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: de la philosophie de la
libération au tournant décolonial
Fátima Hurtado López
p. 23-35
https://doi.org/10.4000/cal.1509
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Cité par | Auteur
RÉSUMÉS
FRANÇAISENGLISHESPAÑOL
Cet article est une introduction à la pensée critique latino-américaine, de la philosophie de la
libération au tournant décolonial proposé par le groupe de recherche pluridisciplinaire
Modernité/Colonialité. Dans un premier temps sont présentées les principales contributions de la
philosophie de la libération en tant que pensée critique latino-américaine. Est abordée ensuite la
question de la pertinence actuelle des motivations et des inquiétudes initiales de la philosophie de
la libération, ainsi que la pertinence de ses thèses et de ses principales catégories. Puis sont
présentées les principales critiques adressées à ce courant de pensée en quarante ans d’existence.
Enfin est introduit le tournant décolonial du groupe Modernité/Colonialité. L’accent est mis sur la
notion de pluriversalité que proposent les penseurs critiques latino-américains présentés dans cet
article.
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ENTRÉES D’INDEX
Mots-clés :
pensée critique, philosophie de la libération, colonialité, décolonialité, pluriversalité
Keywords:
critical thought, philosophy of liberation, coloniality, decoloniality, pluriversality
Palabras claves:
pensamiento crítico, filosofía de la liberación, colonialidad, decolonialidad, pluriversalidad
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PLAN
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TEXTE INTÉGRAL
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1Dans un premier temps, nous présentons les principales contributions de la philosophie de la
libération en tant que pensée critique latino-américaine. Les philosophes latino-américains de la
libération ont revendiqué la contextualisation de la philosophie. En conséquence, la question qui
s’impose de nos jours – étant donné les changements historiques qui, depuis les années 1970
jusqu’à nos jours, se sont produits dans le monde entier ainsi que le nouveau contexte caractérisé
par la globalisation et la crise de la modernité – est celle de la vigueur actuelle des motivations et
des inquiétudes initiales de la philosophie de la libération d’une part, et des thèses et des
catégories principales de ce courant de pensée, d’autre part. Nous abordons ensuite la question de
l’actualité de la philosophie de la libération. Puis nous présentons les principales critiques qui, après
quarante ans d’existence, lui ont été adressées. Enfin, nous introduisons une nouvelle perspective
de pensée critique en Amérique latine : celle du groupe pluridisciplinaire Modernité/Colonialité. Les
travaux et réflexions de ce groupe reprennent certaines des inquiétudes et motivations initiales de
la philosophie latino-américaine de la libération. Ils proposent néanmoins une approche nouvelle
ainsi que de nouveaux concepts capables de prendre en compte la situation et les défis actuels.
3Pris dans leur ensemble, les penseurs qui ont développé ce courant de pensée critique partagent
la conviction que, pour parvenir à une philosophie authentique et originale, l’Amérique latine avait
besoin d’un double processus de libération. Les nouvelles sciences sociales latino-américaines
avaient montré le caractère essentiellement structurel de la dépendance, de sorte que la libération
était d’abord comprise comme une rupture avec le système de dépendance. D’autre part, la
libération de la dépendance impliquait également une décolonisation intellectuelle, c’est-à-dire une
rupture avec les traditions de pensée académique, considérées par ces auteurs comme complices
et collaboratrices de la domination historique. Les philosophes de la libération ont ainsi affirmé la
philosophie en tant qu’instrument de libération et revendiqué la libération de la philosophie même,
et des autres formes de connaissance. Une philosophie ainsi comprise devait – selon ces auteurs –
être une philosophie « inculturée » dans le contexte de l’Amérique du Sud. Aussi les philosophes de
la libération ont-ils repris de manière inédite la question – ouverte par Juan Bautista Alberdi en
1837 – de la constitution d’une « philosophie américaine », revendiquant une philosophie replacée
dans son contexte, resituée dans la réalité sociale, culturelle, politique et historique des pays
latino-américains.
6En effet, la situation en Amérique latine et dans le monde entier a changé par rapport aux
décennies précédentes. D’une part, le nouveau contexte – caractérisé aujourd’hui par la
globalisation et la crise de la modernité – nous oblige à repenser certaines des catégories utilisées
dans les années 1970 par les philosophes de la libération qui semblent, de nos jours, être
devenues inefficaces ou obsolètes : la culpabilisation des métropoles et du centre comme seuls
responsables de la pauvreté des pays périphériques, l’opposition de binômes (totalité/extériorité,
centre/périphérie, domination/libération), le choix prioritaire des pauvres, la foi dans les réserves
morales, épistémiques et révolutionnaires du peuple et des victimes, la considération des
intellectuels comme prophètes au service de la conscientisation du peuple. D’autre part
l’apparition, à partir des années 1980, de différents paradigmes théoriques qui ont remis en
question certaines des affirmations fondamentales de la philosophie de la libération, nous oblige à
repenser celle-ci à la lumière des critiques – internes et externes – qui lui ont été adressées.
Finalement, la philosophie de la libération a revendiqué une éthique universaliste, participant ainsi
de certains des fondements principaux de la modernité. Une philosophie de la libération aujourd’hui
doit donc prendre en compte également le fait de la crise de la modernité et répondre aux
problèmes théoriques et pratiques posés par la postmodernité.
7Nous considérons que ces faits invalident – ou du moins rendent problématiques et imposent une
révision autocritique – certaines des thèses centrales des premières formulations des philosophies
de la libération. La pertinence actuelle de la philosophie de la libération est par conséquent mise en
question. Et nous pensons que l’actualité de la philosophie latino-américaine de la libération
viendra de sa capacité d’adaptation au nouveau contexte de globalisation et de crise de la
modernité comme de sa capacité à réaliser un travail d’autocritique approfondi.
1 Enrique Dussel a répondu aux critiques de Santiago Castro-Gómez dans son article « Philosophy of Li (...)
16Castro-Gómez propose ainsi de reprendre la question que Horacio Cerutti avait posée en 1979
[Cerutti, 1979] et de repenser les possibilités et les limites d’une philosophie latino-américaine de
la libération dans le nouveau contexte à partir des années 1980. Castro-Gómez reconnaît les
importantes contributions des philosophes de la libération en ce qui concerne la critique de
l’eurocentrisme de la modernité. Cependant, il considère que le choix prioritaire des pauvres,
défendue par les penseurs libérationnistes, risque de se transformer en une simple inversion des
rôles, substituant au point de vue monologique des conquistadors celui des subalternisés et des
dominés. Il en est ainsi – selon cet auteur – parce que les réflexions des philosophes et des
théologiens de la libération s’appuyaient, d’une part, sur l’affirmation de l’impérialisme comme seul
et unique coupable de la pauvreté des nations latino-américaines et, d’autre part, sur la foi dans
les réserves morales et révolutionnaires du peuple. Pour Castro-Gómez, cette absolutisation de
l’extériorité de l’Amérique latine risque de « répéter la tentation de convertir la raison en
irrationalité » [Castro-Gómez, 1996, p. 45]. Afin d’éviter cela, Castro-Gómez défend un paradigme
de la diversité et de l’hétérogénéité, capable de dépasser les schémas dualistes d’interprétation,
eurocentristes comme tiers-mondistes. S’inspirant des penseurs postmodernes occidentaux,
Castro-Gómez propose l’utopie postmoderne d’un monde polycentrique (du point de vue
économique et politique) et pluraliste (du point de vue culturel) 1.
18En Amérique latine, les théoriciens postcoloniaux ont développé une critique du colonialisme qui
se différencie de manière substantielle des récits anticoloniaux précédents. En effet, les narrations
colonialistes étaient articulées à des espaces traditionnels d’action et donc à des situations où les
sujets ont forgé leur identité dans des contextes avant tout locaux. Aussi les récits anticoloniaux
ont-ils basé leur critique du colonialisme sur le rachat de la prétendue authenticité culturelle des
peuples colonisés que les envahisseurs auraient détruite. Les théories postcoloniales seraient au
contraire produites dans des contextes posttraditionnels d’action, c’est-à-dire « dans des lieux où
les sujets sociaux configurent leurs identités par interaction avec des processus de rationalité
globale et où, pour la même raison, les frontières culturelles deviennent poreuses ». Par
conséquent ces auteurs considèrent que la dichotomie centre/périphérie – ou État métropolitain
dominant, d’une part, État national-populaire agent de la libération, d’autre part – est devenue
obsolète à la fin du XXe siècle car nous nous trouvons désormais dans un contexte globalisé d’action
où l’exclusion et la domination s’effectuent tant au-delà qu’en deçà des frontières nationales. De
plus, le jeu d’oppositions entre oppresseurs et opprimés, centre et périphérie, civilisation et
barbarie, présent dans les narratives anticoloniales, risque de renforcer le système binaire de
catégorisation utilisé par les centres métropolitains dans la production de connaissances.
21Son postulat de base – la colonialité n’est pas dérivée de la modernité, mais constitutive de
celle-ci – implique une relecture déconstructive de la vision traditionnelle de la modernité, une
critique de l’eurocentrisme et une revalorisation des cultures et épistémês subalternisées par la
culture et l’épistémê occidentale. En outre, le groupe distingue « colonialisme » de « colonialité »,
donc « décolonisation » et « décolonialité ». Avec l’utilisation du terme « colonialité » au lieu de
celui de « colonialisme », les auteurs réunis autour du projet de recherche Modernité/Colonialité
veulent attirer l’attention sur trois aspects principaux.
3 Selon ces auteurs, un des mythes les plus puissants du XXe siècle a été celui d’un monde « postcolo (...)
4 Les hétérarchies sont des structures complexes dans lesquelles il n’y a pas un niveau basique qui g (...)
22Premièrement, sur la continuité historique entre l’époque coloniale et la mal nommée époque
« postcoloniale »3. Le terme « colonialité » fait référence à un type de pouvoir qui est né du
colonialisme moderne, mais qui s’applique à des domaines autres que juridique ou politique. Le
colonialisme a précédé la colonialité, mais celle-ci a survécu au colonialisme et a prouvé être plus
profonde et durable que celui-ci. Par conséquent, le monde – aux débuts du XXIe siècle – a besoin
d’une deuxième décolonisation, c’est-à-dire d’une décolonialité qui complète la décolonisation
juridique et politique menée à bien aux XIXe et XXe siècles. La notion de « colonialité du pouvoir »
est introduite par le groupe pour faire référence à cette incomplétude de la décolonisation initiée
au XIXe siècle, aveugle à l’hétérarchie 4 des multiples relations raciales, ethniques, sexuelles,
épistémiques, économiques et de genre qu’elle laissait intactes [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2005,
p. 17].
24Finalement, ces auteurs considèrent que la colonialité a également offert la base pour une
négation ontologique et une subaltérisation des sujets racialisés. Le groupe introduit alors une
troisième forme de négation d’Autrui : ce que Walter Mignolo en 1995 [Mignolo, 1995, 2003] et
Nelson Maldonado-Torres quelques années plus tard [Maldonado-Torres, 2007] ont appelé la
« colonialité de l’être7 ». Selon ces auteurs, l’absence de rationalité est liée à une absence d’être
qui met en question l’humanité du sujet racialisé. L’invisibilité et la déshumanisation deviennent
ainsi les expressions primaires de la colonialité de l’être, au point que l’alter ego est transformé en
un sub-alter. Pour toutes ces raisons, le groupe affirme qu’au lieu de parler de l’époque actuelle
comme d’une époque postcoloniale nous devrions parler du passage du colonialisme moderne à la
« colonialité globale » [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2007, p. 13], colonialité à la fois du pouvoir, du
savoir et de l’être.
25Le groupe veut néanmoins être clair sur certains points. L’effort que les différents membres du
groupe Modernité/Colonialité ont fait pour une meilleure visibilité des connaissances « autres » n’a
pas pour objectif une sorte de « sauvetage » des cultures « authentiques ». Les « altérités
épistémiques » que le groupe essaie de récupérer et de rendre visibles ne sont pas des extériorités
absolues, pures et immuables mais des formes de connaissances qui se situent dans les interstices
et qui sont hybrides et frontalières. La décolonisation du savoir et de la connaissance n’implique
pas une sorte de « croisade contre l’Occident au nom d’une autochtonie latino-américaniste, de
culturalismes ethnocentriques et de nationalismes populistes. Il ne s’agit pas non plus d’aller contre
la science moderne ni de promouvoir un nouveau type d’obscurantisme épistémique » [Castro-
Gómez, 2007, p. 90]. Il s’agit au contraire de créer une pensée intégratrice et transdisciplinaire où
la science occidentale puisse s’articuler à d’autres formes de production de connaissances. Les
réflexions critiques des penseurs que nous avons présentées dans ce travail partent de la réalité
latino-américaine. Cependant, elles ont une portée mondiale et visent une nouvelle forme
d’universalité. Le groupe propose ainsi – face à l’universalité monologique impériale – une
pluriversalité décoloniale ouvrant sur la possibilité d’une pensée-autre et d’un monde où entrent
beaucoup de mondes.
26Nous pensons que malgré le vieillissement de certaines thèses et catégories utilisées par la
philosophie latino-américaine dans les années 1970, le besoin d’une philosophie critique est de nos
jours également urgent et nécessaire. Pour nous, la nouvelle perspective de pensée critique
latino-américaine que proposent Enrique Dussel et le groupe de recherche Modernité/Colonialité
représente une reformulation des inquiétudes communes des différents mouvements de pensée et
de philosophie critiques qui depuis 1968 se sont développés en Amérique latine, ainsi qu’une
actualisation et adaptation des problématiques au nouveau contexte de globalisation et de crise de
la modernité. Aussi espérons-nous que la publication de ce dossier sur les pensées critiques latino-
américaines contribuera à une meilleure visibilité des pensées capables d’offrir dans les pays
francophones – contre le réductionnisme de certains – une alternative à l’euro centrisme et à
l’universalisme abstrait et monologique d’une part, et aux solutions culturalistes et relativistes
postmodernes, d’autre part.
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BIBLIOGRAPHIE
DUSSEL Enrique, Para una ética de la liberación latinoamericana, Buenos Aires, Siglo XXI, 1973.
NOTES
1 Enrique Dussel a répondu aux critiques de Santiago Castro-Gómez dans son article « Philosophy of
Liberation, the Postmodern Debate, and Latin American Studies », in Moraña Mabel, Dussel Enrique,
Jáuregui Carlos A. (ed.), Coloniality at large. Latin America and the Postcolonial Debate, Durham, Duke
University Press, 2008, p. 335-349.
2 Il s’agit d’un groupe de recherche hétérogène et pluridisciplinaire, comme l’indique la liste des
principales figures qui constituent le mouvement : le philosophe argentin de la libération Enrique Dussel,
le sociologue péruvien Aníbal Quijano, le sémioticien et théoricien de la culture argentin-américain Walter
D. Mignolo, le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez, la sémioticienne argentine Zulma Palermo,
l’anthropologue colombien Arturo Escobar, le sociologue vénézuélien Edgardo Lander, l’anthropologue
vénézuélien Fernando Coronil, le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres, le sociologue
portoricain Ramón Grosfoguel, la linguiste américaine Catherine Walsh et la linguiste allemande Freya
Schiwy, spécialiste des langues romanes. Préciser la discipline et la nationalité de chaque membre
permet de mettre en relief le caractère hétérogène et pluridisciplinaire du groupe et donc à la fois
interdisciplinaire et transdisciplinaire. Préciser la nationalité de chacun n’obéit bien évidemment pas à un
rétrécissement contextualiste.
3 Selon ces auteurs, un des mythes les plus puissants du XXe siècle a été celui d’un monde
« postcolonial », c’est-à-dire l’idée que l’élimination des administrations coloniales équivalait à la
décolonisation du monde [Grosfoguel, 2006].
4 Les hétérarchies sont des structures complexes dans lesquelles il n’y a pas un niveau basique qui
gouverne les autres : tous les niveaux exercent une certaine influence mutuelle sur des aspects
particuliers et selon des conjonctures historiques spécifiques.
Référence papier
Fátima Hurtado López, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant
décolonial », Cahiers des Amériques latines, 62 | 2009, 23-35.