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Logique du temps

Bruno Gnassounou
2021-22

1 Point de départ : deux arguments célèbres dans


l’Antiquité
1.1 L’argument dominateur
« Voici [. . .] les points à partir desquels on pose l’argument Dominateur : il y
a, pour ces trois propositions, un conflit entre deux quelconques d’entre elles et la
troisième : « Toute proposition vraie concernant le passé est nécessaire. L’impossible
ne suit pas logiquement du possible. Il y a au moins un possible qui n’est pas actuelle-
ment vrai et ne le sera pas. » Diodore ayant aperçu ce conflit, utilisa la vraisemblance
des deux premières pour prouver celle-ci : « Rien n’est possible qui actuellement ne
soit pas vrai, et ne le sera jamais non plus à l’avenir ». Un autre, dans les deux
propositions à conserver, gardera ces deux-ci : « il y a un possible qui n’est pas ac-
tuellement vrai et ne le sera pas ; l’impossible ne suit pas logiquement du possible » ;
mais alors il n’est pas exact de dire que toute proposition concernant le passé est
nécessaire [. . .]. D’autres admettent les deux autres propositions : « Il y a un possible
qui n’est pas actuellement vrai et ne le sera pas ; toute proposition vraie portant sur
le passé est nécessaire » ; mais alors l’impossible suit logiquement du possible. Mais
il n’y a pas moyen de conserver les trois propositions à la fois, parce qu’il y a dans
tous les cas conflit entre l’une et les deux autres. »

EPICTETE, Entretiens, II, 19, 1-5.

1.2 L’argument des futurs contingents : la bataille navale


« Que ce qui est soit, quand il est, et que ce qui n’est pas ne soit pas, quand il
n’est pas, voilà qui est vraiment nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que tout ce qui

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est doive nécessairement exister, et que tout ce qui n’est pas doive nécessairement
ne pas exister ; car ce n’est pas la même chose de dire que tout être, quand il est, est
nécessairement, et de dire, d’une manière absolue, qu’il est nécessairement. – C’est
la même distinction qui s’applique aux propositions contradictoires. Chaque chose,
nécessairement, est ou n’est pas, sera ou ne sera pas, et cependant si on envisage
séparément ces alternatives, on ne peut pas dire laquelle des deux est nécessaire. Je
prends un exemple. Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y
en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas
plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas
demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. Et puisque les propositions sont
vraies en tant qu’elles se conforment aux choses mêmes, il en résulte évidemment
que si ces dernières se comportent d’une manière indéterminée et sont en puissance
de contraires, il en sera nécessairement de même pour les propositions contradic-
toires correspondantes. C’est bien là ce qui se passe pour les êtres qui n’existent
pas toujours ou qui ne sont pas toujours non existants. Il faut alors nécessairement
que l’une des deux propositions contradictoires soit vraie et l’autre fausse, mais ce
n’est pas forcément celle-ci plutôt que celle-là : en fait, c’est n’importe laquelle, et
bien que l’une soit vraisemblablement plus vraie que l’autre, elle n’est pas pour le
moment vraie ou fausse. Par suite, il n’est évidemment pas nécessaire que de deux
propositions opposées entre elles comme l’affirmation et la négation, l’une soit vraie
et l’autre fausse. En effet, ce n’est pas à la manière des choses qui existent que se
comportent celles qui, n’existant pas encore, sont seulement en puissance d’être ou
de ne pas être, mais c’est de la façon que nous venons d’expliquer. »

Aristote, De l’Interprétation, chap. 9, Traduction de J. Tricot, Vrin, 1994, pp.


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2 Logique polymodale
Remarquons : (1) nous avons interprété les modalités en termes de monde pos-
sibles ; (2) nous nous sommes restreints à utiliser un seul opérateur modal, l’opérateur
de nécessité, qui, par l’usage de la négation, permettait d’en définir un deuxième,
l’opérateur de possibilité (♦p =df ¬¬p), qu’on appelle le « dual » de l’opérateur de
nécessité. Mais on peut relâcher cette double condition.

Tout d’abord, pourquoi ne pas interpréter les éléments de W comme des instants
du temps, notés tn , et pourquoi ne pas interpréter la relation R comme une relation
entre ces instants tn ? On interprétera autrement la formule p. Elle signifie désormais

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que, en un instant t, p est vrai à tout instant t0 qui est en relation avec t, pour t, t0 ∈
W . On peut interpréter la relation d’accessibilité comme la relation de postériorité
temporelle. p signifie alors que p sera toujours vrai. Dans ce cas, au lieu du symbole
, on utilise plutôt le symbole « G », et on écrit : Gp. On définit, grâce à la négation,
l’opérateur dual, signifiant qu’il n’est pas vrai que p sera toujours faux, c’est-à-
dire : « Il sera vrai que p ». On utilise le symbole F , plutôt que ♦, pour ce faire :
F p =df ¬G¬p. En d’autres termes, de même que « ♦p est vrai dans le monde w »
signifie qu’il existe un monde possible w0 , accessible à w, où p est vrai, de même « F p
est vraie au temps t » signifie qu’il existe au moins un instant t0 , postérieur à t, où
p est vrai.
Mais en second lieu, nous voudrions sûrement pouvoir représenter des propositions
dont la vérité est passée, et non seulement future. Du point de vue sémantique cela
signifie que, sur le même ensemble d’instants W , nous voudrions définir une seconde
relation entre les instants qui représentera la relation d’antériorité. En le faisant,
nous pourrons dire qu’une proposition a toujours été vraie dans le passé, ce que l’on
notera Hp. Le dual de l’opérateur H est noté P , de sorte que P p pourra être lu
comme « il a été le cas dans le passé que p ». Hp est vrai en un instant t ssi p est
vrai à tous les instants t0 antérieurs à t. Et P p est vrai à un instant t, s’il existe
au moins un instant t0 antérieur à t où p est vrai. Comme cette logique comprend
deux opérateurs (avec leurs opérateurs duals), on a affaire à un exemple de logique
« polymodale » ou peut-être mieux « plurimodale ».
Une fois le langage de ce qu’on appelle « la logique des temps » (tense logic) mis en
place, on peut exprimer certaines formules intéressantes, par exemple : P ϕ ⇒ GP ϕ.
En d’autres termes : « tout ce qui est arrivé sera désormais toujours arrivé », ce qui
semble une vérité générale à propos du temps, quelle que soit la manière dont on le
conçoit.

Quelques temps grammaticaux :

P ϕ correspond à « ϕ a été le cas »


F ϕ correspond à « ϕ sera le cas »
P P ϕ correspond à « ϕ avait été le cas »
F P ϕ correspond à « ϕ aura été le cas »
P F ϕ correspond à « ϕ allait être le cas »

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3 Sémantique pour la logique temporelle minimale
On peut construire de la façon suivante notre sémantique. On se donne une in-
terprétation sous forme d’un triplet hW, {R, S}, vi, où

– W est un ensemble d’instant tn

– l’ensemble {R, S} est un couple de relations définies sur l’ensemble de W , où


l’interprétation naturelle de tRt0 est que t précède t0 (t0 est postérieur à t) et celle de
tSt0 est que t succède à t0 (t0 est antérieur à t) :

– v est une valuation.

On se donnera les règles d’évaluation suivantes :

vt (Gp) = 1 ssi pour tout instant t0 tel que tRt0 , vt0 (p) = 1
vt (F p) = 1 ss’il existe un temps t0 tel que tRt0 et vt0 (p) = 1
vt (Hp) = 1 ssi pour tout instant t0 tel que tSt0 , vt0 (p) = 1
vt (P p) = 1 ss’il existe un temps t0 tel que tSt0 et vt0 (p) = 1

En réalité, dans les logiques temporelles, on pose que la relation S qui représente la
relation d’antériorité est exactement la relation converse de la relation de postériorité
R. En d’autres termes, si on a ti Rtj , alors on a tj Sti , et inversement ; ce qui revient
à dire que, si un premier instant est postérieur à un second instant, alors ce second
instant est antérieur au premier instant : ti Rtj est équivalent à tj Rti . La formule veut
donc aussi bien dire que t0 est postérieur à t, que t est antérieur à t0 . C’est pourquoi
on peut se contenter des règles d’évaluation suivantes, plus naturelles, avec la seule
relation R :

vt (Gp) = 1 ssi pour tout instant t0 tel que tRt0 , vt0 (p) = 1
vt (F p) = 1 ss’il existe un temps t0 tel que tRt0 et vt0 (p) = 1
vt (Hp) = 1 ssi pour tout instant t0 tel que t0 Rt, vt0 (p) = 1
vt (P p) = 1 ss’il existe un temps t0 tel que t0 Rt et vt0 (p) = 1

Exemple. On construit l’interprétation I suivante :

W = {t0 , t1 , t2 , t3 , t4 }

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R = {(t0 ; t1 ), (t1 ; t2 ), (t2 ; t3 ), (t3 ; t4 ), (t0 ; t4 ), (t1 ; t3 )}

vt0 (p) = vt1 (p) = vt2 (p) = vt3 (p) = vt4 (p) = 1
vt0 (q) = vt3 (q) = 1 et vt1 (q) = vt2 (q) = vt4 (q) = 0.

On peut représenter ainsi cette interprétation :

p p p p p
t0 t1 t2 t3 t4
q ¬q ¬q q ¬q

Quand aucune condition n’est imposée à la relation R (ou aux relations R et S,


ce qui revient au même), alors nous obtenons la logique modale la plus faible, que,
par analogie avec la dénomination de la logique K, on appelle « Kt », dite « logique
temporelle minimale ».
On montre que la formule : P p ⇒ GP p est valide dans l’interprétation précé-
dente, c’est-à-dire vraie à tous les instants de cette interprétation. Par exemple, elle
est vraie en t1 . Preuve : P p est vrai en t1 , puisqu’il existe en un instant antérieur
à t1 , à savoir t0 , où p est vraie. GP p est vraie en t1 , ssi P p est vraie à tout instant
postérieur à t1 . Il existe deux instants postérieurs à t1 , à savoir t2 et t3 . Or P p est
vraie en t2 , puisqu’il existe un instant antérieur à t2 où p est vraie, à savoir t1 . Et P p
est vraie en t3 , puisqu’il existe un instant antérieur à t3 où p est vraie, à savoir t1 .
Puisque son antécédent et son conséquent sont vrais en t1 , la formule est P p ⇒ GP p
est elle-même vraie en t1 . CQFD

. Exercices :

La formule P q ⇒ GP q est-elle vraie en t1 ? En t2 ?

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3.1 Axiomatisation de Kt
On peut axiomatiser « Kt », en ajoutant au calcul des propositions, les axiomes
et règles suivants :

– KG : G(p ⇒ q) ⇒ (Gp ⇒ Gq)


« Tout ce qui suivra toujours de ce qui sera toujours sera lui-même toujours », c’est-
à-dire : supposons que quelque chose, p, sera toujours le cas (Gp), et supposons que ce
quelque chose p impliquera toujours un autre fait, q (formellement : G(p ⇒ q)), alors
cet autre fait, q, sera aussi toujours le cas (Gq). Il s’agit du correspondant, en logique
des temps pour l’opérateur G, de l’axiome K de la logique modale pour l’opérateur .

– KH : H(p ⇒ q) ⇒ (Hp ⇒ Hq)


« Tout ce qui a toujours suivi de ce qui a toujours été a lui-même toujours été ».
C’est structurellement le même axiome que KG , mais pour le passé.

– GP : p ⇒ GP p
« Ce qui est aura toujours été »

– HF : p ⇒ HF p
« Si quelque chose est le cas, alors pour tout moment du passé, il était vrai que ce
serait le cas plus tard »

– La règle de substitution uniforme


– Règle de nécessitation temporelle 1 (NG ) : si ` ϕ, alors ` Gϕ
– Règle de nécessitation temporelle 2 (NH ) : si ` ϕ, alors ` Hϕ

Les deux premières règles KH et KG sont les analogues de l’axiome K pour les
opérateurs H et G, comme le sont les deux règles de nécessitation temporelle NG et
NH par rapport à la règle de nécessitation dans K.
Les deux axiomes GP et GH assurent que les opérateurs H et G correspondent à
des relations temporelles converses. On peut ainsi montrer que si l’on suppose qu’un
cadre temporel quelconque est tel que l’une de ses relations et la converse de l’autre,
alors ces deux formules sont valides dans ces cadres, et inversement.

Enfin, on démontre que le système axiomatique Kt est consistant et complet par


rapport à notre sémantique. Comme on n’avait mis aucune condition sur la nature
des relations d’accessibilité (sinon leur complémentarité (= le fait qu’elles soient
converses)), les théorèmes de Kt expriment les propriétés des opérateurs temporels

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qui ne dépendent d’aucune présupposition particulière sur la nature de la relation
d’antériorité (ou de postérité) temporelle.

3.2 D’autres systèmes de logique des temps


On peut se donner d’autres logiques temporelles en ajoutant à Kt d’autres axiomes
(du point de vue syntaxique) ou en imposant des conditions supplémentaires sur la
relation R (ou R et S) (du point de vue sémantique). Voici les différentes conditions
que l’on peut imposer et leurs traductions axiomatiques :

Réflexivité (REF) : Gp ⇒ p ou Hp ⇒ p ou ⇒ F p ou p ⇒ P p
Transitivité (TRANS) : Gp ⇒ GGp ou Hp ⇒ HHp ou F F p ⇒ F p, P P p ⇒ P p
Linéarité dans le futur (LINF) : P F p ⇒ (P p ∨ p ∨ F p)
Linéarité dans le passé (LINP) : F P p ⇒ (P p ∨ p ∨ F p)
Linéarité (LIN) : (F P p ∨ P F p) ⇒ (P p ∨ p ∨ F p)
Pas de commencement (NONC) : Hp ⇒ P p
Pas de fin (NONF) : Gp ⇒ F p
Densité (DENS) : GGp ⇒ Gp ou F p ⇒ F F p
Induction vers le futur (INDG ) : F p ∧ G(p ⇒ F p) ⇒ GF p
Induction vers le passé (INDH ) : P p ∧ H(p ⇒ P p) ⇒ HP p
Bon ordre (BO) : H(Hp ⇒ p) ⇒ Hp)
Complétude de Dedekind pour le futur (DEDEF) : F Gp∧F ¬p ⇒ F (Gq ∧¬P Gp)
Complétude de Dedekind pour le passé (DEDEP) : P Hp∧P ¬q ⇒ P (Hq∧¬F Hp)

On peut en fonction des combinaisons d’axiomes choisies (et donc des classes de
cadres qui correspondent) construire les logiques temporelles suivantes :

Logiques Axiomes
Kt KG + KH + GP + GH
S4t Kt + REF + TRANS
Lt Kt + TRANS + LIN
Nt Lt + NONF + INDG + BO
Zt Lt + NONC + NONF + INDG + INDH
Qt Lt + NONC + NONF + DENS
Rt Lt + NONC + NONF + DENS + DEDEF+ DEDEP

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