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1. DISCOURS PROGRAMMATEURS
Ce numéro veut se positionner dans la continuité de deux contributions scienti-
fiques qui ont inscrit, dans les intérêts typologiques et descriptifs des sciences
du langage, les discours consacrés à programmer et à illustrer techniquement
l’action : le numéro de Langages sur « Les discours procéduraux » et le numéro
de Pratiques sur « Les consignes dans et hors l’école ». Tous les deux, dirigés par
C. Garcia-Debanc et parus en 2001, ont assuré des contributions remarquables
à l’exploration des discours programmateurs, un genre normalement sous-estimé
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l’agir collectif. Apparemment, ils n’ont pas besoin d’insister sur le caractère
désirable de la pratique : en effet, il y aurait un accord tacite sur la valeur de
l’héritage culturel ou sur la sagesse des institutions de sens, ce qui laisserait « en
principe peu de place à la discussion ou à la justification » (Jacques & Poibeau,
2010 : 7). En réalité, le recours à la classe des discours programmateurs est
motivé par la nécessité de corroborer, voire de reconstituer, la performativité
d’un terrain d’organisation sociale, vu le manque ‹endémique› d’intégration
entre défis émergeants et techniques disponibles mais mal utilisées ou encore
inexploitées. La préférence pour une généralisation de la classe articulée autour
de l’adjectif programmateur est alors liée à cette tension discursive entre appli-
cation du déjà connu (codification de protocoles) et ambition téléologique qui
n’arrive pas encore à expliciter totalement la structuration de ses interventions
(bases programmatiques).
Objets opaques et récalcitrants, les discours qui disent ‹comment faire›
doivent régler aussi un horizon tacite ou controversé de finalités – ‹pour faire
quoi ?› – et un réseau modal de délégations et de mandats sociaux – ‹dire de
faire›. Les discours programmateurs cherchent à intégrer l’action dans le plan
d’organisation immanent à la textualité, en exemplifiant à la fois une méthodo-
logie, une finalité et un mandat. La programmation ne concerne pas seulement
le découpage de l’action mais aussi la structuration de l’horizon d’attentes et le
cadre modal de la transmission culturelle.
2. MISE EN SITUATION
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1. Une caractéristique des discours programmateurs est l’effort de modélisation de la situation à travers une
stabilisation thématique, une scénarisation actantielle économique et tendanciellement fixe, un ancrage factuel
au détriment d’une ouverture des possibles, une manifestation transparente de l’ossature paradigmatique et des
règles syntaxiques dans la structure du discours (v. Rastier, Cavazza & Abeillé, 1994 : 183).
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4. Dans les contributions de ce volume, on trouve aussi des analyses de discours oraux polygérés (Garcia-
Debanc & Delcambre 2001) qui permettent de problématiser et, éventuellement, de relativiser le rôle de la
vi-lisibilité.
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Introduction. Les enjeux pragmatiques des discours programmateurs
pour s’imposer contre des habitudes informelles ou des vices d’application, les
discours programmateurs exploitent-ils la force performative d’‹actes directifs›
en s’appuyant le plus souvent sur les cadres institutionnels qui les soutiennent.
J. L. Austin (1962) dirait alors qu’ils sont des actes « exercitifs » car, en les énon-
çant, on exerce des fonctions qui permettent d’affirmer ce qui devrait être fait
contre l’ignorance (manque de compétence et d’information), l’habitude (excès
de confiance et manque de plasticité à cause de praxis invétérées) ou la lassi-
tude (manque d’engagement). Ainsi, ces actes soulignent de manière implicite
des vices de fonctionnement persistants dans les institutions de sens, la néces-
sité d’une mise à jour constante des consignes et même l’exigence de solliciter
l’application des règles avec une aptitude proactive.
5. « Les rédacteurs techniques n’ont pas le contrôle du processus d’écriture. Ils doivent apprendre à produire
un manuel dans le contexte de situations chaotiques [...]. Ce que vous avez, toujours et à jamais, est du chaos
et une deadline. » (Tebeaux, 2017 : 13)
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il est indiscutable que le discours peut prendre en charge la direction des actions,
à la fois sur le plan de leur structuration technique, sur le plan de l’indication de
l’espace et du temps propices à leur réalisation et sur le plan du monitorage de
leur exécution efficiente (Ganier 2002, 2013 ; Heurley 2014).
On peut reconnaître une tension constitutive entre, d’une part, l’organisa-
tion paradigmatique des langues, avec leurs « taxèmes de l’expérience » (Pottier,
1974 : 97) à vocation extensionnelle 6 , et, d’autre part, l’organisation ‹taxono-
mique› opérée par les domaines sociaux ; mais ce que les discours program-
mateurs cherchent à obtenir est une reconceptualisation possible des manières
de faire et de défaire la société. En ce sens, les discours programmateurs, dans
leur apparence prosaïque et conservative, affichent une problématisation et de
la technique de ‹dire› et de la technique de ‹faire›, ce qui explique aussi, au
moins en partie, le hiatus entre idéologies et procédures souligné par M. Foucault
(1975). En effet, on applique des procédures aussi bien là où le terrain d’appli-
cation est réfractaire à la moralisation publique des pratiques ou à l’idéologie
de l’État (codes juridiques) que là où l’on cherche des réponses non seulement
responsables mais aussi innovatrices (programmes de formation).
Ainsi, parmi les contradictions fructueuses du discours programmateur, on
peut situer sa tentation de dépasser constamment son mandat initial, à savoir
planifier l’action selon un horizon modal sensé et partageable. Il se concentre
sans aucun doute sur le ‹faire›, mais pour apprendre (consignes scolaires), pour
transmettre et donner suite à une tradition praxique (recettes, textes notationnels,
canevas à reprendre et à compléter), pour optimiser (recommandations), pour
faire vivre une institution (protocoles), pour démontrer (formalisations), pour
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6. Les « taxèmes de l’expérience » relèvent d’une zone thématique (domaine) tissée par des inter-définitions
lexicales qui cherchent à brider et à structurer des terrains praxiques (vocation extensionnelle), sans utiliser
pour autant des critères sociologiques (Rastier, 1987 : 50).
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7. Historiquement, la typologie des discours a opposé procedural et behavioral discourses (Longacre, 1983 : 9)
mais l’étude des genres par rapport aux pratiques sociales qui les mobilisent peut inviter à considérer comment
le procédural et l’injonctif/exhortatif sont de facto toujours entremêlés selon des dosages spécifiques, comme
par exemple dans la notice d’entretien (Rastier, Cavazza & Abeillé, 1994 : 176). Voir aussi Martin & Rose
(2008) – en particulier le chapitre 5 – pour l’opposition entre procédures et protocoles mais qui est alors réduite
à un contraste modal entre des instructions (« how to do an activity ») et des prescriptions (« what to do and
not to do »). Enfin, pour une synthèse et une mise à jour de ce débat théorique, voir Basso Fossali (2020).
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efforts multiples pour éviter l’échec possible de tous les performatifs convention-
nels ; il impose donc sa propre ‹niche› interprétative à l’intérieur d’une écologie
de sens programmatique. Ainsi, les conditions de signification d’un discours
programmateur sont tout à fait distinctes de celles qui caractérisent les autres
genres de discours. Tout en affichant une sorte d’autoréférentialité (donner des
instructions ou des conseils relève de l’exercice d’un pouvoir ou d’un droit), les
discours programmateurs actualisent tacitement une dissuasion à chercher un
autre cadre procédural englobant, souvent sous la pression de l’urgence ; ou
encore, ils pensent pouvoir jouer sur l’idée que l’allocutaire est positionné dos
au mur : le mur de l’institution à laquelle il veut (ou devrait rationnellement
vouloir) s’appuyer.
Cette conviction de pouvoir compter sur une niche favorable est manifestée
indirectement par une énonciation ex abrupto de la programmation (on com-
mence ‹à froid› avec une liste de choses à faire ou à ne pas faire) ; mais souvent
une couche argumentative devient nécessaire, en particulier si le cadre institu-
tionnel est faible (cf. la longue prémisse de l’auteur de la recette de la soupe au
pistou analysée par Greimas ([1979] 1983), afin de s’accréditer comme l’interprète
d’une tradition fiable).
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6. BILAN ET OBJECTIFS
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de cet encadrement théorique à travers l’analyse des interactions entre une réfé-
rente professionnelle pour la formation et une étudiante stagiaire, et ensuite
entre cette dernière et des enfants concernés par son activité pédagogique.
La proposition d’Odile Le Guern vise à illustrer les formes de programma-
tion des relations entre maître et élève que les manuels scolaires proposent afin
d’assurer la transmission des compétences et des savoirs. Le corpus est constitué
de deux manuels – Il y avait autrefois (1954) et Multilivre (2002) – et les chapitres
consacrés au même objet d’étude – le château fort – montrent l’évolution des
stratégies pédagogiques du « programmateur-compétent » : de la voix du maître
qui raconte l’histoire à travers des personnages fictifs à la recherche individuelle
de l’étudiant fondée sur des documents authentiques. Dans le domaine péda-
gogique, les discours programmateurs sont strictement corrélés à des modèles
différents d’appropriation de la connaissance.
L’étude de Didier Bottineau introduit la deuxième section du numéro qui
s’occupe des mises en situation dans lesquelles l’aspect ‹tactique› prime sur
la dimension ‹stratégique› 8 ; en ce sens, le contexte de réalisation de la pra-
tique visée est présenté comme un espace où des modalisations événementielles
(périls) dépassent les pouvoirs et les savoirs des sujets impliqués. Les discours
programmateurs interviennent alors avec des interdictions et des prescriptions
de manière à éviter des périls et à réduire les conduites à risque inconscientes,
même lorsque ces dangers sont liés à des activités ordinaires, comme la natation,
ou à des conditions existentielles canoniques, comme vivre dans une région
industrialisée. Le corpus contrastif en cinq langues porte sur les instructions
adressées à des visiteurs de piscines et de zones de natation en plein air. À
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Références
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ADAM J.-M. (2001), « Entre conseil et consigne : les genres de l’incitation à l’action »,
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AUSTIN J. L. (1962), How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press. [tr. fr. Quand dire
c’est faire, Paris, Seuil, 1970]
BASSO FOSSALI P. (éd.) (2020), Langue française no 206 : Incitation à l’action et genres de
discours programmateurs, Malafoff, Dunod/Armand Colin.
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