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GREC LOGOS : PREMIÈRES APPROCHES PHILOSOPHIQUES ET

GRAMMATICALES DE L’ÉNONCÉ

Frédérique Ildefonse, Jean Lallot

Armand Colin | « Langages »

2017/1 N° 205 | pages 73 à 86


ISSN 0458-726X
ISBN 9782200931056
DOI 10.3917/lang.205.0073
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Frédérique Ildefonse
Centre Jean Pépin (CNRS UMR 8230) & ENS

Jean Lallot
ENS (Ulm) & Laboratoire ‘Histoire des théories linguistiques’ (CNRS UMR 7597)

Grec logos : premières approches philosophiques et


grammaticales de l’énoncé

1. LÉGÔ, LOGOS : LE SÈME DE COMPLEXITÉ


La réflexion des Grecs sur le langage est riche et multiforme. Elle relève, selon
les époques et les auteurs, de la rhétorique, de la poétique, de la dialectique, de
la logique ou de la grammaire, ces disciplines n’étant pas toujours strictement
délimitées les unes par rapport aux autres et employant, en grande partie, le
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même vocabulaire. L’objet commun à toutes ces disciplines est le langage comme
faculté spécifiquement humaine permettant aux individus de produire, phoné-
tiquement et graphiquement, et de recevoir, donc d’échanger, des messages
intelligibles. L’objet concret de leurs analyses est la langue grecque, dans les
différents usages qui en sont faits : conversation, construction de raisonnements,
composition de textes en vers ou en prose.
Placés devant des items langagiers – un mot, une expression, une phrase,
un raisonnement complexe, une œuvre littéraire, etc. –, leur intuition maî-
tresse est que la langue fonctionne comme une combinatoire dont les consti-
tuants minimaux, appelés « éléments » (stoicheia), sont les phonèmes/graphèmes
du répertoire phonologique/alphabétique. Ces éléments, eux-mêmes aséman-
tiques, entrent dans des combinaisons de complexité croissante, les unités de
niveau inférieur fonctionnant comme intégrants des unités du niveau supé-
rieur. L’élévation du niveau de complexité donne lieu à un moment donné

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L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

(seuil de la signifiance) à l’apparition d’un signifié associé au complexe pho-


nique/graphique ; ce signifié peut lui-même être simple ou complexe. Ce qui
peut se résumer dans le tableau suivant 1 :
complexité signifié associé
simple complexe
« élément » (stoicheion)
– (niveau zéro) – –
[inanalysable]
« syllabe » (sullabê)
+ (niveau 1) – –
[analysable en n éléments 2 ]
‘mot’ (lexis)
+ (niveau 2) + –
[analysable en n syllabes]
« énoncé » (logos)
+ (niveau 3) – +
[analysable en n mots]

Dans l’ordre de cette combinatoire, le logos, que l’on peut traduire par énoncé,
intervient en quatrième position, après l’élément ou la lettre, la syllabe et le mot.
De nombreux textes philosophiques le présentent comme un point d’arrêt, une
réussite et, au sens musical, une mesure dans l’ordre de l’expression. Le présent
article vise notamment à expliciter la faveur dont il jouit.
À vrai dire, de nombreux mots grecs, d’origine étymologique diverse,
peuvent désigner des complexes langagiers spécifiés. L’un d’eux, rhêma,
n’est pas loin parfois de désigner l’énoncé, ainsi dans le Cratyle de Platon
(p. ex. 399b 1), quand il est opposé à onoma « nom », où le nom propre (onoma)
Diphilos est dit provenir du rhêma ‘Dii philos’ « aimé de Zeus » : par opposition au
nom Diphilos qui désigne, nomme un individu, le rhêma est une expression com-
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plexe qui « dit, énonce » quelque chose. On retrouve ce sens chez divers auteurs,
dont Platon lui-même (p. ex. Prot. 343b), où rhêma s’applique à un aphorisme de
Pittacos. Cependant, rhêma ne s’est pas imposé dans le métalangage grammatical
avec le sens de « énoncé ». La raison en est claire, et c’est chez Platon lui-même
qu’on la trouve : dans deux textes parallèles (Cratyle 425a, Soph. 262a), Platon
affirme solennellement que rhêma est, avec onoma, l’intégrant nécessaire du logos,
l’exemple du Sophiste ‘anthrôpos’ [= onoma] + ‘manthanei’ [= rhêma] → ‘anthrôpos
manthanei’ [= logos] « l’homme apprend » mettant fermement les choses en
place : rhêma désigne le prédicat verbal, et c’est logos qui désigne le complexe
<nom (sujet) + verbe (prédicat)>, que Platon appelle « l’énoncé minimal et
premier » (logos elachistos te kai prôtos).

1. Ce tableau résume – en le simplifiant un peu pour dégager l’essentiel – le contenu de deux textes fondamen-
taux : Aristote (Poét. 20) et Apollonius Dyscole (Synt. 1 2).
2. La formule « analysable en n... », n étant suivi d’un pluriel, décrit un modèle canonique idéal qui veut
surtout manifester le principe de complexité croissante selon lequel la syllabe se compose de plus d’un élément,
le mot de plus d’une syllabe, l’énoncé de plus d’un mot. C’est donc à titre marginal que l’on enregistrera
l’existence de syllabes à un seul élément, de mots monosyllabiques, de phrases à un seul mot. Les Anciens
signalent la chose pour la « syllabe » ; parler de sullabè pour un item monophonématique relève pour eux de
la catachrèse, le mot grec sullabè signifiant littéralement « prise ensemble » d’au moins deux phonèmes.

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Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

Avant de revenir plus précisément à cette fondation platonicienne de l’énoncé


(logos), on cherchera à répondre à la question de savoir ce qui prédisposait logos à
assumer cette valeur. Un bref retour sur l’histoire du mot permettra de suggérer
des éléments de réponse à cette question.
Logos est un nom d’action qui se rattache, selon une norme dérivationnelle
parfaitement claire et assurée, au verbe légô. Nous sommes donc renvoyés à
ce verbe pour interpréter logos. Chez Homère, legô présente une polysémie
remarquable : il signifie, selon les contextes, « rassembler, collecter » (Il. 8.507,
24.793 : « ramasser (du bois, des os)) » ou « raconter, dire, parler ». De ces deux
valeurs, la seconde s’imposera dans l’histoire postérieure du grec pour le verbe
simple, mais la première résistera remarquablement bien dans les composés :
par exemple, sullegô « rassembler », eklegô « choisir » n’ont rien à voir avec des
verbes de parole. Confrontée à la question, légitime, « y a-t-il, à l’origine de
tout cela, deux racines *leg- homonymes ou une seule racine donnant lieu à une
imprévisible polysémie ? », la communis opinio des savants tranche résolument en
faveur de la deuxième hypothèse et met en continuité le sens, tenu pour primitif,
de « rassembler » et celui de « raconter, dire », toute mise en œuvre du langage
étant vue comme rassemblement, ou assemblage, de mots – un emploi-charnière
étant fourni, chez Homère, par la spécification de legô « rassembler » au sens de
« recenser (verbalement), compter » (p. ex. Od. 4.45, Il. 2.125) : on sait que compter
et conter sont à l’origine le même verbe 3 (cf. ang. tell). Voilà pour le verbe :
nous pouvons retenir que gr. legô implique au départ rassemblement d’une
multiplicité quelconque, puis, par spécification dans le domaine du langage,
assemblage de mots pour énumérer, raconter, énoncer.
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Cela étant, qu’en est-il des emplois du dérivé logos ? Alors que la période
archaïque ne nous livre que peu d’occurrences du terme logos 4 , on a, avec le
Ve siècle, l’impression – sans doute en partie trompeuse, imputable aux lacunes
de notre documentation – d’une brusque et abondante prolifération tant du
nombre des emplois que de la variété des sens possibles de logos. Il est remar-
quable que les grammairiens de la tradition alexandrine se soient avisés de cette
diversité exceptionnelle et aient fait l’effort de la recenser : un texte attribué
au grammairien byzantin Héliodore, scholie marginale d’un manuscrit de la

3. Au lecteur sceptique qui dénoncerait dans l’évolution sémantique proposée ici un trop facile tour de passe-
passe, on fera remarquer que le latin a lui aussi fait un sort remarquable à son verbe legô : sans doute par
l’intermédiaire de syntagmes tels que legere oculis « rassembler visuellement », legô est devenu en latin le
verbe « lire ».
4. Tous genres littéraires confondus, logos est presque absent des grands monuments de la poésie grecque
archaïque (Homère : 2 occ., Hymnes homériques : 1 occ., Hésiode : 4 occ.). Dans 6 de ces 7 occurrences logos
est au datif (instrumental) pluriel logois(i), les logoi étant toujours des propos lénifiants ou trompeurs. Le
septième n’en est que plus remarquable : en Trav. 106, Hésiode désigne par logos (au singulier) le propos
didactique de son ouvrage. Cet emploi annonce Pindare, chez qui le logos (71 occ.) est souvent le sien, et
souvent véridique (alathês logos).

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L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

Technè Grammatikè attribuée à Denys le Thrace 5 , répertorie (avec quelque com-


plaisance) vingt-deux sens possibles de logos, abondance que confirme l’article
logos de n’importe quel bon dictionnaire du grec ancien. Pour la quasi-totalité
des sens de logos qui y figurent, on peut relever la coexistence de deux sèmes
correspondant aux deux valeurs de base dégagées pour le verbe legô : un sème
« parole, langage » et un sème « assemblage » : un logos suppose toujours, d’une
façon ou d’une autre, un item langagier complexe. Conformément à l’ordre d’as-
semblage signalé supra, il faut ajouter que l’item composé est toujours supérieur
au niveau du mot : logos peut désigner beaucoup de choses, mais jamais un mot.

2. LOGOS CHEZ LES PHILOSOPHES

2.1. L’énoncé minimal comporte un nom et un verbe


Lorsque Platon proclame dans le Sophiste (262c), non sans quelque solennité,
que l’assemblage d’un nom (sujet), désignant un agent, avec un verbe (prédicat),
désignant une action, génère un logos, un « énoncé », il fait le choix le plus
heureux que lui permettait le lexique du grec, et son geste s’imposera à toute
la tradition logique et grammaticale ultérieure : l’énoncé premier et minimal
est une formule linguistique associant deux termes morphologiquement et
fonctionnellement différents, appelés onoma et rhêma, qui énonce qu’un agent
fait une action – et il n’y a pas d’énoncé en-deçà de cette formule à deux termes.
Dans le Sophiste (262e), Platon décrit le lien constitutif du logos en recourant à
deux métaphores, celle de l’entrelacement (sumplokê) et celle du mélange (krasis) :
l’une comme l’autre renvoie à un acte technique normé : une couronne tressée
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n’est pas une poignée de foin, une boisson coupée dans les règles n’est pas un
mélange fait au petit bonheur. À la différence de ce qui se passe quand on met
côte à côte rien que des noms ou rien que des verbes, ce qui produit des listes
non structurées qui n’énoncent rien, l’entrelacement ou le mélange réglé d’un
onoma et d’un rhêma donne accès au domaine de l’énonciation.
Aristote reprendra à son compte la triade platonicienne onoma-rhêma-logos,
chacun de ces termes étant défini à son tour dans les chapitres 2, 3 et 4 du De
interpretatione. Cependant, la définition que le Stagirite donne du logos dans le
même traité ne précise pas expressément qu’il s’agit d’un assemblage onoma +
rhêma :
le logos, dit-il, est une forme vocale douée de sens (phônê sêmantikê) dont quelqu’une
des parties est douée de sens à l’état séparé, comme mention (phasis) mais non comme
affirmation (kataphasis). (Aristote, De Int. 16b26)
Si, comme il faut le faire, on contraste cette définition avec celles d’onoma et de
rhêma qui précèdent dans le traité d’Aristote :

5. Scholia in Dionysii Thracis artem grammaticam (p. 353, 29 Hilgard). On peut lire une traduction de ce
texte dans Cassin (2004 : 734).

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Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

le nom est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans référence
au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise
séparément. (Aristote, De Int. 16a19)
le verbe est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties
ne signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose d’affirmé de
quelque autre chose. (Aristote, De Int. 16b6 ; trad. Tricot)

on voit que l’accent est mis ici sur le niveau sémiotique qui distingue le logos
de ses parties et des parties de ses parties : on est dans une perspective de
mise à l’épreuve d’une chaîne phonique par la partition. Tant l’onoma que le
rhêma livrent, quand on les segmente, des segments dépourvus de sens : ainsi
us, segment du nom mus de la souris, n’est rien de plus qu’un son (phônê monon,
16b32). En revanche, le segment « homme » d’un énoncé comme celui de Platon
« l’homme apprend » est bien, lui, doué de sens : celui qui l’entend isolé est
rassuré, tranquillisé, dit Aristote (êremêsen), le locuteur « stabilisant la (sa) pensée
(histêsi tên dianoian) » (16b20). Mais Aristote précise que « homme », extrait de
son logos, ne signifie plus que comme phasis, i.e. comme la simple mention d’une
forme vocale signifiante (un mot existant dans la langue) qui a besoin d’un
« ajout » (ean ti prostethêi, 16b30) pour qu’apparaisse une affirmation (kata-phasis)
ou une négation (apo-phasis). Avec cet « ajout » (Platon parlait de « mélange » ou
d’« entrelacement »), on retrouve le logos initial, l’énoncé « l’homme apprend ».
Le propos du De interpretatione se situe ainsi dans le droit fil de celui du
Sophiste : le logos par excellence est l’énoncé déclaratif (logos apophantikos) de
forme Sujet + Prédicat dont Aristote fait l’objet propre de son traité (17a6), en
tant que cet énoncé (et lui seul) est susceptible de vérité ou de fausseté. Ce n’est
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pas à dire qu’il n’y ait de logos que celui-là : différents « ajouts » sont possibles
qui génèrent des types différents de logoi. Dans la Poétique (chap. 20, 1457a25),
Aristote mentionne un logos non constitué d’onoma et de rhêma, la définition
de l’homme (ho tou anthrôpou horismos – l’allusion est sans aucun doute à une
formule complexe comme « animal raisonnable »). Appeler logos ce genre de
formule est cohérent avec la définition, pratiquement identique, qu’Aristote
donne de logos dans la Poétique et dans le De interpretatione :
une forme vocale composée douée de sens dont certaines parties signifient quelque
chose par elles-mêmes (Poet. 1457a23 ; cf. De int. 2, 16a19)

Il est clair qu’avec cette acception de logos nous sommes à la marge de ce que
nous consentons à appeler « énoncé ». On en dira tout autant, à l’opposé, de
l’application de logos à la totalité du texte de l’Iliade (Poet. 1457a29). On peut
aussi décider de dire que les logoi que sont la définition de l’homme et le texte
de l’Iliade sont des énoncés lato sensu – mais on peut aussi reculer devant cette
décision, considérant que la définition aristotélicienne de logos ne recouvre pas
adéquatement celle d’énoncé : l’affaire concerne le français et nous laisserons à
d’autres le soin de la régler.

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L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

2.2. Le logos, clef de voûte de la philosophie


Une longue période de la philosophie, dont le lien à l’énoncé est crucial, s’inau-
gurait dans le passage du Phédon de Platon, où Socrate noue son activité à la
pratique de ce qu’il appelle logoi. Mettant en garde contre un risque compa-
rable à celui qu’encourent ceux qui regardent directement une éclipse de soleil,
Socrate définit une « seconde navigation » : plutôt que « regarder les choses
avec mes yeux et essayer de les atteindre par chacun de mes sens », se réfugier
« du côté des logoi et, à l’intérieur de ces logoi, examiner la vérité des êtres »
(Phédon 99e). Ce moment fondateur, qui noue durablement la philosophie à la
pratique des logoi, pose un redoutable problème de traduction. Comment faut-il
traduire ici logoi : « arguments », « discours », « raisonnements », « définitions »,
« énoncés » 6 ? Dans le Théétète, Socrate affronte directement le problème de la
polysémie de logos qu’il déplie en trois acceptions : dans la première acception,
produire un logos consisterait à :
rendre apparente sa propre pensée au moyen de la voix, avec des expressions et des
mots / des verbes et des noms (? meta rhêmatôn te kai onomatôn 7 ), en imprimant son
opinion dans le flux qui passe à travers la bouche, comme on ferait en un miroir ou
dans l’eau. (Platon, Théétète 206d)
Autrement dit, le logos serait « comme une image vocale de la pensée »
(op. cit. : 208c) ; dans la seconde acception, détenir le logos (d’une chose) consis-
terait à « être capable, quand on nous demande ce qu’est cette chose, d’en
parcourir les éléments dans notre réponse au questionneur », le logos étant
alors « touchant chaque chose individuelle, le dénombrement complet de ses
éléments » (op. cit. : 207c), ou encore : « le chemin conduisant, élément par
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élément, jusqu’au tout » (op. cit. : 208c) ; dans la troisième acception, logos
désignerait la définition (« avoir un signe à mentionner par lequel l’objet en
question diffère de tout le reste », op. cit. : 208c).
Faire le lien entre le Phédon, le Théétète et la fondation opérée par l’Étranger
du Sophiste amène à voir le point crucial de la démarche platonicienne, à savoir
que l’énoncé est porteur des déterminations physiques, ou, plus exactement,
dans les termes de C. Imbert, que « le physique s’inscrit sur la parole comme
logique » : « ce qui est participation du côté des choses – Théétète et sa posture –
est prédication du côté de leur constat » (1999 : 14). La « corne d’abondance du
platonisme » n’est autre que « l’institution d’une dimension syntaxique où se
trament le monde et la connaissance du monde », institution qu’opère l’Étranger
du Sophiste. De cet entrelacement entre situation du monde et parole, le logos
« L’homme apprend » donne la mesure : Théétète dans le Sophiste (262c) concède

6. Voici comment Imbert (1999 : 10) commente le passage : « [...] Socrate avait engagé la philosophie en
des termes qu’elle ne laissera pas de sitôt : examen (skopein, skepsis), vérité (alêtheia), constitution d’une
médiation discursive canonique (logos) où le sensible se déploie sur une trame intelligible ».
7. Dans le Théétète qui dramatiquement précède immédiatement le Sophiste, les définitions de l’onoma et du
rhêma ne sont pas encore fixées comme elles le seront dans le Sophiste.

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Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

à l’Étranger qu’il y a là « énoncé, le plus petit et le premier (logos elachistos te kai


prôtos) ».
Ainsi, Platon dans le Sophiste fonde le logos comme énoncé et assigne la
règle de sa composition : pour composer un logos « énoncé » est requise la
combinaison minimale d’un nom (onoma) et d’un verbe (rhêma) 8 . Jamais des
noms mis bout à bout ne produiront un énoncé, pas plus que des verbes mis
bout à bout. Chacun des deux, nom et verbe, est défini dans le rapport à une
action : énoncer un énoncé (legein logon), c’est assembler (cf. suntheis 262e) un
prattôn-‘actant’ à une praxis-‘action’ par la médiation d’un nom et d’un verbe
(di’onomatos kai rhêmatos) (op. cit. : 262a). Le logos-‘énoncé’ est enfin clairement
présenté dans le Sophiste comme la condition sine qua non de la philosophie :
s’il faut garder le logos, dit l’Étranger, au nombre des genres de ce qui est, c’est
que « nous en priver – perte suprême – serait nous priver de la philosophie »
(Sophiste 260a6). Pour le dire encore avec les mots de C. Imbert, il est clair que
le Théétète et le Sophiste auront donc mené le logos jusqu’à l’énoncé, jusqu’à son état de
prégnance et de simplicité. Alors dire s’égale à savoir et s’abolit, comme par saturation,
dans le témoignage et l’injonction du réel, dans sa pure fonction cognitive et dans ses
déterminations naturelles. (Imbert, 1999 : 94)
La logique aristotélicienne, par sa théorie du discours ou de l’énoncé déclara-
tif, logos apophantikos, s’inscrit dans la continuité de cette fondation, même si
les Analytiques ont, par définition, la vocation de décomposer le logos en ses
constituants.

2.3. Le tournant stoïcien. La syntaxe des lekta


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La polysémie de logos organise également la systématicité stoïcienne, d’une
autre manière pourtant, au sens où elle articule « les trois sens, liés entre eux, de
raison divine organisant la matière, de raison humaine et de discours » (Imbert,
1999 : 94). Mais c’est en fait dans la raison physique que « les trois sens du terme
logos trouvent leur unité » : « il n’y a pas de forme logique proprement dite,
sinon une distribution physique continue, de l’événement et de la représentation
de l’événement » (op. cit. : 102).
La logique stoïcienne a su développer la leçon de grammaire du Sophiste
qu’elle a portée à son point de classicisme. Désormais, l’énoncé n’ira pas sans
la prise en compte de la distinction entre signifiants et signifiés : la dialectique,
qui constituait, avec la rhétorique, la logique stoïcienne, se divise en lieu relatif
à la voix ou au son vocal (peri tês phônès) et lieu relatif aux signifiés (peri tôn
sêmainomenôn). (Diogène Laërce VII 43)
Une première approche est donc celle des signifiants, qui n’intéresse pas
seulement la matière phonique de l’expression mais aussi le découpage de

8. Sur la question de savoir si Platon est ou non celui qui fait le premier une telle distinction, voir Basset
(1994).

Langages 205 79
L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

celle-ci : de fait la théorie des signifiants, de la voix ou de l’expression inclut


également la théorie des parties du discours ou de l’énoncé (merê tou logou ou
merismos). Cette première approche n’est qu’une approche de surface, et, de fait,
les deux parties de la logique n’opèrent pas le départ entre deux opérations de
signification qui seraient hiérarchiquement équivalentes. La théorie de la voix,
en effet, opère un repérage de surface que viendra relayer la théorie des signifiés.
Or, la théorie des signifiés (sêmainomena) n’est pas une théorie du sens ou de la
signification des sons vocaux (phônai) ou des différentes parties de l’expression
(lexis), elle est, selon l’expression de M. Frede, syntaxe des lekta 9 .
Cette « syntaxe des lekta » nous apprend, très précisément, à distinguer
entre lekton complet (autoteles) et lekton incomplet (ellipes), de manière à savoir
construire un lekton complet. À la définition du lekton ou « dit », entendu comme
« ce qui subsiste d’après une représentation logique » (to kata phantasian logikên
huphistamenon), succède immédiatement la division des dits en « dits complets »
et « dits incomplets » :
les dits incomplets sont ceux dont l’énonciation est inachevée, comme « écrit » ; nous
demandons alors « Qui ? » ; les dits complets en revanche sont ceux dont l’énonciation
est achevée, par exemple « Socrate écrit ». Dans les dits incomplets sont placés les
prédicats, dans les dits complets, les propositions, les syllogismes, les interrogations
et les questions. (Diogène Laërce VII 63)
Si le prédicat est clairement défini comme « dit incomplet », le second composant
de l’énoncé, celui qui doit être ajouté au prédicat pour composer un dit complet,
le cas, la ptôsis, n’est lui jamais défini comme un « dit incomplet » dans les
témoignages dont nous disposons. On peut y lire la marque de la primauté du
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prédicat pour la construction du dit complet dont il est le noyau dynamique.
Entre sa théorie de la voix ou du son vocal qui comprend les parties de
l’énoncé (merê tou logou) et sa syntaxe des lekta qui distingue entre prédicat
(katêgorêma) et cas (ptôsis), la logique stoïcienne remodelait la leçon de grammaire
du Sophiste et le début du De interpretatione d’Aristote. Dans le Sophiste, l’Étranger
mettait en regard deux énoncés, qu’il nouait à l’actualité d’une scène sensible :
« Théétète est assis », « Théétète, avec qui présentement je dialogue, vole ».
Théétète reconnaît les deux comme logos emos kai peri emou, littéralement « énoncé
mien et (dit) de moi » (Sophiste 263a). Une qualité oppose pourtant les deux
exemples donnés : le premier est vrai et l’autre est faux. La fondation de l’énoncé
dans le Sophiste est indissociable de sa fondation comme énoncé vrai ou faux. En
distinguant entre lekta complets et lekta incomplets, la logique stoïcienne nous
apprend à construire une phrase, le mot étant entendu comme une séquence
pour laquelle seule est pertinente la considération de la complétude ou de
l’incomplétude, indépendante de la considération de sa vérité ou de sa fausseté.
De fait, la considération de la vérité et de la fausseté ne touche qu’un seul type
de lekton autoteles, l’axiôma, jugement ou proposition en fonction de la traduction

9. Frede (1987 : 323-325), notamment.

80
Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

choisie : « une proposition est ce qui est vrai ou faux ». Ou bien, ajoute Diogène
Laërce, dans une définition difficile : « un composant logique complet affirmable
de par soi-même » [trad. Goulet], « un fait complet qui peut être déclaré autant
qu’il est en lui » (pragma autoteles apophanton hoson eph’ heautôi 10 ), comme le
dit Chrysippe dans ses Définitions dialectiques (« une proposition est ce qui est
affirmable ou niable de par soi-même », comme Il fait jour, Dion se promène)
(VII 65).
La problématisation stoïcienne des lekta permet, dans son sillage, l’appa-
rition de classifications complexes, comme la distinction entre les différentes
propositions simples (axiômata hapla) et les différentes propositions non simples
(axiômata ouch hapla). Si l’axiôma, la proposition, y devient le lieu même de la
logique, en dernière instance il s’agit toujours, comme chez Platon et Aristote, de
« la coïncidence entre déterminations épistémologiques, logiques et physiques
qui fait ce nœud, qui est une participation dite dans une prédication ». Avec
l’énoncé, « une opération syntaxique latente avait été choisie, insistée, enseignée,
érigée en orthologie et appelée à représenter quelque chose de la cohérence du
monde » (Imbert, 1999 : 40 11 ).
Mais mettre l’accent sur les lekta et leur syntaxe permettait aussi de dégager
d’autres formes de lekta complets, ainsi les syllogismes, les questions et les
interrogations (Diogène Laërce VII 63) ; Diogène nous livre une classification
plus exhaustive : « La proposition diffère de la question et de l’interrogation, de
l’ordre, du serment, de la prière et de l’hypothèse, de l’interpellation et de la
quasi-proposition » (op. cit. : VII 66). La vérité et la fausseté ne concernent que
les propositions, et non les questions, les interrogations et les autres types de
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lekta complets (op. cit. : VI 68).
Alors que l’on peut reconnaître l’énoncé dans le logos platonicien et aris-
totélicien, les choix motivés de la terminologie stoïcienne nous amènent à le
reconnaître dans les lekta qui relèvent de la théorie stoïcienne des signifiés.

3. LE LOGOS D’APOLLONIUS DYSCOLE


Chez Apollonius Dyscole, comme dans la langue grecque en général, logos
présente une grande polysémie 12 . Dans cet ensemble toutefois, nous retiendrons

10. On peut penser à relier cette définition de l’axiôma à ce que l’on trouve dans l’Institution logique (I 5 ;
XVII 7) de Galien : « tout énoncé jugé par intellection digne de foi par lui-même a reçu d’eux (sc. des
Anciens) le nom d’axiôma [...]. Il ne faut pas s’engager dans des discussions critiques avec ceux qui appellent
indistinctement axiômata absolument tous les énoncés déclaratifs » ; est appelé axiôma « un énoncé entraînant
par lui-même la conviction ».
11. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans La prose du monde (cité par Imbert, 1999 : 54), « on prend toujours
pour modèle de la parole l’énoncé ou l’indicatif, et on le fait parce qu’on croit qu’il n’y a, hors des énoncés,
que les balbutiements, la déraison ».
12. Voir Lallot (1997, vol. II : 431), l’index grec s. v. logos.

Langages 205 81
L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

particulièrement les occurrences qui peuvent se traduire par énoncé, notamment


dans la séquence autotelês logos « énoncé complet » ou « phrase complète ».
L’enquête mettra en évidence la manière dont l’autotelês logos d’Apollonius
constitue un modèle d’expression saturée et si ou comment s’y perpétuent
certaines caractéristiques des élaborations philosophiques de l’énoncé.

3.1. La complétude de l’énoncé (phrase)


Au début du traité De la construction (Peri suntaxeôs), Apollonius déclare, après
avoir traité des formes (phônai), vouloir s’attacher à « la construction qui
assemble ces formes pour aboutir à la congruence de la phrase complète »
(Synt. I 1). L’objet de l’étude syntaxique est la « phrase complète » considérée en
tant qu’arrangement (suntaxis) congruent (cf. katallêlotês) de formes (phônai). On
retrouve ce même caractère décisif de la complétude dans la Technê Grammatikê
attribuée à Denys le Thrace (chap. 11) : la phrase – ou l’énoncé – (logos) y
est définie comme « une synthèse (sunthesis, litt. « com-position ») en prose
manifestant une pensée complète (dianoian autotelê dêlousa) ».
Comme dans la logique stoïcienne, la complétude de la phrase intervient
comme norme de la construction, de la suntaxis. Ainsi, dans le cas de l’ellipse,
le grammairien pourra dire que « la phrase pour être complète [en grec : hê
autoteleia tou logou] réclame » tel ou tel élément 13 . Apollonius parle même de
demi-complétude à propos de ce que les Stoïciens, effectivement cités par le
grammairien (Synt. III 187), appelaient « moins-que-prédicats » (elatton hê katê-
gorêmata) : certains verbes (nos verbes intransitifs), « construits avec (seulement)
un cas direct, donnent une pensée complète : peripatei Truphôn [Tryphon marche],
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anapnei Dionusios [Denys respire] ». Au contraire, la construction des autres
verbes (nos verbes transitifs), avec seulement un cas direct (un nominatif sujet),
aboutit forcément à la demi-complétude (to hêmiteles) : Truphôn blaptei [Tryphon nuit...],
Truphôn philei [Tr. aime...]. C’est pourquoi les Stoïciens appellent de tels [verbes]
‘moins-que-prédicats’, par comparaison avec ceux qui ont un sens complet sans
aucunement exiger de cas oblique. (Synt. III 155)

On recenserait des occurrences très nombreuses d’expressions qui signifient la


clôture ou le bouclage de la pensée ou de la phrase complète : ainsi, katakleiei
logon, « assure la complétude de la phrase », ou sugkleiei dianoian, « n’exprime pas
une pensée complète », ou littéralement « ne boucle pas la pensée » (Synt. III 66,
67).

3.2. « La congruence des contenus de pensée »


La complétude ne va pas sans la congruence, et, d’après le passage cité, s’analyse
en termes de congruence. Construire une phrase consiste non pas à accumuler,
à entasser, mais à ranger, arranger, ordonner. Or, tout arrangement suppose un

13. Cf. le cas de para dans Synt. (I 5).

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Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

principe. Le principe qui préside à l’arrangement syntaxique s’appelle katallêlotês


« convenance (kat-) mutuelle (-allêlo-), congruence ».
Cette congruence est une notion fondamentalement sémantique : quand
Apollonius écrit, au seuil de la Syntaxe (I 1) : « le contenu de pensée qui est
le signifié conjoint à chaque mot (to ex hekastês lexeôs paruphistamenon noêton) est,
si l’on peut dire, un <élément> de la phrase » et que c’est « de la congruence
des contenus de pensée [que] provient l’énoncé complet (ek tês katallêlotêtos tôn
noêtôn ho autotelês logos) », il met en évidence que ce sont des entités de l’ordre de
la pensée (noêta) qui doivent être arrangées de manière congruente. On retrouve
donc bien, chez le grammairien, des acquis stoïciens non seulement dans la
considération cruciale de la complétude mais dans une certaine continuation de
la syntaxe des lekta : au terme de lekton, très rare chez Apollonius et visiblement
utilisé alors hors de son usage dans le stoïcisme, est substitué celui de noêton,
qui n’est pas autrement explicité. L’usage du participe paruphistamenon qui
vient qualifier le mode de présence des noêta indique, lui aussi, un lien avec
le stoïcisme qui employait ce terme pour qualifier le mode d’être des incorporels,
et notamment des lekta. Que l’économie des noêta soit un avatar de la syntaxe des
lekta souligne que la congruence est une affaire sémantique, qu’elle relève, en
termes stoïciens, de l’économie des signifiés plutôt que de celle des signifiants.
Pareillement chez Apollonius, la congruence n’est pas la mise en ordre des lexeis,
mais celle des noêta. Le logos met donc en ordre quelque chose qui relève de la
pensée.
Comme dans le stoïcisme, qui distinguait entre le registre des signifiés et
des lekta et le registre des signifiants, qui correspond à l’organisation de surface
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de la langue, le registre des noêta ne correspond pas nécessairement à l’éco-
nomie visible, matérielle, de la phrase, qui parfois l’occulte. Le plus souvent,
le grammairien doit intervenir pour opérer une transposition, ou paraphrase,
méthodique, qui restitue la complétude de la phrase considérée dans l’ordre
des signifiés. Il s’agit de mettre au jour un ordre implicite, ou sous-jacent aux
agencements de la langue.

3.3. Le phénomène de la signification conjointe


Une forme verbale telle que graphô « j’écris » inclut en effet comme signifié
conjoint le pronom egô « je », comme, par exemple, le substantif anthrôpos
« homme », au singulier, inclut comme signifié conjoint le signifié du numé-
ral heis « un ». Le phénomène visé, qui justifie à la fois la co-présence et le
sous-entendu, est alors celui de la « signification conjointe » :
dans certaines parties de phrase sont [présents] des signifiés conjoints [correspondant
à] d’autres parties de phrase (paruphistatai en tisi meresi logou dêloumena heterôn merôn
logou). (Synt. II 50)

Dans la suite du texte, Apollonius donne beaucoup d’exemples : dans Ajax, il


y a « un » ; dans Cronide [fils de Cronos], il y a le génitif de « Cronos » et le cas
direct singulier de « fils » ; dans Lesbothen [de Lesbos], il y a la préposition ex

Langages 205 83
L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

« de » ; dans takhuteron [plus rapide], il y a « plus » (mâllon). Dans les verbes :


les indicatifs (littéralement : les déterminatifs) incluent le signifié du verbe et
le signifié modal d’assertion ; graphô « j’écris » inclut le nombre singulier sans
exiger la présence de eis « un ». Le vocabulaire mis en œuvre dans la description
de ce phénomène est pour une part – comme l’a montré D. Blank (1982 : 32-34) –
le même que celui qui qualifie les incorporels, dans la logique stoïcienne : le
terme de paruphistamenon, déjà commenté, réapparaît dans le contexte.
Ce phénomène de la signification conjointe, irréductible à la figure de l’ellipse,
induit de la part du grammairien des pratiques qui sont des explicitations, des
paraphrases – le grec dira une fois de plus : logos (Synt. III 161) –, qui révèlent cet
ordre profond. On donnera pour exemple le passage du livre III (161-164) de la
Syntaxe qui justifie que les verbes de volonté se construisent avec un complément
à l’accusatif. L’explication se fait par référence à la transitivité personnelle :
les verbes de volonté eux aussi ont une « diathèse 14 » qui se porte sur l’accusatif
de toute personne dont ils sont privés, c’est-à-dire deuxième et troisième si la « dia-
thèse » vient d’une première, ou deuxième et première si elle vient d’une troisième.
(Synt. III 161)
Dans le cas de la transitivité personnelle, la présence du pronom est indispen-
sable, alors qu’elle ne l’est pas dans une tournure « auto-passive » (scil. réflexive)
comme, par exemple, dans : boulomai philologeîn « je veux étudier ». Apollonius
précise que : « la construction est pour le sens auto-passive (epei dunamei en
autopatheiai ekhei ta tês suntaxéôs) », et ajoute :
de fait, on peut paraphraser [ce type d’énoncé] comme ceci (epei toi palin ên ho logos
toioutos) : boulomai emauton peripateîn « je veux moi-même marcher ». (Synt. III 161)
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Dans l’exemple de l’ellipse (Synt. III 82), Apollonius emploie une formule inté-
ressante à relever : il suffira, dit le grammairien, de rétablir l’accusatif sous-
entendu « pour que la phrase présente sa forme complète ». À certains égards,
encore, la simple expression : ho logos, dans un syntagme comme ho logos apaiteî,
peut être comprise comme synonyme de hê autoteleia tou logou : l’article « que la
phrase réclamait », apaitoûntos tou logou to arthron, équivaut bien à l’article que la
« complétude de la phrase » réclamait. Les mots ellipsés, écrit Apollonius, « ont
une présence virtuelle, révélée par les exigences de la phrase », littéralement :
révélées par la phrase qui les requiert.
Le logos, phrase ou énoncé, est donc régi par l’ordre des signifiés que l’on
peut faire apparaître, même si cet ordre n’est pas tout entier présent à la surface
des expressions linguistiques, mais recouvert sous l’effet du phénomène de la
signification conjointe.

14. Diathèse est à entendre ici comme le signifié spécifique du verbe en tant que verbe.

84
Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de l’énoncé

3.4. L’enjambement conjonctif


Parce qu’elle conjoint les autres parties de phrase, la conjonction en ferme la
liste. Elle apparaît comme la partie de phrase qui nous donne un enseignement
supplémentaire sur l’énoncé en l’ouvrant sur le vide. Deux leçons s’opposent
dans les manuscrits pour la définition de la conjonction qui figure dans la Technê.
Selon l’une (la leçon plêrousa), la conjonction est « un mot qui conjoint la pensée
en ordonnant, et qui comble le vide de l’expression ». Selon l’autre (la leçon
dêlousa), la conjonction est « un mot qui conjoint la pensée en ordonnant, et qui
indique le vide de l’expression ». Dans La Grammaire de Denys le Thrace (19982 : 65),
J. Lallot choisit cette lectio difficilior et traduit : « un mot qui conjoint la pensée
en ordonnant, et qui révèle l’implicite de l’expression ». L’idée fondamentale
est alors, comme il l’a formulé (op. cit. : 236), que « mettre une conjonction, c’est
ouvrir l’énoncé sur une suite » : la conjonction ne remplit pas le vide entre deux
énoncés existants (pour les deux énoncés : il y a de la lumière, il fait jour, la
conjonction parce que viendrait combler, meubler le vide de la chaîne de pensée
qui les met en relation et donc en quelque sorte la requiert), elle indique le
vide de l’expression : à la séquence il y a de la lumière, parce que... il faut ajouter
l’énoncé il fait jour pour stabiliser l’ensemble. Les deux leçons correspondent à
deux types de vide : soit le vide est un espace que l’on comble, soit il introduit
un déséquilibre qu’il faut supprimer. Par rapport à la complétude de l’énoncé, le
second vide associé à la conjonction introduit un dynamisme et correspond à un
enjambement logique :
[...] au lieu que les logiciens se donnaient deux propositions et voyaient entre elles
une relation implicite, les grammairiens, semble-t-il, partant d’une phrase simple
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fermée sur elle-même, auto-suffisante (autotelês), constatent qu’en y introduisant [à
la fin] une conjonction, ils en annulent la fermeture : dans ce sens aussi, on peut dire
que la conjonction « indique une ouverture de l’expression ». Il s’établit comme une
solidarité conflictuelle entre la phrase définie comme « composition exprimant une
pensée complète » (sunthesis dianoian autotelê dêlousa) et la conjonction qui, « conjoi-
gnant la pensée... et exprimant l’ouverture de l’expression » (sundeousa dianoian kai to
tês hermêneias kekhênos dêlousa) à la fois abolit la complétude de la phrase et, par-delà
la clôture violée, assure l’enchaînement ordonné de la pensée. La symétrie des deux
définitions [celle du logos, « phrase » ou « énoncé » et celle du sundesmos, « conjonc-
tion »], les deux seules dans la Technè à mentionner la « pensée », milite en faveur
de leur rapprochement et de la réinterprétation qu’il suggère de la définition de la
conjonction. (Lallot, 19982 : 236)

4. CONCLUSION
Si l’on tente de rassembler les traits que la réflexion philosophico-grammaticale
grecque a dégagés comme constitutifs de la notion d’énoncé (logos), on mention-
nera que le logos est une forme langagière complexe résultant de l’assemblage
réglé (suntaxis) de parties différenciées (merê logou), dont la forme de base est
la chaîne finie, sémantiquement autosuffisante (autotelês), constituée d’un nom,
fonctionnant comme sujet, et d’un verbe, fonctionnant comme prédicat. La règle
fondamentale de l’assemblage est celle de la « congruence » (katallêlotês), ou

Langages 205 85
L’énoncé dans les traditions linguistiques : logos, vākya, kalām, oratio et les autres

convenance mutuelle, morphologique et sémantique, des constituants assem-


blés.
Au-delà de la structure minimale nom + verbe, tant l’approche logique que
les données philologiques mettent en évidence la possibilité de complexifier
l’énoncé. D’une part, il apparaît que les parties de l’énoncé (merê logou) ne se
réduisent pas à deux : les penseurs successifs – philosophes et grammairiens –
en mettent au jour de nouvelles au service des deux principales ; à Alexandrie, la
liste se stabilise à huit merê logou, panoplie nécessaire et suffisante pour constituer
tous les énoncés, réels et possibles, de la langue grecque. D’autre part, il apparaît
qu’une de ces parties, dont le nom, sundesmos « conjonction », remonte à Aristote,
a la propriété d’ouvrir l’énoncé simple – p. ex. il fait jour – pour en faire une
partie d’un énoncé complexe (« non simple », dans le langage des Stoïciens) : si il
fait jour, il y a de la lumière. Cette extension confirme, en le portant en quelque sorte
au second degré, le trait de complexité qui est définitoire du concept d’énoncé.

Références
Sources anciennes
APOLLONIUS DYSCOLE, Syntaxe : Grammatici Graeci II (2). [Synt.] [tad. fr. Lallot 1997]
ARISTOTE, Catégories ; De interpretatione [De Int.] ; Poétique [Poét.]
CHRYSIPPE, Définitions dialectiques
DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres
GALIEN, Institution logique
HÉSIODE, Les Travaux et les Jours [Trav.]
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HOMÈRE, Iliade [Il.], Odyssée [Od.]
PLATON, Phédon ; Théétète ; Cratyle ; Sophiste [Soph.] ; Protagoras [Prot.]
Scholia in Dionysii Thracis artem grammaticam : Grammatici Graeci I 3
Technê grammatikê (Denys le Thrace) : Grammatici Graeci I 1

Études modernes
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Classes de mots. Traditions et perspectives, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 47-65.
BLANK D. L. (1982), Ancient Philosophy and Grammar. The Syntax of Apollonius Dyscolus, Chico
(CA): Scholars Press.
CASSIN B. (éd.) (2004), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Éditions du Seuil.
FREDE M. (1987), “Principles of Stoic grammar”, in M. Frede (ed.), Essays in Ancient Philosophy,
Oxford: Clarendon Press, 301-337.
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LALLOT J. (1997), Apollonius Dyscole : De la construction, Paris : Vrin.
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