Vous êtes sur la page 1sur 10

Post-scriptum aux souvenirs des années 1960-1980 de

Catherine Coquery-Vidrovitch
Daniel Rivet
Dans Afrique & histoire 2009/1 (vol. 7), pages 321 à 330
Éditions Verdier
ISSN 1764-1977
ISBN 9782864325826
DOI 10.3917/afhi.007.0321
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-afrique-et-histoire-2009-1-page-321.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Verdier.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)
Questions
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)
Post-scriptum aux souvenirs des années 1960-1980
de Catherine Coquery-Vidrovitch

Daniel Rivet

D ans le dernier numéro d’Afrique & histoire, Catherine Coquery Vidrovitch


procède, sous couvert de souvenirs, à une bien étrange reconstruction du paysage
historiographique dans lequel se murent les chercheurs sur le fait colonial au cours
des années 1960-1980. J’ai de l’estime et de la sympathie pour l’œuvre scienti-
fique et la personne de la mémorialiste. Cela ne me dispense pas de réagir contre
la manière pour le moins cavalière dont elle lisse ses souvenirs et euphémise le
dogmatisme des débats d’époque. Je ne retrouve nullement dans ce texte l’esprit
du début des années 1970, lorsque je débarquai en Marie-Louise dans le territoire
des historiens oeuvrant sur notre passé colonial. L’hégémonie scientifique exercée
par la pensée marxiste léniniste y est congédiée de façon renversante pour qui a
gardé la mémoire vive de ces années où tant d’intellectuels passèrent au tourniquet

Afrique & histoire, 2009, no 7


du parti communiste et de ses dissidences gauchistes.
En effet, ce texte opère presque dans le consensuel et lime toutes les aspérités
faisant que cela frottait, que cela cristallisait un point d’inquiétude pour ceux qui
n’adhéraient pas à la doxa et n’usaient point de la grille de lecture marxiste comme
d’un ouvre-boîte universel. Catherine Coquery se prémunit contre les objections
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


de ceux qui ne sont pas sur sa longueur d’onde en signalant l’existence d’histo-
riens chevronnés opérant en dehors de l’in group des marxistes (ou progressistes
barbouillés de marxisme) : Charles-Robert Ageron, Henri Brunschwig, Raoul
Girardet. Mais elle omet de spécifier qu’il s’agissait alors pour elle d’adversaires
(je ne dis pas d’« ennemis ») idéologiques traités soit de néo-positivistes, soit de
nostalgiques de la colonisation. Surtout rabat-elle sur ses prédécesseurs en marxo-
logie le fait d’avoir été contaminés par la vulgate stalinienne et minimise-t-elle la
position dominatrice (et par entraînement accusatrice) des historiens appartenant
à la mouvance marxisante.
Jean Fremigacci rappelle à juste titre quelques pages plus loin, dans le même
numéro, que Jean Suret Canal (à qui Catherine Coquery fait porter injustement
seul le fardeau de la langue de bois stalinienne) savait opérer l’« analyse concrète
d’une situation concrète » pour retourner au jargon d’époque : disséquer d’aussi

Daniel Rivet, anciennement professeur d’histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est l’auteur
de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire du Maghreb à l’époque coloniale.
Daniel Rivet 324

près le passé que ses collègues néo-positivistes et avec les mêmes outils d’investi-
gation. On pourrait donner d’autres exemples d’historiens du parti (je ne dis pas
« de » parti) qui faisaient leur métier sans soumettre les faits à leur prisme téléolo-
gique : pour le Maghreb, je pense à la thèse si probe scientifiquement d’Annie Rey,
consacrée au Royaume arabe de Napoléon III 1. Il y avait donc bien des historiens
marxistes et de surcroît communistes qui ne jouaient pas avec l’abc du métier
d’historien. Ce qui m’autorise à souligner que je ne me livre pas à je ne sais trop
quelle chasse rétrospective aux sorcières, qu’il eut été plus élégant, plus courageux
de livrer sur le champ et non post 1989.
Je maintiens donc que les Ageron, Brunschwig, Girardet étaient des francs-ti-
reurs suspects et qu’ils ne donnaient pas le « la » de la mise en écriture de l’époque
coloniale. Excepté l’Institut d’histoire des pays d’outre-mer à Aix (par ailleurs
versé dans une histoire économique au petit point), la mise en place d’unités de
recherche, l’ouverture de chantiers thématiques et la définition de problémati-
ques relevaient d’historiens appartenant peu ou prou à la mouvance marxiste. Je
ne récuse pas en bloc leur compétence, non plus leur honnêteté intellectuelle. Je
n’oublie pas l’atmosphère post soixante-huitarde déhiérarchisée et chaleureuse qui
enveloppait le travail intellectuel à l’orée des années 1970. Mais je ne tire pas un
trait non plus sur l’orgueilleuse assurance d’être dans le sens de l’histoire, d’être
seuls à en comprendre la teneur et à en expliquer la finalité dont les intellectuels
marxistes étaient imbus. Bourdieu et Foucault livraient en renfort des catégories
analytiques pour conforter cette mentalité de croyants, ce complexe de supério-
rité de ceux qui savent (enfin de ceux qui croient savoir, par opposition à ceux
qui seulement savent qu’ils croient). Bourdieu et Foucault donc pour penser plus
sophistiqué, plus actuel.
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


Il m’apparaît bien que les années 1968-1976 furent quadrillées par quatre types
d’opérations scientifiques où la mouvance marxiste jouait le rôle de dynamo et,
conjointement, de tour de contrôle.
Questions

1) Relire ou plutôt déconstruire l’héritage scientifique légué par la science colo-


niale. À mon sens, ce fut l’apport le moins contestable de ces années sous le signe
de la table rase. Je me limiterai ici à citer Le mal de voir coordonné par Henri
Monniot, actes d’un colloque qui surpasse de très haut les laborieuses mises à plat
des représentations et des outils cognitifs légués par notre passé colonial auxquelles
se livre aujourd’hui l’équipe de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (J. Fremiggaci
dit cela avec plus de force que moi dans le même numéro).

2) Situer et penser le couple colonisation/impérialisme contemporain. Si nombre


de contorsions pour sauver des griffes acérées d’Henri Brunschwig 2 Hobson,

1. A. Rey-Goldzeiger (1977).
2. H. Brunschwig (1960).
325 Post-scriptum aux souvenirs des années 1960-1980 de Catherine Coquery-Vidrovitch

Hilferding et Lénine ont pris un sacré coup de vieux, il n’en reste pas moins que
les travaux de Jacques Thobbie 3 et Jean Bouvier 4 ne sont nullement démonétisés.
La thèse de Jacques Marseille ne marque aucunement un « point presque final » à
cet axe de recherche, n’en déplaise à Catherine Coquery étrangement indulgente
pour un ancien marxiste qui a changé de croyance, mais non de régime du croire,
en passant au tout libéralisme. Un marxisme agnostique effectivement peut servir
d’outil cognitif éclairant. Le Marx en particulier qui analyse l’Inde sous contrôle
britannique et que nous révélait alors Miklos Molnar 5 : bien loin de l’icône barbue
momifiée de nos historiens antialthussériens c’est vrai, mais tout autant scolasti-
ques. C’est bien d’ailleurs une historienne de l’école de pensée issue du marxisme
et à la sensibilité anticolonialiste déclarée qui fut la seule à donner la place qu’il
mérite au fait colonial dans la collection « Nouvelle Histoire de France » alors
lancée au Seuil : Madeleine Réberioux qui, dans Une France radicale ?, sut si bien
penser ensemble la poussée concomitante du nationalisme et du colonialisme au
début du xxe siècle. À n’en pas douter, la mise entre parenthèses de la colonisa-
tion par la plupart des historiens dans les années 1960-1970, leur hexagonalisme
entêté et obtus contribuèrent à accroître la mainmise des chercheurs marxistes sur
l’analyse du fait colonial. Les victimes consentantes des mésaventures de la dialec-
tique trouvaient dans la sphère coloniale de quoi se réassurer que l’instrument de
pensée tenait la route malgré le stalinisme. Les autres historiens voulaient oublier
les blessures de la décolonisation et pensaient paresseusement la France sans son
passé colonial. Il ne faut pas chercher plus loin le succès de l’explication marxiste
de cette histoire. L’aphasie de nos collègues centrés sur l’histoire européenne nous
stupéfiait et nous livrait désarmés intellectuellement à la fratrie des marxistes et
progressistes (en particulier les compagnons de pensée issus du catholicisme de
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


gauche).

3) Réinterpréter l’anticolonialisme du PCF de la guerre du Rif à celle d’Al-


gérie. Ici l’affaire tournait au psychodrame entre générations : celle qui avait vécu
les affres de la décolonisation et celle qui s’affirmait dans la foulée de mai 1968.
On voyait les protagonistes de cette bagarre à haute teneur symbolique ajoutée
s’empoigner pour savoir quand et pourquoi le PCA avait décroché de l’Étoile
Nord Africaine et lire à la loupe grossissante des motions et résolutions de congrès,
des consignes de permanents : saga épique pour les uns parce qu’à contre-courant
de l’opinion, honteuse rémanence d’européocentrisme pour les autres. Ce qui se
jouait dans l’instant entre communistes (critiques ou non) et gauchistes (antiauto-
ritaires ou bolcheviks exagérés) était projeté 50 ou 40 ans en arrière. Contre la loi
du Père (le parti), de jeunes effrontés se soulevaient et résolvaient leur oedipe en

3. J. Thobie (1978).
4. J. Bouvier (1974).
5. M. Molnar (1975).
Daniel Rivet 326

surjouant rétrospectivement les débats de l’entre-deux-guerres. Ils se donnaient le


beau rôle : celui de l’éternel rebelle lucide avant tous les autres. La figure du grand-
père ayant connu Sultan Galiev au congrès de Bakou (Charles-André Julien)
servait de caution pour ébranler les pères. Et les sujets coloniaux dans cette affaire ?
Quasi introuvables dans l’aventure du parti, ils disparaissaient à la trappe, alors
que, pourtant, on se faisait traiter d’« européocentrique » dès qu’on faisait une
communication fondée sur des sources coloniales a priori suspectes, pour ne pas
dire sales.

4) Caser les grands ensembles du Tiers Monde (on ne parlait pas encore de
« mondes extra-européens ») dans un mode de production spécifique. Partir du
mode de production asiatique (on disait le M.P.A. pour faire chic) ou détacher
une variante de mode de production esclavagiste ou féodal esquissée par Marx
et bricoler son mode de production. Catherine Coquery a-t-elle oublié qu’elle
inventa un « mode de production africain » dont le schématisme contraste avec ce
qu’écrivaient à l’époque des ethnologues tels que Marcel Griaule, Roger Bastide ou
Michel Leiris ? Comme pour la définition du couple colonialisme/impérialisme, le
centre d’études et de recherches marxistes fut le laboratoire initial de cette combi-
natoire ajustant pièce par pièce les sociétés du Tiers Monde à la grille de lecture
marxiste (Lénine étant ici suspect avec son dégoût de l’asiatchina qui hypothéquait
selon lui la révolution soviétique). Bien sûr, le débat était très tendu entre compa-
gnons de mode de pensée. Entre René Galissot et Lucette Valensi, il y eut, autour
de 1968, une belle controverse pour savoir si le mode de production au Maghreb
était militaire ou archaïque. Au Maroc, l’écho m’en parvenait amplifié, magnifié.
La recherche du mode de production adéquat tournait à la quête des origines et à
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


la définition de soi. Comme le « marxisme objectif » d’Abdallah Laroui en version
savante pour la haute intelligentsia 6, elle fournissait, en version plébéienne pour
des étudiants de dernière année ou déjà en troisième cycle, la clé d’accès à l’intel-
Questions

ligence de l’histoire. Ce qui relevait d’une joute entre esprits scolastiques à Paris
était reçu, transcrit, réinterprété à Rabat dans des termes saturés de religiosité. Un
jour peut-être, écrirai-je cet accueil de la vulgate marxiste à l’université marocaine
et comment elle donna lieu à un phénomène tenant mi de la tariqa (confrérie), mi
du populisme à la façon russe des années 1870. On sait à quelle tragédie elle donna
lieu : l’écrasement féroce du mouvement Ilal Amam. Je ne soutiens nullement que
le maoïsme à la manière de Tel quel initié par Philippe Sollers ou le « mode de
production tributaire » de Samir Amin furent directement responsables de l’en-
trée en révolution de la jeunesse arabe post naqsa (1967). J’affirme seulement que
le mode de penser l’histoire véhiculé par les marxistes de cette époque instilla un
lexique, diffusa des schémas de pensée, sécréta une attente qui constituèrent le
niveau de base de la pensée politique de toute une (lumpen ou non) intelligentsia

6. A. Laroui (1967 : 139-157).


327 Post-scriptum aux souvenirs des années 1960-1980 de Catherine Coquery-Vidrovitch

dans le Tiers Monde. J’ai enregistré, à la fin des années 1970, combien certains,
avant de passer à l’islamisme ou bien de se rendre au régime, eurent le sentiment
d’être abandonnés au milieu du gué par nos marxistes désenchantés et édulcorés,
lorsque se produisit, sur ce versant de la Méditerranée, le glissement d’époque que
l’on sait dans le courant des années 1980.
Ce climat intellectuel armé par la pensée marxiste qui imprégnait les recherches
en cours dans les seventies interdit d’en parler avec cette espèce de légèreté enjouée
qui donne le ton au papier de Catherine Coquery. Oui, les historiens non marxistes
avaient de quoi s’inquiéter des simplifications meurtrières que la doxa d’époque
produisait sur des esprits vulnérabilisés par le choc des cultures. Non, ce n’était pas
là une joute un peu académique, une fête galante de l’esprit. J’ai vu à Rabat, puis
à Lyon, des étudiants prendre au sérieux le mode de pensée marxiste à la manière
des années post soixante-huit, opérer des choix de vie radicaux, s’embarquer dans
des aventures dont certains ne sont jamais revenus. Et ce n’est pas en leur faisant
lire les Possédés de Dostoïevski qu’on pouvait leur faire opérer le retournement
réflexif sur soi qui permet d’échapper au vertige autodestructeur saisissant ceux
qui se cognent contre le principe de réalité et passent à l’extrémisme nihiliste…
Et moi-même je constate que mon article le mieux reçu à cette époque concédait
à l’esprit du temps en faisant le procès de la fondation de l’école du protectorat
au Maroc dans des termes qui flirtaient avec la terminologie marxisante teintée de
bourdieusisme 7. Pour avoir un écho (jusque dans Le Monde !), il fallait chanter la
petite musique qui entêtait médias, appareils politiques et lieux académiques. Ce
constat est d’une très grande actualité…
Et puis je voudrais aussi insister sur les impasses où conduisait la doxa et le
temps perdu pendant ces années où le marxisme faisait encore figure d’horizon
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


indépassable de notre temps. Le courant de pensée hégémonique de l’époque (qui,
non sans toupet, dénonçait l’« idéologie dominante » à tout va) nous rendait tous
aveugles sur l’intérieur des sociétés colonisées. En particulier, en nous occultant
l’importance du fait religieux : au mieux réduit à une ressource symbolique pour
continuer à être soi-même sous l’occupation coloniale. Qui, parmi nous, au seuil
des années 1970 lisait, travaillant sur le Maghreb, les travaux du père Demersemaan
dans la revue tunisoise Ibla ruisselant d’intelligence phénoménologique sur la
religion des gens ? Qui, pour comprendre ce qui faisait tenir les « hommes de
la broussaille » (Paul Mus) dans la steppe et la montagne d’Algérie, avait lu ce
que Massignon affirmait en 1955 dans son prémonitoire article sur la « poussée de
l’Islam » : que les maquisards « shéhadent » et « jihadent » soulevés par l’injonction
coranique : « Fais-moi sortir de la cité injuste 8 » ? Jacques Berque lui-même faisait
dans le récital tiers-mondiste dans Dépossession du monde, lui qui sut si bien nous
expliquer plus tard que nous n’étions pas eux (pan sur l’universalisme dogmatique

7. D. Rivet (1976).
8. L. Massignon (1959).
Daniel Rivet 328

de la doxa) pas plus qu’ils n’étaient nous et que nous avions à apprendre à nous
envisager comme l’autre de l’autre, pour paraphraser G.H. Gadamer.

C’est bien dans cette direction que s’étaient engagés au Maroc les chercheurs
anglo-saxons : Ernest Gellner qui se retranchait dans une zaouïa de montagne
pour relire le couple antagonique État/société rebelle (makhzan/siba), Dale
F. Eickelman qui regardait à Boujad de très près comment s’opère la transmission
du savoir religieux chez les lettrés de base, Clifford Geertz qui observait à la loupe
(la fameuse think description) le souk de Sefrou, etc. Je puis témoigner du tir de
barrage qui fut infligé aux thèses de E. Gellner présentées avec brio à Rabat par
Raymond Jamous en 1969 à propos d’une recherche en cours portant sur une tribu
du Rif central : j’en eus le souffle coupé. Marxistes ou progressistes de tout poil
s’en donnèrent à cœur joie dans un élan de chauvinisme scientifique où jouaient
de vieux compagnonnages progressistes noués à Paris au feu de la décolonisation.
De même puis-je témoigner qu’au G.E.R.M. (groupe d’études et de recherches
sur le Maghreb) parrainé par Charles-André Julien, l’essai de John Waterbury
Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite fut l’objet, en
1975, d’un rejet unanime, pire : d’une mise à mort épistémologique (j’esquissai
une protestation, mais je manquais tellement d’assurance, ne me rattachant à
aucune école de pensée, intimidé par l’assurance incroyable d’avoir raison de mes
aînés). Or cet ouvrage conserve trente ans plus tard toute sa force explicative pour
démonter le système de cour et son mode d’assemblage par Hassan II.

Je n’ironiserai pas sur la trajectoire ultérieure des adeptes de la doxa des sixties et
du début des années 1970. L’un d’entre eux a tenu bon jusqu’au bout à Vincennes
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


mué en Saint-Denis. Marxiste critique enfin allégé du poids du socialisme réel,
il travaille toujours sur le croisement du mouvement ouvrier et du mouvement
national au Maghreb et n’a rien perdu de son intransigeance doctrinale. D’autres
Questions

se sont social-démocratisés et découvrent depuis peu que la colonisation fut un


phénomène ambigu. Dès mon premier article dans la revue dominicaine Lumière
et vie en 1972 9, j’opinais qu’elle fut un phénomène ambivalent. J’enregistre avec
satisfaction qu’au terme de leur équipée intellectuelle ils m’ont rejoint sur ma
ligne de départ. Je leur demande seulement de ne pas s’attribuer la paternité d’un
diagnostic qu’on trouvait déjà chez Germaine Tillion, vilipendée en 1961 par
Pierre Nora, Paul Mus ignoré par les non spécialistes de l’Indochine et plus encore
Maurice Merleau Ponty (voir la leçon de lucidité historique qu’il prodiguait à
chaud à ses contemporains de retour de Madagascar en 1959 10). D’autres signent et
persistent sur un registre qui emprunte aux post-colonial studies, version tellement
affadie, banalisée de l’anticolonialisme à la Memmi ou Fanon. Ils constituent une

9. D. Rivet (1972).
10. Repris dans Signes, recueil d’articles paru chez Gallimard en 1960 ; M. Merleau-Ponty (1960).
329 Post-scriptum aux souvenirs des années 1960-1980 de Catherine Coquery-Vidrovitch

nébuleuse influente et vibrionnent dans les médias. Quelques uns sont passés à
l’aristocratie scientifique dont le centre de gravité se situe à l’intérieur d’un triangle
Princeton/Paris/Berlin et dont la langue de travail est l’anglais. Une réunion
des rescapés du G.E.R.M. des années 1975-1976 ne manquerait pas de piquant.
G. Flaubert pas mort : on nagerait dans l’ambiance de l’Éducation sentimentale
lorsque se retrouvent, longtemps après, les protagonistes passés par 1848. Et cela
ne me fait pas rire car je ne peux que déplorer l’abîme intellectuel qui s’est creusé
entre nos partenaires d’outre-méditerranée et nous et le formidable ressentiment
qui s’accumule contre nous là-bas, en Afrique et au Moyen Orient. La question
de l’obtention des visas matérialise et symbolise cette perte du contact. Elle devrait
être le plus petit commun dénominateur entre nous tous, par delà nos positions
dans l’archipel des chercheurs oeuvrant sur les Suds contemporains.

Un dernier mot (très succinct) pour expliquer pourquoi le marxisme, malgré


sa force de séduction, ne m’ébranla point. C’est la littérature qui m’a appris que le
réel ne peut jamais être mis en système, qu’il est irréductible à toute interprétation
univoque. Dans Guerre et Paix de Tolstoï j’ai réalisé, lycéen en classe de première,
que l’histoire n’est pas une science, mais d’abord un récit, une fresque, un drame.
En lisant, en 1972, Le pavillon des cancéreux de Soljenitsyne j’ai trouvé confirma-
tion de cette intuition première. Tout récemment la lecture du Docteur Jivago m’a
recentré une nouvelle fois sur le rapport entre individu et histoire et sur le sujet
broyé par le malheur historique. Pour comprendre le mal colonial (et peut-être
en guérir), nous ne disposons pas, je crois, de l’équivalent de la littérature russe si
attentive au sujet historique qui tient debout dans la tourmente parce qu’il n’est pas
un « être-pour-la mort », mais « contre-la-mort », pour m’inspirer de E. Lévinas.
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


Je crois que la littérature universelle, parce qu’elle nous oblige à regarder là où cela
fait mal tout en nous arrachant à notre bulle narcissique franco-centrée, peut nous
apprendre à sentir et à dire le drame que fut la colonisation. Tellement mieux que
la conceptualisation gaucho-marxisante ivre de son discours et capturant ce qu’elle
entend si faiblement sourdre du réel pour confirmer a posteriori ce qu’elle sait déjà
a priori. C’est souvent un grand roman qui nous apprend ce que nous cherchons.
L’effet de dépaysement procuré qu’il nous imprime, la sortie de soi qu’il exige
nous fait changer de registre de perception et entrer avec un autre regard dans ce
passé colonial dont l’inquiétante étrangeté ne cesse de nous interroger.

Références
Bouvier Jean, « Les traits majeurs de l’impérialisme français », Le Mouvement social, n° 86,
1974, p. 3-24 ; repris dans Jean Bouvier et René Girault, L’impérialisme français d’avant
1914, Paris, Éditions Mouton, 1976.
Brunschwig Henri, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français (1870-1914), Paris,
Armand Colin, 1960.
Daniel Rivet 330

Laroui Abdallah, L’idéologie arabe, Paris, Éditions François Maspero, 1967.


Massignon Louis, « La poussée de l’Islam », Opera Minora, 1959, t. I, p. 325-368.
Merleau-Ponty Maurice, Signes, Paris, Éditions Gallimard, 1960.
Molnar Miklos, Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Gallimard, Collection
« Idées », 1975.
Rey-Goldzeiger Annie, Le Royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III. 1861-1870,
Alger : SNED, 1977.
Rivet Daniel, « Contre-histoire et projet de libération de l’avenir », Lumière et vie, juillet 1972,
n° 108, p. 30-45.
Rivet Daniel, « École et colonisation : la politique de Lyautey au début des années 1920 »,
Cahiers d’histoire, 1976, t. XX, p. 173-197.
Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme français dans l’empire ottoman (1895-1914), Paris,
Publications de la Sorbonne, Imprimerie nationale, 1978.
© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)

© Verdier | Téléchargé le 01/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.106.172.159)


Questions

Vous aimerez peut-être aussi