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L'histoire du travail à l'époque contemporaine, clichés

tenaces et nouveaux regards


Christian Chevandier, Michel Pigenet
Dans Le Mouvement Social 2002/3 (n o 200), pages 163 à 169
Éditions La Découverte
ISSN 0027-2671
DOI 10.3917/lms.200.0163
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CHEMINEMENTS
Travail

L’histoire du travail
à l’époque contemporaine,
clichés tenaces
et nouveaux regards

par Christian CHEVANDIER et Michel PIGENET*

i bilan historiographique aux abondantes notes infrapaginales ni papier

N d’humeur, le présent article entend être une contribution au débat que ses
auteurs appellent de leurs vœux sur l’état actuel de l’histoire du travail, ses
perspectives probables et souhaitables. Au premier abord, l’affaire semble entendue
et le verdict sans appel. Le travail en tant que tel, longtemps considéré comme le
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cœur de l’histoire sociale, ne le serait plus. Les plus abrupts des procureurs admettent
que des chercheurs puissent s’en soucier, mais ajoutent aussitôt qu’ils vont à contre-
courant de la tendance dominante. Statistiquement juste pour les deux dernières
décennies, il n’est pas sûr que le constat demeure valable aujourd’hui et moins encore
que les explications avancées soient pertinentes. Ainsi les reproches de « réalisme
naïf » et de dérive « déterministe » invoqués dans les réquisitoires s’inscrivent-ils sou-
vent dans le prolongement des critiques adressées à une macro-histoire sociale
datée (1) dont les apports furent essentiels sans que l’on puisse dire que les dévelop-
pements consacrés au travail aient été les plus beaux fleurons.
L’amalgame opéré entretient à sa manière les confusions de l’historiographie
qu’on prétend remettre en cause. La moindre des méprises n’est pas l’identification
hâtive de l’histoire du travail avec celle qui, longtemps, fut qualifiée de « sociale »
parce qu’elle traitait des travailleurs considérés sous le prisme des luttes et des orga-
nisations créées en leur nom. La démarche, attentive aux initiatives des acteurs,
croisait le travail, mais procédait d’une problématique fondamentalement politique.

* Université de Paris I.
(1) Cf. C. CHARLE (dir.), Histoire sociale, histoire globale ? Actes du colloque des 27-28 janvier
1989, Paris, Éditions de la M.S.H., 1993.
Le Mouvement Social, no 200, juillet-septembre 2002, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières

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C. CHEVANDIER ET M. PIGENET

Sous prétexte de ne pas se compromettre avec ce qui pourrait paraître dans ce


domaine, si l’on n’y regarde pas de trop près, une histoire militante, le risque existe,
aussi, d’occulter ce que révèlent et signifient des phénomènes de premier ordre, voire
des faits sociaux totaux, à l’exemple des grèves ou des manifestations d’opposition.
Tournée vers les entreprises, les investissements, les produits, les techniques, les
salaires et les prix, une autre approche, sous-tendue par la conviction du primat de
l’économie, raisonnait volontiers en termes de structures. Plus « matérialiste » que
« dialectique », elle reléguait au « troisième niveau » l’influence des représentations sur
les relations sociales, les systèmes techniques et les conventions économiques. Dans
l’une et l’autre optiques, le travail – mot-valise par excellence (2) – faisait office de
concept confondu, au gré des auteurs, avec une « condition » ou un « facteur de
production ». Quand elle ne relevait pas de l’illustration pittoresque, l’analyse appro-
fondie des activités concrètes sentait le fagot d’une désolante inspiration « proudho-
nienne ».
Appliquée à saisir les traits multiples et changeants de la « classe ouvrière », la
problématique de sa formation ouvre des pistes nouvelles dès les années 1960. Non
exempt d’imprégnation téléologique, l’accent mis sur les processus modifie la pers-
pective qu’enrichit aussi une inflexion anthropologique clairement assumée. Amenés
à recenser et à classer les métiers au plus près des lieux et des circonstances où
ceux-ci acquièrent une signification pratique, les historiens engagés sur cette voie
s’efforcent de reconstituer des itinéraires. De là résulte l’esquisse d’interrogations
salutaires sur les catégories dont les contours se brouillent tandis que grandit la part
des initiatives et des expériences collectives dans l’émergence d’identités sociales.
Toutefois, malgré le soin mis à évaluer les effectifs salariés, les qualifications, les
hiérarchies, les modes et niveaux de rémunération, les conflits, ces études contour-
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nent trop souvent le travail, l’activité, les savoir-faire mobilisés, les affects, habitus,
relations sociales, systèmes de valeurs et de représentations noués à l’occasion de
son exercice.
A l’évidence, la place du travail dans l’histoire sociale de l’Après-Seconde Guerre
mondiale n’est en rien comparable à celle qu’elle occupe dans la sociologie de l’épo-
que. Au vrai, les objets et les méthodes de cette dernière dessinent en creux les
difficultés de l’investigation historienne, privée des ressources de l’enquête de terrain
et de l’observation participante. Aussi bien tout, ou presque, reste-t-il à faire lorsque
l’entrée en crise de l’histoire sociale et le déclin du mouvement ouvrier conjuguent
leurs effets pour détourner les jeunes chercheurs d’une thématique déclarée obsolète
avant d’avoir pleinement fructifié. Sujet classique des années 1970, les ouvriers s’effa-
cent devant les élites et les marginaux. Ce glissement, ponctué de belles réussites,
contribue à affaiblir l’intérêt manifesté à l’égard du travail. Le phénomène affecte
jusqu’aux études conduites sur les femmes et les immigrés pour lesquels l’entrée
n’était pas la moins prometteuse. Érigée en archétype d’une problématique double-
ment connotée aux yeux d’intellectuels dorénavant indemnes de la double tentation
de l’ouvriérisme et des interprétations globalisantes, l’histoire du travail ne dispose
(2) A. COTTEREAU ne distingue pas moins de quatorze significations différentes du vocable, in « Théorie
de l’action et notion de travail », Sociologie du travail, no hors série, XXXVI, 1994, p. 73-89.

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plus guère d’atouts dans les redoutables luttes de classement qui animent la discipline.
Elle est moins encore en mesure de bénéficier des puissants supports éditoriaux et
médiatiques qui, de l’extérieur de la profession, assurent la promotion de domaines
historiques mieux accordés à « l’air du temps ». L’évolution suit de près, en effet, la
réévaluation à la baisse du travail comme valeur au sein d’une population que ne
laissent pas insensible les séductions du « temps libre » et des loisirs (3), mais que
traumatisent simultanément la dégradation du marché du travail et la dislocation des
compromis de la société salariale.
De fait, les principales avancées dans la connaissance des conditions qui pré-
sidèrent à « l’invention du chômage » (4) ou à l’apparition du salariat moderne (5)
sont venues de sociologues, d’économistes et de juristes (6). L’apport des historiens
à la compréhension de cette « énigme » que constitue le travail serait à peine plus
remarquable si les études des antiquisants et des médiévistes ne sauvaient l’honneur
de la discipline auprès des philosophes, des ergonomes (7) ou des ethnologues (8).
Les contributions de ceux-ci, diffusées hors des cénacles universitaires, ont alimenté
le débat public, révélant une demande sociale ignorée par nombre de collègues.
Attitude d’autant plus étonnante qu’elle contraste avec une disponibilité jamais prise
en défaut, en d’autres circonstances, face aux interpellations du présent. Non moins
sujettes à controverses, ces dernières offrent, en général, le notable avantage d’être
en phase avec les thèmes chers aux fractions cultivées du lectorat des nouvelles
classes moyennes et de disposer du soutien de réseaux et institutions consacrés, aux
audaces savamment négociées et d’une parfaite correction politique.
L’« adieu » au travail perceptible dans plusieurs des courants issus de l’ancienne
histoire « économique et sociale » n’est que partiellement compensé par la business
history à la française. L’option s’avère, certes, féconde en ce qu’elle cerne, à cet
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échelon élémentaire et capital, la dynamique combinatoire des facteurs économi-
ques, sociaux, techniques, culturels et territoriaux. Toutefois les sources consultées
poussent à privilégier l’analyse des motivations des seuls « décideurs ». Le biais n’épar-

(3) On sait comment l’ouvrage de D. MÉDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris,
Aubier, 1995, alimenta une polémique qui dépassa de beaucoup les propos de l’auteur. Pour ce qui est
de l’opinion contemporaine, les données disponibles invitent à se méfier d’interprétations rapides. Si le
temps consacré à l’activité professionnelle ne représente plus qu’une fraction minime – aux alentours de
10 % – de la vie des Français d’aujourd’hui, le travail ne recueille pas moins le maximum de suffrages –
68 %, en hausse de 8 points depuis 1990 – derrière la famille – 88 % – dans le classement des valeurs
effectué en 1999. H. RIFFAULT, J.-F. TCHERNIA, « Sens du travail et valeur économique », in P. BRÉCHON
(dir.), Les valeurs des Français. Évolution de 1980 à 2000, Paris, A. Colin, 2000, p. 84-104. Voir
également D. MOTHÉ, Le temps libre contre la société, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
(4) R. SALAIS, N. BAVEREZ, B. REYNAUD, L’invention du chômage : histoire et transformations d’une
catégorie en France des années 1890 aux années 1980, Paris, P.U.F., 1986 ; M. MANSFIELD, R. SALAIS,
N. WHITESIDE (dir.), Aux sources du chômage, 1880-1914, Paris, Belin, 1994 ; C. TOPALOV, Naissance
du chômeur (1880-1910), Paris, A. Michel, 1994.
(5) R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard,
1995.
(6) Cf. A. SUPIOT, Critique du droit du travail, Paris, P.U.F., 1994.
(7) Cf. Y. SCHWARTZ (dir.), Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique, Paris, P.U.F.,
1997.
(8) Dont les nombreuses publications de N. GÉRÔME fournissent une excellente illustration.

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gne pas l’histoire des techniques et de l’innovation. Si les résultats obtenus ont consi-
dérablement élargi nos connaissances sur les politiques patronales, les systèmes
d’organisation ou les voies de la rationalisation, nombre d’études se départissent mal,
parvenues au pied des machines, des schémas abstraits, scientifiques ou financiers,
conçus par les ingénieurs, les investisseurs et les juristes. Entrevus sous cet angle, les
salariés font vite figure d’agents passifs – au mieux résignés, au pire rétifs ou inaptes
– de changements programmés en dehors d’eux alors même qu’ils visent souvent à
comprimer les coûts et à accroître l’efficacité de la main-d’œuvre. Aller au-delà
revient, pour les études qui s’y risquent, à tenir le cap d’une authentique histoire
sociale de l’entreprise envisagée comme matrice de coopérations, de tensions et
d’antagonismes reconnus, creuset d’une histoire partagée, de pratiques, de normes
et de représentations. En bref, de cultures et d’identités. L’orientation ne va pas sans
une redéfinition des domaines propres de l’économique et du social. Elle suppose
aussi que l’on approfondisse l’analyse des relations complexes établies entre l’entre-
prise et son environnement.
Il convient de réaffirmer l’importance de la quantification qui seule permet d’éva-
luer l’ampleur d’un phénomène. Si les critiques des sources, de la validité des don-
nées, appellent à distinguer la réalité des représentations qui la construisent, leur
pertinence méthodologique ne saurait dispenser de cette administration de la preuve
qu’instituent le dénombrement et la mesure. L’apport de l’histoire quantitative dans
le domaine du travail est essentiel. Les potentialités de l’outil informatique et ce que
recèlent les archives du personnel des grandes entreprises invitent à ne pas lâcher
prise et à examiner ce qu’il en est dans des secteurs peu étudiés ou dans l’immense
et complexe domaine du travail occasionnel, intermittent et saisonnier.
La relative occultation du travail ne laisse pas de surprendre si l’on garde présent
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à l’esprit sa prééminence – indépendamment des fractionnements qu’entraînent la
pluriactivité ou l’intermittence – dans la vie des gros bataillons du petit peuple des
campagnes et des villes qui, jusqu’à une date récente, lui consacraient le plus clair
de leur temps et en tiraient l’essentiel de leurs moyens d’existence. Cette vérité pre-
mière suffirait à justifier un regain de curiosité historienne auquel invitent, par ailleurs,
les interrogations en provenance des autres sciences humaines et sociales sur ce qui
se dit et se joue autour du travail. Aussi bien les recherches concernant l’intégration
et la domination des groupes minoritaires gagneraient-elles à se tourner plus systé-
matiquement vers les chantiers, les ateliers et les bureaux. C’est l’évidence pour les
études sur l’immigration dont les subtiles analyses territoriales, économiques, juri-
dico-administratives et culturelles font regretter le sort parfois réservé aux expérien-
ces professionnelles. La démarche qui, à propos de certaines grèves d’O.S. des
années 1970, a transformé des conflits ouvriers en luttes d’immigrés ne résiste pas
à l’analyse et confirme la nécessité d’un retour aux réalités du travail (9). Amorcée
par des spécialistes de l’histoire ouvrière, l’historiographie des femmes témoigne, à
l’inverse, de la pertinence du détour par les ambivalences du travail comme cadre de
formes conjuguées d’exploitation économique et de domination sexuée, lieu et
(9) L. PITTI, « Grèves ouvrières versus luttes de l’immigration : une controverse entre historiens », Eth-
nologie française, XXXI, 2001, 3, p. 465-476.

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L’HISTOIRE DU TRAVAIL À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

moment aussi, plus fondamentalement, d’une reconnaissance sociale émancipée du


strict modèle familial. Sur cette voie, d’autres perspectives se profilent qui, à l’inter-
section des processus de construction des identités sexuées et des rapports sociaux,
incitent à s’emparer de notions forgées, dans le sillage de Christophe Dejours (10),
par la psychodynamique du travail. On songe au dévoilement des « stratégies défen-
sives de métier », aux usages des normes de virilité dans l’intégration des hiérarchies,
de droit ou de fait, en vigueur dans les entreprises et les professions. L’histoire n’est
pas moins redevable envers la sociologie dont l’intérêt précoce pour le travail expli-
que pourquoi aux habituels emprunts conceptuels et méthodologiques s’ajoute doré-
navant la consultation, en qualité de sources, d’études déjà anciennes. Aux risques
assumés du bricolage et de ce pragmatisme qui porte à vouloir chausser les lunettes
des psychologues, des ethnologues et des ergonomes pour tout ce qui regarde les
pratiques, leurs liens avec les conventions et les principes édictés.
A l’écoute, sinon à l’école, de sciences humaines et sociales longtemps moins
frileuses, peu suspects, en ce domaine, des prétentions hégémoniques qu’on leur
prête pour d’autres thèmes, les historiens contemporains peuvent transformer leur
« retard » en atout. Laboratoire de la pluridisciplinarité, la problématique du travail
est de celles, en effet, qui prédisposent à la stimulante confrontation des méthodes
et des résultats. Les historiens du travail n’ont pas su s’approprier dans les années
1960 les travaux de René Kaës (11). Des œuvres plus anciennes, telle celle de Mau-
rice Halbwachs, sont riches, elles-mêmes, dans leurs aspects théoriques, de poten-
tialités pour une histoire sociale du travail et de ses représentations. Chacun doit
trouver son compte dans les coopérations attendues d’une véritable intégration de
l’indispensable dimension historique, garde-fou contre les approximations et les géné-
ralisations hasardeuses.
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Les études, récentes ou en cours, augurent bien des évolutions intervenues
depuis les basses eaux des années 1980. Sans disparaître, l’obstacle des sources
apparaît surmontable au moyen de recherches collectives ou étalées sur suffisamment
de temps pour traquer les vécus du travail dans les volumineuses archives judiciaires
ou prud’homales, celles de l’inspection du travail, des commissions paritaires, des
instances disciplinaires, des dossiers individuels du personnel, des dossiers médicaux,
des comités d’entreprise, des syndicats, etc., à travers les témoignages écrits ou
oraux, les images fixes et mobiles, etc. La richesse de certains dépôts d’archives du
personnel, notamment celles qui comportent des dossiers individuels, peut permettre
de repérer symptômes et syndromes qui, par leur calendrier, leur intensité, renvoient
à la perception du travail par les travailleurs. Il y a une histoire du burn out à écrire,
qui pourrait nous apporter énormément, nous faire percevoir les modalités d’antici-
pation du sens de leur labeur par quelques groupes professionnels bien spécifiés.
Quelques expériences réussies suggèrent qu’une moins grande pusillanimité envers

(10) C. DEJOURS, Plaisir et souffrance dans le travail, Paris, A.O.G.I.P., 1988 ; Travail, usure men-
tale, Paris, Centurion-Bayard, 1993 (1983) ; Souffrance en France. La banalisation de l’injustice
sociale, Paris, Seuil, 1998.
(11) R. KAËS, Images de la culture chez les ouvriers français, Paris, Cujas, 1968. Et son article dans
Le Mouvement Social en 1967.

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C. CHEVANDIER ET M. PIGENET

la conclusion de contrats, de règle chez les sociologues, favoriserait, avec l’accès à


des ressources encore peu sollicitées, l’enrichissement du regard porté sur le tra-
vail (12). De fait, le renouveau perceptible se manifeste surtout par les territoires
investis et les problématiques retenues. Il rejaillit sur une histoire ouvrière revenue de
loin, revigorée en ses vieux fiefs historiographiques et conquérante sur leurs « péri-
phéries » d’Europe orientale ou du « Sud ». Il ne s’y réduit plus, cependant. Les pro-
grès de la connaissance concernent désormais toutes les composantes du salariat,
employés et agents des services publics en tête, couvrent les activités indépendantes
et libérales, scrutent les modalités de la professionnalisation des compétences intel-
lectuelles et des talents artistiques. De la structuration des marchés du travail aux
processus de construction des identités corporatives et professionnelles, des études
de longue durée ou de caractère national, voire transfrontalier, à celles qui, à mi-
chemin entre la micro-storia et l’Alltagsgeschichte, s’attachent aux équipes ou grou-
pes élémentaires de salariés, à leur culture, « domaine réservé » et capacités d’initia-
tive..., le foisonnement des objets et des approches défie toute velléité énumérative.
En prise avec les courants novateurs de l’historiographie, ces multiples entrées
concourent à en réagencer les hypothèses et les conclusions (13). A cent lieues d’un
(r)enfermement décrié sur la sphère étanche du travail, nombre d’études décryptent
les pratiques, valeurs, hiérarchies et imaginaires qui, repérables dans les ateliers ou
les bureaux, entrent en résonance avec ceux du monde extérieur pour témoigner du
degré de cohérence d’une société. Par là, elles participent d’une réflexion fondamen-
tale sur les formes et la temporalité de la séparation du travail (14) d’avec le hors-
travail (15) et soulignent du même trait combien le premier demeure une clé, non
exclusive mais primordiale, à l’intelligence historique des divers aspects de l’activité
humaine (16).
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Peu accessible faute de puissants supports éditoriaux, l’histoire du travail pâtit
toujours d’une assignation tenace et dépréciative héritée d’un passé historiographi-
que largement reconstitué. De ce point de vue, Le Mouvement Social peut s’enor-
gueillir d’avoir, par la publication d’articles pionniers, encouragé de jeunes cher-

(12) A.-S. PERRIAUX, « Les miettes du travail. Quatre notes et quelques irritations sur la part historienne
dans l’étude du travail en France depuis 1945 », Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, no 83,
2001, p. 85-98.
(13) A l’instar des « déplacements » relevés dans le questionnement des sociologues. Cf. A. PROST,
« Qu’est-il arrivé à la sociologie du travail française ? », Le Mouvement Social, no 171, avril-juin 1995,
p. 79-85.
(14) Le travail étant lui-même confrontation entre l’individu et le collectif, lieu d’apprentissage des
rapports sociaux. Cf. D. EFROS, M. DUC, D. FAÏTA, « Travailler ensemble », in Y. SCHWARTZ (dir.), Recon-
naissances du travail..., op. cit., p. 47.
(15) Question de fond que celle des frontières abordée sur un registre différent par les économistes
dubitatifs devant les contours exacts du champ d’action de l’entreprise.
(16) Sur les débats autour de la notion d’activité en relation avec celle de travail, la discussion de la
typologie – travail/œuvre/action – établie par H. ARENDT in La condition de l’homme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1961 –, on se reportera à Y. SCHWARTZ (dir.), Reconnaissances du travail..., op. cit. ;
Y. CLOT, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La
Découverte, 1995 et Y. BENARROSH, « Le travail : norme et signification », Recherches, revue du Mauss,
no 18, 2e semestre 2001, p. 126-144.

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L’HISTOIRE DU TRAVAIL À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

cheurs, auxquels il ouvrait par ailleurs ses pages, à prendre leur part du renouveau
engagé. Encore fallait-il qu’en amont le vivier soit assez riche, qu’il dispose de lieux,
de cadres de rencontres et d’échanges, de projets fédérateurs. Bien du chemin reste
à parcourir sur cette voie et l’on ne saurait se satisfaire d’une situation encore mar-
quée par une relative dispersion des « forces ». Celles-ci existent, néanmoins. Maints
indices donnent même à penser que l’histoire du travail commence à surmonter son
défaut de visibilité. La publication de nouvelles synthèses (17) et d’ouvrages récents
plus pointus (18), des numéros de revues (19), la ligne éditoriale de la dernière-née
d’entre elles (20), vont dans ce sens, cependant que le 127e congrès des sociétés
historiques et scientifiques parvient à rassembler, en avril 2002, plus de 400 cher-
cheurs de diverses disciplines pour débattre du « travail et des hommes ».
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(17) La dernière en date étant L’histoire du travail, Paris, P.U.F., 2001, rédigée par A. DEWERPE,
auteur d’un magistral ouvrage – Le monde du travail en France, 1800-1945 – paru chez A. Colin, en
1989.
(18) Dont ceux de L. L. DOWNS, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’indus-
trie métallurgique en France et en Angleterre, 1914-1939, Paris, A. Michel, 2002 ; D. GARDEY, La
dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2002 ;
S. SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et
XXe siècles, Paris, O. Jacob, 2002.
(19) Cf. notamment le numéro spécial ordonné autour de la question « Comment les historiens par-
lent-ils du travail ? » des Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, no 83, 2001, et Ethnologie fran-
çaise, XXXI, 2001, 3, Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine.
(20) Histoire et société. Revue européenne d’histoire sociale.

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