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Critique

Monica Heller
Dans Langage et société 2021/HS1 (Hors série), pages 91 à 96
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735128273
DOI 10.3917/ls.hs01.0092
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 17/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.109.229.91)

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Critique

Monica Heller
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Université de Toronto
monica.heller@utoronto.ca

Les approches critiques en sociolinguistique ont en commun la centra-


lité du pouvoir dans la formulation des questions de recherche, et donc
des méthodes de cueillette et d’analyse des données (Heller, Pietikäinen
& Pujolar, 2017). Elles sont orientées davantage vers l’explication de
questions sociales que de questions langagières proprement dites. Elles se
distinguent donc de courants qui cherchent principalement à expliquer
les causes de la variabilité linguistique et son rôle dans le changement
linguistique (notamment en sociolinguistique variationniste) ou l’utili-
sation de la variabilité linguistique dans la construction du sens social au
travers de styles ou de registres discursifs (Agha, 2007 ; Eckert, 2019).
Elles cherchent surtout à comprendre le rôle des formes et des pratiques
linguistiques dans la construction des différences et des inégalités sociales
(Heller, 2002). Les questions centrales sont : quels processus sociaux se
jouent sur le terrain du langage ? Comment les pratiques communica-
tives contribuent-elles à la structuration sociale  ? Et surtout  : quelles
en sont les conséquences, en termes d’accès aux ressources importantes
pour une qualité de vie, et pour qui ?
La sociolinguistique critique touche à quatre champs qui sont depuis
longtemps débattus en sciences sociales : la structuration, la catégorisa-
tion, la valeur et la légitimation.

© Langage & Société numéro hors série – 2021


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La structuration : comment et pourquoi se forment et se transfor-


ment les structures sociales ? Comment observer ces processus ? Ici, la
sociolinguistique critique exploite sa capacité privilégiée de suivre les
liens entre les pratiques interactionnelles observables dans le ici et main-
tenant, leurs traces dans le temps et l’espace, et leurs conséquences en
termes de formation de relations sociales et la circulation de ressources
dans les espaces discursifs auxquels participent les acteurs sociaux. Son
explication (pourquoi comme ça ? à ce moment ? dans tels espaces ?)
requiert une attention aux conditions sociales qui représentent ce que
Giddens (1984) appelle des contraintes : des opportunités et des obstacles
à naviguer avec les ressources et dans les réseaux disponibles. L’approche
est, dans ce sens, matérialiste (Heller, Pietikäinen & Pujolar, 2017).
La catégorisation : La catégorisation sociale est une question fonda-
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mentale de la structuration. Comment les réseaux sociaux forment-ils
les frontières par le biais desquelles on gère la participation aux activités
du réseau, aux espaces discursifs où se jouent les relations sociales, c’est-
à-dire les interactions où se jouent les négociations de sens et de valeur,
et les échanges de ressources ? Qu’est ce qui fait qu’un système de caté-
gorisations (de relations entre catégories qui se distinguent les unes des
autres) se construise, se reproduise, se transforme ? Quelles sont les pra-
tiques communicatives par le biais desquelles l’on gère l’appartenance ;
comment montre-t-on sa capacité d’agir comme un bon membre du
groupe, comment gère-t-on les frontières entre groupes  ? Comme l’a
signalé Barth (1969), la question de la catégorisation n’est pas une ques-
tion de différences culturelles ou linguistiques inhérentes, mais plutôt de
processus interactionnels de gestion de frontières qui sont importantes
parce qu’elles sont impliquées dans la distribution des ressources et la
définition de leur valeur.
La valeur : Barth a également attiré notre attention sur le fait que
les ressources ne sont jamais distribuées également et que leur valeur est
variable. Pour lui, il s’agissait en partie d’une question écologique, dans
le sens large du terme, qui revient donc à la question des conditions
matérielles et au rapport des individus et de leurs groupes avec ces condi-
tions. Ce rapport est également variable puisqu’aucun individu ni aucun
groupe n’occupe la même position sur ce terrain. Bourdieu (1982) va
ajouter un élément important : l’écologie, ou l’espace discursif, est aussi
un marché linguistique où s’échangent des ressources matérielles et sym-
boliques, y compris des ressources linguistiques. Se pose la question de
savoir qui contrôle le marché : qui a la capacité de définir la valeur des
ressources  ? De quoi relève cette capacité  ? C’est dans ce sens qu’une
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approche critique comprend le pouvoir : la capacité de contrôler l’iden-


tification, la production, la circulation et la définition de la valeur des
ressources en question (Heller, 2002).
La légitimation : Finalement, il faut se demander comment des sys-
tèmes qui sont forcément inégaux, et donc sujets à des tensions, se pro-
duisent et se reproduisent. Ici, on puise dans le concept de Bourdieu
(1982) de domination symbolique : l’idée que la reproduction des inéga-
lités se fait centralement par le biais de cadres de référence et d’interpré-
tation, ou de systèmes de signification qui imbriquent l’ordre moral dans
l’ordre social, et qui normalisent les inégalités, traitant toute résistance,
déviation ou alternative comme moralement nocive, ou bien simple-
ment folle, voire inexistante (sujette à effacement). La légitimation est,
elle aussi, un processus centralement communicatif et interactionnel :
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il faut accepter de rentrer dans un système spécifique de significations et
d’y participer par le biais d’un système spécifique de conventions com-
municatives. Les conséquences sont à la fois symboliques et matérielles :
l’accès aux relations sociales où circulent les ressources.
L’expression « critical sociolinguistics » a été utilisée (en anglais) pour
la première fois par Rajendra Singh (1989). Cependant, cet ouvrage est
surtout une critique d’une sociolinguistique descriptive et axée sur des
questions de langage au détriment des questions sociales ; il n’a pas cher-
ché à développer autre chose. C’est ce que Heller a essayé de lancer avec
Éléments d’une sociolinguistique critique (2002). Cette tentative se situe
en écho au courant de l’analyse critique du discours, et aux critiques
postcoloniales émergeant en linguistique appliquée autour de la même
époque, soit les années 1990.
On peut situer ces tendances, la première issue surtout de l’Europe,
la deuxième surtout des États-Unis, dans les conditions de la fin de la
guerre froide, et de l’émergence du néo-libéralisme (Heller & McElhinny,
2017). L’affaiblissement de la compétition entre le régime discursif du
communisme et celui de la démocratie libérale capitaliste, l’affaiblisse-
ment des empires et de l’hégémonie de l’État-nation, la crise du capita-
lisme que nous vivons actuellement, ont ouvert une brèche. L’analyse
critique du discours a demandé  : comment les États construisent-ils
un discours hégémonique ? À quelle fin idéologique ? En linguistique
appliquée, les acteurs de l’enseignement des langues ont commencé à se
demander à quel marché ils participaient : comment un jeune Canadien
se réveille-t-il un jour enseignant d’anglais au beau milieu de la Chine ?
Pourquoi y a-t-il autant de clients payants pour des cours de français en
France ? Pourquoi le seul fait de grandir unilingue en anglais, français ou
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espagnol dans ce qui était auparavant le centre d’un empire ouvre-t-il des
portes inaccessibles à d’autres ?
Il s’est avéré difficile de traiter toutes ces questions depuis une lin-
guistique qui traite le langage comme un système autonome et politi-
quement neutre. Le structuralisme dominant en linguistique depuis la
fin du xixe siècle a servi d’outil de légitimation d’une conceptualisation
de l’ordre social idéal comme composé d’éléments uniformes et bien
distincts les uns des autres, soit l’idéologie de base de l’État-nation. C’est
justement la variabilité linguistique qui, posant un problème pour une
idée de système linguistique homogène et étanche, a donné lieu à une
sociolinguistique cherchant à intégrer cette variabilité mais, paradoxale-
ment, dans un ordre néanmoins systématique et complet. La question
qui restait à poser est de savoir quelles théories du langage font sens,
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pour qui, dans quelles conditions ? De ce point de vue, une sociolinguis-
tique critique est aussi nécessairement réflexive. L’approche rejoint donc
les mouvements actuels en sciences sociales et humaines qui cherchent
à comprendre le savoir comme terrain d’enjeux de pouvoir, qu’il s’agisse
de celui produit par des universitaires ou celui produit par d’autres
acteurs sociaux, avec leurs positionnements sociaux, leurs ressources et
leurs intérêts.
Il reste évidemment des débats autour du sens de revendiquer, ou
même simplement de pratiquer une sociolinguistique critique. Pour les
raisons que nous venons d’évoquer, on peut y voir une crise d’autorité :
dans quel sens la recherche peut continuer à exiger le respect dû aux
méthodes scientifiques qui faisaient autrefois consensus ? Si le savoir que
nous produisons est positionné et intéressé, pourquoi y prêter la moindre
attention  ? D’où l’importance permanente de l’observation, autant
des processus que des conséquences, afin non seulement de décrire et
d’expliquer mais aussi de prédire. Le fait de saisir les contraintes dans
lesquelles on opère contribue à enrichir plutôt qu’à entraver la produc-
tion du savoir.
Ensuite, il y a un débat autour du lien entre un intérêt pour le pou-
voir et l’engagement envers la justice sociale. La sociolinguistique des
années 1970 a été largement inspirée par les mouvements de décoloni-
sation et pour les droits civiques, insistant sur l’accès aux institutions de
l’État providence. De plusieurs points de vue, cet arrimage de la socio-
linguistique et du «  développement  » a simplement servi à légitimer
les valeurs de la démocratie libérale capitaliste (Heller & McElhinny,
2017)  ; mais il a néanmoins également solidement orienté le champ
envers des questions de justice sociale. La question ici est de savoir si cet
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engagement doit nécessairement se solder par des recherches ou d’autres


activités qui se concentrent sur la situation des démunis. Une version de
l’engagement serait donc de montrer le problème et de trouver une solu-
tion. Cette approche évidemment possède ses propres problèmes, dont
le champ de la revitalisation linguistique en est l’exemple actuel le plus
percutant : que signifie, pour des chercheurs occupant une position de
pouvoir relatif, le fait d’utiliser des outils de description développés dans
le cadre du colonialisme afin de constituer des formes et des pratiques
langagières ayant été détruites par (et possiblement ayant sens surtout
dans le cadre de) le même colonialisme qui les a vus naître ? Qui, ici, a le
droit et la possibilité de décider quoi et pour qui ?
On peut également interpréter l’engagement par une tentative de
comprendre comment le pouvoir se produit et se reproduit dans des
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situations précises, et avec quelles conséquences pour qui. Cela veut
dire comprendre comment le système fait sens (ou pas) pour tous les
acteurs sociaux concernés. Le désavantage est que la plupart du temps
les réponses sont contradictoires, ambiguës ou autrement complexes ; il
peut être difficile de savoir comment agir dans un champ où les relations
de pouvoir sont polyvalentes et floues.

Références bibliographiques

Agha A. (2007), Language and Social Relations, Cambridge, Cambridge


University Press.
Barth F. (dir.) (1969), Ethnic Groups and Boundaries, Boston, Little, Brown.
Bourdieu P. (1982), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard.
Eckert P. (2019), « The limits of meaning: social indexicality, variation, and
the cline of interiority », Language 95 (4), p. 751-776.
Giddens A. (1984), The Constitution of Society, Oakland, University
of California Press.
Heller M. (2002), Éléments d’une sociolinguistique critique, Paris, Didier.
Heller M. & McElhinny B. (2017), Language, Capitalism, Colonialism.
Towards a Critical History, Toronto, University of Toronto Press.
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Heller M., Pietikäinen S. & Pujolar J. (2017), Critical Sociolinguistic


Research Methods, Londres, Routledge.
Singh R. (dir.) (1989), Towards a Critical Sociolinguistics, Amsterdam,
Benjamins.

Renvois  : Anthropologie linguistique  ; Catégorisation  ; Idéologie


linguistique ; Inégalités.
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