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Le réclamisme

Naissance de l'événement médiatique en 1900


Benoît Lenoble
Dans Sociétés & Représentations 2011/2 (n° 32), pages 77 à 96
Éditions Éditions de la Sorbonne
ISSN 1262-2966
ISBN 9782859446857
DOI 10.3917/sr.032.0077
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Formes et figures

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Benoît Lenoble

Le réclamisme
Naissance de l’événement médiatique en 1900

En 1974, Pierre Nora écrivait dans « Le retour de l’événement1 » :


C’est aux mass media que commençait à revenir le monopole de l’histoire. Il
leur appartient désormais. Dans nos sociétés contemporaines, c’est par eux et eux
seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter […]. Le fait que les
événements aient eu lieu ne les rend qu’historiques. Pour qu’il y ait événement,
il faut qu’il soit connu. C’est pourquoi les affinités entre tel type d’événements et
tel moyen de communication sont si intenses qu’ils nous paraissent inséparables
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[…] ; du journal local au quotidien national, de l’organe à gros tirage à l’heb-
domadaire d’opinion, l’imprimé seul dispose d’une gamme de virtualités sans
rivales, un éventail exceptionnellement riche de manipulation de la réalité.
La relation entre l’événement et le corps social par le relais du média n’a
pas fait irruption de manière soudaine. Elle suppose des formes de construc-
tion, d’appréciation et d’expérimentation sociales qui, dans le temps, l’ont
intégré dans l’existence et la perception des individus. Cependant, l’incapacité
apparente à séparer un événement d’un média ne doit pas empêcher des ten-
tatives de description et d’explication, visant à saisir l’état et la raison de cette
configuration. Pour dire la chose autrement, l’imbrication entre l’événement
et le média étant une construction, son passé peut éclairer les phénomènes
qui l’ont rendue possible. De même, le pouvoir de l’imprimé, de la radio ou
de la télévision, remarquable par les virtualités et les réalités qu’il contribue à
produire, n’est pas fixe. Plusieurs facteurs, comme les attributs du média, ses
usages et ses représentations, l’identification de ses contenus et la croyance

1. Pierre Nora, « Le retour de l’événement », dans Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, 1,
Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1974, p. 212-213.

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en ces derniers éclairent le pouvoir de tout support d’information et de com-
munication. Enfin, les manières dont les médias s’insèrent, de la façon la plus
concrète, dans le monde vécu, comme les stratégies qui les rendent visibles,
ont en ce domaine toute leur importance.
C’est dans cette perspective qu’est proposée ici une réflexion sur un objet
précis de médiation des médias : les manifestations réclamistes de la presse
à la fin du xixe siècle. Par « manifestations réclamistes », il faut comprendre
l’ensemble des actions et des opérations matérielles, sociales et médiatrices
visant à favoriser leur auteur : matérielles par la visibilité – l’inscription de ces
manifestations au cœur des pratiques quotidiennes les plus concrètes ; sociales
en raison de la mobilisation de plusieurs personnes autour d’un fait ou d’une
idée ; médiatrices, par la production de réalités et de virtualités autour de sup-
ports. Le terme même de « manifestation » doit d’ailleurs être pris dans son
sens, vieilli, de démonstration collective et publique organisée par les jour-
80 naux, essentiellement quotidiens, en France. Probablement plus incertain est
le terme « réclamiste ». Il est proche de « publicitaire », mais au xixe siècle,
la réclame désigne un mode d’annonce bruyant et laudatif destiné à attirer
l’attention du plus grand nombre. Pour résumer, les manifestations réclamistes
constituent des « coups de grosse caisse » – l’expression date du xixe siècle –,
des organisations créées de toutes pièces par les journaux pour séduire une
clientèle et vendre leur édition. Le Figaro et, à une plus grande échelle, Le
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Petit Journal, premier quotidien fondé en 1863 et distribué un sou le numéro,
orchestrent plusieurs opérations pour se faire connaître des foules. Ils inau-
gurent une période remarquable dans l’histoire de la presse française, celle de
son âge d’or : en 1914, le journal, que près de trois Français sur quatre lisent
régulièrement2, est devenu un produit de grande diffusion, un mode d’expres-
sion politique et de représentation sociale, et un moyen de comprendre le
monde et la société.
À l’heure où la société française entre dans l’ère médiatique, appelée aussi
ère de la culture de masse3, les manifestations réclamistes sont loin de consti-
tuer un épiphénomène anecdotique. Elles accompagnent la massification de
la presse, elles familiarisent les individus avec des rassemblements et des mou-
vements de foule d’un genre nouveau, elles travaillent l’attention des lecteurs,

2. Jean-Yves Mollier, « Le parfum de la Belle Époque », dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.),
La Culture de masse en France de la Belle Époque à nos jours, Paris, Fayard, 2002, p. 83.
3. Christian Delporte, « Presse et culture de masse en France (1880-1914) », Revue historique, no 605,
1998, p. 93-121 ; Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, 1, 1860-1930, Paris, La Découverte,
coll. « Repères », 2001, 122 p.

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transformés en public, autour de sujets très variés. En un mot, elles prennent
la forme d’événements modernes de grande ampleur, qui modifient la relation
du corps social à l’instrument périodique, mais aussi à lui-même.
Pourtant, le passage d’opérations publicitaires privées et provoquées à des
événements médiatiques pose question. Comment et pourquoi ces manifesta-
tions se muent-elles progressivement en événements constitutifs de la société
contemporaine ? Dans quelle mesure les « coups de grosse caisse », fruits d’une
culture médiatique en devenir, familiarisent-ils les individus avec des phéno-
mènes d’un genre nouveau ? C’est à ces questions que tente de répondre cet
article en scrutant, au plus près des pratiques, les manifestations réclamistes,
en cernant les principaux motifs qui ont conduit à y recourir, avant d’en com-
prendre les répercussions au cœur des sociétés. En bref, il s’agit de montrer en
quoi les manifestations réclamistes font événement.

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Opérations réclamistes
Pour toucher le plus grand nombre d’individus et se forger un lectorat, les jour-
naux populaires emploient les ressources de leur temps. La première d’entre
elles est l’imprimé, qui fait irruption dans la vie quotidienne. Distribué par
des vendeurs à la criée qui, en ville, sillonnent les rues4, l’imprimé périodique
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assure désormais la scansion du temps social, en même temps qu’il contribue
à l’élaboration et à la perception des faits sociaux considérés comme impor-
tants. On est ici aux marges du colportage d’antan qui, surveillé par les pou-
voirs publics, connaît ses derniers feux, et de la diffusion médiatique naissante
organisée autour du marchand de journaux. Ainsi, c’est par le relais du détail-
lant non sédentaire, parcourant les villes et les départements, que s’effectue la
familiarisation sociale avec l’imprimé de presse. Ce dernier pénètre l’existence
ordinaire des individus, et à partir de cette diffusion de papiers s’élabore la
manifestation réclamiste.
Le deuxième moyen pour faire la réclame du journal réside dans la sin-
gularité et le bruit de l’opération. Or, afin de susciter la curiosité, les journaux
s’adressent aux sensibilités les plus communes. L’émotion, le mystère, l’hu-
mour ou l’étrangeté sont exploités avec plus ou moins d’habilité par les jour-
naux. Dans son numéro du 25 mai 1868, Le Petit Journal publie plusieurs fois

4. À titre d’exemple, voir la lettre du préfet des Côtes-du-Nord du 26 août 1873 à propos de la vente à
grands cris des journaux sur la voie publique à Saint-Brieuc : Archives Nationales (= AN), F18 556, dossier
départements, pièce no 18.

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en une la mention « Monsieur Lecoq », sans aucune précision. L’information
renvoie aux affiches et aux tracts qui tiennent en haleine les lecteurs :
C’est aujourd’hui le 2e jour de la 21e semaine de la 68e année du xixe siècle,
aujourd’hui le 117e jour de l’année que paraîtra dans Le Petit Journal Monsieur
Lecoq, le fameux Monsieur Lecoq par Émile Gaboriau. Et on sait, pour raconter,
émouvoir, amuser, attendrir, à lui le coq. Mais vu l’empressement, il faut se hâter
pour s’assurer Le Petit Journal et se le procurer tout de suite5.
Le discours est emblématique, à plus d’un titre, du genre et du style de
la réclame : faire d’un moment une date importante ; grossir la publicité de
l’annonce ; créer un ou des intérêts autour de la publication. L’exagération
ainsi produite capte à la fois l’attention des lecteurs et des non-lecteurs invités
à découvrir le roman tant loué. Autant d’éléments du réclamisme tel qu’il est
pratiqué par la presse populaire lors de ses opérations de publicité.
La dernière ressource des manifestations réclamistes réside dans le nombre
82 et la quantité. Plus un « coup de grosse caisse » rassemble d’individus, plus il
est censé marquer les esprits et les mémoires. L’acte même de l’attroupement,
par exemple lors de la vente à la criée, assure une relation concrète et humaine
au journal : le groupe formé donne corps à la virtualité du quotidien de presse,
contribue à forger son identité et à imposer sa légitimité. Enfin, et la dimen-
sion n’est pas à minorer, le rassemblement est une action collective assimilable
à d’autres expériences sociales comme la manifestation politique, la fête vil-
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lageoise ou la foule citadine. L’importance accordée au nombre de lecteurs
est considérable. Depuis sa fondation, Le Petit Journal publie régulièrement
en première page le chiffre de son dernier tirage. Les 195 000 exemplaires
sont dépassés en mars 1865, le seuil du million en février 1890. Ces chiffres
sont étonnants pour les contemporains, et le journal renforce le poids de ces
chiffres par ses commentaires réclamistes :
Cher lecteur, million de lecteurs, million aujourd’hui bien établi. […] Tremper
sa plume dans l’encrier et la piquer sur le papier en se disant qu’on va écrire pour
un million d’acheteurs, c’est-à-dire au bas mot pour trois millions de lecteurs, ma
foi, c’est vif6 !
Bien qu’elles soient héritées de formes anciennes de mobilisation, les
caractéristiques originales des manifestations réclamistes sont peu à peu maî-
trisées et croisées pour amplifier leur écho et leurs retombées.

5. John Grand-Carteret, Vieux papiers, vieilles images. Cartons d’un collectionneur, Paris, A. Le Vasseur,
1896, p. 448.
6. Jean Sans Terre, « Quelle émotion ! », Le Petit Journal, 20 février 1890, p. 1.

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Justifier l’opération : le jeu des motivations
Du côté des journaux, plusieurs raisons motivent la manifestation réclamiste.
Opération commerciale et publicitaire, elle doit faire connaître au plus grand
nombre le journal et ses caractéristiques. Par exemple, les premières affiches de
publicité pour les feuilles de la petite presse mentionnent systématiquement le
titre du périodique, son prix de vente, et sa qualité en tant que journal (journal
républicain, journal du matin…). L’amélioration de la distribution passe au
second plan, une fois le journal établi. Il s’agit d’élargir le lectorat et d’entrete-
nir la réputation du titre. C’est ainsi que Le Petit Journal fait tirer en 1888 une
affiche illustrée symbolisant sa réussite7, qui montre l’hôtel abritant le journal
et l’animation régnant devant l’immeuble. Au premier plan, un kiosque de
presse est recouvert d’affiches destinées à vanter le quotidien présenté comme
le mieux informé, dépassant les 950 000 exemplaires par jour, « le tirage le plus
considérable des journaux du monde entier ». Par cette affiche, Le Petit Journal
met en scène son immense diffusion. 83
Pour les lecteurs, la manifestation réclamiste a d’autres motifs. Deux stra-
tégies semblent répondre aux attentes des clients-lecteurs : la reconnaissance et
l’intérêt portés à leur encontre ; la perspective d’un échange matériel ou d’un
enrichissement. La fidélité partagée entre le journal et les lecteurs explique
plusieurs « coups de grosse caisse ». Être agréable ou rendre service aux lec-
teurs sont les prétextes les plus courants. Ainsi, pour justifier l’organisation de
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concours artistiques dans ses pages, Le Figaro insiste sur le plaisir et le diver-
tissement que doivent ressentir les lecteurs8. L’autre registre est plus concret.
Les lecteurs semblent attirés par les petits objets et les cadeaux proposés par
les journaux. Pour les étrennes 1878, le quotidien La Patrie déclare faire des
sacrifices pour satisfaire ses abonnés : des œuvres romanesques populaires sont
offertes à toute personne souscrivant un abonnement9. Mensongère ou réelle,
la promesse d’un gain quelconque, intéressant le lectorat modeste, nourrit le
succès des opérations réclamistes.

Un modèle abouti : le lancement de romans-feuilletons


Pour annoncer publiquement la parution dans leurs pages d’un roman inédit,
les journaux organisent également des distributions de prologues, des cortèges
festifs et des petits spectacles de rue. C’est par ces campagnes que la presse
expérimente véritablement l’événement médiatique.

7. Union centrale des Arts décoratifs, inventaire no 10 103, affiche du Petit Journal (1888).
8. « Les concours du Figaro », Le Figaro, 10 juin 1885, p. 1.
9. La Patrie, 10 décembre 1877, p. 1.

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Le périodique de presse emprunte des formules publicitaires au monde de
l’édition et de la librairie. Sous la Restauration, l’emploi d’affiches pour attirer
les clients se diffuse10, et des libraires font imprimer des prospectus annonçant
la parution d’une œuvre nouvelle11. En octobre 1858, le journal du soir Le
Messager de Paris innove en faisant apposer dans la capitale des affiches illus-
trées d’une scène de son nouveau roman, Les Filles de Barabas12. L’opération est
imitée par Le Petit Journal et Le Petit Moniteur pour leurs feuilletons. Chemin
faisant, les quotidiens adaptent ces ressources publicitaires à leur espace média-
tique. Le format des tracts et des prospectus s’agrandit et conduit à la création
de nouvelles formules : le prologue ou le fascicule de romans-feuilletons. Le
Petit Parisien popularise le fascicule en septembre et octobre 1879. Pour La
Reine du faubourg, une gravure en noir et blanc représente une scène du feuille-
ton, les premiers chapitres, ainsi que des couplets de chansons de café-concert
en lien avec le roman13. Plus de 300 000 exemplaires du fascicule, soit davan-
84 tage que l’édition quotidienne du journal, sont imprimés14. Dans son fascicule
pour Le Docteur rouge en avril 1883, Le Petit Parisien déclare que plus de trois
millions d’exemplaires ont été imprimés. Vraie ou fausse, l’indication du chiffre
doit frapper les esprits et faire du lancement un fait extraordinaire [Ill. 1 et 2].
Les administrations prennent, par ailleurs, un soin particulier au lan-
cement de leurs journaux. Elles mobilisent leurs crieurs et leurs dépositaires
dans des manifestations de rue, prenant la forme de parades dans les villes des
départements. Autour de chars publicitaires se rassemblent les distributeurs de
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fascicules et les crieurs de presse. À coups de corne et de cris, le cortège traverse
la ville et ses faubourgs, ameute les passants et les habitants. Le Journal multi-
plie ces défilés publicitaires à partir des années 1900. Il suscite la curiosité et
la sympathie des foules en offrant un spectacle original et vivant, médiateur
de l’événement que constitue le lancement du roman-feuilleton. Répété pen-
dant quelques jours, le cortège constitue une manifestation peu ordinaire et
facilement identifiable. Les parades lors des lancements de romans-feuilletons
donnent un caractère visible et matériel à l’opération réclamiste et permettent
d’aller à la rencontre des lecteurs.

10. Henri-Jean Martin, Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, 3, Le Temps des éditeurs. Du
romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis, 1985, p. 230.
11. Olivier Jacquot, Les Prospectus de libraires et d’éditeurs du xixe siècle, mémoire d’étude de conserva-
teur des bibliothèques, ENSSIB, 2003, p. 12-13 et 16.
12. BNF, département des estampes et de la photographie, Rouchon aff toile n° 3, affiche du Messager
de Paris (1858).
13. Bibliothèque historique de la Ville de Paris, département actualités, carton romans-feuilletons, fasci-
cule du Petit Parisien pour La Reine du faubourg (1879).
14. AN, 11 AR 2, journal no 1 de la société Piégu & Cie, écritures pour octobre 1879.

Benoît Lenoble, « Le réclamisme », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 79-96.

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Ill. 1 – Affiche Le Petit Parisien, 1894 Ill. 2 – Jules Chéret, affiche du journal Le xixe siècle,
[coll. part.]. 1887 [coll. part.].

Les retombées commerciales et publicitaires justifient des dépenses


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importantes. D’après un contemporain, une telle opération coûte entre
40 000  et 150 000  francs15. Les sources confirment ces chiffres, variables sui-
vant les moyens utilisés, certains journaux, par exemple les feuilles régionales,
se limitant à des distributions ou des affichages exceptionnels et ciblés. De
telles dépenses sont justifiées par la hausse des ventes, dans des proportions
variables, et par un élargissement du lectorat. La publication des aventures de
Rocambole aurait fait passer, grâce à la publicité, le tirage du Petit Journal de
80 000 à 230 000  exemplaires16. Le succès de la littérature de rez-de-chaussée
et le lancement de romans-feuilletons expliquent la croissance des tirages et
le développement des feuilles à bon marché. La dynamique créée conforte les
journaux dans leur stratégie réclamiste, et les incite à l’appliquer à d’autres
objets de presse, comme les faits divers, les scandales publics et les guerres.
Aussi, la médiatisation des manifestations réclamistes modifie, à terme, leur
nature et leur fonction.

15. Alfred Morizet, « Comment on lance un feuilleton », L’Humanité, 28 octobre 1907.


16. Émile Mermet, La Publicité en France, guide manuel, Paris, A. Chaix, 1880, p. 284.

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Dynamiques médiatiques et stratégies réclamistes
À l’origine ponctuelle, l’opération réclamiste se standardise et se sérialise sous
l’effet de trois évolutions, fortement liées. Le premier facteur d’accélération est
l’insertion des manifestations dans l’espace médiatique. On passe du « coup
de grosse caisse » d’un journal aux événements de la presse dans son ensemble.
Initiée par quelques journaux novateurs, l’opération qui réussit est copiée par
les feuilles les plus ambitieuses. La popularité et le succès de l’épreuve cycliste
Bordeaux-Paris, organisée par Le Véloce-Sport en mai 1891, sont immédia-
tement recyclés par Le Petit Journal dans sa course Paris-Brest et retour17.
L’initiative isolée donne naissance à un mouvement médiatique autour de la
pratique sportive durant les années 1890 : course annuelle d’échassiers et de
chevaux par La Petite Gironde, course pédestre Paris-Le Havre du Radical en
juillet 1894, course automobile du Matin en juillet 1899. Autant de manifes-
86 tations sportives créées de toutes pièces pour élargir l’audience des journaux
qui tentent de se greffer sur d’autres sujets porteurs. Le Journal orchestre en
1895 ce qu’il appelle « son » 14 juillet, un bal populaire devant l’Opéra et une
représentation théâtrale gratuite. Enfin, les quotidiens répètent des opérations
réclamistes sous des formes différentes, jusqu’à l’usure. En matière de concours
de presse, le jeu consistant à deviner une quantité dans un volume connaît
plusieurs variantes durant la Belle Époque18.
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La concurrence entre journaux constitue le deuxième facteur d’accéléra-
tion des opérations publicitaires. Tant que les « coups de grosse caisse » créent
et élargissent le lectorat, le journal les organise en fonction de sa stratégie, de
ses capacités et de son identité. Or, si l’offre en matière de presse a stimulé
la demande grâce à une croissance constante jusqu’aux années 1900, l’élas-
ticité de la demande devient moins évidente, une fois une masse de lecteurs
conquise. Les structures du marché de la presse se fixent alors durablement,
et l’industrialisation donne naissance à des entreprises de presse capitalistes.
Tous ces éléments provoquent surenchère et rivalité que seuls les moyens des
journaux et le respect de la loi limitent. En novembre 1902, le quotidien Le
Journal décide de paraître régulièrement sur huit pages quand ses principaux
concurrents tirent à six pages. Ces derniers tentent d’empêcher la diffusion du
Journal en achetant ou intimidant ses vendeurs. Une bataille commerciale et

17. Jean Sans Terre, « La course du Petit Journal », Le Petit Journal, 11 juin 1891, p. 1.
18. Le grand concours du Petit Parisien est organisé en octobre 1903, le Litre d’or du Journal en
octobre 1903 et janvier 1913, le concours des grains de blé noir de L’Ouest-Éclair en octobre 1912, le
concours de l’alphabet du Matin en juillet 1913, etc.

Benoît Lenoble, « Le réclamisme », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 79-96.

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communicationnelle s’engage. Le Jour-
nal prend le public à témoin en trans-
formant sa campagne de publicité en
campagne de propagande : des tracts
et affiches sont tirés, des articles calom-
nieux et injurieux sont publiés, des péti-
tions circulent. L’affaire est finalement
tranchée en avril 1903 par le tribunal
de commerce de la Seine19. Cet épisode
témoigne à la fois de la radicalisation
médiatique et de l’événementialisation
de la réclame [Ill. 3].
L’accélération des opérations récla-
mistes se manifeste aussi par la fré-
quence croissante des manifestations. 87
Poussé à ses extrêmes, le rythme des
« coups de grosse caisse » favorise leur Ill. 3 – Prospectus du Journal, novembre 1902
[coll. part.].
transformation en événements média-
tiques. Reprenons l’exemple des lance-
ments de romans-feuilletons. Espacés dans le temps, ils nécessitent des moyens
importants pour séduire un nombre croissant de lecteurs. Leur organisation
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reste accessible à la grande majorité des quotidiens à bon marché. Durant les
années 1890, Le Gaulois, La Lanterne, La France ou L’Aurore en organisent de
manière ponctuelle. En revanche, plus tard, durant les années 1910, seuls les
titres de grande diffusion orchestrent des lancements avec une débauche de
moyens. La moyenne du tirage des fascicules distribués dépasse les quatre mil-
lions d’exemplaires, celle des affiches, les vingt mille, ce qui en fait les impri-
més les plus diffusés en France. La dynamique s’étend à tout type de manifes-
tation réclamiste érigée en opération de grande envergure.

Les dynamiques médiatiques à l’œuvre


D’autres logiques participent à l’émergence de l’événement médiatique de
masse. Ils contribuent en quelque sorte à rendre la manifestation totale et
structurante. Tout d’abord, le journal sollicite la participation ou l’interven-
tion d’autres partenaires dans l’organisation de l’opération, pour exploiter les
retombées ou partager les risques. Les 30 juin et 1er juillet 1906, Le Petit Journal

19. AN, 8 AR 468, documents concernant l’affaire Journal contre Le Petit Parisien et Le Petit Journal (1902-
1903) ; « Au public », Le Journal, 30 novembre 1902, p. 1.

Benoît Lenoble, « Le réclamisme », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 79-96.

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organise la grande fête des sapeurs-pompiers à Paris. Il annonce à ses lecteurs
les différentes festivités qui, si elles portent son nom, incluent à un moment ou
un autre plusieurs acteurs. La fête débute par le pavoisement de commerces,
obtenu grâce à la mobilisation des commerçants. Pour le défilé nocturne, la
préfecture déploie des forces de police ; pour le concours de pompes à incendie,
la ville ouvre le jardin des Tuileries, et prend en charge le gala officiel. Enfin,
le journal fait état des réceptions à l’hôtel de ville et au palais de l’Élysée20.
L’accord passé avec les acteurs institutionnels donne une légitimité à l’opé-
ration qui dépasse largement l’activité du journal. Leur implication amplifie
l’aspect public de l’opération, à l’origine privée, et sa médiatisation l’érige en
événement social.
L’opération réclamiste peut, en outre, se fonder sur d’autres supports
médiatiques. Pour prendre connaissance de l’événement créé, il faut être soit
un lecteur du journal, soit un spectateur direct de l’opération. Peu à peu, la
88 publicité autour des manifestations réclamistes est telle que la connaissance de
l’événement dépasse ces deux cercles. Lors des courses d’aéroplanes orchestrées
par les quotidiens d’information au début des années 1910, aux suppléments
gratuits, affiches et programmes édités par les journaux, s’ajoutent des cartes
postales photographiques montrant des appareils et les pilotes, ou des publi-
cations de librairie sur la technique aéronautique21. Cette documentation est
intéressante pour au moins deux raisons : elle étend la réception de l’opération
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dans le temps et dans l’espace, et focalise l’attention sur tout ou partie de
l’opération. Finalement, la circulation transmédiatique participe à la fabrique
de l’événement de presse.
Témoins de cette dynamique, les commentaires des journaux sur l’opéra-
tion contribuent à sa globalisation. La production d’un récit journalistique sur
une manifestation de presse dans les journaux concurrents accroît la circula-
tion de ladite manifestation. Qu’il s’agisse d’une petite phrase acerbe ou d’une
félicitation franche, le commentaire consolide la réalité médiatique de l’évé-
nement. Cette pratique clôt le processus de médiatisation sur lui-même. Pro-
gressivement, les journaux fabriquent l’information, l’actualité et l’événement
de manière homogène, et réagissent à partir de leurs propres productions. De
plus, ce qu’on dit de l’événement modèle sa compréhension sociale. Les récits
se superposent aux actes et aux faits. Par conséquent, l’activité médiatique
construit une opération publicitaire en un événement de masse structurant.

20. « Programme officiel des grandes fêtes des sapeurs-pompiers », Le Petit Journal, 30 juin 1906, p. 1-2.
21. C’est le cas pour le circuit de l’Est du Matin (1910) ou du circuit européen d’aviation du Journal (1911).

Benoît Lenoble, « Le réclamisme », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 79-96.

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Du réel à la réalité médiatique
Signes de leur événementialisation, les
manifestations réclamistes occupent
une place grandissante dans les pages
de leur journal organisateur. D’abord
absente des contenus rédactionnels,
l’opération publicitaire est peu à peu
décrite et commentée sous la forme
d’articles, puis de reportages. Ce ne
sont plus des « coups de grosse caisse »
de bateleurs, mais des événements
d’envergure intéressant tous les publics
[Ill. 4].
Les récits de presse promeuvent
89
la manifestation en l’inscrivant dans
le temps social. Des annonces rendent Ill. 4 – Supplément illustré gratuit du Matin,
publique l’action prochaine du journal. 29 mai 1904 [coll. part.].
Elles présentent sa nature, ses raisons et
ses objectifs. Sa programmation constitue un moyen d’en assurer la publi-
cité la plus large possible. C’est ainsi que le quotidien Le Matin annonce en
août 1909 sa grande épreuve d’aéroplanes pour août 191022. La précocité de
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l’annonce permet au journal de légitimer dans le temps son projet. Revenant
sur les derniers exploits des aviateurs français, le quotidien prétend honorer
l’aéronautique nationale par sa course23. En fonction de l’actualité aérienne,
il ajuste ses commentaires pour renforcer l’importance de son organisation.
Durant l’épreuve, le récit détaillé et complet des vols remplit les pages du jour-
nal. Et, une fois le classement connu, le journal idéologise la compétition. On
l’aura compris, la programmation de l’opération permet au journal de travail-
ler la nature et la portée de ce qui fait alors l’événement dans l’actualité [Ill. 5].
Il est facile pour le quotidien-organisateur de restituer une réalité posi-
tive. La mise en scène, en spectacle de l’opération constitue la pratique domi-
nante. C’est le cas du Journal pour son concours de l’Athlète complet en juin-
juillet 1913. La première journée du concours qui se déroule dans le jardin
des Tuileries est consacrée par « l’apothéose populaire » ; une autre journée est

22. « Le Matin offre cent mille francs… », Le Matin, 29 août 1909, p. 1.
23. « Le circuit du Matin », Le Matin, 1er mai 1910, p. 1.

Benoît Lenoble, « Le réclamisme », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 79-96.

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90

Ill. 5 – Concours de l’athlète complet organisé par Le Journal, 1913 [coll. part.].

qualifiée de « grande fête populaire24 ». Des photographies en une mettent


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en scène le concours : mât pavoisé et recouvert de banderoles publicitaires,
foules des spectateurs, athlètes accomplissant avec efforts l’une des épreuves.
L’image donne à voir de grands moments de la compétition. La mise en scène
se double d’une sensationnalisation, notamment lors de manifestations imma-
térielles. Les concours de presse en constituent les exemples emblématiques.
En octobre 1908, Le Petit Parisien annonce son concours des animaux utiles.
Qualifié de « nouveau », d’« amusant » et « à la portée de tous », le concours
comporte 500 000 francs de prix, le premier prix s’élevant à 100 000 francs en
espèces, « c’est-à-dire la fortune pour l’heureux gagnant25 ». Une fois le classe-
ment effectué, le journal déclare avoir reçu plus de 1 447 000 bulletins. Pour
accroître le sensationnel, des journalistes rendent visite aux deux premiers lau-
réats pour leur annoncer la bonne nouvelle. L’intérieur de leur foyer, leur bio-
graphie, leur stratégie de jeu et leur réaction s’étalent en première page26. Les

24. Georges Prade, « Le concours de l’athlète complet », Le Journal, 16 juin 1913, p. 1-2 ; Georges Prade,
« Le concours de l’athlète complet », Le Journal, 23 juin 1913, p. 1-2.
25. « Bonne nouvelle pour nos lecteurs ! », Le Petit Parisien, 3 octobre 1908, p. 1.
26. « Le Concours des animaux utiles », Le Petit Parisien, 8 janvier 1909, p. 1 et 4.

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effets de texte créent l’apparence d’un moment intense et d’un destin hors du
commun. Autant de procédés qui font d’un jeu-concours une action sensa-
tionnelle auprès du public, un événement médiatique de masse. Reste à com-
prendre comment ces opérations se fondent dans l’actualité du journal.

Du réclamisme à l’événement de masse


Intégrée dans le flot du texte du journal, l’opération réclamiste perd ses aspects
les plus singuliers afin de devenir un événement dans l’actualité ambiante.
Le décalage entre l’action montée de toutes pièces et les nouvelles du journal
s’amenuise progressivement dans l’ensemble de l’espace de la presse.
L’insertion de l’événement dans les pages du quotidien témoigne de
cette reconfiguration. Cette évolution est très nette pour les jeux-concours
de presse, initialement publiés dans les dernières pages du journal. Consi- 91
dérée comme une matière divertissante et de faible valeur rédactionnelle, la
rubrique du jeu est alors irrégulière et mal définie. Quand l’investissement
médiatique transforme les concours en grandes compétitions publiques dotées
de prix remarquables, leur mise en page est organisée de telle manière à sus-
citer le suspense, l’impatience et l’émotion. L’annonce du concours s’affiche
en une sur plusieurs éditions successives, les titres en gros caractères attirent le
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regard. La description et le règlement occupent souvent une pleine page, et un
courrier régulier répond aux nombreuses questions posées par les concurrents.
Ceux-ci sont rappelés à l’ordre les jours précédant la clôture du concours.
Une fois le classement arrêté, la liste des gagnants remplit des colonnes et des
pages entières. La mise en page fait ainsi du jeu-concours un fait d’une grande
importance rédactionnelle, comparable au traitement des crimes ou des scan-
dales politiques.
L’insertion de l’opération réclamiste dans les pages du journal n’est pas
sans effet sur les autres contenus. Les rubriques habituelles sont provisoi-
rement bousculées, mais surtout la manifestation devient un sujet pour les
papiers des journalistes. Les opérations du Petit Journal sont parfois reprises
dans la chronique de première page de Thomas Grimm ou de Jean Sans Terre,
d’où une distinction floue entre ce qui relève de l’action du journal et de
l’actualité courante. Dans un autre registre, les « coups de grosse caisse » struc-
turent l’identité même du quotidien. Le meilleur exemple est Le Matin qui
organise ses manifestations réclamistes de telle manière qu’elles influent sur
l’information même. À la fois feuille moderne d’information et instrument

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de chantage politique et mondain27, il minore la dimension publicitaire de
ses actions pour les présenter selon sa vision de la société et du monde. La
« capillarité médiatique » des manifestations de la presse se vérifie de manière
remarquable pour un objet particulier, le sport. La couverture des épreuves
sportives organisées par les journaux s’étend au-delà de la rubrique spéciale. La
chronique principale, la revue de presse et les bulletins sportifs s’intéressent à
la manifestation pour gloser sur son importance, son utilité et son succès. Ce
processus de diffusion rédactionnelle dans les pages du quotidien-organisateur
prend toute son ampleur durant l’entre-deux-guerres.
La banalisation médiatique de l’opération s’effectue également dans l’en-
cadrement matériel de la manifestation. Les crieurs et les dépositaires présents
durant l’épreuve sportive ou la fête populaire incarnent physiquement, par leur
présence et leur activité commerciale, le journal-organisateur. Peu à peu, des
banderoles publicitaires mentionnant simplement le titre du journal sont appo-
92 sées afin d’être visibles des spectateurs. Le support agit comme une marque,
une référence médiatique qui montre le journal. Lors de courses sportives, les
participants portent des brassards marqués de son titre. La représentation de
la manifestation est ainsi orientée de manière symbolique. Lors de la fête de
la Mutualité en octobre 1904, Le Matin publie en une la photographie de la
salle du banquet surmontée d’un grand panneau : « Le Matin organisateur du
banquet souhaite la bienvenue à tous les mutualistes28. » La mise en forme
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médiatique de l’événement relie ainsi le réel de la manifestation à sa couverture
journalistique. Le journal est présent dans et autour de l’événement produit.

Rapporter l’événement
En rapportant l’événement fabriqué, les récits de presse dessinent autour de
l’opération des horizons de réception qui le rendent compréhensible. Ils défor-
ment partiellement la manifestation suivant l’intérêt recherché. C’est ainsi que
le nom de l’opération, la manière dont elle s’est déroulée et les résultats atteints
modèlent l’événement médiatique. Le Circuit européen d’aviation du Journal
est à ce sujet révélateur. En août 1910, le quotidien se propose d’organiser la
première course internationale d’avions29. En février 1911, il informe ses lec-
teurs de la participation de journaux étrangers et de pouvoirs publics30. Il ne

27. François-Ignace Mouthon, Du bluff au chantage : les grandes campagnes du Matin, Paris, Pauwels,
1908, 196 p.
28. « La fête de la Mutualité », Le Matin, 31 octobre 1904, p. 1-2.
29. Georges Prade, « L’aéroplane, engin de paix », Le Journal, 21 août 1910, p. 1.
30. Georges Prade, « Le circuit européen d’aviation », Le Journal, 24 février 1911, p. 1.

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se présente plus comme le grand organisateur, mais comme le coordinateur
de la compétition. Cette dernière est progressivement érigée en manifestation
populaire, nationale et humaine de grande ampleur, en objet merveilleux et
consacré. Cependant, tracts et affiches de publicité relient systématiquement la
course au titre du quotidien. Et, une fois l’arrivée franchie, le journal fait sienne
la victoire et la réussite de l’épreuve31, à l’inverse des autres journaux. La presse
salue l’activité du journal, mais la couverture du circuit par la majorité des quo-
tidiens d’information rapporte rarement son nom exact. Ainsi, d’un quotidien
à un autre, la représentation de l’événement varie de manière sensible.
Reste que l’opération publicitaire est sublimée par les commentaires jour-
nalistiques, afin de satisfaire les lecteurs. Pour faire événement, les récits de
presse mobilisent des thématiques fortes et porteuses. Pour montrer l’impor-
tance de la manifestation, la foule doit être présente. Elle est quantifiée, sa
composition décrite, son humeur enjolivée et son animation grossie. Lors du
départ du Circuit européen, Le Journal estime à un million le nombre de spec- 93
tateurs, une foule sage et hétérogène aux côtés des représentants de l’État32.
Plus avant, le seul nombre des coureurs constitue une victoire, annonciatrice
de la réussite de l’épreuve33. Enfin, pour valoriser et célébrer l’opération, les
récits journalistiques multiplient les remerciements, les félicitations et les hon-
neurs. Par leur biais, les lecteurs partagent en quelque sorte l’expérience de
l’événement.
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Actions et réactions médiatiques autour de l’événement
L’« événementialisation » des manifestations de presse provoque des manières
neuves de comprendre et d’agir dans le monde contemporain. Le poids de la
manifestation événementialisée dans l’économie et l’activité d’un grand journal
incite les dirigeants à y porter leurs efforts. Les retombées en termes de ventes
et de notoriété sont telles que l’exploitation rationalisée des coups médiatiques
devient primordiale. Le conseil d’administration du Matin observe avec inté-
rêt les grosses opérations de la maison. Il en discute la programmation et les
effets dans le temps34. La logique concurrentielle incite les journaux d’infor-
mation à cibler les domaines sur lesquels se greffent leurs manifestations, à
en réduire le nombre et la fréquence, et à en amplifier la portée et l’impact.
Au Journal, le budget rassemblant les dépenses en matière de publicité et de

31. « Le retour triomphal à Vincennes », Le Journal, 8 juillet 1911, p. 1-2.


32. « Le circuit européen d’aviation », Le Journal, 19 juin 1911, p. 1-2.
33. Georges Prade, « Le circuit européen d’aviation », Le Journal, 31 mai 1911, p. 1.
34. AN, 1 AR 7 à 14, procès-verbaux des séances du conseil d’administration du Matin (1899-1915).

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distribution commerciale change de dénomination comptable à la veille de la
guerre : il prend le titre de « publicité-propagande35 ». Certaines campagnes
réclamistes se banalisent comme le lancement de romans-feuilletons, tandis
que d’autres se distinguent par la débauche de moyens, leur organisation et
leur déroulement, leurs effets. À la veille de la Première Guerre mondiale, les
concours et les référendums de masse mobilisent tous les efforts des journaux
pour fabriquer l’événement.
Les journaux d’information voient dans l’événement fabriqué un mode
d’expression sociale et culturelle. Ils y lisent une opinion présentée comme
majoritaire et représentative. On passe ainsi de l’opération publicitaire privée à
l’événement public faisant autorité. Mélanges des genres, les concours-référen-
dums des journaux interfèrent avec la vie sociale et politique. Le référendum
du Petit Parisien en 1907 sur la peine de mort est un cas d’école. Tandis que la
peine capitale est discutée sur la scène politique et que le crime est au centre des
94 peurs et des fantasmes collectifs, le journal demande à ses lecteurs et au public
d’exprimer son avis. Si le référendum n’est pas cité dans les débats parlemen-
taires, il en constitue un arrière-plan avec son million de bulletins favorables
au maintien de la peine de mort36. Plus ambitieux est Le Petit Journal avec son
vote pour le Panthéon. Il propose à ses lecteurs de désigner, parmi les Français
ayant vécu de 1800 à 1900, ceux de la patrie qui ont le mieux mérité. Dans
« un pays de suffrage universel », il considère sa grande consultation comme
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plus conforme à l’esprit des institutions37. Plus globalement, en raison de sa
circulation médiatique, l’opération événementialisée traverse le corps social, et
en travaille les représentations. Une chanson de café-concert, dite d’actualité
par son éditeur, est intéressante à cet égard :

35. AN, 8 AR 9, journal de la société Le Journal, H. Letellier (1914-1915), écritures pour le mois de


mai 1914.
36. « Résultats », Le Petit Parisien, 5 novembre 1907, p. 1.
37. « Nouveau grand concours du Petit Journal », Le Petit Journal, 6 octobre 1908, p. 1.

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Maint’nant plus besoin d’turbiner Devant ce problème épatant
Pour gagner d’la galette Tout l’monde s’creusa la tête,
Y’suffit d’aller s’ballader L’on vit surgir des tas d’marchands
Ou d’se creuser la tête D’bouteill’s et de recettes
Maint’nant les journaux Si bien qu’les chevaux
Jett’nt à pleins tonneaux Pauvres animaux
L’argent par la fenêtre Par les chercheurs sans gêne
Et tous les badauds Fur’nt soudain privé
Se dis’ent chouett’ tantôt, De leur repas d’blé
Je s’rais riche peut-être (bis) Ça fait vraiment d’la peine ! (bis)

Plus d’un pensait, partant l’matin Comm’suite aux millions de Cracfort


Décrocher une surprise Prenant une bouteille
Que f ’sait distribuer Le Matin Le Petit Parisien, très fort
Partout, mêm’jusqu’à Pise, Fit alors une merveille.
Mais tous les efforts La remplissant d’blé 95
Se firent plus forts Ceux qu’auront trouvé
Quand L’Journal dans chaqu’ville Combien ell’contient d’graines
L’million des Cracfort Et leurs poids total
Du Sud jusqu’au Nord Bien plus qu’au Journal
L’sema coupé par mille (bis) Toucheront pour leur peine (bis)

Comm’suite aux millions de Cracfort Devant ce problème épatant


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Prenant une bouteille Tout l’monde s’creusa la tête,
Le Petit Parisien, très fort L’on vit surgir des tas d’marchands
Fit alors une merveille. D’bouteill’s et de recettes
La remplissant d’blé Si bien qu’les chevaux
Ceux qu’auront trouvé Pauvres animaux
Combien ell’contient d’graines Par les chercheurs sans gêne
Et leurs poids total Fur’nt soudain privé
Bien plus qu’au Journal De leur repas d’blé
Toucheront pour leur peine (bis) Ça fait vraiment d’la peine ! (bis)39

On le voit, l’événement médiatique au cœur duquel se trouve le jour-


nal alimente les pratiques culturelles les plus ordinaires et, plus largement, les
représentations de la société.

38. Louis Gueidan, Tout le monde riche. Le Litre d’or du Journal, la bouteille du Petit Parisien, Paris, Maison
d’édition mondaine, 1903, n. p.

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Il semble que la massification, l’industrialisation et la médiatisation de
la presse expliquent la transformation des opérations de publicité en évé-
nements médiatiques de grande ampleur. Massification dans la mesure où
les journaux à bon marché créent un vaste lectorat d’apparence homogène.
Industrialisation car les quotidiens organisent et rationalisent leurs produc-
tions. Médiatisation, enfin, dans le sens où l’information assure la médiation
et l’intermédiation croissantes entre les individus. Pour vendre leur édition, les
journaux populaires amplifient les moyens publicitaires de leur temps et orga-
nisent leurs propres manifestations. Ils élaborent une dynamique puissante
dans laquelle fusionnent les intérêts et les passions collectives. L’inscription
des opérations de presse dans l’espace social et médiatique en modifie le sens
et la valeur, structure le rapport à la société et modernise les représentations
sociales. Dépassés par leur propre mouvement, soumis aux lois du marché, les
journaux d’information transforment leurs propres événements en ce qui fait
96 événement dans l’espace public. Faire l’événement consiste non plus à créer de
toutes pièces, mais à faire parler d’un fait.
Ce processus perdure mais subit de profondes transformations après 1914.
En effet, si, durant les années 1920, les grands quotidiens cherchent encore
à organiser l’événement porteur et vendeur, leur comportement en tant que
médium d’information et de communication mûrit. Leurs rapports à l’événe-
ment prennent alors des formes plus subtiles et plus efficaces, et ce jusqu’au
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développement de la radiodiffusion qui transformera l’événement médiatique.

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