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le faire. Le deuxiéme probleme est, me semble-til, au moins aussi fondamental pour Musil que le premier; et est un point qu'il ne faut jamais perdre de vue, si on veut avoir une chance dle comprendre son message. La deuxiéme remarque que je voudrais faire est que, con- trairement 4 V'impression qu'il pourrait donner par moments, ce travail ne reléve pas vraiment de V'analyse des sources et des influences. Les spécialistes de Musil sont certainement d’ores et gj en mesure den dire beaucoup plus que je n’ai éé capable de le faire dans ce livre a propos de ce qu'il avait ou n’avait pas lu sur les questions qui y sont traitées et de la maniére dont il a utilisé ses lectures. Certains des textes scientifiques et philosophiques auxquels je me suis référé, en particulier pour tout ce qui touche a la question du hasard et des probabilités, sont des textes que Musil avait lus, d’autres des textes qu'il aurait pu lire, d’autres, enfin, des textes qu’il n’avait certainement pas lus. Mon but n’était pas de fournir une contribution érudite a la discussion ou a la décision de questions de cette sorte, mais, plus modestement, d’apporter un éclairage la fois interne et externe, que jespére relativement nouveau, sur un aspect qui a depuis longtemps éé reconnu comme essentiel, mais pas suff- isamment exploré jusqu’ici, de la problématique de L'Homme sans qualités. Enfin, il va sans dire, mais je tiens néanmoins a le souligner explicitement, que cet essai, qui peut étre considéré comme une petite contribution philosophique personnelle a la célébration du cinquantenaire de la mort de Musil, ne constitue qu’une esquisse du travail beaucoup plus ambitieux et plus important qui devrait étre fait pour clarifier complétement la position de Pauteur de L'Homme sans quatités sur les problémes difficiles et complexes qui vont étre abordés. Septembre 1992 INTRODUCTION son Comme une goutte deat dans un nuage Robert Must, HSQ. I, p. 328, Robert Musil est décédé subitement a Genéve le 15 avril 1942, Cette année est donc celle du cinquantiéme anniversaire de la disparition d’un écrivain qui est mort en exil en laissant inachevé ‘un roman que tout le monde s'accorde 4 considérer en principe, sinon en pratique, comme une des oeuvres majeures de la littera- ture du vingtiéme siécle. Ce qui rend encore plus désespérante la question souvent discutée de savoir s'il y avait ou non dans la nature du roman lu-méme quelque chose qui le rendait intrin- sequerrent impossible & achever est le fait qu’en dépit des diff cultés matérielles et morales considérables qu'il a connues dans les demnieres années de sa vie et de la lenteur désespérante avec laquelle il progressait dans la rédaction (trois pas en avant, deux pas en arriére, écritil en 1942, et quelquefois aussi l'inverse), Musil lui-méme était, d’aprés sa femme, persuadé, au moins & certains moments, d’avoir du temps devant lui (une vingtaine d’années au bas mot) et de pouvoir, par conséquent, prendre son temps, de réussir a en terminer un jour avec la rédaction de L'Homme sans qualités et méme d’avoir la possi ensuite divers autres projets. Cela ne me semble pas nécessaire- ment incompatible avec ce que dit Adolf Frisé, qui estime, pour sa pars, que les essais et les expériences que Musil a multipliés dans les directions les plus diverses et recommencés ind ‘ment pour tenter de venir & bout du roman «I’ont tout de méme pour fiir fatigué, épuisé, qu’ils ont dévoré sa force" Latteur de LHomme sans qualités était tuiméme sans illusion sur le genre de «succes» dont il a bénéficié de son vivant ou 11, Adolf Frist, -Unvollendetunvollendbar ? Uberlegungen zum Torso des Mann dine Eigenschaftens (1978-1980), in Plaidayer fir Robert Musil, Rowohlt ‘Taschenbuch Verlag, Reinbek bei Hamburg, 1980, p. 187. ~27- it espérer dans un avenir proche. Il était conscient @appartenir 4 la catégorie des écrivains réputés, et cependant condamnés A rester largement inconnus, ceux pour qui «tre célébre» veut dire essentiellement «étre supposé I'étre». «Il y a, artil écrit, deux especes fondamentalement différentes de gens célébres: ceux que l'on connait et ceux que l'on est censé con- naitre. La célébrité des uns résulte des inclinations naturelles, celle des autres des exigences de la culture. L’un se débite au cabaret, l'autre n'est délivré que sur ordonnance @ la pharma- ie. L'idéal, qui serait que les deux deviennent un, se site & une distance infinie. Afin de devancer en quelque sorte la nature, et également pour enlever a la culture ce qu'elle a de dogmatique, ills'est donc formé V'habitude d’écrire sur les gens célebres de la deuxiéme espéce comme siils étaient réellement conus. C’est une technique amicale et efficace. Mais elle n’en rappelle pas moins les tournures de langage un peu pénibles qui sont util- isées en société lorsqu’on présente un étranger illustre. Elles consistent a dire “Je n’ai pas besoin de vous dire d’abord qui est Monsieur X” ou quelque chose de semblable et constituent le signe le plus stir que le destinataire n’a pas la moindre idée de ce dont on lui parle, Mais dans la société on fait savoir au moins discrétement par la suite qui est réellement quelqu’un; sur le chemin de la célébrité, c'est une chose dont on se dispense la plupart du temps» (Tb, Il, p. 1211-1212). La différence entre les deux espaces de célébrités est celle des gens qui sont le plus sou- vent nommés et de ceux qui sont le plus honorés, de ceux qui sont trop fameux ou facheusement célébres (beriichtigt) et de ceux qui ne sont que célebres (beriihmt) ou encore de ceux qui sont en vogue et de ceux qui sont simplement en renom. Musil note que: «Le fait que l'on confonde aujourd'hui les deux choses, que les gens renommés aimeraient étre facheusement célebres et que les gens facheusement célébres soient renom- més, cela reléve de la perte du concept de culture. De cette perte relévent par conséquent aussi bien I'admiration pour les escrocs que les nombres d’exemplaires élevés ou d'autres choses du méme genre» (ibid, p. 1211). Le probléme est, selon Musil, qu’a ce jeu, qui est supposé étre celui de la démocratie, il n’est resté pour le moment, en fait de vraies réputations, que les répu- tations douteuses, que les auteurs tristement réputés qui étaient célébres le sont demeurés et que les gens célébres ont disparu. Tl faudrait, bien entendu, ajouter, pour étre complet, que la célébrité au premier sens peut aujourd'hui parfaitement étre ~28- construite précisément sur le théme de la perte désastreuse duu concept de culture et sur un programme de restauration de la (vraie) culture. On peut songer ici a la maniére dont Musil explique la célébrité d’Arnheim (Rathenau) dans L’Homme sans qualité «Une ou deux fois I’an, il se retirait dans ses terres pour y coucher sur le papier les expériences de sa vie intellectuelle. Ces livres, ces essais, dont la liste était défi imposante, étaient tres recherchés, atteignaient de gros tirages et étaient traduits en plusicurs langues: si I’on ne fait pas confiance & un médecin malade, on pense qu'il doit bien y avoir du vrai dans ce que dit un homme qui a si bien su prendre soin de lui-méme. C’était la premigre cause de la célébrité d’Arnheim» (HSQ, I, 228). Musil suggére que les livres d’Arnheim ont du succes non pas parce qu'ils sont réussis, mais a cause de la réussite éclatante dont Vhomme qui les a écrits a donné par ailleurs l'exemple. (La pro- portion de succés qui s’expliquent essentiellement de cette facon semble malheureusement avoir augmenté dans des pro- portions considérables depuis l'époque ou il écrivait.) Inversement, les ouvrages de quelqu'un dont c'est le métier décrire et qui est aussi incapable que était Musil lueméme de stoccuzer correctement de ses propres affaires n’ont que trés peu de chances d’étre lus. ‘Une autre cause, également intéressante pour quelqu'un qui considére les choses du point de vue actuel, de la célébrité d’Arnheim est, selon Musil, le fait que, «s'il est certain qu'une vie d’homme n'est pas de trop pour se consacrer a l'étude de activité rénale, il n’en arrive pas moins des moments, qu'on pourrait appeler humanistes, ot I’on se voit obligé de rappeler quels rapports unissent les reins a l'ensemble de la nation» et que, dans ces momentsla, le spécialiste, qui tient & montrer qu'il est pas un simple érudit, mais un esprit ouvert aux problémes de l'avenir, «ne peut en donner de meilleure preuve qu'en faisant allusion a des écrits dont la connaissance non seulement vous fait honneur, mais encore vous en promet pour l'avenir, ‘comme une action en hausse» (HSQ, I, p. 228, 229). Il y a done beaucoup plus de chances pour qu'un scientifique qui veut manifester son intérét pour les problémes de tout le monde cite un auteur comme Arnheim, plutét que quelqu'un comme Musil, qui ne partage pas Phostilité et la méfiance de rigueur enversles spécialistes, se comporte dans son propre travail d'une facon qui n'est pas tres différente de la leur et n'est, somme = 29- toute, pas suffisamment «humaniste», au sens exigé, pour répondre a la demande de lépoque. Il n'y a pas lieu de s'appesantir ici davantage sur la situation paradoxale d’un écrivain qui a souffert, plus que d'autres, de ne pas étre célébre au premier des deux sens qu’il distingue, alors ‘quill avait en méme temps une tendance caractéristique & consi érer que toute réputation en ce sensi ne peut pas ne pas étre aujourd'hui une réputation plus ou moins suspecte et ne devrait donc pas étre recherchée. Comme en témoigne exemple si remarquable de ses relations ambivalentes avec Thomas Mann", qu'il a utilisé, en plus de Rathenau, pour composer le person- nage du «grand écrivain» et au nom duquel il considérait par moments presque comme un affront de voir associé réguliere- ment le sien par la critique, Musil pense que le grand écrivain «aujourd’hui est un phénoméne de société qui est & mettre sur le méme plan que l'avnement de la grande industrie, du grand commerce et des grandes guerres". Il correspond & une relation, nouvelle de esprit avec la grandeur et avec les grandes choses, 12, Sur ce point, ef Karl Comino, Role Musil ~ Thomas Mann, Bin Dialog Verlag Gainther Neske, Pfallingen, 1971. ‘Gomme tous les autres personnages du roman, Arnheim est supposé représenter un ype d’homme earactérstique de notre époque: «Le re du Grand écrivain ne renvoie pas tant & une personne définie qu'il ne représente une fig ure sur Péchiquier socal, soumise& la regle du jew et aux obligations que époque a crééess (HSQ, I, p.514). On n’auraitaucune diffculté a wouver dans le monde intellectsel qui est le ndtre les ingrédients partir desquels composer ‘Arnheim. «aujourd'hui, sion se souvient qu'il devrait, entre autres choses, réaliser la yn- thése de l'me et de Tentreprise (Musil dit, de ime et des affaires ou de ame etde l'économie), dont on célébre depuis quelque temps la grande réconcilia tion, étre capable de parler d peu prés n‘importe quelle question de la facon toujours un peu approximative et inexacte qui ne peut alter et géner que les ‘mais spécialstes,apporter la manipulation des grandes idées vagues etka dit ‘esion des grands problemes métaphysiques le sérieux que confére la répuration bien établie d’éure un penseur scientifique et rigoureux et réussir & surmonter ‘mieux que tous les autres la dificulté qui tient au fait que «si Yon peut, dans la vie incellectuelle, agir en commergant, une vieille tradition vous oblige encore & parler en idéaliste» (iid, p.516). On remarquera qu'un aspect important ce la sit- ‘ation du Grandcrivain d'ayjourd'hui est qu'en dépit de son omniprésence sur lascéne intellectuelle et médiatique il doit utiliser toutes les ressources que hu offre la publicité pour établir et renforcer sa postion de penser marginal, incom pris et méme, si posible, persécuté. C'est un des moyens qu'a trounés notre Epoque pour résoudre le probléme de la synthése que doit réaliser le grand esprit entre importance personnelle et ce que Musil appelle (en faisant allusion aux per- sonnages, en eux-mémes pas forcément ts reluisants, auxquels ! Europe est ~30- qui sexprime justement dans ce que l'on peut appeler une sorte de grande industrie de esprit. «Il faut avoir de T'nfluence tout, ‘court avant de pouvoir en avoir une bonne; ce principe est 4 la ase de toutes les existences de Grands (HSQ, I, p. 300). Mais il n’en souligne pas moins avec la méme insistance que le support et le garant de la stabilité, Thomme moyen et ce qu'il représente méritent, en raison de leur importance, au moins autant de comprehension et de con- sidération que d’hostilité. Liironie avec laquelle l’écrivain est obligé de traiter le point de vue, les aspirations et les idéaux de la moyenne ne l'autorise done en aucun cas a ignorer celle-ci et encore moins 4 la mépriser. (De facon générale, Musil pense que le romancier ne doit pas décrire de personnages pour esquels il éprouverait simplement de la haine ou du mépris; et meme les personnages a premiére vue les plus antipathiques de "Homme sans qualités ne sont jamais jugés et utilises par lui de cette facon purement négative.) Ce qu'il reproche 8 Thomas Mann est son conservatisme foncier. Mais il admet lui-méme que le probleme n'est pas de savoir si 'on doit vouloir ou non con- server une moyenne et une normalité quelconques, il est de trouver la bonne facon (la fagon moralement créatrice) d'etre conservateur; et ce n'est pas, selon lui, celle de Thomas Mann. «Etre conservateur n'est admissible, écritil, que si l'on est créa- teur» (Tb, I, p. 541;J. 2, p. 24). oo Le probléme de ses rapports avec Thomas Mann l'améne a demander, justement, pourquoi les idées d'une personnalité puissante et absolument singuliére (en loccurrence, Niewsche) agissent de facon si différente sur des individus différents (si moyenne», pourrait-on dire, et si typiquement orientée dans le sens d'un retour rapide a 'équilibre, dans le cas de Mann) «Action d’un grand homme: la fagon dont Niewsche a agi sur —34- moi (La tendance dissipative réside dans I’élément personnel. Biologiquement les choses sont également ainsi. Modifier la position de l’élément personnel?) et d'une autre facon sur ‘Th{omas] Mann, et d’une autre fagon sur K[urt] Hiller. Les meilleurs disciples sont des ennemis. Le seraientils également s'il s'ajoutait une influence intensive, personnelle? ete Questons sociologiques importantes, dont dépendent beaucoup autres choses» (Tb, Il, p. 251;], 1, p. 313). Dans L’'Homme sans qualités, le personnage de Clarisse fournit Vexemple de quelqu’un qui essaie, de fagon caricaturale et absurde, de vivre selon les idées et les préceptes de Nietzsche. Mais Musil note, & propos du cas d’Alice Donath (Charlemont), qui lui a servi, en occurrence, de modele, qu'il y a peutétre dans ss ridicules le méme sérieux pour lequel Nieusche a sim- plement trouvé les expressions non ridicules» (Tb, I, p. 251; J, 1, p. 318). Walter, son mari, est convaincu, en tout cas, que Clarisse, qui croit dur comme fer au génie, bien qu'elle n’ait jamais su exactement ce que peut étre la génialité, appartient elle-méme @ une catégorie qui a quelque chose a voir avec ce que l'on entend habituellement par le «génie»: «A l’étre en train de se figer qu'il devinait en lui, le genie paraissait appar- ice qui fermente, a ce qui n'a pas achevé sa fermentation, mple écume, peut-étre. En Clarisse, il reconnaissait avec envie improbable, la variation de l'espéce frémissant autour d'une valeur moyenne, la créature qui marche avec la foule, mais en avant d’elle et en méme temps égarée, ainsi que la notion de génie le suppose» (HSQ, II, p. 858-859). Ulrich n'a évidemment pas ce genre de naiveté a l’égard de ssant, C'est justement parce que la frontiére qui passe entre Pimprobabilité 4 laquelle on peut attacher le pressentiment encore vague de la nouveauté radicale qui est peutétre en gestation et limprobabil- ité simplement déviante, entre le génie et la bétise, entre la marginalité d’oi peut sortir un jour ordre nouveau et le pur et simple égarement ou entre Phéroisme authentique et la simple exaltation hystérique, est beaucoup plus imprécise qu'on ne le croit genéralement, Entre ’extrémisme de Nietzsche et celui de sa disciple, il n'y a peutétre justement que la différence qui existe entre quelqu’un qui propose pour la premigre fois une idée révolutionnaire et quelqu’un qui est simplement assez «anormal» pour estimer que les idées philosophiques doivent pouvoir étre prises au sérieux et méme éventuellement réalisées, ~35- et décider, pour sa part, de prendre réellement au sérieux celles de Niewsche Les considérations de Musil sur le théme de I'«esprit» dans L'Homme sans qualités sont dominées par le probleme de son origine, de sa disparition et réapparition périodiques, de la maniére dont se distribuent et se neutralisent progressivement ses effets et des uaces importantes ou, au contraire, impercepti- bles et insignifiantes que peut laisser son passage. Si l'esprit auquel on songe est celui que l'on est censé pouvoir acquérir en lisant les poétes, en étudiant les philosophes, en achetant des tableaux, etc., la question qui se pose & son sujet est la suivante: Si l'on songe a la maniére dont I’impulsion spirituelle émanant de Vaeuvre de Nietzsche est passée a travers un in vidu que sa constitution psychique et probablement, en fin de compte, corporelle rendait particuliérement réceptif, comme C'est le cas de Clarisse, on voit que, contrairement a ce qui se passe d’ordinaire avec les gens pour qui les idées ne sont jamais que des idées, qu'il serait un peu ridicule de chercher a réaliser, elle a suscité chez elle un ébranlement important et méme fo: damental. Mais celui-ci ressemble avant tout a une sorte d'excés maladif, de convulsion insignifiante, aussi improductive dans son genre que le phénomene général de dissémination et de dis- sipation inéluctable dont sont réguligrement victimes les con- {quétes les plus remarquables de lesprit. Ce qui aurait de quoi nous angoisser, si nous réussissions & en savoir davantage sur ce qu'est au juste l'esprit, est que nous découvririons peurétre qu'il ~36- ressemble avant tout 4 une sorte de masse fluetuante complete- ment anonyme et impersonnelle, agitée de soubresauts et de mouvements divers que nous ne contrélons pour ainsi dire pas et dont le comportement obéit 4 des principes qui agissent pour essentiel en dehors des individus sur lesquels elle se trouve a un moment donné répartie et qui ne sont peutétre guere dif- férents de ceux que l'on désigne en physique du nom de principes de la conservation et de la dégradation de I'énergie. Tout semble indiquer qu'il y a, par exemple, des «lois de conser- vation de la matiere intellectuelle», dont Pune dit que, plus le sujet traité est respectable et éminent, plus il peut s’accom- moder d'un discours qui, dans n’importe quel autre cas, sem- blerait parfaitement creux et insipide: «Les propos des person- nalités haut placées et de grande influence sont ordinairement plus creux que les ndtres. Les pensées qui sont en relation parti- culigrement étroite avec des sujets particuligrement respectables sont telles ordinairement que, sans ce privilege, elles passeraient pour tout a fait arriérées» (HSQ, I, p. 47). Il faut, en outre, tenir compte du fait troublant que, comme le remarque Musil, Ta masse totale de esprit, telle qu'elle se présente a un moment quelconque, si on pouvait l'imaginer concentrée dans un seul individu, ne pourrait guére donner une autre impression que celle de Vimbécillité ou de la folie caractérisée. On peut sans doute expliquer bien des choses en constatant, comme le fait Ulrich (HSQ, I, p. 184), que, bien qu’il existe probablement en, quantité suffisante, esprit lui-méme n'a pas d’esprit et, bien entencu, encore moins d’me. On a envie de dire de esprit qu’il est, paradoxalement, sans principes et méme, d’une certaine facon, sans foi ni loi. Il est, comme le dit Musil, I'«opportuniste par excellence» (der grosse Jenachdem-Macher). Ce qu’il fait n’obéit, si l'on peut dire, & ‘aucune inspiration fondamentale, ne semble dirigé par aucune force ou impulsion centrale et ne converge vers aucun but que Von paisse reconnaitre. I produit du sens localem quantité prodigieuse; mais l'addition ne correspond & rien que Yon puisse appeler un sens global. I! réalise des progrés consid- érables et quelquefois spectaculaires dans les domaines les plus divers; mais le résultat total ressemble de moins en moins a une chose qui pourrait étre percue comme un progrés de l’ensem- ble. Ses performances les plus remarquables sont de plus en plus difficiles a distinguer de celles du sportif ou meme du cheval de course dont Ulrich découvre avec étonnement qu'il oo peut, lui aussi, revendiquer une forme de génialité, ce qui fait qu’on ne sait pas si, au licu de «découverte géniale», on ne devrait pas shabituer d’ores et déja a dire plutot «exploit» ou «record». II n'est done pas exagéré de dire que ce qui manque le plus aux tentatives, aux succes et aux triomphes de lesprit est effectivement l'esprit lui-méme et que c'est probablement de cela qu'il finira par périr: ‘Tout progrés constitue un gain de détail, mais une coupure dans Pensemble ; c'est un accroissement de puissance qui débouche dans un progressif accroissement d'impuissance, et c'est une chose & quoi I’on ne peut rien, Cela rappela a Ulrich ce corps de faits et de découvertes, grossissant presque d’heure en heure, dont lesprit est contraint de détourner ses regards sil veut examiner avec préci- sion quelque probleme que ce soit. Ce corps grossit en s‘éloignant de I'étre intérieur. D'innombrables conceptions, opinions, systémes provenant de toutes les régions du monde et de toutes les époques, de toutes les especes de cerveaux, sains ou malades, en état de veille ou de réve, ont beau le sillonner comme des milliers de petits cor dons nerveux, il manque le centre oit ses rayons pourraient con- verger. L’homme se sent menacé de reproduire le destin de ces races d'animaux géants de la préhistoire, qui sont morts de leur ‘grandeur méme; mais il ne peut pas abdiquer. (SQ, I, p. 183-184). Crest ce qui explique la cruelle déconvenue du général Stumm qui, en bon militaire épris de logique, dont on peut dire quill exerce avec un sérieux comique ses fonctions de préposé aux relations avec esprit civil et a méme tendance a surestimer quelque peu l'importance de la pensée, cherche a «metre de ordre dans l'esprit civil» et s’efforce méme de dresser une sorte de «registre cadastral de la culture moderne» (HSQ, 1, p. 445) ou de cartographie des opérations en cours sur le terrain de esprit. La conclusion 4 laquelle il aboutit et qui, en meme temps, lui semble trop incroyable pour pouvoir étre admise est qu'«il est impossible d’en tirer ni un plan de communications convenable, ni une ligne de démarcation, ni quoi que ce soit, et toute laffaire se révéle, sauf votre respect (il est vrai d'autre part que je me refuse a le croire), ce que n'importe lequel de nos supérieurs appelerait un beau bordel!» (ibid., p. 447). L’esprit est, diton en termes plus chatiés, comme le vent, qui souffle of il veut et quand il veut, et non pas od et quand nous voudrions. Comme beaucoup d'autres auteurs de son époque, Musil a utik isé librement, pour tenter de comprendre la maniére dont se age produisent et évoluent les phénoménes & premiére vue insaisiss- ables, imprévisibles et incontrdtables auxquels il donne lieu, le désordre extréme et 'ordre remarquable qui s'y manifestent selon les moments, les avancées et les régressions spectaculaires, les périodes de stagnation, les effondrements et les catastrophes qu'il connait, des concepts empruntés a des théories scien- tifiques, en particulier physiques, diverses: la mécanique, l'élec- trodynamique, l’énergétique, la thermodynamique statistique, la théorie cinétique des gaz, etc. Mais il était, bien entendu, par- faitement conscient du fait qu’il ne s'agit pour le moment de rien de plus que de simples analogies suggestives et que nous sommes encore trés éloignés de la possibilité de proposer ne seraite qu’un simple commencement de théorie proprement dite. Tl pensait simplement que les phénoménes de esprit sont, comme les autres, des phénoménes qui n’ont rien de sacro-saint et d'inviolable et que nous ne devons pas renoncer prématuré- ment a comprendre, méme si une meilleure compréhension de ce qu'ils sont est susceptible de nous ménager, comme cela arrive généralement en pareil cas, quelques surprises désagréables pour notre amour-propre et pour ce que nous con- sidérons comme le plus « personnel» dans ce qui fait de nous les personnes privées que nous sommes persuadés d’étre Musil 2’est certainement pas le genre d’écrivain dont on pour- rait imaginer qu'il devienne un jour populaire, en quelque sens que ce soit. Mais il n’en est pas moins vrai que la différence qu'il fait entre la célébrité qu’un auteur posséde réellement et celle qu'on lui préte officiellement continue a représenter dans son cas un probléme réel. Le moins que l'on puisse dire est qu’il n'y a pas grand rapport, par exemple, entre le peu d’attention et dintéreét que lui ont consacré en France la critique, la théorie littéraire et la philosophie, et importance que tout le monde lui reconnait en théorie. Le structuralisme, qui ne péchait pour tant pes, de fagon générale, par excés de scrupules ou inhibition en présence d’auteurs réputés « difficiles», ne s'est pratiquement pas risqué a Papprocher (ce qui, tout compte fait, était sans doute préférable); et les philosophes d’aujourd’hui, dont beau- coup se sont illustrés par des contributions brillantes et juste- ment réputées a l'analyse des ceuvres littéraires classiques ou = 39- contemporaines, n'ont, de rares exceptions prés®, apparem- ment pas trouvé grand-chose d’intéressant a dire sur la sienne. st d’autant plus étonnant, dans le cas de la philosophic, que Musil est certainement de tous les écrivains majeurs du. vingtiéme sigcle auxquels on I'a généralement comparé (les deux noms les plus fréquemment cités, & tort ou a raison, étant ceux de Proust et de Joyce), celui qui, tout en se défendant ironiquement de chercher a Vétre et de prétendre T'étre, a été néanmoins le plus directement et le plus profondément philosophe". Dans une remarque que je trouve trés révélatrice, il écrit: «Si cela m’a flatté que des philosophes et des érudits aient recherché ma société et distingué mes livres par rapport autres, quelle erreur! Ils n’ont pas honoré ma valeur (Gebalt) (mon importance) philosophique, ils pensaient qu'il y avait Ii tun poéte qui comprenait la leur!» (Tb, I, p. 94%; J, 2, p. 476). Je crois et j'espére réussir 4 montrer que Musil est, du point de vue philosophique, bien autre chose et beaucoup plus qu'un poste qui aurait été simplement capable de comprendre les philosophes. Il est vrai que sa considération pour la science, qui a fait de lui un cas A part dans le milieu littéraire de son époque, Véloigne encore aujourd’hui presque autant des philosophes, qu'il ne fait rien pour dissimuler sa méfiance envers la philoso- phie des professionnels, que ses références et ses préférences philosophiques ne sont assurément pas celles auxquelles la philosophie francaise est habituée et que, si l'on accepte de le considérer comme un philosophe, c'est certainement plutdt a la tradition autrichienne, celle de Bolzano, Brentano, Meinong, Mach, Wittgenstein, Schlick, Carnap et le Cercle de Vienne, qua la tradition allemande, qu'il doit étre rattaché. «Je devrai dire un jour, a-til écrit, pourquoi j'ai un intérét pour la psy- chologic expérimentale “plate” et pourquoi je n'en ai pas pour Freud, Klages, pas méme en fait pour la phénoménologie» (Tb, I, p. 948; J, 2, p. 482). Une des choses que Musil reproche aussi bien a la psychanalyse qu’a la phénoménologie est justement 15, Parmi lesquelles on peut iter notament Jean-Pierre Cowertt, Rater Musil ow Calternative romanesque, PF. Pats, 1985. 16, Musil aeu, du rest, la possbilité de devenir un philosophe de méti puisque Meinong lui a proposé en 1908, aprés qu'il eut soutenusa these de doc- torat a Berlin, de devenir son assistant A Graz (¢f. Bf, I, p-61, 63). L’auteur de Tirlesra finalement décliné cette offre, ila fois pour des raisons de circonstance cet pour des raisons de fond, La lecture de L Homme sans quaités donne une idée Uuds claire de ce que pouvaient éxre les seconds. a0 Jeur méconnaissance du travail réel, important et novateur qui est en train de seffectuer, de facon plus rigoureuse et plus mod- este, dans la psychologie de I’époque. Une anthologie consacrée a la philosophie contemporaine pourrait aisément trouver dans L Homme sans qualités et dans les essais de Musil, sur des questions comme celle de la science et de la technique, de la confrontation entre les exigences de intellect et celles de I’Ame, de intuition (un probléme en soi, pour Musil), de la psychologie du sentiment, de la responsabilité morale et juridique (Moosbrugger), de la philosophie de Vaction et de celle de la culture et de Mhistoire, de méme que sur un bon nombre d’autres, des développements qui, du point de vue philosophique, ne sont certainement en rien inférieurs & ce que les professionnels de la philosophie contemporaine ont pu produire de meilleur. Et malgré cela (ou, au contraire, peut tre justement a cause de cela), curieusement, les philosophes les plus prompts a repérer la présence de la philosophie dans les textes littéraires et & suggérer que la frontiére qui est supposée séparer la littérature de la philosophie ne méritait pas d’étre prise réellement au sérieux ont, a de rares exceptions prés, ignoré Musil. Il est vrai que l'auteur de L’Homme sans qualités ne pense pas que la philosophie n’est pas suffisamment littéraire, mais plutot que les écrivains (et les philosophes) de son époque n'ont, de facon générale, pas suffisamment le goiit de Pexacti- tude et de la précision scientifiques. Dans la grande confronta- tion entre la recherche de l'exactitude (Genauigkeit) et la propeasion a la thétorique et au verbiage (Geschwtz), qui est considérée par beaucoup, 4 l’époque ott il écrit, comme un des points décisifs sur lesquels s'opposent la philosophie autrichi- enne et la philosophie allemande (ce qui n’empéche pas par ailleurs, 4 en juger par la maniére dont Musil présente les choses dans i'Homme sans qualités, Allemagne d’incarner officielle- ment, aux yeux des Cacaniens, la rationalité l'efficacité et la modemité, alors que l'Autriche a, de son cdté, continué a opter plutét pour l'intuition, la culture et les vieilles valeurs de I'ame), iln’est pas difficile de déterminer de quel c6té on doit le situer. Musil a trop de sympathie pour 'empirisme et le positivisme et surtout trop de clairvoyance sur ce que signifie généralement le mépris avec lequel on se sent tenu de les considérer dans les milieux littéraires et philosophiques pour étre apprécié immédi- atement par les philosophes; et sa conception de ce que devrait étre la démarche d'une philosophie adaptée a la situation et aux -41- exigences d’une époque comme la nétre est, comme je Pai dit, aussi peu litéraire que possible. Dans une lettre de 1935 4 Karl Baedeker, ot il recommande a celuicci de jeter un coup d’cril a La Syntaxe logique du langage de Carnap, il écrit: « .. Je ne peux pas me représenter une activité philosophique féconde a la longue sans une pratique approfondie des mathématiques et de la psychologie, quelle que soit la distinction que l'on entend maintenir entre essence de la philosophie et ces connaissances préalables ellesmémes» (Bf, I, p. 652; L, p. 235). Brentano et les philosophes de son école avaient soutenu que la aie méthode de la philosophic n'est pas fondamentalement différente de celle des sciences de la nature. Musil formule, sur les relations de la philosophic avec les sciences de notre époque, une opinion qui va dans le méme sens, lorsqu’il remarque, a propos du livre de Wolfgang Kahler, Die physischen Gestalten in Ruke und im stationdiren Zustand (1920), que, «si Yon est armé pour le comprendre, on verra comment peut s'esquisser, sur la base des sciences positives, la solution de tres anciens problémes métaphysiques» (Das hilflose Europa, GW, VIII, p. 1085; E, p. 146). Méme s'il n'est pas certain que la méthode de la philosophie puisse étre inspirée directe- ment de celle des sciences, «il ne peut cependant y avoir aucun doute sur le fait que, grace aux sciences des faits, nous obtien- drons de nouveaux points de vue sur les questions cardinales les plus anciennes de la métaphysique» (Der deutsche Mensch als Symptom, GW, VII, p. 1359). Musil pense qu’«une maitrise du métaphysique qui s'approcherait de la maitrise du physique qui a été atteinte aujourd'hui représenterait tout de méme bien, par rapport & l'accomplissement auquel la philosophie a abouti jusqu’a présent, un certain progrés» (ibid., p. 1384; E, p. 365); et il existe, selon lui, dans les sciences et dans la philosophie elle- méme, de nombreux signes qui indiquent qu’elle est en train de devenir possible. Mest intéressant de remarquer qwUlrich, dans L'Homme sans qualités, n'est pas seulement un mathématicien de 'espéce ordi- naire. Il est présenté également comme un mathématicien qui a mené une réflexion approfondie sur le probleme du fondement des mathématiques et sur la facon dont la nouvelle logique était en train d’essayer de le résoudre: «Il était de ces mathémat ciens dits “logisticiens” qui ne tenaient rien pour exact et s'effor- caient de batir un nouvelle axiomatique. Mais la logique des logisticiens, a son tour, ne lui paraissait pas entiérement exacte. Siil avait continué ses travaux, il aurait repris Aristote:; il avait ses oe idées |a-dessus» (HSQ, II, p. 227). Par conséquent, on n'a aucune peine A deviner de quel coté seraient allées en fin de compte, malgré toutes les réserves qu'il n’aurait pas manqué de formuler, les préférences naturelles de Musil, s’il avait eu a choisir entre le style philosophique que l'on a pris lhabitude d’appeler «analytique> (ct d'identifier a tort avec la philosophie anglosaxonne) ct le style «continental»". Et il n’est pas possible non plus de se méprendre sur le diagnostic peu orthodoxe qu'il formule a propos des raisons pour lesquelles notre époque peut donner impression de n’avoir pas de philosophic. Musil estime que l'explication n’est pas 4 chercher dans la pusillanimité ou le défaitisme, mais plut6t dans le fait que l'accumulation et ’évolu- tion de plus en plus rapide des connaissances positives nous ont rendus a la fois plus méfiants et plus exigeants, ce qui, pour lui, ne constitue certainement pas un défaut regrettable: «Si cette Epoque n’a pas de philosophie, c'est moins parce qu'elle est incapable d’en produire une que parce qu'elle décline les offres qui ne s'accordent pas avec les faits» (Das hilflose Europa, GW, VILL, p. 1085, E, p. 146). Une des caractéristiques de la situation actuelle est la combinaison d’une méfiance trés prononcée a Végard de la philosophie «en gros» avec une omniprésence et une surabondance de la philosophie «au détail>. Le malen- tendu qui existe entre la demande insistante des consomma- teurs ct l'offre réticente des producteurs patentés de philoso- phie tient au fait que le grand public continue a exiger des philosophes qu’ils fournissent des «conceptions du monde», alors que les professionnels (en tout cas, les plus conscients, les plus informés et les plus sages d’entre eux) se sentent de moins en moins autorisés & en avoir une. L’étide qu’on va lire a pour origine une conférence qui a éé donnée a Genéve 4 l'occasion d'un colloque organisé pour ccélébrer le cinquantenaire de la mort de Musil (8-9 mai 1992) et dont le titre était «Le génie, la probabilité et la moyenne 17. ne faut, bien entend, pas accorder plus d'importance qu'ilsn'en méri tent des qualificatfs et & des oppositions de cette sorte. Musis'estplaint d’éire cconsidé-é un peu trop exelusivement comme un -analytiques et a regretté que Yon ignore ou, en tout cas, sousestime son besoin et son effort, au moins aussi importants, de synthese, -43- Robert Musil et le “principe de raison insuffisante’». Il s'est trouvé qu’ayant eu a relire L’Homme sans qualités au moment oi je m'intéressais, par ailleurs, 4 l'histoire fascinante que raconte de facon magistrale Ian Hacking dans son livre sur la «domesti- cation du hasard», j'ai été frappé beaucoup plus que je ne lavais été auparavant par le degré auquel les réfiexions de Ulrich dans le roman ont éé imprégnées par des idées, qui avaient commencé a faire leur chemin depuis le début du dix-neuvigme sigcle et qui étaient 4 ce momenta dans Vair, sur la possibilité que, méme dans les affaires humaines, un hasard fondamental soit la condition de possibilité des régularités que Ton observe, V'intérét qu'il pourrait y avoir & appliquer résolu- ment les régles de la probabilité a la compréhension et au traite- ment des problémes moraux, sociaux et politiques, la question du réle de la moyenne et de I'homme moyen et celle de la sitta- tion nouvelle créée pour les agents individuels par lavénement de ce qu’on pourrait appeler I's homme statistique». Jusqu'au début du vingtiéme siécle, nous dit Hacking, per- sonne ne concevait les lois du hasard comme représentant une possibilité susceptible de concurrencer et pour finir de sup- planter la réalité des lois strictement causales. «Pourtant vers 1900, c’était une possibilité réelle, qu’un petit nombre d’esprits aventureux faisaient valoir comme un fait. La scéne était en place pour l'indéterminisme final. Comment estce arrivé™ ?» Musil a vécu et travaillé pour lessentiel pendant la période au cours de laquelle s'est effectué le passage d'un stade auquel le déterminisme et le hasard non seulement pouvaient encore faire bon ménage, mais étaient en fait le plus souvent associés rigoureusement l'un 4 l'autre, 4 une situation dans laquelle Vindéterminisme a da étre accepté bon gré mal gré comme réel et intrinséque (si, toutefois, on admet que c'est bien ce qui a fini par se passer). Au moment o& commence histoire qui nous intéresse, la statistique est supposée, aux yeux de beaucoup, avoir démonté justement que méme les événements apparem- ment les plus personnels peuvent obéir a des lois a peu prés aussi inexorables que celles de la nature. Pour étre statistiques, les lois qui gouvernent la psychologie individuelle et sociale n’en sont pas moins d'une rigueur implacable qui devrait fournir des possibilités de prédiction et de contréle tout a fait 18. lan Hacanc, The Taming of Chance, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 1-2 —44- comparables a celles qu’offrent les lois de la nature. Il n’est pas nécessaire d'insister sur ce que le phénoméne de la déposses- sion de soi et de la dépersonnalisation, qui est au centre du roman de Musil, a a voir avec cette situation nouvelle. Bien que ce ne soit certainement pas le seul élément a prendre en consid: ération dans la combinaison de facteurs divers qui a déterminé Vapparition d'une espéce d’hommes qui commencent a se répandre, méme s‘ils ne se connaissent la plupart du temps pas encore, et que Musil appelle les hommes sans qualités, le triom- phe des méthodes objectives de Ia psychologie quantitative y est certainement pour quelque chose. La séritable avalanche de mesures et de chiffres qui, comme Je note Hacking, a rendu possibles et accompagné les transfor- mations qui sont décrites dans son livre, la multiplication des dénombrements et des classifications de toute nature, l'appari- tion de techniques comme celles de de 'anthropométrie et de la biométrie, etc., constituent évidemment le genre de choses qui, chez un homme comme Ulrich, suscite beaucoup plus d'intérét scientifique et de curiosité expérimentale que d'inquiétude intellectuelle ou d’indignation morale. Lorsqu'il fut arrété et emmené au poste pour s’étre interposé de facon malencontreuse entre la police et un ivrogne qu'elle était en train d’appréhender, l'homme sans qualités, écrit Musil, ademeura capable d’apprécier, méme en cet instant, le désen- chantement que la statistique faisait subir a sa personne et la méthode de signalement et de mensuration que Ie policier lui appliquait 'enthousiasma comme un poéme d’amour inventé par Satan. Le plus merveilleux était que la police pat ainsi non seulement disséquer un homme au point qu'il n’en restat plus rien, mais encore, a partir de ces éléments dérisoires, le recom- poser, le rendre A nouveau distinct des autres et le reconnaitre & ses waits. I] suffit pour réussir ce tour qu'intervienne cet impondérable qu'elle appelle le soupcon» (HSQ, I, p. 190). Le besoin effectivement un peu diabolique qui s'exprime, selon Musil. dans la tendance constitutive de la science et de lesprit scientifique 4 humilier tous les idéaux et & déconsidérer toutes les représentations idéalistes atteint la une sorte de satisfaction supréme”. Les conversations entre Ulrich, qui est un amoureux 19, Lintérét de Musil pour les recherches anthropométriques est attesté notary ‘ment par les remarques des Cahiers sur les travaux de Francis Galton, Karl Pearson, Alphonse Berillon, etc. Gf par exemple Tb, I, p. 758-754; J 2, p. 268-264, ~~ des faits et de la précision scientifique et sa cousine Diotime, qui fait partie des gens qui n’ont aucune idée de ce genre de chose, se passaient, nous dit Musil, toujours de la méme facon: «Quelle parlat de beauté, il lui parlait du tissu adipeux qui étaie Vépiderme; qu’elle parlat de l'amour, il évoquait la courbe annuelle qui matérialise les hausses et les baisses automatique: du chiffre des naissances. Qu’elle parlat des grandes figures de Part, il s'engageait dans Venchainement d’emprunts qui relie ces figures entre elles. En réalité, c’était toujours la méme chose: Diotime commengait comme si Dieu avait déposé la perle humaine, au septiéme jour, dans la coquille du monde, sur quoi Ulrich lui rappelait que "homme était un amas de petits points posé sur la croft d’un globe nain» (HSQ, I, p. 336). Hacking note que, sur la question de la compatibilité de la lib- erté humaine avec existence de lois causales rigoureuses, il y a un contraste saisissant entre la facon dont les choses étaient percues dans les années 1830 et ce que l'on peut observer un sig dle plus tard: «Le contraste entre la sensibilité des années 1830 et celle des années 1930 semble paradoxal. Dans les années 1930, la conviction que les lois de la nature sont probabilistes a été concue comme rendant le monde sans danger pour la liberté. Liinco- hérence a pris la direction opposée dans les années 1830: s'il y avait des lois statistiques du crime et du suicide, alors les criminels ne pouvaient pas s’empécher d’agir. En. 1930, la probabilité faisait tune place pour la liberté; en 1830, elle lexcluait» (op. ait, p. 116). Le paradoxe n’est qu’apparent. Dans les années 1930, les lois de Ia physique, qui avaient représenté longtemps le paradigme de la nécessité impersonnelle et irrévocable et qui permettaient en principe de prévoir le plus petit mouvement du plus petit atome, avaient été définitivement dépossédées de ce privilege. Ce qui était déterminé et pouvait étre prédit apparaissait comme étant tout au plus le comportement collectif d'une collection énorme entités et d’événements, a V'intérieur de laquelle les individus pouvaient prétendre continuer a agir librement. Dans les années, 1830, les lois de la probabilité nouvellement découvertes, auxquelles le comportement humain paraissait obéir, étaient com- parées réguligrement a celles d'une physique encore rigoureuse- ment déterministe: «Les années 1930 ont éloigné la physique, et par conséquent toute loi, du déterminisme. Les années 1830 ont poussé les lois de la société en direction de celles de la physique, et donc du déterminisme» (ibid., p. 116). Dans les années 1930, beaucoup de gens pensaient que, si un ae" événement tombe sous une loi qui est simplement probabiliste, alors il peut y avoir des événements qui correspondent a V'idée qu’on se fait d'un acte libre, alors que la tendance était plutot, dans les années 1830, & estimer que, si une action humaine tombe sous une loi probabiliste, elle ne peut pas étre libre. Ces deux réa tions antithétiques semblent aujourd'hui aussi surprenantes et aussi peu cohérentes l'une que lautre. Il est difficile de compren- dre en quoi obligation dans laquelle s'est trouvée A un moment donné Ia physique d’accepter T'idée d’un indéterminisme qui ne soit pas simplement épistémologique, mais également ontologique, pouvait constituer, comme ont affirmé certains des théoriciens de la mécanique quantique, une chose rassurante pour le libre arbitre humain, et méme représenter une possibilité de sauvetage inespérée pour une liberté menacée dans son existence par le déterminisme de la physique classique. Schrodinger avait une perception beaucoup plus correcte de la situation lorsqu’il concluait, aprés avoir repris la critique dévastatrice que Cassirer avait formulée contre ce genre d'idée: «Le résultat le plus clair de toute cette discussion, c'est que la physique quantique n'a rien a wir avec le probléme du libre arbitre. Si ce probleme existe, les derniers développements de la physique ne nous ont pas fait avancer d’un seul pas dans sa solution. Pour citer de nouveau Cassiter: “Il est done clair [...] qu’une modification possible du concept physique de causalité ne peut avoir aucune conséquence immédiate pour l’éthique”>®. Il est, si possible, encore plus décon- certant que les théoriciens de ce qu’on appelle «l’ordre par le bruit- ou «ordre par fluctuation» aient tenté récemment de répéter une opération de sauvegarde du méme genre, en oubliant une fois de plus que, comme avait souligné Cassirer, aspect aléa- toire des événements qui se produisent dans le monde matériel est précisément la derniére chose que l'on puisse invoquer, si l'on chercie dans le monde physique une chose susceptible de corre- sponére ou de ressembler autant que faire se peut au comporte- ment éthique de l'étre humain. Il était donc pour le moins pré- ‘maturé d’annoncer, comme on le fait réguliérement dans les cas de ce genre, que, la liberté étant redevenue possible et com- préhensible pour la science du monde matériel elle-méme, la grande réconciliation des sciences physiques et des sciences morales, dont tout le monde réve plus ou moins depuis qu’on a 20. Brin ScxmODINGER, Science et humaniome La physique de notre temps, tr duction de Jean Ladriére, Deselée de Brouwer, Paris, 1954, p. 120, ~47- commencé a les opposer, pouvait désormais étre envisagée et meme considérée comme une chose pratiquement faite. Selon une des présentations, généralement peu aimables et néanmoins assez exactes, que Thom a données de la position des intentions et des ambitions des théoriciens dont il s'agit «Les contempteurs modernes du déterminisme, sectateurs du chaos et de la Scienza Nuova, théoriciens de Vordre par le bruit, de Vordre par fluctuation (I. Prigogine) ont chanté la mort du déterminisme et exalté Paléatoire. Ceci dans le désir de sauveg- arder la possibilité de innovation radicale (en particulier, per- mettre la liberté humaine)» (Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Préface, p. 22). Or, on pourrait déja remarquer sim- plement que, si l'on entend par «liberté» la possibilité de se déterminer rationnellement d’aprés des motifs, il est, ou en tout ‘cas devrait étre, évident que la liberté n’a aucune affinité partic- igre avec le hasard et n'est pas plus facile 4 concilier avec jée d'un hasard absolu et irréductible (et, bien entendu, encore moins susceptible de représenter elle-méme ce genre de chose) qu’avec celle d'un déterminisme radical. Il se peut que, comme l'affirme Suppes, une théorie satisfaisante de la motiva- tion et de l'intention doive nécessairement faire une place a des, événements aléatoires: «Une théorie psychologique convenable de la motivation inclura, j’en suis sir, une composante propre- ment aléatoire, laquelle ne sera pas absorbée dans une théorie aristotélicienne de la cause incidente*.» Mais il est peu probable que, si nos actions devaient étre considérées comme fortuites a peu prés au sens auquel peut ’étre le moment de la désintégra- tion d'un atome radioactif, Ia liberté que nous persistons a nous attribuer, avec ou sans la permission de la physique du moment, y trouverait réellement son compte. Leibi erté comme étant la spontanéité jointe a la délibéra spontanéité rationnelle, ce qui exclut toute possibilité de I tifier & la spontanéité pure et simple et plus encore a la seule indétermination causale, aurait pu répondre a I’avance aux théoriciens de l'ordre par fluctuation que, si les sciences physiques veulent apporter une contribution sérieuse a la jumaine, il leur faudra faire beaucoup plus que de ménager simplement une place pour la possibilité d'un hasard vrai, d’une nouveauté que rien dans état de choses 21, Patrick Surees, Lagiqu du probable, Démarche bayésienne et rationalité, op. it, 1981, p. 70. ~48- antérieur ne permetait en principe de prévoir (Vidée de la lib- erté ne peut, bien entendu, pas plus étre réduite a celle d'inno- celle d’indétermination intrinséque) ou de quelque chose qui ressemble a une liberté d’indifférence. A lopposé, ceux des créateurs de l'approche statistique des phénoménes humains qui voyaient dans l'existence de régular- ités statistiques 4 peu prés immuables la révélation d’un déter- minisme d’une espéce nouvelle, aussi implacable et aussi menacant pour la liberté humaine que celui de la physique. allaient également, de notre point de vue, beaucoup trop vite, méme s'il est certainement un peu léger de prétendre, comme on le fait assez souvent, que lespece d’inexorabilité avec laque- lle semblent se maintenir certaines régularités statistiques dans nos comportements apparemment les plus individuels ne pose aucun probleme sérieux pour la liberté®. La vision du monde du déterminisme classique pouvait entrainer assez naturellement une conclusion du genre de celle 22, Laraison pour laquelle la loi des grands nombres a une application aussi luniverslle c'esta-dire gouverne asi bien 'univers des causes morales que celui des causes physiques et celui des actions volontaires que cel des instinets et des passions est, selon Poisson, que savalidté ne dépend en aucune maniére de la nature Farticuligre des causes, mais seulement de la fagon dont varient leurs effets. Evil n'y pas leu de vattendre a ce que lintervention des causes -libres» intro- duise des possiblits et des modalités de variation d'un type fondamentalement différemt de celui qui se manifeste dans le cas des causes ordinaires ni par con- séquent sur une série d'épreuves de longueur convenablement choise, une incer tiuude globale et une imprévisibilité plus grandes: «On ne peut [..] pas douter {que la Ici des grands nombres ne convenne aux choses morales qui dépendent de Iayolonté de homme, de ses intéréts, de ses lumigres et de ses passions, comme celles de ordre physique. Ft, en effet, il ne s'agit point de la nature des causes, mais bien de la variation de leurs effets isolés et des nombres de cas nécessaires pour que ls irrégulareés ces fait observés se balancent dans les résultats moyens. Lagrandeur de ces nombres ne sauraitétre assignée davance; elle sera différente dans lesdiverses questions, et, comme on Ma dit plus haut, ’autant plus consid ‘rable, en général, que ces irrégulartés auront plus d’amplitade. Mais, a cet gard, ‘on ne doit pas croire que les effets de la volonté spontanée, de aveuglement des passions, du défaut de lumigres, varient sur une plus grande échelle que la vie humaine, depuis enfant qui meurt en naissantjusqu'a celui qui deviendra cen- tenaite; qu'il sient plus dificile a prévoir que les crconstances qui feront périr tun vaisscau dans un long voyage; plus capricieux que le sort qui améne une carte ‘ou un dé. Ce ne sont pas les idées que nous atachonsces effets et leurs causes, ‘mais bien lecaleul et observation qui peuvent seuls fixer les limites probables de leurs variations, dans de trés grands nombres d'épreuves> (S. D. POISSON, Recherches sur la probabilité des jugements en matitrecriminelle et en matirecivile, =49-

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