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Résumé : Cet article propose une réflexion critique sur la recherche en tra-
vail social à la lumière de la présentation d’une thèse doctorale ayant porté
sur la construction quotidienne de la culture du travail de rue. Après avoir
argumenté l’intérêt d’une perspective de recherche sociale qualitative pour
étudier la position du travail social à l’intersection des multiples dimensions
du lien social, le choix d’adopter une lecture anthropologique pour exami-
ner le travail social de rue est explicité. L’approche et la mise en œuvre de
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Professeure adjointe en service social, École de service social de l’Université de Montréal.
DOI: 10.3917/pp.030-31.0083 83
1. La recherche en travail social : une position privilégiée
pour étudier la construction du lien social
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disciplines des sciences sociales et humaines. Or, considérant la configuration
holographique 2 du carrefour où s’articulent les définitions du travail social et
où se déploient ses formes de pratique, les chercheurs et praticiens doivent
mettre en dialogue une diversité de lectures entrecroisées pour interpréter les
interactions entre les individus, les groupes, les collectivités et les structures
sociales, ainsi que pour se situer et intervenir dans cette toile de liens sociaux.
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Une configuration holographique fait référence à un « phénomène émergent qui s’auto-orga-
nise […] et qui se réinvente au gré des circonstances » (Morgan, 1999, p. 97-99). Il s’agit en ce
sens d’une production composite continuellement négociée, constituée d’éléments hétérogènes
(matériels, structurels, fonctionnels et symboliques) issus de lieux et de temps variés, en partie
cohérents et aussi contradictoires, dont les agencements complexes et mouvants entretiennent un
tout partagé qui se reconfigure de façon originale dans toutes les parties (Fontaine, 2011).
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intérêt envers les processus et produits culturels de la construction quotidienne
des significations et des usages de cette pratique d’intervention sociale.
Même si le concept de culture est sollicité dans plusieurs disciplines, l’an-
thropologie reste le berceau théorique de toute réflexion sur la culture des
sociétés humaines, peu importe l’échelle de vie collective envisagée (Cuche,
2004). Aidant à comprendre comment les comportements des individus sont
liés à des phénomènes collectifs, l’anthropologie permet de voir comment les
acteurs fabriquent leur monde social à travers le sens qu’ils assignent aux
objets, aux situations et aux symboles qui les entourent (Augé, Colleyn, 2004).
Du point de vue de Berger et Luckmann (2006), la culture s’observe dans les
conversations des acteurs, là où la rencontre des significations participe à
créer et à nourrir un sens commun de la réalité à travers le recours à divers
signes servant d’index commun pour l’interprétation et la négociation des
situations partagées. Ces systèmes symboliques, entretenus et transformés
par leur mobilisation récurrente, permettent d’embrasser plusieurs sphères de
la réalité dans un tout signifiant auquel se réfèrent les acteurs pour se posi-
tionner dans leurs routines et interactions quotidiennes. « La culture est une
ressource pour se situer dans le monde », résume Le Breton (2004, p. 49) en
décrivant les négociations constantes par lesquelles les acteurs produisent la
matière symbolique qu’ils mobilisent pour organiser leur existence au sein des
mondes sociaux qu’ils cohabitent.
Or, même si chaque acteur recompose quotidiennement son rapport au
monde à travers ses interactions sociales, il ne peut prétendre le manipuler
librement puisque cette négociation est constamment imprégnée d’une multi-
tude de références partagées au sein des mondes sociaux auxquels il appar-
tient. Aussi, comme les acteurs circulent entre divers univers sociaux qui ne
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dépassent les rencontres interindividuelles et s’inscrivent au sein de constel-
lations de significations déjà meublées (Berger, Luckmann, 2006). Ainsi, selon
Le Breton (2004, p. 53), « l’interaction n’englobe pas seulement que les acteurs
en coprésence, mais une multitude d’autres, invisibles, imprègnent leur rapport
au monde. Aucun homme n’est une île. »
Une telle conception de la culture en tant que structure collective de sens
d’un monde social, par exemple celui du travail de rue, montre comment la vie
sociale se présente aux acteurs comme un monde intersubjectif vécu au quoti-
dien en même temps que s’imposent à eux diverses objectivités qui précèdent
et encadrent leur expérience (Berger, Luckmann, 2006). Cet angle d’analyse
éclaire comment la massivité du monde objectivé par la sédimentation de
diverses typifications inscrites dans divers classements (division sexuelle des
rôles, séparation des classes sociales, cloisonnement des professions, hiérar-
chies organisationnelles, etc.) se fonde en fait sur des légitimations et des uni-
vers symboliques produits à travers les interactions humaines. En somme, une
telle lecture interactionniste et constructiviste porte son regard vers les négo-
ciations par lesquelles les groupes reproduisent et renouvellent leur univers
de significations et d’usages partagé ainsi que leurs frontières avec les autres
groupes. Comme l’explique Groulx (1997, p. 59), « l’analyse de la construction
des représentations sociales des problèmes et des processus par lesquels
certaines définitions réussissent à s’imposer et à être socialement reconnues
comme légitimes » offre une lecture éclairante et dynamique sur les rapports
de pouvoir qui président à la structuration des mondes sociaux. En ce sens,
porter attention à la négociation culturelle de l’intervention sociale auprès de
populations marginalisées constituerait une manière de redonner une crédibi-
lité au sens commun et de porter la voix des sans-voix.
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2.1. Une enquête de terrain basée sur une étude de cas extensive
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ethnographique ne porte pas sur des univers d’individus mais sur des univers
de relations » (Beaud, Weber, 1997, p. 39), ce rapprochement de l’expérience
des travailleurs de rue ne visait pas à comprendre leurs comportements indivi-
duels mais plutôt à éclairer certains mécanismes de la vie sociale participant à
la construction culturelle de leur pratique (Pirès, 1997).
Selon Pirès (1997), la construction du corpus et la sélection des cas étu-
diés par le biais d’une démarche d’observation participante se posent moins
en termes de représentativité empirique d’une situation à cerner qu’en termes
de pertinence théorique pour approfondir la compréhension d’un phénomène
appréhendé dans sa globalité. En ce sens, comme un des défis de la recher-
che ethnographique est d’articuler l’imbrication du local et du global, cette
approche impose de penser une stratégie de délimitation et d’articulation du
terrain de recherche qui puisse maximiser le potentiel de l’observation ethno-
graphique pour témoigner de la singularité d’un lieu précis tout en rattachant
la lecture de ce site à l’interprétation d’ensembles humains plus vastes. À cet
égard, Berger (2005) résume différentes stratégies prenant en compte les for-
ces centrifuges et centripètes qui font de chaque site d’enquête un lieu à la fois
travaillé par des influences extérieures et par une dynamique interne qui lui est
propre. Parmi ces options, la stratégie d’une « enquête itinérante multi-située »
s’est avérée particulièrement adaptée à mon objet de recherche et c’est ainsi
que mon terrain s’est structuré autour de l’étude extensive d’un cas dont le
point de gravité était ancré dans un organisme communautaire 3 local en travail
de rue et qui se prolongeait dans la constellation de relations à laquelle ses
membres sont diversement interconnectés.
En somme, de façon à approfondir ma compréhension des interactions
quotidiennes produisant la culture de cette pratique, mon effort d’intégration
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Correspondant à la dénomination « association » utilisée en France pour décrire une société de
personnes et de droit privé dont l’objet social ne peut être ni commercial, ni lucratif, un « organisme
communautaire » désigne au Québec une organisation à but non lucratif (OBNL) qui a pour carac-
téristiques d’être enraciné dans la communauté, d’entretenir une vie associative et démocratique
ainsi que d’être libre de déterminer sa mission, ses approches, ses pratiques et ses orientations,
selon la Politique de reconnaissance de l’action communautaire au Québec (Gouvernement du
Québec, 2001).
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2.2. Une méthode d’enquête fondée sur l’observation
participante
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3. Les enjeux d’une enquête immersive
Les différents rôles que j’ai occupés depuis une vingtaine d’années 4 en
lien avec les acteurs en travail de rue ont ouvert diverses opportunités pour
mener une recherche au sein de cette communauté de pratique, en particulier
pour accéder de l’intérieur à ses conversations et routines ordinaires. Consi-
dérant les atouts d’une telle familiarité en même temps que les enjeux soule-
vés par un tel rapport au milieu investigué, les réflexions de plusieurs auteurs
ont inspiré l’articulation de ma posture de recherche (Adler, Adler, 1987 ;
Beaud, Weber, 1997 ; Céfaï, 2003 ; Emerson, 2003 ; Jaccoud, Mayer, 1997 ;
Lapassade, 2006).
Tandis que, d’un point de vue conventionnel, la proximité avec les sujets
étudiés peut représenter un obstacle puisqu’elle enfreint les codes habituels
de scientificité, une telle position comporte une riche potentialité d’observa-
tion d’un point de vue interprétatif selon Laperrière (1997). Visant à « com-
prendre comment, concrètement, les acteurs sociaux donnent un sens à leurs
actions », « le modèle interprétatif insiste moins sur la distanciation que sur la
subjectivité comme mode d’appréhension du social », complètent Jaccoud et
Mayer (1997, p. 217-218).
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Ayant coordonné l’implantation d’un organisme communautaire en travail de rue à Montréal au
début des années 1990, je suis impliquée dans l’Association des travailleurs et travailleuses de rue
du Québec (ATTRueQ) depuis sa fondation en 1993 et suis membre experte du Réseau internatio-
nal des travailleurs sociaux de rue depuis 2005. J’ai aussi occupé différentes fonctions au sein ou
en collaboration avec plusieurs organisations en travail de rue : travailleuse de milieu, conceptrice
pédagogique, superviseure clinique, formatrice communautaire, chercheure, conférencière.
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p. 223). Comme ils ajoutent, un effort continu d’émancipation est néanmoins
nécessaire pour maintenir dans l’observation in situ l’équilibre subtil entre le
détachement et la participation. Dans le même sens, selon Céfaï, pour que le
lien à un milieu soit porteur de découvertes significatives et scientifiquement
valides, « l’enquêteur doit trouver la bonne distance, entre le “trop proche” de
l’intimité et le “trop éloigné” de l’étrangeté, entre la posture du Martien et celle
du converti » (2003, p. 559).
En somme, pendant qu’une démarche d’enquête menée dans un terrain
inconnu du chercheur l’oblige à entreprendre un patient processus de fami-
liarisation avec le milieu investi, une recherche réalisée dans un terrain connu
implique de l’enquêteur un exigeant processus de distanciation d’avec les
conceptions qu’il a jusqu’à ce jour entretenues. Ainsi, bien que le chercheur
familier avec son sujet d’enquête doive prendre garde à l’illusion d’une com-
préhension immédiate des univers observés, Beaud et Weber estiment qu’il
peut mettre à profit son « immersion pour la convertir en objet d’enquête » s’il
apprend « à considérer le “banal” comme quelque chose qui ne va pas de soi,
qui pourrait se passer autrement, qui a une histoire » (1997, p. 48, 52). À cette
fin, l’enquêteur doit examiner les processus sociaux par lesquels « il parvient
à comprendre les actions des autres, exigeant de lui qu’il explicite les connais-
sances de sens commun et les procédures interprétatives qu’il mobilise »
(Emerson, 2003, p. 404). Ce faisant, le chercheur qui prend conscience de son
bagage théorique, culturel et expérientiel peut mieux éclairer et débattre les
repères de mise en ordre et d’interprétation du sens de ses données.
Laperrière (1997) suggère que la prise en considération de la subjecti-
vité humaine à travers un processus continu d’auto-analyse et de réflexivité
peut rehausser la validité de la recherche en rendant explicite une dynami-
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différents outils réflexifs de dissociation méthodique et de distanciation critique
ont été mobilisés pour maintenir une tension créatrice et un processus rigou-
reux de recherche tant au plan éthique que méthodologique. Ainsi, mon journal
de bord et diverses conversations avec des pairs chercheurs ou étudiants ont
contribué à entretenir ma conscience d’être partie prenante de la réalité obser-
vée et ont alimenté la confrontation intersubjective des points de vue sur le
sens et les usages du travail de rue perçus dans mes données (Beaud, Weber,
1997 ; Jaccoud, Mayer, 1997 ; Laperrière, 1997).
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3.3. Un processus intersubjectif et itératif
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leur univers de pratique et sollicité leur regard critique sur ma recherche afin
de rendre explicite leur rapport à cette démarche ainsi que pour alimenter ma
propre réflexivité.
Annie Fontaine
École de service social,
Université de M
ontréal
CP 6128, succursale Centre-ville,
Montréal (Québec), H3C 3J7
annie.fontaine.1@umontreal.ca
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