philosophe pour les spéculations sur la nature, mais il n’en est pas
pour autant conciliable avec son point de départ ancré dans une
phénoménologie existentiale. L’interprétation de Richir, si
nombreuses soient les citations qu’il puisse invoquer à l’appui de sa
thèse, contredit en outre l’intention régulièrement annoncée par
Merleau-Ponty de dégager un concept élargi de la rationalité par le
biais d’une construction phénoménologique du corps humain. Car le
passage à une catégorie naturelle telle que la « chair » ferait sortir la
réflexion du domaine dans lequel il est encore possible d’identifier la
raison comme une dimension élémentaire de l’existence humaine.
C’est précisément sur cette intention de dégager une conception
élargie de la rationalité que se règle la troisième approche
interprétative, représentée dans le volume par un article de Gary
B. Madison 12. Celui-ci transporte l’œuvre du dernier Merleau-Ponty
dans le contexte discussionnel que balise aujourd’hui la catégorie de
la postmodernité ; il n’ignore certes pas les tendances spéculatives qui
tirent l’œuvre vers une philosophie de la nature, mais leur oppose,
comme une sorte de contre-tendance, l’effort du philosophe pour
construire une théorie intersubjective de la raison. Il peut en cela
s’appuyer sur les passages où Merleau-Ponty adopte une position
véritablement herméneutique, posant comme condition de vérité
fondamentale le maintien d’un dialogue entre les hommes. À quoi
correspondrait le fait que Merleau-Ponty, au cours de son évolution
intellectuelle, a pris conscience d’une façon toujours plus cohérente
de la constitution intersubjective de l’existence humaine.
Peu importe laquelle de ces approches interprétatives est
finalement dans le vrai : elles conduisent toutes trois à des positions
théoriques qui ont décisivement contribué à façonner la conscience
philosophique de notre temps. De ce point de vue, le dernier Merleau-
Ponty a déjà traité sous la forme d’un dialogue interne les problèmes
qui sont aujourd’hui devenus l’objet d’une discussion publique.
Chapitre VIII

UN SAUVETAGE ONTOLOGIQUE
DE LA RÉVOLUTION

Sur la théorie sociale de Cornelius Castoriadis 1

Rares sont les théories qui résistent au mouvement actuel de


dépérissement de la critique sociale. Elles émergent comme des îlots
solitaires au milieu de l’océan des diagnostics néoconservateurs, dans
la vogue des pronostics de décadence. Parmi les entreprises
théoriques qui se dressent ainsi contre l’esprit du temps, celle de
Cornelius Castoriadis représente l’une des plus marquantes.
Castoriadis est un philosophe et psychanalyste d’origine grecque,
installé à Paris depuis quarante ans. Son œuvre est portée par la
même dynamique qui, dès le départ, a alimenté toutes les théories
critiques de la société dans notre siècle : il s’agit ici aussi de préserver
les visées politiques et pratiques de l’œuvre de Marx, en tournant
résolument le dos à ses hypothèses centrales. En trente-cinq ans de
travail scientifique et philosophique, Castoriadis s’est détaché du
cadre théorique du marxisme, à seule fin de sauvegarder pour le
temps présent ce qui en constitue le noyau pratique, c’est-à-dire l’idée
d’un renversement révolutionnaire du capitalisme. Parmi les théories
sociales contemporaines, seule sans doute celle de Herbert Marcuse
tourne autant que celle-ci autour du problème de la révolution. Mais
où Marcuse s’engageait dans une exploration psychanalytique de la
nature pulsionnelle de l’homme, pour revenir par ce biais à la
révolution comme possibilité de pensée dans l’ordre théorique et
pratique, Castoriadis convoque un élément central de la philosophie
traditionnelle. C’est en effet par l’ontologie qu’il pense pouvoir
réintégrer l’idée de révolution, évincée de la conscience de notre
époque. La théorie ontologique qu’il développe à cette fin est certes
rien moins que traditionnaliste : au lieu de partir de la détermination
catégorielle de l’être, Castoriadis procède en effet du caractère
fondamentalement indéterminé du monde naturel et social. Sa
théorie s’enracine dans la conviction que c’est le processus permanent
de création de nouvelles formes d’être qui constitue le mode d’être
véritable de la réalité. Dans cette pensée ontologique fondamentale,
qu’il cherche à développer sous la forme d’une critique de la logique
de l’identité, les fils divergents de son œuvre se rejoignent en quelque
sorte dans un nœud central.
Si la théorie castoriadienne trouve ainsi son centre de gravité dans
une ontologie audacieuse, voire téméraire, la voie par laquelle le
philosophe cherche à fonder cette approche ontologique n’en est pas
moins dictée par la problématique actuelle des sciences. La portée
théorique et l’attrait intellectuel de son œuvre résident précisément
dans le fait que Castoriadis développe son projet philosophique
comme une réponse aux difficultés auxquelles sont aujourd’hui
confrontées, au premier chef, les sciences sociales, mais aussi les
sciences de la nature. Comme tous les philosophes français qui ont
compté dans ce siècle, Castoriadis dégage ses hypothèses de base en
référence et en constante confrontation constant avec les sciences de
son temps. Aussi le chemin qui l’a conduit à son ontologie peut-il être
reconstitué comme un processus au cours duquel il a développé son
idée politique maîtresse, l’idée de la révolution, en la mettant à
l’épreuve des sciences.
I

L’œuvre de Castoriadis est d’abord et avant tout une autocritique


du marxisme 2. Le philosophe occupe une place éminente dans ce
courant critique souterrain de la tradition théorique du marxisme qui
va de Karl Korsch à Merleau-Ponty et E. P. Thompson. Ce ne sont pas
au premier chef des réflexions théorico-philosophiques, mais plutôt
les expériences de la pratique politique, qui éveillent d’abord ses
soupçons sur les hypothèses fondamentales du marxisme. Après avoir
personnellement éprouvé les effets de la stratégie autoritaire et
répressive du PC stalinien de Grèce, Castoriadis rejoint la IVe
Internationale trotskiste avant même la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Désormais étudiant en philosophie en France, il ne tarde
pas à s’opposer à sa propre organisation, avec laquelle il ne parvient à
s’accorder ni sur l’évaluation de la société soviétique, ni sur l’analyse
du capitalisme avancé. En compagnie de Claude Lefort, un élève de
Merleau-Ponty, Castoriadis fonde un groupe d’opposition, qui, après
leur rupture commune avec la IVe Internationale, deviendra le vecteur
intellectuel de la revue Socialisme ou barbarie. Celle-ci constitue de
1949 à 1966 à la fois le noyau organisationnel et le centre intellectuel
d’une confrontation extraordinairement féconde avec les problèmes
théoriques et pratiques posés par le marxisme.
Le travail rédactionnel de la revue vise expressément à établir les
principes d’une théorie actuelle de la révolution. La répression des
soulèvements populaires en RDA, en Pologne, en Hongrie, le
processus de bureaucratisation croissante dans les deux systèmes de
société, l’essor inattendu de l’économie capitaliste et l’influence
croissante de l’industrie culturelle : toutes ces évolutions ont aiguisé
chez les membres du groupe la conscience des insuffisances et de
l’obsolescence du marxisme traditionnel. La position qu’ils
revendiquent est dictée par la conviction que le marxisme dans sa
forme traditionnelle n’offre plus les moyens adéquats pour mener à
bien la transformation révolutionnaire des sociétés développées ; c’est
pourquoi l’effort de réflexion commun, dont la revue constitue le
médium, vise à clarifier les présupposés théoriques d’une
réactualisation du marxisme. Le noyau normatif de cette entreprise
collective est fourni par la perspective d’un socialisme libertaire et
radicalement démocratique, son armature conceptuelle lui vient de la
philosophie marxiste de la pratique. C’est cet objectif défini
collectivement que les collaborateurs de la revue mettent en œuvre, en
se concentrant soit sur des questions empiriques d’analyse de la
société, soit sur des problèmes philosophiques d’interprétation du
marxisme. Mais seul Castoriadis parvient dans ses contributions à
combiner les deux points de vue, de manière à commencer à dégager
partiellement les linéaments d’une théorie renouvelée de la société.
Son argumentation ne le conduit pas seulement au-delà des frontières
du marxisme traditionnel, elle sort même du cadre général du
matérialisme historique.
Castoriadis part de l’idée que la forme dénaturée prise par le
socialisme en Union soviétique ou en Chine doit rétrospectivement
susciter des doutes quant à la théorie marxiste elle-même. Un projet
théorique qui, comme celui de Marx, demande à être réalisé dans la
pratique, ne peut être jugé indépendamment des résultats auxquels
aboutit sa mise en œuvre : « Si le marxisme est vrai, alors, d’après ses
propres critères, sa vérité historique effective se trouve dans la
pratique historique effective qu’il a animée — c’est-à-dire, finalement,
dans la bureaucratie russe et chinoise. Weltgeschichte ist
Weltgericht 3. » Mais Castoriadis n’utilise pas cet argument comme le
font aujourd’hui les « Nouveaux philosophes » français, pour accuser
grossièrement et unilatéralement le marxisme d’être une pensée
totalitaire. Il admet au contraire que la théorie marxiste a aussi révélé
un deuxième potentiel, porteur d’émancipation, dans les rares
moments de l’histoire où des soulèvements populaires se sont
organisés sur le modèle d’une démocratie des conseils. Le véritable
thème de Castoriadis est ainsi, dès les années 1950, le « clivage
interne » de la pensée marxienne. Il reconnaît le noyau productif,
révolutionnaire, de la pensée de Marx dans le projet seulement
ébauché d’une pratique créatrice tendant à transformer la société ;
l’histoire y est interprétée comme un processus permanent de
« création par les masses en action de nouvelles formes de vie
sociale 4. » Cette approche praxéologique de Marx a laissé ses traces
les plus visibles dans le modèle de la lutte des classes, qui interprète
l’histoire comme un processus ouvert de confrontation active entre les
classes sociales. Elle impliquait en outre le congédiement de la
conception traditionnelle de la philosophie, puisque — l’histoire dans
son ensemble apparaissant comme un processus inachevable de
créations pratiques — la théorie philosophique ne pouvait plus être
qu’un projet par principe interminable, ancré dans le mouvement
historique. C’est pourquoi Marx, dans les meilleures parties de son
œuvre, a non seulement introduit une nouvelle conception de la
réalité sociale, mais aussi fait éclater le cadre des anciennes théories
de l’histoire, en essayant de comprendre sa propre théorie comme une
composante immanente de cette pratique créative qui constituait
pour lui le moteur de l’histoire.
Mais cette réorientation radicale est remise en question, aux yeux
de Castoriadis, par un deuxième modèle théorique également présent
dans l’œuvre de Marx. La découverte du caractère créateur de
l’évolution sociale se trouve ici sacrifiée à l’affirmation d’une logique
mécanique de l’évolution sociale ; la faculté créative de l’homme
réduite à un simple don d’innovation technique ; le processus
historique ouvert, requérant des choix pratiques, ramené à la
mécanique du développement des forces productives ; le projet
révolutionnaire, finalement, dégradé en science positive. Parce que
Marx, selon Castoriadis, s’est fié à l’esprit positiviste et à l’optimisme
technique de son époque plus qu’à ses propres intuitions, cette vision
scientiste a sans peine pris le dessus dans son œuvre. Elle n’a pas
seulement recouvert la philosophie de la pratique qui constitue
l’apport véritable de Marx, elle est très vite arrivée à l’étouffer dans
l’œuf. Mais le triomphe de cette philosophie objectiviste de l’histoire
créait dans l’œuvre même de Marx les conditions théoriques internes
qui allaient amener le marxisme à se transformer en une simple
« idéologie de la bureaucratie », en une science brutale de la
légitimation. L’histoire politique qui aboutira au stalinisme ne fera
que tirer les conséquences pratiques d’une théorie qui réduisait déjà
le processus créatif de la vie sociale à une logique du développement
des forces productives.
Ce simple survol suffit à montrer l’inhabituelle lucidité de la
lecture que Castoriadis élabore pas à pas dans ses articles de
Socialisme ou barbarie. Elle anticipe de deux décennies la critique qui
domine aujourd’hui la discussion philosophique sur Marx et le
marxisme. Si la thèse de Habermas concernant le « positivisme
caché » de la pensée marxienne s’est largement imposée dans ce
contexte, il faut bien dire que Castoriadis avait formulé la même
pensée fondamentale vingt ans plus tôt. Pour lui aussi, la théorie de
Marx, en réduisant un concept d’abord très ouvert de la pratique à la
seule dimension de l’activité technique, s’était enlisée dans un
objectivisme historique immanent. Pour lui aussi, c’est une auto-
mésinterprétation productiviste qui a empêché Marx de développer
les éléments d’une philosophie de la pratique présents dans son
œuvre, et l’a amené à se réfugier dans une mécanique de l’évolution
qui allait avoir des conséquences politiques désastreuses. Mais si nous
voulons étudier plus avant la construction de la théorie
castoriadienne de la société, ce ne sont pas ces points d’accord, c’est
sa différence spécifique avec la critique dominante aujourd’hui
adressée à Marx qui doit nous intéresser. Car Castoriadis dégage ce
qu’il identifie comme le noyau productif, mais bientôt étouffé, de la
théorie marxienne dans une direction qui n’est pas celle où nous
avons été entre-temps habitués à le chercher : le point de vue à partir
duquel il tente de saisir systématiquement l’élément réprimé de la
philosophie marxienne de la pratique n’est pas la structure
intersubjective de l’action sociale, c’est sa dimension créatrice.
Dans sa critique contre Marx, Castoriadis ne fait que préparer le
terrain pour cette interprétation particulière de la catégorie de la
pratique à laquelle il adossera ensuite toute sa théorie de la société.
Comme nous l’avons vu, il souligne constamment dans l’action
révolutionnaire l’aspect de la production créatrice d’un nouvel ordre
social : il réfute le déterminisme historique sur le plan
anthropologique, en renvoyant à la faculté particulière qu’a l’homme
de donner des réponses toujours nouvelles à des situations identiques.
Au schéma base/superstructure, il oppose obstinément le potentiel
créateur et projectif dont témoignent les réalisations culturelles de
l’humanité. De ces réflexions disséminées, il est déjà possible de
dégager une catégorie de l’agir social axée sur la production créatrice
d’un sens médiatisé symboliquement ; mais c’est seulement par le
biais d’un renouvellement du concept aristotélicien de praxis, que
Castoriadis parvient à proposer une explication systématique du type
d’action auquel il pense.

II

Castoriadis fait un usage spécifique de la praxis aristotélicienne,


dont Hannah Arendt a la première signalé la portée pour une
philosophie sociale actuelle 5. Comme Hannah Arendt, il commence
par établir la différence décisive entre praxis et poiésis : contrairement
à toutes les activités techniques, qui visent une fin donnée d’avance,
l’agir pratique représente cette forme particulière d’activité qui porte
sa fin en elle-même. Tandis que la poiésis est dirigée vers la
production d’une œuvre extérieure, la praxis se réalise dans son
propre accomplissement. Castoriadis recourt aux exemples
traditionnels pour éclairer cette distinction fondamentale : la pratique
de la politique, de la médecine et de l’éducation incarnent à ses yeux
des formes d’action dont le but, à la différence de toute production
rationnelle en finalité, consiste dans l’exercice même de l’activité.
Mais les caractères que Castoriadis souligne ensuite dans ces formes
d’action sortent déjà du cadre de référence aristotélicien : ainsi, la
praxis, au-delà du fait qu’elle ne vise que son propre
accomplissement, se caractérise à ses yeux autant par la forme
particulière du savoir qui guide l’action, que par un rapport
immanent à l’autonomie de l’individu. Dans la praxis, le savoir prend
la forme d’un projet qui peut être constamment corrigé et étendu à
mesure que le sujet accumule les expériences pratiques : ce n’est pas
la mise en œuvre d’une théorie achevée et cohérente en elle-même,
c’est l’élargissement continu d’une connaissance anticipée dans
l’accomplissement expérimental de l’action, qui fournit le schéma
d’après lequel le savoir et le faire se rapportent ici l’un à l’autre. Dans
la praxis, en outre, les partenaires restent d’une manière particulière
présents comme êtres autonomes ; non seulement les actes visent
dans l’Autre le sujet autonome, ils sont en eux-mêmes
structurellement destinés à promouvoir l’autonomie : « On pourrait
dire que pour la praxis, l’autonomie de l’autre ou des autres est à la
fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le développement de
l’autonomie comme fin et utilise à cette fin l’autonomie comme
moyen. » (p. 103)
Même avec ces déterminations élargies, Castoriadis n’a cependant
pas encore explicité tout le contenu du concept de praxis anticipé
dans sa critique contre Marx. Si la « praxis », dans ce contexte,
désignait avant tout la production créative de nouveaux mondes de
signification, le concept, maintenant, ne renvoie d’abord plus qu’à
l’accomplissement d’un acte ayant pour fin sa propre autonomie. C’est
pourquoi l’explication n’est complétée que lorsque Castoriadis, dans
une dernière étape, introduit l’action révolutionnaire comme la forme
originelle d’une telle praxis orientée vers l’autonomie, en soulignant
par là son aspect novateur : l’activité des groupes révolutionnaires est
guidée par le projet créateur d’un nouvel ordre social « organisé et
orienté en vue de l’autonomie de tous. » (p. 108) Dans ce modèle
d’action, le concept d’une pratique enrichie d’aspects normatifs se
trouve associé à l’idée d’un imaginaire collectif. L’agir social
authentique se définit dès lors comme une pratique dans laquelle des
groupes sociaux, par un acte créatif, imaginent de nouveaux mondes
sociaux porteurs d’une plus vaste autonomie, qu’ils cherchent à
traduire dans la réalité par la voie révolutionnaire.
Une fois transformé en un modèle d’action si ambitieux, le
concept de praxis ne peut certes plus apparaître comme la base
catégoriale d’une théorie complète de la société. L’activité
révolutionnaire que désigne le concept ainsi reformulé correspond à
une situation trop exceptionnelle pour pouvoir être considérée
comme un élément constitutif de toute vie sociale. Mais alors
comment tirer de ce nouveau modèle d’action une conception solide
de la société ? La décision théorique par laquelle Castoriadis résout
cette difficulté fondamentale est d’une importance essentielle pour
l’élaboration de sa vision de la société. Elle consiste en une
généralisation systématique de la praxis révolutionnaire, qui devient
le mode de mouvement de la réalité sociale comme telle. Castoriadis
dépouille la praxis révolutionnaire de son caractère d’exception
temporelle et sociale en l’ontologisant sous la forme d’un événement
créateur supra-personnel ; c’est pourtant d’une critique des sciences
sociales contemporaines qu’il tire les arguments par lesquels il justifie
ce sauvetage ontologique de sa philosophie de la praxis.

III
En effet, si la première phase de l’évolution intellectuelle de
Castoriadis est déterminée par la confrontation avec le marxisme, la
seconde l’est par une réflexion non moins approfondie sur les
sciences sociales de son temps. La psychanalyse, en outre, prend une
importance croissante pour son œuvre à partir du début des années
1960. Car Castoriadis pense trouver dans une critique immanente de
la pensée sociale dominante l’occasion de prolonger l’idée centrale de
son interprétation de Marx, en la fondant au plan d’une théorie
générale de la société : le fonctionnalisme de Parsons et le
structuralisme initié par Lévi-Strauss sont les deux grands courants
qui l’aiguillonnent tout particulièrement. À travers une critique brève,
mais convaincante, du fonctionnalisme, il met en évidence
l’infrastructure symbolique de la société (p. 162 sq.) : toute tentative
pour expliquer la naissance et l’existence des institutions sociales à
partir de la contribution fonctionnelle qu’elles apportent au maintien
d’un ordre donné ignore que celui-ci est lui-même toujours défini par
des interprétations sociales. On ne rencontre pas dans les sociétés des
fonctions vitales repérables comme telles, qui permettraient de définir
objectivement le fonctionnement d’un système social ; bien au
contraire, le critère de survie dépend des interprétations et des images
du monde par lesquelles une entité sociale se confère un sens et un
ordre. Ce sont donc aussi ces modes d’interprétation qui soutiennent
les institutions d’une société : pour prendre acte de la constitution
symbolique de l’ordre social, il faut voir dans ces dernières non pas
des instances fonctionnelles d’autoconservation, mais les figures
singulières dans lesquelles se sont matérialisés des projets historiques
de construction d’un sens.
Avec cette argumentation, Castoriadis accomplit à son tour le
tournant linguistique qui avait d’abord été opéré dans les sciences
sociales par la philosophie analytique et par l’herméneutique
philosophique : la société est comprise comme un ensemble de
significations symboliquement médiatisées, dans lequel les
institutions ont pour fonction particulière de donner, par
l’« attachement rigide » des signifiés aux signifiants (p. 168), une
validité sociale aux schémas de sens dominants. Pour éclairer les
règles auxquelles sont soumises ces associations, Castoriadis se
tourne vers le structuralisme. Il voit à juste titre dans ce courant de
pensée une approche théorique qui rejoint sa propre critique du
fonctionnalisme, au moins dans le principe consistant à analyser la
cohésion symbolique d’une société en fonction de son ordre signitif
interne ; les textes de Lévi-Strauss sur lesquels se concentre
Castoriadis révèlent en particulier, comme l’un des motifs originels
du structuralisme, l’intention de tirer les sciences sociales de leur
sommeil fonctionnaliste en mettant en avant la logique propre des
systèmes symboliques sociaux 6. Castoriadis, toutefois, ne suit la
théorie structuraliste que dans ce motif initial : à la manière dont le
structuralisme mène cette analyse interne de l’ordre symbolique, il ne
tarde pas à opposer des objections qui s’inscrivent dans le
prolongement de sa philosophie de la praxis.
On sait que le structuralisme trouve dans la sémiologie générale
de Saussure le modèle méthodologique dont l’imitation par les
sciences sociales doit permettre d’analyser objectivement les systèmes
symboliques. Cette transposition se justifie par un raisonnement
simple : si, comme le postule Saussure, la signification des systèmes
sémiologiques résulte uniquement de l’agencement particulier de ses
unités signitives élémentaires, alors les significations sociales qui
trouvent leur expression dans des systèmes symboliques culturels
peuvent manifestement aussi être reconstituées par une simple
analyse de la constellation de leurs éléments constituants. Sitôt que
les systèmes symboliques culturels sont envisagés dans la perspective
d’une sémiologie généralisée, ils semblent pouvoir être interprétés
indépendamment de tout état de fait externe. C’est précisément à
cette thèse que Castoriadis s’oppose vigoureusement. Il souligne avec
force que tous les systèmes symboliques à caractère social doivent
nécessairement renvoyer à un noyau de pré-signitif, d’où ils tirent leur
signification particulière. Toute symbolisation vit de sa référence à
quelque chose qui doit être « donné » sous une forme particulière à
l’homme dans son expérience : « Il est impossible de soutenir que le
sens est simplement ce qui résulte de la combinaison des signes. On
peut tout autant dire que la combinaison des signes résulte du sens,
car enfin le monde n’est pas fait que de gens qui interprètent le
discours des autres ; pour que ceux-là existent, il faut d’abord que
ceux-ci aient parlé, et parler c’est déjà choisir des signes, hésiter, se
reprendre, rectifier les signes déjà choisis — en fonction d’un sens
[…] Nous poserons donc qu’il y a des significations relativement
indépendantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle
dans le choix et l’organisation de ces signifiants. » (p. 193-196) Cette
objection au structuralisme fait le lien avec la propre tentative de
Castoriadis pour analyser la logique de la formation sociale des
symboles. Si la signification sociale d’un ordre symbolique ne résulte
pas simplement de la combinaison de ses éléments, mais de sa
relation avec un état de fait qu’elle veut représenter, alors l’analyse
sociologique doit impérativement déterminer avec plus de précision le
processus de cette relation symbolique. Castoriadis différencie à cette
fin trois ordres de phénomènes qui peuvent intervenir comme
référents dans la formation sociale des symboles : le perçu, le
rationnel et l’imaginaire. Mais tandis que le rôle des deux premières
sphères dans le processus de constitution des significations
symboliques se borne à fournir des domaines de référence empiriques
ou rationnels, la troisième représente pour lui un élément central du
processus. Castoriadis, en effet, est convaincu que toute formation de
symbole à caractère social doit inévitablement se rapporter à un état
de fait qui ne provient ni d’une intuition empirique, ni d’une
construction rationnelle, mais d’un acte de création. Les ordres
symboliques de toutes les sociétés ne trouvent leur véritable centre de
signification ni dans un monde sensible, ni dans un monde construit
rationnellement, mais dans un monde imaginé. C’est à partir de cet
imaginaire que se construit un contexte social porteur de sens, c’est là
qu’une société puise les interprétations qui lui donnent une
signification cohérente.
Castoriadis précise d’abord à l’aide de quelques exemples
éclairants ce qu’il entend par cette thèse de vaste portée. Il montre
ainsi que la naissance de systèmes symboliques religieux était liée à la
production d’une dimension sémantique pour laquelle il ne pouvait y
avoir de points d’appui ni dans le monde perçu, ni dans le monde
rationnel ; quelle que soit en effet la manière dont « Dieu » était
empiriquement représenté ou conceptuellement construit dans les
religions monothéistes, à chaque fois sa nouvelle caractérisation
ouvrait un horizon de sens jusque-là totalement inconnu, qui devenait
le centre organisateur du système symbolique de la société (p. 196
sq.). Un deuxième exemple évoqué par Castoriadis est tout aussi
éclairant, quoique plus problématique : d’après lui, le processus
capitaliste de réification, mis en lumière par le marxisme, présuppose
également un acte social de création de sens, à travers lequel ce qui
était auparavant considéré comme un individu humain reçoit la
signification imaginaire d’une chose ; car c’est seulement à l’instant
historique où cette nouvelle signification est produite et devient le
centre d’un nouvel ordre symbolique, que les sujets peuvent être
considérés comme des grandeurs chosales au point de devenir de
simples « forces de travail » (p. 197 sq.). En rassemblant de tels
exemples, Castoriadis parvient à la généralisation finale, qui forme la
substance de sa thèse : toute société représente un système de
significations symboliquement articulées, qui vit constamment du
renvoi à un horizon de sens imaginaire. Cet imaginaire fonctionne
comme un schéma catégorial d’organisation qui délimite le cadre de
représentations possibles ; il détermine, pour chaque société, « sa
façon singulière de vivre, de voir et de faire sa propre existence, son
monde et son rapport à lui » (p. 203). Ces horizons de sens
imaginaires — qui, comme un « ciment invisible », tiennent ensemble
les schémas d’interprétation sociaux d’une époque — sont produits
par des actes de création perpétuellement renouvelés, où s’exprime
« la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la
représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont
pas données dans la représentation et ne l’ont jamais été). » (p. 177)
Dans ce concept d’imaginaire, dont Castoriadis trouve l’origine
chez Aristote 7, on entend à nouveau résonner le motif central qui
fondait déjà sa philosophie de la praxis. Si c’était alors la vision du
monde créative des groupes révolutionnaires qui déterminait
l’évolution historique, le même rôle est désormais tenu par ces actes
de création du sens à travers lesquels l’imaginaire revêt des formes
toujours nouvelles. Dans les deux cas, ce sont les forces de
l’imagination, de l’invention créatrice, qui constituent le noyau
productif de l’évolution sociale ; la différence est qu’à présent, après le
débat avec le structuralisme, les vecteurs de ces actes porteurs de sens
ne sont plus des groupes sociaux, mais des processus anonymes. Par
là, cependant, les avancées créatrices perdent tout caractère de
pratique sociale et prennent de plus en plus les traits d’un événement
supra-individuel 8. C’est là le point de départ de l’ontologie que
Castoriadis construit sur la base de sa critique des sciences sociales
de son temps.

IV

Castoriadis développe cette ontologie, au centre de laquelle se


tiendra l’événement anonyme de la création de sens, sous la forme
d’une critique de la « logique identitaire ». Il désigne par là la
prémisse conceptuelle sur laquelle s’accordent selon lui le marxisme,
le fonctionnalisme et le structuralisme. Dans la mesure où ces trois
théories procèdent de l’intention commune de dégager du processus
de vie sociale des éléments invariants, on peut en effet considérer
qu’elles partagent le même préjugé ontologique concernant la
définissabilité scientifique de l’être socio-historique. Castoriadis
caractérise donc comme « logique identitaire » le procédé théorique
qui s’efforce de ramener l’événement social à des déterminations
invariantes et de l’arracher ainsi au changement historique. Il voit
cependant dans ce principe de pensée des sciences sociales
l’expression d’une tradition ontologique dont l’influence est beaucoup
plus vaste et largement plus ancienne. L’intention de la logique
identitaire de fixer catégorialement la réalité sociale et naturelle
constitue le fondement ontologique dans lequel s’enracine la pensée
occidentale en général : « Depuis vingt-cinq siècles, la pensée gréco-
occidentale se constitue, s’élabore, s’amplifie et s’affine sur cette
thèse : être, c’est être quelque chose de déterminé, dire, c’est dire
quelque chose de déterminé ; et, bien entendu, dire vrai, c’est
déterminer le dire et ce qu’on dit par les déterminations de l’être ou
déterminer l’être par les déterminations du dire, et finalement
constater que les unes et les autres sont le même. » (p. 303)
Rapportés au principe unique de la logique identitaire, les traits
fondamentaux de l’ontologie moderne s’expliquent aisément.
Castoriadis utilise la théorie mathématique des ensembles pour
développer les règles dont la réunion fournit le système de référence
formel de cette ontologie. Les opérations nécessaires pour former un
ensemble d’objets clairement différenciés représentent aussi, à ses
yeux, les schémas cognitifs à l’aide desquels la logique identitaire
construit la réalité comme une combinaison d’entités définissables. Si
l’ontologie traditionnelle trouve ainsi son fondement logique dans les
opérations de formation des ensembles, sur un plan pratique, elle
s’enracine en revanche dans les intérêts de la réalité sociale vécue. Les
schémas de base que présuppose la pensée identificatrice dérivent en
effet, pour Castoriadis, des tâches pratiques auxquelles les individus
socialisés sont confrontés dans la reproduction de leur existence.
Dans la pure tradition pragmatiste, il affirme que les actes de « dire »
et de « faire », dont dépend fondamentalement toute vie sociale,
requièrent toujours l’application des règles d’opération inhérentes à la
raison fondée sur la logique identitaire. Castoriadis emprunte à la
philosophie antique les deux concepts « legein » et « teukhein », pour
désigner les deux opérations élémentaires sans lesquelles une
reproduction de la société est impossible (p. 303 sq.).
L’accomplissement de ces deux activités, la parole discursive et le
faire technique, exige une détermination identificatrice d’états de fait,
et, par là, une saisie catégoriale de l’être. Pour pouvoir parler et
travailler, il faut décomposer la réalité en entités clairement définies.
C’est pourquoi l’ontologie des Temps modernes, qui trouve son centre
dans la logique identitaire, doit être comprise comme une
généralisation irréfléchie de ces opérations identificatrices
indispensables à l’agir quotidien.
Le problème soulevé est d’autant plus difficile à résoudre, que
Castoriadis tient la logique identitaire pour une « dimension
essentielle et inéliminable du langage » (p. 303). Nous avons vu que sa
reconstruction de la logique identitaire des Temps modernes avait
pour tâche de dégager les prémisses ontologiques qui avaient
empêché les théories sociales de Marx à Lévi-Strauss de découvrir le
processus créateur d’horizons de sens imaginaires ; ce n’est d’ailleurs
pas seulement pour les sciences sociales, mais aussi pour les sciences
de la nature — comme Castoriadis a cherché à le montrer dans des
études particulières 9 —, que les présupposés ontologiques de la
logique identitaire se sont révélés des obstacles théoriques. Dans ces
deux domaines, l’ontologie traditionnelle oppose des barrières
infranchissables au développement théorique. Pour les sciences
sociales, cela signifie que tant qu’on ne se sera pas entièrement
débarrassé des prémisses de la logique identitaire, dont les effets se
font sentir jusque dans l’œuvre de Lévi-Strauss, l’idée fondamentale
de l’« imaginaire » ne pourra se déployer correctement. Un
développement productif de la théorie sociale suppose par
conséquent une transformation radicale de notre compréhension de
l’être. Mais comment penser la réalité autrement que sous les
déterminations de l’ontologie traditionnelle, si nous en faisons déjà
usage dans le discours ? Comment dépasser la logique identitaire, si
elle est aussi la condition de toute parole porteuse de sens ?
Castoriadis a conscience qu’il lui faut répondre à ces questions
avant de pouvoir aborder la construction d’une nouvelle ontologie.
Puisqu’il a lui-même établi que la pensée identificatrice constitue une
dimension indépassable du discours intersubjectif, il ne sait que trop
bien que « nous ne pouvons ni penser ni parler en quittant
absolument la logique identitaire, [que] nous ne pouvons la mettre en
cause qu’en l’utilisant. » (p. 312) Castoriadis conçoit donc le premier
stade de sa propre démarche comme une sorte de déconstruction
immanente : la révision de notre compréhension traditionnelle de
l’être doit commencer non pas par l’évocation directe d’un autre mode
de donation de l’être, mais par l’exploration tâtonnante de ce qui ne
peut parvenir à la représentation sous les prémisses de l’ontologie
identitaire. Le fil directeur de cette critique immanente est fourni par
l’idée d’« altérité », de « différence » : tant que la réalité est conçue
comme un ensemble composé d’éléments invariables, les processus
d’évolution ne peuvent représenter que des recombinaisons
successives des mêmes éléments, sans production d’entités réellement
nouvelles. Castoriadis illustre cette situation par référence à notre
expérience du temps : les événements temporels et le temps lui-même
sont traditionnellement figurés dans un schéma spatial, comme une
suite linéaire de points temporels discrets. La logique identitaire
opère une spatialisation forcée de nos représentations temporelles,
occultant ainsi l’aspect essentiel du temps, l’irruption continuelle, et
pourtant toujours imprévisible, de données et de figures nouvelles.
Cette dimension du temps ne se découvrirait que si la réalité, au lieu
d’être comprise comme une composition d’entités prédéterminées,
apparaissait comme un processus ouvert, mouvant et capable de créer
du nouveau. Un tel temps n’existe que « pour autant que ce qui
émerge n’est pas dans ce qui est, […] qu’il n’est pas actualisation de
possibles prédéterminés. » (p. 263) Les insuffisances de la
modélisation spatiale du temps révèlent donc à quelles limites doit se
heurter une ontologie fondée sur la logique identitaire : il est
impossible, dans son cadre, ne serait-ce que de penser la production
créative d’ordres nouveaux.
Si cette critique de nos représentations spatialisées du temps
présente déjà d’étonnants points d’accord avec la philosophie
bergsonienne de la vie, c’est encore plus le cas quand Castoriadis
passe de la partie déconstructive à la partie constructive de son projet
ontologique. Comme Bergson dans ses derniers ouvrages, Castoriadis
tente finalement de transcender le cadre d’une ontologie purement
négative, pour prendre une vue directe de la réalité créatrice en tant
que telle. Au bout du compte, le voile dont l’ontologie moderne a
enveloppé la réalité doit pouvoir être écarté, et révéler dans son
immédiateté l’être de l’étant. Si Bergson se tire d’affaire en
introduisant ici le mode particulier de connaissance d’une intuition
censée nous conduire directement au cœur de l’« élan vital »,
Castoriadis se montre plus circonspect à la fois sur le plan
méthodologique et sur le plan théorique : pour lui, la logique
identitaire n’est pas rompue par un acte de connaissance unique,
spontané, mais par la démonstration d’une analyse descriptive qui
prend progressivement appui sur un langage imagé, sans pour autant
rejeter entièrement la discipline acquise au contact de la science. Les
métaphores mobilisées pour cette démonstration sont les mêmes que
celles qu’utilisait déjà Bergson en son temps pour décrire une réalité
affranchie de tous ses habillages utilitaires : comme dans la
philosophie de la vie, l’être devient ici « flux du devenir »,
« écoulement incessant », courant continuel de créations. Mais ce
n’est qu’avec le concept métaphorique de « magma » que Castoriadis
atteint le véritable but de son argumentation ; tout comme la
catégorie bergsonienne de l’élan vital, ce concept désigne la masse
palpitante d’énergie créatrice à l’origine de toute réalité donnée —
« représentation, nature, signification. » (p. 462)

Si aventureuses que paraissent ces spéculations ontologiques,


nombre d’arguments invoqués par Castoriadis ne laissent pas d’être
instructifs et convaincants. Il fonde d’abord sa démonstration sur
deux domaines scientifiques — le psychisme individuel et le langage
humain —, qu’il considère comme des régions de l’être dans lesquelles
l’existence de ce courant continu de signification peut sans difficulté
être établie sur le plan théorique.
Castoriadis envisage la vie psychique dans la perspective d’une
psychanalyse nourrie de l’enseignement de Jacques Lacan. C’est dans
l’horizon de cette école de pensée qu’il a reçu sa formation de
praticien, de là qu’il tire aujourd’hui encore sa propre interprétation
de la psychanalyse, même s’il s’est entre-temps distancié avec
véhémence des poses lacaniennes 10. Castoriadis part d’un inconscient
originel du sujet, consistant en l’expérience intrapsychique d’une
unité parfaitement indifférenciée avec le monde ; cet état monadique,
dans lequel les élans libidinaux ne sont dirigés que par le principe de
plaisir, se trouve cependant brutalement rompu quand l’enfant
devient capable de percevoir des objets indépendants de son Moi. À la
« perte de l’unité de son monde », par quoi commence le processus de
socialisation, le sujet réagit en essayant de restaurer sur le plan
fantasmatique l’unité perdue, sans jamais arriver à atteindre cet
objectif pulsionnel. Tous les besoins qu’il développera dans sa vie
future peuvent donc se comprendre d’une certaine manière comme
des substituts de ce premier « désir d’union totale » ; il constitue la
source d’énergie pulsionnelle qui pousse l’homme à produire
constamment de nouveaux fantasmes. Or c’est précisément en quoi
Castoriadis reconnaît le processus psychique d’une permanente
production de significations imaginaires : ces fantasmes pulsionnels à
travers lesquels s’exprime inconsciemment le désir originaire,
éternellement insatisfait, il les interprète comme un « flux
représentatif et affectif » qui pousse constamment l’homme au-delà
de ses horizons de signification présents. Le sujet humain n’est alors,
comme Castoriadis le dit en une formule ramassée, rien d’autre qu’un
« flux représentatif » incessant : il acquiert son aptitude à l’agir
technique, au teukhein, dans la mesure où il soustrait au flux des
significations des représentations à caractère utilitaire et,
artificiellement, les installe durablement en lui-même.
Castoriadis développe une argumentation similaire à propos du
langage humain. Il commence par s’appuyer ici sur les résultats de sa
critique du structuralisme, pour montrer d’abord que les
significations langagières doivent fondamentalement être déterminées
par des relations avec des états de fait donnés en quelque manière,
c’est-à-dire avec des référents. Or ces « relations de désignation »,
affirme ensuite Castoriadis, sont essentiellement ouvertes dans deux
directions : de même que tout signe linguistique s’inscrit toujours déjà
dans un rapport de référence indéterminable avec tous les autres
signes, de même tout état de fait désigné existe seulement comme un
élément rigoureusement indissociable du champ global des réalités
données. Dans la désignation linguistique, nous renvoyons donc à une
entité en elle-même indéterminée, au moyen de signes
essentiellement flottants, sans jamais pouvoir fixer notre pratique
désignative dans une règle — qui présupposerait à son tour
l’application de cette indéterminable relation de désignation. D’où
Castoriadis déduit que le langage humain présente un caractère
fondamentalement ouvert, et donc un potentiel de créativité
inépuisable. Les significations linguistiques se trouvent elles aussi,
comme auparavant la vie psychique, dans un état de fluctuation et
d’écoulement permanent : le fait langagier suscite constamment de
nouveaux horizons de signification, dans un processus créatif sans
fin.
Si nous suivons Castoriadis jusque-là, en mettant de côté les
objections évidentes que soulève son modèle théorique de
socialisation 11, on peut se demander comment il lui est possible de
conclure de l’analyse des deux domaines évoqués à une faculté
créatrice inhérente à la réalité comme telle. En effet, le monde des
significations linguistiques non moins que la vie psychique de
l’individu représentent des régions du réel dont le potentiel créateur
repose, sinon sur les opérations intentionnelles, du moins sur
l’implication pratique de sujets humains. Il est vrai que l’homme ne
dispose pas d’un système de signification linguistique ou de sa propre
dynamique pulsionnelle comme de simples moyens qu’il pourrait
mettre au service de ses objectifs : bien au contraire, il se trouve
d’emblée englobé dans ces puissances, qui dépassent son
intentionnalité. Mais d’un autre côté, les créations de sens qui
s’effectuent sous la forme d’innovations linguistiques ou de
constructions imaginaires sont absolument inconcevables sans son
énergie cognitive ou psychique. L’homme n’est peut-être pas l’auteur
conscient, mais il est en tout cas le porteur de ces créations. C’est
pourquoi les arguments jusqu’à présent exposés par Castoriadis ne
fournissent que le fondement théorique d’une « ontologie » du monde
humain et social, pas celui de l’avènement de l’être en général. Il est
possible de reconstruire sur cette base les conditions psychiques et
culturelles qui assurent au sein des sociétés l’ouverture permanente,
disons même : le libre flux des systèmes symboliques de signification.
On pourrait alors considérer la productivité illimitée du langage
humain, l’activité imaginative incontrôlable de la vie pulsionnelle de
l’homme, on pourrait considérer les innovations linguistiques
quotidiennes et les figures de l’imagination ordinaire comme les
banales prémices d’une imagination sociale qui se décharge plus
exceptionnellement dans des actes d’institution collective de sens :
dans ces rares instants historiques où surgissent de nouveaux
horizons de signification, où se fondent de nouvelles structures
institutionnelles, on verrait alors se produire sous la forme d’une
pratique collective consciente ce qui d’habitude s’accomplit
implicitement dans toute vie sociale.
Mais Castoriadis ne s’intéresse plus à des conclusions de ce type,
qui offriraient une issue aux difficultés posées par sa première
philosophie de la pratique. Dans la mesure où tous ses efforts portent
désormais sur une ontologie globale, il ne considère plus les deux
arguments évoqués que comme des étapes préparatoires à une
doctrine de l’être créateur en tant que tel. La créativité du langage
humain et de la vie pulsionnelle libidinale ne représente donc plus
pour lui que la manifestation intramondaine d’un événement créateur
qui advient à la réalité en général. Mais cette substitution de l’être des
choses au monde social humain repose sur un tour de passe-passe :
comme l’« élan vital » bergsonien, le concept de « magma » opère une
substantialisation des opérations créatrices, que nous avons de
bonnes raisons de ne vouloir accorder en premier lieu qu’au monde
humain. Parce que Castoriadis identifie la source de toutes les
productions créatrices de l’homme dans cette force substantielle
qu’est pour lui le « magma », il peut finalement parler d’un
« magma de ce qui est » (p. 467), non moins que d’un « magma » des
significations linguistiques. Se dérobant devant sa propre radicalité,
sa théorie de la société débouche ainsi dans une cosmologie dont il
n’est plus guère possible de discuter aujourd’hui d’une manière
argumentée.
Chapitre IX

LE MONDE DÉCHIRÉ DES FORMES SYMBOLIQUES

Pierre Bourdieu et la sociologie de la culture 1

Bien que ses ouvrages principaux aient tous été traduits avec une
étonnante régularité, l’œuvre théorique de Pierre Bourdieu est restée
jusqu’aujourd’hui sans écho ni influence dans le débat des sciences
sociales en République fédérale 2 ; le même sort guette La Distinction,
son travail le plus volumineux et sans aucun doute le plus important à
ce jour, traduit en allemand sous le titre bien venu Die feinen
Unterschiede 3 [Les subtiles différences] trois ans après sa sortie en
France. L’indifférence du public allemand est peut-être le prix que
doit payer un auteur qui ne se conforme pas aux modèles
traditionnels de la théorisation sociologique : l’œuvre de Bourdieu, en
tout cas, ne correspond pas aux schémas avec lesquels les sciences
sociales ont coutume d’opérer de ce côté-ci du Rhin. Le sociologue
français a d’emblée porté son attention sur le monde des formations
symboliques dans lesquelles se projette la vie sociale : il s’intéresse à
cette sphère d’habitudes culturelles et de formes d’expression qu’un
marxisme pur et dur écartait sans ambages comme un simple
accessoire de la reproduction sociale. Mais Bourdieu est lui-même un
marxiste, si cette appellation a encore un sens aujourd’hui : il s’est si
peu laissé troubler par les sirènes de cet anti-marxisme global qui
tient aujourd’hui le haut du pavé, qu’il a précisément choisi l’un des
éléments les plus controversés de la théorie marxiste, le concept de
lutte des classes, pour en faire une référence centrale de ses propres
recherches. Bourdieu construit son analyse de la structure sociale, sur
laquelle se fonde la lutte des classes, de manière à pouvoir la
prolonger directement dans une étude de la réalité culturelle — et
conjuguer ainsi deux éléments qui à l’esprit de classification habituel
de la sociologie paraissent parfaitement incompatibles. Il scrute
inlassablement un objet jusque-là réservé à une sociologie
d’orientation phénoménologique ou à une sociologie instruite par la
psychanalyse, en lui appliquant l’outillage analytique d’une théorie à
laquelle on n’accordait traditionnellement une certaine légitimité que
dans le traitement des réalités socio-économiques. Mais pour
comprendre comment ces deux éléments se fondent aux yeux de
Bourdieu dans l’unité d’une seule théorie, comment il conjugue donc
l’idée d’une lutte des classes sociales avec l’étude des formes
symboliques d’expression, produisant cette théorie de la culture
capitaliste tardive que veut être sa vaste étude, il est nécessaire de
reconstituer les étapes de sa construction théorique.

Depuis Esquisse d’une théorie de la pratique, qui fut longtemps


considéré comme un secret d’initiés dans les sciences sociales, le
lecteur savait qu’il avait affaire à quelqu’un qui entendait se forger sa
propre théorie sociale 4. Dans ce livre, qui rassemble des articles
ethnologiques des années 1950 et 1960, Pierre Bourdieu s’était d’une
matière originale détourné de l’ethnologie structuraliste, alors
dominante en France. Comme beaucoup de chercheurs français de sa
génération, il était d’abord entièrement tombé sous l’influence des
théories de Claude Lévi-Strauss. Ses premiers travaux personnels,
entrepris dans une Algérie encore sous administration coloniale
française, étaient marqués par les orientations fondamentales de
l’anthropologie structuraliste. Les stratégies matrimoniales non
moins que les récits mythiques des indigènes kabyles étaient
interprétés par lui sur un modèle linguistique, comme des systèmes
signifiants fermés, formés d’après les lois de construction de l’esprit
humain — le deuxième chapitre du recueil, en particulier, offre une
illustration frappante de cette idée, radicalement alignée sur la pensée
de Lévi-Strauss 5. Mais, contre toutes les attentes suscitées par le
structuralisme lévi-straussien, les recherches ethnographiques de
Bourdieu ne tardèrent pas à découvrir incohérences, imprécisions et
contradictions dans le système des classifications symboliques à l’aide
desquelles les indigènes ordonnaient leur réalité sociale et leur
histoire collective. Les transcriptions écrites des rapports de parenté
ou des rites tribaux ne présentaient pas toujours cette rigueur
syntactique, qui selon Lévi-Strauss aurait dû dicter les constructions
symboliques. Cet embarras empirique ébranla les convictions
structuralistes de Bourdieu et le conduisit finalement à élaborer sa
propre conception, qui allait dans une certaine mesure le ramener sur
le terrain de ce fonctionnalisme sociologique contre lequel Lévi-
Strauss avait précisément développé son approche 6.
Pour pouvoir s’expliquer ces ambiguïtés récurrentes dans les
formations symboliques, Bourdieu posait maintenant en hypothèse
que la mise en œuvre d’un système de classification collectif dépend
des rapports d’intérêts fixés par la hiérarchie sociale au sein de la
communauté tribale ; les représentations symboliques remplissent
non moins que l’accumulation de biens économiques une fonction
dans la concurrence pour le statut que se livrent les différents groupes
de parenté d’une tribu. Les incohérences et les contradictions
trouvées dans les classifications symboliques des indigènes ont leur
racine commune dans le fait que les groupes de parenté concurrents
cherchent à interpréter diversement, en fonction de leurs intérêts
respectifs, le système symbolique en vigueur sur le plan intersubjectif,
afin d’améliorer leur propre position dans la hiérarchie sociale : un
groupe qui, en jouant habilement des classifications de parenté,
parvient à s’attribuer un ancêtre prestigieux, renforce par là sa
position dans la tribu.
L’argumentation déployée montre que Bourdieu, dans son effort
pour se dégager du structuralisme, s’appuyait sur des schémas
utilitaristes. Il partait de l’idée que même les constructions
symboliques sur lesquelles l’ethnologue concentre son attention pour
étudier l’ordre social des tribus, doivent être rapportées à des activités
menées dans un esprit de recherche de l’utilité maximale. L’un des
piliers de l’édifice intellectuel de Lévi-Strauss semblait ainsi renversé :
les systèmes de classification à partir desquels les indigènes
ordonnent leur réalité ne pouvaient plus être considérés comme le
produit d’un esprit humain autonome, il fallait désormais y voir le
résultat des stratégies utilitaires des groupes sociaux. À la place
qu’occupait dans le structuralisme ethnologique l’hypothèse
problématique d’un esprit structuré de manière unitaire, Bourdieu
introduisait une théorie de l’action qui mettait les pratiques
symboliques sur le même plan que les pratiques économiques, pour
pouvoir ainsi interpréter les premières comme des stratégies de
concurrence pour la meilleure place au sein de la hiérarchie sociale.
Les deux modes d’activité, la représentation symbolique et
l’accumulation économique, sont les moyens grâce auxquels les
groupes sociaux peuvent améliorer leur position sociale. Il est vrai
que cette transformation utilitariste du structuralisme ethnologique
reposait d’emblée sur une ambiguïté, qui grève aujourd’hui encore la
théorie de Bourdieu : les luttes symboliques qu’il met ici en exergue
doivent-elles être comprises comme des disputes sur l’interprétation
d’un système de classification et de valeurs reconnu
intersubjectivement, ou plutôt comme des conflits visant à imposer
les modes de classification propres à un groupe spécifique, auxquels
fait défaut l’autorité commune basée sur le consensus social ?
Dans ses contributions ethnologiques, déjà, Bourdieu avait essayé
de donner à la théorie de l’action qui fonde sa critique du
structuralisme la forme générale d’une « économie des actions
pratiques » : il voulait exprimer par là le fait que « toutes les
pratiques, même celles qui se veulent désintéressées ou gratuites,
donc affranchies de l’économie, [sont traitées] comme des pratiques
économiques, orientées vers la maximisation du profit matériel ou
symbolique 7. » Il était en outre conforme à cette relecture
économique de la théorie sociologique que Bourdieu eut entrepris dès
les années 1960 de remodeler sur le modèle de l’analyse marxiste du
capital les concepts fondamentaux de sa propre analyse. Il assimilait
les catégories destinées à décrire les pratiques symboliques aux
catégories qui étaient traditionnellement appliquées à la seule sphère
économique, de sorte qu’il pouvait pour finir parler de « capital
symbolique », comme on parle de « capital économique » : il désignait
par là — d’une manière certes seulement métaphorique — la somme
de reconnaissance culturelle qu’un individu ou un groupe pouvait
acquérir par un usage habile du système symbolique social.
Si l’utilitarisme élargi à la sphère symbolique était l’approche
théorique que Bourdieu avait dégagée, pour sa recherche ultérieure,
de la critique empirique du structuralisme ethnologique, le concept
d’« habitus » en constituait le complément logique. Il représentait le
moyen qui devait permettre de passer de l’affirmation générale selon
laquelle l’ensemble de la vie sociale est mue par la recherche du
profit, à l’analyse des comportements effectifs et de leur orientation.
Car pour ne pas devoir attribuer aux sujets agissants l’intention
effective de maximiser leur profit, Bourdieu postulait que les calculs
d’utilité liés aux différentes positions sociales s’étaient en quelque
sorte déposés dans des schémas collectifs de perception et
d’évaluation, sans qu’ils fussent nécessairement conscients au niveau
individuel : ces orientations comportementales propres à des groupes
entiers, dépassant l’horizon de sens individuel, il les appelait des
« formes d’habitus ». Le recours à un tel concept — qui ne rappelle
pas par hasard le concept de « culture » utilisé dans la discussion
anglaise sur le marxisme — permettait à Bourdieu d’affirmer que les
sujets sociaux, même quand ils poursuivent d’autres fins sur le plan
subjectif, agissent conformément aux points de vue économiques qui
se sont déposés dans les schémas d’orientation opératoires au sein de
leur groupe : l’intention subjectivement consciente de l’acte ne doit
donc pas nécessairement coïncider avec le but visé par l’habitus, qui
est, lui, fondamentalement déterminé par le point de vue de l’utilité
maximale.

II

Si Bourdieu avait développé dans ses études ethnologiques une


théorie « économique » de l’action, c’est avant tout parce qu’il croyait
devoir analyser le champ des pratiques symboliques au sein des
cultures tribales d’une manière plus concrète que ne l’avait fait Lévi-
Strauss. Les communautés villageoises kabyles qu’il étudiait ne lui
semblaient pas offrir ce « terrain » libre de rapports de domination
sur lequel l’esprit symbolique de l’homme pouvait librement faire
éclore les arts classificatoires indigènes. Son expérience fondamentale
était au contraire celle de groupes de parenté se livrant, jusque dans
les taxinomies symboliques, une concurrence permanente pour le
statut. Sous le regard impitoyable que Bourdieu avait acquis dans ses
études ethnographiques, le monde des formes symboliques qui
suscitait depuis toujours l’admiration de l’ethnologie se transforma en
une arène de luttes sociales. Ce scepticisme progressivement acquis
envers la gratuité des réalisations symboliques et culturelles fournit à
présent le ressort des enquêtes sociologiques que Bourdieu, après
l’achèvement de ses études ethnographiques, mena dans la France
contemporaine. Le lien entre ces deux thèmes de recherche découlait
de l’hypothèse que, tout comme les groupes de parenté dans les
sociétés tribales, les groupes socioprofessionnels concourraient dans
les sociétés développées pour la meilleure position dans la hiérarchie
sociale. La lutte pour une répartition avantageuse du « capital »
symbolique ou économique, dont la possession déterminait la
position au sein de la société, était certes médiatisée dans ce contexte
par un réseau d’institutions sociales ; mais si celles-ci pouvaient être
interprétées comme des dispositifs enracinés dans le terreau social,
par lesquels les classes dominantes contrôlent l’accès au savoir
symbolique ou à la possession économique, alors il devait être en
principe possible d’expliquer même l’organisation complexe d’une
société capitaliste sur le modèle mis à jour dans les études
ethnographiques.
Cette généralisation de l’idée d’une lutte de concurrence
symbolique et sa transposition audacieuse à la situation d’une société
industrielle avancée, requéraient naturellement des différenciations
théoriques capables de rendre compte de la nouvelle fonction des
formations symboliques et de l’effet ajouté des mécanismes
institutionnels dans ce dernier contexte. Bourdieu avait conscience
que les confrontations pour le « capital symbolique » ne se
déroulaient plus à la manière d’une simple rivalité directe, mais
avaient pris la forme d’une lutte pour l’acquisition et la possession du
savoir culturel par l’intermédiaire, principalement, des structures
éducatives. C’est pourquoi, dans une série de travaux aussi bien
théoriques qu’empiriques menés avec différentes équipes à partir des
années 1960, il essaya d’analyser sous ce point de vue le
fonctionnement des institutions pédagogiques et le mode de
distribution du savoir culturel 8. Vu d’aujourd’hui, ces études ne
représentent que les étapes théoriques menant à cette gigantesque
réflexion dont nous disposons à présent sous le titre La Distinction.
Critique sociale du jugement. L’ouvrage peut sans aucun doute être
considéré comme le sommet provisoire de la production sociologique
de Bourdieu.

III

Les parties principales de son étude sur les « subtiles différences »


s’insèrent entre deux textes qui développent une critique de
l’esthétique traditionnelle 9. Ceux-ci ne servent pas seulement à
accompagner et à justifier le concept englobant de culture sur lequel
se fonde l’analyse sociologique, ils permettent aussi d’habituer le
lecteur à l’affect antibourgeois qui traverse toute l’argumentation de
Bourdieu. Les jugements esthétiques portés par les membres des
différentes classes obéissent, selon la thèse provocante du sociologue,
à la même logique sociale que tous les autres jugements de goût. Car
notre attitude face aux œuvres d’art n’est pas l’expression spontanée
d’un sentiment esthétique, mais le résultat d’un travail de
socialisation et d’éducation, dans lequel les jugements esthétiques
sont appris selon des critères de classe, au même titre que toutes les
autres préférences de goût. Bourdieu expose cette thèse à travers une
critique de l’esthétique philosophique de Kant, qui lui a d’ailleurs
suggéré le sous-titre de son ouvrage : Critique sociale du jugement. Il
est vrai qu’il aurait aussi bien pu utiliser n’importe quelle autre
esthétique philosophique pour son préambule iconoclaste : car on
discerne sans peine qu’il ne s’agit pas pour lui de se confronter sur le
mode argumentatif à telle ou telle théorie de l’art, mais bien de lancer
la destruction sociologique de la sphère de l’esthétique en général. Si
en effet notre appréciation des œuvres d’art est régie par la même
logique que nos goûts alimentaires ou nos préférences en matière de
sport, alors les jugements artistiques perdent leur prétention de
validité spécifique : on peut tranquillement les ranger dans le
domaine diffus des sentiments de goût et des habitudes qui
constituent notre culture quotidienne.
Cette critique de l’esthétique, par laquelle Bourdieu veut sans
autre forme de procès refuser aux jugements esthétiques tout
caractère de rationalité, ne présente certes d’autre signification, pour
l’ensemble du travail, que celle d’une première mise au point
conceptuelle : elle doit permettre de fonder l’étude sur un concept de
« culture » assez large pour pouvoir y ranger pêle-mêle les habitudes
alimentaires, les styles vestimentaires et les jugements sur l’art. C’est
en fonction de cette conception élargie de la culture quotidienne que
le véritable objectif de l’ouvrage se trouve ensuite formulé : il s’agit de
déchiffrer la logique sociale qui préside à la formation des habitudes
et des goûts caractéristiques des différentes classes, tels qu’ils
coexistent dans la culture d’une même société. Bourdieu n’exploite
pas seulement des matériaux étrangers, il interprète aussi les résultats
de ses propres enquêtes et protocoles d’observation, pour en tirer les
indications qui étaieront son hypothèse de travail : à savoir l’idée,
nourrie des résultats de ses propres travaux ethnologiques, selon
laquelle les styles de goûts et les habitudes de vie des différents
groupes sociaux ne représentent rien d’autre que les stratégies,
cristallisées en habitus, d’un rapport de concurrence sociale. Il
apparaîtra néanmoins que cette thèse ne se retrouvera pas au terme
de l’étude aussi claire et univoque qu’elle se présente ici — et qu’elle
soulève pour finir au moins autant de questions théoriques qu’elle
apporte de témoignages empiriquement éloquents à son appui.

IV

La conception utilitariste de l’agir social explique la théorie très


personnelle sur laquelle Bourdieu fonde son analyse de la culture.
Puisque les groupes sociaux s’efforcent continuellement d’améliorer
ou du moins de préserver leur position, toute analyse empirique d’une
structure donnée ne représente qu’un extrait instantané d’un
processus de lutte en cours. Bourdieu illustre cette idée par une
image instructive : « Pareille à la photographie d’une partie de billes
ou de poker qui fixerait le bilan des actifs, billes ou jetons, à un
moment donné, l’enquête fixe un instant d’une lutte dans laquelle les
agents remettent en jeu, à chaque instant, en tant qu’arme et en tant
que mise, le capital qu’ils ont acquis dans les phases antérieures de la
lutte et qui peut impliquer un pouvoir sur la lutte elle-même, et par là
sur le capital détenu par les autres 10. » Dans l’arène de la
concurrence sociale, comme nous le savons, il existe deux sources
auxquelles s’alimente la capacité des groupes à améliorer leur
position : si Bourdieu introduit parfois la quantité et la qualité des
relations (le « capital social ») comme troisième dimension de la
formation des classes sociales 11, fondamentalement, il distingue
seulement entre les possessions économiques (le « capital
économique ») et le savoir culturel (le « capital culturel »), comme
ressources centrales déterminant les situations spécifiques des
différentes classes. D’une manière inhabituelle pour un marxiste, il
inclut dans les possessions économiques tous les biens directement
convertibles en argent, sans distinguer entre capital productif et
capital non productif ; il comprend dans le savoir culturel tous les
savoir-faire et les compétences dont l’apprentissage donne accès au
potentiel de la société en matière d’informations scientifiques, de
jouissances esthétiques et de plaisirs quotidiens. La difficulté de
mesurer quantitativement des capacités de cette nature fait déjà, il est
vrai, pressentir les limites auxquelles Bourdieu se heurtera
nécessairement du fait de son assimilation métaphorique de la sphère
culturelle au médium monétaire ; c’est pourquoi il prend appui, dans
ses analyses empiriques, sur le concept beaucoup moins ambitieux de
« capital scolaire », qui désigne le « capital culturel reconnu et garanti
par l’institution scolaire 12 », c’est-à-dire le nombre et la qualité des
cursus et des diplômes acquis.
Il n’est pas difficile de voir que ces deux sources dont se nourrit la
position sociale ne remplissent leur fonction que si l’on en contrôle
aussi le cours. C’est pourquoi Bourdieu peut décrire la lutte de
concurrence sociale comme la juxtaposition permanente d’efforts
stratégiques visant d’une part à acquérir, d’autre part à contenir ces
ressources : les groupes qui sont déjà parvenus à accumuler le savoir
culturel ou la richesse économique devront non seulement protéger
l’état de leur fortune contre ceux qui luttent encore pour y parvenir,
mais aussi limiter tant que possible la quantité de biens disponibles.
Bourdieu intègre ici implicitement le concept de « clôture sociale »,
que la sociologie de langue anglaise a récemment emprunté à Max
Weber pour l’appliquer avec fruit à la théorie des classes : le terme
de social closure désigne dans ce contexte les stratégies à l’aide
desquelles les groupes sociaux s’efforcent d’accroître leurs occasions
de profit par la monopolisation de certains biens 13.
Or les processus de ce genre, qu’il s’agisse de stratégies de clôture
sociale ou de stratégies d’acquisition de biens, ne révèlent pas
seulement une dimension spécifique de certaines sociétés, ils
constituent au contraire le substrat pratique des sociétés en général ;
de ce point de vue, toute vie sociale ne représente rien d’autre que le
rapport de forces mouvant qui procède des luttes de répartition entre
les groupes sociaux — on ne peut donc parler de la « structure
sociale » d’une société ainsi comprise que si l’on se rappelle qu’il s’agit
du résultat artificiel d’une coupe synchronique dans un événement
qui, en réalité, ne se laisse pas fixer sous la forme d’un objet réel.
Bourdieu intègre cette réserve méthodologique, à laquelle le
contraint l’hypothèse d’une lutte permanente pour la répartition des
ressources, dans le regard qu’il porte sur sa propre analyse de la
structure sociale française. Non seulement le statut méthodologique,
mais aussi les critères théoriques de son analyse de classes ne peuvent
plus être appréciés comme ils l’étaient auparavant. Car la distinction
entre le capital économique et le capital culturel — représentant les
deux sortes de biens à l’aune desquels se mesurent la position et donc
les conditions de vie d’un sujet dans la structure sociale — l’oblige à
revoir à certains égards la théorie traditionnelle des classes. Dans la
subdivision générale de la société capitaliste, il peut certes se laisser
d’abord guider par des conceptions marxistes, dans la mesure où il
retient comme premier critère de l’appartenance de classe le volume
global de capital disponible ; il est ainsi tout naturellement amené à
distinguer lui aussi trois classes sociales, dont les membres respectifs,
toutefois, se caractérisent non seulement par leur place dans le
processus de production, mais aussi par la possession d’une quantité
à peu près équivalente de savoir culturel et de moyens économiques.
Cependant, la tentative pour former des sous-groupes au sein de ces
classes conduit déjà à une première divergence. D’une manière tout à
fait cohérente, c’est dans la « structure » du capital que Bourdieu va
trouver le second critère permettant de mesurer la position d’un sujet
dans son milieu social. Il faut comprendre sous ce terme de
« structure » le rapport spécifique dans lequel se tiennent le niveau
d’éducation et la fortune, le capital scolaire et le capital économique.
La prise en compte de ce critère débouche, comme dit Bourdieu, sur
une représentation « bidimensionnelle » de l’espace social 14 : les
sous-groupes (assimilés aux catégories socioprofessionnelles), qui ne
se caractérisent donc plus seulement par un volume à peu près
identique de ressources disponibles en termes de capital culturel et
économique, mais aussi par la même « structure de capital », se
répartissent dans la société selon un plan vertical et un plan
horizontal. Sur chacun des trois niveaux de la structure de classe, ces
différentes fractions s’ordonnent ainsi le long d’un axe qui va d’une
extrémité caractérisée par une forte prépondérance du capital
culturel, passe par un point médian de répartition symétrique des
deux ressources, avant de signaler à l’autre extrémité la domination
marquée des moyens économiques.
Cet élargissement de la théorie des classes, qui ajoute à leur
construction hiérarchique un principe de différenciation horizontale
et permet ainsi de dégager des relations conflictuelles à l’intérieur
même des classes sociales, ne constitue cependant que la première
des corrections apportées par Bourdieu à l’approche traditionnelle.
Pour arriver à analyser les goûts culturels spécifiques à chaque
groupe, il lui semble indispensable de prendre aussi en compte la
composition et la « trajectoire sociale » des différentes catégories
socioprofessionnelles 15. Il va donc, d’une part, s’intéresser à l’origine
sociale de leurs membres, d’autre part, essayer d’apprécier en termes
de moyenne statistique le passé et l’avenir collectifs des groupes en
fonction de l’évolution générale de la division du travail social.
Bourdieu intègre ensuite ces deux points de vue dans une troisième
dimension, à caractère historique, dont la prise en compte doit
permettre de reconnaître, outre l’articulation verticale et l’articulation
horizontale, la dynamique temporelle de la structure sociale. Ces
réflexions aboutissent finalement à un diagramme impressionnant,
rassemblant dans un tableau à trois dimensions de l’« espace
social 16 » toutes les données qu’il était possible de recueillir à partir
des statistiques officielles sur la structure sociale de la France de
l’époque.

La théorie des classes ainsi révisée, malgré les intéressants


aperçus qu’elle livre sur les processus de mobilité et les stratégies de
reproduction des groupes socioprofessionnels, ne constitue pourtant
aux yeux de Bourdieu qu’un premier pas vers la thématique qui
l’intéresse vraiment : son analyse de la stratification sociale, dont
l’importance pour une théorie de l’inégalité sociale semble seulement
lentement s’imposer aux esprits ici en Allemagne 17, ne fournit en
quelque sorte que le cadre macrosociologique dans lequel s’insère
l’étude des cultures du goût spécifiques aux différents groupes. Celle-
ci trouve son fondement empirique dans une enquête par
questionnaire menée une première fois en 1963, puis à nouveau en
1967-1968, dans laquelle 1 200 personnes choisies selon des critères
de représentativité sociale et géographique devaient indiquer, en
réponse à vingt-cinq séries de questions, leurs préférences en matière
de films, de musique, de style vestimentaire et de décoration
intérieure, de cuisine, de sports et de destination de vacances. Ces
deux enquêtes avaient été préparées et accompagnées par des
entretiens approfondis et par des observations « ethnographiques »
qui, sur la base d’un plan préétabli, devaient donner une image
directe des conditions de logement et des pratiques vestimentaires des
personnes sondées 18. Les données ainsi rassemblées confirmèrent
sans peine le présupposé général selon lequel la collecte de jugements
individuels devait petit à petit faire apparaître des cultures du goût
spécifiques aux différents groupes sociaux. L’exploitation des
enquêtes aboutit à une vision panoramique des habitudes de vie des
groupes socioprofessionnels français, depuis la prédilection des
professeurs d’université pour l’opéra, le théâtre et la cuisine chinoise,
jusqu’au penchant des exploitants agricoles pour Fernandel, le
football et les pommes de terre. Bourdieu a aussi voulu donner une
représentation visuelle de ces résultats, en superposant à son
graphique sur « l’espace des positions sociales » un deuxième
diagramme, qui relie les différents groupes professionnels aux « styles
de vie » correspondants 19. Ce tableau, sur lequel les groupes
professionnels ordonnés verticalement et horizontalement
apparaissent donc désormais comme les vecteurs de styles de vie et de
goûts spécifiques, constitue à vrai dire l’objet qu’il s’agit d’expliquer,
en quelque sorte l’énigme théorique dont Bourdieu recherche la
solution sociologique : comment expliquer que les membres d’un
groupe donné professent régulièrement des goûts similaires, voire
identiques, sans recourir à l’argument traditionnel simpliste qui
consiste à rapporter la formation des goûts individuels aux seules
possibilités de consommation, déterminées par des facteurs
économiques ?
On devine aisément que Bourdieu va chercher la réponse à cette
question, centrale pour son projet d’ensemble, dans la dimension des
luttes de concurrence symboliques et culturelles, qu’il a placée au
cœur de sa construction de la société. Il est vrai qu’il doit pour cela
s’appuyer sur une caractéristique du savoir culturel qu’il avait tout
d’abord occultée en raison de la comparaison établie entre la culture
et le médium de l’argent. Il n’existe pas, pour exprimer ce qui fait la
valeur sociale d’une certaine forme de comportement culturel,
d’équivalent stable, libre de toute interprétation, comme l’argent :
c’est pourquoi les jugements de valeur et les habitudes de vie, qui
peuvent être considérés comme des sortes de matérialisation du
savoir culturel, ne présentent une certaine validité générale qu’à partir
du moment où ils portent le stigmate de la supériorité sociale. Les
groupes sociaux, s’ils veulent acquérir un statut culturel, doivent donc
choisir ou mettre en scène leur mode de vie quotidien de manière à
lui donner l’allure d’un style supérieur : l’acte de démarcation
culturelle, la « distinction », constitue la stratégie par laquelle on est
censé parvenir à ce résultat.
Le concept de la « distinction » constitue aux yeux de Bourdieu la
clé théorique pour comprendre la culture quotidienne des classes
dominantes. Il désigne par ce terme tous les efforts des individus pour
donner à leur propre style de vie l’aura de la supériorité culturelle en
se démarquant ostentatoirement des goûts de la masse 20. Pour
pouvoir analyser de tels processus d’intensification symbolique du
pouvoir, il est donc nécessaire de se faire une idée approximative de
cette culture du goût dont les classes supérieures veulent se
distinguer. C’est ce que Bourdieu va faire en examinant d’abord les
jugements esthétiques portés par les membres des classes populaires :
il reconnaît dans la tendance à réduire prosaïquement l’œuvre d’art à
sa seule fonction pratique le trait fondamental qui résume en
première analyse la culture du goût des classes les plus pauvres en
« capital » économique et symbolique. L’image ainsi dégagée est
progressivement affinée, au fil de l’enquête, par l’utilisation de la
notion d’habitus, dont nous avons déjà vu l’importance pour la
théorie bourdieusienne de la culture : l’habitus des classes populaires
fait de la nécessité d’une situation matérielle difficile et angoissante la
vertu d’un style de vie marqué par un « hédonisme réaliste » et un
« matérialisme sceptique », par le goût des biens culturels à finalité
pratique et des plaisirs financièrement accessibles 21.
Ces passages où Bourdieu cherche à éclairer par des preuves
empiriques et des descriptions schématiques le « goût de nécessité »
prolétarien ne comptent pas parmi les meilleures pages de l’ouvrage.
Ses analyses ne deviennent captivantes que lorsqu’il s’engage dans des
études phénoménologiques de détail et approche au plus près certains
traits comportementaux, comme par exemple quand il décrit les
mouvements corporels typiques de ces classes sociales et les
habitudes alimentaires correspondantes. Le propos déçoit, à l’inverse,
sitôt qu’il s’efforce de fourrer à nouveau les observations recueillies
dans le schéma théorique de l’habitus prolétarien. De tels passages
montrent précisément combien le concept d’« habitus » est fondé sur
un modèle de représentation réductionniste : parce que Bourdieu
n’inclut sous ce terme que les schémas collectifs de perception et
d’orientation qui ont pour fonction de traduire dans l’apparente
liberté d’un style de vie individuel les limites et les perspectives
économiques d’une situation collective, il ne peut développer aucune
sensibilité théorique pour les autres significations d’une culture
quotidienne, pour ses éléments expressifs ou ses repères
d’identification. Bourdieu interprète si rigoureusement les schémas
comportementaux dans la perspective fonctionnaliste de l’adaptation
culturelle à une situation de classes, qu’il ne semble pas pouvoir
prendre en compte toutes les tâches que la nouvelle historiographie
de la culture assigne aux cultures quotidiennes, sur le plan
notamment du renforcement des identités collectives. En tout état de
cause, l’analyse du « goût de masse » prolétarien joue le rôle d’une
simple toile de fond destinée à faciliter l’étude des luttes de
concurrence symboliques des autres couches sociales. Car la « culture
populaire du nécessaire » — caractérisée par un rapport instrumental
à son propre corps, par la consommation conviviale d’une nourriture
riche en calories et enfin par une attitude très terre-à-terre envers
l’habillement et les œuvres d’art — ne représente pour tous les
groupes professionnels supérieurs que l’arrière-plan négatif de leurs
propres efforts de distinction : avant toute différenciation interne,
l’univers culturel bourgeois, la culture quotidienne des classes
moyennes et supérieures se caractérise par le refus commun de ce
goût pragmatique et fonctionnel qui caractérise le style de vie des
classes populaires. Bourdieu décrit par une série
d’antithèses l’opposition de principe qui naît ainsi entre la culture
distinguée et la culture populaire du goût : où le goût « vulgaire »
s’intéresse à la fonction pratique d’un bien culturel, le goût « raffiné »
se concentre sur sa forme esthétique ; quand le goût « ordinaire » se
laisse guider par le point de vue de la simple quantité, le goût
distingué privilégie dans son jugement le point de vue de la qualité ;
enfin, à la place qu’occupe dans la culture populaire du goût la
matière d’un objet de consommation apparaît dans le goût bourgeois
la manière, c’est-à-dire la façon dont il est consommé 22.
Le dualité du « goût de luxe » et du « goût de nécessité », qui
s’exprime à travers cette liste d’antithèses conceptuelles, fonde
l’opposition générale qui scinde en deux univers distincts la culture
quotidienne des sociétés modernes. Mais ce qui intéresse Bourdieu au
premier chef, comme l’indique le titre allemand de son œuvre, ce sont
les « subtiles différences » à l’œuvre dans le monde du goût distingué :
le but véritable de son enquête est de dévoiler les mécanismes qui
conduisent à la formation de styles de vie concurrents dans le monde
de la culture distinguée. On se représente sans peine, d’après les
éléments argumentatifs présentés jusqu’ici, la manière dont Bourdieu
aborde cette analyse. Les différents groupes sociaux qui sont en
mesure de se démarquer ensemble de la culture des classes populaires
parce qu’ils se trouvent quant à eux à l’abri des besoins élémentaires
de la vie quotidienne ne peuvent ensuite améliorer leur statut par le
biais de leurs pratiques culturelles que s’ils arrivent à établir les uns
contre les autres l’exclusivité de leurs styles de vie respectifs. C’est
pourquoi le monde culturel bourgeois n’existe, selon Bourdieu, que
dans la lutte permanente pour le plus haut degré possible de
distinction sociale. Les groupes professionnels de l’une et l’autre
classes participent cependant avec des moyens différents à cet
affrontement culturel. Ils ne peuvent utiliser pour se distinguer que
les pratiques qui leur sont accessibles en fonction de leurs richesses
en capital économique et en capital culturel, en argent et en savoir.
Aussi les groupes sociaux qui appartiennent à la classe moyenne
mènent-ils un combat sans espoir ; ils peuvent certes s’élever au-
dessus du « goût de nécessité » des classes inférieures, puisque leur
capital économique leur offre la marge nécessaire pour développer
une culture quotidienne affranchie des besoins élémentaires. Mais ils
sont sans recours face aux stratégies d’exclusion de la classe
dominante, puisqu’il leur manque autant le savoir culturel que les
moyens financiers nécessaires pour s’y opposer. C’est pourquoi
Bourdieu comprend l’habitus incarné dans le style de vie de la classe
moyenne comme une réponse à cet embarras : dans leur culture
quotidienne routinière, les membres de cette classe se comportent
involontairement de telle sorte que leur défaut de capital économique
et culturel se trouve constamment compensé par les énergies
supplémentaires du désintéressement et de la bonne volonté
culturelle. La culture quotidienne de la petite bourgeoisie déclinante
est imprégnée par l’« ethos du consciencieux », celle de la petite
bourgeoisie ascendante, au contraire, par le zèle culturel et la volonté
de parvenir 23.
C’est seulement maintenant, après avoir analysé les goûts des
classes populaires et moyennes, que Bourdieu aborde la sphère
culturelle où les luttes de distinction semblent se déployer à l’état
pur ; c’est ici seulement qu’il rencontre le phénomène d’une
concurrence pour l’exclusivité stylistique qui constituait dès le départ
le véritable programme de son étude : « Mais le lieu par excellence
des luttes symboliques est la classe dominante elle-même 24. » Trois
groupes professionnels, selon la théorie des classes personnelle de
Bourdieu, s’y opposent pour occuper la première place dans la
hiérarchie sociale : premièrement, le groupe de l’intelligentsia
fonctionnarisée, des artistes et des intellectuels bien payés,
deuxièmement le groupe des professions libérales (avocats, médecins,
architectes), et enfin le groupe des propriétaires et des entrepreneurs
du secteur de la grande industrie. Ces groupes sociaux, unis dans la
volonté commune de se démarquer des deux autres classes,
s’efforcent chacun d’afficher un style de vie qui leur confère vis-à-vis
des autres l’aura de la plus grande exclusivité. En cela ils sont, comme
tous les autres groupes professionnels, dépendants des moyens
spécifiques fournis par leur capital. L’intelligentsia et les milieux
artistiques se trouvent ainsi contraints d’affirmer l’exclusivité de leur
style de vie en cultivant collectivement des jouissances esthétiques et
des plaisirs quotidiens qui exigent certes un niveau élevé de savoir
culturel, mais seulement une quantité relativement modeste de
moyens financiers ; Bourdieu nomme l’habitus correspondant
« l’aristocratisme ascétique », qui s’incarne typiquement dans le goût
pour la cuisine exotique, le penchant pour une critique sociale sans
engagement et l’ouverture aux nouvelles expériences esthétiques 25. Il
en va de même pour les deux autres groupes de la classe dominante :
eux aussi utilisent les avantages particuliers de leur « capital »
respectif quand, en tant que groupe des « professionnels »
indépendants, ils composent un mode de vie à la fois luxueux et
culturellement avancé, ou bien, en tant que bourgeoisie de riche
tradition, développent un style essentiellement basé sur le faste
représentatif et l’étiquette 26.
La lutte que ces trois groupes mènent constamment pour
atteindre le plus haut degré d’exclusivité constitue aux yeux de
Bourdieu le véritable moteur du développement culturel. Car sitôt
que les autres catégories professionnelles s’approprient pour ainsi
dire par le bas les pratiques culturelles dont elles étaient jusque-là
exclues, les classes dominantes doivent acquérir de nouveaux
éléments de style, socialement inédits, pour échapper au danger
permanent du nivellement culturel. Mais, plus encore, il leur faut
auparavant rivaliser pour la maîtrise des critères qui déterminent la
valeur d’un style de vie. Bourdieu — renvoyant à une théorie de la
domination qui est également contenue dans son livre, sans donner
lieu à un développement spécifique — voit dans de tels affrontements
une « lutte pour la définition du principe de domination légitime 27 ».
Ce sont donc les « signes distinctifs », les principes de validité
culturelle, qui représentent l’enjeu véritable de cette lutte de
concurrence que mènent les groupes de la classe dominante à travers
leurs stratégies symboliques de représentation : « Les luttes pour
l’appropriation des biens économiques ou culturels sont
inséparablement des luttes symboliques pour l’appropriation de ces
signes distinctifs que sont les biens ou les pratiques classés et
classants ou pour la conservation ou la subversion des principes de
classement de ces propriétés distinctives 28. » Bourdieu cherche
parfois à décrire les dimensions et les caractères d’une telle lutte ;
mais c’est précisément dans ces passages de son étude que le
matériau empirique ne semble plus vouloir se couler dans son
dispositif catégoriel. Ici se révèle la confusion commise au départ de
l’analyse : étudier la compétition pour les « signes distinctifs »
requérait de distinguer entre une lutte de répartition et une lutte à
caractère normatif et pratique, plus rigoureusement que ne le permet
une approche qui envisage globalement les formes de vie des groupes
sociaux dans la perspective utilitariste d’une « économie des actions
pratiques ».

VI

Bourdieu communique au lecteur de son étude des chocs


instructifs, en lui faisant découvrir la culture quotidienne de sa
propre société comme la scène de luttes de concurrence symboliques.
Celui qui est venu à bout des 850 pages de l’ouvrage ne pourra plus
considérer avec la même naïveté qu’avant les penchants culturels, les
extravagances stylistiques et les prédilections littéraires des groupes
auxquels, en tant que lecteur d’un tel ouvrage, il appartient sans
doute. Dans cette mesure, l’étude de Bourdieu prolonge le processus
de désillusionnement scientifique auquel l’éducation sociologique
participe depuis toujours. Pourtant, même les révélations les plus
surprenantes, les interprétations les plus pénétrantes que Bourdieu
tire des matériaux empiriques de son étude ne peuvent masquer le
fait qu’il nous laisse finalement, sur le plan théorique, dans
l’incertitude quant au rôle joué par les cultures collectives du goût
dans les sociétés actuelles. Sa théorie de la culture quotidienne,
l’articulation conceptuelle de ses analyses empiriques, est déroutante,
voire ambiguë. Mais quand bien même nous ferions abstraction de ce
point, il reste une contradiction qui semble traverser toute la théorie
bourdieusienne.
Bourdieu dégage le cadre macrosociologique de son analyse
culturelle grâce à une théorie de la stratification qui résulte d’une
fusion spécifique d’arguments marxiens et wébériens. Selon cette
approche, la position et donc les chances de survie d’un groupe social
se mesurent à la quantité de biens économiques et culturels qu’il est
en mesure d’acquérir et de conserver dans la lutte de répartition de
l’argent et des titres — puisque nous avons vu que le « titre scolaire »
constitue ici le médium, comparable à l’« argent », qui signale la
détention de quantités discriminatives de savoir. Le rôle que jouent
les styles de vie collectifs dans la lutte sociale pour ces biens éclaire le
concept d’« habitus », si important pour l’ensemble de la théorie de
Bourdieu. Dans cette perspective, en effet, les formes de vie et les
goûts que transmettent les différents groupes professionnels à travers
les processus de socialisation culturelle remplissent une fonction
purement instrumentale ; ils adaptent les individus à leur situation de
classe spécifique, de telle sorte qu’ils accomplissent sans le vouloir,
sous l’influence de leurs appréciations et de leurs jugements de goût,
exactement les actions qui sont stratégiquement requises pour
améliorer leur position sociale. Les styles de vie spécifiques aux
différents groupes ne sont pour ainsi dire que les matérialisations
culturelles d’un calcul d’intérêt basé sur leurs positions respectives, et
auquel tous les groupes sociaux semblent se conformer
habituellement 29. Mais le concept de « distinction », que Bourdieu
introduit programmatiquement à l’ouverture de son enquête, pointe
au-delà de cette fonction purement instrumentale des cultures
quotidiennes ; il repose en effet sur le postulat selon lequel les
groupes sociaux cherchent à se différencier en développant des styles
de vie démarqués les uns des autres. Or ces deux déterminations
fonctionnelles du style de vie collectif, celle qui renvoie les formes
sociales du goût au concept d’habitus et celle qui les impute aux
stratégies de distinction, se trouvent simplement juxtaposées, sans
que Bourdieu ne les articule de manière satisfaisante 30. C’est dans la
seconde perspective, correspondant au modèle de la distinction, qu’il
aborde par exemple les styles de vie collectifs quand, avec un
raisonnement de type structuraliste, il résume la différence entre les
goûts « petits-bourgeois » et les goûts « grands-bourgeois » de la
manière suivante : « Et de fait, lors même qu’elle ne s’inspire
aucunement du souci conscient de prendre ses distances à l’égard du
laxisme populaire, toute profession petite-bourgeoise de rigorisme,
tout éloge du propre, du sobre et du soigné enferme une référence
tacite à la malpropreté, dans les mots ou les choses, à l’intempérance
ou à l’imprévoyance ; et la revendication bourgeoise de l’aisance ou de
la discrétion, du détachement et du désintéressement, n’a pas besoin
d’obéir à une recherche intentionnelle de la distinction pour enfermer
une dénonciation implicite des “prétentions”, toujours marquées en
trop ou en trop peu, de la petite bourgeoisie […] : ce n’est pas par
hasard que chaque groupe tend à reconnaître ses valeurs propres
dans ce qui fait sa valeur, au sens de Saussure, c’est-à-dire dans la
dernière différence qui est aussi, bien souvent, la dernière conquête,
dans l’écart structural et génétique qui le définit en propre 31. » Même
si Bourdieu se sert ici, comme il a été dit, d’une figure de pensée
structuraliste, en déterminant formellement l’« importance » ou la
« valeur » d’un groupe social par sa simple « différence » d’avec les
groupes voisins, le raisonnement a pourtant des implications de plus
vaste portée. Car non seulement les styles de vie spécifiques ne jouent
plus, dans l’édifice des classes sociales, le même rôle que ceux définis
par le concept d’habitus, mais le concept même de style de vie, de
« culture quotidienne » présente désormais un nouveau contenu : il
ne désigne plus simplement les formes d’expression symboliques des
stratégies d’action à l’aide desquelles les différentes catégories
professionnelles essayent d’établir leur supériorité vis-à-vis des autres
groupes sociaux, il comprend aussi les formes de vie culturelles par
lesquelles les groupes sociaux cherchent d’abord à préserver leur
identité collective. La distinction symbolique sert maintenant aux
groupes sociaux à se démarquer les uns des autres, autant que leurs
moyens économiques le leur permettent, afin d’exprimer leur propre
situation et de promouvoir socialement les valeurs qui y sont
attachées. Bourdieu doit donc postuler maintenant un lien interne
entre culture quotidienne et normes d’action, entre les formes
symboliques d’expression et certaines représentations axiologiques, ce
qui n’était pas le cas auparavant : tant qu’il envisageait les efforts de
distinction comme un simple moyen stratégique, il n’avait pas lieu de
soupçonner dans les formes de vie culturelles autre chose que
l’expression symbolique de considérations d’intérêt collectif. Seul ce
deuxième emploi du terme explique ce qui dans la perspective d’une
poursuite généralisée de l’intérêt propre devait rester inexpliqué :
pourquoi les groupes sociaux concourent pour les « signes
distinctifs », comme dit Bourdieu, pourquoi ils essayent de faire
valoir leurs propres critères d’autoprésentation culturelle contre ceux
de tous les autres groupes. Car si nous ne présupposons pas que les
groupes sociaux voient dans leur propre style de vie, non seulement
un moyen d’améliorer leur position, mais avant tout l’expression
symbolique de leurs valeurs, il paraît absurde d’imaginer une
concurrence entre les styles de vie collectifs — dans ce cas, en effet,
tout groupe social serait amené, dans le souci de ses intérêts bien
entendus, à adapter simplement sa culture quotidienne aux styles de
vie dominants. On ne comprend pas, dans le modèle d’explication
utilitariste suggéré par Bourdieu, la singulière obstination avec
laquelle les groupes se cramponnent, par-delà toutes les
transformations historiques et les évolutions sociales, à leurs goûts et
à leurs formes de vie spécifiques.
Dans certains passages de son enquête, Bourdieu semble s’ouvrir à
une réflexion de ce type : le dernier chapitre en particulier, où il
présente la confrontation des classements symboliques du monde
social comme une « dimension oubliée de la lutte des classes 32 »,
rejoint la thèse selon laquelle, à travers les styles de vie collectifs, ce
sont aussi les modèles moraux et culturels d’une société qui
s’affrontent. Mais le cadre catégorial de sa propre théorie l’empêche
de développer d’une manière cohérente cette idée fondamentale : les
concepts économiques centraux auxquels il adosse son analyse de la
culture l’obligent à comprendre toutes les formes de conflit social sur
le modèle des luttes de répartition, bien que la lutte pour la
reconnaissance des modèles moraux obéisse de toute évidence à une
autre logique. Car la validité qu’un ordre social accorde aux valeurs et
aux normes incarnées dans les styles de vie d’un groupe particulier ne
dépend pas du volume de savoir ou de richesse, c’est-à-dire des biens
quantitativement mesurables que ce groupe a pu accumuler, elle est
déterminée par les traditions et les valeurs qui ont pu être
généralisées et institutionnalisées dans la société considérée. La
validité sociale d’un style de vie et des valeurs qui trouvent en celui-ci
leur expression symbolique dépend donc de la mesure dans laquelle
les normes d’action et les principes correspondants sont socialement
reconnus. Alors que la lutte économique pour la répartition des
ressources est une confrontation entre des adversaires uniquement
préoccupés de leur propre intérêt, la lutte morale-pratique représente
un conflit dans lequel chaque adversaire lutte pour obtenir
l’approbation normative de l’autre partie. C’est sans doute cette
différence que Max Weber avait en vue, lorsque, dans le célèbre
chapitre « Classes, ordres, partis » de son projet pour Économie et
société, il cherche à distinguer entre l’« ordre économique » et
l’« ordre social » d’une société, entre la répartition des positions
économiques et la « répartition de l’honneur social 33 » : certes, les
groupes économiquement puissants ont beaucoup plus de chances de
donner à leurs valeurs une expression institutionnelle générale, et, par
là, d’accroître la validité sociale de leur propre mode de vie, mais le
chemin qui mène à ce but n’est pas celui de l’accumulation de biens
culturels. Même pour eux, ce chemin passe par la promotion d’un
certain style de vie et par l’adhésion qu’il rencontre.
Quelle que soit la manière dont il faille caractériser ce type
particulier de conflits culturels et moraux, il est clair que Bourdieu
n’est pas en mesure de lui rendre justice dans le cadre théorique de
son étude. Quand il s’écarte des perspectives simplificatrices du
concept d’habitus, et cherche donc à comprendre les différentes
cultures du goût comme autant de formes d’identité symboliques, il
envisage leur concurrence sociale pour la validité ou la considération
selon la logique des luttes de répartition. Il a pu être poussé dans cette
voie par le fait que le « capital culturel » qu’une catégorie
professionnelle est en mesure d’accumuler ne se limitait pas pour lui,
à l’origine, aux seuls « titres scolaires » proposés par le système
éducatif en vigueur : peut-être nourrissait-il secrètement l’idée que la
fraction du « capital culturel » qui ne se matérialise pas dans de tels
titres peut s’obtenir par l’acquisition d’un goût aussi « distingué » que
possible — en quoi il aurait purement et simplement évacué le
problème théorique décisif, qu’il signale pourtant lui-même, et qui
consiste à se demander comment au sein d’une société la
considération, la valeur de distinction d’un style de vie se trouvent
socialement définis. En l’état, l’étude de Bourdieu suscite
constamment l’idée erronée que la reconnaissance sociale d’un style
de vie et des valeurs qu’il incarne s’acquiert de la même manière
qu’un bien économique. Il n’aurait pu échapper à cette grave méprise
qu’à la condition de renoncer résolument au cadre utilitariste dans
lequel il a inscrit ses études empiriques 34.
Chapitre X

LIQUÉFACTIONS DU SOCIAL

À propos de la théorie sociale de Luc Boltanski


et Laurent Thévenot

Les catégories morales ont aujourd’hui presque disparu du


vocabulaire théorique de la sociologie. Ni la conviction de légitimité,
ni le sentiment d’injustice, ni le désaccord moral, ni le consensus
normatif ne jouent plus aucun rôle significatif dans l’explication des
ordres sociaux. Le domaine d’objet de la sociologie est désormais
compris soit comme un mécanisme anonyme autorégulé, soit comme
le résultat de la coopération d’acteurs mus par des préoccupations
stratégiques ; les disciplines de référence sont donc la biologie ou les
sciences économiques, dont les modèles paraissent capables
d’expliquer un processus aussi compliqué que la reproduction des
sociétés. On peut avoir l’impression que la sociologie récente, par
cette réorientation théorique, veut rompre définitivement avec la
génération des pères fondateurs. Car depuis Weber et Durkheim
jusqu’à Talcott Parsons, il était entendu qu’une conception adéquate
du monde social ne pouvait s’acquérir qu’à l’aide de concepts, de
modèles et d’hypothèses empruntés à la théorie morale. La
philosophie pratique était en quelque sorte le terreau et la discipline
de tutelle de la sociologie classique. Après La Théorie de l’agir
communicationnel, qui a été le dernier grand projet d’une théorie
globale de la société nourrie de la philosophie pratique, tout cela
semble retomber dans l’oubli ; jusqu’à récemment, on pouvait du
moins avoir l’impression que, depuis la publication du livre de
Habermas, la tradition d’une sociologie fondée sur un socle normatif
s’était définitivement éteinte. S’il n’en est pourtant pas ainsi, s’il existe
encore au sein de la théorie de la société un courant qui trouve ses
sources dans la philosophie morale, on le doit principalement aux
efforts d’un petit groupe de chercheurs français réunis autour de Luc
Boltanski et Laurent Thévenot. Nés d’une critique interne de la
sociologie de Pierre Bourdieu, les travaux de ce cercle
extraordinairement productif, toujours lancé sur des pistes nouvelles,
s’attachent à expliquer l’intégration de nos sociétés par l’interaction
conflictuelle de convictions morales divergentes 1. Le texte fondateur
de cette nouvelle école sociologique est l’étude de Boltanski et
Thévenot publiée en 1991, De la justification 2. Ce livre, qui a depuis
été traduit en allemand 3, mérite d’être attentivement discuté, ne
serait-ce que parce qu’il représente, avec le recul, la tentative la plus
intéressante de ces dernières années pour ancrer à nouveau la
sociologie dans l’esprit de la philosophie morale.

Par la seule manière dont ils formulent le point de départ de leur


étude, Boltanski et Thévenot rejoignent la perspective des sociologues
classiques dans leur tentative de fondation d’une théorie de la société.
Comme chez Weber, Durkheim et Parsons, le problème central de
toute sociologie est pour les deux auteurs de comprendre comment
les acteurs individuels parviennent, en temps normal, à ajuster
mutuellement leurs intentions d’action et contribuent ainsi à produire
l’ordre social. Boltanski et Thévenot entendent cependant expliquer
l’accord requis par de telles opérations de coordination sans recourir
aux deux stratégies qui prévalaient dans le passé : il ne s’agit ni de
renvoyer ce consensus nécessaire — comme le fait Durkheim — à une
conscience collective préexistante qui établit d’emblée entre les sujets
un rapport harmonieux, ni d’y voir simplement l’heureux résultat de
l’imbrication des stratégies individuelles, comme se l’imagine la
vulgate économique (p. 39 sq.). Récuser ces deux modèles, cela
signifie pour les auteurs se mettre en quête d’un troisième schéma
d’explication qui, contre Durkheim, ferait droit à la souveraineté
interprétative de l’acteur individuel, sans toutefois contester, comme
les sciences économiques, l’effectivité des systèmes d’interprétation
collectifs. La réponse au problème ainsi circonscrit se trouve
développée par Boltanski et Thévenot en trois étapes, au terme
desquelles se trouve posée la première pierre de leur théorie de la
société.
Le point de départ de leur argumentation consiste à supposer que
les acteurs coordonnent généralement leurs intentions d’action en
recourant, par une compétence acquise, à des modèles d’ordre moral
qui définissent les manières légitimes de vivre ensemble. Les
membres de la société ne sont pas ici, comme chez Bourdieu (dont
Boltanski a pourtant été le collaborateur pendant des années), des
individus opaques à leurs propres yeux, qui acquièrent leurs critères
d’appréciation sociale essentiellement par le biais de puissances
d’interprétation inconscientes ; ils doivent au contraire être compris
comme des êtres dotés de capacités cognitives d’autodétermination,
pour autant que, dans la coordination de leurs intentions d’action
individuelles, ils sont capables de mobiliser de leur propre chef des
conceptions très différentes de l’ordre social. L’hypothèse contenue
dans cette première étape, selon laquelle de tels modèles de
coexistence sociale se présentent toujours au pluriel, ne constitue
donc pas un ajout arbitraire, mais une composante nécessaire de la
thèse générale : pour que les sujets puissent apparaître comme des
acteurs compétents, autonomes au plan cognitif, ils doivent au besoin
pouvoir recourir à plus d’un modèle d’ordre social, pour effectuer,
chacun selon son propre point de vue, un choix parmi ceux-ci.
Dans l’étape suivante de leur argumentation, les auteurs
introduisent une distinction empruntée au fonds de pensée du
pragmatisme américain, qui relativise d’une manière décisive la thèse
précédente : si les sujets effectuent les opérations de coordination
pour ainsi dire sans y penser et par automatisme tant que rien ne
vient perturber leurs activités communes, ils doivent au contraire,
quand survient une telle interruption, porter leur attention sur les
présupposés cognitifs et moraux qu’ils admettaient jusque-là par
simple routine. En ce sens, c’est seulement dans des situations dites
« non naturelles », dans les intermittences de leurs pratiques
quotidiennes, que les participants peuvent acquérir un savoir sur les
modèles d’ordre social à l’aide desquels ils coordonnent leurs
intentions ; dans ces moments-là, comme l’auraient formulé John
Dewey ou George H. Mead, ils se trouvent en effet confrontés à la
nécessité fonctionnelle de contrôler les hypothèses admises jusque-là,
pour les adapter intellectuellement à des conditions changées.
Comme d’autres théoriciens de cette mouvance pragmatiste,
Boltanski et Thévenot croient que l’observation scientifique doit
profiter de ces moments de perturbation, de « panne » et de « crise »
(p. 52), pour étudier les véritables règles de l’intégration sociale : nous
découvrons les convictions normatives qui sous-tendent l’imbrication
des actes individuels dans le monde vécu, lorsque nous adoptons la
perspective de participants qui s’efforcent de remédier à une
perturbation de leur interaction en thématisant leurs conceptions
divergentes de l’ordre social.
Dans une troisième étape, les auteurs suggèrent que ces moments
« non naturels », où les modèles d’ordre auparavant acceptés se
trouvent soumis à une épreuve discursive, constituent les véritables
charnières de la reproduction sociale. La vie sociale se caractérise par
une « obligation de justification » qui contraint régulièrement les
membres de la société, confrontés à des crises récurrentes, à dévoiler
et à justifier les uns pour les autres les notions latentes qui fondent
leurs conceptions de l’ordre. De telles périodes de justification
discursive représentent le côté réflexif de la reproduction sociale, où
se trouve explicité ce qui n’était jusque-là donné qu’implicitement
dans le flot des interactions routinisées du monde vécu : les
participants de la communication sont maintenant tenus de produire
des arguments et des raisons pour expliquer pourquoi ils veulent que
les problèmes apparus soient résolus dans l’horizon d’un modèle
d’ordre plutôt que dans un autre. Ils doivent expliquer pourquoi la
tâche de coordination devenue problématique ne peut être menée à
bien que de la manière qu’ils privilégient.
Certes, les auteurs ont conscience que ces moments de démontage
réflexif de l’ordre social comportent toujours l’option alternative d’une
solution violente. Le parti qui dispose des plus grands moyens de
puissance peut interrompre le processus de discussion pour imposer
à l’autre ses propres conceptions de l’ordre. Mais Boltanski et
Thévenot choisissent délibérément de ne s’occuper que des formes
« pacifiques » de résolution des confrontations argumentatives : sont
exclues du champ d’investigation « la guerre civile, la tyrannie, qui
fait reposer l’ordre de la cité sur la force et sur la peur » (p. 54). Faut-
il comprendre que seules les sociétés démocratiques constituent le
domaine d’objet de l’étude ? Cela ne ressort pas clairement de la suite
de l’argumentation. D’une manière générale, les auteurs restent très
prudents quant à la détermination du type de société auquel
s’applique leur analyse. Nous apprenons seulement qu’ils veulent se
concentrer sur des sociétés « différenciées », « complexes »,
caractérisées par le fait que plusieurs conceptions concurrentes de
l’ordre peuvent assurer la coordination d’une même sphère d’action ;
nous ajouterons qu’il s’agit de sociétés dans lesquelles de tels conflits
d’interprétation doivent pouvoir être résolus sur le plan de
l’argumentation pacifique. Rien n’interdit donc de supposer que les
États de droit démocratiques du monde occidental forment le noyau
du domaine d’objet de cette étude sur la « justification ».
Ces trois prémisses délimitent le cadre dans lequel le livre de
Boltanski et Thévenot doit se développer. Mais leur apport spécifique,
leur force de pénétration théorique et leur profond potentiel de
stimulation, ne se révèlent qu’à mesure que cette forme vide d’une
théorie normative de la société se trouve progressivement remplie par
des contenus concrets. Car les deux auteurs ne se contentent pas
d’une simple analyse formelle de ces interruptions discursives de la
vie sociale : ils s’intéressent moins aux conditions rationnelles
auxquelles ces confrontations argumentatives sont soumises, qu’aux
thèmes moraux et aux scénarios conflictuels qui les déterminent dans
la vie quotidienne de nos sociétés occidentales. Ainsi considérée,
l’étude vise à fournir rien de moins qu’une analyse globale, orientée
empiriquement, des disputes et des dissensions morales qui peuvent
surgir dans un monde vécu comme celui de la société française
d’aujourd’hui. Pour cela, les auteurs doivent affronter deux tâches,
qui comportent l’une et l’autre des défis de taille : ils doivent d’abord
reconstruire tous les modèles d’ordre moral utilisés dans nos sociétés
développées comme sources normatives de coordination de l’agir
social ; deuxièmement, ils doivent prendre une vue d’ensemble des
types de conflits sociaux dans lesquels commencent à se dessiner des
désaccords sur la légitimité des modèles d’ordre pratiqués. La
grandeur de l’entreprise se signale à la quantité d’observations
empiriques, de spéculations herméneutiques et d’analyses textuelles
mobilisées dans l’accomplissement de ces deux tâches ; mais ces
mêmes traits marquent aussi la limite d’une théorisation sociologique
qui essaie de ne pas s’engager sur le terrain des structures sociales.
II

La thèse générale de nos deux auteurs est que toute forme de


coordination d’intentions individuelles d’action requiert un accord sur
les normes morales qui doivent à l’avenir réguler les attentes légitimes
des personnes concernées. Le plus souvent, tant que l’action se
déroule sans accroc, ces idées d’ordre intersubjectivement
présupposées restent à l’arrière-plan pré-réflexif du monde vécu. Elles
ne viennent à la conscience des acteurs que dans les situations où
l’interaction échoue d’une manière qui rend fonctionnellement
nécessaire une thématisation des convictions qui jusque-là ne
faisaient qu’accompagner tacitement l’agir. Boltanski et Thévenot se
donnent pour première tâche de reconstituer de telles situations, afin
de dégager les principes de construction auxquels les modèles d’ordre
normatifs doivent nécessairement obéir : ils visent ensuite à
reconstruire herméneutiquement ceux qui, parmi ces modèles, jouent
aujourd’hui un rôle déterminant dans le maintien de notre ordre
social.
Dans l’ensemble de l’étude, les auteurs ne nous éclairent guère sur
la méthode à l’aide de laquelle ils parviennent à déterminer les
caractères formels de ces modèles d’ordre aujourd’hui pratiqués : sans
le dire explicitement, ils considèrent manifestement que la modernité
est caractérisée par quelques principes normatifs auxquels toute
représentation d’un ordre social légitime doit se conformer pour être
socialement acceptable (p. 96 sq.). Cette prémisse implicite apparaît
d’une manière particulièrement nette dans le passage où ils
introduisent le premier principe fondamental des ordres de
justification qui ont cours à notre époque : selon eux, en effet, nous
n’admettons comme légitimes que les modèles d’ordre social qui
obéissent au « principe de commune humanité » (p. 96), c’est-à-dire
qui interdisent les formes brutales de discrimination ou d’exclusion
de personnes. Cette présupposition d’un universalisme moral n’est
justifiée nulle part dans le livre, elle est simplement affirmée comme
une donnée empirique de « nos » sociétés ; il aurait certainement été
nécessaire, ici, de préciser, du point de vue de l’histoire des structures
et de l’histoire sociale, dans quelle mesure une telle conception
universaliste de la personne humaine doit être considérée comme une
condition normative des sociétés modernes. Cela est encore plus vrai
du second principe fondamental qui détermine aux yeux de Boltanski
et Thévenot toutes nos représentations d’ordre : ils estiment que les
modèles de justification les plus répandus à notre époque sont tous
dictés par l’idée qu’une position sociale supérieure peut être justifiée
par un mérite particulier relativement au « bien commun » (p. 99 sq.).
Même si les auteurs usent ici de formules passablement déroutantes
(« formule d’investissement »), ils veulent sans doute dire par là que
tout modèle d’un ordre social justifiable se fonde aujourd’hui sur un
principe de service ou de mérite, qui définit normativement quelle
place revient aux différents membres de la société, égaux « en
principe », au sein de la hiérarchie sociale : plus une personne donnée
ou un groupe donné de personnes semble apporter de « sacrifices »
ou de services au bien commun, plus elle sera justifiée à occuper un
rang élevé dans la société. Or le fait que ce second principe est censé
valoir pour tous les modèles d’ordre normatifs de l’époque actuelle ne
signifie pas seulement qu’il doit exister différentes idées,
mutuellement concurrentes, à propos de ces services ou de ces
sacrifices, mais surtout que l’idée de mérite individuel domine
aujourd’hui tout le spectre de la justification des ordres sociaux : dans
les sociétés « modernes », toutes les idées sur ce qui légitime l’ordre
social sont sans exceptions déterminées par le principe selon lequel
des contributions qui semblent particulièrement précieuses doivent
être distinguées par l’attribution d’un rang supérieur, autrement dit
d’une « grandeur ».
Sans jamais être explicitement nommé en tant que tel, le principe
de mérite devient ainsi la norme absolue de justification des ordres
sociaux modernes. Par là, les deux auteurs introduisent
subrepticement dans leur étude une prémisse qui ne va nullement de
soi et qui aurait exigé d’être établie beaucoup plus solidement. Il suffit
de jeter un coup d’œil sur la littérature de recherche empirique pour
constater que les membres des sociétés occidentales tendent à
mobiliser des principes très divers dans leurs jugements sur les
problèmes de justice sociale : selon le type de relation sociale auquel
ils rattachent un problème de répartition particulier, ils invoquent
soit le point de vue normatif de l’égalité sociale, soit celui du besoin
individuel, soit encore celui de l’investissement personnel dans le
service rendu. Ce sont des observations de ce genre qui ont conduit le
philosophe anglais David Miller à donner une forme pluraliste à son
propre projet d’une théorie de la justice 4. Pour déterminer les normes
morales qui établissent dans les sociétés modernes les conditions
d’une juste répartition des biens et des charges, il faut partir d’une
multiplicité de principes, dont la validité dépend à chaque fois du
genre de relation envisagé. Boltanski et Thévenot, bien entendu, ne
veulent pas construire une théorie normative de la justice : en tant
que sociologues, il s’agit d’abord pour eux d’éclairer les convictions
normatives sur fond desquelles les membres des sociétés actuelles
créent entre eux des univers pratiques communs. La démarche de
Miller n’est pourtant pas sans intérêt pour les deux auteurs, puisqu’il
parvient, en se fondant lui aussi sur des études sociologiques, à la
conclusion que bien d’autres points de vue que le principe de mérite
interviennent aujourd’hui dans le jugement porté sur la légitimité
morale des ordres sociaux. Rapporté aux réflexions de Boltanski et
Thévenot, ce constat amène à se demander s’il est vraiment avisé de
considérer que nos idées sur les ordres sociaux justes sont désormais
toutes basées sur le principe de mérite. Il ne semble pas que les
individus coordonnent toujours et partout leurs intentions d’action en
présupposant tacitement un ordre normatif où les mérites particuliers
seraient récompensés par une situation sociale supérieure : au
contraire, il existe manifestement non moins de sphères ou de formes
de relations dans lesquelles nous mobilisons au même effet des idées
de légitimation qui intègrent les points de vue du besoin individuel ou
de l’égalité juridique. Ici aussi, il aurait sans doute fallu que les
auteurs engagent des réflexions théoriques sur la structure sociale,
qui leur auraient permis de mieux cerner leurs prémisses de départ :
au lieu de se lancer directement et hors contexte dans une
détermination des propriétés formelles des convictions actuelles
relatives à la justice, il aurait été pertinent de se demander d’abord si
certains types de pratiques ou d’institutions sociales de la modernité
ne requièrent pas de tout autres principes de régulation normative
que celui de la contribution individuelle. Le fait que Boltanski et
Thévenot n’esquissent même pas de telles réflexions nous apparaîtra
encore en d’autres endroits du livre comme une inquiétante carence :
le lien entre la structure institutionnelle et les sphères de valeurs,
entre les subsystèmes sociaux et les normes correspondantes, reste
totalement inéclairci, de sorte qu’on peut avoir l’impression que les
acteurs ne sont liés, dans leurs actes d’interprétation, à aucune
structure sociale préexistante.
Après avoir avec l’universalisme et le principe de mérite déterminé
les caractéristiques formelles des conceptions modernes de l’ordre, les
deux auteurs vont maintenant s’efforcer de prendre une vue
d’ensemble des différents contenus concrets à travers lesquels ces
conceptions se réalisent. On pourrait s’attendre à les voir procéder ici
à la manière de Charles Taylor dans sa grande étude sur Les Sources
du moi 5, c’est-à-dire entreprendre une sorte de reconstruction
historico-herméneutique des idées qui servent effectivement à définir
aujourd’hui ce qu’est un ordre social juste. On s’attendrait encore
davantage, naturellement, à ce qu’ils examinent dans une perspective
empirique — soit par des discussions de groupe, soit par des
entretiens ou des questionnaires appropriés — le fonds des idées
actuelles concernant les formes de la juste coexistence. Mais les deux
sociologues ne choisissent aucune de ces stratégies méthodologiques,
ils ne s’engagent ni dans une herméneutique historique, ni dans un
rappel empirique : ils préfèrent s’appuyer sur l’histoire de la
philosophie politique, pensant trouver dans certaines œuvres
paradigmatiques les racines et les modèles de toutes les idées encore
vivantes aujourd’hui sur la justice sociale. Le texte ne justifie pas à
proprement parler ce procédé extrêmement inhabituel, il se contente
de suggérer ici et là quelques motifs : on lit ainsi dans une remarque
annexe que la philosophie politique moderne a marqué d’une manière
décisive plusieurs sociétés du présent (p. 94). Si l’on rassemble
plusieurs passages de cette nature, les raisons pour lesquelles les
auteurs recourent au canon de la pensée politique se résument à la
thèse selon laquelle toutes nos idées sur la justice et la coexistence
sociale ont été influencées d’une manière décisive par ces textes
classiques : pour être plus complet, on pourrait dire que certaines
idées de la tradition philosophique ont pendant des siècles tellement
marqué la conscience quotidienne, que même les cultures actuelles de
la justification sociale se nourrissent encore, pour l’essentiel, de ces
modèles de la pensée politique du passé.
Sur le fond, cette idée n’est pas sans attraits, même si elle surgit
d’une manière assez immotivée et présente de forts traits spéculatifs.
Les auteurs ne veulent certainement pas dire que les œuvres
classiques de la philosophie politique constituent comme telles les
sources des idées d’ordre par lesquelles nous coordonnons et
justifions nos actions au quotidien ; ce serait verser dans un pur
idéalisme culturel, et faire de la conscience sociale quotidienne une
simple archive de la pensée des époques révolues. Leur thèse veut
sans doute plutôt suggérer que quelques œuvres ont marqué les
esprits au point de susciter, par les voies impénétrables de la tradition
culturelle, les paradigmes ou les archétypes à l’aide desquels nous
nous entendons aujourd’hui sur les formes possibles de la justice
sociale : dans de telles situations de justification, nous ne nous
référons pas aux écrits d’Aristote ou de Rousseau, mais nous nous
servons de schémas argumentatifs qui furent formulés là pour la
première fois et qui depuis, à force d’être répétés et diffusés, sont
devenus un bien intellectuel commun. Cela étant, Boltanski et
Thévenot eux-mêmes semblent parfois hésiter sur la manière dont
leur thèse doit être lue : dans certains passages, il semble
effectivement que les œuvres citées ne servent qu’à illustrer tel ou tel
récit de justification (p. 94), ailleurs prédomine la tendance à traiter
ces mêmes textes comme les sources directes de nos idées actuelles
(p. 95). Seule la première lecture, la lecture faible, est cependant
appropriée pour comprendre la suite, parce qu’elle écarte d’emblée
toute teinte d’idéalisme culturel.
En choisissant les textes qu’ils veulent utiliser à cette fin
illustrative, les deux auteurs s’appuient naturellement sur les critères
qu’ils ont auparavant identifiés dans la discussion sur les
caractéristiques formelles des idées d’ordre aujourd’hui opérantes ;
seules pourront être envisagées comme paradigmatiques les œuvres
de la tradition classique dans lesquelles se trouve développé sur la
base d’un universalisme moral un principe de mérite spécifique,
capable de justifier une hiérarchie sociale. Boltanski et Thévenot
pensent pouvoir distinguer autant de textes fondamentaux de ce
genre qu’il se rencontre aujourd’hui de critères de mérite clairement
distincts dans nos convictions en matière de justice ; ils n’excluent
pourtant ni que d’autres œuvres de référence auraient pu être citées à
l’appui des mêmes idées de « grandeur sociale », ni que d’autres
paradigmes de justice puissent à l’avenir s’ajouter à cette liste 6
(p. 93). Sous les réserves énoncées, ce sont en tout six textes de
l’histoire des idées qui sont mobilisés par les auteurs pour expliquer
les idées de justice qui se concurrencent dans notre culture de la
justification : la Cité de Dieu d’Augustin fonde le paradigme de la
réalisation individuelle sous l’effet de l’inspiration charismatique,
Bossuet développe à travers ses écrits l’idée d’une hiérarchie
domestique qui culmine dans la fonction protectrice impartie au chef
de famille, Hobbes introduit dans son droit naturel le principe d’une
hiérarchie de statut, entièrement basée sur le degré d’estime dont
jouissent les personnes dans l’opinion publique, Rousseau jette avec
son Contrat social les fondements d’un ordre civil où la grandeur
s’appuie sur le degré de représentation de la volonté générale, Saint-
Simon esquisse dans son œuvre les contours d’un système industriel
stratifié, réglé sur la contribution individuelle à la satisfaction des
besoins collectifs, et Adam Smith, finalement, esquisse dans sa
théorie économique le principe d’une échelle de valeurs du marché,
centrée sur l’utilité sociale de la richesse (p. 107-157). Comme je l’ai
dit, aucun des textes cités ne doit être compris comme la source
directe de nos conceptions actuelles de la justice, au sens où son titre
ou, encore moins, son propos littéral, nous seraient encore présents à
l’esprit. D’autres auteurs auraient tout aussi bien pu être convoqués
en lieu et place des noms cités, pourvu qu’ils eussent fondé un
semblable principe de mérite. Le seul facteur déterminant dans cette
énumération est qu’il s’agit d’œuvres philosophiques qui ont
contribué d’une manière ou d’une autre à la naissance d’idées de
hiérarchie sociale, dont l’efficience normative se fait sentir jusqu’au-
jourd’hui.
En ce sens, il serait vain de vouloir critiquer tel ou tel choix
particulier dans la composition de cette liste. Certes, les noms et les
titres retenus reflètent ouvertement les préférences d’auteurs grandis
dans la tradition de la philosophie française : on s’étonne, sur le plan
de l’histoire de la diffusion des idées, de les voir invoquer Bossuet
comme fondateur d’une hiérarchie domestique, alors qu’ils auraient
pu trouver chez leurs voisins allemands des textes incomparablement
plus influents pour justifier un système de valeurs patriarcal. D’une
manière générale, Boltanski et Thévenot ne consacrent pas une ligne
de leur étude à essayer d’éclairer les voies en partie embrouillées, en
partie manifestes, par lesquelles s’est exercée la force
paradigmatique des écrits cités : pas un mot n’est dit sur l’histoire de
leur réception, pas un instant l’attention ne se porte sur les
circonstances politiques qui ont accompagné leur diffusion, comme
s’il pouvait suffire pour réaliser le projet annoncé d’une généalogie de
nos idées actuelles sur la justice, d’exposer le contenu essentiel de
quelques textes classiques. La véritable faiblesse de cette liste se situe
pourtant sur un tout autre plan, non pas dans l’occultation de
l’histoire de la réception ou dans l’étroitesse du champ de vision
culturel, mais dans l’exclusion de toute une série d’écrits de
philosophie politique, dont l’influence ne s’est pas démentie
jusqu’aujourd’hui : ni le républicanisme politique de Kant, ni le
libéralisme classique d’un John Locke ne sont évoqués ici, bien que
l’égalitarisme fondamental de ces penseurs puisse revendiquer, pour
nos conceptions actuelles de la justice, au moins la même importance
que les idées des auteurs cités. Cette lacune criante aurait dû alerter
Boltanski et Thévenot sur le choix problématique qu’ils faisaient en
ancrant dans un principe de mérite tous les modèles de justification
de l’époque actuelle : à côté des idées certainement présentes selon
lesquelles notre ordre social est normativement basé sur l’évaluation
de contributions d’une nature quelconque, et doit donc présenter une
structure hiérarchique, il existe aussi d’importants courants
d’expression d’un égalitarisme civil dont les germes se trouvent chez
Locke ou Kant. L’occultation des œuvres de ces deux auteurs n’est
donc pas due au hasard, ni à une simple inadvertance, mais résulte
d’une vision réductrice des concepts normatifs de base, qui a ses
racines beaucoup plus haut en amont de l’étude.
Cependant, les six notions de justice énumérées ne sont pas
seulement censées contenir les principes de formation de différentes
hiérarchies, chacune doit aussi définir le noyau normatif d’une vision
globale de la société, voire de tout un monde vécu. Ce n’est pas un
hasard si les auteurs désignent ces ordres de justification comme des
« cités » ou des « communautés », suggérant par là qu’il s’agit de
représentations d’un mode de vie, d’un système complet de normes et
de pratiques. Boltanski et Thévenot défendent la thèse audacieuse
selon laquelle l’horizon de notre agir quotidien, de notre perception
ordinaire des choses, est toujours déterminé par les catégories de
l’idée d’ordre qui nous sert à interpréter une situation donnée : les
réalités factuelles de mon environnement m’apparaissent à la lumière
de l’accord normatif qui règle ma relation avec mes partenaires
d’interaction dans un secteur particulier du monde social. On mesure
pleinement les conséquences que les auteurs attachent à l’idée ainsi
ébauchée, quand on se rend compte que même les objets matériels
doivent s’intégrer dans cet horizon moralement structuré : « L’accord
des personnes […] suppose, pour se réaliser, une détermination de la
qualité des choses cohérente avec ces principes de grandeur. »
(p. 165) Selon la nature de la hiérarchie acceptée dans une situation
donnée, les objets visés par l’action présentent eux aussi une
signification différente aux yeux des personnes impliquées : pour
paraphraser un exemple des auteurs, on pourrait dire que, sous le
régime familial et domestique, une table a le sens d’une invitation à
dîner ensemble, tandis qu’elle revêtira dans le contexte d’un ordre
industriel la signification d’un plan de travail ou encore, dans le
contexte d’un ordre de marché, la signification d’un lieu de réunion.
Comme membres de nos sociétés, nous entretenons donc avec le
monde autant de rapports normatifs qu’il existe de principes d’accord
moral auxquels nous avons précédemment souscrit dans nos
interactions : ainsi, l’acteur familier de tous les ordres de valeur
constitutifs de la modernité est-il constamment obligé d’évoluer avec
la même compétence entre six mondes vécus différents.
À aucun moment nous n’apprenons ce qui a incité les auteurs à
prolonger jusque dans l’analyse des mondes vécus leurs réflexions sur
le rôle socialement constitutif des ordres de justification. Le texte
renvoie occasionnellement aux travaux de Bruno Latour pour
cautionner l’intégration des objets matériels dans l’analyse
sociologique 7, mais ces remarques ne permettent certainement pas
d’établir pourquoi nous devrions entreprendre d’expliquer la
constitution de mondes vécus particuliers sur la base de nos
conceptions de la justice. Cette thèse présuppose en tout cas que les
catégories traditionnelles de la philosophie pratique suffisent
parfaitement à expliquer le contenu de toutes nos relations au
monde : quelle que soit l’expérience que nous faisons, quelle que soit
la manière dont nous percevons les personnes, les circonstances et les
choses, nous le faisons toujours à l’aide de schémas catégoriaux tirés
de nos représentations collectives de l’ordre social légitime (p. 161
sq.). Ce qui pose problème dans cette hypothèse, ce n’est pas tant que
l’environnement social est présenté ici comme quelque chose qui
accède au sens dans la mesure seulement où il fait l’objet d’intérêts ou
de projets particuliers : Boltanski et Thévenot auront aisément pu
intégrer cette perspective à travers la lecture des écrits de Merleau-
Ponty ou du jeune Heidegger. Le déroutant dans la prémisse des deux
auteurs, c’est plutôt l’idée que l’« utilisabilité » [Zuhandenheit] de
notre monde résulterait uniquement de la situation morale instaurée
par les représentations d’ordre que nous acceptons les uns des autres.
La dimension pragmatique de notre existence sociale se trouve
réduite à la seule dimension de la justification normative des ordres
sociaux : ce n’est pas dans l’horizon d’intérêts instrumentaux, de
besoins de contrôle de notre environnement ou de projets de maîtrise
de l’existence que le monde se révèle à nous dans sa signifiance, mais
uniquement sous l’effet du profond désir d’établir la légitimité de nos
institutions sociales.
On pourrait parler à ce propos d’un tournant phénoménologique,
voire « transcendantal », par lequel Boltanski et Thévenot rendent la
sociologie largement plus dépendante de la philosophie morale que
ne l’admettaient les classiques de leur discipline. Les catégories
philosophiques dans lesquelles ces derniers appréhendaient
traditionnellement les croyances morales ou les orientations
axiologiques étaient comprises comme des incitations à chercher des
équivalents dans la structure de la reproduction sociale — c’est ainsi
que sont apparus des concepts sociologiques tels que la sphère de
valeur, la conscience collective ou le système d’action. Dans De la
justification, en revanche, les catégories de la philosophie pratique
sont directement envisagées comme des indications quant au contenu
de la conscience sociale quotidienne, sans passer par le stade
intermédiaire d’une transposition aux structures sédimentées de la
société. Et ces contenus moraux, ce que les auteurs appellent des
ordres de justification, valent alors comme des cadres
« transcendantaux » à l’intérieur desquels s’effectue la construction de
différents mondes vécus. Le monde social avec ses différentes sphères
n’est en définitive rien d’autre, pour Boltanski et Thévenot, que le
produit des pratiques de justification morale. Les difficultés qui
résultent de cette valorisation unilatérale de la philosophie morale se
révèlent dans l’incapacité à prendre en compte les catégories
structurelles de la sociologie, ainsi que les autres orientations
possibles, non morales, de l’action : rien n’est fait ici pour étudier la
manière dont les convictions morales se traduisent dans des
institutions et des systèmes d’action fixes, on ne se demande jamais si
les individus, dans leur reproduction sociale, peuvent obéir à d’autres
motifs qu’à leurs intérêts moraux. Si les défauts ainsi esquissés ne
sont pour l’instant apparus dans le texte que d’une manière indirecte,
ils vont maintenant ressortir d’autant plus clairement, au moment où
les deux auteurs s’intéressent aux crises ou aux perturbations qui
surviennent dans le déroulement d’interactions justifiées.

III

L’étude des deux auteurs nous a donné jusqu’à présent de la


société moderne l’image d’une réalité différenciée en de nombreux
mondes partiels, chacun organisé autour d’un sens qui résulte du
principe de mérite spécifique à l’ordre invoqué : les membres de la
société sont contraints de coordonner réciproquement leurs actions à
l’aide de modèles d’une socialité justifiée, s’en acquittent en puisant
dans un arsenal d’ordres de justification traditionnels et comprennent
désormais le système d’interaction ainsi légitimé dans l’horizon de
leurs convictions axiologiques communes. Or cette image ne montre,
comme Boltanski et Thévenot l’ont clairement établi dès le début
(p. 52 sq.), que le côté harmonieux, improbablement harmonieux, de
la vie sociale ; or il s’agit au contraire d’examiner les situations
marquées par des conflits et des désaccords quant à la manière de
justifier adéquatement un rapport d’interaction. C’est seulement
quand ils thématisent de telles confrontations quotidiennes que les
auteurs abordent le domaine sur lequel porte décisivement le travail
de recherche empirique de leur cercle d’études 8. Ici se trouve en
outre l’origine de ce qu’ils décrivent comme le projet d’une
« sociologie de la critique », qui, à la différence de l’idée d’une
sociologie critique, doit s’abstenir de tout jugement normatif et se
borner rigoureusement à observer l’activité critique d’acteurs
compétents 9. Tout le travail du cercle réuni autour de Boltanski et
Thévenot est donc fondé sur l’idée que nous nous disputons
régulièrement à propos du sens et de la pertinence des modèles de
justification auxquels nous recourons.
Les deux auteurs font un premier pas dans la compréhension de
ce que signifient de telles disputes lorsqu’ils distinguent deux types
d’événements susceptibles d’interrompre nos routines quotidiennes.
Ils observent que l’accord qui sous-tend nos interactions peut se
rompre quand soit les conditions de mise en œuvre, soit la justesse de
l’appareil normatif correspondant deviennent soudain
problématiques. Dans le premier cas, qui est celui du « litige »
(p. 168), les acteurs doivent interrompre leur action caractérisée par
la routine, parce que l’un d’eux demande si l’ordre de justification
présupposé d’un commun accord se trouve réellement appliqué d’une
manière équitable et appropriée ; dans le deuxième cas, en revanche,
qui renvoie au « différend » (p. 169), l’interaction échoue parce que
les avis divergent sur l’ordre de justification qui, parmi tous les ordres
concevables, doit s’appliquer en l’espèce. On voit aisément que la
distinction, courante en philosophie, entre la critique interne et la
critique externe se trouve ici transposée du langage théorique au plan
de l’agir quotidien : dans le « litige », les acteurs mobilisent des
critères internes de problématisation, pour autant qu’ils s’interrogent
sur les conditions de mise en œuvre d’une conception déjà acceptée
de la justice, tandis que dans le « différend », ils font valoir des
critères externes, au sens où ils mettent en doute, relativement à une
situation donnée, la validité du modèle d’ordre pratiqué jusque-là. Par
cette transposition, qui constitue un « coup » théorique extrêmement
habile, les auteurs veulent nous suggérer que les acteurs ordinaires
recourent déjà dans leurs interactions à ces opérations intellectuelles
que l’on attend traditionnellement seulement du philosophe ou du
théoricien critique : dans notre agir quotidien, tel serait le propos
polémique de Boltanski et Thévenot, nous sommes tous attelés à une
entreprise de critique normative, avant même qu’entre en action
l’artillerie lourde de l’intellectuel universitaire.
Pour pouvoir montrer que la critique « théorique » est de plain-
pied avec celle que nous pratiquons déjà dans notre vie quotidienne,
les deux auteurs doivent établir en principe que leur propre savoir
n’est en rien supérieur à celui de l’acteur normal. Car l’intention de
remplacer par une « sociologie de la critique » tout ce qui jusque-là
avait cours sous l’appellation de « sociologie critique » demande que
soit entièrement comblé le clivage qui existait auparavant entre les
deux niveaux de connaissance 10. Dans le cas du « litige », qui est le
premier type de conflit auquel ils s’intéressent, cela ne semble poser
aucun problème à Boltanski et Thévenot : ils ne font en effet
qu’« observer » ce qui se produit chez les acteurs impliqués quand,
dans le cadre d’un ordre de justification fondamentalement accepté,
des doutes sont émis sur la hiérarchie des statuts qui en découle
(p. 168 sq.). Selon les auteurs, de tels désaccords sont généralement
réglés par le biais d’institutions discursives qu’ils appellent des
« épreuves ». Par ce terme, ils ne désignent pas tant les procédures
administratives qui gèrent l’attribution des titres scolaires, que les
situations banales, quotidiennement répétées, dans lesquelles on
neutralise l’urgence de l’action, pour vérifier en commun si la
distribution des statuts, telle qu’elle prévalait jusque-là, correspond
effectivement au sens de l’ordre de justification sous-jacent. À chacun
de ces mondes normativement régulés revient, comme le montrent
d’une manière très parlante les exemples cités dans l’étude (p. 172
sq.), une procédure d’épreuve spécifique et à lui seul réservée. Ainsi,
l’ouverture d’une enquête parlementaire sert dans l’ordre civique à
vérifier si un député que la rumeur soupçonne de malversations
possède réellement la qualité et la « grandeur » qui lui sont attribuées.
Au sein du « monde de l’opinion et de la réputation », la mise en place
d’une phase expérimentale, intersubjectivement vérifiable, oblige un
chercheur à démontrer l’excellence du projet qu’il défend. La
particularité de ces procédures de mise à l’épreuve spécifiques aux
différentes sphères est, comme le répètent inlassablement Boltanski
et Thévenot, qu’elles abolissent la distinction traditionnelle entre les
critères de justesse et les critères de justice : puisque les objets
matériels se trouvent intégrés, selon la signification que leur confère
l’ordre de justification présupposé, dans les procédures de vérification
correspondantes, la « juste » localisation d’une personne dans la
hiérarchie des statuts doit aussi s’attester au « juste » maniement des
objets « utilisables » (p. 50, 59, 165).
On peut d’ores et déjà se demander s’il n’est pas imprudent
d’exclure d’emblée les évolutions sociales dans lesquelles les
personnes concernées commencent à appliquer délibérément ou
involontairement des critères « hétérogènes », normativement
inadaptés, d’épreuve de la « grandeur » sociale. Certes, il se peut que
nous soyons tous dotés d’un « sens du commun », acquis par
socialisation, pour détecter ce qui dans un contexte donné constitue
la manière appropriée de reconnaître le véritable savoir-faire et une
réussite effective (p. 181 sq.). Nous inclinons d’ordinaire à évaluer
l’homme politique à son intégrité morale et à sa connaissance des
dossiers, l’artiste à la force de son inspiration et à la puissance de son
expression, le travailleurs manuel, enfin, à sa maîtrise du matériau et
à ses capacités techniques. Même dans ces sphères relativement
faciles à cerner, pourtant, il se rencontre assez souvent des tendances
à lier l’évaluation de la grandeur et de la contribution sociales à
d’autres critères qu’à ceux qui nous ont été inculqués par la société
comme matériellement adaptés au domaine concerné. Nous avons
tous lu des enquêtes sur l’importance croissante des facteurs
commerciaux dans l’appréciation de la créativité artistique, nous
observons que les citoyens dans leur comportement électoral se
basent plus volontiers sur l’image médiatique d’un candidat que sur
son intégrité morale, et nous entendons souvent dire que l’évaluation
des performances scolaires est secrètement dictée par la hiérarchie
des habitus socioculturels. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ne
contestent d’ailleurs pas la possibilité de telles évolutions, entraînant
le remodelage [Überformung] d’une sphère sociale autour de critères
d’excellence étrangers à sa propre logique. Ce n’est pas un hasard s’ils
renvoient occasionnellement aux travaux de Michael Walzer, qui
prend justement pour fil directeur de sa théorie de la justice l’accord
entre les champs d’activité sociale et les principes correspondants de
répartition interne des biens 11. Il importe d’autant plus de se
demander comment nos deux auteurs envisagent quant à eux de tels
processus de déplacement ou de remodelage. Leur étude ne fournit
pas de réponse claire à cette question, elle tend même à escamoter le
problème, en le renvoyant au champ possible d’une critique externe.
Mais dans les cas évoqués, il ne s’agit nullement de processus de
revendication consciente d’un nouveau principe de justification, dans
une sphère auparavant soumise à une autre régulation normative :
nous avons le plus souvent affaire à des évolutions non
intentionnelles, dans lesquelles un principe hétérogène de grandeur
sociale s’instaure à l’insu des personnes concernées. L’analyse de la
société ne peut pas adopter une attitude neutre face à de tels
phénomènes, en se contentant de décrire leur manifestation comme
une simple donnée de fait ; car dans l’arsenal des présupposés
théoriques de base avec lesquels elle opère, figure aussi la thèse selon
laquelle tout ordre de justification, toute sphère de valeurs
socialement différenciée se caractérise par une procédure particulière
d’épreuve des compétences et des performances. Mais pour une
raison ou une autre, Boltanski et Thévenot ne veulent pas prendre
acte de cette dimension normative inhérente à leur propre outillage
conceptuel. Ils semblent certes régulièrement supposer un lien
nécessaire entre l’ordre de justification et les critères de répartition
correspondants, mais c’est pour le récuser l’instant d’après. Comme
s’ils étaient aiguillonnés par la mauvaise conscience de disposer en
définitive de plus de connaissances que les acteurs étudiés, les deux
auteurs contestent ce qu’ils avaient pourtant indirectement affirmé
auparavant : que tout système normatif socialement assimilé,
intersubjectivement accepté, dispose d’un critère d’excellence
spécifique, de sorte que son remodelage en fonction de critères
hétérogènes, inadaptés au matériau, représente un processus qu’il
faudrait décrire théoriquement comme une évolution aberrante ou
une pathologie sociale.
On pourrait encore décrire autrement le problème qui commence
ainsi à se dessiner dans l’approche sociologico-morale de Boltanski et
Thévenot, en disant que les deux sociologues se hâtent de remettre
entre parenthèses un certain nombre d’hypothèses vers lesquelles
tend et dont dépend pourtant leur argumentation. Nous pensons dans
ce contexte à certaines affirmations concernant la capacité des
normes et des pratiques intersubjectivement partagées à produire à
leur tour des structures sociales sous forme d’institutions : l’analyse
sociologique doit tenir compte de tels « systèmes » de régulation
normative de l’agir, pour pouvoir reconnaître les éléments solides et
provisoirement stables parmi le flot des transformations et des
innovations permanentes. De la justification ne semble cependant pas
faire place à de telles cristallisations d’un agir normativement
coordonné, ancré dans la durée par les mœurs, l’habitude ou le droit.
Les auteurs parlent certes des « ordres » de la justification, mais sans
vraiment prendre au sérieux ce qu’implique le concept sociologique
d’« ordre ». Cette manière de solliciter et de récuser d’un même geste
les structures normatives pose un problème, qui ne fait que s’aggraver
quand Boltanski et Thévenot entreprennent d’analyser le « différend »
comme seconde forme de confrontation sociale relative aux ordres de
justification. Ici, il règne d’emblée une grande confusion sur le point
de savoir si de tels ordres recouvrent seulement des représentations et
des convictions ou de véritables formations structurelles.
Avec le concept de « différend », nous avons vu que les deux
auteurs désignaient des dissensions et des disputes portant non pas
sur la bonne interprétation d’un ordre de justification, mais sur
l’application possible de différents ordres de justification à la même
situation. L’agir intersubjectivement orchestré des acteurs peut se
trouver bloqué non seulement quand l’une des personnes concernées
remet en question la manière dont le système de normes en vigueur
était interprété jusque-là, mais aussi quand la légitimité de l’ordre de
justification lui-même est mise en doute par les participants, parce
qu’elle paraît inadaptée au domaine d’action considéré. À en juger par
le nombre de pages qu’ils consacrent à ce deuxième genre de
désaccord moral (p. 265-335), Boltanski et Thévenot semblent partir
de l’idée qu’il s’agit là de la forme de conflit social la plus répandue
dans nos sociétés ; à les en croire, dans les pays démocratiques du
monde occidental, on se dispute avant tout pour décider lequel des
modèles de mérite culturellement disponibles doit s’appliquer à tel ou
tel domaine de l’agir social. À la réserve du fait qu’il est hautement
improbable de réduire l’éventail des idées actuelles concernant la
justice sociale à celles qui sont basées sur un principe de mérite,
l’image que les deux auteurs donnent des sociétés occidentales n’est
certainement pas fausse : de nombreux diagnostics s’accordent à dire
que les transformations qui se dessinent petit à petit dans les États-
providence capitalistes sont essentiellement marquées par des conflits
liés aux modifications de la grammaire normative de certaines
sphères d’action. Mais l’établissement de cette plausibilité empirique
déborde déjà du cadre tracé par les descriptions des auteurs, où il
n’est pas question de partir de la situation créée par la constitution
normative des sphères sociales : de sorte qu’on ne peut pas vraiment
parler ici de modifications ou de transformations. L’étude paraît
plutôt opérer avec l’idée que les acteurs règlent leurs conflits moraux
dans des conditions où ils ont l’entière liberté de choisir l’ordre de
justification à l’aide duquel ils vont essayer de résoudre le problème
pratique auquel ils se heurtent. Ce singulier volontarisme met en
valeur, plus vigoureusement que tous les autres aspects du livre, le
fait que Boltanski et Thévenot ne disposent d’aucun concept pour
penser l’existence de sphères d’action normativement régulées.
Les difficultés de cette partie centrale du livre commencent
lorsqu’on est amené à se demander si, dans les conflits moraux, ce
sont simplement deux images normatives de la société qui entrent en
collision, ou plutôt une image de ce type qui se heurte à un système
institutionnalisé de normes. Les descriptions du texte donnent
généralement l’impression que la première option est la bonne,
comme si la proposition d’un nouvel ordre de justification ne se
heurtait qu’à la conviction de ceux qui veulent garder le régime qui
avait fonctionné jusque-là. Mais d’un autre côté, il ne peut en être
ainsi, parce que nous savons qu’un ordre de justification éprouvé
constitue tout un monde vécu, et génère donc des habitudes stables
d’action et de perception ; l’exigence de modifier l’arrangement
normatif ne heurte donc pas de pures idées ou de pures convictions,
mais des pratiques marquées par l’habitude, devenues une seconde
nature, dont l’état d’agrégation est sensiblement plus solide que celui
de simples états mentaux. À quoi s’oppose derechef le fait que
Boltanski et Thévenot semblent supposer que de tels conflits sont
susceptibles d’être réglés par la « négociation » ou la consultation ; ils
répètent inlassablement qu’après la « dénonciation » morale, les deux
partis sont contraints d’examiner leurs arguments respectifs pour
arriver éventuellement à un compromis (p. 337 sq.). Mais comment
une attitude normative — sur laquelle notre volonté n’a guère de
prise, dans la mesure où elle est devenue une seconde nature —
pourrait-elle être modifiée par des voies purement délibératives ? Si
l’ordre de justification accoutumé et jusque-là efficace constitue pour
nous une évidence du monde vécu, il présentera une plus grande
inertie que ne l’implique l’idée d’un simple règlement de conflits
moraux. Les deux auteurs s’empêtrent dans toutes ces contradictions,
parce qu’ils ont insuffisamment expliqué ce concept d’« ordre de
justification » au moment où ils l’ont introduit : s’il désigne vraiment
un ensemble de représentations concernant les règles politiques qui
doivent nous permettre de coordonner efficacement nos interactions,
alors il présente le caractère d’un système d’action institutionnalisé,
où des attentes de rôle, des obligations morales et des pratiques
sociales se combinent en une construction holistique. Affirmer qu’une
telle construction peut, comme une série de convictions, être
transformée par de simples arguments, ce serait commettre une grave
erreur catégoriale.
Mais cette incohérence n’est pas le seul problème que révèle dans
cette étude le traitement du conflit moral. Ce que nous avons
précédemment décrit comme une tendance à nier la normativité
immanente à la théorie, revient ici sous une forme accentuée et mène
à des difficultés dont on n’aperçoit guère l’issue. Dans la suite de leur
analyse, les auteurs semblent supposer que chacun des six modèles de
justification peut être invoqué à tout moment et en tout lieu, pour
fournir le schéma normatif d’une proposition de transformation de
nos relations d’interaction ; qu’il s’agisse d’entreprises industrielles, de
ménages, d’hôpitaux ou de manifestations politiques, l’un des
participants doit toujours pouvoir mettre en question l’ordre établi en
réclamant un réarrangement dans l’esprit de l’une des idées de justice
sociale qui étaient restées inexploitées jusque-là. Pour se rendre
compte de ce que cela représenterait sur le plan empirique, il suffit
d’imaginer un père de famille qui proposerait un jour d’organiser la
vie domestique sur le schéma normatif de l’ordre marchand ; ou un
scientifique qui voudrait bouleverser l’organisation et la division du
travail au sein de son laboratoire en recommandant de coordonner
les différentes activités sur le modèle familial d’une autorité pleine de
sollicitude. La question n’est pas que ces propositions bizarres et ces
révoltes aventureuses ne sont pas concevables dans notre monde
social : il s’agit plutôt de savoir si l’analyse de la société peut se
rapporter à elles d’une manière aussi neutre que semblent l’envisager
Boltanski et Thévenot. Les systèmes normatifs institutionnalisés dont
il était question plus haut, ou les ordres de justification bien compris,
ne se sont pas constitués par hasard autour du noyau de tel ou tel
champ d’activité ; ils sont issus d’expériences pratiques au cours
desquelles certaines normes de reconnaissance se sont révélées à la
longue pertinentes ou appropriées dans la maîtrise de problèmes
centraux de coordination. De ce résultat des processus
d’apprentissage normatifs, l’analyse de la société ne peut simplement
faire abstraction, elle doit au contraire l’intégrer comme une donnée
théorique dans son propre appareil catégorial. Les principaux
domaines fonctionnels de la société apparaissent alors comme des
sphères d’action qui ne sont pas compatibles avec n’importe quelle
série de normes, mais seulement avec celles qui se sont déjà révélées
pertinentes et plus efficaces pour nous. Cela ne signifie naturellement
pas qu’une tâche sociale donnée ne puisse être résolue que par un
régime défini de normes morales : les différentes sphères d’action que
nous distinguons aujourd’hui se sont révélées dans cette perspective
normative beaucoup plus malléables que ne l’admettait le
fonctionnalisme de Talcott Parsons — la famille subit aujourd’hui
dans son ordre moral des transformations non moins profondes,
peut-être, que le monde du travail industriel ou l’aide sociale de
l’État 12. Mais un processus de mises à l’épreuve successives a déjà eu
lieu en amont, qui a considérablement réduit le choix des modèles
d’ordre qui s’offrent aujourd’hui à nous pour résoudre certains
problèmes pratiques : au sein de la famille, nous ne pouvons plus,
sans passer pour bornés, irrationnels ou ridicules, revenir au régime
de la domination patriarcale ou charismatique ; à l’école, il serait
pour la même raison aberrant d’invoquer un pur ordre marchand ou
de proposer un système industriel. De telles limitations des options
normatives ne sont pas quelque chose que le sociologue ajoute de
l’extérieur, à la manière d’un jugement de valeur propre, à la société
qu’il observe. Elles représentent des faits normatifs, qui font partie
des données empiriques au même titre que l’accroissement du
nombre des divorces ou l’individualisation des parcours de vie. C’est
pourquoi Boltanski et Thévenot ne peuvent faire semblant que leurs
six modèles de justice sont à chaque instant pareillement disponibles
pour tous les domaines de la coordination de l’agir individuel : s’ils
avaient pris la mesure de la normativité implicite des sociétés
démocratiques libérales, ils sauraient que certains de ces modèles ne
conviennent pas à telle ou telle tâche pratique, que leur mise en
œuvre signifierait même une régression morale.
Dans certains passages, les deux auteurs semblent cependant
vouloir tenir compte cette objection. Nous lisons ainsi, à propos du
sens commun ou moral, que la compétence de l’acteur implique la
capacité « de reconnaître la nature de la situation et de mettre en
œuvre le principe de justice qui lui correspond » (p. 183). C’est dire
exactement ce que nous affirmions de la normativité implicite d’une
société : dans le cas normal, nous avons appris au cours du processus
de socialisation quels ordres de justification se sont révélés
appropriés ou adaptés à certaines classes de tâches pratiques, de sorte
que nous excluons d’emblée les autres options. Le sociologue qui
décrit de telles possibilités comme rétrogrades ou absurdes ne fait
que généraliser le savoir normatif qu’il a acquis en tant que membre
de sa société. En ce sens, la critique qu’il adresse à certaines
évolutions aberrantes ne passe pas par-dessus la tête des acteurs, elle
se nourrit au contraire de leurs connaissances implicites. Voilà la
conclusion à laquelle Boltanski et Thévenot auraient dû parvenir, s’ils
avaient su tout au long du livre tenir compte et tirer les conséquences
de l’idée développée dans le passage cité. Mais l’on n’entendra plus
guère parler de ce « sens moral » des citoyens, et il ne sera question
que d’une société dépourvue de toute structure normative. La
tendance à liquéfier la structure morale du social est le danger auquel
cette étude s’expose presque à chaque page : les ordres de justification
prennent rarement la forme d’un système de normes institutionnalisé,
et il n’arrive pour ainsi dire jamais que certaines options dans
l’arrangement moral des situations sociales se trouvent d’emblée
exclues par la simple logique historique.
Cette incapacité à comprendre la constitution normative de la
société ne doit certes pas nous inciter à ouvrir une brèche par où
reviendraient s’engouffrer le structuralisme de Bourdieu ou le
fonctionnalisme de Parsons. Il fallait commencer par déconstruire et
élargir radicalement ces approches qui sacrifiaient tout à la
cohérence structurelle et à la logique morale autonome. L’étude de
Boltanski et Thévenot visait précisément à dégager la voie en ce sens,
tout en conservant le primat de l’intégration morale — et elle nous a
effectivement permis de mesurer à nouveau toute la fragilité des
ordres normatifs, ainsi que la lutte permanente dont ils font l’objet.
Mais on pourrait peut-être dire que les deux auteurs ont ouvert au-
delà de toute mesure l’arc de leurs objectifs : où, chez Bourdieu, des
forces déterminantes contribuaient à forger l’habitus social, où, chez
Parsons, ne régnaient que des systèmes d’action unidimensionnels, il
ne subsiste chez eux pas même les ruines d’une quelconque situation
normative de départ : la société apparaît ici comme un simple champ
de l’agir social, ouvert à tous les arrangements règlementaires
auxquels peuvent donner lieu les ordres de justification
culturellement reçus. Si les deux auteurs avaient gardé conscience du
caractère normativement préstructuré de la société observée, ils
auraient compris qu’ils ne pouvaient s’en tenir à une simple
« sociologie de la critique » : l’analyse de la société, aiguillonnée par
son propre objet, est nécessairement poussée vers une critique de la
forme donnée du social.
Chapitre XI

LA PHILOSOPHIE COMME RECHERCHE SOCIALE

Sur la théorie de la justice de David Miller

En matière de philosophie politique, l’écart entre la théorie et la


pratique semble aujourd’hui plus important qu’il ne l’a jamais été au
cours de la longue histoire de cette discipline. La focalisation sur la
question de la justification des principes de justice, sous l’impulsion
de l’œuvre pionnière de John Rawls, a certes porté la réflexion dans ce
domaine à un degré jusque-là inconnu d’abstraction conceptuelle et
d’universalité éthique ; elle y a en revanche perdu sa capacité à
orienter la compréhension que les acteurs politiques ont d’eux-
mêmes, sa force de conseil face aux obstacles institutionnels et aux
défis culturels.
Dans cette situation d’éloignement croissant entre la théorie
philosophique de la justice et la pratique politique, la traduction
allemande de l’étude de David Miller, Principles of Social Justice, aura
un effet libérateur 1. Certes l’édition originale de cet ouvrage remonte
maintenant à dix ans, c’est-à-dire à une époque où les débats autour
du communautarisme assuraient encore aux considérations sur la
théorie de la justice un certain écho dans le public attentif aux enjeux
politiques. Mais l’objectif que se fixait alors l’auteur est peut-être
encore plus important aujourd’hui qu’au moment de la première
publication du livre. David Miller, professeur de philosophie politique
à Oxford, était depuis longtemps convaincu que quelque chose
clochait dans la construction même des théories libérales de la
justice. Non que ces projets philosophiques dans le sillage de Rawls
n’eussent toujours été fondés avec rigueur et caractérisés par un degré
impressionnant de cohérence interne ; non qu’il s’irritât du simple fait
qu’on privilégiait la valeur de l’égalité dans le traitement des
problèmes de justice au plan politique. Ce qui contrariait Miller,
c’était plutôt que cette valeur se trouvait subitement étendue à tous
les domaines sociaux, érigée en point de fuite de la justice elle-même.
Hypostasier le principe d’égalité pour en faire l’unique principe de la
justice devait avoir pour conséquence, selon lui, de dissocier la
théorie et la pratique, la conception de la justice et le monde des
convictions préscientifiques : les idées que les sujets entretiennent sur
la justice ne jouent plus aucun rôle dans la construction de la théorie
philosophique, dès lors que celle-ci a commencé par s’établir sur cet
unique principe méthodologique. En ce sens, l’état des conceptions
théoriques de la justice reflète aux yeux de Miller leur oubli de
l’empirie : l’absence d’implications pour la pratique politique, le faible
écho rencontré dans les débats publics, l’impuissance face aux
difficultés concrètes, tout cela s’explique par le fait que ces théories se
basent sur un principe unique, en ignorant la diversité des
convictions que les gens nourrissent effectivement relativement à la
justice. Combattre une telle approche en développant une conception
qui prendra ces idées préthéoriques comme point de départ et comme
fil directeur, tel est l’objectif que se propose l’auteur dans son livre. Il
s’intéresse aux distinctions opérées aujourd’hui dans la vie sociale
quotidienne, lorsqu’il s’agit de trouver une solution juste à des conflits
de répartition : la thèse sur laquelle Miller fonde son étude est que ce
n’est pas un seul, mais trois principes de justice qui sont
habituellement mis en œuvre dans de pareils cas. D’après lui, une
théorie de la justice qui veut être de plain-pied avec ses destinataires
doit prendre une forme pluraliste. Au lieu de proclamer un principe
unique dans une perspective moniste, elle mettra en place un
dispositif pluraliste intégrant ces trois principes mobilisés par les
acteurs eux-mêmes.

Avec sa tentative pour opposer au monisme des théories libérales


traditionnelles une conception pluraliste des principes de justice,
David Miller ne se tient naturellement pas seul dans le paysage
théorique actuel. Dans son livre Spheres of Justice 2, paru en 1983,
Michael Walzer avait déjà exposé un modèle de justice « complexe »,
dont l’idée essentielle consistait à attribuer aux différentes catégories
de privilèges et de fardeaux sociaux des principes spécifiques de
répartition légitime. L’argument décisif était que toute charge ou tout
avantage à affecter dans une société possède un contenu de sens
général, intuitivement identifiable, qui détermine par lui-même
comment la répartition doit raisonnablement s’effectuer. Du côté de
la sociologie, on trouve une proposition similaire chez Luc Boltanski
et Laurent Thévenot, qui, dans leur livre De la justification 3,
développent l’idée que les différentes sphères d’action d’une société
disposent chacune de leurs propres critères d’octroi et de refus des
privilèges ; la différence avec Michael Walzer, en l’occurrence, réside
seulement dans le fait que les principes de répartition spécifiques aux
différents domaines doivent être déterminés sur un plan
herméneutique, non sur un plan empirique. Si ces approches
s’accordent largement pour estimer que c’est la variété des biens
sociaux (ou des charges sociales) qui oblige à diversifier les principes
de justice, David Miller choisit pour sa propre théorie un tout autre
point de départ. Son argumentation procède de la simple observation
que les sujets, selon la nature de la relation qu’ils entretiennent entre
eux, appliquent des principes très différents de justice distributive.
David Miller parvient à ce constat en examinant des études
empiriques sur les jugements et les décisions de sujets ordinaires face
à des problèmes de répartition. Il s’agit principalement d’enquêtes
quantitatives à grande échelle, dans lesquelles des individus
sélectionnés aléatoirement dans différents pays répondent à des
questionnaires portant sur différents conflits relatifs à la juste
répartition des biens. Miller est cependant assez prudent pour ne pas
se fier aveuglément aux résultats de telles enquêtes, et ne pas les
prendre pour base de sa propre théorie sans les avoir interrogés à leur
tour. De la même manière que la théorie normative de la justice passe
selon lui par l’identification des idées que les gens se font
effectivement sur la justice, la recherche sociologique sur la justice a
inversement besoin de se faire aider par la théorie philosophique.
Dans le troisième chapitre de son livre, avant d’aborder l’exploitation
des enquêtes empiriques, Miller cherche donc à éclairer ce lien de
dépendance réciproque entre les sciences sociales et la philosophie
politique, entre la recherche empirique sur la justice et la théorie
normative de la justice. À une époque où les deux disciplines se
trouvent toujours plus dissociées par la spécialisation et la
professionnalisation scientifique, ces pages prennent sans aucun
doute un relief particulier. Miller est à juste titre convaincu que les
études empiriques demeurent « aveugles » face aux normes morales
quotidiennes, tant qu’elles n’ont pas soumis à un examen
philosophique les classifications qu’elles utilisent. Une telle
clarification préalable ne suffira certes pas à éliminer toutes les
difficultés dans l’exploitation du matériau, mais elle permettra de
distinguer clairement et rigoureusement entre les schémas de
justification moraux et les schémas de justification non moraux dans
certaines formes de comportements et de jugements. Un des
principaux problèmes posés par l’interprétation de ces questionnaires
destinés à étudier les attitudes face à la justice sociale, consiste en ce
que les réponses fournies, bien souvent, ne permettent pas de
reconnaître si elles découlent de considérations authentiquement
morales ou d’autres préoccupations, relevant par exemple de la
régulation sociale. Ainsi, un plaidoyer pour une plus grande égalité
salariale ne constitue pas nécessairement l’expression d’un
engagement éthique, il peut tout aussi bien répondre au désir de
désamorcer les conflits et de vivre dans une société aussi stable que
possible. Pour circonscrire de tels problèmes d’interprétation, Miller
recommande au sociologue empirique de chercher le contact avec la
philosophie morale et la théorie normative de la justice. Car une
grande partie de l’effort, dans ces domaines, vise à opérer des
distinctions pertinentes et généralisables entre différents types de
motivation des comportements et des jugements moraux.
Ce qui vaut dans une direction pour la recherche empirique sur la
justice doit aussi valoir, selon Miller, dans la direction opposée pour
la théorie philosophique de la justice : de même que le sociologue a
besoin des clarifications conceptuelles du philosophe politique, celui-
ci est inversement tributaire des enquêtes du sociologue sur la culture
morale quotidienne. Miller convoque la conception rawlsienne de la
justice pour illustrer ses réflexions sur la nécessité d’apporter aux
théories normatives un complément sociologique : car autant l’auteur
de la Théorie de la justice 4 se montre désireux de mettre ses principes
directeurs en accord avec les idées élémentaires que les citoyens
ordinaires se font de la justice, autant il semble se désintéresser des
travaux empiriques dans lesquels les convictions réelles de ces
derniers ont été étudiées. Rawls, qui déploie des trésors de
scrupuleuse énergie à fonder en raison la psychologie morale, la
théorie économique et d’autres disciplines particulières, fait un choix
lourd de conséquences en écartant complètement la sociologie morale
empirique : les travaux de ce type, sur lesquels sa théorie aurait
précisément besoin de s’adosser, ne jouent pas le moindre rôle dans
son argumentation. Miller ne se soucie pas des raisons qui pourraient
expliquer cette étonnante omission, il s’attache entièrement à ses
répercussions théoriques : parce que Rawls écarte toute recherche sur
les sentiments quotidiens de justice, parce qu’il ne tente même pas
d’en éprouver la validité, il se trouve amené à fonder la sphère entière
de la justice sociale, contre toute évidence, sur la seule valeur de
l’égalité. S’il avait commencé par consulter de telles études, pourrait
dire Miller, il se serait vite rendu compte que les citoyens qu’il
invoque tiennent pour nécessaire et légitime plus qu’un seul principe
de justice.
Par le détour d’une discussion méthodologique, dont les
conclusions dessinent presque un programme de politique
scientifique, Miller parvient ainsi à ce qui constitue le véritable thème
de sa recherche. Comme nous l’avons dit, il tire le matériau empirique
de son argumentation d’une série d’études sociologiques, qui, par des
méthodes quantitatives et souvent dans une perspective comparatiste,
recensent les idées que les citoyens de base se font de la justice. Les
résultats de ces vastes enquêtes fournissent le socle d’une théorie de la
justice qui, plus que d’autres entreprises dans la tradition de la
philosophie politique, s’accorde avec les convictions substantielles des
sujets ordinaires. Pour mettre en œuvre le projet ainsi esquissé, Miller
ne peut cependant se contenter d’examiner les matériaux donnés :
dans la mesure où la plupart des enquêtes utilisées ne comportent pas
la clarification philosophique préalable qu’il avait lui-même réclamée,
il doit d’abord soumettre leurs résultats à une élaboration catégoriale.
Ce que Miller accomplit dans le chapitre consacré à cette
reconstruction philosophique (chap. IV), sa capacité à articuler en
termes purement immanents l’examen des matériaux et leur
interprétation conceptuelle, peut à bon droit être considéré comme
un chef-d’œuvre d’intégration de la recherche sociale et de l’analyse
philosophique. À première vue, les résultats fournis par les enquêtes
forment un fourre-tout chaotique de toutes les réactions possibles aux
questions de la légitimité de différentes règles de répartition : les
critères mobilisés dans les réponses ne semblent pas dépendre
seulement de la nature des biens à répartir, de l’urgence du besoin et
de la proximité des bénéficiaires, mais aussi du degré d’implication
dans les conflits à résoudre. En tout cas, le matériau empirique ne
présente de prime abord aucun caractère systématique qui
permettrait d’inférer que les personnes interrogées suivent des règles
cohérentes dans la résolution des problèmes de répartition. Un tel
ordre ne commence à se dessiner que lorsque Miller entreprend de
trier les réponses selon certains critères et de les regrouper en grands
blocs : sans jamais donner l’impression de forcer le matériau, il
réussit ainsi à extraire progressivement de la variété des prises de
position particulières une loi d’application des règles de répartition.
Le premier constat majeur auquel Miller se heurte dans sa
reconstruction du matériau empirique s’inscrit déjà en faux contre les
conceptions qui gouvernent habituellement les théories
philosophiques de la justice. Démentant l’idée que notre culture
morale est aujour-d’hui dominée par des principes d’égalité, les
individus semblent au quotidien fonctionner avec de tout autres
règles de répartition : selon le contexte social auquel touche un
problème de répartition, ils font valoir, outre le principe d’égalité, les
points de vue normatifs du besoin et du mérite. Parmi ces divers
principes, l’idée d’égale répartition ne joue même, comme le constate
encore Miller, qu’un rôle subordonné : elle ne s’impose que lorsque le
sujet considère qu’il s’agit de relations sociales entre citoyens, tandis
que dans tous les autres contextes, c’est le principe de besoin ou le
principe de mérite qui prévaut. Lorsqu’on examine de plus près ces
distinctions subtiles, mais le plus souvent implicites, entre divers
types de relations sociales, il apparaît en outre que les personnes
interrogées subdivisent à nouveau en deux catégories distinctes les
schémas d’interaction qui ne tombent pas sous la juridiction de l’État
de droit : face à un domaine légitimement régi par des relations
rationnelles orientées vers des objectifs économiques, se trouvent
invoquées avec une impressionnante régularité des sphères
caractérisées par une plus grande proximité entre les individus, par
des valeurs partagées et des expériences de solidarité. Au vu de telles
différenciations, on n’est pas surpris de constater que les personnes
interrogées tendent généralement à appliquer dans le premier de ces
deux contextes de relations extra-étatiques le critère de mérite, dans
le second le critère de besoin : quand il s’agit de problèmes de
répartition, touchant au domaine de l’agir économique, c’est
généralement la valeur des prestations fournies qui sert à déterminer
la juste solution, quand les questions surgissent dans le contexte des
réseaux de solidarité ou des relations privées, c’est au contraire le
besoin individuel qui fournit le critère.
Dans le cadre de ces différenciations, qui aboutissent à distinguer
trois contextes de relations associés chacun à un principe de
répartition autonome, Miller est naturellement amené à identifier
aussi des zones de chevauchement et d’indétermination. Une grande
partie des sondés estime ainsi que le critère de mérite ne doit
intervenir dans le domaine de la vie économique que pour autant qu’il
permet d’assurer la rémunération de base des personnes en activité ;
en deçà de ce seuil, ils privilégient le principe de besoin, qui doit
garantir, dans le cadre par exemple d’un revenu minimum, la
satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Bien souvent, les
personnes interrogées ne savent pas dire où passe exactement la
limite entre les domaines d’application des différents principes de
répartition : ce sont typiquement les situations d’où naissent des
conflits éthiques, auxquels on remédie alors par des mesures de
régulation sociale. Mais dans l’ensemble, comme le résume Miller, on
s’en tient à l’image d’une division relativement stable entre trois
principes autonomes de justice : tandis que, dans la sphère des
rapports citoyens, c’est l’idée d’égale répartition qui prévaut, dans le
domaine économique, c’est le principe de mérite et, dans la sphère de
communautés plus restreintes, axiologiquement intégrées, le principe
de besoin.
Mais ce serait du pur positivisme que de considérer cette division
empiriquement reconstruite comme la justification suffisante d’une
théorie pluraliste de la justice : le simple fait que toute la population
s’accorde, sans écart significatif, à porter des jugements relativement
différenciés sur la justice, à invoquer des principes de répartition
différents en fonction du contexte social, ne nous autorise
certainement pas à défendre aussi sur le plan normatif le principe
d’une théorie ternaire de la justice 5. Pour passer des faits empiriques
aux principes normatifs il faut franchir un seuil supplémentaire dans
l’argumentation, et expliquer pourquoi il est correct d’admettre les
différenciations morales effectuées par les citoyens ; il reste donc à
esquisser un point de vue normatif qui justifie que l’on fasse du
pluralisme factuel des jugements quotidiens sur la justice la base
d’une théorie systématique de la justice. Miller se fixe cette tâche,
dont il perçoit naturellement l’urgence, dès le deuxième chapitre de
son livre, c’est-à-dire avant même d’avoir exposé les résultats de ses
recherches empiriques. Il y trace les contours d’une conception de la
justice qui ne doit avoir d’autre source de justification que nos
intuitive beliefs, nos intuitions communes.

II

De loin, la stratégie méthodologique que Miller choisit pour


échapper à une approche positiviste de la justice rappelle le procédé
de l’« équilibre réfléchi », du reflective equilibrium, développé par
John Rawls 6. De la même manière que celui-ci entreprend d’établir la
validité de sa théorie de la justice en opérant un va-et-vient constant
entre des principes philosophiques éprouvés et des convictions
« mûrement réfléchies », Miller voudrait lui aussi justifier sa
conception par un jeu de balance — sauf qu’ici, les deux termes du
rapport ne sont pas les principes moraux et les intuitions
quotidiennes mûrement réfléchies, mais les jugements factuels sur le
juste et l’injuste et nos intuitions mises à l’épreuve de la réalité
sociale. Miller pense qu’une théorie de la justice est suffisamment
fondée en raison quand les jugements empiriquement disponibles
s’accordent à nos convictions intuitives, passées au filtre de la
théorie ; c’est pourquoi il doit équilibrer le constat sociologique en
caractérisant maintenant les hypothèses générales dont il croit que la
somme constitue la « grammaire » de notre compréhension de la
justice sociale.
Pour reconstruire ce noyau de nos intuitions, Miller se tient à
l’idée tout à fait classique selon laquelle la « justice » consiste à
donner à chacun « le sien ». D’après une telle conception, chaque
sujet mérite d’être traité conformément à ses qualités individuelles.
La justice exige donc que nous ne nous contentions pas de réserver
aux individus un traitement égal, mais que nous prenions en compte
leur particularité de telle sorte que nous les traitions soit sur un pied
d’égalité, soit sur un pied d’inégalité. Mais nos intuitions relativement
à la justice, si elles se réduisaient à ce seul principe, seraient d’une
certaine manière sans consistance. Nous saurions certes qu’il nous
faut prendre en compte chaque individu dans ses qualités
particulières, mais nous ne disposerions d’aucun critère commun qui
nous permettrait de trier et d’apprécier les exigences des uns et des
autres. Selon Miller, nos conceptions intuitives compensent cette
incertitude en intégrant les différentes sortes de relations que nous
entretenons avec autrui pour définir quelles qualités particulières
sont pertinentes en termes de justice : les exigences que nos
concitoyens peuvent légitimement nous adresser dépendent de la
nature des liens qui nous attachent à eux. Donner à chacun « le sien »
signifie donc le traiter conformément aux obligations normatives qui
caractérisent notre relation sociale avec lui.
Rappelons que ces développements ne doivent pas être compris
comme des descriptions de nos jugements effectifs, mais comme des
reconstructions de nos idées intuitives en matière de justice : en
renvoyant à la valeur normative des relations sociales, Miller veut
simplement affirmer que tout membre compétent de nos sociétés trie
intuitivement les questions de justice selon la sphère de la vie sociale
qu’elles concernent. En ce sens, nous disposons tous d’une sorte de
grammaire commune, d’une « carte morale » qui nous aide, au plus
tard au moment où nous entrons dans l’âge adulte, à distinguer
différents contextes de justice. Parlant de tels contextes, Miller ne vise
pas différents champs d’application d’une seule et même procédure,
comme c’est par exemple le cas dans le cadre de l’éthique de la
discussion 7, mais différents champs de la justice elle-même. Chacune
des sphères sociales qu’il nous estime capables de distinguer
intuitivement, possède son propre principe de justice, qui n’a pas
cours ailleurs. Relativement à l’objectif méthodologique que Miller
associe à cette reconstruction de notre sentiment de la justice, il est
indispensable que ces distinctions intuitivement perçues dans la vie
quotidienne coïncident à peu près avec celles qui sont effectivement
mises en œuvre par les acteurs : car en l’absence d’une telle
correspondance, si vague et provisoire soit-elle, Miller ne pourrait
même pas essayer de comprendre la conception ainsi reconstruite
comme une justification normative des idées populaires sur la justice
sociale. Il n’est donc pas étonnant qu’il croie aussi pouvoir distinguer
un principe de tripartition dans nos intuitions relatives à la justice.
Selon lui, les membres de sociétés libérales-démocratiques
subdivisent intuitivement leur monde social en trois sphères, qui se
distinguent entre elles par l’étroitesse ou au contraire par
l’imprégnation éthique des relations d’interaction qui y ont cours : il
désigne ces modes de relation humaine respectivement comme
« communautés solidaires », « associations instrumentales » et
« corps de citoyens ». Dans la première de ces sphères, les membres
de la société interagissent avec confiance et solidarité dans l’horizon
d’un ethos commun, dans la deuxième, ils sont réunis par l’intérêt
commun à poursuivre chacun son propre avantage, dans la troisième,
ils partagent le respect juridique de l’autonomie d’autrui. Mais la
« grammaire » de nos idées sur la justice implique aussi, selon Miller,
que chacune de ces formes d’interaction soit déterminée par la
validité sociale d’un principe indépendant, qui détermine
normativement comment les charges et les privilèges sont répartis
dans le contexte correspondant. Les « communautés solidaires », en
un mot, sont régies par le principe de besoin, les « associations
instrumentales » par le principe de mérite et la sphère de la
citoyenneté, enfin, par le principe d’égalité. On pourrait s’étonner de
voir apparaître ici presque les mêmes distinctions que dans la partie
sur les enquêtes empiriques, si l’on ne se rappelait régulièrement le
statut des réflexions précédemment rapportées : en affirmant que tout
membre compétent de nos sociétés distingue intuitivement trois
sphères de justice, Miller veut jeter les bases d’une théorie normative
et indépendante de la justice, qui doit pouvoir justifier après coup, en
établissant un « équilibre réfléchi », les jugements factuels,
empiriquement constatés, que les gens portent sur le juste et l’injuste.
Même ainsi remise en perspective, cette théorie purement
reconstructive de la justice pose naturellement quelques problèmes
qui ne sont pas faciles à résoudre. Miller lui-même se demande si le
lien étroit établi entre les sphères d’interaction et les principes de
répartition ne pourrait éveiller le soupçon d’une certaine circularité
dans l’argumentation. Si en effet les différentes sphères de
communication se caractérisaient précisément par le fait qu’elles se
basent sur les obligations contenues dans les principes normatifs
correspondants, alors la justification morale se confondrait avec le
principe de différenciation des sphères, et perdrait donc tout
caractère d’indépendance. Pour un hégélien, une telle concordance ne
poserait aucun problème, puisqu’il serait de toute manière convaincu
que les principes de justice sociale ne peuvent être tirés que d’une
analyse des pratiques normatives d’institutions considérées comme
« éthiques 8 ». Mais chez Miller — auquel, il est vrai, on a cru pouvoir
imputer des tendances hégélianisantes 9 —, les choses se présentent
différemment, dans la mesure où il préférerait sans doute introduire
les trois principes normatifs de sa théorie indépendamment des
schémas d’interaction empiriquement attestés, et qu’il cherche donc à
les comprendre comme justifiés en eux-mêmes. La formule que Miller
choisit pour signifier cette indépendance consiste à dire que les sujets
ne commettent aucune erreur « logique » quand ils appliquent dans
une sphère de communication déterminée un principe de répartition
qui ne lui appartient pas en propre : car les pratiques sociales dont la
somme constitue cette sphère, peuvent d’après lui se produire, d’une
manière au moins rudimentaire, sans référence aux normes de justice
« appropriées ». Mais il n’est pas certain que Miller soit effectivement
en mesure d’opérer une telle disjonction « logique » entre la pratique
et la norme morale, car les trois modes d’interaction qu’il distingue
dans les sociétés libérales-démocratiques sont presque toujours
caractérisés par des concepts qui contiennent déjà des états de fait
normatifs empruntés aux principes de justice correspondants : dans
les « communautés solidaires », les sentiments de confiance mutuelle
impliquent déjà que le « besoin » des membres individuels n’est
jamais perdu de vue, dans les « associations instrumentales », il
importe que chaque membre apporte une « contribution »
individuelle à la réalisation du but commun, et le « corps juridique
des citoyens », enfin, trouve sa définition même dans la règle de
droits et de devoirs « égaux ». Dans les trois cas, la pratique ne se
laisse guère décrire sans recourir à des catégories qui renvoient déjà
aux normes de justice correspondantes. C’est pourquoi il est
beaucoup plus malaisé que le prétend Miller de séparer d’emblée les
sphères de communication et les normes morales, afin d’assurer aux
principes de justice une place analytiquement indépendante.
Cette question est importante, parce qu’elle concerne le statut
méthodologique que Miller veut accorder à sa théorie reconstructive
de la justice. Si les trois sphères d’interaction sont en quelque
manière définies par les principes de justice qui y ont cours, alors il
n’est pas besoin d’arguments supplémentaires pour expliquer
pourquoi ces principes devraient valoir dans les sphères taillées à leur
mesure. Il n’apparaît aucun vide théorique où pourraient prendre
place des justifications normatives, parce que les différentes sphères
sont dès le départ constituées par la validité des différents principes
de justice. Le procédé consistant à reconstruire les présupposés de
nos pratiques, que Miller utilise de facto, suffit à justifier la thèse que
les principes d’égalité, de besoin et de mérite possèdent une validité
normative chacun dans une sphère sociale particulière. Si au
contraire il ne veut pas défendre cette idée d’une parfaite concordance
entre pratique sociale et norme morale, s’il veut d’abord envisager ces
sphères d’interaction indépendamment des principes de justice
correspondants, alors il doit doter son procédé d’arguments normatifs
supplémentaires, susceptibles de justifier spécialement la domination
de ces principes dans certaines sphères — et il est difficile de voir où,
dans l’étude de Miller, de telles justifications pourraient trouver leur
lieu théorique. En ce sens, l’auteur semble hésiter entre deux
interprétations de son propre procédé : tantôt il est tenté
d’argumenter en termes purement historiques et immanents, tantôt il
cherche à ajouter une justification normative. Dans l’ensemble, son
livre reste indécis sur ce point, et sur ce point seulement, où il s’agit
de justifier une théorie de la justice destinée à contrebalancer ses
observations empiriques.
À cette première question, une seconde est étroitement liée, que
Miller n’énonce toutefois pas directement. On ne voit pas bien, en
effet, comment il parvient à l’affirmation que les sociétés libérales-
démocratiques se caractérisent précisément par les trois sphères
d’interaction qu’il a distinguées. Non qu’une telle division ne puisse
revendiquer une certaine plausibilité : certaines théories classiques de
la justice — pensons encore une fois à Hegel — s’accordaient déjà
pour tracer entre trois modes de relation sociale à peu près les mêmes
lignes de séparation que celles sur lesquelles Miller base ses propres
différenciations. Mais malgré tout le soin qu’il consacre à
l’assimilation philosophique du matériau empirique, il se montre
remarquablement peu attentif à justifier la séparation opérée entre
ces sphères. On ne peut pourtant se prononcer sur les genres de
relations d’interaction qu’il est possible de distinguer dans nos
sociétés qu’en intégrant des arguments venus de la théorie sociale : de
tels schémas d’interaction ne sont pas simplement « là », donnés en
quelque manière à l’intuition, ils ont une histoire, leur caractère
normatif se transforme avec le temps, ainsi peut-être que les relations
qu’ils entretiennent entre eux. Autant de données empiriques dont
nous ne pourrions faire abstraction que si nous considérions que
cette différenciation des trois sphères est l’expression de quelque
raison « supérieure ». Mais dans la mesure où Miller évite de
s’engager dans de telles réflexions, dans la mesure où il reste étranger
à toute philosophie de l’histoire, sa division ternaire du champ des
relations sociales apparaît singulièrement injustifiée et inintégrée.
Ce défaut pèse encore plus lourd lorsque nous mesurons la charge
normative de justification que cette séparation des sphères doit
assumer chez Miller. Dans l’argumentation d’ensemble, la distinction
des trois sphères d’interaction a pour fonction de fournir le
fondement d’une théorie de la justice à la lumière de laquelle les
jugements portés dans la population doivent se révéler justifiés. Mais
pour pouvoir remplir une telle tâche, ces trois modèles de relation
sociale doivent eux-mêmes posséder une sorte de légitimité morale. Il
ne suffit pas d’affirmer leur existence, il faut pouvoir montrer qu’il y a
de bonnes raisons, des raisons d’ordre normatif, pour qu’ils existent
chacun précisément de la manière dont ils se rencontrent dans notre
grammaire intuitive du social. Autrement dit, Miller devrait remonter
en amont de sa propre division, pour démontrer quelle légitimité
chacune des trois sphères revêt d’un point de vue moral ou éthique : à
cette condition seulement pourrions-nous être sûrs qu’en défendant
un principe de justice associé à une sphère particulière, nous ne nous
contentons pas de réagir au fait que ce principe, pour des raisons
historiquement contingentes, existe effectivement. Il est malaisé de
discerner, au fil de l’argumentation, si Miller a conscience de cette
tâche de justification : en tout cas, il ne semble pas prémuni contre la
tentation de faire d’une donnée empirique le fondement normatif de
toute une théorie de la justice.
De telles réserves méthodologiques ne pèsent guère face à ce qui
constitue la véritable visée de ce travail. Il s’agit moins pour David
Miller d’éclairer dans le moindre détail le procédé de justification
d’une théorie de la justice, que de ruiner le monisme des théories
dominantes dans ce domaine, afin de rétablir par ce biais le lien avec
la pratique politique. Au cœur de son projet se trouve l’idée que nos
idées quotidiennes sur la justice ne sont pas modelées par un seul,
mais par trois principes indépendants et autonomes ; et pour
défendre cette idée centrale, il n’est peut-être pas de meilleur moyen,
en effet, que de partir des différences entre nos divers modes de
relation sociale.

III

Le plus grand mérite du livre de Miller consiste certainement dans


la tentative de remettre en jeu, avec les principes de besoin et de
mérite, deux normes qui risquent aujourd’hui d’être perdues de vue
par les nouvelles théories procéduralistes de la justice. Que nous
sommes portés dans certains contextes sociaux, par conviction
morale, à répartir les biens disponibles en fonction du besoin
individuel, cela constitue à vrai dire une évidence : il suffit de penser
à des contextes familiaux ou à des petits groupes dans lesquels il va
moralement de soi que celui qui a plus faim que les autres est justifié
à recevoir une plus grande part à manger. Si un tel choix de
répartition inégale devait apparaître dans le champ de compétence
d’une théorie procéduraliste de la justice, il ne pourrait être justifié
que comme une dérogation, décidée d’un commun accord, au
principe d’égalité. On attribuerait à toutes les personnes concernées,
sous la condition maintenue de leur égalité fondamentale, la
conviction d’avoir consenti à une répartition inégale en raison de
circonstances particulières. À cet argument, Miller répond que le
principe de besoin occupe dans nos idées sur la justice une place
autonome et authentique, qui n’est nullement tributaire de la mise en
œuvre « parasitaire » d’autres principes : dans un certain type de
relation sociale, qu’il reste à déterminer plus précisément, il est
moralement correct et inévitable de prendre pour règle de traiter
chacun selon ses besoins. L’application d’un tel principe requiert
naturellement qu’on ait au préalable défini d’une part ce qui doit être
considéré comme un « besoin », d’autre part en quoi doit consister la
règle de répartition correspondante. En ce qui concerne les besoins
qui demandent à être pris en compte dans ce cadre, il est nécessaire
selon Miller de poser des restrictions pour empêcher que la moindre
envie puisse être invoquée comme motif d’un traitement de faveur :
les seuls besoins qui justifient des exigences de cet ordre sont ceux de
la satisfaction desquels dépend soit l’existence physique de l’individu,
soit la possibilité pour lui de mener une vie décente selon les normes
socioculturelles de la société concernée. Cette dernière condition
suffit à montrer que la validité du principe de besoin se limite aux
contextes sociaux où règnent des relations de solidarité basées sur des
valeurs partagées. La règle morale qui veut que chacun reçoive selon
ses besoins ne peut s’appliquer que dans des communautés éthiques
dont les membres s’accordent sur ce qui relève de la responsabilité
individuelle et ce qui tombe dans la catégorie du « mauvais sort
collectif » : un tel principe suppose en effet que nous sachions jusqu’à
quel point nous sommes collectivement responsables de la
satisfaction des besoins élémentaires de chacun d’entre nous.
De telles restrictions peuvent donner l’impression que Miller
limite la validité du principe de besoin aux petits groupes : il n’en est
rien, et l’on peut dire au contraire que Miller pense avant tout à de
vastes collectifs — ce qui n’apparaît toutefois que lorsqu’on se penche
sur un autre thème de sa philosophie politique. Dans un livre intitulé
On Nationality, paru quatre ans avant l’étude dont il est ici
question 10, Miller avait entrepris d’éclairer l’idée d’État-nation sous
un jour positif : refusant de ne voir dans cette idée que le germe d’un
particularisme peu sympathique, il voulait montrer que les
sentiments d’appartenance nationale constituent un présupposé
nécessaire de toute politique de redistribution par l’État. À cette
première tentative pour décrire la nation comme une communauté
solidaire de grande ampleur, Miller fit suivre cinq années plus tard un
deuxième livre orienté dans le même sens, mais axé cette fois sur le
concept de « citoyenneté » 11. La thèse qu’il développe ici est dirigée
contre l’idée libérale selon laquelle l’impératif de neutralité de l’État
exige que celui-ci s’abstienne de soutenir une forme de vie particulière
ou des conceptions particulières du bien. Miller veut montrer qu’une
telle restriction serait une absurdité, car l’État-nation a pour tâche
essentielle d’entretenir parmi ses citoyens un sentiment de confiance
mutuelle et d’identité commune. Il est donc également faux de borner
l’activité politique de ces derniers à la fréquentation régulière des
bureaux de vote : les États-nations portent au contraire l’attente
légitime que tous les membres de la collectivité participent
activement au débat politique, pour contribuer à une solution
consensuelle des problèmes communs.
Cette vision républicaine de la citoyenneté, qui a naturellement
suscité des contradicteurs 12, forme l’arrière-plan sur lequel il faut
comprendre la conception millérienne du principe de besoin. Miller
ne veut pas réduire le domaine de validité de ce principe à de petits
groupes, parce qu’il est convaincu que de grands États-nations
peuvent aussi constituer des communautés éthiques. Lorsque c’est le
cas, lorsqu’il existe donc entre les membres d’un État des relations de
solidarité basées sur un ethos commun, ils appliquent selon lui le
principe de besoin, c’est-à-dire qu’ils distribuent les biens disponibles
en quantité limitée en donnant la priorité à ceux qui en ont le plus
besoin (dans le sens précédemment défini). L’exemple à l’aide duquel
Miller explique la valeur de ce principe de justice dans Principles of
Social Justice, est celui de l’assurance maladie : dans le cadre de la
solidarité nationale, la majorité des cotisants convient d’attribuer une
plus grande part des fonds disponibles à ceux d’entre eux qui se
trouvent dans une détresse particulière en raison de maladies dont ils
ne sont pas eux-mêmes responsables. Une telle répartition fondée sur
le besoin suppose naturellement, comme Miller l’explique aussi, un
consensus sur la limite exacte où s’arrête la responsabilité de
l’individu dans sa propre maladie et où commence la simple
malchance.
Il en va tout autrement du deuxième principe de répartition que
Miller cherche à mettre en jeu contre le monisme moral de la théorie
dominante de la justice. Le principe de performance ou de mérite ne
présuppose selon lui ni l’existence d’une communauté éthique, ni la
création d’un haut degré de consensus culturel. Il ne va pourtant pas
de soi de réhabiliter aujourd’hui ce principe dans le cadre d’une
théorie de la justice. Bon nombre de théoriciens contestent en effet
que la performance individuelle puisse fonder quelque revendication
que ce soit, parce qu’ils considèrent qu’elle résulte d’une chance
imméritée dans la distribution des talents et des capacités. Encore
une fois, ce sont surtout les arguments développés par John Rawls
dans sa Théorie de la justice qui ont joué ici un rôle déterminant.
Après qu’il eut vigoureusement affirmé que « les dons initiaux de la
nature et les contingences de leur développement dans l’enfance sont
arbitraires d’un point de vue moral 13 », il semblait presque
impossible de continuer à appliquer le principe de mérite. C’est
contre ce consensus tacite que Miller s’élève dans son étude : la
défense du principe de mérite en représente une composante si
essentielle (chapitres VII à IX) qu’on peut sans aucun doute y voir le
noyau central de toute son entreprise.
Miller a naturellement conscience que le principe de mérite
souffre d’une série d’imprécisions conceptuelles qui compliquent
considérablement sa mise en œuvre. Mais il lui semble inconcevable
de prétexter de telles complications pour écarter purement et
simplement le principe de répartition au mérite et le rayer de l’agenda
d’une théorie de la justice. Non seulement les études empiriques ont
démontré que le point de vue de la performance continue à jouer un
rôle central dans les conceptions populaires de la justice, mais il est
apparu que même notre compréhension intuitive du social donne
dans certaines sphères de la société la priorité au principe de mérite.
Miller, enfin, a déjà circonscrit dans la première partie de son étude le
lieu où ce principe de répartition doit s’affirmer au premier chef :
dans toutes les relations où les membres de la société se rencontrent
dans l’intention de produire des biens ou de fournir des services,
disait-il, doit régner le principe normatif qui veut qu’on distribue les
récompenses en fonction du mérite individuel. La principale difficulté
consiste donc à définir le concept même de « performance » ou de
« mérite » de manière à désarmer les objections portant sur la part de
hasard ou d’arbitraire qu’implique ce principe. Miller se consacre à
cette tâche dans le septième chapitre de son livre, une partie qui se
présente sous la forme d’un va-et-vient permanent entre les
arguments normatifs et les arguments conceptuels. En ce qui
concerne le concept de mérite, l’auteur est convaincu de pouvoir
extraire de la multiplicité des significations courantes du mot un
noyau central, relativement débarrassé de tous les facteurs
contingents non imputables à l’individu. Il prend pour point de départ
de ses réflexions l’observation que « mérite » ou « performance » sont
des expressions par lesquelles nous saluons, dans ce que Peter
Strawson appelle une reactive attitude participante, des sujets qui ont
déployé une activité particulièrement exemplaire. Les critères de ces
jugements positifs résident dans les formes d’activité elles-mêmes, qui
offrent une large palette de modes d’exécution possibles, plus ou
moins réussis, plus ou moins appropriés. De tels jugements traduisent
en outre notre conviction que le sujet a entrepris tout ce qui était en
son pouvoir pour exercer son activité de la manière la plus excellente.
Seule la conjonction de ces deux éléments fait apparaître que les
jugements de mérite représentent des énoncés moraux par lesquels on
distingue comme particulièrement dignes de reconnaissance certaines
activités individuellement imputables. C’est pourquoi, selon Miller, de
tels jugements fournissent les raisons pour lesquelles le sujet
concerné est fondé à réclamer un traitement de faveur, des avantages
et des privilèges.
Si nous essayons maintenant de transposer cette forme de
jugement à l’ensemble de la société, il en résulte ce que Miller appelle
l’exigence morale de mettre en avant le principe de mérite : nous ne
pouvons pas nous empêcher, dans la répartition des biens, de
privilégier les sujets qui se sont particulièrement bien acquittés d’une
activité qui nous importe. Certes, le principe de mérite ne peut par
lui-même déterminer quelles sortes d’activité doivent être ici prises en
compte, ni quels avantages il convient alors d’accorder. Mais sitôt
qu’existe un ordre institutionnel dans lequel de telles décisions sont
prises, ce serait enfreindre les impératifs de justice que de ne pas
récompenser en quelque manière la bonne exécution d’activités jugées
importantes. Miller montre par ailleurs que l’application de ce
principe de mérite requiert toujours la mise en œuvre simultanée d’un
« principe d’équivalence », qui à travail égal assure un salaire égal :
faire du mérite ou de la performance un motif de préférence, en effet,
suppose à l’inverse que tous méritent, s’ils exécutent pareillement la
même tâche, d’être rétribués sur un pied d’égalité. Du point de vue de
Miller, rien ne s’oppose donc à ce que le principe de mérite soit
appliqué dans le secteur économique de notre société conjointement à
la règle d’équivalence : à partir du moment où le minimum vital est
assuré, il serait légitime, dans l’esprit d’une théorie pluraliste de la
justice, d’attribuer les positions professionnelles et les statuts sociaux
en fonction des capacités et des talents individuels.
Bien des développements dans lesquels Miller précise les contours
théoriques de sa conception de la justice n’ont pas été évoqués ici ;
nous n’avons que très incomplètement rendu compte de ses réflexions
sur la manière dont les trois principes de justice peuvent se compléter
l’un l’autre, ou de sa tentative pour clarifier sa relation avec le
procéduralisme. Mais ce rapide résumé aura peut-être suffi à établir
la portée novatrice du projet : en proposant de distinguer trois
principes de justice sociale et de les associer à trois sphères
différentes de nos sociétés, David Miller a ébranlé les bases
procéduralistes de la théorie dominante de la justice, et nous invite à
repenser fondamentalement notre compréhension de la justice
sociale.
APPENDICES
Sources

Chapitre I : DE L’IRRÉDUCTIBILITÉ DU PROGRÈS. La relation de l’histoire et de la


morale selon Kant : Pathologien der Vernunft, p. 9-27.
Chapitre II : LA NÉCESSITÉ TRANSCENDANTALE DE L’INTERSUBJECTIVITÉ. À
propos du deuxième théorème du traité de Fichte sur le droit naturel : Unsichtbarkeit.
Stationen einer Theorie der Intersubjektivität, Suhrkamp, 2003, p.28-48.
Chapitre III : DU DÉSIR À LA RECONNAISSANCE. La fondation hégélienne de la
conscience de soi : Das Ich im Wir, p. 15-32.
Chapitre IV : LE RÈGNE DE LA LIBERTÉ RÉALISÉE. L’idée hégélienne d’une
« Philosophie du droit » : Das Ich im Wir, p. 33-48.
Chapitre V : LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE. À propos de la théorie sartrienne
de l’intersubjectivité : Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 165-176.
Chapitre VI : UN ROUSSEAU STRUCTURALISTE. Sur l’anthropologie de Claude Lévi-
Strauss : Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 114-133.
Chapitre VII : UNE RAISON ANCRÉE DANS LE CORPS. À propos de la redécouverte de
Merleau-Ponty : Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 134-143.
Chapitre VIII : UN SAUVETAGE ONTOLOGIQUE DE LA RÉVOLUTION. Sur la théorie
sociale de Cornelius Castoriadis : Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 144-164.
Chapitre IX : LE MONDE DÉCHIRÉ DES FORMES SYMBOLIQUES. Pierre Bourdieu et
la sociologie de la culture : Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 177-202.
Chapitre X : LIQUÉFACTIONS DU SOCIAL. À propos de la théorie sociale de Luc
Boltanski et Laurent Thévenot : Das Ich im Wir, p. 137-157.
Chapitre XI : LA PHILOSOPHIE COMME RECHERCHE SOCIALE. Sur la théorie de la
justice de David Miller : Das Ich im Wir, p. 158-178.
Notes

I
DE L’IRRÉDUCTIBILITÉ DU PROGRÈS

1. Emmanuel Kant, Le Conflit des facultés, trad. A. Renaut, dans Œuvres philosophiques,
t. III, sous la dir. de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986,
p. 888-889.
2. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (septième thèse), trad. M. de Gandillac
et P. Rusch, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000, p. 432.
3. E. Kant, op. cit., p. 889.
4. E. Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. H. Wisman, dans Œuvres
philosophiques, t. II, sous la dir. de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1985, p. 213-214.
5. E. Kant, Le Conflit des facultés, op. cit., p. 902.
6. E. Kant, « Anthropologie d’un point de vue pragmatique », trad. dans Œuvres
philosophiques, t. III, op. cit., p. 1051.
7. On trouve une comparaison instructive entre la philosophie de l’histoire de Kant et
celle de Benjamin chez Rudolf Langthaler, « Benjamin und Kant, oder : Über den Versuch,
Geschichte philosophisch zu denken », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 50e année (2002),
n° 2, p. 203-225. Je ne pense pas cependant que les convergences entre les deux approches
aillent aussi loin que Langthaler cherche à l’établir.
8. Cf. Axel Honneth, « Une reconstruction communicationnelle du passé. Sur la relation
entre anthropologie et philosophie de l’histoire chez Walter Benjamin », dans Ce que social
veut dire, t. 2 : Les pathologies de la raison, Paris, Gallimard, 2013.
9. E. Kant, Le Conflit des facultés, op. cit., p. 890.
10. Pauline Kleingeld donne un excellent tableau des différentes perspectives, en partie
concurrentes, dans lesquelles Kant cherche à développer sa philosophie de l’histoire. Cf.
Pauline Kleingeld, Fortschritt und Vernunft. Zur Geschichtsphilosophie Kants, Würzburg,
1995 ; du même auteur, « Kant, History and the Idea of Moral Development », dans History of
Philosophy Quarterly, vol. 16 (1999), n° 1, p. 59-80. Ma propre proposition, qui envisage la
philosophie kantienne de l’histoire comme un coin enfoncé dans le système kantien, s’écarte
cependant de l’interprétation de Pauline Kleingeld : contrairement à elle, j’estime que ce
« modèle herméneutico-explicatif » représente déjà un pas en direction d’une
détranscendantalisation de la raison.
11. Cf. P. Kleingeld, op. cit., chap. I, II et VI.
12. E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, J.-M.
Vaysse, dans Œuvres philosophiques, t. II, op. cit., p. 972-973 [cité désormais CFJ].
13. E. Kant, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », trad.
L. Ferry, dans Œuvres philosophiques, t. II, op. cit., p. 188 [cité désormais « Idée »].
14. CFJ, p. 1234.
15. Ibid.
16. « Idée », p. 193-205.
17. Ibid., chap. III et IV.
18. E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, dans Œuvres
philosophiques, t. II, op. cit., p. 782-783.
19. E. Kant, « Sur le lieu commun : “Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut point” », trad. L. Ferry, dans Œuvres philosophiques, t. III, op. cit.,
p. 294.
20. E. Kant, « Projet de paix perpétuelle », trad. H. Wismann, t. III, op. cit., p. 353 (trad.
mod.).
21. E. Kant, « Sur le lieu commun… », op. cit., p. 295.
22. Ibid., p. 296.
23. Nul n’a plus vigoureusement que Yirmiyahu Yovel soutenu l’idée que la philosophie
kantienne de l’histoire comporte une historicisation de la raison qui annonce déjà Hegel
(Kant and the Philosophy of History, Princeton, N. J., 1980 ; trad. fr., Kant et la philosophie de
l’histoire, Paris, 1989, Méridiens Klincksieck). Mais je ne dirais pas, comme Yovel, que ce
sont les prémisses de son propre système qui ont obligé Kant à détranscendantaliser la raison
morale et à y voir une grandeur susceptible d’augmenter au cours de l’histoire (ibid.,
chap. VII) ; avec un certain nombre d’autres auteurs, je suis au contraire persuadé qu’une
telle idée serait incompatible avec les postulats de la philosophie morale kantienne (cf. par
exemple Paul Stern, « The Problem of History and Temporality in Kantian Ethics », dans
Review of Metaphysics, vol. 39 [1986], p. 505-545). C’est pourquoi je décris le modèle
« herméneutico-explicatif » comme un élément de rupture dans le système. Du reste, un
développement de cette troisième approche de la philosophie kantienne de l’histoire
conduirait certes à une historicisation de la raison au sens de Hegel, mais justement pas aux
hypothèses fondamentales de sa philosophie de l’histoire. Car celles-ci résultent à l’inverse,
Rolf-Peter Horstmann l’a montré d’une manière convaincante, d’une objectivation de l’idée
heuristique d’une téléologie naturelle, sur laquelle Kant pouvait baser la philosophie
« officielle » de l’histoire qui ne remettait pas en cause son système (cf. Rolf-Peter
Horstmann, « Der geheime Kantianismus in Hegels Geschichtsphilosophie », dans Die
Grenzen der Vernunft, Francfort-sur-le-Main, 1991, p. 221-244).
24. « Idée », op. cit., p. 192. Sur cette question, on se reportera à l’excellente
reconstruction d’Allen Wood, « Unsociable Sociability. The Anthropological Basis of Kantian
Ethics », dans Philosophical Topics, vol. 19 (1991), n° 1, p. 325-351.
25. « Idée », op. cit., p. 193.
26. L’idée d’interpréter déjà ce modèle kantien d’après le schéma (hégélien) d’une lutte
pour la reconnaissance est due à Yirmiyahu Yovel (cf. Kant and the Philosophy of History, op.
cit., p. 148 sq.).
27. « Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine », trad. L. Ferry et
H. Wismann, dans Œuvres philosophiques, t. II, op. cit., p. 516.
28. Ibid., p. 518.
29. E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », Œuvres
philosophiques, t. II, op. cit., p. 217.
30. Voir à ce sujet P. Kleingeld, Fortschritt und Vernunft, op. cit., p. 171-172.
31. E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit., p. 209.
32. Sur cette question, on peut maintenant se reporter à l’excellente étude d’Andrea
Marlen Esser, « Eine Ethik für Endliche ». Kants Tugendlehre in der Gegenwart, Stuttgart/Bad
Cannstatt, 2004.
33. Ibid., p. 210.
34. E. Kant, Le Conflit des facultés, op. cit., p. 899.
35. Ibid.

II
LA NÉCESSITÉ TRANSCENDANTALE DE L’INTERSUBJECTIVITÉ

1. Je conserve le terme choisi par Alain Renaut, traducteur de l’ouvrage cité infra, note 7.
« Invitation », « sollicitation », étaient d’autres candidats possibles. (N. d. T.)
2. Johann Gottlieb Fichte, Conférences sur la destination du savant, prés. et trad. J.-L.
Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1994, p. 47.
3. Cf. Peter Baumann, Fichtes ursprüngliches System. Sein Standort zwischen Kant und
Hegel, Stuttgart, 1972, p. 175 sq. ; Wilhelm Weisschedel, Der frühe Fichte, Stuttgart, 1973,
p. 14 sq.
4. Cf. Ludwig Siep, Anerkennung als Prinzip der praktischen Philosophie,
Fribourg/Munich, 1979, t. I, 1 ; Andreas Wildt, Autonomie und Anerkennung, Hegels
Moralitätskritik im Lichte seiner Fichte-Rezeption, Stuttgart, 1982, t. II.
5. Cf. W. Weisschedel, Der frühe Fichte, op. cit.
6. Cf. Robert R. Williams, Recognition. Fichte and Hegel on the Other, Albany, New York,
1992, p. 67, note 43.
7. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science,
trad. A. Renaut, Paris, PUF, 1984, p. 46. [Les références de page seront désormais indiquées
entre parenthèses à la suite des citations de cet ouvrage. (N. d. T.)]
8. Cf. Ludwig Siep, « Einheit und Methode von Fichtes “Grundlage des Naturrechts” »,
dans Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus, Francfort-sur-le-Main, 1992, p. 41-64 ;
Wolfgang Kersting, « Die Unabhängigkeit des Rechts von der Moral », dans Jean-Christophe
Merle (éd.), J. G. Fichtes « Grundlage des Naturrechts », Berlin, 2001, p. 21-38.
9. On trouve un bon aperçu des répercussions de ce texte dans la philosophie du droit
dans M. Kahlo, E. A. Wolff et R. Zaczyk (éds.), Fichtes Lehre vom Rechtsverhältnis. Die
Deduktion der §§ 1-4 der Grundlage des Naturrechts und ihre Stellung in der Rechtsphilosophie,
Francfort-sur-le-Main, 1992.
10. Cf. Frederick Neuhouser, « The Efficiency of the Rational Being », dans Jean-
Christophe Merle (éd.), J. G. Fichtes « Grundlage des Naturrechts », op. cit., p. 39-50.
11. Cf. Ludwig Siep, « Einheit und Methode von Fichtes „Grundlage des Naturrechts »,
dans Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus, op. cit., p. 42 sq.
12. Cf. Ludwig Siep, « Einheit und Methode von Fichtes “Grundlage des Naturrechts” »,
dans Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus, op. cit., p. 45 sq.
13. Cf. Manfred Frank, « Fragmente einer Geschichte der Selbstbewußtseinstheorien von
Kant bis Sartre », postface à Selbstbewußtseinstheorien von Fichte bis Sartre, sous la dir. de M.
Frank, Francfort-sur-le-Main, 1991, p. 413-599.
14. Cf. Dieter Henrich, Fichtes ursprüngliche Einsicht, Francfort-sur-le-Main, 1967.
15. Cf. Christoph Menke, « Ästhetische Subjektivität. Zu einem Grundbegriff moderner
Ästhetik », dans G. von Graevenitz (éd.), Konzepte der Moderne, Stuttgart, 1999, p. 593-611.
16. Cf. Dieter Henrich, « Selbstbewußtsein. Kritische Einleitung in eine Theorie », dans
R. Bubner, K. Cramer et R. Wiehl (éds.), Hermeneutik und Dialektik, t. I, Tübingen, 1970,
p. 257-284 ; Manfred Frank, « Fragmente einer Geschichte der Selbstbewußtseinstheorien
von Kant bis Sartre », postface à Selbstbewußtseinstheorien von Fichte bis Sartre, op. cit. ;
Ulrich Pothast, « Etwas über “Bewußtsein” », dans K. Cramer et al. (éds.), Theorie der
Subjektivität, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 15-43.
17. George Herbert Mead, L’Esprit, le soi et la société, trad. D. Cefai et L. Quéré, Paris,
PUF, 2006 ; Jürgen Habermas, « L’individuation par la socialisation », dans La Pensée
postmétaphysique. Essais philosophiques, trad. R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993.
18. Cf. Ludwig Siep, « Einheit und Methode von Fichtes “Grundlage des Naturrechts” »,
dans Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus, op. cit., p. 45 sq.
19. Cf. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff,
1971, en particulier le chap. III.
20. Cf. Daniel Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson : une perspective
psychanalytique et développementale, trad. A. Lazartigues et D. Pérard, PUF, rééd. 2003 (en
particulier la deuxième partie).
21. Cf. J. Habermas, « L’individuation par la socialisation », op. cit., p. 200.

III
DU DÉSIR À LA RECONNAISSANCE

1. La pagination indiquée entre parenthèses à la suite des citations renvoie à Georg


Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier,
1991. (N. d. T.)
2. Cette tendance se retrouve dans l’interprétation globale, par ailleurs impressionnante,
que donne Terry Pinkard dans son livre Hegel’s Phenomenology of Reason, Cambridge, 1994.
Il me semble qu’il n’arrive à interpréter ce passage central sur la transition du « désir » à la
« reconnaissance » qu’en mobilisant des raisonnements empruntés à la philosophie
hégélienne du droit (cf. chap. III.1).
3. Cf. l’interprétation à cet endroit très claire et plausible de Hans-Georg Gadamer, « Die
Dialektik des Selbstbewußtseins », dans Gesammelte Werke, t. III, Tübingen, 1987, p. 47-64 et
particulièrement p. 48 sq.
4. Cf. Robert Brandom, « La structure du désir et de la reconnaissance : conscience de
soi et autoconstitution », dans « La Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel, sous la dir. de Dario
Perinetti et Marie-Andrée Ricard, Paris, PUF, 2009.
5. Frederick Neuhouser, « Deducing Desire and Recognition in the Phenomenology of
Spirit », dans Journal of History of Philosophy, vol. 24 (1986), p. 243-262.
6. Une exception importante est l’interprétation de Neuhouser, « Deducing Desire and
Recognition in the Phenomenology of Spirit », op. cit., à laquelle je me suis d’ailleurs rallié en
un point essentiel de ma première étape.
7. Cf. Donald Winnicott, « Dépendance et indépendance dans le développement de
l’individu », dans Processus de maturation chez l’enfant, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot,
1970.
8. Nous avons dû modifier la traduction française pour laisser ouverte l’ambiguïté que
l’auteur cherche à résoudre dans les lignes suivantes. Toute la difficulté consiste à déterminer
l’antécédent du pronom personnel « ihm/lui » dans l’expression « accomplir la négation sur
lui ». S’agit-il d’un « lui » transitif qui renvoie au premier sujet, ou d’un « lui-même » réfléchi,
qui signifierait que l’objet (c’est-à-dire le deuxième sujet) s’applique la négation à lui-même ?
Axel Honneth choisit cette seconde interprétation qui l’oblige à assimiler le « an ihm » à un
« an sich selbst », comme il apparaît plus bas. Il faut également noter à ce propos que
l’expression française « à même soi » traduit ici l’allemand « an sich », qui aurait aussi bien
pu être rendu par « en soi » : « … il faut qu’il accomplisse cette négation de soi-même en soi,
car il est en soi le négatif, etc. » (N. d. T.)
9. Il est donc faux de parler ici, comme on l’a souvent fait à la suite de Kojève, d’un
« besoin de reconnaissance » ; le besoin que Hegel semble effectivement présupposer,
puisqu’il parle d’une « satisfaction » apportée par la négation réciproque qu’il décrit ensuite,
est plutôt l’exigence du sujet observé de pouvoir transformer la réalité par l’activité de sa
propre conscience — ce que j’appelle un « besoin ontologique ». Sur la critique de
l’interprétation kojévienne cf. Hans-Georg Gadamer, « Die Dialektik des Selbstbewußtseins »,
op. cit., p. 54, note 4. La « reconnaissance » n’est donc pas pour Hegel le contenu intentionnel
d’un désir ou d’un besoin, mais le moyen (social) par lequel est satisfait son désir de faire
l’expérience de sa propre activité de transformation du réel.
10. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Ire section, trad. V. Delbos revue
par F. Alquié, dans Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1985, p. 260.

IV
LE RÈGNE DE LA LIBERTÉ RÉALISÉE

1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Politische Schriften, postface de Jürgen Habermas,


Francfort-sur-le-Main, 1966 (Écrits politiques, trad. M. Jacob, P. Quillet, Paris, Champ Libre,
1977).
2. Emmanuel Kant, Schriften zur Anthropologie, Geschichtsphilosophie, Politik und
Pädagogik, Werke XI (Theorie Werkausgabe), éd. par W. Weischedel, Francfort-sur-le-Main,
1984 (les traductions françaises de la plupart de ces textes figurent dans les Œuvres
philosophiques en trois volumes, publiées sous la direction de F. Alquié, dans la Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1980-1986 [N. d. T.]) ; Johann Gottlieb Fichte, Schriften zur
Revolution, éd. B. Willms, Cologne et Opladen, 1967 (Considérations sur la Révolution
française, trad. M. Richir, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1974).
3. G. W. F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts. Werke in zwanzig Bänden
(Theorie Werkausgabe), éd. par Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel, vol. 7, Francfort-
sur-le-Main, 1970 (Principes de la philosophie du droit, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris,
Flammarion, 1999).
4. Cf. Terry Pinkard, Hegel. A Biography, Cambridge, 2000, chap. X, et plus
généralement : Franz Rosenzweig, Hegel et l’État, trad. G. Bensussan, Paris, PUF, 1991.
5. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 89.
6. Cf. Allen W. Wood, Hegel’s Ethical Thought, Cambridge, 1990, p. 71 sq. ; Ludwig Siep,
« Vernunftrecht und Rechtsgeschichte. Kontext und Konzept der Grundlinie im Blick auf die
Vorrede », dans Ludwig Siep (éd.), Grundlinien der Philosophie des Rechts, Berlin, 1997, p. 5-
30.
7. Cf. Frederick Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory. Actualizing Freedom,
Cambridge (Mass.), 2000 ; John Rawls, Leçon sur l’histoire de la philosophie morale, trad.
M. Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2008.
8. Cf. les titres précédents, ainsi que Axel Honneth, Les Pathologies de la liberté. Une
réactualisation de la Philosophie du droit de Hegel, trad. F. Fischbach, Paris, La Découverte,
2008.
9. Ces « Additions » n’ont pas été reprises dans la traduction de Jean-Louis Vieillard-
Baron. (N. d. T.)
10. Cf. A. W. Wood, Hegel’s Ethical Thought, op. cit., p. 45-51 ; F. Neuhouser,
Foundations of Hegel’s Social Theory, op. cit., p. 19-21.
11. Cf. John Rawls, op. cit., p. 329-332.
12. Cf. Hegel, op. cit., p. 107 (trad. mod. en fonction de l’interprétation de l’auteur [N. d.
T.]).
13. Harry G. Frankfurt, « Freedom of the Will and the Concept of a Person », dans The
Importance of What We Care About, Cambridge, 1988, p. 11-25.
14. Cf. John Rawls, op. cit., p. 323-329.
15. Frederick Neuhouser, op. cit., chap. I.
16. Cf. Axel Honneth, Les Pathologies de la liberté, op. cit., chap. III.
17. Cf. Axel Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie
sociale », trad. A. Dupeyrix, dans La Société du mépris, éd. par O. Voirol, Paris, La
Découverte, 2006.
18. Ou « liberté d’arbitraire » (Willkürfreiheit). (N. d. T.)
19. F. Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, op. cit.
20. Cf. A. Honneth, Les Pathologies de la liberté, op. cit., p. 59 sq.
21. Cf. F. Neuhouser, op. cit., p. 27 sq.
22. Cf. ibid., p. 26.
23. Cf. A. Honneth, op. cit., p. 65 sq.
24. Cf. F. Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, op. cit.
25. « Sittliche Freiheit », correspondant au stade que J.-L. Vieillard-Baron choisit de
désigner comme celui de la « réalité morale » (le stade précédent, celui de la réflexion morale
au sens kantien, étant dans sa traduction celui de la « moralité »). (N. d. T.)
26. Cf. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 115 sq.
27. Cf. F. Neuhouser, op. cit., p. 32 sq.
28. De la « réalité morale » dans la trad. citée (Sittlichkeit). (N. d. T.)

V
LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE

1. Première publication dans Sartre-Konferenz, sous la dir. de Traugott König, Reinbek


bei Hamburg, 1988.
2. Cf. infra, « Un sauvetage ontologique de la révolution. Sur la théorie sociale de
Cornelius Castoriadis », chap. VIII.
3. Cf. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris,
Gallimard, 1943, troisième partie, chapitre I.
4. Sur cette problématique complexe, cf. Ludwig Siep, Anerkennung als Prinzip der
praktischen Philosophie, Fribourg/Munich, 1979 ; Andreas Wildt, Autonomie und
Anerkennung, Stuttgart, 1982, notamment le chap. III.
5. On trouve une reconstruction très instructive de l’argument sartrien dans l’ouvrage
d’Arthur C. Danto, Jean-Paul Sartre, Londres, Fontana Press, 1975, chap. IV.
6. Cf. J.-P. Sartre, op. cit., p. 298-349, spécialement p. 317.
7. Cf. Michael Theunissen, Der Andere. Studien zur Sozialontologie der Gegenwart,
Berlin/New York, 1977, chap. VI.
8. Cf. par exemple J.-P. Sartre, op. cit., p. 313. Sur l’ensemble de cette problématique, cf.
aussi Peter Kampis, Sartre und die Frage nach dem Anderen, Vienne, 1975, p. 223 sq.
9. J.-P. Sartre, op. cit., p. 305 sq.
10. Cf. aussi la critique de Charles Taylor dans « What is Human Agency ? » dans
Human Agency and Language, vol. 1, Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985.
11. Cf. Andreas Wildt, Autonomie und Anerkennung, op. cit., p. 343 sq.
12. Michael Theunissen, « Sartre-ein Dialektiker », dans Dialektik. Beiträge zu
Philosophie und Wissenschaften, n° 2/1981, p. 19.
13. Cf. à ce sujet Axel Honneth, « Ohnmächtige Selbstbehauptung. Sartres Weg zu einer
intersubjektivistischen Freiheitslehre », dans Babylon. Beiträge zur jüdischen Gegenwart, n° 2,
1987, p. 82-88.
14. Alexandre Astruc et Michel Contat, Sartre, un film, Paris, Gallimard, 1977, p. 60.

VI
UN ROUSSEAU STRUCTURALISTE

1. Claude Lévi-Srauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 1955.
2. Cf. Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie [1965], Paris, PUF, rééd. coll.
Quadrige, 1992.
3. Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 53.
4. Ibid., p. 54.
5. Ibid., p. 467.
6. Cf. Hanns Henning Ritter, « Claude Lévi-Strauss als Leser Rousseaus », dans Orte des
wilden Denkens, sous la dir. de W. Lepenies et H. Henning Ritter, Francfort-sur-le-Main,
1970, p. 113 sq. ; j’ai également tiré profit dans ma réflexion sur la relation de Lévi-Strauss
avec la philosophie de Rousseau, d’un travail extrêmement instructif de Hinrich Fink-Eitel —
dont les conclusions sont cependant à l’opposé des miennes (« Nihilismus und Solidarität.
Claude Lévi-Strauss’ Begründung des Strukturalismus », manuscrit, 1979).
7. Ibid., p. 469.
8. Ibid., p. 470.
9. Cl. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », dans
Anthropologie structurale II, Paris, Plon, rééd. Pocket 1996, coll. Agora, p. 53.
10. Cl. Lévi-Strauss, « Le champ de l’anthropologie » (leçon inaugurale au Collège de
France le 5 janvier 1960), dans Anthropologie structurale II, op. cit., p. 42.
11. Cl. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949.
12. Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques » [1924], repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, rééd. coll. Quadrige,
2006.
13. Pour n’en citer qu’un : Edmund Leach, Claude Lévi-Strauss, Chicago, University of
Chicago Press, 1974, surtout le chap. VI.
14. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, rééd.
1968, en particulier le chap. VII du Livre II.
15. Cf. le très bon exposé de Hans Henning Ritter, « Die ethnologische Wende », dans
Neue Rundschau, n° 3, 1981.
16. Claude Lévi-Strauss, « French Sociology », dans Twentieth Century Sociology, sous la
dir. de G. Gurvitch et W. E. Moore, New York, 1945.
17. Cf. Cl. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme »,
op. cit., p. 52.
18. Cf. Howard Gardner, The Quest for Mind. Piaget, Lévi-Strauss and the Structuralist
Movement, Chicago, 1981.
19. Cf. l’entretien autobiographique de Lévi-Strauss avec Didier Éribon, De près et de
loin. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1988.
20. Cf. les articles rassemblés sous le titre « Langage et parenté » dans Anthropologie
structurale, Paris, Plon, rééd. Pocket, coll. Agora, 1974, p. 42-115.
21. Ces objections sont résumées dans l’ouvrage de Simon Clarke, The Foundations of
Structuralism. A Critique of Lévi-Strauss and the Structuralist Movement, New York, 1981.
22. Cf. par exemple Cl. Lévi-Strauss, « L’analyse structurale en linguistique et en
anthropologie », et « Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés
par son enseignement », dans Anthropologie structurale, op. cit., p. 43-69 et 402-443.
23. Cf. Cl. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962.
24. Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
25. Ibid., p. 53 sq.
26. Cl. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau… », op. cit., p. 50.
27. Cf. Johann P. Arnason, Zwischen Natur und Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main,
1976, en particulier, p. 66 sq.
28. Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 52.
29. Écrit en 1987. (N. d. T.)
30. Cf. Cl. Lévi-Strauss, « Réflexions sur la liberté », dans Le Regard éloigné, Paris, Plon,
1983.
31. Cf. la discussion avec Paul Ricœur, notamment dans Cl. Lévi-Strauss, Mythe et
signification, Paris, Le Seuil, 2009, ainsi que l’article d’Alain Caillé, « D’un ethnocentrisme
paradoxal », dans MAUSS, n° 16, 1985, p. 91 sq.
32. Cf. Clifford Geertz, « The Cerebral Savage », dans Encounter, n° 4, 1967.

VII
UNE RAISON ANCRÉE DANS LE CORPS

1. Cet article a été rédigé en 1986. Étaient alors parus en traduction allemande : La Prose
du monde (Munich, 1984), L’Œil et l’esprit (Hambourg, 1984), Le Visible et l’invisible (Munich,
1986). (N. d. T.)
2. Alexandre Métraux et Bernhard Waldenfels (dir.), Leibhaftige Vernunft. Spuren von
Merleau-Pontys Denken, Munich, 1986.
3. Cf. par exemple Peter Kiwitz, Lebenswelt und Lebenskunst. Perspektiven einer
kritischen Theorie des sozialen Lebens, Munich, 1986.
4. Cf. l’imposante étude de Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich,
Francfort-sur-le-Main, 1983, chap. I. Bernhard Waldenfels peut être considéré comme le
principal médiateur de la pensée de Merleau-Ponty dans l’espace germanophone.
5. Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942 ; du même,
La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
6. Cf. Charles Taylor, « Leibliches Handeln », dans A. Métraux et B. Waldenfels, op. cit.,
p. 194 sq.
7. Cf. par exemple Michael Polanyi, The Tacit Dimension, Chicago, Chicago University
Press, rééd. 2009, avec une nouvelle préface d’Amartya Sen ; Hubert L. Dreyfus, Intelligence
artificielle : mythes et limites, trad. R. M. Vassallo-Villaneau, Paris, Flammarion, 1984.
8. M. Merleau-Ponty, Résumé de cours (1952-1960), Paris, Gallimard, 1968.
9. M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 249.
10. B. Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, op. cit., chap. III, § 10.
11. Marc Richir, « Der Sinn der Phänomenologie in Das Sichtbare und das Unsichtbare »,
dans A. Métraux et B. Waldenfels, op. cit., p. 162 sq.
12. G. B. Madison, « Merleau-Ponty und die Postmodernität », dans A. Métraux et B.
Waldenfels, op. cit., p. 162 sq.

VIII
UN SAUVETAGE ONTOLOGIQUE DE LA RÉVOLUTION

1. « Eine ontologische Rettung der Revolution. Zur Gesellschaftstheorie von Cornelius


Castoriadis », première publication dans Merkur, n° 439-440, 1985, p. 807 sq. [Une première
traduction de cet article, due à Marc Sagnol, est parue dans Autonomie et autotransformation
de la société : la philosophie militante de Cornelius Castoriadis, sous la dir. de Giovanni
Busino, Paris/Genève, Librairie Droz, 1989 (N. d. T.)]
2. Voir la présentation d’ensemble de Dick Howard dans The Marxian Legacy, New York,
1977, chap. X.
3. Cornelius Castoriadis, La Société bureaucratique, t. I : Les Rapports de production en
Russie, Paris, UGE 10/18, 1973, p. 48.
4. C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 77. [Les
indications de page données entre parenthèses dans le corps du texte renverront désormais à
cette édition. (N. d. T.)].
5. Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy,
1961, rééd. 1983.
6. Cf. par exemple, Mashall Sahlins, Au Cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison
culturelle, trad. S. Fainzang, Paris, Gallimard, 1980, chap. I ; cf. aussi ma propre
interprétation dans le deuxième tome du présent ouvrage, « Une reconstruction
communicationnelle du passé ».
7. Cf. C. Castoriadis, « La découverte de l’imagination », repris dans Domaines de
l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
8. C’est cette tendance à dissoudre la pratique créatrice des groupes sociaux au profit
d’un événement anonyme situé au plan de l’être, que j’ai voulu suggérer dans le titre de cet
article, en parlant de « sauvetage ontologique ». Ce titre ne visait ni à jeter par avance le
discrédit sur les approches ontologiques en général, ainsi que Hans Joas me l’a imputé dans
son article (Hans Joas, « Institutionalisierung als kreativer Prozeß. Zur politischen
Philosophie von Cornelius Castoriadis », dans Politische Vierteljahresschrift, 30 [1989], n° 4),
ni à mettre en question le lien catégorial entre le projet révolutionnaire et l’idée d’autonomie
chez Castoriadis (cf. Johann P. Arnason, Praxis und Interpretation. Sozialphilosophische
Studien, Francfort-sur-le-Main, 1988, p. 338, note 127). Mon titre voulait au contraire
signaler une difficulté inhérente au développement de la théorie castoriadienne, à savoir le
fait qu’un projet initialement sociologique, à l’aide duquel le potentiel de pratique créatrice
de certains groupes sociaux aurait pu donner lieu à une nouvelle évaluation, par opposition
aux approches fonctionnalistes, utilitaristes et normativistes — le fait qu’une telle théorie de
l’action se trouve reconvertie en une ontologie dans laquelle les questions concernant les
conditions particulières et la dynamique d’évolution de la pratique révolutionnaire,
résolubles seulement sur un plan empirique, ne peuvent plus être résolues du tout. Au lieu de
développer en termes sociologiques son modèle initial d’action, ce qui aurait exigé une
confrontation par exemple avec Durkheim ou Sorel (sur Durkheim, cf. par exemple Hans
Joas, « Das Problem der Entstehung einer neuen Moral und neuer Institutionen bei
Durkheim », manuscrit, 1988), Castoriadis en fait au contraire le noyau d’une nouvelle
ontologie et s’ôte ainsi, pour ce que je vois, toute possibilité d’élaborer une théorie du conflit
social capable de satisfaire aux exigences de notre temps.
9. Cf. C. Castoriadis, « Science moderne et interrogation philosophique », dans Les
Carrefours du labyrinthe, t. I, Paris, Seuil, 1978.
10. C. Castoriadis, « La psychanalyse, projet et élucidation », dans Les Carrefours du
labyrinthe, t. I, op. cit.
11. Cf. par exemple Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad.
Chr. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 387 sq.

IX
LE MONDE DÉCHIRÉ DES FORMES SYMBOLIQUES

1. Je remercie Martin Schmeiser pour ses indications et ses propositions.


2. La situation s’est considérablement améliorée entre-temps [c’est-à-dire entre 1984 et
1990 (N. d. T.)] ; pour la sociologie, cf. le recueil dirigé par Klaus Eder, Klassenlage, Lebensstil
und kulturelle Praxis, Francfort-sur-le-Main, 1989 ; pour la recherche en socialisation, cf. par
exemple Eckart Liebau, Gesellschaftliches Subjekt und Erziehung. Zur pädagogischen
Bedeutung der Sozialisationstheorie von Pierre Bourdieu und Ulrich Oerermann, Weinheim,
1987. Sur la place de la sociologie de Bourdieu en France, on consultera Michael Pollak,
Gesellschaft und Soziologie in Frankreich, Königstein/Ts, 1978. Pour une première
introduction à l’œuvre de Bourdieu, cf. Alain Accardo, Initiation à la sociologie de
l’illusionnisme social, Paris, 1983.
3. Pierre Bourdieu, Die feinen Unterschiede. Kritik der gesellschaftlichen Urteilskraft,
Francfort-sur-le-Main, 1982.
4. Cf. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique [1972], rééd. Paris, Le Seuil, 2000
[La traduction allemande est de 1976 (N. d. T.)].
5. Cf. « La maison, ou le monde renversé », ibid.
6. Revenant dans l’introduction à un livre plus récent (Le Sens pratique, Paris, Éditions
de Minuit, 1980) sur sa propre évolution théorique, Bourdieu a lui-même décrit son
éloignement progressif d’avec le structuralisme ethnologique de Lévi-Strauss (p. 22 sq.).
7. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 42.
8. Cf. notamment Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Éditions
de Minuit, 1964 ; P. Bourdieu (avec L. Boltansky, R. Castel et J.-C. Chamboredon), Un Art
moyen. Les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965 ; P. Bourdieu et
J.-C. Passeron, La Reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
9. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., Ire partie, chap. I, p. 7-106, et Post-scriptum,
p. 565 sq.
10. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 273.
11. Ibid., p. 138.
12. Ibid., p. 12.
13. Cf. par exemple Frank Parkin, « Strategies of Social Closure in Class Formation »,
dans The Social Analysis of Class Structures, Londres, 1974, p. 1 sq. ; sur la réception de cette
intéressante approche en Allemagne, cf. R. G. Heinze, H. W. Hohn, K. Hinrichs et T. Olk,
« Armut und Arbeitsmarkt », dans Zeitschrift für Soziologie, 10e année (1981), n° 3, p. 219 sq.
14. P. Bourdieu, op. cit., p. 128 sq.
15. Ibid., p. 122 sq.
16. Ibid., p. 140 sq.
17. Cf. Reinhard Kreckel, « Class, Status and Power ? Begriffliche Grundlagen für eine
politische Soziologie der sozialen Ungleichheit », dans Kölner Zeitschrift für Soziologie und
Sozialpsychologie, 34e année, 1982, n° 4, p. 617 sq.
18. Sur la méthodologie du questionnaire et des enquêtes qui l’accompagnent, cf.
P. Bourdieu, op. cit., Annexe 1, p. 587 sq.
19. Ibid., p. 140 sq.
20. Dans cette mesure, le concept de « distinction » utilisé par Bourdieu rappelle les
catégories du « besoin de différence » ou de la « tendance à se démarquer » que Simmel
utilise dans sa « sociologie de la mode » pour décrire des phénomènes similaires. Cf. Georg
Simmel, « La Mode », dans La Tragédie de la culture et autres essais, trad. S. Cornille et Ph.
Ivernel, Paris, Rivages, 1988, p. 89 sq.
21. Cf. P. Bourdieu, op. cit., IIIe partie, chap. VII.
22. Cf. la vue d’ensemble proposée p. 197 sq.
23. Ibid., IIIe partie, chap. VI.
24. Ibid., p. 284.
25. Ibid., p. 325 sq.
26. Ibid.
27. Ibid., p. 284.
28. Ibid., p. 278.
29. Cf. par exemple ibid., p. 189 sq., p. 230.
30. Jon Elster signale une incohérence théorique du même ordre dans son excellent
compte rendu : Jon Elster, « Snobs », dans London Review of Books, 5-18 novembre 1981,
p. 10 sq.
31. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 274.
32. Ibid., p. 564.
33. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, 5e éd., Tübingen, 1976, p. 531 sq.
34. Philippe Adair développe une critique éclairante des présupposés utilitaristes de
Bourdieu dans son article « Sociologie du discours et statut de l’économique », publié dans la
revue du MAUSS, Bulletin du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (n° 8,
1983). Sur l’anti-utilitarisme programmatique de cette revue, cf. la synthèse d’Alain Caillié
dans Critique de la raison utilitaire, Paris, Maspero/La Découverte, 1988.
X
LIQUÉFACTIONS DU SOCIAL

1. La place et le rôle de cette approche au sein de la sociologie contemporaine sont bien


décrits dans l’ouvrage de Hans Joas et Wolfgang Knöbl, Sozialtheorie. Zwanzig einführende
Vorlesungen, Francfort-sur-le-Main, 2004, p. 739-744 ; cf. aussi Peter Wagner, « Soziologie
der kritischen Urteilskraft und der Rechtfertigung », dans Französische Soziologie der
Gegenwart, sous la dir. de Stephan Moebius et Lothar Peter, Constance, 2004, p. 417-448 ;
Mohammed Nodi, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006.
2. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard, 1991. [Toutes les indications de page entre parenthèses dans le corps du
texte renvoient à cette édition (N. d. T.)]
3. Über die Rechtfertigung. Eine Soziologie der kritischen Urteilskraft, Hambourg, 2007.
4. David Miller, Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1979. Cf. également
infra, chap. XI « La philosophie comme recherche sociale. Sur la théorie de la justice de
David Miller ».
5. Charles Taylor, Les Sources du moi, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1999.
6. Dans leur étude novatrice, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), Luc
Boltanski et Ève Chiapello essaient de montrer que l’« esprit » du capitalisme a commencé à
se modifier depuis les années 1980, pour autant qu’un nouveau modèle d’ordre, la « cité par
projets », se trouve de plus en plus invoqué pour sa justification et sa consolidation
normative. Aux six modèles de justification identifiés dans De la justification, il s’en serait
donc ajouté un septième, dont le noyau normatif consiste dans l’articulation du mérite à la
créativité, la flexibilité et l’innovation.
7. Cf. notamment Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences
en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 ; B. Latour, Changer de société, refaire de la
sociologie, Paris, La Découverte, rééd. 2007.
8. Cf. par exemple Luc Boltanski, Yann Daré et Marie-Ange Schiltz, « La dénonciation »,
dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51 (1984), p. 3-40 ; Justesse et justice dans le
travail, sous la dir. de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Paris, PUF, 1989.
9. Cf. Luc Boltanski, « Critique sociale et sens moral », dans Philosophical Designs for a
Socio-Cultural Transformation, sous la dir. de Tetsugi Yamamoto et al., Tokyo, 1999, p. 248-
273 ; Robin Celikates, « From Critical Social Theory to a Social Theory of Critique », dans
Constellations, n° 13 (2006), p. 21-40 ; Peter Wagner, Soziologie der kritischen Urteilskraft und
der Rechtfertigung, op. cit.
10. Cf. l’ouvrage très complet et très informatif de Robin Celikates, Kritik als soziale
Praxis. Gesellschaftliche Selbstverständigung und kritische Theorie, Francfort/New York, 2009.
11. Cf. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, trad.
P. Engel, Paris, Le Seuil, 1997.
12. Cf. par exemple Judith Stacey, In the Name of the Family. Rethinking Family Values
in the Postmodern Age, Boston, 1996 ; Robert Castel, Les Métamorphoses de la question
sociale, Paris, Gallimard, rééd. Folio Essais, 1999 ; Stephan Lessenich, Die Neuerfindung des
Sozialen. Der Sozialstaat im flexiblen Kapitalismus, Bielefeld, 2008.

XI
LA PHILOSOPHIE COMME RECHERCHE SOCIALE
1. David Miller, Grundsätze sozialer Gerechtigkeit, Francfort/New York, 2008 (édition
originale : Cambridge, Mass., 1999). [L’ouvrage n’a pas été traduit en français. (N. d. T.)]
2. Trad. fr : Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, trad. P. Engel,
Paris, Le Seuil, 1997.
3. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard, 1991. Cf. également supra, chap. X « Liquéfactions du social. À propos de la
théorie sociale de Luc Boltanski et Laurent Thévenot ».
4. John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Le Seuil, rééd. « Points »,
2009.
5. Ce point est bien dégagé dans l’article d’Adam Swift, « Social Justice : Why Does It
Matter What the People Think ? », dans Forms of Justice. Critical Perspectives on David
Miller’s Political Philosophy, sous la dir. de Daniel A. Bell et Avner De-Shalit, Lanham (MD),
2003, p. 13-28.
6. John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 74 sq.
7. Cf. par exemple Rainer Forst, Kontexte der Gerechtigkeit. Politische Philosophie jenseits
von Liberalismus und Kommunitarismus, Francfort-sur-le-Main, 1994.
8. Cf. Axel Honneth, Les Pathologies de la liberté : une réactualisation de la Philosophie du
droit de Hegel, trad. F. Fischbach, Paris, La Découverte, 2008.
9. Cf. Forms of Justice, op. cit, p. 2 (Introduction).
10. David Miller, On Nationality, Oxford, 1995.
11. David Miller, Citizenship and National Identity, Cambridge, 2000.
12. Cf. par exemple Erica Benner, « The Liberal Limits of Republican Nationality », dans
Forms of Justice, op. cit., p. 205-226 ; Daniel A. Bell, « Is Republican Citizenship Appropriate
for the Modern World ? », ibid., p. 227-347.
13. J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 349.
Index des noms

Les auteurs dont le nom est précédé d’un astérisque sont ceux auxquels un chapitre est
consacré dans l’ouvrage. Les pages correspondantes ne sont pas spécifiées dans le présent
index.



ADAIR, Philippe : 323.
ALTHUSSER, Louis : 12, 23, 24.
ARENDT, Hannah : 189.
ARISTOTE : 197, 252.
ASTRUC, Alexandre : 144.
AUGUSTIN D’HIPPONE : 253.

BENJAMIN, Walter : 35, 36, 55, 305.
BERGSON, Henri : 202.
*BOLTANSKI, Luc : 25, 26, 31, 276.
BOSSUET, Jacques Bénigne : 253, 254.
BOUGLÉ, Célestin : 149.
*BOURDIEU, Pierre : 23, 24, 25, 240, 241, 272.
BRANDOM, Robert Boyce : 89.
BRECHT, Bertolt : 55, 84.

*CASTORIADIS, Cornelius : 28, 29, 30, 134.
CHIAPELLO, Ève : 324.

DEWEY, John : 32, 242.
DREYFUS, Hubert Lederer : 174.
DURKHEIM, Émile : 31, 119, 146, 155, 157, 159, 160, 239, 241, 320.

ELSTER, Jon : 322.

FERNANDEL, Fernand-Joseph-Désiré Contandin, dit : 223.
FEUERBACH, Ludwig Andreas : 70.
*FICHTE, Johann Gottlieb : 14, 17, 18, 88, 94, 108, 111, 134, 135, 142.
FINK-EITEL, Hinrich : 316.
FLAUBERT, Gustave : 144.
FORSTER, Georg : 150.
FOUCAULT, Michel : 31.
FRANKFURT, Harry Gordon : 115.
FRÉDÉRIC II DE PRUSSE : 46, 47.
FREUD, Sigmund : 157.

HABERMAS, Jürgen : 30, 70, 81, 188, 240.
*HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 11, 14, 17, 18, 19, 20, 21, 30, 37, 48, 50, 54,
57, 70, 81, 134, 138, 142, 143, 290, 307.
HEIDEGGER, Martin : 133, 170, 257.
HENRICH, Dieter : 70.
HOBBES, Thomas : 253.
HONNETH, Axel : 311.
HORSTMANN, Rolf-Peter : 307.
HUMBOLDT, Wilhelm von : 109.
HUSSERL, Edmund : 133.

JAKOBSON, Roman Ossipovitch : 163.
JOAS, Hans : 320.

*KANT, Emmanuel : 16, 17, 19, 20, 31, 87, 88, 94, 104, 108, 111, 113, 120, 123,
124, 216, 254, 255.
KLEINGELD, Pauline : 306.
KOJÈVE, Alexandre : 21, 84, 312.
KORSCH, Karl : 184.

LACAN, Jacques : 12, 23, 24, 132, 134, 203.
LANGTHALER, Rudolf : 305, 306.
LATOUR, Bruno : 256.
LEFORT, Claude : 177, 184.
*LÉVI-STRAUSS, Claude : 192, 193, 200, 210, 211, 214, 321.
LEVINAS, Emmanuel : 60, 79.
LOCKE, John : 120, 254, 255.
LUKÁCS, Georg : 84.
LYOTARD, Jean-François : 132.

MADISON, Gary Brent : 180, 181.
MARCUSE, Herbert : 182, 183.
MARX, Karl Heinrich : 182, 186, 187, 188, 189, 190, 192, 200.
MAUSS, Marcel : 156, 157, 160.
MEAD, George Herbert : 70, 81, 242.
MENDELSSOHN, Moïse : 44, 45.
*MERLEAU-PONTY, Maurice : 28, 29, 184, 257.
MÉTRAUX, Alexandre : 174, 179.
MILL, John Stuart : 31.
*MILLER, David : 15, 31, 248, 249.
MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de : 150.

NEUHOUSER, Frederick : 62, 91, 118, 311.

PARSONS, Talcott Edger : 192, 239, 241, 270, 272.
PIAGET, Jean : 148, 162.
PINKARD, Terry : 310.
PLESSNER, Helmuth : 95.
POLANYI, Michael : 174.

RAWLS, John Bordley : 32, 275, 279, 280, 284, 296.
RENAUT, Alain : 308.
RICHIR, Marc : 179, 180.
ROUSSEAU, Jean-Jacques : 13, 15, 23, 31, 32, 50, 111, 146, 147, 151, 152, 153,
156, 162, 166, 252, 253, 316.

SAINT-SIMON, Claude-Henri de Rouvroy, comte de : 253.
*SARTRE, Jean-Paul : 12, 22, 24, 27, 32, 170, 171, 172, 176.
SAUSSURE, Ferdinand de : 194, 234.
SCHLEGEL, Friedrich : 58, 70.
SCHMEISER, Martin : 321.
SIMMEL, Georg : 131, 322.
SMITH, Adam : 253.
SOREL, Georges : 320.
SPENCER, Herbert : 157.
STRAWSON, Peter Frederick : 297.

TAYLOR, Charles Margrave : 174, 175, 250.
THEUNISSEN, Michael : 137, 143.
*THÉVENOT, Laurent : 25, 26, 276.
THOMPSON, Edward Palmer : 184.

VIEILLARD-BARON, Jean-Louis : 313, 314.

WALDENFELS, Bernhard : 179, 180.
WALZER, Michael : 263, 276, 277.
WEBER, Maximilian Karl Emil, dit Max : 119, 146, 220, 236, 239, 241.
WINNICOTT, Donald Woods : 99, 100, 103.

YOVEL, Yirmiyahu : 307, 308.
Sommaire du tome deuxième

LES PATHOLOGIES DE LA RAISON

Introduction à l’édition française (suite)



Première partie
PATHOLOGIES DE LA RAISON

CHAPITRE I. Une critique reconstructive de la société sous réserve généalogique. Sur l’idée de
« critique » dans l’École de Francfort
CHAPITRE II. Une physionomie de la forme de vie capitaliste. Une esquisse de la théorie
sociale d’Adorno
CHAPITRE III. Une dialectique restitutive. L’« Introduction » d’Adorno à la Dialectique
négative
CHAPITRE IV. Une reconstruction communicationnelle du passé. Sur la relation entre
anthropologie et philosophie de l’histoire chez Walter Benjamin
CHAPITRE V. Le sauvetage du sacré par la philosophie de l’histoire. Sur la « Critique de la
violence » de Benjamin
CHAPITRE VI. « Angoisse et politique ». Forces et faiblesses du diagnostic pathologique de
Franz Neumann
CHAPITRE VII. Démocratie et liberté intérieure. La contribution d’Alexander Mitscherlich à la
théorie critique de la société
CHAPITRE VIII. Dissonances de la raison communicationnelle. Albrecht Wellmer et la
Théorie critique
CHAPITRE IX. L’idiosyncrasie comme moyen de connaissance. La critique de la société à l’âge
de l’intellectuel normalisé

Deuxième partie
LES CONSÉQUENCES DE LA PSYCHANALYSE

CHAPITRE X. Le « Moi » dans le « Nous ». La reconnaissance comme force motrice du
groupe
CHAPITRE XI. Désarmer le réel. Les formes profanes de la consolation
CHAPITRE XII. S’approprier sa liberté. La conception freudienne de la relation individuelle à
soi

Troisième partie
FACETTES DE LA JUSTICE

CHAPITRE XIII. Le tissu de la justice. Sur les limites du procéduralisme contemporain
CHAPITRE XIV. La reconnaissance entre États. L’arrière-plan moral des relations
interétatiques
Ce que social veut dire est un ouvrage en deux volumes (tome I : Le déchirement du social ;
tome 2 : Les pathologies de la raison) composé pour le lectorat français.
Les textes qui en constituent les chapitres ordonnés, en accord avec l’auteur, sont extraits de
trois ouvrages d’Axel Honneth : Die zerrissene Welt des Sozialen. Sozialphilosophische
Aufsätze, 1990, deuxième édition, 1999 ; Pathologien der Vernunft. Geschichte und Gegenwart
der Kritischen Theorie, 2007 et Das Ich im Wir. Studien zur Anerkennungstheorie, 2010.
Ces trois ouvrages ont paru aux Éditions Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main/Berlin.
Le chapitre II est extrait de l’ouvrage du même auteur, Stationen einer Theorie der
Intersubjektivität, Suhrkamp, 2003.

Honneth, Axel (1949-)


Philosophie : philosophie politique ; Théorie critique ; contrat social ; individu ;
reconnaissance intersubjective.

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
© Suhrkamp Verlag, 1990 & 1999 ; 2007 ; 2010.
© Éditions Gallimard, 2013, pour l’édition française.
AXEL HONNETH
CE QUE SOCIAL VEUT DIRE
I. Le déchirement du social
TRADUIT DE L’ALLEMAND
PAR PIERRE RUSCH

Ce que social veut dire est un ouvrage en deux tomes, destiné au seul lecteur français. Il entend
permettre à ce dernier de comprendre, à travers quelque vingt-cinq textes échelonnés sur vingt ans,
l’évolution théorique d’Axel Honneth, représentant de la troisième génération de l’École de
Francfort.
Le premier volume (Le déchirement du social) rassemble les contributions dans lesquelles
Honneth, à travers la confrontation avec des auteurs classiques (Kant, Fichte, Hegel) ou
contemporains et la philosophie sociale (Sartre, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Castoriadis, Bourdieu,
Boltanski et Thévenot), précise les caractères constitutifs de la « lutte » sociale pour la
« reconnaissance ».
Le second (Les pathologies de la raison, à paraître) appliquera la théorie de la reconnaissance
au vaste domaine du diagnostic des injustices et des pathologies sociales (confrontations avec Adorno,
Benjamin, Neumann, Mitscherlich, Wellmer, mais aussi la psychanalyse et la théorie de la justice).
Ces deux aspects de l’évolution théorique — éclairer les causes des conflits sociaux et étudier
comment ils peuvent être justifiés et jugés sur le plan normatif — sont ici distingués en deux volumes
pour un souci de lecture, bien qu’ils se soient toujours chevauchés et mutuellement fécondés, dans un
projet global très précis : rapporter toute vie sociale au désir des sujets de valoir aux yeux de leurs
semblables comme des personnes à la fois dignes de considération et dotées d’une individualité
unique.
Ce qui exige que nous comprenions toujours les régulations centrales de la vie sociale comme des
ordres de la reconnaissance, mais aussi comme la manifestation sociale d’un devoir-être moral. Prises
ensemble, ces deux idées signifient également que la sociologie et la philosophie pratique ne peuvent
s’exercer indépendamment l’une de l’autre.
DU MÊME AUTEUR

LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE, Le Cerf, 2000 ; rééd. Gallimard, Folio Essais, n


° 576.
LA SOCIÉTÉ DU MÉPRIS. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006 ; nouv.
éd. La Découverte poche, 2008.
LA RÉIFICATION. Petit traité de Théorie critique, Gallimard, coll. NRF Essais, 2007.
LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ. Une réactualisation de la Philosophie du droit de
Hegel, La Découverte, 2008.
UN MONDE DE DÉCHIREMENTS, La Découverte, 2013.
Cette édition électronique du livre Ce que social veut dire d’Axel Honneth
a été réalisée le 23 septembre 2013 par Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070142965 - Numéro d’édition : 256341).
Code Sodis : N56708 - ISBN : 9782072498084.
Numéro d’édition : 256342.

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