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Elle court, elle court la rumeur

Entretien avec Pascal Froissart, Propos recueillis par Vincent Grégoire


Dans Sens-Dessous 2011/2 (N° 9) , pages 83 à 91
Éditions Éditions de l'Association Paroles
ISSN 1951-0519
DOI 10.3917/sdes.009.0083
© Éditions de l'Association Paroles | Téléchargé le 27/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 212.83.188.195)

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Elle court, elle court la rumeur

Entretien avec Pascal Froissart1


Propos recueillis par Vincent Grégoire

Il paraît vain de chercher à définir la rumeur de


manière scientifique. Comme le souligne Pascal
Froissart dans cet entretien, les discours sur les
rumeurs ne sont pas moins irrationnels que les rumeurs
elles-mêmes.

Et les rumeurs se distinguent


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davantage par leurs déplacements
que par leurs contenus lesquels sont
le plus souvent interchangeables...
Finalement, n’y a-t-il pas autant de
fantasmes sur les rumeurs qu’il y en
a en elles ?

Sens-Dessous — Dans vos travaux vous déplacez le questionnement de la ru-


meur comme fait vers la rumeur comme objet de discours et de connais-
sance. Pouvez-vous évoquer les présupposés de cette objectivation ?
Pascal Froissart — L’étude de la rumeur constitue une porte d’entrée privi-
légiée pour étudier la conception que nous avons de la société, bien da-
vantage que la circulation elle-même de l’information. En effet, prendre
une rumeur à son origine et suivre son déroulé, son déplacement, est

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aléatoire et dépend des moyens que l’on y met : si on est un juge d’ins-
truction, les moyens pour tracer une rumeur sont aisés à dégager, sur-
tout à l’heure de l’électronique ; si on est un simple particulier, cela a
moins de sens ! En revanche l’idée même de rumeur, son surgissement,
son saisissement par l’Université, par l’Académie, par la science en gé-
néral est quelque chose de tout à fait intéressant : elle révèle des pro-
blèmes posés par notre société moderne, dans ou en dehors des médias
d’ailleurs. à ce titre, il est intéressant de constater que le concept de ru-
meur a une histoire qui ne recoupe pas l’histoire du mot, que les deux se
sont dissociés à un moment donné. Disons que le mot existe depuis tou-
jours quasiment, et dans presque toutes les langues. Il désigne un en-
semble de bruit très confus, très sourds, très différents dans leur origine.
On voit également que le mot rumeur s’ap-
proche du « on-dit » et du « qu’en dira-t-
on », et que, partout, il est synonyme de
« réputation », dans le lexique grec comme
dans le lexique latin. Effectivement, dans la
langue française d’aujourd’hui, on peut en-
core utiliser l’un pour l’autre relativement fa-
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cilement. Mais il y a eu une cassure, une
surprise. Quelque chose s’est passé au début
du xxe siècle. Selon mes hypothèses, on peut
remonter précisément à 1902, date de publi-
cation d’un texte princeps. On trouvera peut-être des textes antérieurs,
mais disons qu’en 1902 la première théorie scientifique de la rumeur voit le
jour, fondée sur une évidence, ou même au-delà de l’évidence, sur quelque
chose de l’ordre du… jeu d’enfant. Oui, il s’agit de ce que l’on appelle le
« jeu du téléphone », ce jeu du « passe à ton voisin » qu’on voit dans toutes
les colonies de vacance, et qui est très drôle, très efficace, et qui marche si
bien qu’on le pratique désormais dans tous les cours universitaires liés de
près ou de loin à la représentation du fonctionnement de la société. Le mé-
rite de Louis William Stern, auteur de ce texte en 1902, et par là créateur
(involontaire) du concept moderne de rumeur, est d’avoir « scientificisé »
ce concept, normalisé la procédure de diffusion-déformation de l’informa-
tion, de l’avoir écrite, d’en avoir fait des petites fiches.
à partir de ce moment-là, il n’y a plus eu un cours de psychologie so-
ciale, ou de psychologie ou de sociologie, dans lequel on ne réalise l’ex-
périence du « jeu du téléphone », transmuté en expérience scientifique
par le seul discours scientifique qui l’accompagne. Dés lors, c’est tou-

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jours mon hypothèse, le mot change de registre. à partir du moment où


il se voit doté d’une armure de chiffres, d’une carapace scientifique, le
concept se voit doté d’une autre acception. Il acquiert le sens que nous
lui connaissons : la rumeur est objectivée, la rumeur acquiert des pou-
voirs propres comme l’attestent les expressions : « la rumeur tue », « la
rumeur détruit », etc. à cela s’ajoute une idée très péjorative, très néga-
tive, de la rumeur (liée à l’irrémédiable attrition de détails au cours du jeu
du téléphone), tandis que le terme de réputation peut endosser encore
les deux valeurs. Voilà donc la grande cassure de 1902. Dans mes textes,
j’ai pu ensuite retracer le chemin passionnant du concept à travers le
xxe siècle et jusqu’aujourd’hui.

En ce qui concerne les présuppo-


sés qui nous permettent de penser
la rumeur aujourd’hui, je crois
qu’il faut replacer dans son
époque ce qui se passe en 1902 : à
la même époque, on « crée » la
psychologie expérimentale, bar-
dée de protocoles de recherche ; on invente également la linguistique, et
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la sociologie (certes plus ancienne mais qui s’arme, se dote, de nombreux
concepts nouveaux à ce moment-là). C’est l’époque bénie d’une utopie
scientifique forte, du positivisme, d’une croyance dans le progrès, plus
forte que jamais. Or il est intéressant de voir que l’intérêt pour la rumeur
accompagne fidèlement le positivisme des sciences sociales, des sciences
humaines. On le voit très bien avec le concept de « foule » développé une
vingtaine d’années auparavant par Gustave Le Bon, qui n’avait pas de
scrupules à théoriser la foule comme une entité d’abord féminine, l’acca-
blant de fantasmes de faiblesse et d’inculture, qu’on peut violer à l’envie,
qu’on peut manipuler à merci. Bien entendu, la rumeur en devient le pa-
rangon, la preuve ultime : « Vous voyez bien que l’on vit dans une société
atomisée puisque la rumeur circule, et circule malgré nous, et nous pul-
vérise. Nous ne sommes rien face à elle, face au discours social... ». C’est
un raisonnement tautologique (la rumeur s’appuie sur la foule qui s’ap-
puie sur la rumeur), mais c’est diablement efficace, et ça « prend ». Non
sans l’aide de la psychanalyse, qui naît à la même époque : là encore, la
rumeur sert de pierre de touche, en tout cas dans sa version socio-psy-
chanalytique. Carl G. Jung va laisser s’installer l’idée que la rumeur est la
parole du corps social, une parole cachée, et que derrière toute parole ex-
plicite et, somme toute, derrière toute rumeur se cache un deuxième sens,
un sens caché à découvrir, à interpréter, à analyser. On a là un présup-

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posé très fort qui explique pourquoi, encore aujourd’hui, on voit des ana-
lyses en forme de « clé des songes » : si telle rumeur circule, c’est pour ce
qu’elle révèle des fantasmes de notre société, du refoulé, de l’inconscient
collectif. Et souvent on vous sert alors une théorie peu éloignée du sens
commun, qui en vaut généralement une autre, et qui n’est vraie que parce
que la personne qui la donne le croit.

S.-D. — Iriez-vous jusqu’à dire qu’il n’y a rien derrière la rumeur ?


P. F. — Non. C'est-à-dire que de manière évidente le phénomène lui-même
existe. Mais le phénomène qui a été modélisé et théorisé n’a rien à voir
avec le phénomène que l’on peut voir dans la société. Par exemple
(exemple ancien mais c’est la même chose pour des histoires plus ré-
centes) Paul McCartney était donné mort à la fin des années 1960. On
avait des preuves : il suffisait de retourner tel disque, de l’écouter à
l’envers, de regarder l’étiquette ou telle page page de magazine en
transparence ; elles étaient là, les
preuves que l’idole avait été rempla-
cée par un sosie, que le complot était
total. Très bien tout cela. Mais ce qui
ne laisse de me surprendre, ainsi que
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certains de mes collègues, c’est que
tous les jeunes de l’époque avaient les
mêmes infos, et tournaient le même disque au même moment, et écou-
taient la même chanson à l’envers, etc. C’est pourtant l’inverse exac-
tement de ce que le jeu du téléphone prévoyait, non ? Pas d’attrition
des détails au cours du temps : et alors, quoi ? On voit bien qu’il y a eu
d’autres phénomènes qui se sont mis en place. Qui se mettent en place
au moment de la diffusion des rumeurs, phénomènes qui ne sont pas
uniquement psychosociaux, mais bien aussi sociologiques et surtout
médiatiques. Bref, les rumeurs circulent bien, je n’en disconviens pas,
mais toutes les théories dont on dispose ou du moins la plupart de ces
théories s’appuient sur un modèle qui est totalement dépassé, celui du
« bouche à oreille » dans une société primitive a-médiatique. C’est une
vue de l’esprit. Plus personne ne croit au « bouche à oreille », même
sur le Web : les phénomènes de diffusion sont dorénavant inévitables
(car la société est telle qu’elle est, médiatique dans son essence désor-
mais) et il faut les prendre en compte. Il ne faut pas lutter contre le
concept de rumeur, mais plutôt contre le modèle dominant qui tend à
simplifier le fonctionnement de nos sociétés complexes, à le réifier, à le
métaphoriser.

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S.-D. — De plus, le modèle dominant postule que le corps social est un. Cela
pose-t-il problème ?
P. F. — Voilà, exactement, et ça c’est encore un présupposé épouvantable. Si le
corps social était un, alors la France serait une, et elle n’aurait pas an-
nexé la Savoie, et elle n’aurait pas pu laisser l’Algérie, département fran-
çais de l’époque, prendre son indépendance. Un corps ne peut pas
s’agréger ni se désagréger ; un corps est un corps. Or une société ne peut
pas être métaphorisée comme un corps : ce serait une sottise.

S.-D. — Selon vous sur le web il n’y a qu’une différence de degré et non de na-
ture dans le phénomène de la rumeur. Mais qu’en est-il de ce que vous ap-
pelez les « images rumorales » ?
P. F. — Si on élargit le concept de rumeur aux images, on parvient à cette idée
d’« image rumorale », cet ensemble d’images qui circulent dans les ré-
seaux électroniques, trafiquées ou non, drôles ou non, d’actualité ou non.
On est tenté de croire que le Web invente là quelque chose de nouveau.
C’est vrai, les « images circulantes » sont récentes dans les sociétés : mais
il faut remonter au moins à l’imprimerie dont la généralisation leur donne
une impulsion évidente ; auparavant, les images populaires étaient confi-
nées à l’orfèvrerie, à quelques œuvres d’art, à quelques enluminures ré-
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currentes. Quand, plusieurs siècles plus tard, le Web redonne une jeunesse
à la circulation des images, on ne doit pas oublier cette antériorité. La dif-
férence réside donc peut-être moins dans le principe que dans la réalisa-
tion. Oui, aujourd’hui, on peut faire circuler des objets iconiques de la
même manière et aussi facilement que des objets de discours. C’est fasci-
nant. Mais, des images comme cela, il en circulait auparavant. Dans l’un
de mes papiers, j’ai reproduit l’une de ces images populaires, intitulée
« Ours et taureau à mort », où est représentée une lutte à mort entre des
chasseurs, leurs chiens et un ours : elle circulait au xVIIIe et aurait été
tirée, dit-on, à un million d’exemplaires ; un million ! On ne peut pas dire
que c’est une petite diffusion. Ça n’avait pas beaucoup d’intérêt « intel-
lectuel » mais, en même temps, c’était très porteur de signification. Nos
grands-pères et grands-mères se repassaient cette image-là, en évoquant
les pays lointains, leurs mœurs sauvages, leur instinct de chasse… Sans
doute n’y a-t-il pas de lien direct avec Internet mais cela permet de se rap-
peler qu’il a toujours circulé des images.
Prenons également les images pieuses : leur histoire est très peu écrite mais
elle est intéressante, parce que c’est vraiment un pan de la circulation des
représentations qui s’est développé par ce biais-là. Ainsi pour le Christ : sa
forme, son apparence, sa pilosité, sa nudité ; toute l’esthétique populaire

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religieuse est tributaire de la circulation des images pieuses, surtout à par-


tir du xIxe quand les images pieuses ont connu une embellie (en même
temps d’ailleurs que les images d’Épinal !) grâce aux nouveaux outils de
production de la presse industrielle. Tout d’un coup, au moment où l’im-
primerie a pu se libérer de la typographie pure et de la gravure, dès qu’on
a pu par exemple faire de la simili-gravure, le marché s’est amplifié. En fait,
c’est un peu la même chose qu’on découvre avec le Web : peu d’innovation
de rupture mais un développement immédiat et important du marché.

S.-D. — En même temps, quand on reçoit des images sur le Web, le sens n’est
pas unilatéral. Quand on les renvoie à quelqu’un, on laisse une espèce d’in-
détermination qui était, me semble-t-il, moins présente avec les exemples
des images pieuses ou les images d’Épinal ?
P. F. — Ce n’est pas si sûr. Au xIxe siècle comme aujourd’hui, les images qui
circulaient pouvaient être perçues autant comme des images de vérité
que comme des représentations métaphoriques ou idéelles. Déjà à
l’époque, les couleurs étaient passées, les dessins déjà naïfs ! Je ne veux
pas dire qu’elles étaient prises pour des clichés photographiques ou des
représentations fidèles, mais pour certains, elles « représentaient »
quelque chose de beaucoup plus fort que simplement une idée ou une
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image. C’était LA sainte telle qu’elle avait été et pas seulement telle
qu’on se la représentait. Bref, l’indétermination dont vous parlez, nos
grands-pères et grands-mères ont dû la connaître, et s’interroger comme
nous le faisons sur la nature des images… Dans les études (qu’on trouve
sur Internet) que j’ai menées sur ces images, on voit que des sites de ré-
férence se sont piqués de prendre en charge cette interrogation. Vrai,
faux, peut-être : des diagnostics sont portés sur les images qui circulent
sur Internet. Et pourtant, au total, rien n’est simple : un tiers des images
rumorales sont truquées ; un tiers sont vraies, où rien n’a été changé ; et
un tiers n’ont pas été falsifiées mais affublées d’une légende fausse. Entre
ces trois options, l’indétermination dont vous parlez est assez grande.

S.-D. — Pour revenir à l’apparition de la rumeur au début du xxe siècle comme


objet, liée au concept de foule, ne peut-on pas penser que c’est lié à la
crainte de la société démocratique qu’expriment certains penseurs de
l’époque ? Quel lien peut-on faire entre la démocratie de masse et le sta-
tut de la rumeur ?
P. F. — Méfions-nous du sens du mot « démocratie ». La démocratie athé-
nienne qui lui sert de modèle ne convoquait guère que 10 % des habi-
tants de la cité aux élections, que des hommes, pas de femmes, pas
d’esclaves, personne qui ne soit lui-même fils de citoyens. C’était donc

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une vision de la démocratie très particulière ! Comme toute notion, la


démocratie ne recouvre que les éléments qu’on y met.
Revenons aux début des années 1900, qui voient apparaître d’un côté la
rumeur et la foule, et de l’autre une forme de démocratie plus représen-
tative et moins autoritaire. Il est tentant en effet de faire un lien entre les
deux, comme si l’un était le repoussoir de l’autre. Il est vrai que Le Bon
était très nostalgique de l’Empire et des gouvernements autoritaires
(sans toutefois être à proprement parler un anti-démocrate). Il est avéré
également que les premiers travaux sur la rumeur portaient le sceau de
recherches policières, en « psychologie judiciaire ». Tout cela laisse à pen-
ser en effet que l’un s’est opposé à l’autre, que la conceptualisation d’une
rumeur « transcendant » les sujets, « négative » par essence, et sans
contrôle s’oppose à un sujet rationnel et informé, pouvant se gouverner
lui-même, et réguler même ses tendances centrifuges… (Et tout cela sans
aucun rapport avec la circulation des rumeurs elles-mêmes, qui existent
en tout temps, quel que soit le régime, puisque couplées avec les infor-
mations, officielles ou non !)

S.-D. — Quelle relation y a-t-il entre la rumeur et la notion d’un espace public
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ou chaque idée, chaque hypothèse, chaque image même, est mise en dis-
cussion, exposée à la critique ?
P. F. — L’idée de rumeur s’appuyant sur l’idée d’une masse de sujets indiffé-
renciés et atomisés, ne répond pas en effet à l’idée d’un peuple composé
de citoyens éclairés, qui n’est pas « massif » en ce sens qu’il est structuré
soit en classes sociales, en catégories socioprofessionnelles, en genres, en
âges etc. Ainsi, notre démocratie a beau être « massive », nous savons
tous que le vote des jeunes n’est pas le vote des vieux, le vote des femmes
celui des hommes. Le « peuple français », c’est une illusion ; le peuple,
c’est la conjonction de milliers de petites structures, catégories, sous-ca-
tégories, réseaux… C’est l’ensemble qui fait l’illusion d’une parole
unique : ainsi en 2007 n’est-ce pas le peuple français qui a voté Sarkozy,
mais un certain pourcentage, trois points au-dessus de la moitié ; l’illu-
sion fait oublier que ce n’est donc qu’une tendance (certes majeure !) et
qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main l’ensemble de détermi-
nants sociaux, économiques, etc., comme on le fait avec la rumeur.

S.-D. — Pour finir pouvez-vous préciser ce que la notion de déplacement ap-


porte au questionnement sur la rumeur ?
P. F. — Le déplacement est un trait majeur de la rumeur, en ce que la rumeur
se définit davantage par son déplacement que par son contenu. Le

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contenu en effet est souvent interchangeable, au point qu’on qualifie in-


différemment une histoire de rumeur, de légende urbaine, ou de fait di-
vers ; pour l’affaire DSK de 2011, on a d’abord parlé de rumeur mais on
aurait pu en traiter sous l’angle du fait divers, ou sous l’angle de l’ac-
tualité politique. Dans la définition de la rumeur, c’est donc moins le
contenu que le déplacement, la diffusion qu’on diagnostique.
L’une des marques du déplacement des rumeurs est particulièrement in-
téressante à étudier : c’est la coupure de presse. Quand vous ouvrez un
livre sur la rumeur, 60 % des références renvoient à des articles de jour-
naux ou à d’autres livres. Mais très rares sont les témoignages directs,
pourtant plus proches du concept de « bouche à oreille » original. Cela
veut dire que ceux qui étudient la rumeur s’appuient sur la trace de la ru-
meur plus que sur la rumeur elle-même : la notion de déplacement est
une illustration de la difficulté qu’on a à faire apparaître ou à retracer la
circulation et le déplacement du sens ou la signification d’un objet de
discours quelconque à l’intérieur d’un société.
En fait, on n’arrive pas à situer autrement la rumeur qu’en lui trouvant
des traces. C’est aussi… poétique que problématique car, bien évidem-
ment, le journalisme n’est pas quelque chose de neutre ; le métier est
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complexe : il y a des intérêts capitalistiques puissants (en langage com-
mun, on dira qu’il y a « urgence ») qui font qu’on ne peut rapporter la
réalité aussi objectivement qu’on le veut. Un phénomène très fort de sé-
lection des faits rapportés se met en place. Ainsi les études sur le fait di-
vers montrent-elles bien cette sélection très forte, et qu’on note comme
fait divers des histoires et des récits qui semblent toucher à l’« univer-
sel ». D’autres récits apparaissent trop localisés, trop conjoncturels, et
sont occultés pour ce qu’ils n’intéressent pas « tout le monde » (je pense
à ce fameux texte de Barthes sur le fait divers et l’universel2). Ce n’est pas
obligatoire, ce n’est pas une généralité à laquelle il faut tenir trop fort,
mais c’est bien une tendance que l’on voit à l’œuvre dans la production
des faits divers. C’est finalement pour cela que l’on peut lire des fait di-
vers écrits il y a vingt ans et qu’ils restent tout aussi « croustillants » à
nos dents : le fait divers a été sélectionné jadis pour qu’on ait l’impres-
sion qu’ils révèlent quelque chose sur la nature humaine. Ils ont été iso-
lés parmi un ensemble de récits possibles, en fonction d’une achronie
(sans temps) et d’une utopie (sans lieu) supputées. Au total, à se fier à la
trace laissée par le fait divers, on aurait davantage un portrait des es-
poirs d’une époque que le constat « objectif » des déviances contempo-
raines. Ainsi en est-il des rumeurs : à ne penser la rumeur que par le

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déplacement des vagues à la surface de la mer informationnelle, on ne


voit que l’écume de nos contemporains, leur souci de l’exactitude, leur
envie de la certitude, leur défiance du prochain. Quand on étudie de près
les rumeurs pour ce qu’elles circulent, on observe au contraire une forte
détermination du système médiatique : jamais une rumeur ne circule
mieux que lorsque les médias la démentent, preuve si besoin en est de ce
jeu paradoxal du vrai qui diffuse le faux, du sensé qui fait la publicité de
l’insensé… Voilà. La boucle est bouclée. La rumeur se définit par son dé-
placement, par sa diffusion, avant de se laisser saisir par son contenu ou
ses locuteurs. Et si cette idée de déplacement est toujours opérante, elle
est toujours problématique : à partir de combien de déplacements, à par-
tir de combien de relais, obtient-on une rumeur ? Mille, cent, dix ? On
pressent bien que, dans un couple, il ne peut pas y avoir de rumeur ; on
rirait de penser qu’il y en ait dans un quintet ! Mais, dans un jury d’as-
sises, que Gustave Le Bon prenait déjà pour une « foule », n’y aurait-il
pas déjà des rumeurs ; horreur ! Nous voilà retombés dans le paradoxe de
Mégare, du nom de cette école de philosophes de la Grèce antique, qui po-
sait la question sur l’innombrable et le dénombrable : à partir de combien
de grains de blé avons-nous un tas (ou dans le sens inverse, combien de
cheveux faut-il enlever à un chauve pour qu’il le devienne – oui, la phi-
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losophie de l’époque pouvait se faire avec le sourire) ? Eh bien, nous na-
geons toujours dans la même indétermination.

1. Pascal Froissart est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Uni-


versité de Paris 8.
2. Roland Barthes, (1962) 1964. « Structure du fait divers ». In Essais critiques. Paris : Seuil, coll. « Tel
quel ».

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