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Dépasser l'unité dans la diversité : pour des identités

cosmopolites
Ien Ang, Nicole G. Albert
Dans Diogène 2012/1 (n° 237), pages 12 à 27
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0419-1633
ISBN 9782130593393
DOI 10.3917/dio.237.0012
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.10.67.151)

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DÉPASSER L’UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ :
POUR DES IDENTITÉS COSMOPOLITES
par

IEN ANG

Il est communément admis que nous vivons dans un monde de


plus en plus globalisé, dominé par un système de communication et
une interdépendance planétaires. Cela ne signifie pas pour autant
que les êtres humains se ressemblent de plus en plus ni que nous
sommes à l’aube d’un monde cosmopolite plus harmonieux. Au
contraire, le paradoxe veut que plus les connections à l’échelle
mondiale s’intensifient, plus les identités locales et particulières se
font jour de façon accrue à travers le globe, au point de mener sou-
vent à des tensions et des conflits. Rien d’étonnant à cela, compte
tenu des inégalités massives et des persistantes hiérarchies de
pouvoir qui modèlent les relations économiques, sociales et politi-
ques à l’échelle mondiale, nationale et locale. Bien qu’une seule
humanité vive sur la planète, nous menons notre existence au sein
de communautés sociales différentes, voire incompatibles. Le mon-
de globalisé se caractérise donc par une multiplicité complexe et
contradictoire d’univers culturels qui coexistent, tantôt se recou-
pant, tantôt s’affrontant (Appadurai 1996 ; Tomlinson 1999 ; Erik-
sen 2007).
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Aussi la globalisation va-t-elle de pair avec des différences de
plus en plus marquées. Paradoxalement, comme le souligne Erik-
sen, « c’est seulement une fois “globalisés” que les gens deviennent
obsédés par le caractère unique de leur région » (2007 : 14). Des
formules célèbres telles que « many cultures, one world » (« une
myriade de cultures, un seul monde ») ou « l’unité dans la diversi-
té » sont souvent invoquées pour atténuer les inévitables frictions
émergeant de ce paradoxe, afin de combler l’abîme qui sépare
l’unité de la diversité. Mais ces slogans répétés à l’envi ne sont que
des rengaines abstraites, qui cachent plus qu’elles n’éclairent les
contradictions et les défis complexes de ces marées montantes
d’interdépendances surgies dans l’écheveau de notre monde globa-
lisé. En termes philosophiques, ce paradoxe global s’exprime à tra-
vers l’antinomie entre l’universalisme et le particularisme, ou le
fossé entre la supposée universalité de la nature humaine et
l’irréductible spécificité de chaque culture. En termes sociopoliti-
ques, le désir de combler ce vide se manifeste par un effort univer-
saliste continu visant à atteindre une humanité embrassant tout le
Diogène n° 237, janvier 2012.
IDENTITÉS COSMOPOLITES 13

monde sans exception et en dépit de nos différences, c’est-à-dire en


subsumant le particularisme sous un universalisme englobant et
humaniste (Laclau 1992 ; Todorov 1989). Le slogan « l’unité dans la
diversité » exprime ce noble idéal.
Dans cet article, j’interrogerai cette devise – l’unité dans la di-
versité – afin de montrer que la réalisation de cet universalisme
humaniste est condamnée à l’échec si on l’envisage comme un idéal
moral statique. Il serait plus utile de le concevoir comme un hori-
zon social et politique vers lequel il faut tendre en permanence,
sans qu’il soit jamais entièrement atteint. Ce faisant, il faut explo-
rer la façon dont les intersections complexes de la globalisation et
de la diversité culturelle se manifestent sur le terrain, au sein et
entre les États-nations. Ces derniers temps, on a assisté à une
montée des tensions entre les nations et les cultures malgré les
appels collectifs à la paix, à la compréhension internationale et à la
solidarité mondiale. En d’autres termes, le monde dans lequel nous
vivons n’est pas seulement diversifié mais fracturé à maints
égards. Il est, d’une part, dominé par des intérêts et des valeurs
antagoniques, une réalité qu’il est impossible d’ignorer ; d’autre
part, nous avons tendance à percevoir le monde comme un lieu
habité par des peuples radicalement différents de nous-mêmes – en
termes de races, d’ethnies, de langues, de religions, etc. – de sorte
que nous avons souvent du mal à les considérer comme faisant
partie d’une humanité commune. Cette constatation amène le so-
ciologue Alain Touraine (2000) à se demander si nous serons capa-
bles de vivre ensemble. L’expérience populaire tend à construire le
monde sur une division entre « nous » et « eux », le même et l’autre,
insider et outsider, comme si cela appartenait par essence à la na-
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ture humaine (Berreby 2008). C’est une tâche écrasante que de
surmonter cette dichotomie dominante car elle est profondément
ancrée dans la façon dont nous voyons et imaginons le monde.
Dans le monde contemporain globalisé, où « nous » et « eux » sont
irrévocablement enchevêtrés, il est plus urgent que jamais de déve-
lopper des perspectives conceptuelles et pratiques capables de dé-
passer ces visions qui divisent, sans pour autant négliger les diffé-
rences réelles qui, elles, perdureront.
Une de ces perspectives consiste à conceptualiser notre monde
globalisé sous la forme d’un réseau de flux. L’expérience de la pla-
nète Terre comme « un seul monde » (« one world ») est entretenue
aujourd’hui à travers le commerce international, la circulation des
biens et des services, les mouvements – ou flux – migratoires sans
précédent qui ont entraîné avec eux le flux de différentes formes de
pratiques culturelles, de connaissances, d’information, d’images et
d’idées via les réseaux de la communication numérique. Les effets
de ces technologies sont maintenant visibles quasiment partout,
avec le développement d’Internet et des téléphones portables qui
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atteignent jusqu’au fin fond des villages les plus pauvres et reculés
du globe. Elles ont facilité la création d’un monde intensivement
interconnecté ou, pour reprendre l’expression du sociologue Manuel
Castells (1996, 2005), d’une « société en réseau ».
Ces réseaux de flux stimulés par la globalisation ne se conten-
tent pas de rendre le monde plus unifié ou intégré ; ils produisent
aussi de nouvelles hiérarchies de pouvoir et des formes mouvantes
de désunion et de désintégration, créant ce que le théoricien des
relations internationales James Rosenau (2003) qualifie de ‘frag-
megrated’ world – un monde « fragmentégré » combinant fragmen-
tation et intégration. Par exemple, la globalisation économique et
technologique peut faciliter l’hégémonie d’entreprises puissantes
(occidentalisation ou américanisation), mais elle peut aussi avoir
pour effet la prolifération d’expériences culturelles et d’activités
sociales diverses émanant de ces flux. Dans ce cas-là, les processus
de globalisation et de localisation se produisent simultanément,
aboutissant à ce que certains théoriciens ont appelé la glocalisation
(Robertson 1995 ; Roudometof 2005). Ce terme, d’abord utilisé dans
le monde des affaires nippon au cours des années 80, vient du ja-
ponais dochakuka (土着化), qui désigne une globalisation à l’échelle
locale. Il est utilisé pour décrire la façon dont des produits ou des
techniques mondialisés sont adaptés afin de répondre à des besoins
particuliers et à des conditions locales. Ce qui est intéressant ici,
c’est qu’on ne peut départager le « global » du « local » : les deux
sont imbriqués. Ainsi, l’extension d’Internet a été dominée par
quelques grandes sociétés américaines telles que Google, Apple et
Microsoft, mais les utilisations de l’Internet, en particulier les ré-
seaux sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube (tous proprié-
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té américaine), ont donné naissance à des réseaux sociaux virtuels
de grande ampleur formés à partir d’intérêts et de priorités locales,
comme on l’a observé récemment durant le Printemps arabe. En
d’autres termes, bien que la technologie soit globale, sa dissémina-
tion dépend de la manière dont les gens à travers le monde
l’adaptent à leurs propres besoins (par exemple en développant des
sites informatiques dans une langue locale). La « glocalisation », ou
le « glocal », bien que bancal, est un mot-valise utile pour désigner
la manière dont les choses que l’on tend à voir comme séparées (le
local et le global, mais aussi le vieux et le nouveau, le familier et
l’étrange, le similaire et le différent, le moi et l’autre) sont en réali-
té intimement imbriquées.
Ce lacis complexe de forces apparemment antagonistes devrait
nous amener à penser différemment la diversité culturelle : non
pas comme une mosaïque (où chaque élément constitue une entité
séparée), ni comme un melting pot (où toutes les différences sont
dissoutes) mais plutôt comme un dédale (où l’identité et la diffé-
rence ne se présentent pas comme des contraires mais comme des
IDENTITÉS COSMOPOLITES 15

présences simultanées, complémentaires et enchevêtrées). Je clari-


fierai ces diverses conceptualisations plus loin. Elles sont au cœur
de la relation qui lie l’universalisme au particularisme. Je prendrai
pour point de départ l’État-nation, en particulier dans son rapport
à la question du multiculturalisme.

Les États-Nations et la question multiculturelle


Les États-nations sont les agents principaux de gouvernement
et de gouvernance dans le monde moderne. La définition que l’on
en donne généralement est la suivante : l’État-nation est une unité
politique autonome, composée en majorité par des personnes ap-
partenant au même groupe ethnique et partageant une même
culture, une même histoire et une même langue. Cette idée a été
un principe directeur depuis la Révolution française de 1789, qui a
insisté sur l’unité politique et l’indépendance des peuples (l’État
coïncide avec la nation, qui elle-même coïncide avec un territoire et
un peuple). Pour l’ordre mondial contemporain, la légitimité et la
souveraineté des États-nations vont de soi.
L’idéal de l’État-nation correspond à une entité politique géo-
graphiquement circonscrite et dont la population se caractérise par
son homogénéité culturelle. Les États-nations qui existent réelle-
ment – dont la plupart se sont constitués après la Seconde Guerre
mondiale – ont tendance à ne pas répondre à cet idéal, mais s’effor-
cent en général d’œuvrer à l’intégration nationale par le biais de
processus culturels nationalisants (Calhoun 1997). Dans cette me-
sure, l’autorité de l’État-nation repose sur l’universalisation inter-
ne d’un sentiment autonome et particulariste de l’identité nationa-
le, et sur l’affirmation du caractère unique de celle-ci (ou de sa dif-
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férence) par rapport aux autres États-nations. On peut de la sorte
décrire le nouvel ordre mondial comme l’incarnation de l’absolue
dichotomie entre l’universalisme et le particularisme : il est cons-
truit comme une humanité universelle composée de nations fonciè-
rement singulières, s’excluant mutuellement et dotées de cohésion
interne – sur le plan racial et culturel. En bref, on imagine le mon-
de comme une « famille de nations ».
Or ce concept de famille des nations, principalement institu-
tionnalisé à travers les Nations Unies, est de plus en plus et inévi-
tablement mis à mal par les flux transversaux de la globalisation.
L’idée de souveraineté nationale – c’est-à-dire la revendication de
l’État-nation à être juge et partie de sa propre cause, à exercer une
autorité suprême et indépendante sur son territoire – a été en but-
te à de nombreuses pressions en raison de l’intensification de la
mobilité mondiale de l’argent, de la technologie, de l’information,
des individus et des idées, tous phénomènes qui ont augmenté la
porosité des frontières nationales. Néanmoins, il est largement
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reconnu que la globalisation n’a pas – pour l’instant – entraîné la


dissolution graduelle du pouvoir de l’État-nation. L’ère de la globa-
lisation s’est plutôt traduite par une reconfiguration de la place et
du rôle de l’État-nation dans la gestion du (dés)ordre mondial. Ain-
si, les États-nations ne vont pas disparaître ou perdre leur influen-
ce de si tôt, ne serait-ce que parce que leur légitimité se perpétue à
travers leur statut d’agents centraux dans les institutions de la
gouvernance internationale, depuis les Nations Unies jusqu’à
l’APEC en passant par l’Union Européenne. Cependant, plutôt que
de constituer l’apogée de la souveraineté, les États-nations opèrent
davantage comme des joints d’articulation du pouvoir socio-spatial
où l’on négocie les contradictions de l’économie et des sociétés de ce
monde globalisé (Sassen 2007). Les territoires nationaux étant
traversés par des flux profondément contradictoires de forces loca-
les comme transnationales, ils devraient être conçus comme des
espaces sociaux fragmentés, désordonnés, perméables, plutôt que
comme des totalités ordonnées et délimitées. Cependant, l’idée
même de l’État-nation en tant qu’entité circonscrite fait partie
intégrante des efforts réalisés par les États afin d’assurer le contrô-
le sur l’ensemble de leur territoire. En fait, la représentation de la
nation comme communauté distincte et unique (Anderson 2006)
est perçue par les gouvernements comme une tâche culturelle par-
ticulièrement urgente, malgré sa difficulté croissante, à notre épo-
que de mondialisation. Nous vivons dans un monde interconnecté
où le national et le transnational sont irrévocablement imbriqués :
mais cela ne décourage pas les forces nationalistes, qui œuvrent
pour dégager l’image des nations de leur ancrage transnational et
insistent de plus en plus sur les confins et démarcations entre cel-
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les-ci (Castells 1996 ; Paasi 2003). Cette tension paradoxale entre
le national et le transnational s’avère un facteur déterminant pour
une partie considérable de la conduite politique à travers le monde
aujourd’hui. Cela apparaît clairement dans l’impact complexe pro-
duit sur les États-nations par les flux internationaux de popula-
tions, en particulier par l’émigration.
Il saute aux yeux que la réalité sociale actuelle de la plupart des
États-nations ne correspond pas à une image d’homogénéité. Au
contraire, ils se composent, à plus ou moins grande échelle, de po-
pulations très diversifiées, grâce aussi à l’éclosion des phénomènes
de migration transnationale (Castles 2000 ; Solimano 2010). Même
les États-nations se caractérisant traditionnellement par une sin-
gulière homogénéité raciale et culturelle, comme le Japon et la
Corée, commencent à devenir plus variés avec la présence de nom-
breux migrants venus d’autres pays. La situation se présente donc
comme suit : malgré leur diversité interne, les États-nations es-
saient de promouvoir l’unité nationale à travers l’intégration (ou
l’assimilation) de leurs citoyens dans une communauté unique
IDENTITÉS COSMOPOLITES 17

construite de toutes pièces (Anderson 2006), par exemple à travers


l’éducation nationale, l’imposition d’une langue nationale, l’ensei-
gnement de l’histoire nationale et ainsi de suite. La récente intro-
duction de tests dits « de citoyenneté » dans différents pays occi-
dentaux en réaction à l’afflux des migrants est un autre exemple de
l’obsession pour l’intégration et l’assimilation (de Leeuw & van
Wichelen 2012). De la sorte, les États-nations s’appliquent à forcer
leur pluralité culturelle interne sous le chapeau d’une identité na-
tionale qui tend à l’homogénéité.
Les politiques de multiculturalisme, introduites dans plusieurs
États-nations à la fin du XXe siècle et en particulier dans les socié-
tés occidentales qui se sont construites sur l’immigration, comme le
Canada et l’Australie, constituent une reconnaissance officielle de
la diversité ethnique et culturelle au sein de la nation (Bennett
1998). Ce multiculturalisme piloté par l’État renvoie généralement
aux « stratégies et politiques adoptées pour maîtriser ou gérer les
problèmes de la diversité et de la multiplicité engendrés par les
sociétés multiculturelles » (Hall 2000 : 209). Une telle définition du
multiculturalisme met l’accent sur son statut comme mode de gou-
vernance : composé d’ensembles spécifiques d’institutions, de pra-
tiques, d’analyses, de réflexions, de calculs et de tactiques, il vise à
réguler et à réconcilier les tensions et les conflits soulevés par les
différences culturelles, raciales ou ethniques parmi une population
sur un territoire donné (Foucault 2004). Vu ainsi, le multicultura-
lisme est une technique moderne de gouvernement qui tend à rem-
placer la stratégie assimilationniste pour faire face à la diversité
au sein des États-nations. Toutefois, là où il est pratiqué, le multi-
culturalisme est aussi une idée largement contestée, à la significa-
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tion instable et qui possède à la fois des défenseurs passionnés et
des opposants ardents, à droite comme à gauche, dans les rangs
des conservateurs comme des radicaux. Pourquoi est-ce le cas ?
Je voudrais suggérer que le multiculturalisme est controversé
en tant que cadre d’action politique parce qu’il met en lumière de
façon aiguë la nature fondamentalement problématique de l’État-
nation comme entité délimitée et souveraine. Le fait, comme le
remarque Hall (2000 : 212), que « la question multiculturelle » s’est
intensifiée et imposée sur le devant de la scène dans le champ de la
contestation politique ces derniers temps, est révélateur de la na-
ture mouvante et ambiguë de l’identité nationale dans un monde
de plus en plus globalisé. Les discours sur le multiculturalisme se
limitent souvent à des questions et des mesures au sein d’un État-
nation particulier ; en d’autres termes, ils tendent à se concentrer
sur un cadre de référence strictement national. Or c’est précisé-
ment cette application du multiculturalisme à l’échelle de la nation
– selon une conception aujourd’hui prédominante – qui révèle sa
relation foncièrement problématique avec l’idée de nation.
18 IEN ANG

Une manière d’expliquer ce phénomène consiste à observer que


les politiques multiculturalistes ont tendance à redéfinir explicite-
ment l’État-nation comme une « unité dans la diversité ». Les so-
ciétés multiculturelles sont généralement décrites en termes de
diversité des groupes ethniques qui y vivent. Certes, de nombreux
pays non-occidentaux, qui sont devenus des États-nations au sens
moderne dans le sillage du colonialisme et de l’impérialisme euro-
péens, ont toujours dû se définir en termes multi-ethniques. La
Malaisie, par exemple, est un État-nation postcolonial qui se décrit
officiellement comme composé de trois groupes ethniques : les Ma-
lais, les Chinois et les Indiens – un mélange hérité de l’époque co-
loniale britannique (Hefner 2001). L’Iran est également officielle-
ment une société multi-ethnique, où les Persans constituent le
groupe dominant mais qui comporte aussi des minorités de Turcs
Azéris, de Kurdes, d’Arabes, de Balouches, de Turkmènes et d’une
foultitude d’autres groupes ethniques moins nombreux (Tohidi
2006). L’Inde se caractérise aussi par une grande diversité, d’abord
linguistique : il n’existe pas de langue indienne en tant que telle et
la monnaie du pays est frappée en quinze langues différentes. Les
Indiens s’enorgueillissent même de leur diversité et le slogan « l’u-
nité dans la diversité » est souvent invoqué comme la quintessence
de l’Inde (Gore 2002). Dans les États-nations de l’Occident déve-
loppé, en revanche, la diversité ethnique et culturelle a principa-
lement été le produit de vagues d’immigration. Dans de tels con-
textes, prévaut une vision libérale du multiculturalisme : on re-
connaît les immigrés dans leurs différences tout en attendant d’eux
qu’ils finissent par se fondre dans la culture nationale dominante.
Comme l’a noté Hall (2000 : 210), « de la même façon qu’il existe
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différentes sociétés multiculturelles, il existe des “multiculturalis-
mes” très différents ». Toutefois, malgré cette variété, ce que toutes
les sociétés multiculturelles ont en commun est qu’elles recèlent
différentes communautés culturelles, raciales ou ethniques qui
vivent ensemble sous un même régime politique. Autrement dit, le
multiculturalisme pose la communauté nationale comme le domai-
ne universel dans lequel chacune des communautés ethniques par-
ticulières (les minorités et la majorité) trouve sa place légitime.
C’est « l’unité dans la diversité ». Pourtant cette image de l’État-
nation est trop policée et bien trop éloignée des réalités plus liqui-
des et plus troubles des sociétés multiculturelles réelles.
Les différentes déclinaisons de la notion d’« unité dans la diver-
sité » comportent un problème majeur dans la mesure où elles im-
pliquent souvent une conception statique des groupes ethniques,
comme si ces derniers étaient des entités délimitées et dotées d’une
cohérence interne. Elles négligent la fluidité et la dynamique des
relations sociales entre et parmi les membres de ces groupes. L’éco-
nomiste et Prix Nobel indien Amartya Sen a critiqué les approches
IDENTITÉS COSMOPOLITES 19

du multiculturalisme qui définissent l’État-nation comme un


« monoculturalisme pluriel », où les gens et les communautés sont
classés selon des identités rigidement héréditaires (Sen 2006). Un
tel modèle conçoit l’identité et la différence comme des absolus, et
par conséquent construit une image fixe et immuable de la diversi-
té qui épouse la description classique d’une « société plurielle »
selon J. S. Furnivall, à savoir composée de groupes ethniques « qui
se côtoient sans se mélanger » (cité par Hefner 2001 : 4). La contro-
verse actuelle autour du multiculturalisme repose sur cette notion
séparatiste de la diversité, comme dans les critiques – exprimées
en particulier en Europe – qui montrent du doigt l’esprit de divi-
sion du multiculturalisme, accusé de promouvoir la ségrégation et
les « existences parallèles » (Vertovec & Wessendorf 2010 ; Rattan-
si 2011).
S’élevant contre une image aussi figée de la diversité, de nom-
breux théoriciens ont mobilisé les concepts d’hybridité et d’hybri-
dation ou métissage, soulignant la fluidité dynamique et la multi-
plicité des identités, ainsi que le mélange interculturel et la tran-
slation culturelle qui s’opère dans les sociétés multiculturelles (Ang
2001 ; Bhabha 1994 ; Werbner & Modood 1997 ; Wise & Velayu-
tham 2009 ; Nederveen Pieterse 2009). Le multiculturalisme est ici
associé davantage à l’échange transculturel qu’au maintien, à tra-
vers le repli sur soi, d’une identité de groupe. Cela implique une
compréhension plus cosmopolite du multiculturalisme, s’opposant
à celle plus essentialiste et pluraliste. Cependant, il n’est pas facile
de départager ces tendances divergentes, qui mènent à ce que John
Nagle (2009) qualifie de double contrainte (« double bind ») du mul-
ticulturalisme sponsorisé par l’État. L’historien américain David
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Hollinger (1995 : 3-4) a dépeint de façon éloquente ce double bind :
Le multiculturalisme se voit déchiré par une tension de plus en plus
aiguë quoique rarement reconnue entre des programmes cosmopolites,
d’une part, et pluralistes, d’autre part, pour la défense de la diversité
culturelle. Le pluralisme respecte les frontières héréditaires et situe les
individus dans tel ou tel groupe ethnico-racial en vue de sa protection
et de sa préservation. Le cosmopolitisme se méfie davantage des caté-
gories traditionnelles et penche pour les affiliations volontaires. Il
promeut les identités multiples, met l’accent sur le caractère changeant
et dynamique de nombreux groupes et se montre réceptif au potentiel
de création de nouvelles combinaisons culturelles. Le pluralisme voit
dans le cosmopolitisme une menace pour l’identité, tandis que le cos-
mopolitisme voit dans le pluralisme une réticence étriquée à affronter
la complexité des dilemmes et des possibilités qu’offre la vie contempo-
raine.
Le cosmopolitisme a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs
depuis quelques années (Delanty 2009 ; Held 2010 ; Kendall,
Woodward & Skrbis 2009 ; Vertovec & Cohen 2002). La description
20 IEN ANG

de Hollinger souligne, à mon avis, un aspect primordial dans la


conceptualisation du cosmopolitisme : il ne faut pas le considérer
comme une attitude ou une condition figée mais, en raison de sa
réceptivité au « potentiel de création de nouvelles combinaisons »,
le voir comme le moteur d’un processus social et culturel. C’est ce
processus – appelons-le processus de cosmopolitisation – qui doit
être privilégié dans les sociétés multiculturelles.

Le processus cosmopolite
Les historiens ont identifié des situations où par le passé on a
vu émerger un fort ethos cosmopolite dans des contextes d’intenses
relations d’échanges, en particulier dans les centres de commerce
et les avant-postes coloniaux. Le Sri Lanka, par exemple, en raison
de sa position géographique dans l’océan Indien, a longtemps été
au cœur des liaisons du commerce maritime entre l’est et l’ouest,
fréquentées par les marchands romains, arabes et chinois avant
l’arrivée des marins portugais et hollandais à partir du XVe siècle,
jusqu’à ce que l’île de Ceylan tombe sous protectorat britannique
au XIXe siècle. Colombo, la capitale, à l’instar de nombreux autres
postes d’approvisionnement de la région, est connu dans l’histoire
pour avoir été un point de rencontre où des gens venus de diffé-
rents pays entraient en contact les uns avec les autres, souvent
pour des laps de temps assez longs, cette cohabitation engendrant
un formidable échange d’idées, de technologies et de marchandises.
Ainsi, il a existé une diversité culturelle fluide, autour de l’océan
Indien, pendant plusieurs siècles avant la création des États-
nations modernes. Ces marchands étaient profondément cosmopo-
lites : en raison des transactions commerciales pratiquées réguliè-
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rement, ils passaient sans problème d’une langue à l’autre, ils sa-
vaient comment se comporter dans différentes situations culturel-
les avec des gens dont les croyances religieuses différaient des
leurs, tout en respectant les pratiques religieuses, sociales et cultu-
relles disparates de leurs voisins (Gupta 2008).
Or, depuis que le Sri Lanka est devenu un État-nation, le pays
est déchiré par d’incessants conflits inter-ethniques, qui confinent
à la guerre civile, entre les populations cingalaise et tamoul. Enco-
re maintenant, alors que cette guerre a pris fin, la façon dont les
Sri Lankais de différentes origines ethniques peuvent apprendre à
vivre en harmonie demeure une question brûlante. L’État-nation
ne peut imposer une seule et unique identité culturelle à tous ses
citoyens. Les efforts pour construire la paix en recourant à une
approche pluraliste du multiculturalisme et du dialogue inter-
culturel tend à prendre la forme de programmes où les membres de
chaque groupe sont invités à mieux se connaître mutuellement, par
exemple à travers des démonstrations de danses, des dégustations
IDENTITÉS COSMOPOLITES 21

de mets typiques des diverses communautés en présence ou des


performances musicales. De telles initiatives partent du principe
que les catégories ethniques – cingalaise et tamoul – possèdent des
identités fixes et préconçues qui enferment chaque individu dans
une boîte hermétiquement close. Il en découle que les différences
entre les deux groupes se voient réifiées et présentées comme abso-
lues et dépourvues de toute ambiguïté. La démarche aboutit para-
doxalement à renforcer le sentiment de différence et à nourrir les
dissensions (Orjuela 2008).
Une approche plus cosmopolite encouragerait les conversations
qui ne prennent pas les frontières ethniques et les identités racia-
les comme des données, mais qui, au contraire, tentent d’ouvrir ces
boîtes ethniques. De telles conversations nourriraient l’idée, com-
me l’avance Sen dans son livre Identity and Violence, que les iden-
tités sont foncièrement plurielles et qu’elles ne s’oblitèrent pas
réciproquement. Le philosophe américain d’origine ghanéenne
Kwame Anthony Appiah (2008 : 12) affirme que le cosmopolitisme
peut nous fournir un ensemble de principes nous permettant de
« vivre ensemble au sein de la tribu mondiale que nous formons
désormais ». Le cosmopolitisme est, comme l’indique le sous-titre
anglais de son livre (Ethics in a World of Strangers), une forme
d’« éthique dans un monde composé d’étrangers ».
Appiah admet que le cosmopolitisme constitue un terme pro-
blématique, souvent associé à la notion abstraite et sans racines de
« citoyen du monde », comme si les traditions culturelles et les at-
tachements ethniques ne comptaient pas. Cela ne devrait pas être
le cas à son avis. Plutôt que dissoudre les différences d’origine,
d’habitudes et de croyances dans une sorte de melting pot de
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« valeurs partagées », Appiah attribue au cosmopolitisme des objec-
tifs plus modestes et plus « processuels », qui relèvent, en fait,
d’une éthique. En tant que mode d’échange et d’interaction avec les
autres, il n’a pas pour vocation de viser un consensus de valeurs,
contrairement à ce qui est souvent avancé comme prérequis pour
réaliser une humanité commune. Son but est plutôt d’arriver tout
simplement à se connaître mutuellement et à apprendre les uns
des autres. Dans les sociétés multiculturelles, la conversation éta-
blie par-delà les lignes de partage nous aide à changer peu à peu
notre façon de comprendre, à voir le monde depuis d’autres points
de vue et à se sentir plus à l’aise en présence de ceux qui sont diffé-
rents de nous. « La conversation n’est pas tenue d’aboutir à un
consensus sur quoi que ce soit, et surtout pas sur les valeurs : elle
remplira largement son rôle en aidant simplement les êtres hu-
mains à s’habituer les uns aux autres », remarque Appiah (2008 :
134). Ce qui importe dans les conversations cosmopolites n’est pas
ce qu’elles nous apprennent sur la différence mais le fait même
qu’elles existent. C’est le processus même de la conversation qui
22 IEN ANG

compte, pas ses résultats. Ce processus consiste à laisser les identi-


tés fixes derrière et à exprimer la pluralité fluide et la complexité
dynamique de nos identités. Le but n’est pas de savoir, au sens
définitif et positiviste, comment ils sont différents de nous, mais de
nous familiariser avec le fait qu’ils habitent le même monde que
nous. Autrement dit, le cosmopolitisme englobe ce processus per-
manent qui consiste à entretenir ce que Appiah appelle « les habi-
tudes de coexistence ».
Appiah insiste sur le fait que les citoyens ne sont pas obligés
d’être d’accord sur toutes les valeurs communes pour vivre en
harmonie, aussi longtemps qu’ils sont d’accord sur le fait de vouloir
vivre ensemble (une précondition évidemment cruciale). Ainsi, il
distingue le cosmopolitisme de l’universalisme : « Les cosmopolites
partent du principe que toutes les cultures possèdent dans leur
vocabulaire des valeurs ayant suffisamment de points communs
pour entamer une conversation. Mais ils ne croient pas, contraire-
ment à certains universalistes, qu’il nous suffirait de partager le
même vocabulaire pour tous nous entendre » (Appiah 2008 : 97).
En d’autres termes, il n’est pas nécessaire d’embrasser un univers
de « valeurs partagées » – c’est-à-dire réaliser une unité complète –
pour vivre en harmonie dans un monde de la diversité. En même
temps, le cosmopolitisme fait apparaître une conception différente
du particularisme, puisqu’il conçoit la diversité culturelle moins
comme une mosaïque (une structure composite de pièces indivi-
duelles et nettement séparées) que comme un dédale – un enchevê-
trement intime de chemins et de passages communicants, où les
identités sont perpétuellement en mouvement et en devenir. Ou,
pour utiliser une autre métaphore, que j’emprunte au philosophe
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français Roger-Pol Droit1, les identités ne ressemblent pas à des
pierres rigides et impénétrables, mais à des nuages poreux et fluc-
tuants, où le moi et l’autre ne possèdent pas de frontières claire-
ment délimitées mais s’influencent et se façonnent mutuellement
et en permanence.
Pour résumer, d’un point de vue cosmopolite, une société multi-
culturelle n’est pas une « unité statique dans la diversité » mais
une confluence dynamique d’identités mouvantes, pareilles à des
nuages, parfois se superposant et fusionnant, parfois se désagré-
geant et se dissolvant. Au lieu de considérer l’identité et la diffé-
rence (ou l’unité et la diversité) comme antagonistes, le cosmopoli-
tisme reconnaît que des processus antagoniques d’unification et de
diversification se déroulent simultanément et inlassablement.

1. Je me réfère à la conférence qu’il a prononcée à la réunion d’experts sur


« Pour une intégration des principes de la diversité culturelle et du dialo-
gue interculturel dans les politiques du développement durable » (Paris,
UNESCO, 21-23 mai 2007).
IDENTITÉS COSMOPOLITES 23

Au-delà de la nation
Ce changement dans la manière de concevoir et d’imaginer les
sociétés multiculturelles est peut-être réalisable dans le contexte
de l’État-nation, où des groupes ethniques et culturels différents
sont obligés de cohabiter au sein d’une juridiction identique. Toute-
fois, on ne sait que trop bien qu’il est difficile de surmonter les ha-
bitudes de pensée là où l’absolutisme de la différence ethnique est
enraciné et, souvent, entériné par les gouvernements. La difficulté
est décuplée quand on souhaite mettre à bas les barrières culturel-
les entre les États-nations : dans un sens strictement légal, les
citoyens des différents États-nations n’ont pas besoin de partager
un monde commun, loin s’en faut. Si, par exemple, alors qu’ils sont
profondément divisés, il était possible de persuader les Cingalais et
les Tamouls du Sri Lanka de se rallier à une identité nationale sri-
lankaise commune, ils se verraient alors collectivement comme un
« nous » national en contraste avec les autres identités nationales.
Les nations fonctionnent comme des particules ontologiques de
la communauté mondiale. Les Nations Unies sont l’organisation
supranationale dominante, où les nations se réunissent et sont
reconnues pour leur autonomie individuelle et leur souveraineté
(Lechner & Boli 2005). Le monde selon les Nations Unies est né-
cessairement une mosaïque : une mosaïque d’États-nations indé-
pendants, chacun avec son gouvernement, sa culture, son drapeau,
son hymne national… Les peuples opprimés à travers le monde
aspirent au statut de nation indépendante, seul moyen de se libé-
rer de leur sentiment d’assujettissement – prenons, récemment, les
peuples de Timor-Est, du Soudan du Sud ou les Palestiniens. On
reconnaît donc l’indépendance nationale comme un bienfait indé-
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niable. La fierté nationale est stimulée et entretenue par les gou-
vernements et sur le plan international à travers des cérémonies
mondiales telles que les Jeux Olympiques, qui mettent en scène
une compétition globale entre des équipes nationales. Les États-
nations sont des entités qui s’excluent mutuellement : ils occupent
des territoires séparés par des frontières soigneusement surveil-
lées. Ces nations s’apparentent donc davantage à des pierres rigi-
des et impénétrables qu’à des nuages poreux et mouvants.
Et pourtant, comme on l’a vu, les États-nations sont loin d’être
aussi autonomes et indépendants qu’ils l’imaginent, en particulier
dans les circonstances actuelles. Mais c’est précisément parce que
l’idée et l’idéal de la souveraineté nationale sont si ardemment
chéris que les interdépendances et échanges provoqués par la
mondialisation créent des angoisses de plus en plus vives en ce qui
concerne la perte de l’autonomie nationale, ce qui aboutit à une
intensification des tensions et des conflits. Comment alors dépas-
ser des modes si enracinés de particularisme nationaliste ?
24 IEN ANG

Pour élucider la difficulté soulevée par cette question, il suffit


d’observer attentivement les relations entre pays voisins. Ces
pays – par exemple, le Mexique et les États-Unis, l’Inde et le Pa-
kistan, la Thaïlande et le Cambodge, la Chine et la Corée, la Corée
et le Japon – développent souvent une hostilité réciproque parce
qu’ils partagent une frontière qui les sépare tout en les reliant. Les
frontières nationales sont des conceptions modernes créées pour
gérer les territoires et les populations : mais, en tant que démarca-
tions nettes sur une carte, elles abolissent les continuités culturel-
les et les histoires communes qui pourraient exister de chaque côté
de la frontière. Les guerres frontalières motivées par des particula-
rismes nationaux se produisent avec une fréquence décourageante
autour d’enjeux historiques et patrimoniaux, où la prédominance
de cadres nationaux d’interprétation et de sentiments nationaux de
propriété est écrasante.
La Thaïlande et le Cambodge par exemple ont connu des
conflits armés ces dernières années au sujet du Temple de Preah
Vihear, inscrit sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO
pour le Cambodge en 2008. Cette décision a contribué à raviver les
querelles entre les deux pays qui se disputent la propriété du site,
car le temple se trouve dans une zone frontalière entre les deux et
que les confins exacts, revendiqués seulement au début du XXe siè-
cle au moment de la colonisation française du Cambodge, n’ont
jamais été établis faute d’accord. L’impasse à laquelle sont confron-
tés les deux États-nations au sujet du temple a attisé les hostilités
nationalistes dans les deux camps, au détriment de la célébration
partagée et commune d’un site qui, conformément à la philosophie
de l’UNESCO, est considéré comme dépositaire d’une valeur univer-
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selle pour l’humanité entière. On voit ici comment des principes
universalistes sont minés par la discorde qu’engendre un particu-
larisme enraciné dans le nationalisme culturel, et qui se voit para-
doxalement renforcé par le système du Patrimoine mondial (Win-
ter 2010 ; Silverman 2011). Autrement dit, ce n’est pas l’universa-
lisme qui subsume différents particularismes sous son chapeau
mais plutôt les différents particularismes qui s’affrontent sur les
possibilités offertes par l’universel. Il semblerait que si la grande
famille des nations est envisagée comme « l’unité dans la diversi-
té », c’est la diversité – celle des nations – qui prévaut et mine la
prétendue unité de l’humanité.
Des affrontements nationalistes similaires au sujet de l’histoire
sont courants en Asie du nord-est : par exemple, entre la Corée du
Sud et le Japon et la Corée du Sud et la Chine. Un des points de
discorde porte sur les dissensions qui opposent les historiens chi-
nois et coréens – soutenus par leurs gouvernements respectifs –
sur la question de savoir si l’ancien royaume de Koguryo, situé
dans les régions septentrionale et centrale de la péninsule coréen-
IDENTITÉS COSMOPOLITES 25

ne, là où se trouve aujourd’hui la frontière entre la République


Populaire de Chine et la République Populaire de Corée, appar-
tient à l’histoire chinoise ou à l’histoire coréenne (Chung 2009 ;
Lim 2008). De même, après avoir analysé les manuels d’histoire
nationale sud-coréens et japonais, Jie-Hyun Lim a avancé que « les
histoires nationales coréenne et japonaise sont prisonnières d’un
“siège mutuel” », l’une et l’autre campant sur des versions parallè-
les et antagonistes, chacune centrée sur sa nation, sans « qu’aucun
point de ralliement où pourrait se produire une réconciliation des
interprétations historiques ne soit envisageable » (Lim 2008 : 2-3).
De pareils exemples soulignent combien il est difficile de sur-
monter l’effet séparatiste des particularismes nationaux. Il est
donc clair que la vision universaliste d’« un monde, un seul » peut
difficilement contrecarrer le poids écrasant de l’appartenance na-
tionale dans l’ordre mondial contemporain, soutenu qu’il est par la
prédominance de l’État-nation.
Il ne suffit pas d’en appeler à la rhétorique universaliste d’une
« humanité une et unique » pour accroître le sentiment d’une soli-
darité humaine mondiale. Une perspective cosmopolite, processuel-
le et conversationnelle à la manière d’Appiah (2008), s’avèrerait
plus utile dans la mesure où elle privilégierait des regards dépas-
sant les nations et prônerait des dispositions et des attitudes moins
centrées sur soi dans notre façon d’être au monde, qui seraient
sensibles à la fois à des éléments d’histoire communs et à la forma-
tion culturelle entre et à travers les États-nations. Mais cela pro-
met d’être un processus difficile et interactif, qui consiste à devenir
(plus) cosmopolite en prenant le contre-pied des modes puissants
du repli particulariste. Cela nécessite un ancrage social et un en-
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gagement politique dynamiques (Kendall et al. 2009). En outre, ce
sera un processus dans lequel les différences, voire les incommen-
surabilités, ne peuvent pas (et ne devraient pas) être complètement
surmontées. Une humanité universelle et commune ne peut être
qu’un horizon social et politique vers lequel tendre en permanence,
sans jamais y parvenir vraiment. L’œuvre de la cosmopolitisation
n’a pas vocation à s’achever.
Ien ANG.
(Université de Sydney.)

Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.

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