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Jacques Bouveresse, Robert Musil, l'homme probable, le hasard, la moyenne et
l'escargot de l'histoire, éditions de l'Éclat, 1993, chap. II, "Rien n'arrive
avec raison"
Titre original
Robert Musil, l'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, Bouveresse 1993 (Chap. II)
Jacques Bouveresse, Robert Musil, l'homme probable, le hasard, la moyenne et
l'escargot de l'histoire, éditions de l'Éclat, 1993, chap. II, "Rien n'arrive
avec raison"
Jacques Bouveresse, Robert Musil, l'homme probable, le hasard, la moyenne et
l'escargot de l'histoire, éditions de l'Éclat, 1993, chap. II, "Rien n'arrive
avec raison"
mais alors ta chose et la personnalité seront devenues autre
chose» (MOE, in GW, V, p. 1575).
L'obligation de reconsidérer sérieusement des notions
comme celles de «personnalité» et de «caractére» est une des
conséquences qui résultent inévitablement de l’adoption
résolue du mode de pensée fonctionnaliste et contextualiste
«Ulrich, nous dit Musil, assimilait ce qu'une chose signifie ou
est en soi aur produit des significations qu'elle pourrait prendre
dans toutes les circonstances imaginables» (HSQ, II, p. 508). Au
lieu de penser que, comme lexige la logique, «ce qu'une chose
signifie ou est en soi forme 'origine ou le noyau de tout
qu’on peut dire d’elle selon les relations oi elle s'intégre».
pense que la notion qui est supposée exprimer I'essence de
quelque chose «n'est dans la pratique que la contre-valeur et la
possibilité accumulée de tout ce qu’on peut dire de vrai de c:
quelque chose» (ibid.). On congoit qu'un tel homme, qui
accorde toujours plus d'importance aux potentialités de signifi-
cation qu’aux significations actualisées et aux qualifications pos-
sibles qu’aux qualités réelles, ait du mal prendre au sérieux
des notions comme celles d’«essence», de «nature» ou de «car-
actére» et toutes celles qui évoquent l'idée de propriétés qui
peuvent étre possédées en soi, c’esta-dire autrement que sous
‘un rapport quelconque, dans des circonstances et dans un con-
texte ou une forme d’organisation quelconques. Musil suggére
que la philosophie de la jeunesse est volontiers empiriste et
inductiviste, alors que l'homme arrivé voit spontanément les
choses de facon substantialiste et essentialiste: il doit, en effet, se
persuader que ce qu'il est devenu n’est que la réalisation du sys-
teme de possibilités qui le définissait en quelque sorte au départ,
Telle est bien la difficulté. Considéré indépendamment de ses
formes d’organisation et de circonstances particuligres, l’étre
humain n'est tout simplement rien de précis, et notamment rien
de bon ou de mauvais. Mais, lorsqu’il finit par étre quelque
chose et quelque chose dans quoi il souhaiterait, autant que pos-
sible, pouvoir se reconnaitre, il devient du méme coup difficile &
Thomme qui réfléchit de percevoir ce qu'il est autrement que
comme le produit désagréablement fortuit d'une forme
organisation et d'un ensemble de circonstances qu'il n’a pas
choisis et, pour lessentiel, simplement laissés faire.
-_
0
RIEN N’ARRIVE AVEC RAISON
Lorsque le principe de raison insuffisante (en abrégé PDRI)
apparait pour la premiere fois dans L'Homme sans qualiés, i
présenté explicitement comme la négation directe du principe
leibnizien de raison suffisante. Dans le chapitre 35 de la
Deuxiéme Partie, intitulé « Monsieur le directeur Léon
et le Principe de Raison Insuffisante», Ulrich explique @ son
interlocuteur, qui est supposé avoir quelques notions de philoso
phie, que ce qui caractérise les affaires humaines est peutétre
Justement le fait que le principe de raison suffisante n'y est
jamais respecté: «Le Principe de Raison Insuffisante! répéta
Ulrich. Etant philosophe, vous devez savoir ce que l'on entend
par principe de raison suffisante. Malheureusement, pour tout
ce qui le concerne directement, "homme y fait toujours excep-
tion; dans notre vie réelle, je veux dire notre vie personnelle,
comme dans notre vie historique et publique, ne se produit
jamais que ce qui n'a pas de raison valable» (HSQ, I, p. 159).
Dans une des nombreuses formulations qu’en donne Leibniz, le
principe de raison suffisante s'énonce de la facon suivante: «Iy
a une raison dans la Nature pour laquelle quelque chose existe
plutét que rien *.» L'Essai
philosophique sur les probabilités de Laplace commence par une
réaffirmation du principe leibnizien: «Les événements actuels
‘ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évi-
dent, qu'une chose ne peut pas commencer d’étre, sans une
‘cause qui la produise. Get axiome, connu sous le nom de principe
40. Opuscules et fragments inédits, publiés par L. Couturat, Georg Olms,
Hildesheim, 1966, p. 533.
-97-de la raison suffisante, s'étend aux actions méme les plus indif-
ferentes» (op. cit, p. 32). Ce qui est exclu par Pexigence d'une
on suffisante, aussi bien pour les actions humaines que pour
celles de la nature, est V'idée d'une spontanéité pure, qui serait
capable de faire surgir un événement déterminé d'une situation
qui ne I'implique ou le privilégie causalement en aucune facon,
autrement dit, littéralement de rien, Pour Leibniz, si Diew avait
dit choisir, au moment de la création, entre deux mondes qui
ont un degré de perfection égal, il n’aurait rien créé du tout; et,
de la méme facon, s'il n'y avait pas de raison qui fait qu'un
nement A se produira de préférence a un événement B, qui
pourrait avoir lieu a sa place, alors rien ne se produirait jamais.
On pourrait résumer la position de Leibniz en disant que, si une
y donné entre deux événe-
ments possibles et a premiére vue également possibles, A et B,
cen ce sens que l'un arrive et autre non, cette asymétrie ne peut
sortir de rien, elle doit étre fondée dans une asymétrie antéc
dente, qui est justement celle des raisons qui vont entrainer la
réalisation de l'un de ces deux événements, de préférence a
celle de l'autre. Autrement dit, le simple fait que des choses
arrivent effectivement prouve que ce qui arrive a une raison,
puisque sans cela rien n’arriverait jamais: une situation d’équil
bre parfait et d'indifférence compléte ne pourrait jamais
déboucher sur un événement quelconque. Aux yeux de Laplace,
le principe de raison suffisante exclut l'intervention aussi bien
des causes finales que du hasard, qui sont des causes ima;
naires: la difference requise pour que quelque chose ait lieu
plutot que rien et qu'une chose arrive plut6t qu'une autre doit
résider dans les seules causes efficientes. Pour Leibniz, le
principe n’exclut, bien entendu, que le hasard, que Nietzsche
tentera de réhabiliter contre les deux especes de causes, qu'il
trouve également anthropomorphiques et suspectes". Or,
comme l'explique Ulrich, la réalité humaine obéit ou, en tout
cas, semble obeir a un principe exactement contraire, qui est
que les seules choses qui y arrivent sont celles qui n'ont pas de
raison. Ce que l'on peut dire delle, en renversant le principe
leibnizien, est que, si les choses qui y arrivent devaient avoir des
raisons, il ne s'y passerait tout simplement jamais rien
41, Pour les déterministes comme Leibniz et Laplace, c'est la notion vulgaire
du hasard qui est anthropomorphique, puisqu'elle transforme en une cause d'un
‘ype spécial ignorance humaine des causes objectives. Pour Niewsche, ces, au
contraire, la notion méme de cause qui!
— 98 -
Le principe de raison insuffisante recoit une application
immédiate dans le chapitre suivant, qui s‘intitule: «Grace au
principe susnommé, l’Action paralléle devient quelque chose de
tangible avant méme qu’on sache ce qu'elle est». Le PbRI con-
stitue Iz réponse savante 4 une question du directeur Léon
Fischel, qui prétend savoir ce que sont le progrés, I’Autriche et
le patriotisme, mais voudrait qu'on lui explique ce que peut
bien signifier le mot «vraiv lorsqu’on parle de choses comme
«le vrai progrés», «la vraie Autriche» et «le vrai patriotisme».
Ulrich li répond avec le plus grand sérieux: «Je vous jure que
ni moi ti personne [...] ne sait ce qu’est le vrai, mais je puis vous
certifier qu'il est en passe de devenir réalité!» (HSQ, I, p. 160.)
Les choses sont décidément encore plus compliquées qu'on ne
pourrait 'imaginer, puisque personne ne sait, de facon
générale, ce qu’est le vrai X, bien que tout le monde s’en
réclame et prétende étre en train de travailler & sa réalisation, et
qu'il se pourrait néanmoins que le vrai X se réalise finalement
toujours de cette fagon et d’aucune autre. Il faut se souvenir que
Léon Fischel, qui a ignoré la circulaire du comte Leinsdorf, se
reproche amérement «la négligence avec laquelle il avait traité
une inv:tation aussi pathétique que celle ot Son Altesse exhor-
tait une élite de personnalités a se tenir préte pour une grande
ceuvre commune» (ibid., p. 159). La volonté de conerétiser une
grande idée ou de réaliser une grande ceuvre commune est cer
tainement la définition la plus précise et, bien entendu, égale-
ment la plus complétement vide que l'on puisse donner des
objectifs de I'Action paralléle naissante. Le but de celle-ci est
justement de faire arriver quelque chose d’inédit et d’exception-
nel, sans que ses créateurs aient pour Vinstant la moindre idée
de ce que cela pourrait étre. La création de I’Action paralléle est
donc le prototype de l’événement qui a devancé largement ses
raisons et l'Action paralléle elle-meme celui de Ventité qui a
commencé a exister avant d’avoir une raison d’étre quelconque
ct, qui plus est, justement parce qu’elle n’en avait pas. Elle existe
4 partir du moment of est donné simplement ce que Musil
appelle «un filet de disponibilité tendu autour d'un vaste com-
plexe d'idées» (ibid., p. 163), cesta-dire quelque chose qui est
certainement encore beaucoup trop imprécis et indécis pour
constituer une raison d’exister. II est tout & fait clair que l’Action
paralléle ne sait pas du tout oi elle va. Mais il est également vrai
par ailleurs, au moins jusqu’ un certain point, que, comme
Padmet finalement Ulrich lui-méme, reprenant sur ce point une
99idée du comte Leinsdorf, «un homme ne ya jamais aussi loin
que lorsqu’il ne sait pas od il va» (HSQ, II, p. 810). La naissance
de l’Action paralléle illustre, en fait, simplement le principe
général en vertu duquel un dispositif qui n’avait pas de raison
d’étre fournit néanmoins toujours, a partir du moment oi il
existe, un travail quelconque: «Un appareil était lig parce qu'il
Gtait 1, il fallait qu'il travaille, et parce qu'il travaillat, il se mit &
courir: qu'une automobile commence a rouler sur de vastes
étendues, n'y auraitil personne au volant, elle n’en fera pas
moins un certain chemin, et méme un chemin singulier et assez
impressionnant» (HSQ, I, p. 269).
Tl ne faut done pas se méprendre sur ce que Léon Fischel
prend, de la part d’Ulrich, pour une manifestation de cynisme,
puisque ce que celui-ci veut dire est justement que rien de grand
et d’important ne s'est jamais fait d'une facon fondamentale-
ment différente. «L’histoire, ditil, doit vous avoir appris que la
vraie foi, la vraie morale, la vraie philosophie n'ont jamais
existé; néanmoins les guerres, les brutalités, les atrocités qui se
sont déchainées pour elles ont transformé fructueusement le
monde» (ibid, p. 160). Ge qu’il faut comprendre est, en réalité,
probablement que non seulement des choses comme la vraic
foi, la vraie morale ou la vraie philosophie n’ont jamais existé,
mais, en outre, personne n’est réellement capable de dire au
nom de quoi exactement ont été entreprises les actions nobles
ou méprisables qui ont été motivées par la volonté de réaliser
des choses de ce genre. La constatation que fait Ulrich pourrait
donc étre reformulée en disant que ce que l'on fait par amour
du bien ou de la vérité (il faudrait dire du «vrai» bien ou de la
vérité «vraie») n'a pas de raison, parce que ces chosesla sont
beaucoup trop vagues et insaisissables pour étre des raisons véi
tables, mais que les entreprises humaines n'ont généralement
pas de raisons plus séricuses que cellesla. Compris de cette
facon, le principe de raison insuffisante apparait comme une
sorte de radicalisation ironique d'une idée plus familiére, qui est
que les choses qui devraient le plus arriver parce qu’elles ont les
meilleures raisons d’arriver, en ce sens qu’elles sont les plus
désirables et que tout le monde en principe les veut, sont juste-
ment celles qui n’arrivent jamais. En retournant a nouveau la
proposition de Leibniz, on pourrait dire: il n'y a que le meilleur
sons de se produire et pourtant, au moins a
premiere vue, le meilleur est justement ce qui n’arrive jamais.
Le principe de raison affirme que tout ce qui arrive a une rai-
-100-
son suffisante, I n'implique évidemment pas que cette raison
soit toujours une bonne raison. Ce que dit Leibniz est que,
lorsque nous choisissons entre deux possibilités d’agir, ily a tou-
jours quelque chose qui fait pencher la balance dans un sens ou
dans l'autre. Mais cela peut trés bien étre une simple cause que
nous ignorons, qui peut étre tout a fait accidentelle et qui n'a
pas nécessairement un rapport quelconque avec la délibération
en cours: «L’on trouvera qu'il y a toujours eu quelque cause ou
raison qui nous a incliné vers le parti qu'on a pris, quoique bien
souventon ne s'apercoive pas de ce qui nous meut; tout comme
on ne sapergoit guére pourquoi, en sortant d'une porte, on a
mis le pied droit avant le gauche, ou le gauche avant le droit»
(Théodidée, § 35). C'est ce que beaucoup de gens exprimeraient
sans doute «vulgairemenv en disant que nous faisons une multi
tude de choses au hasard, alors que Leibniz veut dire précis
ment qu'il n'y a pas de hasard et que rien ne se fait jamais au
hasard, au sens oti on Pentend habituellement. Vidée que nous
nous faisons de Vindécision d’une situation dans laquelle les
choses peuvent tourner aussi bien dans un sens que dans l'autre
est probablement modelée sur la représentation anthropomor-
phique de l'indécision d’un homme qui doit choisir entre deux
possibilités. Lorsque nous parlons d’un hasard aveugle, nous
comparons la «décision» qui intervient a celle d'une personne
qui opte sans hir pour une des deux possibilités. Ce que
dit le principe de raison suffisante est que, méme lorsque nous
décidons sans raison apparente, il y a toujours quelque chose
qui fait la décision: on ne peut utiliser la prétendue indifférence
dans nos actions, qui est une illusion pure et simple, pour se
faire une idée de ce que pourrait étre une indifférence dans les
actions de la nature. L’absence de distinction claire entre les
raisons et les causes fait que l'on peut étre tenté de dire a la fois
que toutes nos actions ont une raison (en voulant dire par la
qu’elles sont, comme tous les événements du monde, le résultat
d'un déterminisme causal qui ne tolére aucune espéce indi
ference} et qu'une bonne partie d’entre elles n'ont pas de rai-
son (en ce sens qu’elles n’ont justement que des causes et, qui
plus est, des causes qui sont pour la plupart simplement acciden-
{elles e: parfois complétement extrinséques). Autrement dit,
tune action est, selon Leibniz, toujours déterminée, mais elle
peut l’étre soit par une cause nécessitante, soit par une raison
inclinante; ct lorsqu'elle l'est uniquement de la premiére facon,
ona tendance a dire et on dit souvent que, méme si elle “ene
-101-
=“
ARRnécessairement se produire, elle n’a
raison.
Loin de se résigner a 'idée que les choses se fassent, pour
Vessentiel, sans raison, Ulrich pense que l'on ne devrait juste-
ment rien faire sans une raison quelconque. C’est ce que si
le principe de la vie motivée. Lorsqu’Agathe suggere que l'on
pourrait, dans certains cas, faire simplement quelque chose, son
frére lui répond: «On ne fait rien simplement ! Ou bien c'est
fondé de l'extérieur, ou bien de l'intérieur. Peutétre n’est-ce pas
facile de le distinguer, mais nous n’allons pas philosopher la-
dessus aujourd’hui. Je dis simplement que, si l'on juge juste un
acte absolument dénué de fondement ou si une décision nait de
rien, on est suspect de maladie ou d'insuffisance psychique. {..]
Quand on n’a pas de raison, il faut en chercher une!» (HSQ, Il,
p. 328). Ge qui importe est donc que ce que nous faisons ne soit
pas déterminé de facon simplement causale, mais, autant que
possible, motivé. Le motif est, pour Musil, bien différent dune
cause. II constitue ce qui confére a Iacte un sens et une valeur,
quelles que puissent étre, par ailleurs, ses causes, qui sont, de ce
point de vue, indifférentes: «Le motif, c’est ce qui me conduit
de signification en signification. Quelque chose arrive, quelque
chose est dit: cela accroit le sens de deux vies humaines, ce sens
renforce leur union; mais ce qui se passe, quelle notion
physique ou juridique l’événement représente, cela n’a aucune
importance, c'est une tout autre affaire» (ibid., p. 613). Ce qui
compte n'est donc nullement la qualification de lacte dans
Yordre de la causalité et de ’événement, mais la signification
que l'on parvient a lui donner. Cette primauté absolue de la sig-
nification sur la causalité améne Musil a remarquer que «!
ment déterminant (das Determinierende) de ce qui arrive n'est pas
Ie personnel-causal, mais l'universel-significatif» (MOE, in GW,
V, p. 1917). Bien que la question de savoir si un acte a été ou
non effectué librement soit généralement comprise comme
ayant trait la fagon dont ila été causé (les actes libres sont sup-
posés étre effet de Ia volonté libre, considérée comme une
cause), Musil pense que, méme dans ce casa, la question de la
motivation est complétement distincte de celle de la causalit
«Dans la vie ordinaire, nous n’agissons pas selon une motiva-
tion, mais selon la nécessité, dans un enchainement de causes et
effets; il est vrai qu'une part de nousmémes intervient dans
cet enchainement, nous permettant de nous juger libres. Cette
liberté de la volonté est le pouvoir qu’a ’homme de faire volon-
it tout simplement pas de
= 102~
tairement ce qu'il veut involontairement. La motivation, elle, na
aucun contact avec la volonté; on ne peut la soumettre a 'oppo-
sition de la contrainte et de la liberté, elle est l'extréme con-
trainte profonde et l'extréme liberté» (ibid., p. 608). On peut
donc agir, comme nous le faisons la plupart du temps, de facon
essentiellement causale, mais néanmoins libre, ce qui ne veut
pas dire «motivées; et inversement, au sens usuel du mot
re», 'acte motivé n’a pas besoin d’étre le produit de la
volonté libre et ne lest généralement pas (pas plus, nous dit
Musil, que le motif que trouve a un moment donné le peintre et
qui, d'une certaine facon, s’empare de lui n’a a voir avec I'inten-
tion et la volonté, dont on pourrait dire au contraire, en
exagérant un peu, qu'il les détruit plut6t)*,
Si l'on en juge d’aprés ce que Musil écrit dans le chapitre
posthume oi il est question des raisons de apparition subite du
poate Feuermaul dans I'Action paralléle et de sa disparition non
moins subite, il ne conteste pas vraiment que tout ce qui arrive
ait bel ct bien une raison suffisante. Ce qu'il veut dire semble
tre plutot que la nécessité qui a rendu inévitables cette appa
tion et cette disparition n’avait pas de raison digne de ce nom:
«Il faut répondre que cela était probablement nécessaire, qu'on
n’aurait pu l’éviter en aucune maniére (tout ce qui arrive ayant
raison suffisante), mais que les raisons de cette nécessité
étaient parfaitement insignifiantes ou, plus exactement,
neurent d'importance, et encore fort peu de temps, que pour
Feuermaul lui-méme, son amie Madame Drangsal et la rivale de
celle-ci, Diotime. Raconter cela serait une pure perte de temps.
Si Feuermaul n’avait eu l’ambition de jouer un réle au sein de
Action, un autre serait venu & sa place, et si cet autre avait fait
défaut, autre chose: dans entrelacs des événements, il existe un
éwoit espace intermédiaire ot telle ou telle chose, avec les dif-
ferences qui les séparent, peuvent avoir de influence sur la
ssite; mais a la longue, les choses se remplacent parfaitement
les unes les autres, elles peuvent méme remplacer les personnes
un ués petit nombre prés» (HSQ, If, p. 1013-1014). Musil sug-
42, Je dois malheureusement me contenter ici de ces quelques remarques et
réserver pour une autre occasion un examen approfondi de cette distinction de
Ta causalié et de la motivation, dans Pusage spécifique qu’en fait Musil. Sur la
question du motif et de sa relation (ou de son absence de relation) avec la volonté,
Ge par exemple, Friedrich Waisman, Willewnd Moto, Zwei Abhandlungen ber
Ethik und Handlungsthcorie, herausgegeben von Joachim Schulte, Philipp
Reclam Jan,, Stxttgart, 1988,
~ 103 -gére que méme Arnheim aurait pu, tout compte fait, étre rem-
placé, «non point peut-étre pour Diotime, mais en tant que
cause de ses changements et des effets que ceux-ci purent avoir»
(ibid.). IL est donc vrai que intervention de Feuermaul était
nécessaire, si 'on veut dire par la qu’elle ne pouvait pas ne pas
se produire; mais ce qui n’était sirement pas nécessaire est que
le r6le causal joué par Feuermaul dans histoire de l'Action par-
alléle soit assumé par lui, et non par un autre individu ou un
autre facteur quelconque, qui auraient produit en fin de
compte (si l'on excepte les différences «personnelles») les
mémes effets.
Cette conception, qui rend les individus et les événements
presque complétement interchangeables, reléve apparemment
du fatalisme statistique. Mais Musil pense qu'elle n’implique pas
plus le fatalisme que ne le fait la croyance a la validité uni-
verselle des lois de la nature: «Les lois naturelles, avant qu'on
les étudiat, semblaient, elles aussi fatales; une fois qu’on les a eu
6tudiées, on est parvenu A les soumettre @ une technique» (ibid.,
p. 1014). Ulrich voit les choses a la facon de Durkheim et de
tous ceux qui pensent qu’une fois que les lois sont connues,
elles peuvent justement étre utilisées et que les lois sociales le
seront un jour, comme I’ont été celles de la nature: «Si le réseau
des faits sociaux est d'une trame aussi solide et aussi résistante,
ne s’ensuit-il pas que les hommes sont incapables de le modifier
et que, par conséquent, ils ne peuvent agir sur leur propre his-
toire? Mais Pexemple de ce quisest passé dans les autres ries
de la nature montre combien ce reproche est injustifié. I fut un
temps od [...] esprit humain ignorait que l'univers physique
et ses lois. Est-ce a ce momenta que l'homme a eu le plus
d’empire sur les choses?»
Musil observe qu’«ici Feuermaul, comme tous les person-
nages du récit hors Ulrich et peutétre Léon Fischel, nie la
valeur des procédés techniques et analogues» (HSQ, Il, p.
1014). Une différence essentielle qui sépare Ulrich, qui se
percoit volontiers comme une sorte d’«ingénieur de la morale»,
de presque tous les autres personages du roman est, en effet,
son refus radical de s'associer aux gémissements obligatoires sur
les méfaits de la technique déshumanisante et sa croyance aux
43, Emile Dunxiteny, -Sociologie et sciences sociales, in H. Bouse, P. Delbet,
E. Durkheim, etal, De la méthode dans les sciences (Premigne série), Librairie Félix
Alcan, Paris, 1920, p. $13,
—104-
possibilités encore largement inconnues ou inexploitées qu'elle
recéle pour le traitement des problémes humains eux-mémes.
Alors que les représentants de I'ame rejettent avec horreur
toutes les suggestions de cette sorte, il considére donc comme
intéressante et prometteuse 'idée d'une technologie sociale qui
pourrait résulter un jour dune meilleure connaissance des
mécanismes qui gouvernent le fonctionnement et évolution
des sociétés humaines. Les protestations indignées que suscite
généralement lévocation de cette possibilité n'ont a ses yeux
rien a voir avec la méfiance compréhensible de gens qui
réfléchissent sérieusement aux dangers réels qu’elle comporte
et aux catastrophes qu'elle pourrait provoquer, elles lui sem-
blent constituer avant tout expression de la pusillanimité d'une
Epoque qui refuse de répondre «présent» & l'appel qui lui est
adressé et préfeére renoncer avant davoir simplement essayé.
Les théoriciens qui ont mis au point les méthodes de la statis-
tique e recommandé leur application au traitement des prob-
lames humains et sociaux ont été souvent inspirés par des idées
réformistes, humanitaires et généreuses concernant la possibi
ité de se servir des lois statistiques qui gouvernent des
phénomenes comme le crime, la maladie, le vice, ete. pour
améliorer l'état de la société. C’était en particulier, au moins ini-
tialement, le cas de Quetelet, qui pensait que le meurtrier n'est.
que Minstrument qui, en raison des circonstances dans lesquell
il se trouve placé, exécute le crime qui a été préparé en ré
par la société elle-méme: «L'expérience démontre [...] avec
toute l'évidence possible, cette opinion, qui pourra sembler
paradoxale au premier abord, que c'est la societé qui prépare le
Crime ei que le coupable n'est que Uinstrument qui Vexécute » (Sur
Uhomme, p. 549). On comprend aisément, dans ces conditions, la
difficulté a laquelle se trouve confrontée la société, obligée de
juger et de chatier le criminel et, pour cela, de continuer a f
‘comme s'il avait agi de facon libre et responsable, tout en
sachant trés bien, par ailleurs, qu'il ne peut avoir été, en réalité,
que l'exécutant d'un méfait préparé en fin de compte par elle.
Mais, en méme temps, sil est démontré que l'ordre social exis-
tant ne peut pas ne pas produire annuellement a peu prés le
‘méme taux de crimes, alors il est indispensable dintroduire des
changements dans le premier si l'on veut modifier le deuxiéme.
Les changements ne peuvent étre que lents et modestes, mais ils.
sont possibles. Chaque société doit prévoir une sorte de « budget
du crime»; mais c’est précisément a elle qu'il appartient jusqu
— 105 -un certain point de le déterminer et, sielle en a la volonté, de le
réduire: «ll est un budget quion paie avec une rigulanité effrayante,
est celui des prisons, des bagnes et des échafauds; c'est cetui-la surtout
wil faudrait s'atiacher @ réduire » (ibid, p. 35)
Que, comme le fait remarquer Hacking, en bon disciple de
Foucault, les scientifiques qui ont été inspirés par des idées de
cette sorte aient contribué simultanément a créer «I'infrastruc-
ture de une des espéces de pouvoir par lesquels notre soc
opére» (The Taming of Chance, p. 119), cela n'est pas douteux.
Les progrés réalisés dans le domaine de la connaissance
représentaient, en Poccurrence, certainement une augmenta-
tion corrélative des possibilités de controle pour ceux qui ont les
moyens de l'exercer et un intérét particulier a ce que les choses
soient 2 la fois mieux connues et mieux contrélées. Mais Musil
pense, pour sa part, que seule une vision des choses qui, sous
prétexte de réalisme, se révele en réalité facheusement abstraite,
Gtrangement idéaliste et sentimentale au plus mauvais sens du:
terme peut amener quelqu'un & se concentrer exclusivement
sur cet aspect de la situation. Entre le laisser faire et lignorance,
action sans la connaissance et les risques indiscutables que
comportent, du point de vue humain, les tentatives de transfor-
mation appuyées sur la connaissance ou, en tout cas, aidées par
Ja connaissance, il n’y a jamais eu et il n'y aura jamais vraiment
a hésitation possible. Ilya incontestablement une forme de cru-
auté et d’inhumanité qui peut sembler insupportable et
révoltante dans toutes les formes d’organisation, y compris celles
qui sont apparemment les plus démocratiques; mais, en dehors
de ses formes d’organisation, l'homme n’existe tout simplement
pas, en tant que tel: « C’est précisément le caractére informe de
ses dispositions qui oblige 'homme a s’adapter A des formes,
accepter des caractéres, des meeurs, une morale, des styles de vie
ct tout l'appareil d’une organisation. On a, comme on sait, dit
qu’a notre époque de machines les machines dirigent 'homme,
et ’on a donné & abomination de la guerre et de la politique
cette explication: c'est trés vrais le pouvoir et Pimpuissance se
réunissent en cela, La cruauté énorme de notre forme d’organi-
sation sociale et économique, qui fait violence aux sentiments
de individu, est a ce point inévitable parce que cette organisa-
tion est en méme temps cela seul qui peut donner a T'individu
de facon quelconque une surface et la possibilité d’une expres-
sion. Car on peut dire que 'homme n’advient que par expres
sion, et celle-ci se forme dans les formes de la société, (C'est a
~ 106 -
proprement parler une symbiose.)» (Der deutsche Mensch als
Symptom, GW, VIII, p. 1374 E, p. 353) -
‘Au cours d'une discussion qu'il a avec Agathe, Ulrich suggére
que les crimes sont en quelque sorte «dans l'air», dans un sens
qui n'est peutétre pas si différent de celui auquel on dit égale-
ment que les découvertes le sont. Les premiers aussi bien que les
secondes sont peutétre finalement beaucoup moins personnels
qu'on aimerait le croire et empruntent sans doute simplement
le chemin le plus commode qui leur est offert 4 un moment
donné pour se réaliser et qui passe par tels ou tels indi
prédisposés ou qui, pour une raison ou pour une autre, se trou-
vent éire plus réceptifs que d’autres a certaines influences
impersonnelles: « Les crimes sont la réunion chez messieurs les
pécheurs de toutes les petites irrégularités que les autres
hommes laissent passer. Je veux dire dans leurs réveries et dans
les mile et une méchancetés et gredineries quotidiennes de la
pensée. On pourrait dire aussi que les crimes sont dans lair et
qu'ils cherchent simplement la voie de moindre résistance q
les entraine vers des individus déterminés. On pourrait méme
dire que, s‘ils sont sans doute 'acte d’individus incapables de
moralité, ils n'en sont pas moins essentiellement l'expression
condensée d'une erreur générale des hommes dans la distine-
tion du bien ct du mal» (HSQ, II, p. 331-332). C'est le méme
point de vue anti-individualiste, sociologique et statistique
quUlrich adopte lorsqu’Agathe lui suggére qu'il pourrait rat-
traper le retard qu'il a pris depuis le moment of il a abandonné
des recherches mathématiques qui contenaient réellement des
idées neuves pour I’époque: «Je ne rattraperai pas mon retard.
Car il est surprenant, mais vrai, que rien n’aurait été changé
objectivement au cours des choses. Je puis avoir eu quelque dix
années d’avance sur mon temps; un peu plus lentement, par
d'autres voies, d'autres gens ont attcint sans moi le point oi je
les aurais, au'mieux, conduits un peu plus vite. Tandis qu'on
peut se demander si un tel changement dans ma vie efit suffi a
m’emporter d'un nouvel élan au-dela du but. Voila un aspect de
ce que l'on appelle le destin personnel: il se réduit & quelque
‘chose d’éminemment impersonnel» (HSQ, II, p. 66). Meme les
innovations les plus remarquables et les plus personnelles qu'un
individu peut s‘attribuer et qui le rendent apparemment unique
et irremplacable donnent souvent aprés coup l'impression que
d'autres seraient arrivés de toute facon, un peu plus t6t ou un
peu plus tard, & quelque chose d’équivalent et que cela n’aurait
-107-pas modifié sensiblement l'allure générale du processus et le
résultat final, Ulrich tire de cette constatation la conclusion que
«ce qu'on appelle encore aujourd'hui destin personnel est
évincé par des événements dordre collectif qui relévent de la
statistique» (HSQ, II, p. 67)
Si le principe de raison insuffisante est interprété comme sig-
int que «tout ce qui arrive (dans le monde humain, en tout
cas) artive sans raison», il a évidemment une signification bien
différente de celle que l'on a donnée au principe du méme nom
dans le calcul des probabilités. Le principe de raison insuffisante
ou, comme on a pris 'habitude de l'appeler plutot depuis
Keynes, le principe d'indifférence, a pour fonction, dans le cal-
cul des probabilités, de justifier la formulation de jugements
déquipossibilité, ce qui est indispensable si, comme Ie fait le cal-
cul des probabilités classique, on définit la probabilité comme le
rapport du nombre des cas favorables au nombre des cas possi-
bles, a la condition que ceux-i puissent étre considérés comme
également possibles. On peut se reporter sur ce point a ce que
dit Keynes luiméme: «La détermination de l'égalité entre des
probabilités a recu jusqu’ici beaucoup plus d’attention que la
détermination de l'inégalité. Cela est dai a Vinsistance qui a été
mise sur aspect mathématique du sujet. Pour que la mesure
numérique de la probabilité soit rendue possible, il faut que
nous soient données un certain nombre d’éventualités également
probables. La découverte d’une régle par laquelle l’équiproba-
Dilité puisse étre établie était, par conséquent, essentielle. Une
regle adéquate pour cette fin, introduite par Jacques Bernoulli,
quia été le véritable fondateur de la probabilité mathématique,
até largement adoptée, généralement sous la dénomination de
principe de raison insuffisante, jusqu’a 'époque présente. Cette
description est maladroite et insatisfaisante et, sil est permis de
rompre avec la tradition, je préfére 'appeler le principe d'indif-
ference » (A Treatise on Probability, p. 41)
Le «principe de raison insuffisante» est discuté longuement
dans le livre de von Kries, Die Principien der Wahrschein-
lichketsrechnung *. Hacking dit de cet ouvrage qu'il est, du point
de vue philosophique, le plus important qui ait été publié en
Allemagne au cours du dix-neuvieme siécle. «Il a eu, écritil, une
44, Johannes vow Kaus, Die Principien der Wahrscheinlichvitrchnung, Kine logis
che Untersuchung, Akademische Verlagsbuchhandlung von J. C. B. Mohr,
Freiburg i. B., 1886.
~ 108-
profonde influence sur J. M. Keynes et sur les remarques de
Wittgenstein sur la probabilité dans le Tractatus, et par le fait sur
Rudolf Carnap. La théorie était subjective, mais prenait au
sérieux lestimation des probabilités objectives “réelles” par la
statistique» (The Taming of Chance, p. 237, note 11). 11 est intére
sant de remarquer que le livre de von Kries figure dans la liste
de publications consacrées au calcul des probabilités que Musil
donne dans le Cahier 10 (1918-1921, [1929, 1939]). Mais puisque
les titres qu'il énumére sous la rubrique «Probabilité», ont
empruntés, deux exceptions prés, a louvrage qui figure en
téte de la liste, celui de Timerding, Die Analyse des Zufalls ®, et
que cest de lui qu'il a extrait les notes de lecture qu'il a
rédigées sur la question et probablement utilisées dans L’Homme
sans qualité, il est évidemment difficile de déterminer s'il avait
fou non une connaissance directe de l'ouvrage de von Kries". Il
a, en tout cas, pris la peine de rédiger une note sur le probléme
de léquipossibilité des cas envisagés, dans laquelle il cite, mani-
festement d'aprés Timerding, la déclaration célébre de Laplace:
«La théorie des hasards consiste 4 réduire tous les événements
du méme genre un certain nombre de cas également possi-
bles, cestadire tels que nous soyons également indécis sur leur
existercer; et il ajoute: « Kries (Joc, cit) a atiré V'attention sur le
fait que cela ne suffit pas, parce qu’il reste encore a décider arbi-
trairement quels sont les cas que nous considérons comme
équipossibles. Il exige la déterminabilité univoque de 'équipos-
sibilité (Tb, I, p. 467; J, 1. p. 566).
Le probleme est que, comme le souligne von Kries, le fait qu'il
n'y ait aucune raison dattribuer A un événement une probabilité
plus grande qu’ un autre constitue certainement une condition
nécessaire pour la formulation d’une hypothése 4 équipossibilité
mais «la simple absence d'une raison distinguante ne suffit
45. HE, TivenDINe, Die Anatse des Zafals, Fried. Vieweg & Sohn,
Braunschweig, 1915
36 Danse fonds muslen, on trowe une référence von Kees (MappeVI/1,
asthimincteconere anaes re devon Re uct om
également pour avoir apportéun certain nombre de contbuions lasiques i
taphytologie des process sensors, (Je remercle Madame Annette Daiger,
dh Conse de recherches Robert Mol de Universi de Ta Sarre, 4 que dos
cue rirence) me semble, a total ts improbabe que Masi at Tue He de
Son Kriss ur le calcul des probabil, Mas es conceptions de von ries sont
bien enenda,commentes et dscites dans plupart des outrages de 'époque
ftnotamment dane ceux qu'il pu lie.
~ 109—encore en aucune facon & constituer des cas également
au sens du calcul des probabilités» (p. 7-8). On aboutirait rapide-
ment a des incohérences et a des absurdités évidentes, si l'on s'avi-
sait dattribuer des probabilités égales 4 deux événements toutes
les fois que l'on ignore simplement tout des conditions qui pour-
raient provoquer occurrence de l'un plutét que celle de l'autre.
La question cruciale et délicate est done de savoir quelles sont les
combinaisons spécifiques de connaissance et d'ignorance concer-
nant les conditions en question, qui sont susceptibles de conduire
a acceptation d’hypothéses d’équipossibilité qui s'imposent
elles mémes et ne comportent plus aucune part d’arbitraire.
Sur le probléme de la justification de 'hypothése d’équipossibil-
des différents cas comme sur la question des fondements de la
théorie des probabilités en général, l'approche de Timerding est,
comme je 'expliquerai plus loin, bien différente de celle de von
Kries. La méthode de von Kries constitue un exemple typique de
ce que Timerding appelle (op. it, p. 55-56) la méthode génétique, par
‘opposition a la méthode statistique. Alors que la seconde s’appuie,
pour estimer la probabilité, uniquement sur le pourcentage de cas,
dans lesquels le résultat a déja été obtenu dans les conditions
observées, la premiére tente de procéder 4 une quantification
directe de la possibilité en se demandant combien parmi les con-
ditions que nous avons reconnues comme nécessaires pour
Yobtention du résultat peuvent étre considérées comme déja réal-
‘Timerding favorise, pour sa part, nettement la conception
‘empirique, qui traite la probabilité comme une fréquence relative
déterminée ou une valeur limite d’une telle fréquence. C'est,
selon lui, non sur le concept de probabilité subjective (le seul que
les logiciens puissent, d’aprés von Kries [ibid p. 2], utiliser), mais
sur celui de fréquence approximativement constante, que tout
doit reposer (Die Analyse des Zufalls, p. 68). Il n'y a plus, remarque-
til, que les Francais qui continuent a adhérer fermement aux con-
cepts hérités de la théorie des probabilités classique. La concep-
tion francaise est considérée comme le paradigme de la démarche
purement mathématique et beaucoup trop apriorique. Ainsi
Laplace se voit-l reprocher le fait que, dans ses travaux, «on
donne top de développements mathématiques, et pas suffisam-
ment de matériau statistique» (ibid, p. 164). L'avenement des
«méthodes proprement empiriquese, qui utilisent le développe-
ment mathématique comme un simple moyen pour le traitement
systématique du matériau satistique, est attribué en particulier aux
travaux de W. Lexis et G. Th. Fechner en Allemagne et K. Pearson
-110-
en Angleterre. Pour des raisons évidentes, Musil semble avoir
puisé lessentiel de ses connaissances et de ses réferences dans la
literature allemande de son époque sur la théorie des probabil-
's. Mais on peut penser qu'une approche plus empirique que
celle des Francais correspondait, en outre, davantage aux ten-
dances générales de son épistémologie.
Ce qui est certain est qu’indépendamment de la question de
savoir quelles ont pu étre exactement ses lectures, le probléme
des origines et de histoire du calcul des probabilités et de ses
applications a toujours constitué pour Iui un sujet du plus haut
intéréi. On comprend qu'un passage du Descartes de Cassirer, dans
Iequel l’auteur oppose la position de Descartes et celle de Leibniz
sur la question de Ia probabilité, ait retenu son attention: «La
possibilité de soumettre également les jugements de probabilité a
un “Calcul” est une chose que la méthodologie de Descartes n'a
pas encore envisagée. Le probleme qu'il y a 1a. trouvé sa pre~
miére formulation philasophique grace a Pascal, alors que le calcul
des probabilités a été fondé par I'Ars Conjectandi de Bernoulli
(Pour plus de détails, voir Cantor, Vorl. zur Geschichte der
Mathematik, Bd. II, Lpz., 1898, p. 327 sq.). L'exigence d'une disci
pline logique propre qui s‘occupe de l’examen des “degrés de
probabilité” a été formulée pour la premiére fois avec une rigueur
‘et une généralité completes par Leibniz; cf. par exemple Nouveaux
Essais sur Ventendement humain, L.. IV, Chap. 2, § 14 et Chap. 15
&16"» Cassirer dit de la méthode de Descartes qu'elle excluait
ds le départ toutes les probabilités pour se limiter au domaine de
la certitude stricte. Dans un postscriptum ajouté a une lettre de
1940 envoyée par sa femme a Tony Cassirer, I’épouse du
philosophe, Musil exprime son admiration pour Descartes, «un si
grand exemple moral, quel que soit ce dont il traite, un exemple
si nécessaire aujourd'hui de sérieux dans la vie» (Bf, I, p. 1158).
Mais, pour quelqu’'un comme lui, dont l’épistémologie est exacte-
ment le contraire d'une épistémologie de Ia certitude et qui
pense que la force de la science a été justement de savoir renon-
cer au bon moment A la recherche de ia certitude, le changement
attitude qu’évoque Cassirer n'est évidemment pas moins exem-
plaire: il signifie, entre autres choses, que, méme pour le traite-
ment de T'incertain, il peut exister une authentique méthodoto-
gie. Ala méme époque, dans le Cahier 33 des journaux, Musil sig-
AT, Eenst Cassin, Descartes. Lehre Pasinlichheit— Wirkung, Bermann Fischer,
Stockholm, 1989, p. 280.
-1-nale trois comptes rendus, parus dans le Journal de Genéve et la
leue Ziircher Zeitung en 1939, qui le touchent de prés. Lun a trait
4 la mort de Freud (survenue le 23 septembre 1939), un autre est
aA Karl Diirr et concerne les développements récents de Ia
logique symbolique et de la philosophie en Pologne, le troisiéme,
daa J. J. Burckhardt, a pour titre «Cournot und die Philosophie der
Mathematik» et concerne un ouvrage de Jean de la Harpe, De
Vordre et du hasard, le réalisme critique d’Antoine Augustin Cournot,
Mémoires de l'Université de Neuchatel, 1939 (¢,. Tb, I, p. 944, II,
-713; J, 2, p. 477, 687). Méme si la connaissance qu'il en
it probablement trés indirecte, Musil ne pouvait évidem-
‘ment pas ne pas étre concerné de la fagon la plus immédiate qui
par ce qu'il a pu savoir ou supposer & propos de conceptions
comme celle de Cournot.
La question fondamentale que pose histoire du principe de
raison insuffisante ou ’indifférence est celle de savoir si l'on
peut réellement utiliser un principe de ce genre comme une
régle pour déterminer des probabilités initiales @ priori, Van
Fraassen estime, pour sa part, que la réponse ne peut étre que
négative: «Méme si le principe était dépourvu d'ambiguité, la
question de savoir si ses résultats seraient des fonctions de proba-
bilité avec un bon ajustement aux fréquences réelles dans la
nature serait de toute fagon une question purement contingente.
Imaginer qu’elle ne le serait pas — que des prédictions
empiriques pourraient étre effectuées a priori, par une analyse
donnée en termes de “pensée pure” — n'est faisable qu’a la condi-
tion d’assumer un schéma métaphysique du genre de celui de
Leibniz, dans lequel les symétries des problémes que Dieu sélec-
tionne pour l’attention déterminent la structure de la réalité*»
Hacking note qu’avant la publication de I’Ars Conjectandi de
Bernoulli (1713), aucun des ouvrages qui circulaient a l’époque
ne faisait appel 4 la notion d’équipossibilité et que Bernoulli,
qui utilise peu lui-méme, I'a empruntée 4 Leibniz, qui l'avait
depuis longtemps associée a la probabilité. Dans un fragment de
1678, intitulé De incerti aestimatione, Leibniz définit la probabilité
comme étant le degré de possibilité. Hacking pense que «ce
probabilitas est gradus possibilitatis est sans aucun doute Ia source
ultime de la definition laplacienne de la probabilité”». L’appli-
48. BasC. vaN Fase, Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, p. 315,
49. Ian HACKING, The Emergence of Probability, A Philosophical Study of Early
‘eas about Probability, Induction and Satistcal Inference, Cambridge University
Press, Cambridge, 1975, p. 125.
-112-
cation du principe de raison suffisante a la situation de joueurs
qui cherchent a évaluer leurs chances respectives améne Leibniz
a formuler un axiome que l'on pourrait appeler précisément un
principe de raison insuffisante: si plusieurs joueurs s'engagent
dans une compétition d'une maniére telle qu’aucune difference
ne peut étre faite entre eux (si ce n’est quant a Vissue, Cesta
dire pour autant quils gagnent ou perdent), alors chacun des
joueurs a exactement la meme raison d’espérance et de crainte
(eadem spei metusque ratio est) (Opuscules et fragments inédits, p.
569). Leibniz pense que son axiome pour les probabilités peut
are démontré a partir de prémisses métaphysiques; et cela sig-
nifie vraisemblablement qu'il peut étre démonté a partir de son
principe métaphysique supréme, le principe de raison suff-
isante, ou peutétre, plus exactement, de ce qui en const
pour lui un corollaire immédiat, a savoir un principe de
symétrie qu'il formule en disant, par exemple, que «si omnia
tutrobique se habeant eadem modo in Hypothesibus, mulla potest esse dif
{ferentia in conclusionibus» (ibid., p. 389). Dans le cas qui nous
‘occupe, si toutes les hypotheses que nous pourrions étre amenés,
3 formuler & propos de deux ou plusieurs joueurs se comportent
de fagon parfaitement symétrique pour ce qui est du probléme
que nous cherchons a résoudre, alors il est impossible d’en tirer
des conclusions susceptibles de faire apparaitre entre eux une
différence quelconque. Les conclusions ne peuvent justement
révéler aucune asymétrie qui n’ait pas été déja donnée dans les
prémisses. Le principe de raison suffisante signifie, en l'occur-
ence, que 'asymétrie dans les conclusions doit étre précédée et
expliquée par une asymétrie dans les prémisses.
Datss le texte de 1678, Leibniz dit que «1d 0d les choses qui
apparaissent sont identiques, ils [les joueurs] peuvent former le
méme jugement & leur sujet, c’estd-dire que la raison d’opiner
sur l'événement futur est la méme> (ibid.). Ce sont, bien
entendu, uniquement les apparences qui sont les mémes,
puisque tout ce que l'on peut dire est qu’autant que nous
sachions, aucune différence pertinente ne peut étre faite entre
les joueurs, et non qu’aucune différence pertinente n’existe
entre eux. Hacking se demande si le critére que Leibniz propose
pour l'indifférence est bien, comme il en a lair, un critére
essentiellement épistémologique. Il y a, en effet, deux concepts
de probabilité, que l'on peut appeler la probabilité aléatoire et
la probabilité épistémique: «Les probabilités aléatoires ont trait
a état physique de dés ou ’étres humains mortels, Les proba-
-13-bilités épistémiques ont trait & notre connaissance» (The
Emergence of Probability, p. 123). Puisque Leibniz traite de l'esti-
mation de V'incertain ou de la formation d’une opinion a pro-
pos de choses incertaines, son concept de probabilité semble
etre clairement épistémique. «Il y a, ditil, une science qui nous
gouverne dans des incertitudes mémes pour découvrir de quel
Coté la plus grande apparence se trouve» (Opuscules et fragments
inédits, p. 242). Mais nos incertitudes ne sont justement que nos
tudes, elles ne reposent sur aucune indétermination
objective, puisque pour Leibniz il ne peut exister aucune chose
de ce genre.
L’axiome de Leibniz affirme que les cas équipossibles ont la
méme probabilité et le fait apparemment en vertu d’une version
du principe de raison suffisante que 'on pourrait formuler avec
van Fraassen de a facon suivante: «Un étre rationnel devrait
assigner des probabilités égales a des possibilités distinctes, &
moins qu'il y ait une raison explicite de les différencier» (Laws
and Symmetry, p. 298-299). Il y a évidemment, comme le remar-
que van Fraassen, une différence faire entre 1) les cas dans
lesquels les probabilités assignées sont les probabilités correctes
en Mabsence de toute hypothése ou supputation concernant la
situation physique, et 2) les cas dans lesquels elles le sont
moyennant une hypothése contingente, substantielle, concer-
nant l'absence de certaines caractéristiques physiques. Dans le
premier cas, on a affaire a une application typique du principe
de symétrie: le fait qu'une certaine information soit absente
dans l’énoncé du probléme est utilisé comme une contrainte
imposée a la solution. Dans le deuxiéme, on a affaire 4 une
assomption métaphysique qui stipule que la nature, lorsque cer-
taines contraintes physiques sont absentes, est également suscep-
tible de produire l'une quelconque des possibilités non con-
traintes et tend par conséquent 4 produire chacune d’entre elles,
avec une fréquence égale. Comme le fait remarquer David
Bohm, ce ne peut certainement pas étre le simple fait que nous
ne connaissions aucune raison susceptible d’expliquer pourquoi
une des six faces du dé devrait étre favorisée par rapport a une
autre qui pourrait obliger Ia nature A produire des fréquences
relatives d'apparition sensiblement égales pour chacune des six
faces: «Le simple fait que nous ne connaissions pas de raisons
qui favoriseraient une face par rapport une autre n'implique
pas nécessairement par lui-méme des fréquences relatives
approximativement égales pour tous les résultats possibles. En
-14—
ee
réalité, du fait que nous ne savons rien du tout sur les mouve-
ments initiaux du dé tels qurls sont lancés, nous pouvons con-
lure uniquement que nous ne savons rien du tout sur ce que
les résultats finaux seront, non seulement dans chaque cas indi-
viduel, mais également dans une série arbitrairement longue de cas.
Car, précisément, parmi les choses que nous ignorons & propos
de ces mouvements initiaux il serait concevable qu'il y ait en eux
une tendance cachée favoriser un résultat par rapport & un
autre".»
L'avantage de Leibniz est, selon van Fraassen, que le mariage
qu'il effectue entre la métaphysique et lépistémologie divine lui
permet d’éliminer la différence qui existe entre les deux si
tions cui ont été distinguées plus haut: «Car le Dieu de Leibniz
résout le probleme de ce que la nature doit faire sans introduire
de fac:eurs de son cra pour détruire les symétries du probleme
tel qu'énoncé> (ibid, p. 298). C'est ce qui permet a Leibniz de
déduire des principes de symétrie qui gouvernent la nature elle
1c, des principes qui «déterminent ce que doivent étre les
probabilités réelles, objectives dans une situation physiques
(ibid. Tse trouve que le monde a été créé par quelqu’un qui a
eu 4 résoudre avant nous, dans le cours de la création, les
mémes problémes auxquels se trouve confrontée notre science
de la nature et qui n’a pu faire aucun choix qui ne soit pas justi
fié par une raison. Par conséquent, si le principe de raison suf
isante nous oblige par exemple A conclure que la lumiére qui se
déplace d’un point 4 un autre dans un milieu homogéne ne
peut suivre une trajectoire autre que rectiligne, nous pouvons
étre certains que c'est ce qu'elle fait effectivement, De la méme
facon, si le principe de raison suffisante nous oblige a affirmer
qu’en absence de toute raison qui pourrait obliger un dé par
faitement symétrique tomber plus souvent sur une de ses faces
que sur une autre, il devrait tomber aussi souvent sur l'une
d'entie elles que sur une autre, nous pouvons étre certains que
son comportement sera conforme aux probabilités égales qui
ont €té assignées a priori a chacune des six possibilité.
Bien entendu, pour quelqu'un comme Leibniz, aucun hasard
objectif n’intervient dans la production du résultat d'un coup
effectué aux dés. Comme tous les autres événements, celu-ci est
50, David Bows, Causality and Chance in Modem Physics, Routledge & Kegan
Paul, Londres, 2 edition, 1984, p. 2627,
5 —déterminé rigoureusement par la série de ses causes ct, étant
donné celles-ci, ne pourrait pas étre autre qu'il n'est. I faut
noter, en plus de cela, que, dans une conception comme celle
de Leibniz, l'occurrence de la suite des événements particuliers
qui vont entrainer l'apparition du résultat et le résultat Iu
méme sont déterminés et connus de Dieu depuis la création du
monde. Ge que le vulgaire appelle le hasard n'est done pour
rien dans le fait que le dé que l'on a lancé s‘arréte sur une de ses
faces plutot que sur une autre:
Geux qui s'y connaissent un peu en artillerie savent comment un,
petit changement peut faire qu'un boulet adapte une trajectoire
tout a fait autre; c'est pourquoi il a tenu & peu de chose que
Turenne (par exemple) soit touché; et si cela n'était malgré tout
pas arrivé, alors toute la guerre qui avait lieu ce momentla aurait
pu prendre un cours différent, et par consequent les choses
actuelles auraient aussi tourné autrement. On sait aussi qu’une étin-
celle qui tombe dans un magazin de poudre peut provoquer ka
perte de tout un monde.
Et précisément cet effet des petites choses a pour conséquence que
ceux qui ne réfléchissent pas bien aux choses s'imaginent que
quelque chose arrive par hasard, et non en vertu du destin
(Verhangnis), alors que pourtant la différence n'est pas dans le fait,
mais dans notre entendement, vu que cehuici ne comprend pas la
multitude considérable de toutes les petites choses qui entrent en
Jew dans n‘importe quel effet et ne prend pas en considération Ia
‘cause, qu'il ne wit pas, donc "imagine que les points dans les dés
tombent par hasard (von ohmgei) *.
On peut remarquer en passant que l'exploitation qui a été
faite du genre de situations que décrit Leibniz par les
théoriciens de l'ordre par fluctuation est pour le moins
curieuse, puisque, comme I’a rappelé Thom, les phénoménes de
divergence dynamique, oi une faible perturbation des condi-
tions initiales suffit a créer de trés larges variations dans les
effets, sont parfaitement compatibles avec le schéma détermini
tique le plus strict (cf. Halte au hasard, silence au bruit, p. 125)
Poincaré observe que nous parlons de hasard toutes les fois
qu'une différence imperceptible dans la cause est susceptible
d'entrainer une différence majeure dans effet. Cela vaut aussi
51. G. W, Latpnrz, Auswahl und Finletung von Friedrich Hoa, Fischer Bicherei,
Frankfurtam Main und Hamburg, 1958, p. 200.
-16-
bien pour la météorologie, dont les prédictions sont, pour cette
raison, incertaines et valables uniquement a court terme, que
pour un jeu de hasard comme la roulette, dans lequel la dif-
ference la plus minime dans Pimpulsion initiale que j'ai donnée
4 laiguille peut entrainer la différence la plus importante qui
soit pour moi: «Une cause trés petite, qui nous échappe, déter-
mine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir,
et alots nous disons que cet effet est dit au hasard*.» C'est une
phrase qui, comme en témoigne le passage cité plus haut, aurait
pu, a peu de chose prés, étre écrite par Leibniz. Nous voyons un
effet (la mort de Turenne) qui ne peut pas ne pas nous frapper
par son importance, mais nous n’apercevons pas sa cause ou,
plus exactement, nous sommes incapables de lui découvrir le
genre de cause que semble exiger son importance, puisqu’il a
dépendu pour une part essentielle de petites causes que nous
ignorons et qui ont fait la différence. C’est ce qui justifie le rap-
prochement que fait Leibniz entre l’épisode historique de la
mort de Turenne et le probleme du jeu de dés, ott ce qui se joue
peut parfois étre presque aussi décisif que ce qui, comme on dit
également dans ce casa, s'est joué> au moment de la mort de
Turenne. Le point commun entre les deux cas est que la diver-
gence la plus insignifiante dans les conditions initiales peut avoir
ln effet qui semble, par rapport a elle, amplifié de facon
démesurée et choquante.
‘Von Kries, dans son livre sur les principes du calcul des proba-
bilités, commence par constater que la premiére condition qui
doit éxre réalisée pour la détermination numérique de probabil-
ités est que «les différentes assomptions possibles embrassent
des espaces de liberté (Spietrdtume) comparables» (op. cit, p. VII).
L'espace de liberté d’ une hypothése est constitué par l'ensemble
plus ou moins grand des possibilités diverses qui lui sont offertes
pour se réaliser. La condition indiquée est remplie dans le cas
du jeu de dés, puisque, si l'on con
ments de circonstances conditionnantes qui améneraient
comme résultat 1, la totalité de celles qui améneraient 2, 3, etc.,
il est raisonnable de supposer que «ces six complexes sont de la
méme grandeur» (ibid.). II faut, en plus de cela, que égalité des
extensions ne cesse pas d’étre déterminante pour nos attentes, si
Von se demande 4 quel comportement antérieur doivent étre
152. Henri Porscané, -Le hasard (1907), in Llanalys tla recherche, Choi de
textes et introduction de Girolamo Rarmunai, Hermann, Paris, 191, p. 138,
-17~-ramenées des configurations actuelles quelconques des circon-
stances (le rapport des grandeurs est «originaire» et n'est done,
en particulier, pas affecté par histoire du jeu) et enfin que
pour noire attente de Pun ou autre des résultats, la seule chose
qui entre en ligne de compte soit les extensions des complexes
de conditions qui correspondent a chacun d’entre eux, a
exclusion de toute autre relation logique (les espaces de liberté
sont «indifférents+). C'est ce qui autorise a appeler, au sens
strict, égales les probabilités de chacun des six coups possibles.
La propriété qu’a le rapport de grandeur qui existe entre les
espaces de liberté d’étre originaire signifie que, bien que les cir-
constances particuliéres qui vont amener l'obtention de l'un ou
's comme équipossibles soient cer-
tainement le produit de circonstances qui ont été réalisées
érieurement et celles-ci, 4 leur tour, de circonstances dont
elles résultent de la méme facon, «les assomptions que nous for-
mulons ici comme également justifiées possédent la prop:
qui consiste dans le fait que, méme si nous nous reportons aux
autres dont elles doivent étre concues comme les résultats, nous
en obtiendrons toujours qui se présentent pareillement comme
également justifiées; elles devront donc étre considérées dans
un sens trés prégnant et de facon définitive réellement comme
ayant la méme valeur. Ce qui correspond une grande diversité
de configurations originaires devra étre attendu avec une
grande probabilité, ce qui correspond a un diversité réduite
avec une probabilité réduite» (ibid., p. 45-46). Le fait que les
espaces de liberté ne puissent étre déterminants pour la proba-
Dilité qu’a la condition d’étre originaires résulte simplement de
la proposition selon laquelle « la probabilité d’un comportement
quelconque est nécessairement identique a la probabilité des
préconditions qui sont aptes a le réaliser» (ibid. p. 199).
Le genre de situation qui vient d'étre décrit se rencontre con-
stamment dans les jeux de hasard et dans un bon nombre
d'autres objets. «La condition importante pour cela, note von
Kries, est que déja de trés petites modifications des circon-
stances conditionnantes produisent une modification du résul-
tat; si par conséquent on imagine les circonstances variées dans
des proportions considérables, alors on obtient avec une alter-
nance constante les formations qui correspondent aux dif-
férents résultats» (ibid., p. VILVII), Par conséquent, assigner des
probabilités égales aux six résultats possibles revient & diviser
espace de liberté total qui est offert au comportement du dé
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cn six sous-espaces égaux, dont chacun correspond a l'ensemble
des combinaisons de circonstances dliverses qui, si elles sont réal-
isées, améneront le résultat envisage. Et la difficulté qu'il s‘agit
de résoudre est celle de savoir s'il y a des raisons purement
Jogiques qui permettent d’affirmer qu'une combinaison de cir-
constances prise au hasard a exactement autant de chances de
se trouver dans l'un de ces ensembles que dans n‘importe quel
autre. Tout semble se passer, en effet, comme si le joueur qui
lance le dé sélectionnait en quelque sorte au hasard une de ces
combinaisons de circonstances, dont il ignore les caractéris-
tiques précises et la relation exacte qu’elles entretiennent avec
le résultat qu’elles produiront, avec des chances égales qu'elle
appartienne 'un ou l'autre des six ensembles concernés. On
peut considérer comme un des principes fondamentaux de la
probabilité la proposition selon laquelle « deux assomptions sont
également probables si elles embrassent des espaces de liberté
indifférents originaires égaux» (op. ct, p. 36).
La théorie de von Kries repose sur T'idée que des hypothéses
également justifiées peuvent éire formulées dans tous les cas of
Te comportement de l'objet dispose d'un «jeu» ou d'une latitude
qui peuvent étre représentés par un espace susceptible d’éure
mesuré et divisé en parties®. A des parties égales de cet espace
correspondront alors des possibilités égales. La notion dlespace
de liberté permet de préciser la relation que le calcul des proba
Dilités entretient avec le hasard et le sens auquel on peut dire de
lui, comme on le fait souvent, qu'il est un calcul du hasard, dont
il s'avere qu'il est, lui aussi, soumis a des lois. Il est, selon von
Kries, exagéré de dire, en prenant cela de facon littérale, que
Yon réussit & formuler des lois auxquelles «méme le hasard ne
peut pas ne pas se soumettre»: «Les certitudes que nous
obtenons dans les domaines concernés n’ont tout de méme pas
autre signification que celle-ci: méme la oit les résultats dépen-
dent du hasard, la connaissance des relations entre les espaces de
liberté autorise fréquemment des attentes extraordinairement
53, La notion de Spicaum, pour laquelle utilise ici expression «espace de
libertés, semble avoir été employée pout la premiére fois dans un sens technique
précis par von Kries, Le mot allemand 2 été traduit généralement par «range»
‘ans la irtérature anglosaxonne sur le calcul des probabilités etl logique induc-
tive. Le concept de Spietraum apparait dans le Tractatuslogice-pilosophicus de
‘Witygenstein (sans que l'on puisse dire avec certitude sl provient ou non du livre
‘devon kries)et doit sans doute & cette erconstance une bonne parte de Timpor-
tance qa'il a prise parla suite
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