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mais alors ta chose et la personnalité seront devenues autre chose» (MOE, in GW, V, p. 1575). L'obligation de reconsidérer sérieusement des notions comme celles de «personnalité» et de «caractére» est une des conséquences qui résultent inévitablement de l’adoption résolue du mode de pensée fonctionnaliste et contextualiste «Ulrich, nous dit Musil, assimilait ce qu'une chose signifie ou est en soi aur produit des significations qu'elle pourrait prendre dans toutes les circonstances imaginables» (HSQ, II, p. 508). Au lieu de penser que, comme lexige la logique, «ce qu'une chose signifie ou est en soi forme 'origine ou le noyau de tout qu’on peut dire d’elle selon les relations oi elle s'intégre». pense que la notion qui est supposée exprimer I'essence de quelque chose «n'est dans la pratique que la contre-valeur et la possibilité accumulée de tout ce qu’on peut dire de vrai de c: quelque chose» (ibid.). On congoit qu'un tel homme, qui accorde toujours plus d'importance aux potentialités de signifi- cation qu’aux significations actualisées et aux qualifications pos- sibles qu’aux qualités réelles, ait du mal prendre au sérieux des notions comme celles d’«essence», de «nature» ou de «car- actére» et toutes celles qui évoquent l'idée de propriétés qui peuvent étre possédées en soi, c’esta-dire autrement que sous ‘un rapport quelconque, dans des circonstances et dans un con- texte ou une forme d’organisation quelconques. Musil suggére que la philosophie de la jeunesse est volontiers empiriste et inductiviste, alors que l'homme arrivé voit spontanément les choses de facon substantialiste et essentialiste: il doit, en effet, se persuader que ce qu'il est devenu n’est que la réalisation du sys- teme de possibilités qui le définissait en quelque sorte au départ, Telle est bien la difficulté. Considéré indépendamment de ses formes d’organisation et de circonstances particuligres, l’étre humain n'est tout simplement rien de précis, et notamment rien de bon ou de mauvais. Mais, lorsqu’il finit par étre quelque chose et quelque chose dans quoi il souhaiterait, autant que pos- sible, pouvoir se reconnaitre, il devient du méme coup difficile & Thomme qui réfléchit de percevoir ce qu'il est autrement que comme le produit désagréablement fortuit d'une forme organisation et d'un ensemble de circonstances qu'il n’a pas choisis et, pour lessentiel, simplement laissés faire. -_ 0 RIEN N’ARRIVE AVEC RAISON Lorsque le principe de raison insuffisante (en abrégé PDRI) apparait pour la premiere fois dans L'Homme sans qualiés, i présenté explicitement comme la négation directe du principe leibnizien de raison suffisante. Dans le chapitre 35 de la Deuxiéme Partie, intitulé « Monsieur le directeur Léon et le Principe de Raison Insuffisante», Ulrich explique @ son interlocuteur, qui est supposé avoir quelques notions de philoso phie, que ce qui caractérise les affaires humaines est peutétre Justement le fait que le principe de raison suffisante n'y est jamais respecté: «Le Principe de Raison Insuffisante! répéta Ulrich. Etant philosophe, vous devez savoir ce que l'on entend par principe de raison suffisante. Malheureusement, pour tout ce qui le concerne directement, "homme y fait toujours excep- tion; dans notre vie réelle, je veux dire notre vie personnelle, comme dans notre vie historique et publique, ne se produit jamais que ce qui n'a pas de raison valable» (HSQ, I, p. 159). Dans une des nombreuses formulations qu’en donne Leibniz, le principe de raison suffisante s'énonce de la facon suivante: «Iy a une raison dans la Nature pour laquelle quelque chose existe plutét que rien *.» L'Essai philosophique sur les probabilités de Laplace commence par une réaffirmation du principe leibnizien: «Les événements actuels ‘ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évi- dent, qu'une chose ne peut pas commencer d’étre, sans une ‘cause qui la produise. Get axiome, connu sous le nom de principe 40. Opuscules et fragments inédits, publiés par L. Couturat, Georg Olms, Hildesheim, 1966, p. 533. -97- de la raison suffisante, s'étend aux actions méme les plus indif- ferentes» (op. cit, p. 32). Ce qui est exclu par Pexigence d'une on suffisante, aussi bien pour les actions humaines que pour celles de la nature, est V'idée d'une spontanéité pure, qui serait capable de faire surgir un événement déterminé d'une situation qui ne I'implique ou le privilégie causalement en aucune facon, autrement dit, littéralement de rien, Pour Leibniz, si Diew avait dit choisir, au moment de la création, entre deux mondes qui ont un degré de perfection égal, il n’aurait rien créé du tout; et, de la méme facon, s'il n'y avait pas de raison qui fait qu'un nement A se produira de préférence a un événement B, qui pourrait avoir lieu a sa place, alors rien ne se produirait jamais. On pourrait résumer la position de Leibniz en disant que, si une y donné entre deux événe- ments possibles et a premiére vue également possibles, A et B, cen ce sens que l'un arrive et autre non, cette asymétrie ne peut sortir de rien, elle doit étre fondée dans une asymétrie antéc dente, qui est justement celle des raisons qui vont entrainer la réalisation de l'un de ces deux événements, de préférence a celle de l'autre. Autrement dit, le simple fait que des choses arrivent effectivement prouve que ce qui arrive a une raison, puisque sans cela rien n’arriverait jamais: une situation d’équil bre parfait et d'indifférence compléte ne pourrait jamais déboucher sur un événement quelconque. Aux yeux de Laplace, le principe de raison suffisante exclut l'intervention aussi bien des causes finales que du hasard, qui sont des causes ima; naires: la difference requise pour que quelque chose ait lieu plutot que rien et qu'une chose arrive plut6t qu'une autre doit résider dans les seules causes efficientes. Pour Leibniz, le principe n’exclut, bien entendu, que le hasard, que Nietzsche tentera de réhabiliter contre les deux especes de causes, qu'il trouve également anthropomorphiques et suspectes". Or, comme l'explique Ulrich, la réalité humaine obéit ou, en tout cas, semble obeir a un principe exactement contraire, qui est que les seules choses qui y arrivent sont celles qui n'ont pas de raison. Ce que l'on peut dire delle, en renversant le principe leibnizien, est que, si les choses qui y arrivent devaient avoir des raisons, il ne s'y passerait tout simplement jamais rien 41, Pour les déterministes comme Leibniz et Laplace, c'est la notion vulgaire du hasard qui est anthropomorphique, puisqu'elle transforme en une cause d'un ‘ype spécial ignorance humaine des causes objectives. Pour Niewsche, ces, au contraire, la notion méme de cause qui! — 98 - Le principe de raison insuffisante recoit une application immédiate dans le chapitre suivant, qui s‘intitule: «Grace au principe susnommé, l’Action paralléle devient quelque chose de tangible avant méme qu’on sache ce qu'elle est». Le PbRI con- stitue Iz réponse savante 4 une question du directeur Léon Fischel, qui prétend savoir ce que sont le progrés, I’Autriche et le patriotisme, mais voudrait qu'on lui explique ce que peut bien signifier le mot «vraiv lorsqu’on parle de choses comme «le vrai progrés», «la vraie Autriche» et «le vrai patriotisme». Ulrich li répond avec le plus grand sérieux: «Je vous jure que ni moi ti personne [...] ne sait ce qu’est le vrai, mais je puis vous certifier qu'il est en passe de devenir réalité!» (HSQ, I, p. 160.) Les choses sont décidément encore plus compliquées qu'on ne pourrait 'imaginer, puisque personne ne sait, de facon générale, ce qu’est le vrai X, bien que tout le monde s’en réclame et prétende étre en train de travailler & sa réalisation, et qu'il se pourrait néanmoins que le vrai X se réalise finalement toujours de cette fagon et d’aucune autre. Il faut se souvenir que Léon Fischel, qui a ignoré la circulaire du comte Leinsdorf, se reproche amérement «la négligence avec laquelle il avait traité une inv:tation aussi pathétique que celle ot Son Altesse exhor- tait une élite de personnalités a se tenir préte pour une grande ceuvre commune» (ibid., p. 159). La volonté de conerétiser une grande idée ou de réaliser une grande ceuvre commune est cer tainement la définition la plus précise et, bien entendu, égale- ment la plus complétement vide que l'on puisse donner des objectifs de I'Action paralléle naissante. Le but de celle-ci est justement de faire arriver quelque chose d’inédit et d’exception- nel, sans que ses créateurs aient pour Vinstant la moindre idée de ce que cela pourrait étre. La création de I’Action paralléle est donc le prototype de l’événement qui a devancé largement ses raisons et l'Action paralléle elle-meme celui de Ventité qui a commencé a exister avant d’avoir une raison d’étre quelconque ct, qui plus est, justement parce qu’elle n’en avait pas. Elle existe 4 partir du moment of est donné simplement ce que Musil appelle «un filet de disponibilité tendu autour d'un vaste com- plexe d'idées» (ibid., p. 163), cesta-dire quelque chose qui est certainement encore beaucoup trop imprécis et indécis pour constituer une raison d’exister. II est tout & fait clair que l’Action paralléle ne sait pas du tout oi elle va. Mais il est également vrai par ailleurs, au moins jusqu’ un certain point, que, comme Padmet finalement Ulrich lui-méme, reprenant sur ce point une 99 idée du comte Leinsdorf, «un homme ne ya jamais aussi loin que lorsqu’il ne sait pas od il va» (HSQ, II, p. 810). La naissance de l’Action paralléle illustre, en fait, simplement le principe général en vertu duquel un dispositif qui n’avait pas de raison d’étre fournit néanmoins toujours, a partir du moment oi il existe, un travail quelconque: «Un appareil était lig parce qu'il Gtait 1, il fallait qu'il travaille, et parce qu'il travaillat, il se mit & courir: qu'une automobile commence a rouler sur de vastes étendues, n'y auraitil personne au volant, elle n’en fera pas moins un certain chemin, et méme un chemin singulier et assez impressionnant» (HSQ, I, p. 269). Tl ne faut done pas se méprendre sur ce que Léon Fischel prend, de la part d’Ulrich, pour une manifestation de cynisme, puisque ce que celui-ci veut dire est justement que rien de grand et d’important ne s'est jamais fait d'une facon fondamentale- ment différente. «L’histoire, ditil, doit vous avoir appris que la vraie foi, la vraie morale, la vraie philosophie n'ont jamais existé; néanmoins les guerres, les brutalités, les atrocités qui se sont déchainées pour elles ont transformé fructueusement le monde» (ibid, p. 160). Ge qu’il faut comprendre est, en réalité, probablement que non seulement des choses comme la vraic foi, la vraie morale ou la vraie philosophie n’ont jamais existé, mais, en outre, personne n’est réellement capable de dire au nom de quoi exactement ont été entreprises les actions nobles ou méprisables qui ont été motivées par la volonté de réaliser des choses de ce genre. La constatation que fait Ulrich pourrait donc étre reformulée en disant que ce que l'on fait par amour du bien ou de la vérité (il faudrait dire du «vrai» bien ou de la vérité «vraie») n'a pas de raison, parce que ces chosesla sont beaucoup trop vagues et insaisissables pour étre des raisons véi tables, mais que les entreprises humaines n'ont généralement pas de raisons plus séricuses que cellesla. Compris de cette facon, le principe de raison insuffisante apparait comme une sorte de radicalisation ironique d'une idée plus familiére, qui est que les choses qui devraient le plus arriver parce qu’elles ont les meilleures raisons d’arriver, en ce sens qu’elles sont les plus désirables et que tout le monde en principe les veut, sont juste- ment celles qui n’arrivent jamais. En retournant a nouveau la proposition de Leibniz, on pourrait dire: il n'y a que le meilleur sons de se produire et pourtant, au moins a premiere vue, le meilleur est justement ce qui n’arrive jamais. Le principe de raison affirme que tout ce qui arrive a une rai- -100- son suffisante, I n'implique évidemment pas que cette raison soit toujours une bonne raison. Ce que dit Leibniz est que, lorsque nous choisissons entre deux possibilités d’agir, ily a tou- jours quelque chose qui fait pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Mais cela peut trés bien étre une simple cause que nous ignorons, qui peut étre tout a fait accidentelle et qui n'a pas nécessairement un rapport quelconque avec la délibération en cours: «L’on trouvera qu'il y a toujours eu quelque cause ou raison qui nous a incliné vers le parti qu'on a pris, quoique bien souventon ne s'apercoive pas de ce qui nous meut; tout comme on ne sapergoit guére pourquoi, en sortant d'une porte, on a mis le pied droit avant le gauche, ou le gauche avant le droit» (Théodidée, § 35). C'est ce que beaucoup de gens exprimeraient sans doute «vulgairemenv en disant que nous faisons une multi tude de choses au hasard, alors que Leibniz veut dire précis ment qu'il n'y a pas de hasard et que rien ne se fait jamais au hasard, au sens oti on Pentend habituellement. Vidée que nous nous faisons de Vindécision d’une situation dans laquelle les choses peuvent tourner aussi bien dans un sens que dans l'autre est probablement modelée sur la représentation anthropomor- phique de l'indécision d’un homme qui doit choisir entre deux possibilités. Lorsque nous parlons d’un hasard aveugle, nous comparons la «décision» qui intervient a celle d'une personne qui opte sans hir pour une des deux possibilités. Ce que dit le principe de raison suffisante est que, méme lorsque nous décidons sans raison apparente, il y a toujours quelque chose qui fait la décision: on ne peut utiliser la prétendue indifférence dans nos actions, qui est une illusion pure et simple, pour se faire une idée de ce que pourrait étre une indifférence dans les actions de la nature. L’absence de distinction claire entre les raisons et les causes fait que l'on peut étre tenté de dire a la fois que toutes nos actions ont une raison (en voulant dire par la qu’elles sont, comme tous les événements du monde, le résultat d'un déterminisme causal qui ne tolére aucune espéce indi ference} et qu'une bonne partie d’entre elles n'ont pas de rai- son (en ce sens qu’elles n’ont justement que des causes et, qui plus est, des causes qui sont pour la plupart simplement acciden- {elles e: parfois complétement extrinséques). Autrement dit, tune action est, selon Leibniz, toujours déterminée, mais elle peut l’étre soit par une cause nécessitante, soit par une raison inclinante; ct lorsqu'elle l'est uniquement de la premiére facon, ona tendance a dire et on dit souvent que, méme si elle “ene -101- =“ ARR nécessairement se produire, elle n’a raison. Loin de se résigner a 'idée que les choses se fassent, pour Vessentiel, sans raison, Ulrich pense que l'on ne devrait juste- ment rien faire sans une raison quelconque. C’est ce que si le principe de la vie motivée. Lorsqu’Agathe suggere que l'on pourrait, dans certains cas, faire simplement quelque chose, son frére lui répond: «On ne fait rien simplement ! Ou bien c'est fondé de l'extérieur, ou bien de l'intérieur. Peutétre n’est-ce pas facile de le distinguer, mais nous n’allons pas philosopher la- dessus aujourd’hui. Je dis simplement que, si l'on juge juste un acte absolument dénué de fondement ou si une décision nait de rien, on est suspect de maladie ou d'insuffisance psychique. {..] Quand on n’a pas de raison, il faut en chercher une!» (HSQ, Il, p. 328). Ge qui importe est donc que ce que nous faisons ne soit pas déterminé de facon simplement causale, mais, autant que possible, motivé. Le motif est, pour Musil, bien différent dune cause. II constitue ce qui confére a Iacte un sens et une valeur, quelles que puissent étre, par ailleurs, ses causes, qui sont, de ce point de vue, indifférentes: «Le motif, c’est ce qui me conduit de signification en signification. Quelque chose arrive, quelque chose est dit: cela accroit le sens de deux vies humaines, ce sens renforce leur union; mais ce qui se passe, quelle notion physique ou juridique l’événement représente, cela n’a aucune importance, c'est une tout autre affaire» (ibid., p. 613). Ce qui compte n'est donc nullement la qualification de lacte dans Yordre de la causalité et de ’événement, mais la signification que l'on parvient a lui donner. Cette primauté absolue de la sig- nification sur la causalité améne Musil a remarquer que «! ment déterminant (das Determinierende) de ce qui arrive n'est pas Ie personnel-causal, mais l'universel-significatif» (MOE, in GW, V, p. 1917). Bien que la question de savoir si un acte a été ou non effectué librement soit généralement comprise comme ayant trait la fagon dont ila été causé (les actes libres sont sup- posés étre effet de Ia volonté libre, considérée comme une cause), Musil pense que, méme dans ce casa, la question de la motivation est complétement distincte de celle de la causalit «Dans la vie ordinaire, nous n’agissons pas selon une motiva- tion, mais selon la nécessité, dans un enchainement de causes et effets; il est vrai qu'une part de nousmémes intervient dans cet enchainement, nous permettant de nous juger libres. Cette liberté de la volonté est le pouvoir qu’a ’homme de faire volon- it tout simplement pas de = 102~ tairement ce qu'il veut involontairement. La motivation, elle, na aucun contact avec la volonté; on ne peut la soumettre a 'oppo- sition de la contrainte et de la liberté, elle est l'extréme con- trainte profonde et l'extréme liberté» (ibid., p. 608). On peut donc agir, comme nous le faisons la plupart du temps, de facon essentiellement causale, mais néanmoins libre, ce qui ne veut pas dire «motivées; et inversement, au sens usuel du mot re», 'acte motivé n’a pas besoin d’étre le produit de la volonté libre et ne lest généralement pas (pas plus, nous dit Musil, que le motif que trouve a un moment donné le peintre et qui, d'une certaine facon, s’empare de lui n’a a voir avec I'inten- tion et la volonté, dont on pourrait dire au contraire, en exagérant un peu, qu'il les détruit plut6t)*, Si l'on en juge d’aprés ce que Musil écrit dans le chapitre posthume oi il est question des raisons de apparition subite du poate Feuermaul dans I'Action paralléle et de sa disparition non moins subite, il ne conteste pas vraiment que tout ce qui arrive ait bel ct bien une raison suffisante. Ce qu'il veut dire semble tre plutot que la nécessité qui a rendu inévitables cette appa tion et cette disparition n’avait pas de raison digne de ce nom: «Il faut répondre que cela était probablement nécessaire, qu'on n’aurait pu l’éviter en aucune maniére (tout ce qui arrive ayant raison suffisante), mais que les raisons de cette nécessité étaient parfaitement insignifiantes ou, plus exactement, neurent d'importance, et encore fort peu de temps, que pour Feuermaul lui-méme, son amie Madame Drangsal et la rivale de celle-ci, Diotime. Raconter cela serait une pure perte de temps. Si Feuermaul n’avait eu l’ambition de jouer un réle au sein de Action, un autre serait venu & sa place, et si cet autre avait fait défaut, autre chose: dans entrelacs des événements, il existe un éwoit espace intermédiaire ot telle ou telle chose, avec les dif- ferences qui les séparent, peuvent avoir de influence sur la ssite; mais a la longue, les choses se remplacent parfaitement les unes les autres, elles peuvent méme remplacer les personnes un ués petit nombre prés» (HSQ, If, p. 1013-1014). Musil sug- 42, Je dois malheureusement me contenter ici de ces quelques remarques et réserver pour une autre occasion un examen approfondi de cette distinction de Ta causalié et de la motivation, dans Pusage spécifique qu’en fait Musil. Sur la question du motif et de sa relation (ou de son absence de relation) avec la volonté, Ge par exemple, Friedrich Waisman, Willewnd Moto, Zwei Abhandlungen ber Ethik und Handlungsthcorie, herausgegeben von Joachim Schulte, Philipp Reclam Jan,, Stxttgart, 1988, ~ 103 - gére que méme Arnheim aurait pu, tout compte fait, étre rem- placé, «non point peut-étre pour Diotime, mais en tant que cause de ses changements et des effets que ceux-ci purent avoir» (ibid.). IL est donc vrai que intervention de Feuermaul était nécessaire, si 'on veut dire par la qu’elle ne pouvait pas ne pas se produire; mais ce qui n’était sirement pas nécessaire est que le r6le causal joué par Feuermaul dans histoire de l'Action par- alléle soit assumé par lui, et non par un autre individu ou un autre facteur quelconque, qui auraient produit en fin de compte (si l'on excepte les différences «personnelles») les mémes effets. Cette conception, qui rend les individus et les événements presque complétement interchangeables, reléve apparemment du fatalisme statistique. Mais Musil pense qu'elle n’implique pas plus le fatalisme que ne le fait la croyance a la validité uni- verselle des lois de la nature: «Les lois naturelles, avant qu'on les étudiat, semblaient, elles aussi fatales; une fois qu’on les a eu 6tudiées, on est parvenu A les soumettre @ une technique» (ibid., p. 1014). Ulrich voit les choses a la facon de Durkheim et de tous ceux qui pensent qu’une fois que les lois sont connues, elles peuvent justement étre utilisées et que les lois sociales le seront un jour, comme I’ont été celles de la nature: «Si le réseau des faits sociaux est d'une trame aussi solide et aussi résistante, ne s’ensuit-il pas que les hommes sont incapables de le modifier et que, par conséquent, ils ne peuvent agir sur leur propre his- toire? Mais Pexemple de ce quisest passé dans les autres ries de la nature montre combien ce reproche est injustifié. I fut un temps od [...] esprit humain ignorait que l'univers physique et ses lois. Est-ce a ce momenta que l'homme a eu le plus d’empire sur les choses?» Musil observe qu’«ici Feuermaul, comme tous les person- nages du récit hors Ulrich et peutétre Léon Fischel, nie la valeur des procédés techniques et analogues» (HSQ, Il, p. 1014). Une différence essentielle qui sépare Ulrich, qui se percoit volontiers comme une sorte d’«ingénieur de la morale», de presque tous les autres personages du roman est, en effet, son refus radical de s'associer aux gémissements obligatoires sur les méfaits de la technique déshumanisante et sa croyance aux 43, Emile Dunxiteny, -Sociologie et sciences sociales, in H. Bouse, P. Delbet, E. Durkheim, etal, De la méthode dans les sciences (Premigne série), Librairie Félix Alcan, Paris, 1920, p. $13, —104- possibilités encore largement inconnues ou inexploitées qu'elle recéle pour le traitement des problémes humains eux-mémes. Alors que les représentants de I'ame rejettent avec horreur toutes les suggestions de cette sorte, il considére donc comme intéressante et prometteuse 'idée d'une technologie sociale qui pourrait résulter un jour dune meilleure connaissance des mécanismes qui gouvernent le fonctionnement et évolution des sociétés humaines. Les protestations indignées que suscite généralement lévocation de cette possibilité n'ont a ses yeux rien a voir avec la méfiance compréhensible de gens qui réfléchissent sérieusement aux dangers réels qu’elle comporte et aux catastrophes qu'elle pourrait provoquer, elles lui sem- blent constituer avant tout expression de la pusillanimité d'une Epoque qui refuse de répondre «présent» & l'appel qui lui est adressé et préfeére renoncer avant davoir simplement essayé. Les théoriciens qui ont mis au point les méthodes de la statis- tique e recommandé leur application au traitement des prob- lames humains et sociaux ont été souvent inspirés par des idées réformistes, humanitaires et généreuses concernant la possibi ité de se servir des lois statistiques qui gouvernent des phénomenes comme le crime, la maladie, le vice, ete. pour améliorer l'état de la société. C’était en particulier, au moins ini- tialement, le cas de Quetelet, qui pensait que le meurtrier n'est. que Minstrument qui, en raison des circonstances dans lesquell il se trouve placé, exécute le crime qui a été préparé en ré par la société elle-méme: «L'expérience démontre [...] avec toute l'évidence possible, cette opinion, qui pourra sembler paradoxale au premier abord, que c'est la societé qui prépare le Crime ei que le coupable n'est que Uinstrument qui Vexécute » (Sur Uhomme, p. 549). On comprend aisément, dans ces conditions, la difficulté a laquelle se trouve confrontée la société, obligée de juger et de chatier le criminel et, pour cela, de continuer a f ‘comme s'il avait agi de facon libre et responsable, tout en sachant trés bien, par ailleurs, qu'il ne peut avoir été, en réalité, que l'exécutant d'un méfait préparé en fin de compte par elle. Mais, en méme temps, sil est démontré que l'ordre social exis- tant ne peut pas ne pas produire annuellement a peu prés le ‘méme taux de crimes, alors il est indispensable dintroduire des changements dans le premier si l'on veut modifier le deuxiéme. Les changements ne peuvent étre que lents et modestes, mais ils. sont possibles. Chaque société doit prévoir une sorte de « budget du crime»; mais c’est précisément a elle qu'il appartient jusqu — 105 - un certain point de le déterminer et, sielle en a la volonté, de le réduire: «ll est un budget quion paie avec une rigulanité effrayante, est celui des prisons, des bagnes et des échafauds; c'est cetui-la surtout wil faudrait s'atiacher @ réduire » (ibid, p. 35) Que, comme le fait remarquer Hacking, en bon disciple de Foucault, les scientifiques qui ont été inspirés par des idées de cette sorte aient contribué simultanément a créer «I'infrastruc- ture de une des espéces de pouvoir par lesquels notre soc opére» (The Taming of Chance, p. 119), cela n'est pas douteux. Les progrés réalisés dans le domaine de la connaissance représentaient, en Poccurrence, certainement une augmenta- tion corrélative des possibilités de controle pour ceux qui ont les moyens de l'exercer et un intérét particulier a ce que les choses soient 2 la fois mieux connues et mieux contrélées. Mais Musil pense, pour sa part, que seule une vision des choses qui, sous prétexte de réalisme, se révele en réalité facheusement abstraite, Gtrangement idéaliste et sentimentale au plus mauvais sens du: terme peut amener quelqu'un & se concentrer exclusivement sur cet aspect de la situation. Entre le laisser faire et lignorance, action sans la connaissance et les risques indiscutables que comportent, du point de vue humain, les tentatives de transfor- mation appuyées sur la connaissance ou, en tout cas, aidées par Ja connaissance, il n’y a jamais eu et il n'y aura jamais vraiment a hésitation possible. Ilya incontestablement une forme de cru- auté et d’inhumanité qui peut sembler insupportable et révoltante dans toutes les formes d’organisation, y compris celles qui sont apparemment les plus démocratiques; mais, en dehors de ses formes d’organisation, l'homme n’existe tout simplement pas, en tant que tel: « C’est précisément le caractére informe de ses dispositions qui oblige 'homme a s’adapter A des formes, accepter des caractéres, des meeurs, une morale, des styles de vie ct tout l'appareil d’une organisation. On a, comme on sait, dit qu’a notre époque de machines les machines dirigent 'homme, et ’on a donné & abomination de la guerre et de la politique cette explication: c'est trés vrais le pouvoir et Pimpuissance se réunissent en cela, La cruauté énorme de notre forme d’organi- sation sociale et économique, qui fait violence aux sentiments de individu, est a ce point inévitable parce que cette organisa- tion est en méme temps cela seul qui peut donner a T'individu de facon quelconque une surface et la possibilité d’une expres- sion. Car on peut dire que 'homme n’advient que par expres sion, et celle-ci se forme dans les formes de la société, (C'est a ~ 106 - proprement parler une symbiose.)» (Der deutsche Mensch als Symptom, GW, VIII, p. 1374 E, p. 353) - ‘Au cours d'une discussion qu'il a avec Agathe, Ulrich suggére que les crimes sont en quelque sorte «dans l'air», dans un sens qui n'est peutétre pas si différent de celui auquel on dit égale- ment que les découvertes le sont. Les premiers aussi bien que les secondes sont peutétre finalement beaucoup moins personnels qu'on aimerait le croire et empruntent sans doute simplement le chemin le plus commode qui leur est offert 4 un moment donné pour se réaliser et qui passe par tels ou tels indi prédisposés ou qui, pour une raison ou pour une autre, se trou- vent éire plus réceptifs que d’autres a certaines influences impersonnelles: « Les crimes sont la réunion chez messieurs les pécheurs de toutes les petites irrégularités que les autres hommes laissent passer. Je veux dire dans leurs réveries et dans les mile et une méchancetés et gredineries quotidiennes de la pensée. On pourrait dire aussi que les crimes sont dans lair et qu'ils cherchent simplement la voie de moindre résistance q les entraine vers des individus déterminés. On pourrait méme dire que, s‘ils sont sans doute 'acte d’individus incapables de moralité, ils n'en sont pas moins essentiellement l'expression condensée d'une erreur générale des hommes dans la distine- tion du bien ct du mal» (HSQ, II, p. 331-332). C'est le méme point de vue anti-individualiste, sociologique et statistique quUlrich adopte lorsqu’Agathe lui suggére qu'il pourrait rat- traper le retard qu'il a pris depuis le moment of il a abandonné des recherches mathématiques qui contenaient réellement des idées neuves pour I’époque: «Je ne rattraperai pas mon retard. Car il est surprenant, mais vrai, que rien n’aurait été changé objectivement au cours des choses. Je puis avoir eu quelque dix années d’avance sur mon temps; un peu plus lentement, par d'autres voies, d'autres gens ont attcint sans moi le point oi je les aurais, au'mieux, conduits un peu plus vite. Tandis qu'on peut se demander si un tel changement dans ma vie efit suffi a m’emporter d'un nouvel élan au-dela du but. Voila un aspect de ce que l'on appelle le destin personnel: il se réduit & quelque ‘chose d’éminemment impersonnel» (HSQ, II, p. 66). Meme les innovations les plus remarquables et les plus personnelles qu'un individu peut s‘attribuer et qui le rendent apparemment unique et irremplacable donnent souvent aprés coup l'impression que d'autres seraient arrivés de toute facon, un peu plus t6t ou un peu plus tard, & quelque chose d’équivalent et que cela n’aurait -107- pas modifié sensiblement l'allure générale du processus et le résultat final, Ulrich tire de cette constatation la conclusion que «ce qu'on appelle encore aujourd'hui destin personnel est évincé par des événements dordre collectif qui relévent de la statistique» (HSQ, II, p. 67) Si le principe de raison insuffisante est interprété comme sig- int que «tout ce qui arrive (dans le monde humain, en tout cas) artive sans raison», il a évidemment une signification bien différente de celle que l'on a donnée au principe du méme nom dans le calcul des probabilités. Le principe de raison insuffisante ou, comme on a pris 'habitude de l'appeler plutot depuis Keynes, le principe d'indifférence, a pour fonction, dans le cal- cul des probabilités, de justifier la formulation de jugements déquipossibilité, ce qui est indispensable si, comme Ie fait le cal- cul des probabilités classique, on définit la probabilité comme le rapport du nombre des cas favorables au nombre des cas possi- bles, a la condition que ceux-i puissent étre considérés comme également possibles. On peut se reporter sur ce point a ce que dit Keynes luiméme: «La détermination de l'égalité entre des probabilités a recu jusqu’ici beaucoup plus d’attention que la détermination de l'inégalité. Cela est dai a Vinsistance qui a été mise sur aspect mathématique du sujet. Pour que la mesure numérique de la probabilité soit rendue possible, il faut que nous soient données un certain nombre d’éventualités également probables. La découverte d’une régle par laquelle l’équiproba- Dilité puisse étre établie était, par conséquent, essentielle. Une regle adéquate pour cette fin, introduite par Jacques Bernoulli, quia été le véritable fondateur de la probabilité mathématique, até largement adoptée, généralement sous la dénomination de principe de raison insuffisante, jusqu’a 'époque présente. Cette description est maladroite et insatisfaisante et, sil est permis de rompre avec la tradition, je préfére 'appeler le principe d'indif- ference » (A Treatise on Probability, p. 41) Le «principe de raison insuffisante» est discuté longuement dans le livre de von Kries, Die Principien der Wahrschein- lichketsrechnung *. Hacking dit de cet ouvrage qu'il est, du point de vue philosophique, le plus important qui ait été publié en Allemagne au cours du dix-neuvieme siécle. «Il a eu, écritil, une 44, Johannes vow Kaus, Die Principien der Wahrscheinlichvitrchnung, Kine logis che Untersuchung, Akademische Verlagsbuchhandlung von J. C. B. Mohr, Freiburg i. B., 1886. ~ 108- profonde influence sur J. M. Keynes et sur les remarques de Wittgenstein sur la probabilité dans le Tractatus, et par le fait sur Rudolf Carnap. La théorie était subjective, mais prenait au sérieux lestimation des probabilités objectives “réelles” par la statistique» (The Taming of Chance, p. 237, note 11). 11 est intére sant de remarquer que le livre de von Kries figure dans la liste de publications consacrées au calcul des probabilités que Musil donne dans le Cahier 10 (1918-1921, [1929, 1939]). Mais puisque les titres qu'il énumére sous la rubrique «Probabilité», ont empruntés, deux exceptions prés, a louvrage qui figure en téte de la liste, celui de Timerding, Die Analyse des Zufalls ®, et que cest de lui qu'il a extrait les notes de lecture qu'il a rédigées sur la question et probablement utilisées dans L’Homme sans qualité, il est évidemment difficile de déterminer s'il avait fou non une connaissance directe de l'ouvrage de von Kries". Il a, en tout cas, pris la peine de rédiger une note sur le probléme de léquipossibilité des cas envisagés, dans laquelle il cite, mani- festement d'aprés Timerding, la déclaration célébre de Laplace: «La théorie des hasards consiste 4 réduire tous les événements du méme genre un certain nombre de cas également possi- bles, cestadire tels que nous soyons également indécis sur leur existercer; et il ajoute: « Kries (Joc, cit) a atiré V'attention sur le fait que cela ne suffit pas, parce qu’il reste encore a décider arbi- trairement quels sont les cas que nous considérons comme équipossibles. Il exige la déterminabilité univoque de 'équipos- sibilité (Tb, I, p. 467; J, 1. p. 566). Le probleme est que, comme le souligne von Kries, le fait qu'il n'y ait aucune raison dattribuer A un événement une probabilité plus grande qu’ un autre constitue certainement une condition nécessaire pour la formulation d’une hypothése 4 équipossibilité mais «la simple absence d'une raison distinguante ne suffit 45. HE, TivenDINe, Die Anatse des Zafals, Fried. Vieweg & Sohn, Braunschweig, 1915 36 Danse fonds muslen, on trowe une référence von Kees (MappeVI/1, asthimincteconere anaes re devon Re uct om également pour avoir apportéun certain nombre de contbuions lasiques i taphytologie des process sensors, (Je remercle Madame Annette Daiger, dh Conse de recherches Robert Mol de Universi de Ta Sarre, 4 que dos cue rirence) me semble, a total ts improbabe que Masi at Tue He de Son Kriss ur le calcul des probabil, Mas es conceptions de von ries sont bien enenda,commentes et dscites dans plupart des outrages de 'époque ftnotamment dane ceux qu'il pu lie. ~ 109— encore en aucune facon & constituer des cas également au sens du calcul des probabilités» (p. 7-8). On aboutirait rapide- ment a des incohérences et a des absurdités évidentes, si l'on s'avi- sait dattribuer des probabilités égales 4 deux événements toutes les fois que l'on ignore simplement tout des conditions qui pour- raient provoquer occurrence de l'un plutét que celle de l'autre. La question cruciale et délicate est done de savoir quelles sont les combinaisons spécifiques de connaissance et d'ignorance concer- nant les conditions en question, qui sont susceptibles de conduire a acceptation d’hypothéses d’équipossibilité qui s'imposent elles mémes et ne comportent plus aucune part d’arbitraire. Sur le probléme de la justification de 'hypothése d’équipossibil- des différents cas comme sur la question des fondements de la théorie des probabilités en général, l'approche de Timerding est, comme je 'expliquerai plus loin, bien différente de celle de von Kries. La méthode de von Kries constitue un exemple typique de ce que Timerding appelle (op. it, p. 55-56) la méthode génétique, par ‘opposition a la méthode statistique. Alors que la seconde s’appuie, pour estimer la probabilité, uniquement sur le pourcentage de cas, dans lesquels le résultat a déja été obtenu dans les conditions observées, la premiére tente de procéder 4 une quantification directe de la possibilité en se demandant combien parmi les con- ditions que nous avons reconnues comme nécessaires pour Yobtention du résultat peuvent étre considérées comme déja réal- ‘Timerding favorise, pour sa part, nettement la conception ‘empirique, qui traite la probabilité comme une fréquence relative déterminée ou une valeur limite d’une telle fréquence. C'est, selon lui, non sur le concept de probabilité subjective (le seul que les logiciens puissent, d’aprés von Kries [ibid p. 2], utiliser), mais sur celui de fréquence approximativement constante, que tout doit reposer (Die Analyse des Zufalls, p. 68). Il n'y a plus, remarque- til, que les Francais qui continuent a adhérer fermement aux con- cepts hérités de la théorie des probabilités classique. La concep- tion francaise est considérée comme le paradigme de la démarche purement mathématique et beaucoup trop apriorique. Ainsi Laplace se voit-l reprocher le fait que, dans ses travaux, «on donne top de développements mathématiques, et pas suffisam- ment de matériau statistique» (ibid, p. 164). L'avenement des «méthodes proprement empiriquese, qui utilisent le développe- ment mathématique comme un simple moyen pour le traitement systématique du matériau satistique, est attribué en particulier aux travaux de W. Lexis et G. Th. Fechner en Allemagne et K. Pearson -110- en Angleterre. Pour des raisons évidentes, Musil semble avoir puisé lessentiel de ses connaissances et de ses réferences dans la literature allemande de son époque sur la théorie des probabil- 's. Mais on peut penser qu'une approche plus empirique que celle des Francais correspondait, en outre, davantage aux ten- dances générales de son épistémologie. Ce qui est certain est qu’indépendamment de la question de savoir quelles ont pu étre exactement ses lectures, le probléme des origines et de histoire du calcul des probabilités et de ses applications a toujours constitué pour Iui un sujet du plus haut intéréi. On comprend qu'un passage du Descartes de Cassirer, dans Iequel l’auteur oppose la position de Descartes et celle de Leibniz sur la question de Ia probabilité, ait retenu son attention: «La possibilité de soumettre également les jugements de probabilité a un “Calcul” est une chose que la méthodologie de Descartes n'a pas encore envisagée. Le probleme qu'il y a 1a. trouvé sa pre~ miére formulation philasophique grace a Pascal, alors que le calcul des probabilités a été fondé par I'Ars Conjectandi de Bernoulli (Pour plus de détails, voir Cantor, Vorl. zur Geschichte der Mathematik, Bd. II, Lpz., 1898, p. 327 sq.). L'exigence d'une disci pline logique propre qui s‘occupe de l’examen des “degrés de probabilité” a été formulée pour la premiére fois avec une rigueur ‘et une généralité completes par Leibniz; cf. par exemple Nouveaux Essais sur Ventendement humain, L.. IV, Chap. 2, § 14 et Chap. 15 &16"» Cassirer dit de la méthode de Descartes qu'elle excluait ds le départ toutes les probabilités pour se limiter au domaine de la certitude stricte. Dans un postscriptum ajouté a une lettre de 1940 envoyée par sa femme a Tony Cassirer, I’épouse du philosophe, Musil exprime son admiration pour Descartes, «un si grand exemple moral, quel que soit ce dont il traite, un exemple si nécessaire aujourd'hui de sérieux dans la vie» (Bf, I, p. 1158). Mais, pour quelqu’'un comme lui, dont l’épistémologie est exacte- ment le contraire d'une épistémologie de Ia certitude et qui pense que la force de la science a été justement de savoir renon- cer au bon moment A la recherche de ia certitude, le changement attitude qu’évoque Cassirer n'est évidemment pas moins exem- plaire: il signifie, entre autres choses, que, méme pour le traite- ment de T'incertain, il peut exister une authentique méthodoto- gie. Ala méme époque, dans le Cahier 33 des journaux, Musil sig- AT, Eenst Cassin, Descartes. Lehre Pasinlichheit— Wirkung, Bermann Fischer, Stockholm, 1989, p. 280. -1- nale trois comptes rendus, parus dans le Journal de Genéve et la leue Ziircher Zeitung en 1939, qui le touchent de prés. Lun a trait 4 la mort de Freud (survenue le 23 septembre 1939), un autre est aA Karl Diirr et concerne les développements récents de Ia logique symbolique et de la philosophie en Pologne, le troisiéme, daa J. J. Burckhardt, a pour titre «Cournot und die Philosophie der Mathematik» et concerne un ouvrage de Jean de la Harpe, De Vordre et du hasard, le réalisme critique d’Antoine Augustin Cournot, Mémoires de l'Université de Neuchatel, 1939 (¢,. Tb, I, p. 944, II, -713; J, 2, p. 477, 687). Méme si la connaissance qu'il en it probablement trés indirecte, Musil ne pouvait évidem- ‘ment pas ne pas étre concerné de la fagon la plus immédiate qui par ce qu'il a pu savoir ou supposer & propos de conceptions comme celle de Cournot. La question fondamentale que pose histoire du principe de raison insuffisante ou ’indifférence est celle de savoir si l'on peut réellement utiliser un principe de ce genre comme une régle pour déterminer des probabilités initiales @ priori, Van Fraassen estime, pour sa part, que la réponse ne peut étre que négative: «Méme si le principe était dépourvu d'ambiguité, la question de savoir si ses résultats seraient des fonctions de proba- bilité avec un bon ajustement aux fréquences réelles dans la nature serait de toute fagon une question purement contingente. Imaginer qu’elle ne le serait pas — que des prédictions empiriques pourraient étre effectuées a priori, par une analyse donnée en termes de “pensée pure” — n'est faisable qu’a la condi- tion d’assumer un schéma métaphysique du genre de celui de Leibniz, dans lequel les symétries des problémes que Dieu sélec- tionne pour l’attention déterminent la structure de la réalité*» Hacking note qu’avant la publication de I’Ars Conjectandi de Bernoulli (1713), aucun des ouvrages qui circulaient a l’époque ne faisait appel 4 la notion d’équipossibilité et que Bernoulli, qui utilise peu lui-méme, I'a empruntée 4 Leibniz, qui l'avait depuis longtemps associée a la probabilité. Dans un fragment de 1678, intitulé De incerti aestimatione, Leibniz définit la probabilité comme étant le degré de possibilité. Hacking pense que «ce probabilitas est gradus possibilitatis est sans aucun doute Ia source ultime de la definition laplacienne de la probabilité”». L’appli- 48. BasC. vaN Fase, Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, p. 315, 49. Ian HACKING, The Emergence of Probability, A Philosophical Study of Early ‘eas about Probability, Induction and Satistcal Inference, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, p. 125. -112- cation du principe de raison suffisante a la situation de joueurs qui cherchent a évaluer leurs chances respectives améne Leibniz a formuler un axiome que l'on pourrait appeler précisément un principe de raison insuffisante: si plusieurs joueurs s'engagent dans une compétition d'une maniére telle qu’aucune difference ne peut étre faite entre eux (si ce n’est quant a Vissue, Cesta dire pour autant quils gagnent ou perdent), alors chacun des joueurs a exactement la meme raison d’espérance et de crainte (eadem spei metusque ratio est) (Opuscules et fragments inédits, p. 569). Leibniz pense que son axiome pour les probabilités peut are démontré a partir de prémisses métaphysiques; et cela sig- nifie vraisemblablement qu'il peut étre démonté a partir de son principe métaphysique supréme, le principe de raison suff- isante, ou peutétre, plus exactement, de ce qui en const pour lui un corollaire immédiat, a savoir un principe de symétrie qu'il formule en disant, par exemple, que «si omnia tutrobique se habeant eadem modo in Hypothesibus, mulla potest esse dif {ferentia in conclusionibus» (ibid., p. 389). Dans le cas qui nous ‘occupe, si toutes les hypotheses que nous pourrions étre amenés, 3 formuler & propos de deux ou plusieurs joueurs se comportent de fagon parfaitement symétrique pour ce qui est du probléme que nous cherchons a résoudre, alors il est impossible d’en tirer des conclusions susceptibles de faire apparaitre entre eux une différence quelconque. Les conclusions ne peuvent justement révéler aucune asymétrie qui n’ait pas été déja donnée dans les prémisses. Le principe de raison suffisante signifie, en l'occur- ence, que 'asymétrie dans les conclusions doit étre précédée et expliquée par une asymétrie dans les prémisses. Datss le texte de 1678, Leibniz dit que «1d 0d les choses qui apparaissent sont identiques, ils [les joueurs] peuvent former le méme jugement & leur sujet, c’estd-dire que la raison d’opiner sur l'événement futur est la méme> (ibid.). Ce sont, bien entendu, uniquement les apparences qui sont les mémes, puisque tout ce que l'on peut dire est qu’autant que nous sachions, aucune différence pertinente ne peut étre faite entre les joueurs, et non qu’aucune différence pertinente n’existe entre eux. Hacking se demande si le critére que Leibniz propose pour l'indifférence est bien, comme il en a lair, un critére essentiellement épistémologique. Il y a, en effet, deux concepts de probabilité, que l'on peut appeler la probabilité aléatoire et la probabilité épistémique: «Les probabilités aléatoires ont trait a état physique de dés ou ’étres humains mortels, Les proba- -13- bilités épistémiques ont trait & notre connaissance» (The Emergence of Probability, p. 123). Puisque Leibniz traite de l'esti- mation de V'incertain ou de la formation d’une opinion a pro- pos de choses incertaines, son concept de probabilité semble etre clairement épistémique. «Il y a, ditil, une science qui nous gouverne dans des incertitudes mémes pour découvrir de quel Coté la plus grande apparence se trouve» (Opuscules et fragments inédits, p. 242). Mais nos incertitudes ne sont justement que nos tudes, elles ne reposent sur aucune indétermination objective, puisque pour Leibniz il ne peut exister aucune chose de ce genre. L’axiome de Leibniz affirme que les cas équipossibles ont la méme probabilité et le fait apparemment en vertu d’une version du principe de raison suffisante que 'on pourrait formuler avec van Fraassen de a facon suivante: «Un étre rationnel devrait assigner des probabilités égales a des possibilités distinctes, & moins qu'il y ait une raison explicite de les différencier» (Laws and Symmetry, p. 298-299). Il y a évidemment, comme le remar- que van Fraassen, une différence faire entre 1) les cas dans lesquels les probabilités assignées sont les probabilités correctes en Mabsence de toute hypothése ou supputation concernant la situation physique, et 2) les cas dans lesquels elles le sont moyennant une hypothése contingente, substantielle, concer- nant l'absence de certaines caractéristiques physiques. Dans le premier cas, on a affaire a une application typique du principe de symétrie: le fait qu'une certaine information soit absente dans l’énoncé du probléme est utilisé comme une contrainte imposée a la solution. Dans le deuxiéme, on a affaire 4 une assomption métaphysique qui stipule que la nature, lorsque cer- taines contraintes physiques sont absentes, est également suscep- tible de produire l'une quelconque des possibilités non con- traintes et tend par conséquent 4 produire chacune d’entre elles, avec une fréquence égale. Comme le fait remarquer David Bohm, ce ne peut certainement pas étre le simple fait que nous ne connaissions aucune raison susceptible d’expliquer pourquoi une des six faces du dé devrait étre favorisée par rapport a une autre qui pourrait obliger Ia nature A produire des fréquences relatives d'apparition sensiblement égales pour chacune des six faces: «Le simple fait que nous ne connaissions pas de raisons qui favoriseraient une face par rapport une autre n'implique pas nécessairement par lui-méme des fréquences relatives approximativement égales pour tous les résultats possibles. En -14— ee réalité, du fait que nous ne savons rien du tout sur les mouve- ments initiaux du dé tels qurls sont lancés, nous pouvons con- lure uniquement que nous ne savons rien du tout sur ce que les résultats finaux seront, non seulement dans chaque cas indi- viduel, mais également dans une série arbitrairement longue de cas. Car, précisément, parmi les choses que nous ignorons & propos de ces mouvements initiaux il serait concevable qu'il y ait en eux une tendance cachée favoriser un résultat par rapport & un autre".» L'avantage de Leibniz est, selon van Fraassen, que le mariage qu'il effectue entre la métaphysique et lépistémologie divine lui permet d’éliminer la différence qui existe entre les deux si tions cui ont été distinguées plus haut: «Car le Dieu de Leibniz résout le probleme de ce que la nature doit faire sans introduire de fac:eurs de son cra pour détruire les symétries du probleme tel qu'énoncé> (ibid, p. 298). C'est ce qui permet a Leibniz de déduire des principes de symétrie qui gouvernent la nature elle 1c, des principes qui «déterminent ce que doivent étre les probabilités réelles, objectives dans une situation physiques (ibid. Tse trouve que le monde a été créé par quelqu’un qui a eu 4 résoudre avant nous, dans le cours de la création, les mémes problémes auxquels se trouve confrontée notre science de la nature et qui n’a pu faire aucun choix qui ne soit pas justi fié par une raison. Par conséquent, si le principe de raison suf isante nous oblige par exemple A conclure que la lumiére qui se déplace d’un point 4 un autre dans un milieu homogéne ne peut suivre une trajectoire autre que rectiligne, nous pouvons étre certains que c'est ce qu'elle fait effectivement, De la méme facon, si le principe de raison suffisante nous oblige a affirmer qu’en absence de toute raison qui pourrait obliger un dé par faitement symétrique tomber plus souvent sur une de ses faces que sur une autre, il devrait tomber aussi souvent sur l'une d'entie elles que sur une autre, nous pouvons étre certains que son comportement sera conforme aux probabilités égales qui ont €té assignées a priori a chacune des six possibilité. Bien entendu, pour quelqu'un comme Leibniz, aucun hasard objectif n’intervient dans la production du résultat d'un coup effectué aux dés. Comme tous les autres événements, celu-ci est 50, David Bows, Causality and Chance in Modem Physics, Routledge & Kegan Paul, Londres, 2 edition, 1984, p. 2627, 5 — déterminé rigoureusement par la série de ses causes ct, étant donné celles-ci, ne pourrait pas étre autre qu'il n'est. I faut noter, en plus de cela, que, dans une conception comme celle de Leibniz, l'occurrence de la suite des événements particuliers qui vont entrainer l'apparition du résultat et le résultat Iu méme sont déterminés et connus de Dieu depuis la création du monde. Ge que le vulgaire appelle le hasard n'est done pour rien dans le fait que le dé que l'on a lancé s‘arréte sur une de ses faces plutot que sur une autre: Geux qui s'y connaissent un peu en artillerie savent comment un, petit changement peut faire qu'un boulet adapte une trajectoire tout a fait autre; c'est pourquoi il a tenu & peu de chose que Turenne (par exemple) soit touché; et si cela n'était malgré tout pas arrivé, alors toute la guerre qui avait lieu ce momentla aurait pu prendre un cours différent, et par consequent les choses actuelles auraient aussi tourné autrement. On sait aussi qu’une étin- celle qui tombe dans un magazin de poudre peut provoquer ka perte de tout un monde. Et précisément cet effet des petites choses a pour conséquence que ceux qui ne réfléchissent pas bien aux choses s'imaginent que quelque chose arrive par hasard, et non en vertu du destin (Verhangnis), alors que pourtant la différence n'est pas dans le fait, mais dans notre entendement, vu que cehuici ne comprend pas la multitude considérable de toutes les petites choses qui entrent en Jew dans n‘importe quel effet et ne prend pas en considération Ia ‘cause, qu'il ne wit pas, donc "imagine que les points dans les dés tombent par hasard (von ohmgei) *. On peut remarquer en passant que l'exploitation qui a été faite du genre de situations que décrit Leibniz par les théoriciens de l'ordre par fluctuation est pour le moins curieuse, puisque, comme I’a rappelé Thom, les phénoménes de divergence dynamique, oi une faible perturbation des condi- tions initiales suffit a créer de trés larges variations dans les effets, sont parfaitement compatibles avec le schéma détermini tique le plus strict (cf. Halte au hasard, silence au bruit, p. 125) Poincaré observe que nous parlons de hasard toutes les fois qu'une différence imperceptible dans la cause est susceptible d'entrainer une différence majeure dans effet. Cela vaut aussi 51. G. W, Latpnrz, Auswahl und Finletung von Friedrich Hoa, Fischer Bicherei, Frankfurtam Main und Hamburg, 1958, p. 200. -16- bien pour la météorologie, dont les prédictions sont, pour cette raison, incertaines et valables uniquement a court terme, que pour un jeu de hasard comme la roulette, dans lequel la dif- ference la plus minime dans Pimpulsion initiale que j'ai donnée 4 laiguille peut entrainer la différence la plus importante qui soit pour moi: «Une cause trés petite, qui nous échappe, déter- mine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alots nous disons que cet effet est dit au hasard*.» C'est une phrase qui, comme en témoigne le passage cité plus haut, aurait pu, a peu de chose prés, étre écrite par Leibniz. Nous voyons un effet (la mort de Turenne) qui ne peut pas ne pas nous frapper par son importance, mais nous n’apercevons pas sa cause ou, plus exactement, nous sommes incapables de lui découvrir le genre de cause que semble exiger son importance, puisqu’il a dépendu pour une part essentielle de petites causes que nous ignorons et qui ont fait la différence. C’est ce qui justifie le rap- prochement que fait Leibniz entre l’épisode historique de la mort de Turenne et le probleme du jeu de dés, ott ce qui se joue peut parfois étre presque aussi décisif que ce qui, comme on dit également dans ce casa, s'est joué> au moment de la mort de Turenne. Le point commun entre les deux cas est que la diver- gence la plus insignifiante dans les conditions initiales peut avoir ln effet qui semble, par rapport a elle, amplifié de facon démesurée et choquante. ‘Von Kries, dans son livre sur les principes du calcul des proba- bilités, commence par constater que la premiére condition qui doit éxre réalisée pour la détermination numérique de probabil- ités est que «les différentes assomptions possibles embrassent des espaces de liberté (Spietrdtume) comparables» (op. cit, p. VII). L'espace de liberté d’ une hypothése est constitué par l'ensemble plus ou moins grand des possibilités diverses qui lui sont offertes pour se réaliser. La condition indiquée est remplie dans le cas du jeu de dés, puisque, si l'on con ments de circonstances conditionnantes qui améneraient comme résultat 1, la totalité de celles qui améneraient 2, 3, etc., il est raisonnable de supposer que «ces six complexes sont de la méme grandeur» (ibid.). II faut, en plus de cela, que égalité des extensions ne cesse pas d’étre déterminante pour nos attentes, si Von se demande 4 quel comportement antérieur doivent étre 152. Henri Porscané, -Le hasard (1907), in Llanalys tla recherche, Choi de textes et introduction de Girolamo Rarmunai, Hermann, Paris, 191, p. 138, -17~- ramenées des configurations actuelles quelconques des circon- stances (le rapport des grandeurs est «originaire» et n'est done, en particulier, pas affecté par histoire du jeu) et enfin que pour noire attente de Pun ou autre des résultats, la seule chose qui entre en ligne de compte soit les extensions des complexes de conditions qui correspondent a chacun d’entre eux, a exclusion de toute autre relation logique (les espaces de liberté sont «indifférents+). C'est ce qui autorise a appeler, au sens strict, égales les probabilités de chacun des six coups possibles. La propriété qu’a le rapport de grandeur qui existe entre les espaces de liberté d’étre originaire signifie que, bien que les cir- constances particuliéres qui vont amener l'obtention de l'un ou 's comme équipossibles soient cer- tainement le produit de circonstances qui ont été réalisées érieurement et celles-ci, 4 leur tour, de circonstances dont elles résultent de la méme facon, «les assomptions que nous for- mulons ici comme également justifiées possédent la prop: qui consiste dans le fait que, méme si nous nous reportons aux autres dont elles doivent étre concues comme les résultats, nous en obtiendrons toujours qui se présentent pareillement comme également justifiées; elles devront donc étre considérées dans un sens trés prégnant et de facon définitive réellement comme ayant la méme valeur. Ce qui correspond une grande diversité de configurations originaires devra étre attendu avec une grande probabilité, ce qui correspond a un diversité réduite avec une probabilité réduite» (ibid., p. 45-46). Le fait que les espaces de liberté ne puissent étre déterminants pour la proba- Dilité qu’a la condition d’étre originaires résulte simplement de la proposition selon laquelle « la probabilité d’un comportement quelconque est nécessairement identique a la probabilité des préconditions qui sont aptes a le réaliser» (ibid. p. 199). Le genre de situation qui vient d'étre décrit se rencontre con- stamment dans les jeux de hasard et dans un bon nombre d'autres objets. «La condition importante pour cela, note von Kries, est que déja de trés petites modifications des circon- stances conditionnantes produisent une modification du résul- tat; si par conséquent on imagine les circonstances variées dans des proportions considérables, alors on obtient avec une alter- nance constante les formations qui correspondent aux dif- férents résultats» (ibid., p. VILVII), Par conséquent, assigner des probabilités égales aux six résultats possibles revient & diviser espace de liberté total qui est offert au comportement du dé -118- cn six sous-espaces égaux, dont chacun correspond a l'ensemble des combinaisons de circonstances dliverses qui, si elles sont réal- isées, améneront le résultat envisage. Et la difficulté qu'il s‘agit de résoudre est celle de savoir s'il y a des raisons purement Jogiques qui permettent d’affirmer qu'une combinaison de cir- constances prise au hasard a exactement autant de chances de se trouver dans l'un de ces ensembles que dans n‘importe quel autre. Tout semble se passer, en effet, comme si le joueur qui lance le dé sélectionnait en quelque sorte au hasard une de ces combinaisons de circonstances, dont il ignore les caractéris- tiques précises et la relation exacte qu’elles entretiennent avec le résultat qu’elles produiront, avec des chances égales qu'elle appartienne 'un ou l'autre des six ensembles concernés. On peut considérer comme un des principes fondamentaux de la probabilité la proposition selon laquelle « deux assomptions sont également probables si elles embrassent des espaces de liberté indifférents originaires égaux» (op. ct, p. 36). La théorie de von Kries repose sur T'idée que des hypothéses également justifiées peuvent éire formulées dans tous les cas of Te comportement de l'objet dispose d'un «jeu» ou d'une latitude qui peuvent étre représentés par un espace susceptible d’éure mesuré et divisé en parties®. A des parties égales de cet espace correspondront alors des possibilités égales. La notion dlespace de liberté permet de préciser la relation que le calcul des proba Dilités entretient avec le hasard et le sens auquel on peut dire de lui, comme on le fait souvent, qu'il est un calcul du hasard, dont il s'avere qu'il est, lui aussi, soumis a des lois. Il est, selon von Kries, exagéré de dire, en prenant cela de facon littérale, que Yon réussit & formuler des lois auxquelles «méme le hasard ne peut pas ne pas se soumettre»: «Les certitudes que nous obtenons dans les domaines concernés n’ont tout de méme pas autre signification que celle-ci: méme la oit les résultats dépen- dent du hasard, la connaissance des relations entre les espaces de liberté autorise fréquemment des attentes extraordinairement 53, La notion de Spicaum, pour laquelle utilise ici expression «espace de libertés, semble avoir été employée pout la premiére fois dans un sens technique précis par von Kries, Le mot allemand 2 été traduit généralement par «range» ‘ans la irtérature anglosaxonne sur le calcul des probabilités etl logique induc- tive. Le concept de Spietraum apparait dans le Tractatuslogice-pilosophicus de ‘Witygenstein (sans que l'on puisse dire avec certitude sl provient ou non du livre ‘devon kries)et doit sans doute & cette erconstance une bonne parte de Timpor- tance qa'il a prise parla suite -119-

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