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LE ROMAN DE LA DÉSAFFILIATION

À propos de Tristan et Iseut

Robert Castel

Gallimard | « Le Débat »

1990/4 n° 61 | pages 155 à 167


ISSN 0246-2346
ISBN 9782070720460
DOI 10.3917/deba.061.0155
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-debat-1990-4-page-155.htm
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Robert Castel

Le roman de la désaffiliation
À propos de Tristan et Iseut

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et Iseut la
reine. Écoutez comment à grand’joie à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui
par elle, elle par lui1. »
Je voudrais éviter, autant que faire se peut, de surinterpréter une nouvelle fois ce mythe dont la
fascination accompagne au long des siècles la nostalgie des amours perdus, pour la donner à lire, ou à
relire, comme une histoire de vie. Le déroulement du roman se laisse alors saisir comme une succession
d’événements qui mettent en scène autant de ruptures irrémédiables par rapport à une organisation de
l’existence encastrée dans les formes dominantes de la sociabilité et gouvernée par les règles de la repro-
duction et de l’échange qui commandent le commerce social et sexuel dans une société donnée.
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Tristan et Iseut ou le roman de la désaffiliation : ce conte nous parle encore parce que chaque époque
revit à sa manière la tragédie d’une modalité de l’alliance qui ne peut s’accomplir que dans la mort. Mais
celle histoire-là, Tristan et Iseut l’ont inventée – ou du moins l’ont-ils vécue sous une forme limite qui
demeure le paradigme d’un amour dont le caractère absolu se nourrit de l’impossibilité où il se trouve
d’épouser les contraintes du siècle. La mort de Tristan et Iseut, c’est aussi une mort sociale : le social
qui se venge d’avoir été systématiquement dénié, et qui fait retour sous la forme du pouvoir d’anéantir.

Le mythe de Tristan et Iseut plonge dans le vieux fonds des légendes celtiques. Mais nous disposons
seulement de versions plus tardives à travers plusieurs poèmes incomplètement conservés de trouvères
français et anglo-normands du XIIe siècle, auxquels se sont ajoutés ensuite divers fragments, jusqu’au

1. Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut, 1900, réédition Paris, U.G.E., 10/18, 1981, p. 17.

De Robert Castel, Le Débat a notamment publié : « Le statut comme analyseur de la situation actuelle de la psycha-
nalyse » (n° 30, 1984).

Cet article est paru en septembre-octobre 1990 dans le n° 61 du Débat (pp. 152 à 164).
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XVIe siècle2. La matrice du mythe, telle qu’elle nous est connue, a donc été élaborée dans le contexte de
la société féodale alors à son apogée et représente le pendant occidental de la poésie des troubadours de
langue d’oc. Il n’est pas possible de reconstituer les caractéristiques primitives de la légende réinter-
prétée pour un public noble dans les cadres et selon les conventions d’écriture de ce milieu spécifique3.
Mais je n’aborderai pas ici le problème des sources, ni ne me livrerai à aucune tentative d’établis-
sement du texte ou de critique historique. Je prends pour matériaux les événements qui « arrivent » à
Tristan et Iseut et, pour les recenser, je me réfère principalement à la reconstitution publiée en 1900 par
Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut (op. cit.). Ce texte étonnant par la fidélité de son style à l’es-
prit de la poésie médiévale rassemble et regroupe selon un ordre chronologique les principaux épisodes
de l’histoire puisés dans le corpus du XIIe siècle. René Louis (Tristan et Iseut, op. cit.) s’est livré plus
récemment à une entreprise du même type, mais en mettant davantage l’accent sur les réminiscences
archaïques du poème, alors que le style et la construction de Bédier visent à reproduire la tonalité propre
à l’élaboration du XIIe siècle.
La comparaison des deux entreprises illustre la cohérence du corpus événementiel constituant la
trame de l’histoire. Il existe un large consensus sur l’existence d’un certain nombre de moments clefs
qui structurent le déroulement du mythe, de la naissance malheureuse de Tristan à la mort des amants.
Évidemment, on constate aussi des divergences, dont l’étude renverrait à une analyse approfondie des
différentes versions disponibles. Mais les différences portent principalement sur l’interprétation de ces
séquences. Par exemple, dans la plupart des récits, les amants boivent par méprise le philtre qui était
destiné à sceller l’union d’Iseut et de son époux légitime, le roi Marc. Mais on peut aussi défendre une
version minoritaire selon laquelle Iseut connaissait la nature du « vin herbé » et a été complice de sa ser-
vante pour séduire Tristan (cf. R. Louis, op. cit., postface). La différence n’est pas mince. Elle ne met
cependant pas en cause le « fait » que le breuvage ait été bu sur un navire, alors que Tristan ramenait
d’Irlande Iseut qu’il avait été conquérir afin qu’elle épouse le roi Marc.
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Il me paraît donc légitime de prendre l’histoire de Tristan et d’Iseut comme une séquence finie d’évé-
nements significatifs, ce qui est d’ailleurs fidèle à son caractère de « roman », pour m’interroger sur la
raison de leur coprésence dans un même ensemble4. Qu’ont en commun tous ces « événements » dont
la succession conduit progressivement à sceller le sort des amants dans un destin qui condamne leur
amour à mort ? Au lieu de les interpréter à partir d’un cadre de référence extérieur5, je voudrais montrer

2. La plupart des fragments des poèmes français ont été publiés par Fr. Michel, Tristan, recueil de ce gui reste des poèmes
relatifs à ses aventures, Paris, Techener, 1835-1839. Les deux textes les plus importants, l’un et l’autre du XIIe siècle, sont 3 000 vers
du Roman de Tristan par Béroul, trouvère français, publiés par E. Muret en 1904, et 3 000 vers également du Roman de Tristan
par Thomas, trouvère anglo-normand, publiés par J. Bédier, 2 vol., 1903 et 1904. Enfin, vient de paraître sous le titre Tristan
et Iseut. Les poèmes français, la Saga norroise (Paris, Livre de poche, 1989), une réédition des poèmes français accompagnée
de leur traduction et de la traduction de la « Saga norroise » à partir de la traduction islandaise du XIIIe siècle de l’essentiel du
roman de Thomas. Cette excellente publication due à Daniel Lacroix et Philippe Walter rend désormais facilement accessible
l’essentiel du corpus.
3. Le Tristan et Iseut de René Louis (Paris, Livre de poche, 1972) résume en postface les conjonctures les plus vrai-
semblables que l’on peut former sur le cadre archaïque de la légende. Il est probable que le récit soit né au pays de Galles
ou en Écosse et ait déjà circulé sous des versions diverses dans l’aire de la civilisation celtique avant d’être repris par les
trouvères du XIIe siècle qui l’ont habillé aux couleurs de la chevalerie.
4. Lorsqu’il existe des divergences sur les « données » de base dans les versions conservées, j’en fais éventuellement état
dans la mesure où elles concernent ma propre construction.
5. On peut par exemple voir dans le philtre un trait culturel archaïque ou une métaphore pour illustrer le vertige du désir,
etc. Sans prétendre échapper à toute interprétation, je m’attacherai à dégager sa fonction dans le cadre du mythe, c’est-à-dire à
montrer ce qu’il partage avec toutes les autres séquences de l’histoire pour construire ce destin flamboyant.
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qu’à l’intérieur du mythe, ils mettent en scène, sous forme de tableaux partiels, une même situation de
rupture. À chaque fois que Tristan et Iseut sont représentés, c’est pour jouer une séquence d’un même
rôle, celui de l’annulation de la société et de l’histoire. Le mythe comme totalité significative est le
déploiement de l’ensemble des effets de cette annulation jusqu’à son aboutissement ultime : la mort.
Mon hypothèse est donc que l’histoire de vie de Tristan et Iseut présente autant de séquences d’une
même expérience de désengagement social que j’appelle la désaffiliation, c’est-à-dire le décrochage par
rapport aux régulations à travers lesquelles la vie sociale se reproduit et se reconduit. Moïse flottant sur
le Nil dans un panier d’osier et recueilli par la fille du Pharaon est un désaffilié, de même que Jésus-
Christ qui n’était pas le fils de son père Joseph. Mais l’un et l’autre ont, à partir de cette dérive, inventé
une chose inouïe, un Royaume qui n’est pas de ce monde. Placés en dehors du jeu des transmissions et
des successions socialement réglées, ils ont conçu une figure totalement différente de l’organisation de
ces échanges, une manière complètement nouvelle de se représenter la parenté, de nouer des alliances
et d’habiter le monde6.
Ainsi en serait-il de l’histoire de Tristan et d’Iseut : la rencontre de deux êtres totalement désaffiliés
dont le fruit est l’invention d’une forme spécifique de la relation entre les sexes, l’amour tragique et
absolu. Leur vie est un arrachement perpétuel par rapport à toutes les territorialisations familiales,
sociales, géographiques, et cette rupture toujours réitérée est la condition de possibilité de l’émergence
d’un nouveau type d’alliance entre le masculin et le féminin. Le caractère absolu de cette relation tien-
drait ainsi à ce qu’elle s’origine dans l’abandon de toutes les appartenances et le décrochage par rapport
à toutes les régulations qui tissent, à un moment donné, un réseau défini de contraintes dans lesquelles
s’inscrit l’union de l’homme et de la femme, l’acceptation de ce principe de réalité donnant à la relation
amoureuse sa fonction sociale et sa légitimité morale. Inversement, un amour comme celui de Tristan et
d’Iseut construit sur ces dénis ne peut s’accomplir que dans la mort, ultime et seule territorialisation
disponible. C’est seulement à la fin de leur itinérance, lorsqu’ils seront couchés dans la même terre et dans
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la même paix, qu’un roncier prendra racine dans leurs corps et les enlacera pour une éternité désormais
sans histoire.
Soit donc un commentaire de « ce qui est arrivé » à Tristan et Iseut. On s’efforcera de retenir au
maximum les interprétations externes pour construire une structure de retrait du monde qui est en même
temps la matrice de constitution de l’amour absolu7.

6. Si la désaffiliation est l’une des voies par lesquelles du nouveau advient dans l’histoire, ses innovations n’ont pas tou-
jours ce caractère de créations bouleversantes. J’aborde par ailleurs la question du surgissement de la face négative et obscure
de la désaffiliation à travers les errances du vagabondage et l’installation d’une précarité collective pour des hors-statut de toute
sorte, mais qui n’en sont peut-être pas moins, à leur manière, le sel de l’histoire. Il y a ainsi des désaffiliations individuelles,
comme celles de Tristan, des héros des romans picaresques ou des bâtards de Diderot, et des désaffiliations collectives, comme
celle du peuple juif ou du préprolétariat au début du XIXe siècle. Il y a aussi des stratégies différentes, collectives, de réaffilia-
tion. Mais cela est une autre histoire, qui relève non plus de l’histoire de vie, mais de l’histoire de l’histoire.
7. Bien entendu, cette lecture n’en exclut pas d’autres, en particulier psychologiques ou psychanalytiques. On sait par
exemple que Jacques Lacan voyait dans la littérature érotique du Moyen Âge une anticipation de ta reconnaissance du carac-
tère infiniment ouvert qui caractériserait la structure du désir inconscient (cf. par exemple Charles Baladier, « Amour et
désir : Lacan médiéviste », Esquisses psychanalytiques, n° 5, printemps 1986). Des interprétations de ce type, je n’ai rien
ici à dire, si ce n’est qu’elles se situent sur un tout autre registre. Cette lecture est également, comme on le verra, totalement
étrangère à la thèse célèbre développée par Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident (Paris, Plon, 1939, réédition
U.G.E., 10/18, 1977), et étrangère aussi à la réinterprétation wagnérienne de Tristan und Isolde.
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Il est indispensable de récapituler rapidement le déroulement des principaux épisodes du roman pour
marquer l’omniprésence de cette déterritorialisation des héros.
Selon les fragments retenus et réagencés par Joseph Bédier, Tristan naît orphelin. Lorsqu’il vient au
monde, son père est déjà mort, tué par traîtrise par un seigneur rival qui s’est emparé de ses terres, et sa
mère succombe immédiatement en le baptisant Tristan, parce qu’« aussi il est venu sur terre par tris-
tesse ». L’orphelin est recueilli par l’intendant de son père, Rohalt. Cependant, par crainte qu’il soit mis
à mort par l’usurpateur, le fidèle serviteur le fait passer pour son propre fils. Tristan est ainsi élevé sous
un faux nom, mais il reçoit néanmoins l’éducation d’un noble de haut rang. Adolescent, il est capturé par
des marchands qui l’emportent vers la Norvège. Mais une tempête se lève et ses ravisseurs sont
contraints de l’abandonner près d’une côte. Tristan débarque donc par hasard en Cornouailles à proxi-
mité du château du roi Marc, son oncle, où il se présente sous une fausse identité. Il est pourtant accueilli
avec faveur et le roi Marc, séduit par ses vertus, se prend à l’aimer de plus en plus. Trois ans plus tard,
pourtant, Rohalt, l’intendant qui l’a élevé, vient le chercher et le fait reconnaître. Tristan revient en Bre-
tagne, tue le meurtrier de son père et reconquiert ses terres. Mais, aussitôt il les abandonne à son père
nourricier et à la descendance de celui-ci, et retourne en Cornouailles au service du roi Marc8.
En menant l’accent sur d’autres éléments du corpus, René Louis donne une version quelque peu dif-
férente de la naissance et de l’enfance de Tristan : il est conçu avant le mariage de ses parents, sa mère
meurt en le mettant au monde, mais son père n’est tué que lorsqu’il a quinze ans. Il part volontairement
en Cornouailles pour se placer sous la protection du roi Marc9. Mais la même structure de désaffiliation
se déploie différemment dans cette seconde version : ses parents eux-mêmes ont transgressé l’ordre des
alliances avant sa naissance, il naît aussi dans le malheur, devient orphelin et étranger à ses terres, est
élevé en dehors du cadre familial, arrive également en Cornouailles en dissimulant sa filiation, se fait
reconnaître pour ses éminentes qualités, mais sous une autre identité, etc.
Cette remarque vaut pour la suite. Il serait évidemment vain de chercher une « vraie » version de
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l’histoire de Tristan et Iseut. Les différents fragments disponibles articulent des ingrédients, tantôt iden-
tiques, tantôt différents, mais congruant en ce qu’ils renvoient à ce même vecteur organisationnel, à
savoir la ligne de rupture de la désaffiliation.
Reprenons donc le fil conducteur de Joseph Bédier pour résumer la suite de l’histoire de vie. Tristan
devenu un preux au service du roi Marc tue le géant Morhold, un émissaire du roi d’Irlande venu en
Cornouailles comme tous les quatre ans prélever un tribut de jeunes gens et de jeunes filles. Blessé dans
le combat, Tristan erre sept jours et sept nuits sur une barque sans rame ni voilel0 et les courants le poussent
vers l’Irlande où Iseut, la fille du roi, le soigne sans savoir qui il est. En danger, car il est le meurtrier de
l’oncle d’Iseut, il s’enfuit avant d’être reconnu, revient en Cornouailles où le roi Marc veut l’adopter et
lui léguer son royaume. Mais il fait la contre-proposition de partir conquérir Iseut pour Marc.
De retour en Irlande, il tue un dragon qui terrorisait la contrée et le roi est obligé de lui accorder
Iseut. C’est alors qu’il la ramenait afin que Marc l’épouse que les deux jeunes gens boivent le philtre.

8. Bédier. op. cit., chap. I, « Les enfances de Tristan ».


9. R. Louis, op. cit., chapitre I, « Naissance de Tristan » et chapitre II, « Les enfances de Tristan ».
10. Joseph Bédier prête à Tristan, au moment où il prend la mer, ces mots qui expriment assez bien le sens global de
son destin : « Je veux tenter la mer aventureuse... Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? Je ne sais, mais
là peut-être où je trouverai qui me guérisse » (op. cit., p. 33). Il aborde en Irlande et rencontre Iseut, qui effectivement le
guérit. Mais sa blessure est plus profonde que le coup de l’épée empoisonnée du Morhold.
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Ils sont poussés d’une manière irrésistible l’un vers l’autre et consomment l’acte d’amour hors mariage
et avant les épousailles d’Iseut et de Marc, qui cependant ont lieu dès qu’ils arrivent en Cornouailles.
Commencent alors les amours clandestines dont les péripéties ne dépareraient pas un vaudeville bour-
geois. Ils sont finalement découverts, condamnés, parviennent à s’échapper, et se réfugient deux ans
dans la forêt du Morois. Ils tentent alors de se séparer et d’en revenir à une vie normale. Iseut retourne
auprès du roi Marc, son mari, et Tristan reprend ses errances : le pays de Galles, la Frise, l’Allemagne,
l’Espagne, la Bretagne... Il accumule les exploits, mais toujours au service d’un autre, et jamais il ne se
fixe. Il est toujours tourmenté par le besoin d’Iseut, et il y aura encore des retrouvailles furtives et des
rencontres sous des déguisements et des noms d’emprunt, jusqu’à l’épisode final : Tristan blessé à mort
fait chercher Iseut qui prend aussitôt la mer pour le rejoindre. Mais Tristan, trompé par sa femme légi-
time, la seconde Iseut qu’il a épousée entre-temps, ne le sait pas et meurt en se croyant abandonné. Iseut
débarque trop tard et meurt à son tour de désespoir, enlacée au cadavre de son amant.
Il fallait sans doute réitérer les principaux épisodes de l’histoire de Tristan et Iseut pour donner à voir
l’étonnante succession des ruptures qui la scandent : cet amour est construit, à chaque occurrence, sur
un déni ou sur un vide d’appartenances. Ces scansions ne sont pas des aléas de la relation entre les deux
amants qui, au contraire, traverse ces épisodes et les unit jusque dans la mort. C’est plutôt une répéti-
tion de décrochages par rapport au principe social de réalité. Tous les épisodes clefs du roman soulignent
cette non-inscription dans les règles de la filiation et de la reproduction, ainsi que dans les rapports
sociaux convenus entre les sexes. Tristan est d’emblée installé, si l’on peut dire, dans cette extraterrito-
rialité par sa naissance orpheline, la dépossession de son domaine et la dissimulation de son nom.
Cependant, il n’est nullement un transgresseur de la loi sociale. Au contraire, c’est un noble irréprochable
dont les prouesses physiques et les vertus morales saturent les valeurs d’excellence attachées à son rang,
le contraire d’un chevalier félon dont la figure hante par ailleurs toute la littérature chevaleresque, et le
roman lui-même11.
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Ainsi Tristan n’est pas un déviant, il est dévié de sa trajectoire. Ce n’est pas un déclassé, c’est un dés-
affilié. Il garde tous les attributs de sa condition, mais il ne l’accomplit pas, sans que l’on puisse rap-
porter ce qui est au principe de cette vacuité à une tare personnelle ou à une faute morale. C’est une
personne déplacée, non point dévaluée, en échec ou en faillite, mais en retrait. En dépit de l’immoralité
objective de sa conduite, sa relation à la loi morale et sociale n’est pas d’opposition, ni même d’indif-
férence. Il la surplombe, parce qu’il est hors des réalités que les lois régissent : en dehors de la propriété,
de la succession, du lignage, c’est-à-dire de tout ce qui préside à la fois à l’échange des biens et des per-
sonnes. Il promène ainsi à travers ses errances la forme vide de l’accomplissement social, sans jamais
pouvoir l’incarner nulle part.
Faute de le pouvoir, ou faute de le vouloir ? L’une des forces du roman est d’économiser cette ques-
tion qui inviterait à faire la psychologie de Tristan. La logique du récit pousse à la limite le travail de la
désaffiliation au-delà ou en deçà de ce qui pourrait relever de la volonté. Sans doute souvent dans le
roman, Tristan, et en particulier dans sa jeunesse, subit-il sa situation de désaffilié. Mais à trois reprises
au moins la réaffiliation lui est offerte, et trois fois Tristan la refuse.

11. Les quatre « barons félons » qui entourent le roi Marc vouent à Tristan une haine mortelle et sont à l’origine des
péripéties périlleuses que Tristan traverse à la cour du roi. Ainsi dans le lieu même où il trahit le roi, en le trompant tous les
jours avec sa femme, Tristan reste le paradigme du preux chevalier auquel s’oppose la figure négative des barons félons.
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La première fois c’est lorsque, jeune chevalier armé par Marc, il revient en Bretagne, provoque et
tue le rival et meurtrier de son père, et reconquiert ses terres. Les péripéties malheureuses de sa jeunesse
sont effacées, du moins dans ce qu’elles comportaient d’objectif, et le vainqueur pourrait se réinscrire à son
rang ès qualités. Mais à ce moment il reprend son bâton de pèlerin, ou plutôt la barque de ses errances, et
Bédier lui prête ce discours : « ... Il manda ses comtes et barons et leur parla ainsi : Seigneurs de Loonois,
j’ai reconquis ce pays et j’ai vengé le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j’ai rendu à
mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin
et l’enfant errant, et je dois aussi les appeler pères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur
droit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terre et son corps. Donc, à Rohalt que voici, j’aban-
donnerai ma terre : Père vous la tiendrez, et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc, j’abandon-
nerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en
Cornouailles12. »
On peut ici comme ailleurs, si on le désire, « œdipianiser » (et de fait la relation entre Tristan et Marc
est d’une extraordinaire complexité, d’aucuns diraient perversité). Mais je m’en tiens au « fait », que le
scribe exprime ainsi : « Tous les barons le louèrent avec des larmes et Tristan, emmenant avec lui le seul
Gordeval, appareilla pour la terre du roi Marc. »
Après ce retour en Cornouailles, une deuxième opportunité se présente pour Tristan de se réinscrire
à part entière dans une filiation. Marc, à qui il devient de plus en plus indispensable, veut l’adopter et
lui léguer ses terres à sa mort. La décision royale se heurte évidemment à l’hostilité des barons qui
voient, ou feignent de voir en Tristan un intrigant. Celui-ci veut prouver que son propre amour pour le
roi est désintéressé et il prend un risque inouï : il retournera en Irlande où il est haï pour avoir tué le
Morhold, et il ramènera Iseut à Marc, ou bien il ne reparaîtra plus à sa cour. Ainsi Tristan coupe la pos-
sibilité de prolonger la lignée de Marc, puisque, en principe, Iseut aurait dû donner un héritier au roi.
En fait, en dépit de sa double relation complètement charnelle à Tristan et à Marc, Iseut n’aura
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jamais d’enfants. La structure du mythe de l’amour absolu comme réciprocité exclusive de la relation
de l’homme et de la femme l’impose. Iseut peut être la partenaire de cette aventure unique parce qu’elle
entre, elle aussi, dans la logique de la désaffiliation au moment de l’épisode du philtre. Jusque-là fille
soumise d’un roi, normalement conquise pour un autre roi selon les règles de l’échange des femmes, son
destin dérape lorsque l’alliance se déplace sur Tristan. Sans doute devient-elle quand même l’épouse
d’un roi, mais elle reste essentiellement liée à un homme hors statut. L’alliance légitime est une coquille
vide qui ne donnera pas de fruit, et Tristan a trouvé un alter ego qui va relancer la dynamique de sa
désaffiliation.
La situation réciproque se retrouve du côté de Tristan, ou plutôt Tristan la construit, et c’est la troi-
sième péripétie où il marque clairement, quoique paradoxalement, son désengagement par rapport à
toute appartenance sociofamiliale.
Guerroyant en Bretagne, il délivre le château du roi de Carhaix assiégé par un rival et le rétablit dans
sa suzeraineté. En retour, le roi lui propose en mariage sa fille, Iseut aux Blanches Mains. Tristan sans
nouvelles d’Iseut la Blonde, se croyant oublié, accepte. Voici donc Tristan noble seigneur marié à une
fille de roi, cette fois encore conquise selon les règles de l’échange des femmes pour un homme de son

12. J. Bédier, op. cit., pp. 25-26.


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rang, et maintenant en son propre nom. Cependant le soir des noces, lorsqu’il se déshabille, tombe à
terre et tinte l’anneau donné par la première Iseut en gage d’amour éternel. Brusquement la situation se
renverse, la possibilité de l’inscription du désir dans la réalité quotidienne est dévitalisée par la fidélité
réactivée à la relation socialement impossible qui unit les anciens amants. Tristan invente un prétexte et
refuse de consommer l’union13. Ce mariage blanc annihile de l’intérieur la fonction sociale de la conju-
galité. Tristan n’est pas exclu du mariage, il refuse de le rendre effectif dans la logique de la filiation.
Iseut aux Blanches Mains, dépitée, se vengera. C’est elle qui annonce à Tristan mourant que le
bateau ramenant Iseut la Blonde porte une voile noire, ce qui entraîne la mort des deux amants. Ainsi le
mariage légitime a tué l’union illégitime, mais l’amour est du côté de l’illégitimité.
En apparence cette séquence, comme les amours adultères de Tristan et Iseut la Blonde, renvoie au
leitmotiv de la littérature courtoise qui, comme on le sait, ne conçoit le « fine-amour » que hors mariage.
La structure du mythe de Tristan et d’Iseut est cependant toute différente. D’une part, l’amour de Tristan
et de la première Iseut se noue et se consomme charnellement avant le mariage de celle-ci. Leur rela-
tion ne s’installe donc pas à partir du jeu de la « courtoisie » entre un prétendant célibataire et une
femme mariée de haut rang. D’autre part, le mariage de Tristan avec la seconde Iseut interdit d’en faire
un membre de ce groupe de jeunes nobles célibataires momentanément ou définitivement exclus du
système des alliances, dont Georges Duby a montré que les stratégies érotiques, sous les arabesques
compliquées de la « courtoisie », entérinaient les rapports sociaux dominants entre les sexes en les
inversant sur une scène ludique14.
Tristan n’est pas un cadet de famille laissé à la périphérie du commerce réglé des relations entre les
sexes et attendant de s’y inscrire. La distance qu’entretient le mythe de l’amour absolu avec la structure
du mariage est plus radicale que celle de l’érotique des troubadours, qui consiste à établir une sorte de
division du travail entre les unions prosaïques à finalité sociale et des unions poétiques et ludiques à
travers lesquelles se réaliserait, charnellement ou non, une forme supérieure d’amour. Le rapport de
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Tristan avec les structures du mariage n’est pas un jeu « courtois » avec les règles de l’union légitime,
mais une annulation de ces règles. Ce qui est récusé – fût-ce dans le mariage lui-même, avec la seconde
Iseut – c’est la filiation, la transmission du nom et des biens.
C’est une interprétation réductrice que de voir, comme Denis de Rougemont, dans l’histoire de Tristan
et d’Iseut une illustration du « grand mythe européen de l’adultère »15. L’attitude à l’égard du mariage,
ou de l’adultère, n’est ici qu’une manifestation particulière, mais non fondatrice, de la posture de dés-
affiliation radicale qui constitue le noyau du mythe. Tristan et Iseut sont hors mariage comme ils sont
hors des règles de toute inscription sociale : ils n’ont rien à transmettre et rien à reproduire, hormis leur
amour réciproque. Tout se passe comme s’ils avaient compris qu’il leur incombait seulement de vivre
jusqu’à la mort la tragédie d’une union ne pouvant reposer que sur elle-même dans le rapport en miroir
de deux êtres sans appartenances.

13. Selon certains épisodes, la vue de l’anneau agit comme un charme qui rend Tristan impuissant ; dans d’autres, elle
est seulement l’occasion qui ravive le souvenir de la première Iseut et incite Tristan à décider volontairement de ne pas
consommer le mariage (comparer J. Bédier, op. cit., pp. 141-142, et R. Louis, op. cit., pp. 186-187.) Illustrations parmi d’autres
de l’insistance différentielle mise selon les versions sur l’affabulation magique de certains événements, mais qui laisse toujours
lire leur sens anthropologique (cf. plus loin pour le philtre).
14. Cf. Georges Duby, Mâle Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1988. On pourrait ajouter que l’amour de Tristan et d’Iseut,
complètement charnel, ne s’embarrasse d’aucune des sublimations, réelles ou feintes, de l’amour courtois.
15. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 14.
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Le roman de la désaffiliation

Ainsi la structure de l’amour de Tristan et d’Iseut se comprend à partir de la déterritorialisation qui


le constitue originairement. Les deux amants ont déshabité le monde. Dès lors, leur amour est condamné
à être par lui-même absolu, parce qu’il n’a aucun support possible dans la vie sociale. Il ne régule pas
des successions ou des partages de terres, ne s’inscrit pas dans des stratégies matrimoniales ou sociales,
ne se dépasse pas dans une descendance. Rien ne le limite, ne le relativise, ni ne le prolonge. Il ne peut
se vivre que comme une expérience totale enfermée sur elle-même, parce qu’il n’a ni points d’appui ni
débouchés hors du cadre qu’il s’autocirconscrit. Ce qu’exprime merveilleusement l’épisode du philtre :
le « vin herbé » symbolise le ravissement qui arrache les deux protagonistes à toutes leurs appartenances
antérieures pour les mettre, seuls et nus, l’un en face de l’autre. Mais il faut ajouter que si ce transport
hors temps et hors espace peut avoir lieu, si donc la magie opère, c’est qu’ils sont déjà, ou du moins
Tristan est déjà un être de nulle part. La magie du philtre apparaît ainsi comme une affabulation cultu-
rellement déterminée pour signifier l’extraterritorialité de cet amour16.
Il en résulte que celte forme d’amour ne peut évidemment s’accomplir que dans la mort. Elle est
irréalisable en dehors de la mort parce que cet amour est complètement dépris des attaches de la vie. Dès
lors, où et comment pourrait-il se vivre ? Il ne peut s’exprimer, s’infiltrer devrait-on dire, que dans la
clandestinité, sous couvert de la dissimulation et du mensonge. D’où l’importance des jeux de rôle
indignes et des déguisements vils : Tristan fou, Tristan lépreux, Tristan pèlerin misérable, etc. Toutes ces
tromperies sont pourtant contradictoires avec le statut de l’homme d’honneur par excellence qu’il incarne
en même temps, comme étaient aussi paradoxales et littéralement intenables les situations vaude-
villesques que les amants devaient se ménager pour se retrouver à la cour du roi Marc. Mais tant qu’ils
sont dans la vie, ils sont de facto dans le leurre et dans la méconnaissance. Toujours en porte à faux par
rapport à un principe social de réalité qui donnerait poids et sérieux à leur relation, ils peuvent seulement
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vivre l’affect qui les bouleverse comme une comédie qui s’apprête à mal finir. La plus profonde authen-
ticité du sentiment se travestit nécessairement en se jouant sur le mode de la duplicité, parce qu’elle ne
peut jamais s’incarner au premier degré dans la réalité sociale.
Jamais ou presque jamais. Deux exceptions confirment a contrario cette exigence. Deux fois en
effet, Tristan et Iseut vivent leur amour dans la transparence. La première séquence, très courte, a lieu
sur le bateau, immédiatement après qu’ils ont bu le philtre, et avant d’arriver à la cour du roi Marc, c’est-
à-dire dans la société. La liberté s’incarne fugitivement sur cette mer qui a tant d’importance dans le
roman, et que parcourt incessamment Tristan le désaffilié. Là, sur cet espace d’errance sans limites et
sans lois, les contraintes sociales sont comme suspendues.

16. D’ailleurs, la plupart des versions limitent à trois ans le pouvoir du philtre et font coïncider la fin de la magie avec
le moment où les amants, réfugiés depuis deux ans dans la forêt du Morois, décident de revenir dans le monde et, en somme,
de normaliser leur situation. De fait, dans la suite du roman, leur relation devient plus inquiète, il leur arrive de douter l’un
de l’autre, et même ils s’affrontent parfois dans l’incompréhension. Mais s’ils deviennent ainsi plus humains, le double vec-
teur qui structure leur relation demeure : ils ne peuvent se détacher l’un de l’autre, et cet attachement continue de se nourrir du
détachement par rapport à toute forme d’intégration stable dans la société. Ainsi, même dans les versions les plus nom-
breuses, y compris les plus primitives du mythe, l’action du philtre comme force magique extérieure aux amants n’est pas
indispensable pour rendre compte de l’indissolubilité de leur relation.
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Le roman de la désaffiliation

Dans un élément aquatique sans repères ni bornes, leur amour trouve une place, celle que dessinent
les fantômes dans le brouillard.
La seconde situation où l’amour se vit sans masques se situe dans la forêt du Morois où les amants
se sont réfugiés après avoir été découverts, condamnés et chassés de la cour du roi Marc. La forêt,
comme la mer, est un no man’s land hors de la civilisation, le seul autre espace où les amants puissent
exister, parce que c’est un espace d’asocialité. Mais précisément, au bout de deux ans, ils comprennent
que cette annulation de tout ce qui constitue la société, les commodités et les honneurs, la reconnais-
sance d’autrui, le fait d’occuper une place et un rang, les déshumanise. Ils décident alors de renoncer à
cette relation réduite à un face à face intersubjectif. Mais ce parti « raisonnable » leur est impossible à
tenir, et recommence bientôt la répétition des situations incongrues, vécues d’une manière de plus en
plus insoutenable et douloureuse, jusqu’à la mort inéluctable. La mort n’est pas la fin de cet amour mais
son accomplissement dans le seul territoire qu’il puisse occuper.
Cet itinéraire conduisant nécessairement à la mort a souvent été interprété comme une « aventure
mystique »17. C’est là une extrapolation qui surinterprète les données du mythe. Cet amour, effective-
ment, n’est pas de ce monde, n’a pas de place dans ce monde, mais cela n’implique pas qu’il soit en
quête d’un autre monde. Le seul refus de participation aux structures du monde social suffit à construire
un modèle d’amour absolu qui ne peut prendre place qu’ailleurs.
Il en va de même de la réinterprétation de Wagner qui gauchit le sens du mythe pour en faire le pro-
duit d’une complaisance pour l’indifférenciation, la Nuit, la Mort. Mais rien dans les épisodes de l’his-
toire ni dans les propos prêtés aux amants ne conforte une telle attirance. Le poème au contraire respire
un amour de la vie et de l’amour, une vitalité charnelle et pour tout dire matérialiste, qui se trahit par le
goût du combat, de la prouesse, et par le goût du sexe. La mort est l’aboutissement inéluctable d’une
stratégie de vie, et non un choix conscient ou inconscient de l’anéantissement. Si Tristan et Iseut sont
malheureux, ils ne sont pas morbides. La tonalité du mythe évoque plutôt le beau film de Bergman, Le
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Septième Sceau. Comme le chevalier du film, ils jouent aux échecs avec la mort, et gagnent plusieurs
parties. Même s’ils perdent la dernière (avec la mort on perd toujours la dernière partie), Tristan et Iseut
meurent malheureux de mourir.

Cette lecture en terme de désaffiliation paraît ainsi pouvoir rendre compte du sens – ou tout au moins
d’un sens – de tous les épisodes principaux du mythe. Sauf erreur, non seulement elle n’est contredite
par aucun passage qui montrerait que Tristan et Iseut pourraient habiter ailleurs que dans cette extrater-
ritorialité, mais il n’en est non plus aucun qui ne marque la place de cette fissure, ne la creuse, et ne montre
que les deux amants s’y enfoncent de plus en plus. Ainsi deviendrait compréhensible le surgissement

17. D. de Rougemont, op. cit., p. 120 et sq. Toute la construction de Rougemont participe d’ailleurs à cette surinterprétation
qui fait des formes nouvelles de l’amour apparues au Moyen Âge l’effet de l’infiltration d’hérésies spiritualistes. Même si
cette lecture avait une certaine crédibilité pour l’amour courtois – ce qui est douteux si l’on conçoit l’amour courtois d’une
manière plus scrupuleusement historique, comme l’a fait Georges Duby – elle ne saurait convenir au mythe de Tristan et
Iseut, que Rougemont prend cependant paradoxalement comme paradigme de l’amour courtois, alors qu’il est le paradigme
de l’amour tragique.
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Le roman de la désaffiliation

d’une figure de la relation masculin-féminin qui se constitue comme un rapport de réciprocité totale
nouant une alliance irréversible entre deux êtres. Selon cette hypothèse, c’est la manière spécifique dont
ils ont déshabité le monde qui constitue Tristan et Iseut comme égaux et identiques, hormis la différence
des sexes. Les deux non-rôles sociaux qu’ils assument s’équivalent en raison de leur absence d’inscription
dans la réalité. Le refus de jeu de la société rend alors possible à la fois l’égalité et la passion, c’est-à-dire
l’évanouissement des différences objectives (égalité) et la rencontre fascinée de l’altérité-complémentarité
complète du masculin et du féminin réduite à elle-même (passion).
Cette réciprocité – qui n’est pas le fait de l’amour courtois – est profondément étonnante compte
tenu de la configuration dominante des rapports entre les sexes dans la société médiévale. Sans doute
une analyse plus détaillée du roman dégagerait-elle des différences de tonalité, et même des alternances
d’intensité, dans la manière dont les deux amants vivent leur relation après qu’ils ont décidé de s’éloi-
gner l’un de l’autre, en sortant de la forêt du Morois. Ces disparités s’expliquent par la différence de
situation qui leur est faite après leur séparation : Iseut restée à la cour du roi Marc mène en apparence une
vie de reine choyée et aimée, alors que Tristan poursuit ses errances, et il lui arrive de douter d’Iseut,
jusqu’à accepter d’épouser une autre femme. Mais jamais ces différences ne s’inscrivent dans la trajectoire
des amants jusqu’à altérer la réciprocité de leur relation ; ils les renvoient aussitôt au statut de contin-
gences. Ainsi Tristan répudie le mariage avant de l’avoir consommé. Quant à Iseut, elle quittera sa
prison dorée pour, fidèle à son serment, revenir en dépit de tout une ultime fois vers Tristan pour s’unir
définitivement à lui dans la mort18.
C’est parce qu’elle est fondée sur le serment que l’alliance de Tristan et d’Iseut est et reste stricte-
ment égalitaire. Les amants ont échangé l’anneau et le serment en se quittant après l’épisode de la forêt
de Morois, au moment où ils prennent conscience qu’il va leur falloir, d’une certaine manière, composer
avec le monde, accepter la durée, la séparation, la différence dans la gestion de la quotidienneté (ce qui
coïncide significativement dans la plupart des versions du roman, avec le moment où le philtre cesse
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d’exercer son effet). Mais le serment conjure aussitôt la menace que représenterait l’acceptation du prin-
cipe de réalité. Il fonde l’alliance en dehors de tous les échanges de services et de tous les commerces,
en dehors de la sphère des transactions contractuelles. Tout contrat, et le contrat de mariage aussi bien,
inscrit une union dans la durée en lui donnant à réguler des intérêts et à épouser des stratégies. Soumis à
la temporalité, il est révocable si les conditions qu’il met en rapport se transforment. Le contrat n’échappe
à la contingence qu’en se pliant à la raison sociale. L’alliance, au contraire, n’inscrit pas une relation
dans la société et dans l’histoire, elle l’arrache à la temporalité et la déprend de tout ce qui peut advenir
ici et maintenant, ailleurs et demain, et jusqu’à la fin. Mais en affirmant par le serment qu’elle se choi-
sit elle-même dans son intemporalité au détriment de toute autre fin, l’alliance trace son chemin vers la
mort. Ainsi peut-on comprendre que, grâce au serment, « l’amour est plus fort que la mort » – mais à

18. Un épisode du roman illustre, entre autres, cette réciprocité de la relation des amants poussée jusqu’à la volonté de
souffrir autant l’un que l’autre de la séparation. Tristan a fait parvenir en cadeau à Iseut un petit chien qui porte un grelot
enchanté : lorsque le grelot tinte, la tristesse s’apaise. C’est un tranquillisant. Mais aussitôt qu’elle se rend compte du sorti-
lège, Iseut arrache le grelot et le jette à la mer : « Ah, pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le réconfort, tandis que Tristan
est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien enchanté, et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé
me l’envoyer, me donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu’il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi
longtemps que tu souffriras » (J. Bédier, op. cit., p. 132).
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Le roman de la désaffiliation

condition d’ajouter qu’il faut effectivement que la mort soit au rendez-vous comme l’ultime garant de
la validité de ce pacte unique. L’amour absolu n’est absolu que lorsque la mort a prouvé qu’il était bien
au-dessus et au-delà de tout, c’est-à-dire aussi de la vie.

Mais même s’il était vrai que la découverte de la réciprocité totale entre les sexes s’est faite à tra-
vers une histoire qui met en scène le dégagement maximal à l’égard des déterminations sociales et his-
toriques, on ne pourrait pour autant en conclure que la société est étrangère à ce jeu qui paraît l’exclure.
Le refus du social a des conditions sociales de possibilités, et reçoit une sanction sociale.
D’une part en effet, cette suspension des règles du jeu social est rendue possible par le fait que Tristan
et Iseut sont en situation d’endogamie sociale. Fils et fille de haute noblesse, leur condition est homo-
logue. Mais elle est également éminente, puisqu’ils occupent le sommet de la pyramide sociale. La dif-
férenciation, ou la distinction, ne peuvent ainsi jouer ni entre eux, ni pour eux par rapport à une position
supérieure (ce qui donne un schéma pour comprendre la désinvolture avec laquelle Tristan placé en
situation de réaffiliation possible la refuse : il ne s’agirait jamais que d’un retour à un statu quo ante).
Cela signifie-t-il que Tristan et Iseut peuvent faire « comme si » ces déterminants sociaux ne pesaient
guère puisque, privilégiés, il les vivent surtout sous la forme de la liberté qu’ils leur donnent ? Ce serait
une extrapolation unilatérale et réductrice car, simultanément, par leur situation de désaffiliation, les deux
amants se trouvent complètement déplacés par rapport à leur rang (mais non rétrogradés) : ils n’habitent
pas effectivement une place dont pourtant ils conservent les prérogatives formelles. Tristan et Iseut se trou-
vent ainsi placés au cœur d’un dispositif spécifique qui va fonctionner comme un piège mortel. D’une part,
toute la lourde machinerie de la société féodale est conservée, mais en même temps, elle est pour eux
dévitalisée, mise en état de flottaison. Ils sont ainsi pris dans un double bind entre un état de sursaturation
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par les valeurs sociales et un état zéro d’existence du social. La mort est le seul ailleurs pour cette manière
contradictoire de n’être nulle part. C’est la sanction de ce déni du social néanmoins omniprésent.
Sans doute est-il juste de souligner, comme l’a fait avec vigueur Denis de Rougemont, que la thé-
matique de l’association de l’amour et de la mort hante l’Occident chrétien. On pourrait aussi montrer,
d’une manière plus sociohistorique qu’il ne l’a tenté, que l’investissement total de la relation de l’homme
et de la femme s’est presque toujours conquis contre les cadres du mariage et de ce que l’union légitime
régule socialement : des biens, des enfants, des successions, du capital symbolique et culturel. Mais
encore faudrait-il distinguer, au sein d’une gamme de situations qui vont du tragique au mélodramatique,
des figures spécifiques. Le mythe de Tristan et Iseut en représente une, et la plus radicale. Parce que la
désaffiliation y est poussée à l’extrême, et partagée par les deux protagonistes, l’amour y prend la carac-
téristique absolue de ne reposer absolument que sur lui-même.
Le prouveraient a contrario la différence de structure entre ce mythe de l’amour absolu et d’autres
grandes histoires de passion qui associent l’amour et la mort comme Roméo et Juliette, Manon Lescaut
ou La Dame aux camélias.
Dans Roméo et Juliette, la tragédie de l’amour impossible est produite par l’antagonisme irréductible
de deux familles en concurrence au même niveau de la stratification sociale. Pris dans une opposition
de clans placés à parité, mais où chacun affirme la prééminence absolue de sa filiation et de ses valeurs,
Roméo et Juliette ne peuvent dégager un espace commun pour leur union. Ils meurent aussi de ne pouvoir
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Le roman de la désaffiliation

se territorialiser, mais ils ne sont pas désaffiliés. C’est au contraire la force, jointe à l’inconciliabilité de
leurs lignages, qui fait de la mort le seul destin de leur amour. Roméo et Juliette meurent parce qu’ils
sont suraffiliés, mais selon deux filiations incompatibles.
Manon Lescaut et La Dame aux camélias illustrent la dramaturgie, devenue plus banale, du risque
du déclassement social dont l’union du fils de famille avec la courtisane ou avec la demi-mondaine
représente un des paradigmes. Dans le roman de l’abbé Prévost comme dans celui d’Alexandre Dumas
fils, les familles, et surtout les pères, jouent un rôle fondamental (les pères de la lignée mâle s’entend,
car les familles des courtisanes ne sauraient perdre quoi que ce soit)19. Ce sont eux qui défendent la
dignité d’un rang et d’une respectabilité sociale que la femme, sauf si elle s’inscrit dans une stratégie
matrimoniale, ne peut que menacer. Le caractère dramatique de la passion est ici l’effet d’une hubris du
cœur ou des sens incompatible avec la raison sociale. Ces fils dominés au moins autant par leur père que
par leur maîtresse risquent une déchéance qui serait l’effet d’un oubli des exigences de la société au profit
d’impulsions affectives irrationnelles. Mais le déclassement n’est pas la désaffiliation. S’il n’y a pas non
plus de territoire pour ces amours, c’est que le principe de réalité de la stratification sociale est à la fois
impitoyable, et finalement respecté. Aussi la mort est-elle également au rendez-vous mais, pourrait-on
dire, à moitié. Il suffit d’extirper l’élément de passion irrationnelle représenté par la femme non épousable
pour que se restaure l’ordre du monde. Après la mort de l’aimée, Des Grieux et André Duval racontent
en pleurant leur roman d’amour, qui est en fait la tragédie de leur maîtresse morte, avant sans aucun
doute de se réinstaller dans leur trajectoire sociale. Leur histoire à eux est celle de leur égarement passager.
Aussi la filiation actuelle de Tristan et Iseut est-elle également spécifique. Roméo et Juliette se
rejoue aujourd’hui dans West Side Story et La Dame aux camélias dans les multiples drames ou mélo-
drames de la rupture occasionnée par la disparité des conditions sociales ou de la différence d’âge entre
les amants. Les Chemins de la Haute Ville sont pavés d’amours déçus ou trahis. Mais Tristan et Iseut
revivent dans des personnages d’une autre sorte, qui n’ont rien à perdre ou à gagner parce qu’ils n’ont
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rien à préserver. Sans doute n’y a-t-il plus guère de grands seigneurs et de nobles dames pour jouer ce
quitte ou tout tragique, mais il existe toujours des désaffiliés, par exemple des adolescents en rupture ou
des héros de romans noirs porteurs de passions sans issue. Le roman de Tristan et Iseut, aujourd’hui,
c’est peut-être l’histoire des personnages d’À bout de souffle ou de ces films de série B à la fois minables
et tragiques dont le héros est un truand qui vient de s’évader de prison et rencontre une servante paumée
dans un bar. Ils s’aiment absolument, s’ils s’aiment, car comment pourraient-ils s’aimer autrement alors
qu’ils n’ont ni passé ni avenir, ni argent, ni enfants, ni situation, ni espérances ? Ils sont comme Tristan
et Iseut devant le vertige de la rencontre dans un face-à-face sans régulations collectives ni supports
négociables. Cependant, comme pour Tristan et Iseut aussi, le social absent est en même temps un social
omniprésent qui va les anéantir parce qu’ils ne peuvent le médiatiser. Les policiers arrivent et tirent.

Avant d’aller combattre Urgan le Velu, un géant qui ravageait les terres du duc de Galles, Tristan dit :
« Le bien ne vient à un pays que par les aventures20. » Mais l’aventure des aventures, tout le roman de

19. En revanche, dans Manon Lescaut, le frère de l’héroïne joue un rôle, mais c’est celui d’entremetteur. Confirmation
du fait qu’à l’encontre de la lignée masculine qui réitère et impose en dernière analyse la loi et l’ordre, la lignée de la femme
hors statut ne peut avoir qu’un effet de renforcement dans la voie de la déchéance.
20. J. Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut, op. cit., p. 131.
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Robert Castel
Le roman de la désaffiliation

Tristan l’atteste, c’est la désaffiliation. Elle est la pierre philosophale qui, à coup de ruptures dans la
trame de l’existence, transmue le commerce des sexes en amour absolu, l’histoire de vie en destin, les
événements prosaïques en tragédie et, finalement, la vie mondaine en mort sociale.

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