Vous êtes sur la page 1sur 15

Introduction.

Les enjeux pragmatiques des discours


programmateurs
Pierluigi Basso Fossali
Dans Langages 2021/1 (N° 221), pages 9 à 22
Éditions Armand Colin
ISSN 0458-726X
ISBN 9782200933555
DOI 10.3917/lang.221.0009
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-langages-2021-1-page-9.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Pierluigi Basso Fossali
Université Lumière Lyon 2 & Laboratoire ICAR (CNRS UMR 5191)

Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours


programmateurs

1. DISCOURS PROGRAMMATEURS
Ce numéro veut se positionner dans la continuité de deux contributions scienti-
fiques qui ont inscrit, dans les intérêts typologiques et descriptifs des sciences
du langage, les discours consacrés à programmer et à illustrer techniquement
l’action : le numéro de Langages sur « Les discours procéduraux » et le numéro
de Pratiques sur « Les consignes dans et hors l’école ». Tous les deux, dirigés par
C. Garcia-Debanc et parus en 2001, ont assuré des contributions remarquables
à l’exploration des discours programmateurs, un genre normalement sous-estimé
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


pour sa pauvreté esthétique et sa nudité rhétorique. Cette dernière est liée géné-
ralement à une série d’actes directifs (Searle 1969) agencés de manière impla-
cable, imposés unilatéralement et présentés avec des précisions argumentatives
réduites au minimum. Par rapport à cette appréciation stéréotypée et superfi-
cielle, les formes de manifestation linguistique des discours programmateurs
sont plus complexes, les réglages énonciatifs plus sophistiqués, les cohabitations
avec des séquences descriptives et argumentatives plus répandues et intriquées
(Adam 2001, [1992] 2017). C’est pourquoi la détermination d’un macro-genre et
de son appellation – ici, l’hypothèse de départ vise à distinguer la classe des ‹dis-
cours programmateurs› – est une tâche problématique qui interroge les théories
linguistiques.
Cette classe, déjà proposée par A. J. Greimas ([1979] 1983) à partir de
l’exemple de la recette, trouverait ses éléments définitoires dans le guidage dis-
cursif d’une série d’actions à partir de la corrélation entre un ‹savoir-faire› et une
valeur visée ; une valeur qui serait incarnée sensiblement par un objet à réaliser
(ibid. : 168-169) ou manifestée par le décalage critique entre une configuration
prototypique et une situation problématique concrète et spécifique. Bien que
dépourvus d’une logique rigoureuse, les discours programmateurs afficheraient
une « intelligence syntagmatique » (ibid. : 169) à accueillir comme modèle de

Langages 221 rticle on line 9


Discours programmateurs et mise en situation

l’agir collectif. Apparemment, ils n’ont pas besoin d’insister sur le caractère
désirable de la pratique : en effet, il y aurait un accord tacite sur la valeur de
l’héritage culturel ou sur la sagesse des institutions de sens, ce qui laisserait « en
principe peu de place à la discussion ou à la justification » (Jacques & Poibeau,
2010 : 7). En réalité, le recours à la classe des discours programmateurs est
motivé par la nécessité de corroborer, voire de reconstituer, la performativité
d’un terrain d’organisation sociale, vu le manque ‹endémique› d’intégration
entre défis émergeants et techniques disponibles mais mal utilisées ou encore
inexploitées. La préférence pour une généralisation de la classe articulée autour
de l’adjectif programmateur est alors liée à cette tension discursive entre appli-
cation du déjà connu (codification de protocoles) et ambition téléologique qui
n’arrive pas encore à expliciter totalement la structuration de ses interventions
(bases programmatiques).
Objets opaques et récalcitrants, les discours qui disent ‹comment faire›
doivent régler aussi un horizon tacite ou controversé de finalités – ‹pour faire
quoi ?› – et un réseau modal de délégations et de mandats sociaux – ‹dire de
faire›. Les discours programmateurs cherchent à intégrer l’action dans le plan
d’organisation immanent à la textualité, en exemplifiant à la fois une méthodo-
logie, une finalité et un mandat. La programmation ne concerne pas seulement
le découpage de l’action mais aussi la structuration de l’horizon d’attentes et le
cadre modal de la transmission culturelle.

2. MISE EN SITUATION
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


La ‹mise en situation› – angle d’attaque principal de ce numéro – est le test
des ambitions du discours programmateur, là où la ‹modélisation du faire› doit
trouver un terrain d’accueil qui montrera non seulement la possibilité réelle ou
illusoire d’un accord intersubjectif sur le plan de l’interprétation du programme
mais aussi une implémentation concrète ou ratée dans la conversion des étapes
du dire en scansion de phases du faire. Cette conversion rencontre la contingence
des dispositions cognitives et affectives des interlocuteurs-exécutants, leurs com-
pétences pragmatiques préalables, les conditions environnementales (y compris
des discours concurrents en acte ou introjectés dans la mémoire collective). La
situation ne peut que spécifier et spécialiser les discours programmateurs, vu
qu’elle est à la fois un reflet interne à la modélisation discursive 1 et le banc d’es-
sai de cette dernière. Dans le hiatus critique entre modélisation et mise en situa-
tion, le discours programmateur déploie à la fois ses ambitions performatives
(imposer une rationalité, voire une formalisation de l’agir) et ses ajustements à

1. Une caractéristique des discours programmateurs est l’effort de modélisation de la situation à travers une
stabilisation thématique, une scénarisation actantielle économique et tendanciellement fixe, un ancrage factuel
au détriment d’une ouverture des possibles, une manifestation transparente de l’ossature paradigmatique et des
règles syntaxiques dans la structure du discours (v. Rastier, Cavazza & Abeillé, 1994 : 183).

10
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

l’infini 2 aux terrains d’exercice de la pratique visée (optimiser ses prestations à


travers des mises à jour constantes).
En ce sens, ce dossier est à la fois différent et complémentaire par rapport au
numéro 206 de Langue française paru en juin 2020 (Basso Fossali (éd.) 2020), étant
donné que ce dernier focalise l’attention sur les éléments distinctifs des discours
programmateurs dans une perspective typologique et selon un axe spécifique
de problématisation qui est l’articulation entre la prise en charge discursive de
l’organisation de l’action et le dispositif énonciatif et modal visant l’incitation à
faire. Dans le numéro de Langue française, conçu et rédigé en même temps que le
dossier ici présenté, la dimension praxéologique était nécessairement sacrifiée
au profit d’une enquête théorique et d’une approche textuelle. Au contraire, la
structuration de ce numéro de Langages décline une forte convergence théma-
tique – la mise en situation – à partir d’une série de spécifications de contexte
(l’apprentissage, l’application de principes de précaution, l’interaction ludique)
et d’une gamme d’approches disciplinaires (didactique du français, analyse du
discours en situation, linguistique énactive, sémiotique, linguistique interaction-
nelle, psycholinguistique 3 ). Pour ce qui concerne la convergence thématique,
on peut souligner des problématiques transversales à la mise en situation des
procédures ; par exemple, sur le plan de la compétence, la compréhension par-
tagée des règles et, sur le plan de la performance, l’interprétation stratégique
(Garcia-Debanc ; Le Guern ; Baldauf-Quilliatre & Colón de Carvajal) ou tactique
(Bottineau). En effet, la planification d’un espace référentiel partagé et d’un dis-
positif opérationnel (p. ex. un jeu doté d’une série de règles) n’est pas encore une
programmation intersubjective de la mise en situation, avec la distribution et la
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


prise en charge des rôles actantiels prévus (Mazur-Palandre, Colletta & Lund).
Dans une perspective praxéologique, la flexibilité d’interprétation des consignes
d’une recette (Ursi) est mise en opposition à la précision prescriptive des milieux
professionnels (Filliettaz) et à la rigidité des procédures d’urgence face à des
événements exceptionnels (Basso Fossali & Thiburce).
Le discours programmateur cherche à anticiper autant que possible sa mise
en situation avec des adaptations opportunes du format, du support et de son
organisation polysémiotique (Le Guern ; Basso Fossali & Thiburce), de manière
à assurer des allers-retours constants entre lecture et action (Garcia-Debanc).
Mais, naturellement, la mise en situation peut être analysée selon sa réalisation
concrète et son efficacité réelle (Filliettaz ; Garcia-Debanc ; Mazur-Palandre,
Colletta & Lund). Une troisième possibilité est de la saisir à son tour comme une
programmation de l’accompagnement des conduites pendant le déroulement
de l’action (Ursi ; Baldauf-Quilliatre & Colón de Carvajal). On passe alors de
l’idéalisation de la mise en situation, à sa reproduction in situ selon des passages

2. Voir à ce propos Vermersch (1985).


3. La présence dans ce numéro d’une contribution de C. Garcia-Debanc permet un rappel et une continuité avec
les contributions du groupe de travail PRESCOT (Programme Régional en Sciences Cognitives de Toulouse)
sur les consignes de 1995 à 2001.

Langages 221 11
Discours programmateurs et mise en situation

de consigne réels, pour terminer avec un renversement de perspective ultérieur


qui assume le discours programmateur, lorsque qu’il est relu à haute voix,
comme une remédiation in vivo de l’action à travers des indications correctives
et des exhortations.
Les mises en situation concrètes, au-delà de leur codage différencié à l’inté-
rieur de cadres institutionnels spécifiques, révèlent que l’efficacité du discours
programmateur peut être lue avec une approche développementale concernant
sa réception (Garcia-Debanc) mais que son appropriation concrète passe toujours,
même dans la formation des adultes, par la reprise de son énonciation adressée
alors à des tiers (d’autres enfants, étudiants, professionnels) (Filliettaz ; Mazur-
Palandre, Colletta & Lund). Au fond, il faut s’interroger aussi sur la mise en
situation de la formulation même du discours programmateur (Ursi), ce que les
approches expérimentales et/ou interactionnelles semblent nous assurer. Selon
une application récursive presque obligatoire, il faut programmer les conditions
d’exercice du discours programmateur, prévoir la transmission culturelle de sa
tâche, de ses enjeux, de son degré d’acceptabilité sociale, de sa portée sur le plan
de la coordination et de l’efficacité pragmatique.
Si l’on en reste à l’organisation textuelle, la mise en situation préfigurée
oblige les discours programmateurs à une sorte d’autoréflexion sur les condi-
tions même de leur application, ce qui peut suggérer l’introduction d’instruc-
tions complémentaires (des sous-procédures pour réussir les actions demandées)
(Garcia-Debanc), la mobilisation tacite de savoirs collatéraux et même l’attribu-
tion explicite au destinataire-réalisateur d’une responsabilité dans la détection
de facteurs contingents. La promesse d’efficacité ne relève presque jamais d’un
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


respect ‹aveugle› des règles dictées, la consigne étant aussi une délégation d’in-
telligence interprétative des options disponibles. La consigne admet souvent que
« la procédure n’est qu’esquissée » (Le Guern 2021).
Entre la planification abstraite de l’action et le terrain de son exercice, il y a
un hiatus critique que la « vi-lisibilité » (Anis 1983) et les illustrations cherchent
à exemplifier 4 (Adam, [1992] 2017 : 285) et, en même temps, à décomplexifier, à
travers les balises stéréotypées des circonstances d’application et les pivots proto-
typiques de l’intervention routinière. Le problème est le parallélisme forcé entre
l’organisation du texte programmateur et son exécution située (Heurley 2001).
Malgré le fait qu’il puisse s’appuyer sur de véritables connexions logiques – sous
certaines conditions, les mêmes inférences déductives peuvent fonctionner dans
la proposition théorique générale aussi bien que dans le raisonnement pratique
local (Michon 2003) –, ce parallélisme cache à peine le fait que des procédures ou
des consignes sont données car on veut lutter contre des programmes différents
ou des inhibitions qui caractérisent préalablement le terrain praxique visé. Ainsi,

4. Dans les contributions de ce volume, on trouve aussi des analyses de discours oraux polygérés (Garcia-
Debanc & Delcambre 2001) qui permettent de problématiser et, éventuellement, de relativiser le rôle de la
vi-lisibilité.

12
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

pour s’imposer contre des habitudes informelles ou des vices d’application, les
discours programmateurs exploitent-ils la force performative d’‹actes directifs›
en s’appuyant le plus souvent sur les cadres institutionnels qui les soutiennent.
J. L. Austin (1962) dirait alors qu’ils sont des actes « exercitifs » car, en les énon-
çant, on exerce des fonctions qui permettent d’affirmer ce qui devrait être fait
contre l’ignorance (manque de compétence et d’information), l’habitude (excès
de confiance et manque de plasticité à cause de praxis invétérées) ou la lassi-
tude (manque d’engagement). Ainsi, ces actes soulignent de manière implicite
des vices de fonctionnement persistants dans les institutions de sens, la néces-
sité d’une mise à jour constante des consignes et même l’exigence de solliciter
l’application des règles avec une aptitude proactive.

3. LA PROGRAMMATION COMME REMÈDE


Les pratiques linguistiques et sémiotiques montrent comment la conversion des
systèmes en actes de langage demande non seulement des sélections paradig-
matiques et des combinaisons relevant de l’horizon grammatical mais aussi la
programmation d’une suite d’initiatives discursives à même de s’articuler avec
la situation de communication. La programmation discursive doit gérer une dia-
lectique entre respect d’un cadre normatif et élaboration d’une efficacité locale
et distinctive, voire créative (comme dans le cas de l’apprentissage scolaire ou
professionnel). Cette double contrainte – s’inscrire dans un terrain institutionnel
et démarquer l’initiative individuelle – montre déjà comment l’agir linguistique
peut bien exemplifier le fait que chaque initiative programmatrice est la per-
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


turbation, voire la déprogrammation, d’autres programmations, y compris la
reprise des formules et des manières de faire habituelles.
Le cadre ‹praxéologique› fonctionne à la fois comme le terrain de la mise en
œuvre du potentiel sémantique de l’énonciation programmatique et comme le
lieu de croisement avec d’autres pratiques, pas forcément linguistiques, ou avec
des événements plus ou moins imprévisibles et indéterminés 5 . Certes, on peut
postuler l’ordre linguistique comme le plan de modélisation primaire et l’horizon
de négociation intersubjective de toute pratique ; mais, en tout cas, le discours
doit programmer préalablement sa déprogrammation (on laisse la parole, on
passe à l’action) ou sa reprogrammation éventuelle (on demande de répéter ou de
réexécuter), ce qui est démontré aussi par la structure ‹allocutoire› du discours :
de manière implicite, chaque texte est un texte à consignes (adressé au lecteur).
Les discours programmateurs seront alors des productions énonciatives qui
affichent (ou, en tout cas, qui ne cachent pas) cette vocation ‹instructionnelle›. Au-
delà des écoles linguistiques et de leur traitement de la dimension pragmatique,

5. « Les rédacteurs techniques n’ont pas le contrôle du processus d’écriture. Ils doivent apprendre à produire
un manuel dans le contexte de situations chaotiques [...]. Ce que vous avez, toujours et à jamais, est du chaos
et une deadline. » (Tebeaux, 2017 : 13)

Langages 221 13
Discours programmateurs et mise en situation

il est indiscutable que le discours peut prendre en charge la direction des actions,
à la fois sur le plan de leur structuration technique, sur le plan de l’indication de
l’espace et du temps propices à leur réalisation et sur le plan du monitorage de
leur exécution efficiente (Ganier 2002, 2013 ; Heurley 2014).
On peut reconnaître une tension constitutive entre, d’une part, l’organisa-
tion paradigmatique des langues, avec leurs « taxèmes de l’expérience » (Pottier,
1974 : 97) à vocation extensionnelle 6 , et, d’autre part, l’organisation ‹taxono-
mique› opérée par les domaines sociaux ; mais ce que les discours program-
mateurs cherchent à obtenir est une reconceptualisation possible des manières
de faire et de défaire la société. En ce sens, les discours programmateurs, dans
leur apparence prosaïque et conservative, affichent une problématisation et de
la technique de ‹dire› et de la technique de ‹faire›, ce qui explique aussi, au
moins en partie, le hiatus entre idéologies et procédures souligné par M. Foucault
(1975). En effet, on applique des procédures aussi bien là où le terrain d’appli-
cation est réfractaire à la moralisation publique des pratiques ou à l’idéologie
de l’État (codes juridiques) que là où l’on cherche des réponses non seulement
responsables mais aussi innovatrices (programmes de formation).
Ainsi, parmi les contradictions fructueuses du discours programmateur, on
peut situer sa tentation de dépasser constamment son mandat initial, à savoir
planifier l’action selon un horizon modal sensé et partageable. Il se concentre
sans aucun doute sur le ‹faire›, mais pour apprendre (consignes scolaires), pour
transmettre et donner suite à une tradition praxique (recettes, textes notationnels,
canevas à reprendre et à compléter), pour optimiser (recommandations), pour
faire vivre une institution (protocoles), pour démontrer (formalisations), pour
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


administrer les risques (guides pour les états d’urgence), pour lutter contre
d’autres programmes (plans stratégiques), entre autres. On pourrait arriver
à soutenir que cette finalité ‹excédante› du discours programmateur est son
véritable capital symbolique.

4. LA GRADUATION MODALE DE LA MISE EN SITUATION


La programmation dans un espace totalement maîtrisé, à savoir une juridiction,
semble s’afficher comme un ‹protocole› en tant que paramètre exemplificateur
de la rationalité interne du domaine. La ‹procédure› semble lutter en revanche
contre le désordre qui est encore latent dans la juridiction, en s’opposant au
protocole pour son utilisation épisodique et locale (p. ex. face à l’urgence) et
pour sa vocation à remédier non seulement à l’hétérogénéité des principes
régulateurs mobilisés par les acteurs sociaux mais également aux aléas des
situations conflictuelles. En ce sens, les stratégies énonciatives des discours

6. Les « taxèmes de l’expérience » relèvent d’une zone thématique (domaine) tissée par des inter-définitions
lexicales qui cherchent à brider et à structurer des terrains praxiques (vocation extensionnelle), sans utiliser
pour autant des critères sociologiques (Rastier, 1987 : 50).

14
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

procéduraux prévoient d’encadrer une rationalité pratique même à travers des


tentatives d’application itérées ou alternatives (« Essayez de brancher votre décodeur
dans la chambre afin de voir si cela fonctionne. Si ce n’est pas le cas, faites un reset de
votre appareil et faites une autre tentative. Autrement, faites un reset de votre boitier
CPL qui alimente le décodeur », www.sia-informatique.com).
Un discours ‹programmatique› se propose, au contraire, comme un germe de
réorganisation du domaine d’application, donc comme une instance hétérogène
qui vise à montrer sa consistance sémantique et son caractère prometteur dans
un terrain encore plein d’incertitude. C’est le cas d’un discours politique sur la
dette publique qui doit justifier des décisions à prendre sans pouvoir connaître à
l’avance la réponse des marchés et l’articulation avec la conjoncture économique
en évolution rapide.
Ce qui est commun aux discours protocolaires, procéduraux et program-
matiques est, d’une part, la confrontation entre l’organisation du discours et
l’organisation de l’action à accomplir et, d’autre part, une implémentation soit
prospective, concernant une réalisation future, bien qu’imminente, soit contras-
tive, s’opposant à des programmations déjà en acte. Ces deux aspects ont immé-
diatement des retombées modales qui donnent une coloration spécifique à cette
gamme de discours. En effet, en problématisant la congruence entre la force illo-
cutoire directive et l’efficacité perlocutoire envisageable dans la mise en situation,
les discours de programmation doivent doser les poids modaux entre énoncia-
teur (locuteur) et énonciataire (allocutaire), ce qui réintroduit une rhétorique
et des glissements progressifs sur le versant du ‹comment faire› (prescriptions,
instructions, possibilités, etc.) et sur le versant du ‹dire de faire› (injonctions,
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


incitations, exhortations, recommandations, conseils, etc. 7 ).
La linéarité des programmations est problématisée par des alternatives, soit
concurrentes (variantes légitimes) voire favorables (optimisations), soit contra-
dictoires (variantes interdites) voire nuisibles (échecs). Ainsi, les incitations sont
aussi entremêlées d’avertissements et de dissuasions. En effet, l’efficacité du
discours programmateur relève à son tour d’une enveloppe procédurale, d’un
rite qui célèbre une rationalité partageable. J. L. Austin (1962) avait déjà remar-
qué cet aspect ; en effet, il avait souligné que la « félicité » d’un acte de langage
dépend de l’inclusion de ce dernier à l’intérieur d’une procédure convention-
nelle plus vaste et déjà acceptée par les participants comme une modélisation
opportune de pensées, sentiments et comportements face à une situation don-
née (cf. Leçon II). Le discours programmateur ne peut alors que montrer ses

7. Historiquement, la typologie des discours a opposé procedural et behavioral discourses (Longacre, 1983 : 9)
mais l’étude des genres par rapport aux pratiques sociales qui les mobilisent peut inviter à considérer comment
le procédural et l’injonctif/exhortatif sont de facto toujours entremêlés selon des dosages spécifiques, comme
par exemple dans la notice d’entretien (Rastier, Cavazza & Abeillé, 1994 : 176). Voir aussi Martin & Rose
(2008) – en particulier le chapitre 5 – pour l’opposition entre procédures et protocoles mais qui est alors réduite
à un contraste modal entre des instructions (« how to do an activity ») et des prescriptions (« what to do and
not to do »). Enfin, pour une synthèse et une mise à jour de ce débat théorique, voir Basso Fossali (2020).

Langages 221 15
Discours programmateurs et mise en situation

efforts multiples pour éviter l’échec possible de tous les performatifs convention-
nels ; il impose donc sa propre ‹niche› interprétative à l’intérieur d’une écologie
de sens programmatique. Ainsi, les conditions de signification d’un discours
programmateur sont tout à fait distinctes de celles qui caractérisent les autres
genres de discours. Tout en affichant une sorte d’autoréférentialité (donner des
instructions ou des conseils relève de l’exercice d’un pouvoir ou d’un droit), les
discours programmateurs actualisent tacitement une dissuasion à chercher un
autre cadre procédural englobant, souvent sous la pression de l’urgence ; ou
encore, ils pensent pouvoir jouer sur l’idée que l’allocutaire est positionné dos
au mur : le mur de l’institution à laquelle il veut (ou devrait rationnellement
vouloir) s’appuyer.
Cette conviction de pouvoir compter sur une niche favorable est manifestée
indirectement par une énonciation ex abrupto de la programmation (on com-
mence ‹à froid› avec une liste de choses à faire ou à ne pas faire) ; mais souvent
une couche argumentative devient nécessaire, en particulier si le cadre institu-
tionnel est faible (cf. la longue prémisse de l’auteur de la recette de la soupe au
pistou analysée par Greimas ([1979] 1983), afin de s’accréditer comme l’interprète
d’une tradition fiable).

5. L’AJUSTEMENT ARGUMENTATIF PRÉALABLE


Malgré leur tentative d’éviter tout recours à des argumentations qui interrom-
praient le flux linéaire de la programmation, avec sa scansion en étapes de
l’action à accomplir, les discours programmateurs cherchent à actualiser un
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


arrière-plan modal convenable à leur assomption et à leur exécution. Cette actua-
lisation peut se limiter à s’appuyer sur un horizon tacite d’ordre épistémique
(pour la ratification des connaissances), éthique (pour l’approbation des finali-
tés), bouliques (pour la pertinence des mobiles) mais, normalement, l’asymétrie
des positions des locuteurs par rapport aux allocutaires et l’émergence d’une
trame de solutions promues et d’alternatives bannies laissent émerger, au moins
en filigrane, des précautions rhétoriques.
Si l’énonciation doit gérer une problématisation plus ou moins évidente de
la distribution de la légitimité (ethos), de la rationalité (logos) et de la sensibi-
lité (pathos), la mise en situation des discours programmateurs révèlera aussi
l’exigence d’un corollaire de procédures aptes à accompagner l’exécution (ajuste-
ment propice au terrain) et d’une ré-énonciation du sens pratique qui solidarise
l’interprétation des consignes avec une appropriation avertie.
Discours réfractaires aux changements de cadre et donc à l’ironie aussi, les
discours programmateurs visent à concentrer l’attention sur ce qui est locale-
ment ‹décisif› (Basso Fossali & Thiburce). Cela semble résoudre préalablement
les divergences possibles entre l’intentionnalité institutionnelle et l’intentionna-
lité individuelle, sous l’égide d’un principe de distribution collective de rôles

16
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

actantiels qui ne demande pas de justifications ultérieures. L’ergonomie cogni-


tive du discours programmateur, souvent accompagnée par des explicitations
et des illustrations surabondantes, vise la réduction des malentendus car on
veut favoriser à tout prix la compréhension des attendus du concepteur des ins-
tructions en fonction des caractéristiques du contexte (Garcia-Debanc). Bien que
des séquences descriptives puissent être réalisées en discours afin de préciser
les gestes exécutifs et les points d’intervention, la focalisation restreinte sur des
rôles actantiels anonymes, ou en tout cas généralisables, favorise une économie
figurative et des formulations concises.
Ce qui compte est une intentionnalité ‹agentive› en ce sens que son horizon
terminatif est forcément le passage à l’action. Si le ‹terminatif› doit coïncider
avec un ‹résultatif› alors les effets perlocutoires seront absorbés de manière
programmatique dans une justification de rationalité préalable (la fin justifie les
moyens). Certes, cette rationalité unilatérale peut se défendre derrière l’imitation
de bonnes pratiques interceptées ailleurs et alors l’aptitude programmatique ne
recèle que l’ethos d’une instance avisée. Pourtant, à la rationalité experte, promue
par application dans la contiguïté (extension de la sagesse), on peut substituer
des programmations qui ont une légitimation verticale (la transcendance de la loi,
le mandat populaire, la charge messianique) ou qui relèvent d’une exploitation
‹oblique›, à savoir d’une application par analogie : des connaissances latérales
au terrain d’exécution visé (les pratiques créatives, le brainstorming, etc.).

6. BILAN ET OBJECTIFS
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


Il faut réserver aux discours programmateurs une analyse d’au moins trois
composantes modales fondamentales qui reçoivent des combinaisons inégales
et diversement soumises à des tensions internes, parfois même paradoxales :
– l’architecture instructionnelle (dessein) ;
– l’incitation à l’action (déclenchement de l’initiative) ;
– le dispositif dissuasif envers des rationalités et des formes d’engagement
différentes.
Cela nous invite à enquêter sur la résistance d’une polyphonie énonciative
dans les discours programmateurs. A minima, l’invitation à intégrer la norme
se produit dans un horizon tacite de finalités et de mobiles : faire le bien de
l’interlocuteur ou, en tout cas, faire le bien de la collectivité à laquelle ce dernier
appartient.
Sur le plan de la formulation linguistique, on peut aller de la maxime struc-
turée en sens technique (instruction existentielle) à la projection utopique de
nombreux discours programmatiques, ce qui implique des choix paradigma-
tiques et des styles syntagmatiques très différents. Toutefois, on peut supposer
que la gamme de discours programmateurs soit un continuum transformationnel
qui doit doser, selon des contrepoids opportuns : (i) l’asymétrie modale entre

Langages 221 17
Discours programmateurs et mise en situation

l’énonciateur et l’énonciataire, (ii) la réintroduction légère ou massive de l’argu-


mentation et (iii) la prestation de séquences descriptives, ces dernières étant une
variable locale liée à la distribution de la connaissance mais aussi au caractère
exploratoire, ou pas, de la tâche à accomplir.

7. PRÉSENTATION DES CONTRIBUTIONS


Les huit articles du numéro qui suivent entendent approfondir et/ou renouveler
la réflexion sur les discours programmateurs. Les trois premiers articles – ceux
de C. Garcia-Debanc, de L. Filliettaz et d’O. Le Guern – s’occupent de la relation
entre les discours programmateurs et la formation scolaire ou professionnelle.
La contribution de Claudine Garcia-Debanc focalise son attention sur l’hé-
térogénéité des écrits d’incitation à l’action (v. Adam 2001) dans le domaine
scolaire : instructions, règlements, procédures, consignes de sécurité, règles de
jeu, manuels. Malgré leur diversité, ces écrits présentent un certain nombre de
traits communs : (i) une énonciation prescriptive ; (ii) une vi-lisibilité opportune
de l’énonciation afin d’assurer, en réception, une consultation des étapes du
programme prévu ; (iii) des paramètres d’évaluation de l’efficacité de cette énon-
ciation. En particulier, la contribution veut montrer les rapports entre, d’une
part, la « signalisation textuelle » relevant d’une stratégie de marquage de l’or-
ganisation interne et de « mise en forme typodispositionnelle », opérée par des
manuels scolaires, et, d’autre part, les difficultés de compréhension et de mémori-
sation d’instructions rencontrées par des enfants de 9 à 12 ans pendant l’activité
scolaire. Les variations opérées sur la vi-lisibilité donnée à l’architecture d’un
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


texte programmateur montrent un impact important sur la compréhension des
consignes.
La contribution de Laurent Filliettaz insiste sur l’extension actuelle de la pro-
céduralisation dans notre société – ce qui rend encore plus urgente son étude –,
une extension promue malgré le hiatus toujours admis entre tâche prescrite et
travail réel. Dans le domaine pédagogique, la production des consignes est, sans
aucun doute, un geste formateur indispensable mais ce contexte montre bien la
nécessité de distinguer l’« action médiatisée par le discours » (dimension énon-
ciative) de l’« action représentée par le discours » (dimension propositionnelle).
Ensuite, une approche praxéologique ne peut pas éviter de prendre en compte la
mise en situation du discours par rapport à un tissu de pratiques co-occurrentes.
La proposition théorique, déjà esquissée par L. Filliettaz (2009), est justement de
repérer les invariants et les variantes de la classe des discours programmateurs à
travers des critères praxéologiques, énonciatifs, propositionnels. À partir d’une
définition du discours programmateur – « un discours ayant pour propriétés à
la fois d’établir un rapport préfiguratif des acteurs à une situation d’action, de
présenter un régime énonciatif mettant en œuvre des énoncés de nature prescrip-
tive, et de proposer une organisation minimalement procédurale de ses contenus
propositionnels » –, L. Filliettaz montre le caractère opérationnel et heuristique

18
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

de cet encadrement théorique à travers l’analyse des interactions entre une réfé-
rente professionnelle pour la formation et une étudiante stagiaire, et ensuite
entre cette dernière et des enfants concernés par son activité pédagogique.
La proposition d’Odile Le Guern vise à illustrer les formes de programma-
tion des relations entre maître et élève que les manuels scolaires proposent afin
d’assurer la transmission des compétences et des savoirs. Le corpus est constitué
de deux manuels – Il y avait autrefois (1954) et Multilivre (2002) – et les chapitres
consacrés au même objet d’étude – le château fort – montrent l’évolution des
stratégies pédagogiques du « programmateur-compétent » : de la voix du maître
qui raconte l’histoire à travers des personnages fictifs à la recherche individuelle
de l’étudiant fondée sur des documents authentiques. Dans le domaine péda-
gogique, les discours programmateurs sont strictement corrélés à des modèles
différents d’appropriation de la connaissance.
L’étude de Didier Bottineau introduit la deuxième section du numéro qui
s’occupe des mises en situation dans lesquelles l’aspect ‹tactique› prime sur
la dimension ‹stratégique› 8 ; en ce sens, le contexte de réalisation de la pra-
tique visée est présenté comme un espace où des modalisations événementielles
(périls) dépassent les pouvoirs et les savoirs des sujets impliqués. Les discours
programmateurs interviennent alors avec des interdictions et des prescriptions
de manière à éviter des périls et à réduire les conduites à risque inconscientes,
même lorsque ces dangers sont liés à des activités ordinaires, comme la natation,
ou à des conditions existentielles canoniques, comme vivre dans une région
industrialisée. Le corpus contrastif en cinq langues porte sur les instructions
adressées à des visiteurs de piscines et de zones de natation en plein air. À
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


travers une perspective ‹énactiviste›, D. Bottineau distingue deux types d’ar-
ticulation entre construction de la figure énonciative de la programmation et
mise en situation : l’instruction directe régulatrice et la planification indirecte
ordonnatrice. Ainsi, les textes ‹régulateurs› sont orientés vers l’action in situ avec
une vocation écologique (perspective exécutoire), tandis que les textes ‹ordon-
nateurs› sont élaborés en amont de l’action dans un cadre abstrait général, donc
non écologique (perspective prescriptiviste).
Pierluigi Basso Fossali et Julien Thiburce approfondissent la relation des
discours programmateurs avec des scénarios adverses, où la préfiguration du
péril est à la fois entérinée et dédramatisée comme la conséquence formelle de
l’adoption avisée d’un principe de précaution de la part des institutions. Un
mélange d’informations, de prescriptions et de consignes pour exercer un rôle
actif et responsable caractérise le corpus de guides de prévention des risques
concernant l’espace urbain, ce qui fait basculer de manière inopinée la position
de l’énonciataire et la mobilisation de ses compétences. L’analyse vise à montrer
comment l’organisation verbale et graphique des guides est exploitée pour
communiquer les risques ; en même temps, elle devient un support pour la

8. Sur la distinction entre stratégie et tactique, voir De Certeau (1990 : XLVI ).

Langages 221 19
Discours programmateurs et mise en situation

schématisation, l’appropriation et l’exécution des procédures d’urgence. Pour


un guide d’information et de prévention des risques, il faut prévoir un ‹design
de la communication› qui est doté d’une vision procédurale et qui a besoin
nécessairement d’une rhétorique de son acceptation, visant à distribuer les poids
modaux entre les interactants.
La troisième section du numéro reprend la question de l’efficacité des dis-
cours programmateurs en la projetant dans le domaine des pratiques ludiques.
Ces dernières semblent s’appuyer sur des horizons ‹bouliques› partagés, ce qui
semble neutraliser le ton injonctif et les formes d’incitation au profit de l’évo-
cation d’objectifs tacites, communément désirables. Paradoxalement, cela peut
rendre moins évidente la nécessité de partager la compréhension des règles et
de respecter les instructions, voire de simples suggestions.
Le cas des recettes exécutées en collaboration est analysé par Biagio Ursi. Le
choix d’un contexte non professionnel montre la négociation d’une interpréta-
tion fidèle ou personnelle, adaptée aux circonstances. La distribution des rôles,
le rythme d’exécution, la résolution d’aspects implicites dans la recette, la mobi-
lisation d’instruments affichent comment le texte programmateur devient un
canevas sur lequel structurer une organisation du plaisir de faire de la cuisine
ensemble, plaisir qui peut émerger, ou non, selon le degré de complicité dans
la mobilisation des ressources verbales et des ressources corporelles (regards,
mimiques, postures, gestes manuels, etc.). Pendant cette « syntonisation inter-
actionnelle » mobile, la recette est utilisée selon plusieurs perspectives straté-
giques : comme planification de l’action, comme terrain d’interrogation par rap-
port à une appropriation personnelle de la tradition, comme instrument de
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


validation a posteriori des actes accomplis, comme scénario actantiel à partir
duquel changer la distribution des rôles actoriels.
S’appuyant sur un corpus de plus de vingt heures d’interactions en français
(parlé), pendant lesquelles des participants à diverses sortes de jeux vidéo pro-
posent eux-mêmes différents types de guidage, Heike Baldauf-Quilliatre et Isabel
Colón de Carvajal traitent la programmation comme co-construite dans l’inter-
action en dressant un panorama de séquences programmatrices (séquence étant
ici entendue au sens de la linguistique interactionnelle, et non de la linguistique
textuelle) : les séquences d’instructions, d’évaluations, d’encouragements, etc.
Le discours programmateur est traité ‹au fil de l’eau›, en passant par des « NOW-
directives », des propositions d’interprétation de l’incertitude, des exhortations,
selon l’activité de ‹coaching› que des spectateurs du jeu réalisent en cherchant
la ratification immédiate, parfois sans succès, de la part des joueurs. Sur le plan
théorique, cette contribution propose de considérer la programmation effective
comme une coréalisation médiatisée par le discours des spectateurs-coachs, la
programmation de ce dernier devant s’articuler avec d’autres formes de pro-
grammation, potentiellement divergentes, comme les stratégies des joueurs et
du jeu même en tant que dispositif.

20
Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs

Enfin, Audrey Mazur-Palandre, Jean-Marc Colletta et Kristine Lund étudient,


dans une perspective développementale, la façon dont des enfants, du CE2 à la
5e , gèrent une explication procédurale à fort enjeu interactionnel et complexe
sur le plan de la construction d’un horizon référentiel partageable. Des enfants-
instructeurs ont ainsi produit une explication procédurale adressée à leurs cama-
rades dans le but de leur apprendre les règles d’un jeu collaboratif (p. ex. Hanabi).
Les résultats des études expérimentales sur l’explication ‹comment›, strictement
liée à l’enseignement, montrent notamment que les enfants-instructeurs, en gran-
dissant, produisent de plus en plus d’informations multimodales et gèrent de
manière avisée les contraintes interactionnelles de l’explication, l’adolescence
apparaissant alors comme une période clé dans le développement des compé-
tences linguistiques aptes à postuler et à vérifier l’intercompréhension grâce à
un ‹imaginaire dialogique›.

Références

ADAM J.-M. ([1992] 2017), Les textes : types et prototypes, Paris, Armand Colin.
ADAM J.-M. (2001), « Entre conseil et consigne : les genres de l’incitation à l’action »,
Pratiques 111-112, 7-38.
ANIS J. (1983), « Vilisibilité du texte poétique », Langue française 59, 88-102.
AUSTIN J. L. (1962), How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press. [tr. fr. Quand dire
c’est faire, Paris, Seuil, 1970]
BASSO FOSSALI P. (éd.) (2020), Langue française no 206 : Incitation à l’action et genres de
discours programmateurs, Malafoff, Dunod/Armand Colin.
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)


DE CERTEAU M. (1990), L’invention du quotidien, Paris, Gallimard.
FILLIETTAZ L. (2009), « Les discours de consignes en formation professionnelle initiale : une
approche linguistique et interactionnelle », Éducation & Didactique 3 (1), 91-119.
FOUCAULT M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
GANIER F. (2002), « L’analyse des fonctionnements cognitifs : un support à l’amélioration de la
conception des documents procéduraux », Psychologie française 47 (1), 53-64.
GANIER F. (2013), Comprendre la documentation technique, Paris, Presses Universitaires de
France.
GARCIA-DEBANC C. (éd.) (2001a), Langages no 141 : Les discours procéduraux, Paris, Larousse.
GARCIA-DEBANC C. (éd.) (2001b), Pratiques no 111-112 : Les consignes dans et hors l’école,
Metz, CREM/Université de Lorraine.
GARCIA-DEBANC C. & DELCAMBRE I. (2001), « Enseigner l’oral ? », Repères 24-25, 3-21.
GREIMAS A. J. ([1979] 1983), « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Du
sens II : essais sémiotiques, Paris, Seuil, 157-169.
HEURLEY L. (2001), « Du langage à l’action : le fonctionnement des textes procéduraux »,
Langages 141, 64-78.
HEURLEY L. (2014), « Les documents procéduraux : l’apport de 40 ans de recherche en psycho-
logie cognitive et en ergonomie », Le Discours et la Langue 5 (2), 39-52.
JACQUES M.-P. & POIBEAU T. (2010), « Étudier des structures de discours : préoccupations
pratiques et méthodologiques », Corela 8 (2), 1-22. [en ligne]

Langages 221 21
Discours programmateurs et mise en situation

LE GUERN O. (2021), « S’approprier des connaissances encyclopédiques : le cas de la leçon


d’histoire entre fiction et documentaire », Langages 221. (ce volume)
LONGACRE R. E. (1983), The Grammar of Discourse, Dordrecht, Springer.
MARTIN J. R. & ROSE D. (2008), Genre Relations: Mapping Culture, London, Equinox.
MICHON C. (2003), « La causalité formelle du raisonnement pratique », Philosophie 76, 63-81.
POTTIER B. (1974), Linguistique générale, Paris, Klincksieck.
RASTIER F. (1987), Sémantique interprétative, Paris, Presses Universitaires de France.
RASTIER F., CAVAZZA M. & ABEILLÉ A. (1994), Sémantique pour l’analyse : de la linguistique à
l’informatique, Paris, Masson.
SEARLE J. (1969), Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press. [tr. fr. Les actes de
langage, Paris, Hermann, 1972]
TEBEAUX E. (2017), “Whatever happened to technical writing?”, Journal of Technical Writing and
Communication 47 (1), 3-21.
VERMERSCH P. (1985), « Données d’observation sur l’utilisation d’une consigne écrite : l’atomi-
sation de l’action », Le Travail humain 48 (2), 161-172.
© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

© Armand Colin | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.167.178.238)

22

Vous aimerez peut-être aussi