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L'engagement politique du marquis de Sade

Daisuke Fukuda
Dans Savoirs et clinique 2007/1 (n° 8), pages 59 à 65
Éditions Érès
ISSN 1634-3298
ISBN 9782749208299
DOI 10.3917/sc.008.0059
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L’ÉCRIVAIN, L’ARTISTE ET L’EXTASE


DEPUIS LA RÉVOLUTION

L’engagement politique
du marquis de Sade

Daisuke Fukuda

Sa vie est méconnue, son œuvre est peu Sade ne fut pas du même acabit que les person-
connue et son image est pourtant très répandue. nages qu’il dépeint dans ses romans. Ce faisant,
Tel est le rapport que nous entretenons à cet ils dévoilent que le marquis mena une vie
homme de lettres que fut Donatien Alphonse moins spectaculaire qu’on ne l’imagine.
François de Sade, marquis de Sade surnommé Quant à son engagement politique, Sade
le « divin marquis ». Il est un des rares auteurs était bel et bien captivé par la Révolution, dont
dont chacun se fait une idée sans même lire ses il ne fut pour commencer qu’un simple specta-
œuvres ou connaître sa biographie. teur cynique, contraint de passer sur la scène du
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À partir des années 30 du siècle dernier, grand spectacle révolutionnaire. L’acteur poli-
Georges Bataille, Maurice Blanchot et Pierre tique anti-révolutionnaire se cache sous le
Klossowski commencèrent à défendre les masque d’un sans-culotte enragé. Les spécia-
œuvres de Sade, qui circulaient dans la clan- listes de la question sadienne visent à révéler la
destinité. Au détriment des études précises personnalité réelle du marquis, qui n’aurait pas
concernant sa vie, ils ont élevé la pensée de été le personnage transgressif que nous pensons
Sade au rang d’un symbole de la Révolution. connaître.
Notre époque s’intéresse, en revanche, à la Notre thèse s’oppose à ces deux visions.
question de la vie de Sade ; en témoignent les Contrairement aux premiers lecteurs de l’œuvre
études récentes dirigées notamment par Michel de Sade, nous pensons qu’il ne s’agissait pas
Delon, Philippe Roger et Maurice Lever. Ces seulement pour lui de transgresser la Loi. Mais,
commentateurs ont parcouru sa correspon- contrairement aux commentateurs plus récents,
dance, examiné ses documents de famille et ont nous croyons que le marquis ne fut pas engagé
eu accès à des archives juridiques, révélant que malgré lui dans la Révolution : son engagement

Daisuke Fukuda, doctorant en psychanalyse à l’université Paris VIII.

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L’écriture et l’extase

y fut authentique. Car la Révolution est avant capacité d’imagination est préparée par le fait
tout le retour à l’idéal de la démocratie grecque. que les maîtres quittent leur maison familière et
Il y a une utopie politique unanimement parta- familiale pour rencontrer leurs semblables, ce
gée par les acteurs politiques de l’époque. Ils y qui signifie qu’ils sortent d’eux-mêmes. En
trouvèrent l’alternative de la monarchie et du effet, un sujet politique doit être capable de se
christianisme. séparer de lui-même et de s’installer dans une
Nous voulons penser l’origine de son acte perspective différente de la sienne, dans une
politique en nous référant à la philosophie de perspective inhabituelle ; voire même contre
Hannah Arendt. Ses réflexions sur l’origine du laquelle il s’inscrit en faux. Ce n’est qu’ainsi
politique nous permettent de saisir des causes qu’il peut participer à l’espace politique. Il
de l’engagement politique de Sade ignorées par s’agit donc d’un changement de perspective
les chercheurs sadiens. Arendt nous permettra permanent qui permet de juger de son opinion
d’écarter la dichotomie caduque entre deux autrement.
visions réductrices de Sade. Ce changement de perspective permet par
ailleurs de regarder autrement la vie dans son
LA CONCEPTION POLITIQUE rapport avec la mort. Pris dans une perspective
D’HANNAH ARENDT inversée, les maîtres antiques peuvent voir la
vie sous la forme de ce qui est toujours et déjà
Les citoyens de la cité étaient les maîtres perdu. Cette modalité d’être est étroitement liée
de la sphère familiale et les esclaves subve- à l’essence de la liberté car elle a le double tran-
naient aux besoins vitaux de la maison. Ainsi, chant d’une lame aiguë. L’exercice de la liberté
les maîtres antiques étaient dégagés de toute est lié à la possibilité de se détacher de soi, de
contrainte concernant la production des biens se séparer du familier et, en définitive, de la vie.
matériels. Ils avaient le loisir d’être entièrement Elle est ainsi exposée au risque de se perdre
occupés par la vie politique. L’enrichissement hors de soi, de demeurer dans l’instable et de
n’était pas l’objet premier de leur jouissance. s’exposer à la mort. L’éthique du sujet politique
Leur temps était consacré à leur liberté de mou- antique est donc celle selon laquelle un homme
vement et de parole et ils se réunissaient sur libre est prêt à risquer sa vie. Comme disait
l’agora pour se consacrer à cette activité. Lacan à propos des héros de la tragédie
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Les citoyens, maîtres antiques, jouissaient grecque, les maîtres antiques s’engagent dans
de la liberté d’expression où la parole sous la « une vie qui va se confondre avec la mort cer-
forme du commandement et l’écoute sous la taine, mort vécue de façon anticipée, mort
forme de l’obéissance n’étaient pas considérées empiétant sur le domaine de la vie, vie empié-
comme une parole et une écoute authentiques 1. tant sur la mort 2. »
Selon cette logique, la discussion ne vise pas le On peut dire que c’est au risque de leur
gouvernement des affaires publiques : les mort que les maîtres antiques créent un espace
hommes libres ne gouvernent pas plus qu’ils ne dans lequel s’exerce le politique. Chaque fois
sont gouvernés. La discussion sur l’agora ne qu’ils effectuent un acte de parole pleine –
traite pas le gouvernement de la cité comme parole ni commandante ni obéissante –, l’es-
objet politique premier. Ce sont les magistrats pace politique s’ouvre pleinement. Cette parole
et les stratagètes qui « travaillent » afin de se crée pour ainsi dire à partir de rien. Et quand
gérer les affaires politiques intérieures et exté- ils clôturent la discussion, elle rentre dans le
rieures. Le citoyen antique ne travaille vraiment néant. Le politique commence, selon Arendt,
ni chez lui, ni aux affaires publiques. « là où le domaine des nécessités matérielles et
L’échange de parole dans un lieu public celui de la force physique cessent ». « En tant
forme la « pensée élargie » de ces maîtres. Cette que tel, le politique a si rarement existé et en si

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L’engagement politique du marquis de Sade

peu d’endroits, que, historiquement parlant, sont pas les siennes. L’écriture sadienne
seules quelques grandes époques l’ont connu et s’adresse ainsi fondamentalement à l’autre ;
réalisé 3 ». Arendt pense que la Révolution fran- elle s’ouvre au regard des lecteurs.
çaise fait partie de ces grandes époques. Si nous Par exemple, dans Les cent vingt journées
adoptons cette conception du politique, on peut de Sodome, on peut repérer un passage qui
alors repenser l’engagement politique de Sade, raconte une rumeur selon laquelle Sade aurait
comme ne se réduisant ni à un masque ni à un été lui-même excité à l’idée de sa propre mort,
pur rapport à la transgression de la loi. alors que nous savons que cette idée l’angois-
sait au plus au point : « Tout le monde sait l’his-
LES CONDITIONS DE LA VIE POLITIQUE toire du marquis de ***. Dès qu’on lui a appris
DE SADE la sentence […] il s’écria : “Foutredieu ! me
voilà au point où je me voulais […] ; laissez-
Après l’éclatement de la Révolution, Paris moi, laissez-moi, il faut que j’en décharge !” Et
est divisé en 48 sections. Il y a des sections dont il le fit au même instant 5. » Sade adhère ainsi à
la tâche essentielle consistait à examiner tous les l’image qu’on a de lui, alors même qu’il n’y est
sujets relevant des affaires publiques, de parler pas en tant que sujet.
de celles-ci, d’échanger des opinions à ce sujet Dans Aline et Valcour, Sade présente trois
sans nécessairement aboutir à des motions, péti- régimes politiques en en montrant les vertus
tions, messages et ainsi de suite 4. Il s’agit donc aussi bien que les défauts, sans que sa propre
d’un espace qui n’est destiné ni à gouverner ni à opinion soit révélée ouvertement. Il précise
être gouverné, d’un espace analogue à celui de la pourquoi ces opinions plurielles se contredisent
polis de l’antiquité grecque : le marquis trouvera parfois dans son livre : « Formé par différentes
là une place pour le débat et la discussion, une personnes, ce recueil offre […] la façon de pen-
place où chacun jouit d’une liberté d’expression. ser de celui qui écrit ou des personnes que voit
Face à l’instabilité des pouvoirs législatif, exécu- cet écrivain, et dont il rend les idées ; ainsi, au
tif et judiciaire, il y avait une marge possible lieu de s’attacher à démêler des contradictions
pour l’ouverture de l’espace politique. Sade se ou des redites […] il faut que le lecteur, plus
met ainsi à la disposition d’une des sections les sage, s’amuse ou s’occupe des différents sys-
plus importantes de Paris, une section très modé- tèmes présentés pour ou contre, et qu’il adopte
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rée au début, mais qui se radicalisera avec l’avè- ceux qui favorisent le mieux ou ses idées, ou
nement de la Terreur. ses penchants 6. » Sade formalise pour ainsi
dire par lui-même la faculté de la « pensée élar-
Pensée élargie gie » déterminée par Hannah Arendt.
Annie Le Brun souligne que ce travail de
Pour débuter sa vie politique, Sade a pu mise en perspective est constatable dans Les
pratiquer ce que Arendt appelle la « pensée cent vingt journées de Sodome. Entre les quatre
élargie » comme faculté d’être soi-même grands libertins qui débattent dans ce roman, il
comme un autre. Contrairement à ce que l’on s’agit toujours de « la variété de situation, de
imagine, dans son écriture, Sade ne s’enferme personnages, d’idées, de sentiments, de
pas avec lui-même pour se stimuler fantasmati- désirs 7 » de la perversion. Nous sommes
quement. En effet, il a d’abord rédigé des devant le domaine de la perversion sadienne.
œuvres avec son éditeur. Il a aussi tenu compte Avançons donc vers l’au-delà de la sphère de la
des réactions de ses lecteurs. Il doit savoir faire pensée pour entrer dans celle du corps. Parce
avec des images façonnées par l’autre. Il n’est que la faculté de se placer dans la position de
donc pas arbitraire de dire qu’il se laissait inten- l’autre pourrait être favorisée par la passion
tionnellement pénétrer par des images qui ne perverse exercée sur un autre corps.

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L’écriture et l’extase

Corps élargi pas partager. La douleur est en effet habituelle-


ment considérée comme une expérience
Tous les personnages sadiens se précipi- intime. Or, chez Sade, la douleur de l’autre-
tent vers l’espace de la douleur qui s’oppose corps est aussi intime que celle du corps
aux registres du confort et du plaisir. Il ne s’agit propre ; elle est extérieurement intérieure au
pas seulement de victimes qui se soumettent à corps du sujet sadien. Lacan a bien repéré cette
la douleur morale et physique : il y a aussi des étrange douleur chez Sade : « Qu’est-ce que
bourreaux qui se font volontairement souffrir Sade nous montre à l’horizon [quand il ouvre
dans leur débauche. Certains se donnent exac- toutes les vannes de désir] ? Essentiellement, la
tement la même douleur que celle qu’ils don- douleur. La douleur d’autrui, et aussi bien la
nent à leurs victimes. C’est le cas de Roland douleur propre du sujet, car ce ne sont à l’occa-
dans Justine et les malheurs de la vertu. Sa pas- sion qu’une seule et même chose 9. » Quelle
sion consiste à jouir en regardant une femme étrange topologie de la jouissance du sujet
s’asphyxier au bout d’une corde. Avant de sadien. Il pourrait trouver son intimité chez
s’évader avec sa fortune, il tente personnelle- l’autre.
ment une expérience de pendaison. Il explique Ainsi, il y a chez Sade le perspectivisme
la raison pour laquelle il est passionné par cette des pensées plurielles et le partage de la douleur
pratique : « C’est le même plaisir que je me corporelle. Le premier concerne la tentative
plais à faire goûter aux femmes qui me servira d’imaginer la pensée de l’autre à la place de cet
de punition ; je suis convaincu […] que cette autre, le second concerne la tentative de vivre la
mort est infiniment plus douce qu’elle n’est douleur de soi à la place de l’autre ou bien celle
cruelle ; mais comme mes victimes n’ont de vivre la douleur de l’autre à sa propre place ;
jamais voulu être vraies avec moi, c’est sur le premier est excentrique et le second concen-
mon propre individu que j’en veux connaître la trique. Les deux facultés, pouvant s’articuler
sensation […] essayons donc. Tu me feras tout l’une avec l’autre, permettraient de franchir la
ce que je t’ai fait ; je vais me mettre nu ; je mon- limite de pensée et de corps enfermés dans une
terai sur le tabouret, tu lieras la corde, je m’ex- seule personne. Sade est en tous les cas capable
citerai un moment, puis dès que tu verras les d’être soi-même « comme » un autre non seule-
choses prendre une sorte de consistance, tu reti- ment au niveau de la pensée mais surtout au
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reras le tabouret, et je resterai pendu 8. » niveau du corps. Ceci ne ferait-il pas de Sade un
La douleur est un objet qui cause toute la exemple unique parmi les acteurs politiques ?
passion perverse de Roland. Objet réellement
séparé du sujet puisque localisé dans l’autre LA VIE POLITIQUE DE SADE
mais restant étrangement lié à l’intime du sujet.
C’est pour cela qu’un étrange chiasme se pro- La section des Piques permet au citoyen
duit entre le bourreau et la victime. Justine se Sade d’exercer pleinement son activité poli-
place dans la position de Roland afin de lui tique même durant la Terreur. Sa mission est de
faire éprouver la douleur qu’elle avait éprou- communiquer au public toutes les discussions
vée. Dans sa propre tentative, Roland n’a plus de la section en vue d’un meilleur fonctionne-
besoin de passer par sa victime pour éprouver ment des affaires publiques. Toutefois un chan-
indirectement la douleur, car la douleur en gement de paradigme de la politique se produit,
question n’est plus localisée chez la victime : Arendt en pointe la cause : l’apparition du
elle se situe bel et bien en lui pour l’éprouver à Peuple sur la scène politique. Plus exactement,
l’intérieur de son corps propre. c’est la non-satisfaction des besoins vitaux des
Nous assistons à une économie singulière malheureux qui devient le premier objet poli-
dans laquelle on partage un affect qu’on ne peut tique. La « libération de la tyrannie n’entraînait

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L’engagement politique du marquis de Sade

la liberté que pour le petit nombre et se faisait à Robespierre ne s’arrête pas. Le point de partage
peine sentir pour le grand nombre qui restait entre les deux hommes est la douleur de l’autre
accablé par sa misère 10 ». Pour satisfaire la et la douleur de soi. Ainsi Robespierre peut-il
nécessité de vivre, les dirigeants ont adopté une sans aucune contrition massacrer tant d’inno-
nouvelle orientation politique. Le nouveau cents tout en gardant une compassion illimitée
principe est le Bonheur du Peuple. Ce n’est plus pour le peuple.
la Liberté qui sert d’idéal régulateur, comme au La vertu promue par Robespierre n’est
début de la Révolution, mais bien plutôt le Bon- rien d’autre qu’un devoir impératif de montrer
heur de tous les citoyens. Il est impensable de son propre cœur en public. Arendt dit :
référer la Révolution à la démocratie athé- « Comme sa conviction forçait [Robespierre] à
nienne, car la séparation des besoins vitaux qui jouer l’incorruptible en public tous les jours, et
y fondait l’espace politique n’est plus de mise. à ouvrir son cœur tel qu’il se l’imaginait au
C’est principalement Robespierre qui moins une fois par semaine 13. » Le chef de la
mène cette nouvelle orientation pendant la Ter- Terreur commande à chacun de faire la même
reur. Il envisagera tous les moyens extrajudi- épreuve de la vertu pour prouver qu’il n’a pas
ciaires pour réaliser le Bonheur du Peuple. trahi la cause de la Révolution. Il s’identifie
Mais, avant tout, il voudra répondre à la voix du ainsi à l’Être suprême incarné sous la figure de
peuple par un zèle compatissant. Sa politique la Vertu ; Vertu qui finit par imposer un consen-
s’appuie sur la compassion et non sur la discus- tement total de l’opinion publique à Robes-
sion. Cette mesure entamera le processus de pierre. Ainsi tient-il lui-même le rôle du regard
mort du politique. Non seulement parce que la surmoïque : il est omniprésent, ses espions sont
compassion reste sans conséquences 11, mais disséminés partout dans Paris. Il en résulte que
surtout parce qu’elle abolit la distance entre les ceux qui n’ont pas adopté cette contrainte
hommes ; ce qui est pourtant une des conditions morale ont été considérés comme antirévolu-
nécessaires de l’espace politique. En outre, tionnaires et envoyés à la guillotine. Mais ceux
comme seule la voix de Robespierre représente qui l’ont acceptée ont été aussi envoyés à
la Voix du Peuple et appelle les malheureux à l’échafaud, car plus on ouvre son cœur, plus on
envahir la scène de la Révolution, les sans- est soupçonné d’hypocrisie. Plus on se trahit
culottes n’apparaissaient pas comme de futurs sincèrement plus on est soupçonné trahir la
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citoyens avec qui les dirigeants politiques dis- cause révolutionnaire. Par conséquent, Robes-
cutent des affaires publiques, ils apparaissent pierre, au lieu de réaliser le Bonheur, a achevé
comme l’immense foule avec qui les chefs le massacre des citoyens obéissants et non
souffrent en public. À la capacité d’être soi- obéissants à sa volonté unique. Ainsi l’espace
même comme des autres se substitue la capacité politique est effacé par la même personne qui
de souffrir avec la masse immense sans nom ni efface l’espace de la douleur. Les adeptes de la
figure. Cela amène à ce qu’Arendt appelle liberté moderne ont enterré l’espace politique
l’« insensibilité chargée d’émotion à l’égard de équivalent à la liberté antique.
la réalité [de l’autre] 12 ». Cela signifie que le Nous pouvons imaginer que le citoyen
chef de la Terreur ne tient pas compte de la dou- Sade refusa de se laisser intimider par la
leur de l’autre malgré son apparence de com- volonté de Robespierre qui supprimait l’espace
passion illimitée. Il s’agit d’un discours qui fait politique. Ç’eut été un acte de résistance face à
semblant de souffrir avec les autres. la Terreur. L’idée d’ouvrir l’espace de parole
Et c’est sur ce point essentiel que Sade libre dans la Terreur fut sans doute une folie et
s’oppose à Robespierre. Sade ne cessera pas de un miracle. Le pari du citoyen Sade se serait
souligner la douleur comme la limite de sa pra- ainsi trouvé pris dans cette folie ou miracle
tique et de sa pensée. Là où Sade s’arrête, politique. Son désir aurait consisté à redonner

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L’écriture et l’extase

la parole à l’espace politique effondré, sinon dans la mesure où Sade décrit à travers lui son
par l’acte immédiat de la parole du moins par propre symptôme dans la scène de massacre.
l’écriture subversive. Son écriture aurait-elle, Gernande pratique sa débauche dans un état
au fond, vengé le politique ? d’impassibilité semblable à celui des autres
Ce n’est ni la résistance ni la vengeance libertins. L’impassibilité est en effet une posi-
que nous trouvons dans sa première réaction : tion typique des grands libertins que Sade
c’est son effondrement que nous devons consta- décrit. Mais ce qui est singulier chez Gernande,
ter, aussi décevant soit-il. Le jour même où il c’est que le meurtre de sa femme ne s’exerce
fut élu à la présidence de la section, Sade se vit pas de sang-froid. Il doit entrer dans un état
obliger de quitter cette fonction. Il en explique extatique pour réaliser l’acte meurtrier, c’est-à-
la cause à son avocat : « Je suis abîmé, rendu, dire qu’il doit se connecter avec les « passions
je crache le sang. Je vous ai dit que j’étais pré- qui peuvent légitimer la cruelle action du
sident de ma section ; ma tenue a été si ora- meurtre ». Il doit être frappé comme s’il était
geuse que je n’en puis plus ! Hier, entre autres, pris par une attaque d’« épilepsie », tombé dans
après avoir été obligé de me couvrir deux fois, une confusion d’esprit et de corps ; son
je me suis vu contraint à laisser mon fauteuil à « délire » dure plus de dix minutes. Gernande se
mon vice-président. Ils voulaient me faire déchaîne alors avec une violence inouïe ; il
mettre aux voix une horreur, une inhumanité. Je pousse des cris abominables et frappe tout ce
n’ai jamais voulu. Dieu merci, m’en voilà qui l’entoure. Avant de se précipiter sur sa
quitte 14. » Selon Maurice Lever, l’« horreur » femme, il culbute ses deux mignons. Face à la
dont il s’agit là est liée aux votes de la Conven- frénésie angoissante de son bourreau, Justine
tion qui préconisait l’ouverture des sépultures croit « qu’il allait expirer 17 ». En effet, si Jus-
des rois de France, la destruction de la Vendée tine ne le menait pas à l’orgasme, Gernande
et le transfert de Marie-Antoinette à la Concier- mettrait en péril jusqu’à sa propre vie. Il n’y a
gerie. Lever conclut ainsi : « Donatien n’a pas donc pas que les victimes qui sont poussées à la
tenu le coup. Ses nerfs ont craqué 15. » Sade est mort. Le bourreau est aussi exposé à l’abîme
dépassé par la barbarie de la Terreur. dans son extrême excès de jouissance. À la
Cette chute de Sade est loin d’être un acte limite de la douleur, le bourreau et la victime
politique en tant que tel. Mais elle pourrait être découvrent le centre vertigineux de la mort. Là
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considérée comme un acte politique manqué, où s’évanouit la douleur, c’est justement là que
qui nous révèle sa critique de la peine de mort s’arrêtent Sade et les libertins de ses romans.
et sa critique du massacre de la Terreur, suivant Pour Sade, le meurtre ne doit exister que sous
la logique que nous avons déterminée jusqu’à cette forme passionnelle. Nous trouvons ici un
maintenant. Son opinion sur la peine de mort rempart contre la mise à mort exercée froide-
est présentée par le libertin Dolmancé dans La ment par la loi de Robespierre.
Philosophie dans le boudoir. Sade avance son
argument afin d’« anéantir à tout jamais l’atro- Chose incroyable encore, la fureur extrême
cité de la peine de mort ». Selon lui : « La loi, de Gernande ne suffit pas pour tuer sa femme.
froide par elle-même, ne saurait être accessible Elle ne meurt que plus tard, hors scène. Et l’an-
aux passions », alors que les hommes sont pris nonce de la mort de sa femme provoque en lui
dans ces passions « qui peuvent légitimer dans une terreur qui est aussi démesurée que celle de
l’homme la cruelle action du meurtre 16. » son extase. Justine dit : « Quelque accoutumé
Pour comprendre le fond de sa thèse sur que l’on soit au crime, il est rare que la nouvelle
l’abolition de la peine de mort, il est instructif de son accomplissement n’effraye celui qui
de se référer au libertin Gernande dans Justine vient de le commettre. Cette terreur venge la
ou les malheurs de la vertu. Il est révélateur vertu : tel est l’instant où ses droits se repren-

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L’engagement politique du marquis de Sade

nent : Gernande sort égaré, il oublie de fermer encore en vie. Comme s’il voulait garder l’objet
les portes, elle profite de la circonstance [pour qui cause son désir – la douleur vive – même
s’enfuir) 18. » Gernande est égaré parce qu’il après sa séparation du corps des victimes, afin
perd un objet sur lequel s’appuyait son désir. Il de ne pas le détruire complètement.
est terrorisé parce qu’il se perd devant le trou Sade propose donc l’abolition de la peine
noir sur lequel il ne peut plus s’appuyer. Son de mort pour les raisons suivantes. Il critique
désir et son être sont mis en péril parce que la d’abord l’exécution froide de la loi au nom du
douleur de l’autre disparaît avec la mort. Il meurtre passionnel. Ensuite, il retourne sa cri-
découvre que sa passion de jouir de la douleur tique contre le meurtre passionnel au nom de la
de l’autre repose sur son caractère tragique. Son cause du désir. Autrement dit, il ne fait pas,
désir est de détruire son objet, mais s’il accom- malgré son apparence transgressive soutenue
plit son désir, il détruit son objet ; son accom- par Dolmancé, une apologie de la perversité
plissement détruit le fondement même de son morale et sociale. Il fait au contraire une cri-
désir. La perte de l’objet de son désir coïncide tique de la perversité de la Terreur. On peut dire
donc avec la perte de son désir ; d’où il résulte que c’est avec l’éthique du désir que Sade
la perdition de son être même. C’est exactement résiste à la peine de mort exercée froidement
dans cette même logique qu’est Saint Fond par Robespierre. La devise lacanienne de « ne
quand il veut perpétuer le supplice après la mort pas céder sur son désir » s’avère particulière-
de ses victimes, dans l’Histoire de Juliette. Il ment parlante dans ce contexte. Le citoyen
fait valoir que son geste est une tentative d’im- Sade n’exerce certes pas un acte politique
poser une deuxième mort à ses victimes. Mais comme tel mais un acte d’écriture qui critique
son acte pourrait signifier aussi que tant qu’il y la sinistre politique. Sade se venge ainsi par
a de la douleur chez ses victimes, elles sont l’écriture.

NOTES
1. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, Paris, Le Seuil, 1995, p. 78.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 291.
3. Ibid., p. 79.
4. Ibid., p. 359.
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5. Sade, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1990, p. 254.
6. Ibid., p. 824.
7. A. Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, 1993, p. 180.
8. Sade, op. cit., p. 339-340
9. Ibid., p. 97.
10. H. Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 105.
11. Ibid., p. 123.
12. Ibid., p. 129.
13. Ibid., p. 139.
14. Sade, « Lettre à Gaufridy, 3 août 1793 », dans Œuvres Complètes du Marquis de Sade, t. XII, Paris, Cercle du livre précieux, 1963,
p. 531-532.
15. M. Lever, op. cit., p. 503.
16. Sade, Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1998, p. 125.
17. Ibid., p. 300.
18. Ibid., p. 309.

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