Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Stéphanie Frigout
Dans Le Coq-héron 2020/1 (N° 240), pages 102 à 108
Éditions Érès
ISSN 0335-7899
ISBN 9782749266930
DOI 10.3917/cohe.240.0102
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
du pêcheur. Ces objets qui dormaient paisiblement chacun dans leur coin sont comme
rappelés à la vie, contraints à réagir, à entrer en rapport les uns avec les autres. […]
de la même façon, un mot jeté au hasard dans l’esprit produit des ondes en surface et
en profondeur, provoque une série infinie de réactions en chaîne, entraînant dans sa
chute sons et images, analogies et souvenirs, significations et rêves,
dans un mouvement qui concerne à la fois l’expérience et la mémoire,
l’imagination et l’inconscient, et qui se trouve compliqué du fait que l’esprit n’assiste
point passivement à la représentation, mais y intervient constamment pour accepter
et refuser, relier et censurer, construire et détruire. »
Gianni Rodari1
102
« Une mer d’huile », expression qui tire son origine de la Grèce antique,
où l’on déversait de l’huile sur la mer. Étant connue pour son caractère non
miscible, l’huile restait en surface, créant une sorte de voile qui donnait une
impression de calme à la mer2.
Questionner l’expansion du mot bienveillance est d’autant plus néces-
saire quand on s’intéresse à son envers. L’injonction à la bienveillance masque-
rait-elle sadisme, violence et agressivité à l’œuvre dans et par l’institution école ?
Depuis quelques décennies, enquêtes et études scientifiques issues de champs
d’études variés viennent dire le mal-être et la souffrance des acteurs de l’école
que sont les élèves et les enseignants. Au sein de cette institution, F. Giust-
Desprairies évoque notamment une « crise identitaire professionnelle » traversée
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
par les enseignants, du fait de « la prééminence accordée à l’individu ». Cette
prééminence les bouleverse car elle les confronte « à l’hétérogénéité indivi-
duelle, sociale, culturelle » de leurs élèves, et les expose en écho, surtout ceux en
difficulté, « à une pluralité interne du moi, tout particulièrement aux contenus
déniés qui touchent à l’ambivalence, au manque et à la vulnérabilité3 ».
Bienveillance : un mot pour panser les maux, pour lutter contre les
processus de désaffiliation à l’œuvre dans l’institution école ? Un mot pour
recouvrir, pour dissimuler la plaie ? La prescription à la bienveillance comme
un « faire écran » ? Le souvenir-écran freudien est un « souvenir infantile qui
se caractérise à la fois par sa netteté particulière et l’apparente insignifiance de
son contenu ». Il est « formation de compromis entre des éléments refoulés et la
défense4 ». Il serait alors possible de lire dans l’omniprésence de la bienveillance
un recouvrement des fantasmes refoulés.
Dans quelle place met-on les enseignants pour les soumettre à des pres-
criptions de mots-slogans sans travailler à leurs résonances, aux ondes qu’elles 2. J’associerai plus loin cette
provoquent en profondeur ? Le renforcement défensif des enseignants, pour se impression de calme, en sur-
face, à un « faire écran ».
prémunir de la conflictualité psychique pourtant inhérente à tout être humain, et 3. F. Giust-Desprairies, « Le
à la relation éducative elle-même, peut aboutir à « une objectivation des situa- mythe de l’école républicaine :
tions » et à « une relation déshumanisante avec les élèves5 ». une fondation identifiante
saturée », dans L’institution
en héritage : mythes de fonda-
Des ondes concentriques : bienveillance, un mot lancée à la mère ? tion, transmissions, transfor-
mations, Paris, Dunod, 2007,
p. 105-135.
Des entretiens cliniques de recherche 4. J. Laplanche et J.-B. Pon-
talis, Vocabulaire de la psy-
Particulièrement interpellée par ce que pouvait finalement recouvrir chanalyse (1967), Paris, Puf,
coll. « Quadrige », 2007,
pour chacun cette notion de bienveillance, j’ai décidé de m’appuyer p. 450-451.
sur l’« approche clinique d’orientation psychanalytique » pour ma recherche. 5. F. Giust-Desprairies, op. cit.
103
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
parentales.
Environnement et absorption
104
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
donc, c’est parce que moi j’ai eu un papa, euh… pas malveillant, hein [silence],
mais autoritaire, voilà, disons que la solution, c’était pas la discussion, la
solution, c’était pas d’être modélisant en bienveillance, c’était d’imposer des
choses et du coup, ben, en tant qu’adulte on reproduit… on reproduit […] donc
moi, quelque part, je suis constitué de repères plutôt, euh, plutôt autoritaires,
voilà, et donc mes limites…, mes limites, elles sont dans ce que je suis, comment
j’ai été construit. » Antoine se refuse à dire que son père est malveillant même
si l’hésitation et le silence qui précèdent « autoritaire » laissent à penser le
contraire. Pourtant, se joue ici un conflit identificatoire. Pour Antoine, « ses
limites » sont le fruit de ses « absorptions » successives, premières, que sont
les identifications parentales. Sa « lutte » consiste à ne pas reproduire l’attitude
jugée trop autoritaire de son père, plutôt interprétable du côté de « l’emprise
obsessionnelle10 », dans le sens d’une imposition par la force qui laisse peu
d’espace à l’autre. Je propose une interprétation en référence au mythe freu-
dien qui relate le meurtre du père de la horde primitive par ses propres fils et le
« repas totémique » qui suivit :
« Le père originaire, violent, avait certainement été, dans la troupe des frères,
le modèle envié et craint par chacun. Dans l’acte de consommer, ils imposaient
désormais l’identification avec lui, chacun s’appropriait une part de sa force11. »
Cet épisode correspond également à la naissance du sentiment de culpabilité
« qui coïncide ici avec le repentir éprouvé en commun ». Ainsi, pour Antoine,
manger le père violent, c’est prendre sa force et, en contrepartie, « absorber »
10. R. Dorey, « Le désir d’em-
sa violence. Antoine évoque les failles de sa bienveillance lorsqu’il se retrouve prise » (1992), Revue fran-
face à « ses limites », notamment quand les élèves ne font pas ce qu’il attend çaise de psychanalyse, n° 5,
d’eux. Tout en ayant conscience de ce legs familial, il se refuse à le transmettre p. 1423-1432.
11. S. Freud, Totem et tabou
et cherche à emprunter une autre voie que celle balisée par son père. On peut (1913), Paris, Flammarion,
parler de contre-identification à la figure paternelle. 2015.
105
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
dévoratrice, qui ne permet la naissance que d’un enfant émasculé, totalement
bon, autrement dit sans désirs et sans vie13 ».
« Noyer » l’autre sous sa bienveillance, c’est neutraliser son désir, le
tuer symboliquement, et surtout, c’est exercer une autre forme d’emprise,
« perverse », qui favorise la relation duelle, non médiée, et ne permet à l’autre
d’exister qu’en « reflet14 ». La proposition ambivalente d’Antoine fait également
écho à « la double polarité du soi professionnel » évoquée par Blanchard-Laville :
« D’un côté une composante généreuse, altruiste, souvent dans un registre de
réparation, qui peut aller jusqu’à se manifester sous une forme masochiste, et, de
l’autre, une composante agressive, violente, voire sadique, qui peut conduire à des
passages à l’acte rompant le lien didactique15. »
« Noyer les enfants dans la bienveillance » apparaît comme une véritable
illustration du conflit généré par la prescription à la bienveillance, et des excès
auxquels elle peut conduire pour tenter de contenir la composante sadique de
12. R. Kaës, Fantasme et for- son identité professionnelle.
mation (1975), Paris, Dunod,
2007.
13. E. Enriquez, « Petite galerie Naissance du mot, ou Aphrodite émergeant de l’écume
de portraits de formateurs en
mal de modèle », Connexions, L’origine du mot comme point d’ancrage
n° 33, 1981.
14. R. Dorey, op. cit.
15. C. Blanchard-Laville, L’omniprésence d’un mot participe-t-elle à son invisibilisation ? Un mot
« Potentialités sadomaso- égrainé à l’excès peut-il voir son sens se déliter ? Est-on en train de tuer le mot
chistes chez l’enseignant dans
sa pratique », Connexions, bienveillance par son inscription dans le champ scolaire ? C’est ce que pense
n° 86, 2006, p. 103-119. Patrick Tudoret lorsqu’il écrit :
16. P. Tudoret, Petit traité
de bénévolence. Au-delà de « Là où la bienveillance n’est plus aujourd’hui qu’une coquille vide, expro-
la bienveillance, aimer pour priée de son sens par un long concassage de la langue, j’ai pour propos de (re)porter
agir, Paris, Tallandier, 2019. sur les fonts baptismaux l’antique et neuve bénévolence16. »
106
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
« Nous sommes, nous, absolument sûrs de la bienveillance et des faveurs
divines, et notre cœur reste froid, triste et sec ! »
L’homme doit s’en remettre à la bienveillance céleste qui n’appartient qu’à
Dieu. Pour l’humaniste Érasme, l’homme a un possible espace pour exprimer
son libre arbitre et participer à son salut.
Que dire alors quand un mot qui a tant partie liée avec la volonté se trouve
prescrit à un formateur ? Car le formateur, étymologiquement, est « ce qui donne
une forme, qui impose un ordre », et de donner comme exemple, là encore,
Dieu, « parfait architecte et absolu formateur de tout ce qui est ». On comprendra
l’aspect fascinant et même fantasmatique que peut exercer l’activité de forma-
tion. Se pose alors la question de la capacité du formateur à être bienveillant
17. E. Baumgartner, P. Ménard,
au-delà de sa bonne volonté car, selon Eugène Enriquez : Dictionnaire étymologique et
« Toute situation de formation est une situation dangereuse, où le mal rôde là historique de la langue fran-
où on croit édicter le bien, où la bonne volonté se heurte constamment à un désir çaise, Paris, lgf /Livre de
poche, 1996.
d’être le maître, maître à penser, maître de la vie des autres, de leurs désirs et de leur
18. https://www.littre.org/
développement20. » definition/bienveillance
Il semblerait que la volonté de bienveillance se heurte à des obstacles 19. L. Chalmel, « De la bien-
veillance en éducation. Évolu-
réels et symboliques qui prennent racine dans l’infantile du formateur. tion historique d’un concept et
des pratiques associées », Ques-
Des mots, les mêmes, et pourtant21… tions vives, n° 29, http://open-
edition.org/questionsvives/
3686
« Les mots à la mode peuvent devenir potentiellement dangereux parce qu’ils 20. E. Enriquez, op. cit.
21. M. Cifali, « Une approche
empêchent précisément de réfléchir et de comprendre comment nous les utilisons ; clinique délogée : contre-
ils finissent par créer de la destructivité alors qu’ils étaient censés protéger d’une coups », dans Les métiers de la
souffrance indue22. » relation malmenée. Répliques
cliniques, Paris, L’Harmattan,
Pour que les mots ne soient pas des coquilles vides, une boîte de Pandore 2012, p. 147-162.
désertée…, pour que le formateur, l’enseignant prenne la mesure de tout ce qui 22. Ibid.
107
Résumé
La bienveillance occupe depuis quelques années le devant de la scène. Le champ scolaire
n’y échappe pas. Discours et textes institutionnels en sont saturés. Une telle ubiquité
questionne : s’agit-il d’un « faire écran » ? La prescription à la bienveillance viendrait-
elle recouvrir conflits psychiques et fantasmes propres à la relation éducative ? Si le
mot survit à son martellement, ce n’est pas sans engager une réelle réflexion sur les
résonances singulières qu’il a pour les enseignants.
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
© Érès | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info par via IRTS de Lorraine - Nancy (IP: 77.128.153.9)
23. A. Vasquez, F. Oury,
De la classe coopérative à Mots-clés
la pédagogie institutionnelle, Bienveillance, mot, relation éducative, figure maternelle, approche clinique d’orienta-
Paris, Maspero, 1971. tion psychanalytique.
Journée Scientifique
JACQUES ANDRE
Samedi 16 mai 2020
9h30 - 17h30
Association du quartier Notre-Dame des Champs,
92 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris
AVEC
Catherine Chabert, Paul Denis, Amalia Giuffrida, Bernard de La Gorce,
Dominique Scarfone et Mi-Kyung Yi
108