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GRAMMATICALES DE L’ÉNONCÉ
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Jean Lallot
ENS (Ulm) & Laboratoire ‘Histoire des théories linguistiques’ (CNRS UMR 7597)
Dans l’ordre de cette combinatoire, le logos, que l’on peut traduire par énoncé,
intervient en quatrième position, après l’élément ou la lettre, la syllabe et le mot.
De nombreux textes philosophiques le présentent comme un point d’arrêt, une
réussite et, au sens musical, une mesure dans l’ordre de l’expression. Le présent
article vise notamment à expliciter la faveur dont il jouit.
À vrai dire, de nombreux mots grecs, d’origine étymologique diverse,
peuvent désigner des complexes langagiers spécifiés. L’un d’eux, rhêma,
n’est pas loin parfois de désigner l’énoncé, ainsi dans le Cratyle de Platon
(p. ex. 399b 1), quand il est opposé à onoma « nom », où le nom propre (onoma)
Diphilos est dit provenir du rhêma ‘Dii philos’ « aimé de Zeus » : par opposition au
nom Diphilos qui désigne, nomme un individu, le rhêma est une expression com-
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1. Ce tableau résume – en le simplifiant un peu pour dégager l’essentiel – le contenu de deux textes fondamen-
taux : Aristote (Poét. 20) et Apollonius Dyscole (Synt. 1 2).
2. La formule « analysable en n... », n étant suivi d’un pluriel, décrit un modèle canonique idéal qui veut
surtout manifester le principe de complexité croissante selon lequel la syllabe se compose de plus d’un élément,
le mot de plus d’une syllabe, l’énoncé de plus d’un mot. C’est donc à titre marginal que l’on enregistrera
l’existence de syllabes à un seul élément, de mots monosyllabiques, de phrases à un seul mot. Les Anciens
signalent la chose pour la « syllabe » ; parler de sullabè pour un item monophonématique relève pour eux de
la catachrèse, le mot grec sullabè signifiant littéralement « prise ensemble » d’au moins deux phonèmes.
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Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé
3. Au lecteur sceptique qui dénoncerait dans l’évolution sémantique proposée ici un trop facile tour de passe-
passe, on fera remarquer que le latin a lui aussi fait un sort remarquable à son verbe legô : sans doute par
l’intermédiaire de syntagmes tels que legere oculis « rassembler visuellement », legô est devenu en latin le
verbe « lire ».
4. Tous genres littéraires confondus, logos est presque absent des grands monuments de la poésie grecque
archaïque (Homère : 2 occ., Hymnes homériques : 1 occ., Hésiode : 4 occ.). Dans 6 de ces 7 occurrences logos
est au datif (instrumental) pluriel logois(i), les logoi étant toujours des propos lénifiants ou trompeurs. Le
septième n’en est que plus remarquable : en Trav. 106, Hésiode désigne par logos (au singulier) le propos
didactique de son ouvrage. Cet emploi annonce Pindare, chez qui le logos (71 occ.) est souvent le sien, et
souvent véridique (alathês logos).
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5. Scholia in Dionysii Thracis artem grammaticam (p. 353, 29 Hilgard). On peut lire une traduction de ce
texte dans Cassin (2004 : 734).
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le nom est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans référence
au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise
séparément. (Aristote, De Int. 16a19)
le verbe est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties
ne signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose d’affirmé de
quelque autre chose. (Aristote, De Int. 16b6 ; trad. Tricot)
on voit que l’accent est mis ici sur le niveau sémiotique qui distingue le logos
de ses parties et des parties de ses parties : on est dans une perspective de
mise à l’épreuve d’une chaîne phonique par la partition. Tant l’onoma que le
rhêma livrent, quand on les segmente, des segments dépourvus de sens : ainsi
us, segment du nom mus de la souris, n’est rien de plus qu’un son (phônê monon,
16b32). En revanche, le segment « homme » d’un énoncé comme celui de Platon
« l’homme apprend » est bien, lui, doué de sens : celui qui l’entend isolé est
rassuré, tranquillisé, dit Aristote (êremêsen), le locuteur « stabilisant la (sa) pensée
(histêsi tên dianoian) » (16b20). Mais Aristote précise que « homme », extrait de
son logos, ne signifie plus que comme phasis, i.e. comme la simple mention d’une
forme vocale signifiante (un mot existant dans la langue) qui a besoin d’un
« ajout » (ean ti prostethêi, 16b30) pour qu’apparaisse une affirmation (kata-phasis)
ou une négation (apo-phasis). Avec cet « ajout » (Platon parlait de « mélange » ou
d’« entrelacement »), on retrouve le logos initial, l’énoncé « l’homme apprend ».
Le propos du De interpretatione se situe ainsi dans le droit fil de celui du
Sophiste : le logos par excellence est l’énoncé déclaratif (logos apophantikos) de
forme Sujet + Prédicat dont Aristote fait l’objet propre de son traité (17a6), en
tant que cet énoncé (et lui seul) est susceptible de vérité ou de fausseté. Ce n’est
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Il est clair qu’avec cette acception de logos nous sommes à la marge de ce que
nous consentons à appeler « énoncé ». On en dira tout autant, à l’opposé, de
l’application de logos à la totalité du texte de l’Iliade (Poet. 1457a29). On peut
aussi décider de dire que les logoi que sont la définition de l’homme et le texte
de l’Iliade sont des énoncés lato sensu – mais on peut aussi reculer devant cette
décision, considérant que la définition aristotélicienne de logos ne recouvre pas
adéquatement celle d’énoncé : l’affaire concerne le français et nous laisserons à
d’autres le soin de la régler.
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L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres
6. Voici comment Imbert (1999 : 10) commente le passage : « [...] Socrate avait engagé la philosophie en
des termes qu’elle ne laissera pas de sitôt : examen (skopein, skepsis), vérité (alêtheia), constitution d’une
médiation discursive canonique (logos) où le sensible se déploie sur une trame intelligible ».
7. Dans le Théétète qui dramatiquement précède immédiatement le Sophiste, les définitions de l’onoma et du
rhêma ne sont pas encore fixées comme elles le seront dans le Sophiste.
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8. Sur la question de savoir si Platon est ou non celui qui fait le premier une telle distinction, voir Basset
(1994).
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choisie : « une proposition est ce qui est vrai ou faux ». Ou bien, ajoute Diogène
Laërce, dans une définition difficile : « un composant logique complet affirmable
de par soi-même » [trad. Goulet], « un fait complet qui peut être déclaré autant
qu’il est en lui » (pragma autoteles apophanton hoson eph’ heautôi 10 ), comme le
dit Chrysippe dans ses Définitions dialectiques (« une proposition est ce qui est
affirmable ou niable de par soi-même », comme Il fait jour, Dion se promène)
(VII 65).
La problématisation stoïcienne des lekta permet, dans son sillage, l’appa-
rition de classifications complexes, comme la distinction entre les différentes
propositions simples (axiômata hapla) et les différentes propositions non simples
(axiômata ouch hapla). Si l’axiôma, la proposition, y devient le lieu même de la
logique, en dernière instance il s’agit toujours, comme chez Platon et Aristote, de
« la coïncidence entre déterminations épistémologiques, logiques et physiques
qui fait ce nœud, qui est une participation dite dans une prédication ». Avec
l’énoncé, « une opération syntaxique latente avait été choisie, insistée, enseignée,
érigée en orthologie et appelée à représenter quelque chose de la cohérence du
monde » (Imbert, 1999 : 40 11 ).
Mais mettre l’accent sur les lekta et leur syntaxe permettait aussi de dégager
d’autres formes de lekta complets, ainsi les syllogismes, les questions et les
interrogations (Diogène Laërce VII 63) ; Diogène nous livre une classification
plus exhaustive : « La proposition diffère de la question et de l’interrogation, de
l’ordre, du serment, de la prière et de l’hypothèse, de l’interpellation et de la
quasi-proposition » (op. cit. : VII 66). La vérité et la fausseté ne concernent que
les propositions, et non les questions, les interrogations et les autres types de
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10. On peut penser à relier cette définition de l’axiôma à ce que l’on trouve dans l’Institution logique (I 5 ;
XVII 7) de Galien : « tout énoncé jugé par intellection digne de foi par lui-même a reçu d’eux (sc. des
Anciens) le nom d’axiôma [...]. Il ne faut pas s’engager dans des discussions critiques avec ceux qui appellent
indistinctement axiômata absolument tous les énoncés déclaratifs » ; est appelé axiôma « un énoncé entraînant
par lui-même la conviction ».
11. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans La prose du monde (cité par Imbert, 1999 : 54), « on prend toujours
pour modèle de la parole l’énoncé ou l’indicatif, et on le fait parce qu’on croit qu’il n’y a, hors des énoncés,
que les balbutiements, la déraison ».
12. Voir Lallot (1997, vol. II : 431), l’index grec s. v. logos.
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14. Diathèse est à entendre ici comme le signifié spécifique du verbe en tant que verbe.
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4. CONCLUSION
Si l’on tente de rassembler les traits que la réflexion philosophico-grammaticale
grecque a dégagés comme constitutifs de la notion d’énoncé (logos), on mention-
nera que le logos est une forme langagière complexe résultant de l’assemblage
réglé (suntaxis) de parties différenciées (merê logou), dont la forme de base est
la chaîne finie, sémantiquement autosuffisante (autotelês), constituée d’un nom,
fonctionnant comme sujet, et d’un verbe, fonctionnant comme prédicat. La règle
fondamentale de l’assemblage est celle de la « congruence » (katallêlotês), ou
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Références
Sources anciennes
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CHRYSIPPE, Définitions dialectiques
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