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L’histoire du travail
à l’époque contemporaine,
clichés tenaces
et nouveaux regards
N d’humeur, le présent article entend être une contribution au débat que ses
auteurs appellent de leurs vœux sur l’état actuel de l’histoire du travail, ses
perspectives probables et souhaitables. Au premier abord, l’affaire semble entendue
et le verdict sans appel. Le travail en tant que tel, longtemps considéré comme le
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* Université de Paris I.
(1) Cf. C. CHARLE (dir.), Histoire sociale, histoire globale ? Actes du colloque des 27-28 janvier
1989, Paris, Éditions de la M.S.H., 1993.
Le Mouvement Social, no 200, juillet-septembre 2002, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières
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plus guère d’atouts dans les redoutables luttes de classement qui animent la discipline.
Elle est moins encore en mesure de bénéficier des puissants supports éditoriaux et
médiatiques qui, de l’extérieur de la profession, assurent la promotion de domaines
historiques mieux accordés à « l’air du temps ». L’évolution suit de près, en effet, la
réévaluation à la baisse du travail comme valeur au sein d’une population que ne
laissent pas insensible les séductions du « temps libre » et des loisirs (3), mais que
traumatisent simultanément la dégradation du marché du travail et la dislocation des
compromis de la société salariale.
De fait, les principales avancées dans la connaissance des conditions qui pré-
sidèrent à « l’invention du chômage » (4) ou à l’apparition du salariat moderne (5)
sont venues de sociologues, d’économistes et de juristes (6). L’apport des historiens
à la compréhension de cette « énigme » que constitue le travail serait à peine plus
remarquable si les études des antiquisants et des médiévistes ne sauvaient l’honneur
de la discipline auprès des philosophes, des ergonomes (7) ou des ethnologues (8).
Les contributions de ceux-ci, diffusées hors des cénacles universitaires, ont alimenté
le débat public, révélant une demande sociale ignorée par nombre de collègues.
Attitude d’autant plus étonnante qu’elle contraste avec une disponibilité jamais prise
en défaut, en d’autres circonstances, face aux interpellations du présent. Non moins
sujettes à controverses, ces dernières offrent, en général, le notable avantage d’être
en phase avec les thèmes chers aux fractions cultivées du lectorat des nouvelles
classes moyennes et de disposer du soutien de réseaux et institutions consacrés, aux
audaces savamment négociées et d’une parfaite correction politique.
L’« adieu » au travail perceptible dans plusieurs des courants issus de l’ancienne
histoire « économique et sociale » n’est que partiellement compensé par la business
history à la française. L’option s’avère, certes, féconde en ce qu’elle cerne, à cet
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(3) On sait comment l’ouvrage de D. MÉDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris,
Aubier, 1995, alimenta une polémique qui dépassa de beaucoup les propos de l’auteur. Pour ce qui est
de l’opinion contemporaine, les données disponibles invitent à se méfier d’interprétations rapides. Si le
temps consacré à l’activité professionnelle ne représente plus qu’une fraction minime – aux alentours de
10 % – de la vie des Français d’aujourd’hui, le travail ne recueille pas moins le maximum de suffrages –
68 %, en hausse de 8 points depuis 1990 – derrière la famille – 88 % – dans le classement des valeurs
effectué en 1999. H. RIFFAULT, J.-F. TCHERNIA, « Sens du travail et valeur économique », in P. BRÉCHON
(dir.), Les valeurs des Français. Évolution de 1980 à 2000, Paris, A. Colin, 2000, p. 84-104. Voir
également D. MOTHÉ, Le temps libre contre la société, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
(4) R. SALAIS, N. BAVEREZ, B. REYNAUD, L’invention du chômage : histoire et transformations d’une
catégorie en France des années 1890 aux années 1980, Paris, P.U.F., 1986 ; M. MANSFIELD, R. SALAIS,
N. WHITESIDE (dir.), Aux sources du chômage, 1880-1914, Paris, Belin, 1994 ; C. TOPALOV, Naissance
du chômeur (1880-1910), Paris, A. Michel, 1994.
(5) R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard,
1995.
(6) Cf. A. SUPIOT, Critique du droit du travail, Paris, P.U.F., 1994.
(7) Cf. Y. SCHWARTZ (dir.), Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique, Paris, P.U.F.,
1997.
(8) Dont les nombreuses publications de N. GÉRÔME fournissent une excellente illustration.
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gne pas l’histoire des techniques et de l’innovation. Si les résultats obtenus ont consi-
dérablement élargi nos connaissances sur les politiques patronales, les systèmes
d’organisation ou les voies de la rationalisation, nombre d’études se départissent mal,
parvenues au pied des machines, des schémas abstraits, scientifiques ou financiers,
conçus par les ingénieurs, les investisseurs et les juristes. Entrevus sous cet angle, les
salariés font vite figure d’agents passifs – au mieux résignés, au pire rétifs ou inaptes
– de changements programmés en dehors d’eux alors même qu’ils visent souvent à
comprimer les coûts et à accroître l’efficacité de la main-d’œuvre. Aller au-delà
revient, pour les études qui s’y risquent, à tenir le cap d’une authentique histoire
sociale de l’entreprise envisagée comme matrice de coopérations, de tensions et
d’antagonismes reconnus, creuset d’une histoire partagée, de pratiques, de normes
et de représentations. En bref, de cultures et d’identités. L’orientation ne va pas sans
une redéfinition des domaines propres de l’économique et du social. Elle suppose
aussi que l’on approfondisse l’analyse des relations complexes établies entre l’entre-
prise et son environnement.
Il convient de réaffirmer l’importance de la quantification qui seule permet d’éva-
luer l’ampleur d’un phénomène. Si les critiques des sources, de la validité des don-
nées, appellent à distinguer la réalité des représentations qui la construisent, leur
pertinence méthodologique ne saurait dispenser de cette administration de la preuve
qu’instituent le dénombrement et la mesure. L’apport de l’histoire quantitative dans
le domaine du travail est essentiel. Les potentialités de l’outil informatique et ce que
recèlent les archives du personnel des grandes entreprises invitent à ne pas lâcher
prise et à examiner ce qu’il en est dans des secteurs peu étudiés ou dans l’immense
et complexe domaine du travail occasionnel, intermittent et saisonnier.
La relative occultation du travail ne laisse pas de surprendre si l’on garde présent
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(10) C. DEJOURS, Plaisir et souffrance dans le travail, Paris, A.O.G.I.P., 1988 ; Travail, usure men-
tale, Paris, Centurion-Bayard, 1993 (1983) ; Souffrance en France. La banalisation de l’injustice
sociale, Paris, Seuil, 1998.
(11) R. KAËS, Images de la culture chez les ouvriers français, Paris, Cujas, 1968. Et son article dans
Le Mouvement Social en 1967.
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(12) A.-S. PERRIAUX, « Les miettes du travail. Quatre notes et quelques irritations sur la part historienne
dans l’étude du travail en France depuis 1945 », Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, no 83,
2001, p. 85-98.
(13) A l’instar des « déplacements » relevés dans le questionnement des sociologues. Cf. A. PROST,
« Qu’est-il arrivé à la sociologie du travail française ? », Le Mouvement Social, no 171, avril-juin 1995,
p. 79-85.
(14) Le travail étant lui-même confrontation entre l’individu et le collectif, lieu d’apprentissage des
rapports sociaux. Cf. D. EFROS, M. DUC, D. FAÏTA, « Travailler ensemble », in Y. SCHWARTZ (dir.), Recon-
naissances du travail..., op. cit., p. 47.
(15) Question de fond que celle des frontières abordée sur un registre différent par les économistes
dubitatifs devant les contours exacts du champ d’action de l’entreprise.
(16) Sur les débats autour de la notion d’activité en relation avec celle de travail, la discussion de la
typologie – travail/œuvre/action – établie par H. ARENDT in La condition de l’homme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1961 –, on se reportera à Y. SCHWARTZ (dir.), Reconnaissances du travail..., op. cit. ;
Y. CLOT, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La
Découverte, 1995 et Y. BENARROSH, « Le travail : norme et signification », Recherches, revue du Mauss,
no 18, 2e semestre 2001, p. 126-144.
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cheurs, auxquels il ouvrait par ailleurs ses pages, à prendre leur part du renouveau
engagé. Encore fallait-il qu’en amont le vivier soit assez riche, qu’il dispose de lieux,
de cadres de rencontres et d’échanges, de projets fédérateurs. Bien du chemin reste
à parcourir sur cette voie et l’on ne saurait se satisfaire d’une situation encore mar-
quée par une relative dispersion des « forces ». Celles-ci existent, néanmoins. Maints
indices donnent même à penser que l’histoire du travail commence à surmonter son
défaut de visibilité. La publication de nouvelles synthèses (17) et d’ouvrages récents
plus pointus (18), des numéros de revues (19), la ligne éditoriale de la dernière-née
d’entre elles (20), vont dans ce sens, cependant que le 127e congrès des sociétés
historiques et scientifiques parvient à rassembler, en avril 2002, plus de 400 cher-
cheurs de diverses disciplines pour débattre du « travail et des hommes ».
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(17) La dernière en date étant L’histoire du travail, Paris, P.U.F., 2001, rédigée par A. DEWERPE,
auteur d’un magistral ouvrage – Le monde du travail en France, 1800-1945 – paru chez A. Colin, en
1989.
(18) Dont ceux de L. L. DOWNS, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’indus-
trie métallurgique en France et en Angleterre, 1914-1939, Paris, A. Michel, 2002 ; D. GARDEY, La
dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2002 ;
S. SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et
XXe siècles, Paris, O. Jacob, 2002.
(19) Cf. notamment le numéro spécial ordonné autour de la question « Comment les historiens par-
lent-ils du travail ? » des Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, no 83, 2001, et Ethnologie fran-
çaise, XXXI, 2001, 3, Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine.
(20) Histoire et société. Revue européenne d’histoire sociale.
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