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Daisuke Fukuda
Dans Savoirs et clinique 2007/1 (n° 8), pages 59 à 65
Éditions Érès
ISSN 1634-3298
ISBN 9782749208299
DOI 10.3917/sc.008.0059
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L’engagement politique
du marquis de Sade
Daisuke Fukuda
Sa vie est méconnue, son œuvre est peu Sade ne fut pas du même acabit que les person-
connue et son image est pourtant très répandue. nages qu’il dépeint dans ses romans. Ce faisant,
Tel est le rapport que nous entretenons à cet ils dévoilent que le marquis mena une vie
homme de lettres que fut Donatien Alphonse moins spectaculaire qu’on ne l’imagine.
François de Sade, marquis de Sade surnommé Quant à son engagement politique, Sade
le « divin marquis ». Il est un des rares auteurs était bel et bien captivé par la Révolution, dont
dont chacun se fait une idée sans même lire ses il ne fut pour commencer qu’un simple specta-
œuvres ou connaître sa biographie. teur cynique, contraint de passer sur la scène du
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y fut authentique. Car la Révolution est avant capacité d’imagination est préparée par le fait
tout le retour à l’idéal de la démocratie grecque. que les maîtres quittent leur maison familière et
Il y a une utopie politique unanimement parta- familiale pour rencontrer leurs semblables, ce
gée par les acteurs politiques de l’époque. Ils y qui signifie qu’ils sortent d’eux-mêmes. En
trouvèrent l’alternative de la monarchie et du effet, un sujet politique doit être capable de se
christianisme. séparer de lui-même et de s’installer dans une
Nous voulons penser l’origine de son acte perspective différente de la sienne, dans une
politique en nous référant à la philosophie de perspective inhabituelle ; voire même contre
Hannah Arendt. Ses réflexions sur l’origine du laquelle il s’inscrit en faux. Ce n’est qu’ainsi
politique nous permettent de saisir des causes qu’il peut participer à l’espace politique. Il
de l’engagement politique de Sade ignorées par s’agit donc d’un changement de perspective
les chercheurs sadiens. Arendt nous permettra permanent qui permet de juger de son opinion
d’écarter la dichotomie caduque entre deux autrement.
visions réductrices de Sade. Ce changement de perspective permet par
ailleurs de regarder autrement la vie dans son
LA CONCEPTION POLITIQUE rapport avec la mort. Pris dans une perspective
D’HANNAH ARENDT inversée, les maîtres antiques peuvent voir la
vie sous la forme de ce qui est toujours et déjà
Les citoyens de la cité étaient les maîtres perdu. Cette modalité d’être est étroitement liée
de la sphère familiale et les esclaves subve- à l’essence de la liberté car elle a le double tran-
naient aux besoins vitaux de la maison. Ainsi, chant d’une lame aiguë. L’exercice de la liberté
les maîtres antiques étaient dégagés de toute est lié à la possibilité de se détacher de soi, de
contrainte concernant la production des biens se séparer du familier et, en définitive, de la vie.
matériels. Ils avaient le loisir d’être entièrement Elle est ainsi exposée au risque de se perdre
occupés par la vie politique. L’enrichissement hors de soi, de demeurer dans l’instable et de
n’était pas l’objet premier de leur jouissance. s’exposer à la mort. L’éthique du sujet politique
Leur temps était consacré à leur liberté de mou- antique est donc celle selon laquelle un homme
vement et de parole et ils se réunissaient sur libre est prêt à risquer sa vie. Comme disait
l’agora pour se consacrer à cette activité. Lacan à propos des héros de la tragédie
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peu d’endroits, que, historiquement parlant, sont pas les siennes. L’écriture sadienne
seules quelques grandes époques l’ont connu et s’adresse ainsi fondamentalement à l’autre ;
réalisé 3 ». Arendt pense que la Révolution fran- elle s’ouvre au regard des lecteurs.
çaise fait partie de ces grandes époques. Si nous Par exemple, dans Les cent vingt journées
adoptons cette conception du politique, on peut de Sodome, on peut repérer un passage qui
alors repenser l’engagement politique de Sade, raconte une rumeur selon laquelle Sade aurait
comme ne se réduisant ni à un masque ni à un été lui-même excité à l’idée de sa propre mort,
pur rapport à la transgression de la loi. alors que nous savons que cette idée l’angois-
sait au plus au point : « Tout le monde sait l’his-
LES CONDITIONS DE LA VIE POLITIQUE toire du marquis de ***. Dès qu’on lui a appris
DE SADE la sentence […] il s’écria : “Foutredieu ! me
voilà au point où je me voulais […] ; laissez-
Après l’éclatement de la Révolution, Paris moi, laissez-moi, il faut que j’en décharge !” Et
est divisé en 48 sections. Il y a des sections dont il le fit au même instant 5. » Sade adhère ainsi à
la tâche essentielle consistait à examiner tous les l’image qu’on a de lui, alors même qu’il n’y est
sujets relevant des affaires publiques, de parler pas en tant que sujet.
de celles-ci, d’échanger des opinions à ce sujet Dans Aline et Valcour, Sade présente trois
sans nécessairement aboutir à des motions, péti- régimes politiques en en montrant les vertus
tions, messages et ainsi de suite 4. Il s’agit donc aussi bien que les défauts, sans que sa propre
d’un espace qui n’est destiné ni à gouverner ni à opinion soit révélée ouvertement. Il précise
être gouverné, d’un espace analogue à celui de la pourquoi ces opinions plurielles se contredisent
polis de l’antiquité grecque : le marquis trouvera parfois dans son livre : « Formé par différentes
là une place pour le débat et la discussion, une personnes, ce recueil offre […] la façon de pen-
place où chacun jouit d’une liberté d’expression. ser de celui qui écrit ou des personnes que voit
Face à l’instabilité des pouvoirs législatif, exécu- cet écrivain, et dont il rend les idées ; ainsi, au
tif et judiciaire, il y avait une marge possible lieu de s’attacher à démêler des contradictions
pour l’ouverture de l’espace politique. Sade se ou des redites […] il faut que le lecteur, plus
met ainsi à la disposition d’une des sections les sage, s’amuse ou s’occupe des différents sys-
plus importantes de Paris, une section très modé- tèmes présentés pour ou contre, et qu’il adopte
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la liberté que pour le petit nombre et se faisait à Robespierre ne s’arrête pas. Le point de partage
peine sentir pour le grand nombre qui restait entre les deux hommes est la douleur de l’autre
accablé par sa misère 10 ». Pour satisfaire la et la douleur de soi. Ainsi Robespierre peut-il
nécessité de vivre, les dirigeants ont adopté une sans aucune contrition massacrer tant d’inno-
nouvelle orientation politique. Le nouveau cents tout en gardant une compassion illimitée
principe est le Bonheur du Peuple. Ce n’est plus pour le peuple.
la Liberté qui sert d’idéal régulateur, comme au La vertu promue par Robespierre n’est
début de la Révolution, mais bien plutôt le Bon- rien d’autre qu’un devoir impératif de montrer
heur de tous les citoyens. Il est impensable de son propre cœur en public. Arendt dit :
référer la Révolution à la démocratie athé- « Comme sa conviction forçait [Robespierre] à
nienne, car la séparation des besoins vitaux qui jouer l’incorruptible en public tous les jours, et
y fondait l’espace politique n’est plus de mise. à ouvrir son cœur tel qu’il se l’imaginait au
C’est principalement Robespierre qui moins une fois par semaine 13. » Le chef de la
mène cette nouvelle orientation pendant la Ter- Terreur commande à chacun de faire la même
reur. Il envisagera tous les moyens extrajudi- épreuve de la vertu pour prouver qu’il n’a pas
ciaires pour réaliser le Bonheur du Peuple. trahi la cause de la Révolution. Il s’identifie
Mais, avant tout, il voudra répondre à la voix du ainsi à l’Être suprême incarné sous la figure de
peuple par un zèle compatissant. Sa politique la Vertu ; Vertu qui finit par imposer un consen-
s’appuie sur la compassion et non sur la discus- tement total de l’opinion publique à Robes-
sion. Cette mesure entamera le processus de pierre. Ainsi tient-il lui-même le rôle du regard
mort du politique. Non seulement parce que la surmoïque : il est omniprésent, ses espions sont
compassion reste sans conséquences 11, mais disséminés partout dans Paris. Il en résulte que
surtout parce qu’elle abolit la distance entre les ceux qui n’ont pas adopté cette contrainte
hommes ; ce qui est pourtant une des conditions morale ont été considérés comme antirévolu-
nécessaires de l’espace politique. En outre, tionnaires et envoyés à la guillotine. Mais ceux
comme seule la voix de Robespierre représente qui l’ont acceptée ont été aussi envoyés à
la Voix du Peuple et appelle les malheureux à l’échafaud, car plus on ouvre son cœur, plus on
envahir la scène de la Révolution, les sans- est soupçonné d’hypocrisie. Plus on se trahit
culottes n’apparaissaient pas comme de futurs sincèrement plus on est soupçonné trahir la
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la parole à l’espace politique effondré, sinon dans la mesure où Sade décrit à travers lui son
par l’acte immédiat de la parole du moins par propre symptôme dans la scène de massacre.
l’écriture subversive. Son écriture aurait-elle, Gernande pratique sa débauche dans un état
au fond, vengé le politique ? d’impassibilité semblable à celui des autres
Ce n’est ni la résistance ni la vengeance libertins. L’impassibilité est en effet une posi-
que nous trouvons dans sa première réaction : tion typique des grands libertins que Sade
c’est son effondrement que nous devons consta- décrit. Mais ce qui est singulier chez Gernande,
ter, aussi décevant soit-il. Le jour même où il c’est que le meurtre de sa femme ne s’exerce
fut élu à la présidence de la section, Sade se vit pas de sang-froid. Il doit entrer dans un état
obliger de quitter cette fonction. Il en explique extatique pour réaliser l’acte meurtrier, c’est-à-
la cause à son avocat : « Je suis abîmé, rendu, dire qu’il doit se connecter avec les « passions
je crache le sang. Je vous ai dit que j’étais pré- qui peuvent légitimer la cruelle action du
sident de ma section ; ma tenue a été si ora- meurtre ». Il doit être frappé comme s’il était
geuse que je n’en puis plus ! Hier, entre autres, pris par une attaque d’« épilepsie », tombé dans
après avoir été obligé de me couvrir deux fois, une confusion d’esprit et de corps ; son
je me suis vu contraint à laisser mon fauteuil à « délire » dure plus de dix minutes. Gernande se
mon vice-président. Ils voulaient me faire déchaîne alors avec une violence inouïe ; il
mettre aux voix une horreur, une inhumanité. Je pousse des cris abominables et frappe tout ce
n’ai jamais voulu. Dieu merci, m’en voilà qui l’entoure. Avant de se précipiter sur sa
quitte 14. » Selon Maurice Lever, l’« horreur » femme, il culbute ses deux mignons. Face à la
dont il s’agit là est liée aux votes de la Conven- frénésie angoissante de son bourreau, Justine
tion qui préconisait l’ouverture des sépultures croit « qu’il allait expirer 17 ». En effet, si Jus-
des rois de France, la destruction de la Vendée tine ne le menait pas à l’orgasme, Gernande
et le transfert de Marie-Antoinette à la Concier- mettrait en péril jusqu’à sa propre vie. Il n’y a
gerie. Lever conclut ainsi : « Donatien n’a pas donc pas que les victimes qui sont poussées à la
tenu le coup. Ses nerfs ont craqué 15. » Sade est mort. Le bourreau est aussi exposé à l’abîme
dépassé par la barbarie de la Terreur. dans son extrême excès de jouissance. À la
Cette chute de Sade est loin d’être un acte limite de la douleur, le bourreau et la victime
politique en tant que tel. Mais elle pourrait être découvrent le centre vertigineux de la mort. Là
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nent : Gernande sort égaré, il oublie de fermer encore en vie. Comme s’il voulait garder l’objet
les portes, elle profite de la circonstance [pour qui cause son désir – la douleur vive – même
s’enfuir) 18. » Gernande est égaré parce qu’il après sa séparation du corps des victimes, afin
perd un objet sur lequel s’appuyait son désir. Il de ne pas le détruire complètement.
est terrorisé parce qu’il se perd devant le trou Sade propose donc l’abolition de la peine
noir sur lequel il ne peut plus s’appuyer. Son de mort pour les raisons suivantes. Il critique
désir et son être sont mis en péril parce que la d’abord l’exécution froide de la loi au nom du
douleur de l’autre disparaît avec la mort. Il meurtre passionnel. Ensuite, il retourne sa cri-
découvre que sa passion de jouir de la douleur tique contre le meurtre passionnel au nom de la
de l’autre repose sur son caractère tragique. Son cause du désir. Autrement dit, il ne fait pas,
désir est de détruire son objet, mais s’il accom- malgré son apparence transgressive soutenue
plit son désir, il détruit son objet ; son accom- par Dolmancé, une apologie de la perversité
plissement détruit le fondement même de son morale et sociale. Il fait au contraire une cri-
désir. La perte de l’objet de son désir coïncide tique de la perversité de la Terreur. On peut dire
donc avec la perte de son désir ; d’où il résulte que c’est avec l’éthique du désir que Sade
la perdition de son être même. C’est exactement résiste à la peine de mort exercée froidement
dans cette même logique qu’est Saint Fond par Robespierre. La devise lacanienne de « ne
quand il veut perpétuer le supplice après la mort pas céder sur son désir » s’avère particulière-
de ses victimes, dans l’Histoire de Juliette. Il ment parlante dans ce contexte. Le citoyen
fait valoir que son geste est une tentative d’im- Sade n’exerce certes pas un acte politique
poser une deuxième mort à ses victimes. Mais comme tel mais un acte d’écriture qui critique
son acte pourrait signifier aussi que tant qu’il y la sinistre politique. Sade se venge ainsi par
a de la douleur chez ses victimes, elles sont l’écriture.
NOTES
1. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, Paris, Le Seuil, 1995, p. 78.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 291.
3. Ibid., p. 79.
4. Ibid., p. 359.
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