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Bienveillance, un mot jeté à la mer ?

Stéphanie Frigout
Dans Le Coq-héron 2020/1 (N° 240), pages 102 à 108
Éditions Érès
ISSN 0335-7899
ISBN 9782749266930
DOI 10.3917/cohe.240.0102
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Stéphanie Frigout

Bienveillance, un mot jeté à la mer ?


« Une pierre jetée dans un étang provoque des ondes concentriques qui
s’élargissent à la surface, entraînant dans leur mouvement, à différentes distances et
avec des effets différents, le nénuphar et le roseau, la barquette en papier et le bouchon
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du pêcheur. Ces objets qui dormaient paisiblement chacun dans leur coin sont comme
rappelés à la vie, contraints à réagir, à entrer en rapport les uns avec les autres. […]
de la même façon, un mot jeté au hasard dans l’esprit produit des ondes en surface et
en profondeur, provoque une série infinie de réactions en chaîne, entraînant dans sa
chute sons et images, analogies et souvenirs, significations et rêves,
dans un mouvement qui concerne à la fois l’expérience et la mémoire,
l’imagination et l’inconscient, et qui se trouve compliqué du fait que l’esprit n’assiste
point passivement à la représentation, mais y intervient constamment pour accepter
et refuser, relier et censurer, construire et détruire. »
Gianni Rodari1

Bienveillance : un mot jeté au hasard ?

Les premières apparitions du mot bienveillance dans l’institution scolaire


sont venues me conforter dans l’importance à accorder au bien-être des enfants.
Invité dans tous les textes et discours institutionnels de l’école de la République,
d’abord de manière discrète et isolée, le mot bienveillance a fini par saturer les
propos et s’acoquiner avec une kyrielle de substantifs : relation, évaluation,
écrit, attitude… bienveillant(e). Un malaise est alors venu pondérer ce premier
élan enthousiaste. Il m’a été difficile de comprendre quel en était l’origine, et
surtout l’objet. Était-ce lié aux quelques formations sur « la gestion des compor-
tements », réduites à une série d’outils ou de dispositifs à appliquer, venues
étayer cette prescription à la bienveillance ? Un sentiment diffus d’imposture
et de culpabilité venait se superposer au beau projet de bienveiller. Quelle réso-
nance avait finalement ce mot dans la pratique de classe ou, plutôt, de ce que
l’institution en attendait ?
1. G. Rodari, Grammaire de
l’imagination, Saint-Germain- Au-delà de mon ressenti et même de la sphère scolaire, le mot bienveil-
du-Puy, Rue du monde, 1997. lance a rapidement occupé le devant de la scène médiatique. Les réactions en

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chaîne ont peu tardé : entre sympathisants convaincus et farouches oppo- Tuer les mots
sants qui dénonçaient un leurre politique ou une tentative de séduction pour
dissimuler la violence institutionnelle sous-jacente, le terme soulevait de vraies
interrogations.
Bienveillance, mot jeté au hasard ou mot choisi à dessein ? Quels effets
voulus, programmés mais aussi en sourdine, voire impensés, la prescription à la
bienveillance découlant de son institutionnalisation peut-elle avoir sur le sujet
enseignant et sur la relation éducative ?

Prescrire la bienveillance : miser sur une mer d’huile

« Une mer d’huile », expression qui tire son origine de la Grèce antique,
où l’on déversait de l’huile sur la mer. Étant connue pour son caractère non
miscible, l’huile restait en surface, créant une sorte de voile qui donnait une
impression de calme à la mer2.
Questionner l’expansion du mot bienveillance est d’autant plus néces-
saire quand on s’intéresse à son envers. L’injonction à la bienveillance masque-
rait-elle sadisme, violence et agressivité à l’œuvre dans et par l’institution école ?
Depuis quelques décennies, enquêtes et études scientifiques issues de champs
d’études variés viennent dire le mal-être et la souffrance des acteurs de l’école
que sont les élèves et les enseignants. Au sein de cette institution, F. Giust-
Desprairies évoque notamment une « crise identitaire professionnelle » traversée
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par les enseignants, du fait de « la prééminence accordée à l’individu ». Cette
prééminence les bouleverse car elle les confronte « à l’hétérogénéité indivi-
duelle, sociale, culturelle » de leurs élèves, et les expose en écho, surtout ceux en
difficulté, « à une pluralité interne du moi, tout particulièrement aux contenus
déniés qui touchent à l’ambivalence, au manque et à la vulnérabilité3 ».
Bienveillance : un mot pour panser les maux, pour lutter contre les
processus de désaffiliation à l’œuvre dans l’institution école ? Un mot pour
recouvrir, pour dissimuler la plaie ? La prescription à la bienveillance comme
un « faire écran » ? Le souvenir-écran freudien est un « souvenir infantile qui
se caractérise à la fois par sa netteté particulière et l’apparente insignifiance de
son contenu ». Il est « formation de compromis entre des éléments refoulés et la
défense4 ». Il serait alors possible de lire dans l’omniprésence de la bienveillance
un recouvrement des fantasmes refoulés.
Dans quelle place met-on les enseignants pour les soumettre à des pres-
criptions de mots-slogans sans travailler à leurs résonances, aux ondes qu’elles 2. J’associerai plus loin cette
provoquent en profondeur ? Le renforcement défensif des enseignants, pour se impression de calme, en sur-
face, à un « faire écran ».
prémunir de la conflictualité psychique pourtant inhérente à tout être humain, et 3. F. Giust-Desprairies, « Le
à la relation éducative elle-même, peut aboutir à « une objectivation des situa- mythe de l’école républicaine :
tions » et à « une relation déshumanisante avec les élèves5 ». une fondation identifiante
saturée », dans L’institution
en héritage : mythes de fonda-
Des ondes concentriques : bienveillance, un mot lancée à la mère ? tion, transmissions, transfor-
mations, Paris, Dunod, 2007,
p. 105-135.
Des entretiens cliniques de recherche 4. J. Laplanche et J.-B. Pon-
talis, Vocabulaire de la psy-
Particulièrement interpellée par ce que pouvait finalement recouvrir chanalyse (1967), Paris, Puf,
coll. « Quadrige », 2007,
pour chacun cette notion de bienveillance, j’ai décidé de m’appuyer p. 450-451.
sur l’« approche clinique d’orientation psychanalytique » pour ma recherche. 5. F. Giust-Desprairies, op. cit.

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Le Coq-Héron 240 En effet, si l’adage « Quand on veut, on peut » continue de faire autorité dans
le milieu de l’enseignement, il ne permet pas, comme le suggère C. Blanchard-
Laville, d’intégrer « la dimension du sujet inconscient et de ses conflits intra-
psychiques6 », ni d’interpréter ce qui se joue pour chacun, y compris à son insu,
sur la scène professionnelle. Cette approche n’a pas pour visée de « dévoiler des
faits ni d’atteindre une prétendue objectivité, mais de comprendre les processus
par lesquels l’expérience sociale fait sens pour le sujet individuel ou collectif 7 »,
et « de s’attarder auprès du singulier pour lui-même, en le reconnaissant dans
son épaisseur propre, sans renoncer pour autant à une certaine forme de géné-
ralisation ». Il n’est pas non plus question de se substituer au chercheur en
psychologie clinique à référence psychanalytique, mais bien de rester dans la
discipline « sciences de l’éducation », dont « les travaux cliniques, portent sur la
part professionnelle ou instituée des sujets enfants ou adultes concernés – élève,
enseignant, formateur8 ».
Ma recherche portant sur « un “vécu”, des points de vue subjectifs, des
ressentis, un “rapport à” quelque chose9 », j’ai fait le choix de « l’entretien
clinique de recherche », introduit par une consigne ouverte, qui invite les ensei-
gnants et formateurs à dire les résonances du mot bienveillance dans leur
vécu et pratiques professionnels.
Dans le cadre contraint de cet article et selon l’approche clinique choisie,
je propose quelques éléments d’analyse de l’entretien d’Antoine, en dépliant
notamment en quoi le mot bienveillance l’interpelle du côté des imagos
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parentales.

Environnement et absorption

Antoine est professeur des écoles en maternelle depuis longtemps, et


maître-formateur depuis peu. Dans son discours, les mots absorption et bien-
veillance sont sans cesse corrélés, j’ai donc entrepris de suivre et de confronter
les usages du mot absorption tout au long de l’entretien. Antoine en donne tout
d’abord une définition générale, liée aux idées de Maria Montessori : il faut
mettre à disposition des enfants un environnement riche qui leur permette de se
développer par « l’absorption ». Il glisse ensuite sur l’attitude que l’enseignant
doit adopter : si on a une attitude bienveillante, l’enfant sera bienveillant en
miroir : « Si on est bienveillant avec les enfants… tout petit… normalement,
6. C. Blanchard-Laville,
Malaise dans la formation c’est là qu’ils apprennent la bienveillance. » Il poursuit par une métaphore sur
enseignante, Paris, L’Har- laquelle je reviendrai : « il faut, euh, il faut n…, baigner voire noyer les enfants
mattan, coll. « Savoir et for- dans la bienveillance », pour mettre l’accent sur l’importance du rôle de l’ensei-
mation », 2000.
7. J. Barus-Michel, « Cli- gnant et, en creux, sur la rigueur à laquelle il doit se soumettre pour correspondre
nique et sens », dans J. Barus- à cette posture idéale. Antoine s’autorise ensuite à livrer des éléments person-
Michel, E. Enriquez, A. Lévy nels, notamment, ses difficultés parfois à être modélisant et la culpabilité qui
(sous la direction de), Voca-
bulaire de psychosociologie, en découle : « Oh là là, c’est pas comme ça qu’il fallait faire, ça y est, ils ont
Toulouse, érès. tout absorbé, ils ont tout absorbé (rires) ! Quelle catastrophe (rires) ! » Enfin,
8. B. Pechberty, F. Houssier, dans les deux derniers extraits, il ne parle plus de son rôle mais de ce qui l’a
P. Chaussecourte, Existe-t-il
une éducation suffisamment constitué en tant que personne : « Si je suis cohérent avec moi-même, euh,
bonne ?, Paris, In Press, 2013. je… je suis ce que j’ai absorbé dans l’enfance…, ça fait partie de moi donc…,
9. C. Yelnik, « L’entretien cli- et mes limites, elles sont là. » Je propose de mettre en regard cet extrait avec
nique de recherche en sciences
de l’éducation », Recherche un autre dans lequel Antoine revient sur une réunion à laquelle il a assisté en
et formation, n° 50, 2005. tant que formateur : « Je suis persuadé que tous ceux qui étaient dans l’amphi

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se disaient, de toute façon, moi, je suis bienveillant, tous [il s’anime], j’en suis Tuer les mots
persuadé, tous, par contre personne, enfin…, personne ne l’est, euh, personne ne
se pose la question de savoir comment on fait pour être bienveillant, qu’est-ce
que c’est que la bienveillance, comment on fait pour être bienveillant, c’est pas
quelque chose qui est inné puisqu’on a tous vécu dans un environnement ancien
plutôt pas très bienveillant, et…, et que oui, ça doit s’apprendre. » Comment
comprendre « personne ne l’est », et surtout, « on a tous vécu dans un envi-
ronnement ancien plutôt pas très bienveillant » ? Antoine généralise le propos
par l’usage de pronoms indéfinis. Est-il plus facile de se persuader que tout
le monde a vécu la même chose ? Quelles résurgences infantiles émergent par
le biais de la réflexion sur le signifiant bienveillance ? Le mot environnement,
déjà utilisé pour évoquer la classe comme un environnement à « absorber », est
encore présent dans cet extrait. Environnement de la classe et environnement
familial semblent de plus en plus intriqués.

Contre-identification à la figure paternelle

Au fil de l’entretien, Antoine livre davantage d’éléments qui révèlent « ses


limites » dans son métier d’enseignant et sa lutte pour les dépasser. Je propose
ici un extrait assez significatif : « Moi, j’ai très conscience que les limites que
j’ai, par exemple, quand je me fâche sur un enfant, quand je… voilà, j’impose de
façon autoritaire : tu t’assois ou, euh..., eh ben, c’est lié à mon vécu d’enfant… et
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donc, c’est parce que moi j’ai eu un papa, euh… pas malveillant, hein [silence],
mais autoritaire, voilà, disons que la solution, c’était pas la discussion, la
solution, c’était pas d’être modélisant en bienveillance, c’était d’imposer des
choses et du coup, ben, en tant qu’adulte on reproduit… on reproduit […] donc
moi, quelque part, je suis constitué de repères plutôt, euh, plutôt autoritaires,
voilà, et donc mes limites…, mes limites, elles sont dans ce que je suis, comment
j’ai été construit. » Antoine se refuse à dire que son père est malveillant même
si l’hésitation et le silence qui précèdent « autoritaire » laissent à penser le
contraire. Pourtant, se joue ici un conflit identificatoire. Pour Antoine, « ses
limites » sont le fruit de ses « absorptions » successives, premières, que sont
les identifications parentales. Sa « lutte » consiste à ne pas reproduire l’attitude
jugée trop autoritaire de son père, plutôt interprétable du côté de « l’emprise
obsessionnelle10 », dans le sens d’une imposition par la force qui laisse peu
d’espace à l’autre. Je propose une interprétation en référence au mythe freu-
dien qui relate le meurtre du père de la horde primitive par ses propres fils et le
« repas totémique » qui suivit :
« Le père originaire, violent, avait certainement été, dans la troupe des frères,
le modèle envié et craint par chacun. Dans l’acte de consommer, ils imposaient
désormais l’identification avec lui, chacun s’appropriait une part de sa force11. »
Cet épisode correspond également à la naissance du sentiment de culpabilité
« qui coïncide ici avec le repentir éprouvé en commun ». Ainsi, pour Antoine,
manger le père violent, c’est prendre sa force et, en contrepartie, « absorber »
10. R. Dorey, « Le désir d’em-
sa violence. Antoine évoque les failles de sa bienveillance lorsqu’il se retrouve prise » (1992), Revue fran-
face à « ses limites », notamment quand les élèves ne font pas ce qu’il attend çaise de psychanalyse, n° 5,
d’eux. Tout en ayant conscience de ce legs familial, il se refuse à le transmettre p. 1423-1432.
11. S. Freud, Totem et tabou
et cherche à emprunter une autre voie que celle balisée par son père. On peut (1913), Paris, Flammarion,
parler de contre-identification à la figure paternelle. 2015.

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Le Coq-Héron 240 L’identification à la figure maternelle : un recours

Les termes environnement et absorption ne sont pas neutres en psychana-


lyse, et sont associés le plus souvent à la figure maternelle. Ils sont également
très présents dans la pédagogie de Maria Montessori, qu’Antoine considère
comme un idéal professionnel : « Montessori, c’est l’idéal…, pour moi, intel-
lectuellement », ou encore, « elle est fabuleuse, cette dame-là ». La demande
institutionnelle de bienveillance est d’autant mieux reçue par Antoine qu’elle
l’éloigne de l’attitude paternelle et de l’anxiété à la reproduire dans sa relation
aux élèves. Pourtant, dans quelle mesure, finalement, cette injonction n’auto-
rise-t-elle pas Antoine à s’identifier à la figure maternelle de manière parfois
excessive, comme une autre façon d’exercer une forme d’emprise ? Il insiste
notamment sur la nécessité de « baigner, voire [de] noyer les enfants dans la
bienveillance ». Kaës évoque la possible « identification du formateur à la femme
enceinte12 », et sa fantasmatique liée à « la non-mise au monde » de l’être en
formation, qui viendrait faire écho à la métaphore de la noyade. Garder l’être
en soi, c’est ne pas vouloir vivre l’épreuve de la séparation, c’est « conserver,
à l’état informe, non différencié, asexué, l’être en formation », et c’est aussi,
en conséquence, refuser « dans la césure, de laisser apparaître le tiers – le
monde, le père – auquel l’être en formation est destiné à se trouver confronté ».
Enriquez nomme « l’accoucheur » le formateur qui tend à s’identifier « à la
bonne mère nourricière », qui dissimule « la mère archaïque, toute-puissante,
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dévoratrice, qui ne permet la naissance que d’un enfant émasculé, totalement
bon, autrement dit sans désirs et sans vie13 ».
« Noyer » l’autre sous sa bienveillance, c’est neutraliser son désir, le
tuer symboliquement, et surtout, c’est exercer une autre forme d’emprise,
« perverse », qui favorise la relation duelle, non médiée, et ne permet à l’autre
d’exister qu’en « reflet14 ». La proposition ambivalente d’Antoine fait également
écho à « la double polarité du soi professionnel » évoquée par Blanchard-Laville :
« D’un côté une composante généreuse, altruiste, souvent dans un registre de
réparation, qui peut aller jusqu’à se manifester sous une forme masochiste, et, de
l’autre, une composante agressive, violente, voire sadique, qui peut conduire à des
passages à l’acte rompant le lien didactique15. »
« Noyer les enfants dans la bienveillance » apparaît comme une véritable
illustration du conflit généré par la prescription à la bienveillance, et des excès
auxquels elle peut conduire pour tenter de contenir la composante sadique de
12. R. Kaës, Fantasme et for- son identité professionnelle.
mation (1975), Paris, Dunod,
2007.
13. E. Enriquez, « Petite galerie Naissance du mot, ou Aphrodite émergeant de l’écume
de portraits de formateurs en
mal de modèle », Connexions, L’origine du mot comme point d’ancrage
n° 33, 1981.
14. R. Dorey, op. cit.
15. C. Blanchard-Laville, L’omniprésence d’un mot participe-t-elle à son invisibilisation ? Un mot
« Potentialités sadomaso- égrainé à l’excès peut-il voir son sens se déliter ? Est-on en train de tuer le mot
chistes chez l’enseignant dans
sa pratique », Connexions, bienveillance par son inscription dans le champ scolaire ? C’est ce que pense
n° 86, 2006, p. 103-119. Patrick Tudoret lorsqu’il écrit :
16. P. Tudoret, Petit traité
de bénévolence. Au-delà de « Là où la bienveillance n’est plus aujourd’hui qu’une coquille vide, expro-
la bienveillance, aimer pour priée de son sens par un long concassage de la langue, j’ai pour propos de (re)porter
agir, Paris, Tallandier, 2019. sur les fonts baptismaux l’antique et neuve bénévolence16. »

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Je ne partage pas le dessein de restaurer la bénévolence en lieu et place Tuer les mots
de la bienveillance, car ce qui se dégage des entretiens, c’est la difficulté de se
situer, de trouver sa place par rapport à un mot auquel sont attachées des inter-
prétations fortes mais non élaborées. Le seul moyen, peut-être, de s’éviter le
meurtre du mot, n’est-il pas de revenir au moment où il entre dans l’eau, avant
même sa dissolution dans les ondes concentriques ? Un retour sur origine ?
e
Le mot bienveillance apparaît au xii siècle. Le dictionnaire étymologique
et historique de la langue française 17 nous apprend qu’il est dérivé du radical
de « bienveillant », sur le modèle du latin benevolentia, et signifie « disposition
à vouloir du bien ». Le radical « bienveillant » est lui-même composé de bien
et de voillant, veillant, ancien participe présent de vouloir, d’après le latin
classique bene volens, « bienvoulant », « qui veut du bien, favorable ». Rappeler
la place du verbe « vouloir » dans la construction du mot est loin d’être anodin.
Selon le Littré, le terme apparaît pour la première fois dans Le roman de la rose :
« Amitié est nommée l’une : C’est bonne volenté commune De gens entr’eus
sans descordance selon la Dieu benivoillance18. » Le mot bienveillance est ici
référé à Dieu. Loïc Chalmel évoque dans un article comment le terme sera au
centre d’une controverse, quelques siècles plus tard, entre Luther et Érasme, à
propos de la notion de libre arbitre. Pour Luther, le salut de l’homme dépend
de la seule bienveillance de Dieu, « vouloir le bien d’autrui n’est pas de l’ordre
des désirs humains, mais de celui des finalités divines19 » et de citer Luther :
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« Nous sommes, nous, absolument sûrs de la bienveillance et des faveurs
divines, et notre cœur reste froid, triste et sec ! »
L’homme doit s’en remettre à la bienveillance céleste qui n’appartient qu’à
Dieu. Pour l’humaniste Érasme, l’homme a un possible espace pour exprimer
son libre arbitre et participer à son salut.
Que dire alors quand un mot qui a tant partie liée avec la volonté se trouve
prescrit à un formateur ? Car le formateur, étymologiquement, est « ce qui donne
une forme, qui impose un ordre », et de donner comme exemple, là encore,
Dieu, « parfait architecte et absolu formateur de tout ce qui est ». On comprendra
l’aspect fascinant et même fantasmatique que peut exercer l’activité de forma-
tion. Se pose alors la question de la capacité du formateur à être bienveillant
17. E. Baumgartner, P. Ménard,
au-delà de sa bonne volonté car, selon Eugène Enriquez : Dictionnaire étymologique et
« Toute situation de formation est une situation dangereuse, où le mal rôde là historique de la langue fran-
où on croit édicter le bien, où la bonne volonté se heurte constamment à un désir çaise, Paris, lgf /Livre de
poche, 1996.
d’être le maître, maître à penser, maître de la vie des autres, de leurs désirs et de leur
18. https://www.littre.org/
développement20. » definition/bienveillance
Il semblerait que la volonté de bienveillance se heurte à des obstacles 19. L. Chalmel, « De la bien-
veillance en éducation. Évolu-
réels et symboliques qui prennent racine dans l’infantile du formateur. tion historique d’un concept et
des pratiques associées », Ques-
Des mots, les mêmes, et pourtant21… tions vives, n° 29, http://open-
edition.org/questionsvives/
3686
« Les mots à la mode peuvent devenir potentiellement dangereux parce qu’ils 20. E. Enriquez, op. cit.
21. M. Cifali, « Une approche
empêchent précisément de réfléchir et de comprendre comment nous les utilisons ; clinique délogée : contre-
ils finissent par créer de la destructivité alors qu’ils étaient censés protéger d’une coups », dans Les métiers de la
souffrance indue22. » relation malmenée. Répliques
cliniques, Paris, L’Harmattan,
Pour que les mots ne soient pas des coquilles vides, une boîte de Pandore 2012, p. 147-162.
désertée…, pour que le formateur, l’enseignant prenne la mesure de tout ce qui 22. Ibid.

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Le Coq-Héron 240 se joue sur la scène professionnelle, pour qu’il puisse composer avec les mots
et leur envers, il apparaît primordial de ne pas tuer les mots mais de les faire
renaître sans cesse, de s’en étonner, toujours, et de lutter contre ceux qui tentent
aujourd’hui de nous persuader que tout est question de volonté consciente et
assumée.
Si la difficulté à être bienveillant est inavouable, ou si elle n’est pas méta­­
bolisée, quelle issue reste-t-il au sujet enseignant pour composer avec ses
ressentis et ses affects ? Les réponses sont variées et oscillent entre culpabi-
lité et agression introjectées, retournées contre soi ou, quand les ressentis
sont trop insoutenables, projetées sur l’autre. Selon Aïda Vasquez et Fernand
Oury, « l’inconscient est dans la classe et parle… Mieux vaut l’entendre que
le subir23 ». Il ne s’agit donc pas de penser l’éviction d’un mot mais plutôt de
réfléchir aux dispositifs de type clinique les plus pertinents, afin de travailler aux
résonances de ce mot et de son envers, en s’intéressant plus particulièrement au
sujet engagé dans sa pratique professionnelle et à sa quête inconsciente.

Résumé
La bienveillance occupe depuis quelques années le devant de la scène. Le champ scolaire
n’y échappe pas. Discours et textes institutionnels en sont saturés. Une telle ubiquité
questionne : s’agit-il d’un « faire écran » ? La prescription à la bienveillance viendrait-
elle recouvrir conflits psychiques et fantasmes propres à la relation éducative ? Si le
mot survit à son martellement, ce n’est pas sans engager une réelle réflexion sur les
résonances singulières qu’il a pour les enseignants.
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23. A. Vasquez, F. Oury,
De la classe coopérative à Mots-clés
la pédagogie institutionnelle, Bienveillance, mot, relation éducative, figure maternelle, approche clinique d’orienta-
Paris, Maspero, 1971. tion psychanalytique.

Journée Scientifique
JACQUES ANDRE
Samedi 16 mai 2020
9h30 - 17h30
Association du quartier Notre-Dame des Champs,
92 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris

LA MÈRE, L’AMANTE, LA MORT


DIALOGUER AVEC JACQUES ANDRE

Journée organisée par


Isée Bernateau, Jocelyne Malosto, Benoît Verdon et Mi-Kyung Yi

AVEC
Catherine Chabert, Paul Denis, Amalia Giuffrida, Bernard de La Gorce,
Dominique Scarfone et Mi-Kyung Yi

Renseignements et inscriptions : grpc.asso@ gmail.com

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