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Catherine Coquery-Vidrovitch
Daniel Rivet
Dans Afrique & histoire 2009/1 (vol. 7), pages 321 à 330
Éditions Verdier
ISSN 1764-1977
ISBN 9782864325826
DOI 10.3917/afhi.007.0321
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Daniel Rivet
Daniel Rivet, anciennement professeur d’histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est l’auteur
de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire du Maghreb à l’époque coloniale.
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près le passé que ses collègues néo-positivistes et avec les mêmes outils d’investi-
gation. On pourrait donner d’autres exemples d’historiens du parti (je ne dis pas
« de » parti) qui faisaient leur métier sans soumettre les faits à leur prisme téléolo-
gique : pour le Maghreb, je pense à la thèse si probe scientifiquement d’Annie Rey,
consacrée au Royaume arabe de Napoléon III 1. Il y avait donc bien des historiens
marxistes et de surcroît communistes qui ne jouaient pas avec l’abc du métier
d’historien. Ce qui m’autorise à souligner que je ne me livre pas à je ne sais trop
quelle chasse rétrospective aux sorcières, qu’il eut été plus élégant, plus courageux
de livrer sur le champ et non post 1989.
Je maintiens donc que les Ageron, Brunschwig, Girardet étaient des francs-ti-
reurs suspects et qu’ils ne donnaient pas le « la » de la mise en écriture de l’époque
coloniale. Excepté l’Institut d’histoire des pays d’outre-mer à Aix (par ailleurs
versé dans une histoire économique au petit point), la mise en place d’unités de
recherche, l’ouverture de chantiers thématiques et la définition de problémati-
ques relevaient d’historiens appartenant peu ou prou à la mouvance marxiste. Je
ne récuse pas en bloc leur compétence, non plus leur honnêteté intellectuelle. Je
n’oublie pas l’atmosphère post soixante-huitarde déhiérarchisée et chaleureuse qui
enveloppait le travail intellectuel à l’orée des années 1970. Mais je ne tire pas un
trait non plus sur l’orgueilleuse assurance d’être dans le sens de l’histoire, d’être
seuls à en comprendre la teneur et à en expliquer la finalité dont les intellectuels
marxistes étaient imbus. Bourdieu et Foucault livraient en renfort des catégories
analytiques pour conforter cette mentalité de croyants, ce complexe de supério-
rité de ceux qui savent (enfin de ceux qui croient savoir, par opposition à ceux
qui seulement savent qu’ils croient). Bourdieu et Foucault donc pour penser plus
sophistiqué, plus actuel.
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1. A. Rey-Goldzeiger (1977).
2. H. Brunschwig (1960).
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Hilferding et Lénine ont pris un sacré coup de vieux, il n’en reste pas moins que
les travaux de Jacques Thobbie 3 et Jean Bouvier 4 ne sont nullement démonétisés.
La thèse de Jacques Marseille ne marque aucunement un « point presque final » à
cet axe de recherche, n’en déplaise à Catherine Coquery étrangement indulgente
pour un ancien marxiste qui a changé de croyance, mais non de régime du croire,
en passant au tout libéralisme. Un marxisme agnostique effectivement peut servir
d’outil cognitif éclairant. Le Marx en particulier qui analyse l’Inde sous contrôle
britannique et que nous révélait alors Miklos Molnar 5 : bien loin de l’icône barbue
momifiée de nos historiens antialthussériens c’est vrai, mais tout autant scolasti-
ques. C’est bien d’ailleurs une historienne de l’école de pensée issue du marxisme
et à la sensibilité anticolonialiste déclarée qui fut la seule à donner la place qu’il
mérite au fait colonial dans la collection « Nouvelle Histoire de France » alors
lancée au Seuil : Madeleine Réberioux qui, dans Une France radicale ?, sut si bien
penser ensemble la poussée concomitante du nationalisme et du colonialisme au
début du xxe siècle. À n’en pas douter, la mise entre parenthèses de la colonisa-
tion par la plupart des historiens dans les années 1960-1970, leur hexagonalisme
entêté et obtus contribuèrent à accroître la mainmise des chercheurs marxistes sur
l’analyse du fait colonial. Les victimes consentantes des mésaventures de la dialec-
tique trouvaient dans la sphère coloniale de quoi se réassurer que l’instrument de
pensée tenait la route malgré le stalinisme. Les autres historiens voulaient oublier
les blessures de la décolonisation et pensaient paresseusement la France sans son
passé colonial. Il ne faut pas chercher plus loin le succès de l’explication marxiste
de cette histoire. L’aphasie de nos collègues centrés sur l’histoire européenne nous
stupéfiait et nous livrait désarmés intellectuellement à la fratrie des marxistes et
progressistes (en particulier les compagnons de pensée issus du catholicisme de
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3. J. Thobie (1978).
4. J. Bouvier (1974).
5. M. Molnar (1975).
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4) Caser les grands ensembles du Tiers Monde (on ne parlait pas encore de
« mondes extra-européens ») dans un mode de production spécifique. Partir du
mode de production asiatique (on disait le M.P.A. pour faire chic) ou détacher
une variante de mode de production esclavagiste ou féodal esquissée par Marx
et bricoler son mode de production. Catherine Coquery a-t-elle oublié qu’elle
inventa un « mode de production africain » dont le schématisme contraste avec ce
qu’écrivaient à l’époque des ethnologues tels que Marcel Griaule, Roger Bastide ou
Michel Leiris ? Comme pour la définition du couple colonialisme/impérialisme, le
centre d’études et de recherches marxistes fut le laboratoire initial de cette combi-
natoire ajustant pièce par pièce les sociétés du Tiers Monde à la grille de lecture
marxiste (Lénine étant ici suspect avec son dégoût de l’asiatchina qui hypothéquait
selon lui la révolution soviétique). Bien sûr, le débat était très tendu entre compa-
gnons de mode de pensée. Entre René Galissot et Lucette Valensi, il y eut, autour
de 1968, une belle controverse pour savoir si le mode de production au Maghreb
était militaire ou archaïque. Au Maroc, l’écho m’en parvenait amplifié, magnifié.
La recherche du mode de production adéquat tournait à la quête des origines et à
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ligence de l’histoire. Ce qui relevait d’une joute entre esprits scolastiques à Paris
était reçu, transcrit, réinterprété à Rabat dans des termes saturés de religiosité. Un
jour peut-être, écrirai-je cet accueil de la vulgate marxiste à l’université marocaine
et comment elle donna lieu à un phénomène tenant mi de la tariqa (confrérie), mi
du populisme à la façon russe des années 1870. On sait à quelle tragédie elle donna
lieu : l’écrasement féroce du mouvement Ilal Amam. Je ne soutiens nullement que
le maoïsme à la manière de Tel quel initié par Philippe Sollers ou le « mode de
production tributaire » de Samir Amin furent directement responsables de l’en-
trée en révolution de la jeunesse arabe post naqsa (1967). J’affirme seulement que
le mode de penser l’histoire véhiculé par les marxistes de cette époque instilla un
lexique, diffusa des schémas de pensée, sécréta une attente qui constituèrent le
niveau de base de la pensée politique de toute une (lumpen ou non) intelligentsia
dans le Tiers Monde. J’ai enregistré, à la fin des années 1970, combien certains,
avant de passer à l’islamisme ou bien de se rendre au régime, eurent le sentiment
d’être abandonnés au milieu du gué par nos marxistes désenchantés et édulcorés,
lorsque se produisit, sur ce versant de la Méditerranée, le glissement d’époque que
l’on sait dans le courant des années 1980.
Ce climat intellectuel armé par la pensée marxiste qui imprégnait les recherches
en cours dans les seventies interdit d’en parler avec cette espèce de légèreté enjouée
qui donne le ton au papier de Catherine Coquery. Oui, les historiens non marxistes
avaient de quoi s’inquiéter des simplifications meurtrières que la doxa d’époque
produisait sur des esprits vulnérabilisés par le choc des cultures. Non, ce n’était pas
là une joute un peu académique, une fête galante de l’esprit. J’ai vu à Rabat, puis
à Lyon, des étudiants prendre au sérieux le mode de pensée marxiste à la manière
des années post soixante-huit, opérer des choix de vie radicaux, s’embarquer dans
des aventures dont certains ne sont jamais revenus. Et ce n’est pas en leur faisant
lire les Possédés de Dostoïevski qu’on pouvait leur faire opérer le retournement
réflexif sur soi qui permet d’échapper au vertige autodestructeur saisissant ceux
qui se cognent contre le principe de réalité et passent à l’extrémisme nihiliste…
Et moi-même je constate que mon article le mieux reçu à cette époque concédait
à l’esprit du temps en faisant le procès de la fondation de l’école du protectorat
au Maroc dans des termes qui flirtaient avec la terminologie marxisante teintée de
bourdieusisme 7. Pour avoir un écho (jusque dans Le Monde !), il fallait chanter la
petite musique qui entêtait médias, appareils politiques et lieux académiques. Ce
constat est d’une très grande actualité…
Et puis je voudrais aussi insister sur les impasses où conduisait la doxa et le
temps perdu pendant ces années où le marxisme faisait encore figure d’horizon
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7. D. Rivet (1976).
8. L. Massignon (1959).
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de la doxa) pas plus qu’ils n’étaient nous et que nous avions à apprendre à nous
envisager comme l’autre de l’autre, pour paraphraser G.H. Gadamer.
C’est bien dans cette direction que s’étaient engagés au Maroc les chercheurs
anglo-saxons : Ernest Gellner qui se retranchait dans une zaouïa de montagne
pour relire le couple antagonique État/société rebelle (makhzan/siba), Dale
F. Eickelman qui regardait à Boujad de très près comment s’opère la transmission
du savoir religieux chez les lettrés de base, Clifford Geertz qui observait à la loupe
(la fameuse think description) le souk de Sefrou, etc. Je puis témoigner du tir de
barrage qui fut infligé aux thèses de E. Gellner présentées avec brio à Rabat par
Raymond Jamous en 1969 à propos d’une recherche en cours portant sur une tribu
du Rif central : j’en eus le souffle coupé. Marxistes ou progressistes de tout poil
s’en donnèrent à cœur joie dans un élan de chauvinisme scientifique où jouaient
de vieux compagnonnages progressistes noués à Paris au feu de la décolonisation.
De même puis-je témoigner qu’au G.E.R.M. (groupe d’études et de recherches
sur le Maghreb) parrainé par Charles-André Julien, l’essai de John Waterbury
Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite fut l’objet, en
1975, d’un rejet unanime, pire : d’une mise à mort épistémologique (j’esquissai
une protestation, mais je manquais tellement d’assurance, ne me rattachant à
aucune école de pensée, intimidé par l’assurance incroyable d’avoir raison de mes
aînés). Or cet ouvrage conserve trente ans plus tard toute sa force explicative pour
démonter le système de cour et son mode d’assemblage par Hassan II.
Je n’ironiserai pas sur la trajectoire ultérieure des adeptes de la doxa des sixties et
du début des années 1970. L’un d’entre eux a tenu bon jusqu’au bout à Vincennes
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9. D. Rivet (1972).
10. Repris dans Signes, recueil d’articles paru chez Gallimard en 1960 ; M. Merleau-Ponty (1960).
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nébuleuse influente et vibrionnent dans les médias. Quelques uns sont passés à
l’aristocratie scientifique dont le centre de gravité se situe à l’intérieur d’un triangle
Princeton/Paris/Berlin et dont la langue de travail est l’anglais. Une réunion
des rescapés du G.E.R.M. des années 1975-1976 ne manquerait pas de piquant.
G. Flaubert pas mort : on nagerait dans l’ambiance de l’Éducation sentimentale
lorsque se retrouvent, longtemps après, les protagonistes passés par 1848. Et cela
ne me fait pas rire car je ne peux que déplorer l’abîme intellectuel qui s’est creusé
entre nos partenaires d’outre-méditerranée et nous et le formidable ressentiment
qui s’accumule contre nous là-bas, en Afrique et au Moyen Orient. La question
de l’obtention des visas matérialise et symbolise cette perte du contact. Elle devrait
être le plus petit commun dénominateur entre nous tous, par delà nos positions
dans l’archipel des chercheurs oeuvrant sur les Suds contemporains.
Références
Bouvier Jean, « Les traits majeurs de l’impérialisme français », Le Mouvement social, n° 86,
1974, p. 3-24 ; repris dans Jean Bouvier et René Girault, L’impérialisme français d’avant
1914, Paris, Éditions Mouton, 1976.
Brunschwig Henri, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français (1870-1914), Paris,
Armand Colin, 1960.
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