Vous êtes sur la page 1sur 15

La recherche ethnographique en travail social : l'exemple

d'une étude de cas sur le travail de rue


Annie Fontaine
Dans Pensée plurielle 2012/2 (n° 30-31), pages 83 à 96
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1376-0963
ISBN 9782804169725
DOI 10.3917/pp.030.0083
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-83.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La recherche ethnographique
en travail social : l’exemple d’une étude
de cas sur le travail de rue
Annie Fontaine 1

Résumé : Cet article propose une réflexion critique sur la recherche en tra-
vail social à la lumière de la présentation d’une thèse doctorale ayant porté
sur la construction quotidienne de la culture du travail de rue. Après avoir
argumenté l’intérêt d’une perspective de recherche sociale qualitative pour
étudier la position du travail social à l’intersection des multiples dimensions
du lien social, le choix d’adopter une lecture anthropologique pour exami-
ner le travail social de rue est explicité. L’approche et la mise en œuvre de
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


ma démarche ethnographique dans l’univers du travail de rue sont ensuite
décrites, puis sont discutés quelques enjeux traversant ce type d’enquête
immersive. Enfin, la pertinence d’investiguer l’efficacité symbolique de la
construction et de la mobilisation d’un univers partagé entre les travailleurs
sociaux et leurs publics est mise en relief à la lumière de mon cadre d’analy-
se sur la production interactive des mondes sociaux où prend sens et forme
l’intervention sociale.

Mots clés : ethnographie, culture, interactions, construction, lien social, travail de


rue.

En vue de contribuer à la réflexion critique sur la recherche en travail social,


cet article présente les contours et quelques enjeux de ma thèse doctorale
portant sur la construction quotidienne de la culture du travail de rue qui visait
à mieux comprendre comment sont négociés le sens et les usages de cette
pratique d’intervention à la croisée des interactions entre les travailleurs de rue
et divers acteurs (Fontaine, 2011).

1
  Professeure adjointe en service social, École de service social de l’Université de Montréal.

DOI: 10.3917/pp.030-31.0083 83
1. La recherche en travail social : une position privilégiée
pour étudier la construction du lien social

1.1. Le lien social au cœur des intérêts du travail social


et de la recherche sociale qualitative

Dans un article portant sur la contribution de la recherche qualitative à la


recherche sociale, Groulx résume que cette dernière « vise autant à repérer
les problèmes et leurs causes qu’à proposer des solutions ou des stratégies
d’intervention pour les résoudre » (1997, p. 55). Selon cet auteur, ce type de
recherche, en accordant son attention à la pluralité des constructions socia-
les, permet de développer une perception holistique et en profondeur des
problèmes et des enjeux. Son article illustre comment ces travaux approfon-
dissent la compréhension des significations des facteurs en cause dans les
situations sociales, participant ainsi à éclairer la diversité, l’hétérogénéité et
la complexité du vécu en société. Cette lecture de l’interprétation des acteurs
permettrait de considérer la manière dont les individus et les groupes gèrent
les événements de la vie quotidienne et contribuerait à penser des façons
d’intervenir adaptées aux spécificités et à l’unicité des sujets, à leurs dyna-
miques d’interactions et aux contextes dans lesquels ils évoluent. S’inspirant
d’un tel point de vue, on peut envisager que la recherche qualitative en travail
social non seulement documente les savoirs sur divers problèmes sociaux et
modes d’intervention, mais aussi contribue à éclairer comment se produit et
s’entretient le lien qui attache les individus les uns aux autres et en société
ainsi que la manière dont l’intervention participe à la (dé)structuration de ce
lien social.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


Comme le remarque Molgat (2007), le lien social est au cœur de la défini-
tion et des enjeux du travail social alors que les travailleurs sociaux sont appe-
lés à fonder leur point de vue sur une analyse fine des intersections qui relient
les individus et la société, et ce, autant pour mieux comprendre les réalités
sociales que pour être en mesure d’intervenir à ces différents points de rencon-
tre. Tel que l’explicitent De Robertis et al., la mission principale du travail social
est de « produire du lien social en prenant en compte les différents paliers
constitutifs de la personne » (2008, p. 59), incluant le lien de l’individu avec
lui-même et ses liens avec ceux qui l’entourent dans son réseau de proximité
et plus largement avec la société instituée (liens économiques, institutionnels,
politiques, etc.). Aussi, comme le soulèvent ces auteurs, « ces liens ne sont
pas juxtaposés, indépendants les uns des autres, mais, au contraire, étroite-
ment imbriqués », ce qui engage les travailleurs sociaux à prendre en compte
un « ensemble de systèmes en interaction » pour comprendre les situations
des « personnes en société » et pour situer leur rôle d’intervention « à l’articu-
lation entre les sujets et le social » (Autès, 2000, in De Robertis et al., 2008,
p. 58).
En somme, l’éclairage sur l’articulation des rapports entre les personnes et
les structures sociales qu’offre cette position de témoin-acteur met en lumière
l’apport de la recherche en travail social au développement des connaissan-
ces des phénomènes de construction du lien social qui intéressent différentes

84
disciplines des sciences sociales et humaines. Or, considérant la configuration
holographique 2 du carrefour où s’articulent les définitions du travail social et
où se déploient ses formes de pratique, les chercheurs et praticiens doivent
mettre en dialogue une diversité de lectures entrecroisées pour interpréter les
interactions entre les individus, les groupes, les collectivités et les structures
sociales, ainsi que pour se situer et intervenir dans cette toile de liens sociaux.

1.2. L’apport d’une perspective anthropologique


à la recherche en travail social

Les disciplines de la psychologie et de la sociologie sont souvent évoquées


comme principales bases de connaissances formelles auxquelles puise le tra-
vail social pour alimenter ses perspectives d’analyse et ses conceptions de
l’action (Molgat, 2007). Complémentaire aux points de vue de la psychologie
sur l’expérience des individus et de la sociologie sur les contextes sociaux,
ainsi qu’aux perspectives politique et économique sur le partage du pouvoir et
des ressources, l’angle anthropologique offre aussi un éclairage pertinent sur
les enjeux qui préoccupent le travail social.
Comme le souligne Groulx, la lecture anthropologique permet « de tenir
compte du contexte socioculturel de chaque situation-problème et de com-
prendre la spécificité et la complexité des processus en jeu » (1997, p. 57).
Selon lui, procéder à un « recadrage socio-anthropologique » contribue à com-
prendre la dynamique des expériences vécues par les acteurs et à offrir une
aide mieux adaptée à la « culture locale » des milieux investis et à la « situation
réelle » des publics rejoints (ibid., p. 66-67). Une telle manière d’appréhender
les réalités permettrait également de mieux saisir et compenser, voire com-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


bler, les écarts entre les définitions des situations portées par les institutions
et celles que leur attribuent les sujets qui les vivent. Aussi, en contrecarrant la
perception réductrice selon laquelle la non-utilisation des services par certai-
nes franges de la population s’expliquerait simplement par un problème d’igno-
rance, une telle considération de la culture locale des acteurs contribuerait
directement à l’accessibilité des services.
C’est cette question de la négociation culturelle de l’intervention qui a
inspiré et guidé le sujet de ma thèse doctorale sur la culture d’une pratique
reconnue pour atteindre les populations en rupture avec les structures socia-
les traditionnelles. L’angle de vue anthropologique m’est apparu pertinent à
investiguer pour explorer et documenter comment prennent forme et sens une
lecture partagée des situations et la nature d’une intervention menée dans un
rapport de proximité avec les sujets accompagnés. Aussi, le fait que le travail
de rue s’exerce dans le territoire de l’autre et que les praticiens empruntent des
procédés d’intégration similaires aux méthodes ethnographiques a nourri mon

2
  Une configuration holographique fait référence à un « phénomène émergent qui s’auto-orga-
nise […] et qui se réinvente au gré des circonstances » (Morgan, 1999, p. 97-99). Il s’agit en ce
sens d’une production composite continuellement négociée, constituée d’éléments hétérogènes
(matériels, structurels, fonctionnels et symboliques) issus de lieux et de temps variés, en partie
cohérents et aussi contradictoires, dont les agencements complexes et mouvants entretiennent un
tout partagé qui se reconfigure de façon originale dans toutes les parties (Fontaine, 2011).

85
intérêt envers les processus et produits culturels de la construction quotidienne
des significations et des usages de cette pratique d’intervention sociale.
Même si le concept de culture est sollicité dans plusieurs disciplines, l’an-
thropologie reste le berceau théorique de toute réflexion sur la culture des
sociétés humaines, peu importe l’échelle de vie collective envisagée (Cuche,
2004). Aidant à comprendre comment les comportements des individus sont
liés à des phénomènes collectifs, l’anthropologie permet de voir comment les
acteurs fabriquent leur monde social à travers le sens qu’ils assignent aux
objets, aux situations et aux symboles qui les entourent (Augé, Colleyn, 2004).
Du point de vue de Berger et Luckmann (2006), la culture s’observe dans les
conversations des acteurs, là où la rencontre des significations participe à
créer et à nourrir un sens commun de la réalité à travers le recours à divers
signes servant d’index commun pour l’interprétation et la négociation des
situations partagées. Ces systèmes symboliques, entretenus et transformés
par leur mobilisation récurrente, permettent d’embrasser plusieurs sphères de
la réalité dans un tout signifiant auquel se réfèrent les acteurs pour se posi-
tionner dans leurs routines et interactions quotidiennes. « La culture est une
ressource pour se situer dans le monde », résume Le Breton (2004, p. 49) en
décrivant les négociations constantes par lesquelles les acteurs produisent la
matière symbolique qu’ils mobilisent pour organiser leur existence au sein des
mondes sociaux qu’ils cohabitent.
Or, même si chaque acteur recompose quotidiennement son rapport au
monde à travers ses interactions sociales, il ne peut prétendre le manipuler
librement puisque cette négociation est constamment imprégnée d’une multi-
tude de références partagées au sein des mondes sociaux auxquels il appar-
tient. Aussi, comme les acteurs circulent entre divers univers sociaux qui ne
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


se produisent pas en vase clos, la culture de chaque groupe identitaire est
traversée d’une pluralité d’univers en interface renvoyant à différents niveaux
de regroupements sociaux dialectiquement interreliés (nation, ethnie, localité,
langue, genre, génération, classe sociale, profession, organisation, mouve-
ment social, etc.). Ainsi, même si chaque groupe d’appartenance cherche à
marquer sa singularité, cette considération de l’entrecroisement des identifi-
cations freine toute tentative d’essentialisation de la définition d’une culture
déterminée qui aurait le potentiel de fixer l’identité individuelle et collective
(Cuche, 2004). En ce sens, s’intéresser à la culture d’un groupe, en l’occur-
rence, dans le cas de mon étude, à la culture d’un métier du social, ne vise
pas à en cerner les attributs, mais plutôt à rendre compte de la mouvance qui
anime la négociation continuelle des valeurs attribuées au sens et aux formes
de cet univers de pratique.
En outre, comme le propose Geertz (1986, p.  10), l’étude interprétative
de la culture permet de sortir des explications des phénomènes sociaux à
l’intérieur de grandes « contextures de causalité » pour les situer dans des
« cadres locaux de conscience » au sein desquels les acteurs transforment
des «  matériaux hétérogènes en un réseau d’entendements sociaux  » se
renforçant mutuellement pour donner sens à leur expérience. Or, bien qu’une
lecture localisée de la culture des acteurs tende à fragmenter et à relativiser
les interprétations plus déterministes des rapports sociaux, un tel point de
vue n’empêche pas de concevoir que le cadre et la portée des interactions

86
dépassent les rencontres interindividuelles et s’inscrivent au sein de constel-
lations de significations déjà meublées (Berger, Luckmann, 2006). Ainsi, selon
Le ­Breton (2004, p. 53), « l’interaction n’englobe pas seulement que les acteurs
en coprésence, mais une multitude d’autres, invisibles, imprègnent leur rapport
au monde. Aucun homme n’est une île. »
Une telle conception de la culture en tant que structure collective de sens
d’un monde social, par exemple celui du travail de rue, montre comment la vie
sociale se présente aux acteurs comme un monde intersubjectif vécu au quoti-
dien en même temps que s’imposent à eux diverses objectivités qui précèdent
et encadrent leur expérience (Berger, Luckmann, 2006). Cet angle d’analyse
éclaire comment la massivité du monde objectivé par la sédimentation de
diverses typifications inscrites dans divers classements (division sexuelle des
rôles, séparation des classes sociales, cloisonnement des professions, hiérar-
chies organisationnelles, etc.) se fonde en fait sur des légitimations et des uni-
vers symboliques produits à travers les interactions humaines. En somme, une
telle lecture interactionniste et constructiviste porte son regard vers les négo-
ciations par lesquelles les groupes reproduisent et renouvellent leur univers
de significations et d’usages partagé ainsi que leurs frontières avec les autres
groupes. Comme l’explique Groulx (1997, p. 59), « l’analyse de la construction
des représentations sociales des problèmes et des processus par lesquels
certaines définitions réussissent à s’imposer et à être socialement reconnues
comme légitimes » offre une lecture éclairante et dynamique sur les rapports
de pouvoir qui président à la structuration des mondes sociaux. En ce sens,
porter attention à la négociation culturelle de l’intervention sociale auprès de
populations marginalisées constituerait une manière de redonner une crédibi-
lité au sens commun et de porter la voix des sans-voix.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


2. Une recherche ethnographique au cœur
de l’univers du travail de rue

D’inspiration interactionniste et ethnométhodologique (Céfaï, 2003  ;


­ offman, 1973 ; Le Breton, 2004), l’étude ethnographique à la base de ma
G
thèse doctorale sur le travail de rue a servi à décortiquer comment se produit
et se renouvelle l’univers de références de cette pratique de proximité. Visant à
développer une « connaissance détaillée et circonstanciée de la vie sociale »
(Deslauriers, Kérisit, 1997, p. 97) où se construit l’univers du travail de rue,
ce projet de recherche a été réalisé grâce au rapprochement des interactions
quotidiennes dans lesquelles sont engagés les travailleurs de rue à travers
leurs pratiques routinières et conversations ordinaires.

2.1. Une enquête de terrain basée sur une étude de cas extensive

Cette démarche a pris la forme d’une enquête de terrain consistant à


m’immerger dans l’univers quotidien des travailleurs de rue afin de saisir leurs
manières d’organiser ensemble et avec divers acteurs le sens et les usages
communs de cette pratique d’intervention sociale. Or, comme «  l’enquête

87
ethnographique ne porte pas sur des univers d’individus mais sur des univers
de relations » (Beaud, Weber, 1997, p. 39), ce rapprochement de l’expérience
des travailleurs de rue ne visait pas à comprendre leurs comportements indivi-
duels mais plutôt à éclairer certains mécanismes de la vie sociale participant à
la construction culturelle de leur pratique (Pirès, 1997).
Selon Pirès (1997), la construction du corpus et la sélection des cas étu-
diés par le biais d’une démarche d’observation participante se posent moins
en termes de représentativité empirique d’une situation à cerner qu’en termes
de pertinence théorique pour approfondir la compréhension d’un phénomène
appréhendé dans sa globalité. En ce sens, comme un des défis de la recher-
che ethnographique est d’articuler l’imbrication du local et du global, cette
approche impose de penser une stratégie de délimitation et d’articulation du
terrain de recherche qui puisse maximiser le potentiel de l’observation ethno-
graphique pour témoigner de la singularité d’un lieu précis tout en rattachant
la lecture de ce site à l’interprétation d’ensembles humains plus vastes. À cet
égard, Berger (2005) résume différentes stratégies prenant en compte les for-
ces centrifuges et centripètes qui font de chaque site d’enquête un lieu à la fois
travaillé par des influences extérieures et par une dynamique interne qui lui est
propre. Parmi ces options, la stratégie d’une « enquête itinérante multi-située »
s’est avérée particulièrement adaptée à mon objet de recherche et c’est ainsi
que mon terrain s’est structuré autour de l’étude extensive d’un cas dont le
point de gravité était ancré dans un organisme communautaire 3 local en travail
de rue et qui se prolongeait dans la constellation de relations à laquelle ses
membres sont diversement interconnectés.
En somme, de façon à approfondir ma compréhension des interactions
quotidiennes produisant la culture de cette pratique, mon effort d’intégration
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


s’est concentré au sein d’un organisme communautaire de travail de rue mon-
tréalais, particulièrement au niveau des interactions dans l’équipe d’inter-
vention, ainsi que dans les relations des travailleurs de rue avec les acteurs
côtoyés dans la communauté locale, soit sur le terrain avec leurs publics et
dans certains espaces de collaboration et de concertation avec leurs parte-
naires. En prolongement, mon analyse a pris en compte une toile de relations
tissée à partir de ce noyau d’observation afin de considérer les passerelles et
les frontières qui lient et séparent cet organisme local avec le réseau associa-
tif en travail de rue (régional et provincial de l’Association des travailleurs et
travailleuses de rue du Québec (ATTRueQ), Regroupement des organismes
communautaires québécois pour le travail de rue (ROCQTR), Réseau inter-
national des travailleurs sociaux de rue). Ma démarche d’observation partici-
pante s’est étalée sur environ quinze mois, principalement concentrée sur une
année, à raison de quatre à huit heures par semaine.

3
  Correspondant à la dénomination « association » utilisée en France pour décrire une société de
personnes et de droit privé dont l’objet social ne peut être ni commercial, ni lucratif, un « organisme
communautaire » désigne au Québec une organisation à but non lucratif (OBNL) qui a pour carac-
téristiques d’être enraciné dans la communauté, d’entretenir une vie associative et démocratique
ainsi que d’être libre de déterminer sa mission, ses approches, ses pratiques et ses orientations,
selon la Politique de reconnaissance de l’action communautaire au Québec (Gouvernement du
Québec, 2001).

88
2.2. Une méthode d’enquête fondée sur l’observation
participante

En tant que procédé de recherche impliquant « l’activité d’un chercheur


qui observe personnellement et de manière prolongée des situations et des
comportements auxquels il s’intéresse  » (Jaccoud, Mayer, 1997, p.  212),
l’observation participante constitue un moyen privilégié pour accéder à des
contenus qu’aucun autre mode de cueillette de données ne peut capter. Dans
une perspective ethnométhodologique, l’observation des conversations et des
routines représente une manière de saisir les assemblages banals mais ingé-
nieux par lesquels les membres d’une communauté de pratique montrent leur
compétence sociale à appartenir à ce monde social et à le renouveler au jour
le jour (Coulon, 1987). Ce mode de cueillette de données constituait le meilleur
moyen pour examiner comment les acteurs négocient au quotidien des défini-
tions partagées du sens et des usages du travail de rue.
Or des défis importants sont à relever pour assurer la qualité de cette
­captation. En particulier, développer une stratégie pour trouver un juste équi-
libre entre l’immersion dans l’action et la prise de notes systématique est
nécessaire pour parvenir à décrire de manière exhaustive les détails des
observations et pour rapporter les situations en utilisant le plus possible le
langage réel des acteurs, sans pour autant embarrasser sa présence sur le
terrain des outils et de l’acte d’écriture (Jaccoud, Mayer, 1997 ; Céfaï, 2003 ;
Peretz, 2004 ; ­Spradley, 1980). C’est ainsi par l’accumulation de notes prises
lors des réunions et après chaque visite sur le terrain que j’ai pu constituer un
riche répertoire de données sur les pratiques et discours des acteurs obser-
vés.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


Ma démarche d’immersion au sein de l’univers des travailleurs de rue a
aussi donné lieu à plusieurs conversations informelles significatives pour
l’analyse (Becker, 1985 ; Lapassade, 1991). À mi-chemin entre l’observation
des interactions et l’entretien formel, les conversations informelles sont un lieu
important de cueillette et d’analyse progressives des données. Comme le sou-
ligne Spradley (1980), il faut savoir percevoir les occasions de formuler sur
le vif des questions ethnographiques pour profiter de la richesse de certains
échanges tenus spontanément. À cet égard, les conversations avec divers
acteurs ont été une source importante de balises pour orienter ma stratégie
d’enquête, pour cibler les lieux à investir ainsi que pour confronter et alimenter
mes analyses au fur et à mesure de la recherche.
Enfin, dans une enquête de terrain basée sur l’observation participante, le
recours à des documents et artefacts constitue un mode complémentaire de
cueillette de données pour contextualiser des informations sur le milieu observé
(historique et structures de l’organisme, contexte géographique, démographi-
que et socioéconomique du secteur, etc.) ainsi que pour considérer diverses
productions écrites et matérielles participant à dessiner la constellation de réfé-
rences mobilisée dans l’univers étudié. Comme le suggèrent Beaud et Weber
(1997, p. 91), ce type de lecture offre une occasion de mettre en perspective
« les mots, les thèmes, les sujets de préoccupation, les slogans, les conflits
internes, les enjeux » du milieu d’interconnaissance investigué, dans ce cas-ci
la communauté de pratique en travail de rue.

89
3. Les enjeux d’une enquête immersive

L’analyse de la stratégie d’enquête immersive adoptée dans ma thèse


donne l’occasion de considérer plusieurs potentiels et contraintes de l’obser-
vation participante comme mode de recherche en travail social.

3.1. Une posture de proximité

Les différents rôles que j’ai occupés depuis une vingtaine d’années 4 en
lien avec les acteurs en travail de rue ont ouvert diverses opportunités pour
mener une recherche au sein de cette communauté de pratique, en particulier
pour accéder de l’intérieur à ses conversations et routines ordinaires. Consi-
dérant les atouts d’une telle familiarité en même temps que les enjeux soule-
vés par un tel rapport au milieu investigué, les réflexions de plusieurs auteurs
ont inspiré l’articulation de ma posture de recherche (Adler, Adler, 1987  ;
Beaud, Weber, 1997 ; Céfaï, 2003 ; Emerson, 2003 ; Jaccoud, Mayer, 1997 ;
­Lapassade, 2006).
Tandis que, d’un point de vue conventionnel, la proximité avec les sujets
étudiés peut représenter un obstacle puisqu’elle enfreint les codes habituels
de scientificité, une telle position comporte une riche potentialité d’observa-
tion d’un point de vue interprétatif selon Laperrière (1997). Visant à « com-
prendre comment, concrètement, les acteurs sociaux donnent un sens à leurs
actions », « le modèle interprétatif insiste moins sur la distanciation que sur la
subjectivité comme mode d’appréhension du social », complètent Jaccoud et
Mayer (1997, p. 217-218).
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


Plusieurs auteurs traitant de l’implication étroite du chercheur dans son ter-
rain font ressortir les avantages mais aussi les risques du « going native », en
particulier le danger de s’assujettir et de se convertir aux règles « indigènes »
du milieu étudié au point de perdre sa capacité de distanciation, voire même la
conscience de son statut scientifique et de son schème de valeurs personnel
(Adler, Adler, 1987 ; Lapassade, 2006). En contrepartie, Céfaï évoque qu’une
catégorie de chercheurs part d’une condition d’indigène ou d’acteur à part
entière d’un milieu et acquiert « un éthos d’enquêteur » pour aborder leur milieu
d’appartenance comme un terrain d’enquête (2003, p. 556). Quant à eux, tout
en soulignant les risques effectifs d’une dépendance et d’une identification du
chercheur à son sujet et à son terrain, Jaccoud et Mayer remettent en ques-
tion l’étanchéité de la frontière entre « l’autochtone » et le « scientifique » en
proposant que le processus en cause est moins celui d’une indigénisation que
celui d’une appropriation biculturelle. Ces auteurs conçoivent la pleine partici-
pation « comme un moyen de comprendre de l’intérieur les processus sociaux
en cours, compréhension qui participe de la construction de l’objet » (1997,

4
  Ayant coordonné l’implantation d’un organisme communautaire en travail de rue à Montréal au
début des années 1990, je suis impliquée dans l’Association des travailleurs et travailleuses de rue
du Québec (ATTRueQ) depuis sa fondation en 1993 et suis membre experte du Réseau internatio-
nal des travailleurs sociaux de rue depuis 2005. J’ai aussi occupé différentes fonctions au sein ou
en collaboration avec plusieurs organisations en travail de rue : travailleuse de milieu, conceptrice
pédagogique, superviseure clinique, formatrice communautaire, chercheure, conférencière.

90
p. 223). Comme ils ajoutent, un effort continu d’émancipation est néanmoins
nécessaire pour maintenir dans l’observation in situ l’équilibre subtil entre le
détachement et la participation. Dans le même sens, selon Céfaï, pour que le
lien à un milieu soit porteur de découvertes significatives et scientifiquement
valides, « l’enquêteur doit trouver la bonne distance, entre le “trop proche” de
l’intimité et le “trop éloigné” de l’étrangeté, entre la posture du Martien et celle
du converti » (2003, p. 559).
En somme, pendant qu’une démarche d’enquête menée dans un terrain
inconnu du chercheur l’oblige à entreprendre un patient processus de fami-
liarisation avec le milieu investi, une recherche réalisée dans un terrain connu
implique de l’enquêteur un exigeant processus de distanciation d’avec les
conceptions qu’il a jusqu’à ce jour entretenues. Ainsi, bien que le chercheur
familier avec son sujet d’enquête doive prendre garde à l’illusion d’une com-
préhension immédiate des univers observés, Beaud et Weber estiment qu’il
peut mettre à profit son « immersion pour la convertir en objet d’enquête » s’il
apprend « à considérer le “banal” comme quelque chose qui ne va pas de soi,
qui pourrait se passer autrement, qui a une histoire » (1997, p. 48, 52). À cette
fin, l’enquêteur doit examiner les processus sociaux par lesquels « il parvient
à comprendre les actions des autres, exigeant de lui qu’il explicite les connais-
sances de sens commun et les procédures interprétatives qu’il mobilise  »
(Emerson, 2003, p. 404). Ce faisant, le chercheur qui prend conscience de son
bagage théorique, culturel et expérientiel peut mieux éclairer et débattre les
repères de mise en ordre et d’interprétation du sens de ses données.
Laperrière (1997) suggère que la prise en considération de la subjecti-
vité humaine à travers un processus continu d’auto-analyse et de réflexivité
peut rehausser la validité de la recherche en rendant explicite une dynami-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


que interactive trop souvent évacuée par les approches à prétention objec-
tive. Elle ajoute toutefois que cette mise en perspective du positionnement
subjectif du chercheur mérite d’être confrontée à un maximum de données
« objectives », à la négociation intersubjective des points de vue des acteurs
et à une triangulation des sources de données pour les interpréter. Elle insiste
aussi sur l’importance de multiplier les stratégies pour assurer la justesse
des liens établis entre les interprétations et les observations empiriques du
chercheur.
Qualifiant l’évolution des processus sociaux sur le terrain de recherche,
Emerson estime pour sa part que « la participation intensive à la vie quoti-
dienne des enquêtés a toujours engendré des dilemmes affectifs et moraux et
requis des décisions méthodologiques. La nouveauté réside dans la volonté
de prendre en charge ces enjeux en profondeur, explicitement et publique-
ment » (2003, p. 409). À cet égard, Beaud et Weber rappellent que, comme
l’exploration systématique d’un milieu d’interconnaissance implique pour le
chercheur d’entretenir des relations personnelles répétées, et qu’ainsi « l’en-
quêteur ne peut pas se faire oublier, il ne doit pas s’oublier dans l’analyse »
(1997, p. 39).
Dans cette perspective, concevant ma propre représentation du travail de
rue comme une construction, un de mes défis a été d’analyser les investisse-
ments qui me rattachent à cette pratique en interrogeant mes propres appar-
tenances à partir d’une posture renouvelée (Beaud, Weber, 1997). À cette fin,

91
différents outils réflexifs de dissociation méthodique et de distanciation critique
ont été mobilisés pour maintenir une tension créatrice et un processus rigou-
reux de recherche tant au plan éthique que méthodologique. Ainsi, mon journal
de bord et diverses conversations avec des pairs chercheurs ou étudiants ont
contribué à entretenir ma conscience d’être partie prenante de la réalité obser-
vée et ont alimenté la confrontation intersubjective des points de vue sur le
sens et les usages du travail de rue perçus dans mes données (Beaud, Weber,
1997 ; Jaccoud, Mayer, 1997 ; Laperrière, 1997).

3.2. Une démarche immersive

De façon à assurer que mon intégration dans le groupe et le milieu local


se fasse harmonieusement et que les modalités de ma présence sur le terrain
soient convenables et sécurisés, l’équipe de travail et le conseil d’administra-
tion de l’organisme étudié ont été étroitement impliqués dans l’élaboration des
conditions de réalisation de ma recherche. À cet égard, la convergence des
fondements méthodologiques et éthiques de la recherche ethnographique et
du travail de rue a fourni des balises instructives pour élaborer et adopter une
approche respectueuse du terrain.
En somme, lors des séances d’accompagnement du travailleur de rue
dans son territoire, je me suis moulée à son itinéraire afin d’intégrer son milieu
et pour accéder aux conversations banales et ordinaires qui s’y déroulent sans
brusquer les dynamiques à l’œuvre. Dans cette perspective, l’observation a
été menée à découvert, sans cacher les motifs de ma présence ni pour autant
l’annoncer systématiquement afin de ne pas nuire à la fluidité de l’intervention
des travailleurs de rue ni à la démarche ethnographique.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


Aussi, considérant la responsabilité qu’engagent les liens des travailleurs
de rue avec les personnes auxquelles j’ai été introduite, ma démarche a été
guidée par le souci de respecter la pratique et l’éthique des praticiens, entre
autres en protégeant la confidentialité des informations auxquelles m’ont
donné accès leur accompagnement sur le terrain ainsi que ma participation à
leurs rencontres. À cet égard, compte tenu de la compétence professionnelle
et de la qualité de l’encadrement clinique de l’équipe, j’ai pu observer les inte-
ractions sans avoir à interférer dans les situations d’intervention. Reconnais-
sant les multiples efforts des travailleurs de rue pour négocier avec différentes
institutions (police, DPJ, écoles) la marge de manœuvre nécessaire à l’inter-
vention auprès de populations et de milieux inaccessibles aux autres interve-
nants, j’étais consciente de risquer de menacer leur stratégie si, par exemple,
je m’étais aventurée à moraliser quelqu’un à propos de son comportement ou
à signaler un cas de négligence familiale ou de vente de drogues.
Dans le même esprit de collaboration et de délimitation des fonctions, il
avait été convenu que si une personne s’était confiée directement à moi, je
l’aviserais de mon devoir de rapporter l’information au travailleur de rue si je
jugeais que sa situation ou celle de ses proches était compromise. Ainsi, bien
que j’aie constamment entretenu une attitude d’accueil envers les personnes
rencontrées, il a toujours été clair que mon rôle n’était pas d’intervenir dans
leur situation et aucune circonstance ne m’a obligée à expliciter ces limites.

92
3.3. Un processus intersubjectif et itératif

Tout processus de théorisation conçu dans une logique d’analyse progres-


sive implique un aller-retour constant entre les dimensions émergeant des don-
nées empiriques et le cadre théorique éclairant l’objet étudié. Un tel exercice
oblige à accorder de l’importance à la qualité descriptive des données de base
afin de pouvoir rendre compte de l’expérience et du discours des acteurs ; il
exige en même temps de valoriser la qualité du questionnement théorique mis
à profit pour interpréter le sens de ces données.
Sur le plan des données, Laperrière estime que l’observation en contexte
naturel permet de saisir le sens socio-symbolique des événements dans la
mesure où diverses données topographiques sont associées à des descrip-
tions en profondeur de situations délimitées, densément texturées et lon-
guement observées permettant de fournir des interprétations nuancées des
phénomènes. Grâce à la matière première recueillie par la prise de notes sys-
tématique (Céfaï, 2003 ; Jaccoud, Mayer, 1997 ; Peretz, 2004 ; Spradley, 1980)
et suivant de près les conseils d’Emerson et al. (1995), c’est effectivement par
le biais de plusieurs allers-retours entre mes notes de terrain et mes pistes
d’analyse que j’ai pu sélectionner les exemples qui ont dessiné et développé le
fil conducteur de mon interprétation.
Sur le plan théorique, les perspectives constructiviste, interactionniste et
ethnométhodologique ont fourni différents repères conceptuels à partir des-
quels a progressé l’analyse des données. Visant à dépasser la description
naturaliste sans pour autant prétendre à une théorie générale, ma démarche
de théorisation a organisé progressivement les données de manière à faire
ressortir et à interpréter les patterns d’interactions découverts dans le cas étu-
dié pour comprendre les processus interactifs de construction culturelle du tra-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


vail de rue.
Bien que j’aie cherché à interpréter le sens subjectif qu’assignent les
acteurs à leur expérience à la lumière de mes observations de leurs interac-
tions quotidiennes, je n’ai pas considéré le savoir produit par cette recherche
comme le pur témoignage d’une réalité dont je me serais imprégnée et que
j’aurais su dépeindre « naturellement ». En effet, l’approche interactive adop-
tée m’a plutôt amenée à concevoir les données analysées dans cette enquête
comme le résultat d’un échange d’interprétations entre enquêtés et enquêteur
(Jaccoud, Mayer, 1997). Comme le suggère Corin (1990) tel que rapporté par
Jaccoud et Mayer (1997), une telle approche de la recherche met en œuvre
une stratégie d’interprétation qui procède d’une «  double herméneutique  »,
c’est-à-dire à travers l’établissement d’un dialogue entre l’interprétation des
acteurs en situation et celle du chercheur qui s’en inspire tout en s’en déta-
chant à partir de ses propres références.
En outre, quoique ce projet ne constituait pas une recherche-action ni
même une recherche collaborative à proprement parler (Desgagné, 1997),
puisque je n’ai pas formulé avec les acteurs des problèmes spécifiques à
résoudre, la poursuite de mes travaux sur ce sujet d’étude s’inscrit plus large-
ment dans une trame de fond collaborative. Ainsi, abordant le terrain comme
un « acte d’échange » (Bariteau, 1985, in Jaccoud, Mayer, 1997), j’ai nourri
avec les acteurs concernés un questionnement continu sur la construction de

93
leur univers de pratique et sollicité leur regard critique sur ma recherche afin
de rendre explicite leur rapport à cette démarche ainsi que pour alimenter ma
propre réflexivité.

4. L’efficacité symbolique de la mobilisation


d’un univers partagé en intervention sociale

En plus de mettre en relief certains enjeux soulevés par la recherche


qui implique l’enquêteur au cœur de la constellation d’interactions observée,
cet article a voulu mettre en lumière l’intérêt d’une analyse microsociologique
pour éclairer les négociations au sein desquelles s’articulent l’efficacité sym-
bolique de la mobilisation d’un univers partagé et son usage en intervention
sociale.
Dans cette perspective, la réflexion ici proposée a voulu démontrer com-
ment une approche de recherche ancrée dans la quotidienneté de l’interven-
tion sociale peut aider à comprendre les processus de production interactive
des mondes sociaux qui lient les acteurs, ainsi donc les liens qui les unissent
dans différents espaces sociaux et ceux qui sont tissés dans et entre ces
espaces par les intervenants sociaux. Une telle lecture interactionniste de la
construction culturelle des univers sociaux habités par les acteurs et investis
par les intervenants sociaux invite à voir cette production historique comme le
résultat en constant mouvement des interactions entre des individus en vue
d’organiser symboliquement leur existence (Cuche, 2004).
Considérant ainsi la culture comme un matériau mouvant que sculptent les
acteurs et qui les sculpte à travers leurs interactions, on peut concevoir avec
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


Cuche (2004) comment les valeurs symboliques et idéologiques qui consti-
tuent la base de ces univers partagés détiennent un pouvoir d’engendrer des
effets et d’influencer l’évolution des situations. En ce sens, porter intérêt à la
négociation culturelle qui anime les liens sociaux au sein des populations et
entre les publics et les intervenants sociaux constitue une façon de valoriser
la mobilisation « des capacités innovatrices du monde ordinaire » (Silverman,
1993, in Groulx, 1997) et d’ainsi rendre plus dynamiques la lecture et l’action
des travailleurs sociaux.
Considérant la fonction du travail social aux intersections du lien social,
ainsi miser sur la négociation et la co-construction d’univers de sens partagés,
avec les populations accompagnées et à l’interface entre elles et les structures
sociales, constitue certainement une manière de nourrir une compréhension
plus fine des réalités sociales ainsi qu’une façon d’augmenter l’efficacité sym-
bolique de l’intervention sociale.

Annie Fontaine
École de service social,
Université de M
­ ontréal
CP 6128, succursale Centre-ville,
Montréal (Québec), H3C 3J7
annie.fontaine.1@umontreal.ca

94
Bibliographie
Adler, P. A. et P. Adler, 1987, « Membership roles in field research », Qualitative Research
Methods, vol. 6, Newbury Park, Sage publications.
Augé, M.  et J.-P. Colleyn, 2004, L’anthropologie, Paris, Presses universitaires de France,
coll. « Que sais-je ? ».
Beaud, S. et F. Weber, 1997, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte et Syros,
coll. « Repères ».
Becker, H. S., 1985 [1963], Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié.
Berger, L., 2005, Les nouvelles ethnologies : enjeux et perspectives, Paris, Armand Colin.
Berger P. L. et T. Luckmann, 2006 [1966], La construction sociale de la réalité, Paris, Armand
Colin.
Céfaï, D., 2003, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte.
Coulon, A., 1987, L’ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France.
Cuche, D., 2004, La Notion de culture dans les sciences sociales, 3e éd. Paris, La Décou-
verte.
De Robertis, C., M. Orsoni, H. Pascal, M. Romagnan, 2008, L’intervention sociale d’intérêt
collectif. De la personne au territoire, Rennes, Presses de l’EHESP.
Desgagné, S., 1997, « Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement
entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants », Revue des sciences de l’édu-
cation, vol. 23, n° 2, p. 371-393.
Deslauriers, J.-P.  et M. Kérisit, 1997, «  Devis de recherche et échantillonnage  » in Pou-
part, J. et al. (dir.), La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques,
­Montréal, Gaëtan Morin, p. 85-111.
Emerson, R., 2003, « Le terrain comme activité d’observation. Perspective ethnométhodo-
logistes et interactionnistes », in Céfai, D. (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte,
p. 398-424.
Emerson, M. R., R. I. Fretz et L. L. Shaw, 1995, Writing Ethnographic Fieldnotes, Chicago,
University of Chicago Press.
Fontaine, A., 2011, La culture du travail de rue : une construction quotidienne, Thèse de
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)


doctorat, École de service social, Université de Montréal.
Fontaine, A., 2010, « Le travail de rue dans l’univers de la rue », Revue Criminologie, vol. 43,
n° 1, p. 137-153.
Geertz, C., 1986, Savoir local, savoir global, Les lieux du savoir, Paris, Presses universitai-
res de France.
Goffman, E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris,
Les Éditions de Minuit.
Gouvernement du Québec, 2001, Politique gouvernementale : l’action communautaire, une
contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Qué-
bec, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale.
Groulx, L., 1997, « Contribution de la recherche qualitative à la recherche sociale », in Pou-
part, J. et al. (dir.), La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques,
Montréal, Gaëtan Morin, p. 55-84.
Jaccoud, M. et R. Mayer, 1997, « L’observation en situation et la recherche qualitative », in
Poupart, J. et al. (dir.), La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologi-
ques, Montréal, Gaëtan Morin, p. 211-250.
Lapassade, G. 1991, L’ethnosociologie  : les sources anglo-saxonnes, Paris, Méridiens
Klincksieck.
Lapassade, G., 2006, « L’observation participante », in Hess, R. et G. Weigand (dir.), L’ob-
servation participante dans les situations interculturelles, Paris, Economica Anthropos,
p. 14-32.
Laperrière, A., 1997, « Les critères de scientificité qualitatives » in Poupart, J. et al. (dir.),
La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Gaëtan
Morin, p. 365-390.

95
Le Breton,  D., 2004, L’interactionnisme symbolique, Paris, Presses universitaires de
­France.
Molgat, M., 2007, « Définir le travail social… », in Deslauriers, J.-P. et Y. Hurtubise (dir.),
Introduction au travail social, 2e édition, Québec, Presses de l’Université Laval.
Morgan, G. 1999. Images de l’organisation, Québec, Presses de l’Université Laval.
Peretz, H., 2004, Les méthodes en sociologie : L’observation, Paris, La Découverte, coll.
« Repères ».
Pirès, A., 1997, « Échantillonnage et recherche qualitative : essai théorique et méthodo-
logique », in Poupart, J. et al. (dir.), La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et
méthodologiques, Montréal, Gaëtan Morin, p. 113-169.
Spradley, J. P., 1980, Participant observation, New York, Holt, Rinehart & Winston.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.205)

96

Vous aimerez peut-être aussi