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Cahiers du monde hispanique et

luso-brésilien

Alain Touraine, Les sociétés dépendantes. Essais sur l'Amérique


latine
Pierre Vayssière

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Vayssière Pierre. Alain Touraine, Les sociétés dépendantes. Essais sur l'Amérique latine. In: Cahiers du monde hispanique et
luso-brésilien, n°28, 1977. La terre et les paysans en Amérique latine. pp. 275-280;

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COMPTES RENDUS

Alain
266
l'Amérique
TOUR p.
latine.
AINE.
Paris,
— Les
Editions
sociétés
Duculot,
dépendantes.
Sociologie
Essais
nouvelle,
sur 1976,

Cet ouvrage rassemble deux séries d'essais, rédigés à plus de


dix ans d'intervalle, sans que pour autant l'A. prétende être parvenu
à « des conclusions d'ensemble ». D'emblée, A. Touraine pose les
cinq prémisses essentielles de ce « livre-étape •» : (1) — la
sociologie du développement s'oppose à une sociologie de la « structure »
sociale, car structure et changement sont antinomiques; (2) — de
façon concrète, c'est presque toujours l'Etat qui est l'acteur du
changement historique, tandis que les classes demeurent les acteurs
de la structure sociale; (3) — moins les rapports de classe sont
dominants et plus l'action de l'Etat est forte; (4) — tout changement
social suppose, au départ, une « ouverture économique »
(ressources nouvelles, front pionnier) ; (5) — dans les sociétés dominées, la
dynamique du changement a presque toujours comme point de
départ l'action d'une bourgeoisie étrangère, relayée par la
bourgeoisie nationale et s'appuyant sur un Etat fort (les militaires par ex.).
A. Touraine distingue encore deux concepts-clés de l'analyse
sociale : le « système d'action historique (on serait tenter d'écrire
le S.A.H.), repéré dans l'analyse synchronique, et le « mode de
développement » qui se définit dans la diachronie. En deux pages d'une
rare densité, ce sociologue de l'action règle son compte à la
philosophie de l'Histoire (celle des infrastructures et des contradictions),
et à l'Histoire « pure » (l'analyse du changement à travers le temps).
Dans les sociétés modernes, seule compte » la production de la
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société par elle-même », non pas sous la contrainte des modes de


production, mais par l'effet des orientations et des décisions prises
par les principaux acteurs, dans le cadre de rapports sociaux
conflictuels. Phénoménologie transposée à la vie sociale, l'« historicité »
semble bien être le concept majeur d'Alain Touraine.
L'ouvrage se décompose en trois thèmes fondamentaux : la
première partie, plus théorique, traite de la sociologie du
développement; la seconde présente des réflexions sur la « déstructuration »
(ou désarticulation des rapports sociaux) ; la dernière aborde, enfin,
la dynamique des groupes sociaux à partir d'exemples puisés dans
la vaste ère latino-américaine.
Non sans intention iconoclaste, l'A. souligne tout d'abord « la
nouveauté de notre siècle : ... le triomphe des politiques sur les
structures » (p. 25). Rejetant l'illusion moderniste, A. Touraine retient
la seule conception réaliste du développement : celle d'une stratégie
définie par des choix politiques opérés par des décideurs, compte
tenu des pesanteurs sociologiques («la bonne décision est celle qui
a le plus faible coût politique possible », p. 29).
Le développement ne se confond pas avec l'« évolutionnisme »
optimiste des sociétés dominantes (symbolisé par le moralisme
victorien, la bonne conscience nord-américaine ou le chauvinisme
soviétique). La croissance ne se réduit pas, non plus, à une simple «
stratégie » des pratiques sociales. En fait, le moteur du changement n'est
pas la classe dirigeante (définie par les rapports de production) mais
« l'élite dirigeante » qui peut aussi bien être une bourgeoisie,
nationale ou étrangère, un Etat national, un parti révolutionnaire.
D'ailleurs, « l'Etat n'existe que dans la mesure ou il se sépare de la classe
dirigeante » (p. 41). L'A. conclut ce chapitre théorique en insistant
sur la rupture essentielle entre mode de production synchronique et
mode de développement diachronique ; l'un traite des structures,
l'autre des genèses. Sans les confondre pour autant, le sociologue
« ne doit pas ignorer l'autre moitié de la sociologie » (p. 45).
Pour mieux saisir la déstructuration sociale en Amérique latine, il
faut d'abord rejeter le point de vue européocentrique (qui refuserait
le droit à la spécificité) et économiciste (la dépendance se réduirait
à l'histoire économique). Ce qui est évident, c'est la désarticulation
— ou « dualisation » — entre un système économique dominant et
des rapports sociaux plus archaïques. Jusqu'à présent, on a surtout
insisté sur la chaîne de dépendance et « un déterminisme externe
rigide » (p. 59). A. Touraine préconise, au contraire, le retour à des
études « centrées » sur l'intérieur, sur la « spécificité » sociale et
culturelle. Au demeurant, on ne saurait choisir entre une approche
économiste et une approche culturaliste.
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En Amérique latine, on ne peut comparer les classes sociales à


celles du « Centre ». L'inertie du système social obscurcit la
transparence du système socio-économique; chaque classe appartient à la
fois au monde archaïque et au monde moderne. La classe sociale n'a
pas une conscience homogène; les plus « conscientisées » sont les
moins modernisées (les mineurs de charbon au Chili par exemple).
En fait, les concepts de « pueblo » connoté à celui de nation anti-
impérialiste — et de « oligarquia » — , agent hétérogène de la
désarticulation sociale — sont plus opérationnels que ceux de « classe
ouvrière » et de « bourgeoisie ».
La marginalité urbaine est une autre expression de la
désarticulation des rapports sociaux; elle traduit le dysfonctionnement entre
l'urbanisation, plus précoce, et l'industrialisation, entraînant un fort
chômage dans les « villas miserias » et autres « tugurios ». A propos
des conduites sociales des marginaux, l'A. réfute un certain
nombre de thèses sur l'apathie, ou, au contraire, la participation à une
culture prolétarienne (Qui j ano). Après avoir réhabilité, au passage,
les travaux d'Oscar Lewis qui n'a rien d'un « culturaliste naïf »
(p. 146), A. Touraine pense que les marginaux ne forment pas une
société « indépendante » fondée sur une culture particulière;
aliénés par une situation intenable, ils sont, à la fois, produits et
rejetés par l'industrialisation, à la fois exclus (chômage, logement) et
récupérés (par l'appel à la consommation et à l'intégration
politique). Ils font l'objet de toutes les manipulations «populistes ».
La troisième partie de l'ouvrage est consacrée aux mouvements
sociaux en Amérique latine. Touraine observe qu'ils sont complexes
et fragiles » (p. 160), combinant trois directions : (1) la lutte de
classes; (2) la lutte pour la libération nationale; (3) la recherche
d'une modernisation sociale. Dans tous les cas, ils ne peuvent être
conduits par une classe isolée : les révolutionnaires en ont tiré
amèrement la leçon, au Guatemala, au Pérou ou en Bolivie. C'est l'Etat
qui, le plus souvent, catalyse les mouvements sociaux. Rude leçon
pour les théoriciens, partisans des modèles européocentriques...
A partir de l'exemple brésilien, l'A. avance des conclusions
nuancées quant à la nature de la classe ouvrière en formation dans
le grand centre industriel de São Paulo; récusant à l'avance l'idée
selon laquelle les changements économiques, sociaux et politiques
seraient parallèles et simultanés, il présuppose, au contraire,
l'existence d'un écart considérable entre le mode de développement et le
cadre socio-culturel. L'Etat de São-Paulo qui reçoit les 3/4 des
investissements du Brésil moderne, draine en même temps une
main d'œuvre transplantée, analphabète, non qualifiée. Cette masse
oscille entre un individualisme utopique (la recherche de meilleu-
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res « opportunités »), et le sens de la solidarité du groupe des


travailleurs. Sa conscience politique, toujours faible au début, est à la
fois « segmentée » (acceptant des comportements traditionnels et
nouveaux) et « éclatée », se traduisant par une instabilité profonde
et par la recherche de plaisirs violents et aliénants. Clientèle de
choix pour les mouvements démagogiques, elle balance entre un
réformisme à l'américaine s'appuyant sur l'Etat-Providence, et une
adhésion conformiste aux valeurs de la société globale; en aucun
cas, elle ne constitue une infanterie au service d'un changement
révolutionnaire.
Mais plus que les conditions ou les conséquences de
l'industrialisation, l'analyse du mouvement lui-même est intéressante. Est-ce la
classe ouvrière elle-même qui est l'agent actif du développement
social ? Là encore, la réponse n'est pas simple : les études de Matos
Mar dans les « barriadas » de Lima ont montré une corrélation forte
entre l'espoir d'une promotion individuelle et la conscience d'une
mobilité globale de la société; ce phénomène est accentué par le
fait que la participation politique est en avance sur
l'industrialisation (à cause de la « démocratisation autoritaire » (p. 208).
L'expérience urbaine l'emportant sur celle du travail, l'ouvrier en vient à
oublier plus vite sa condition ancienne de travailleur de la terre et à
se rendre plus dépendant à l'égard du pouvoir. F. Bourricaud a bien
montré l'absence d'autonomie des masses, totalement disponibles et
manipulées. Mais il existe un rapport inverse entre le degré de
modernisation et la force de contestation. Existerait-il « une aristocratie
ouvrière » en Amérique latine ? En fait, il n'y à pas de relations
simples entre les projets de mobilité et les formes d'action; toutes les
attitudes sont possibles : retrait marginal, utilitarisme, cohésion
« groupale », action politique au travers d'un syndicat, etc.
Dans l'avant-dernier chapitre, A. Touraine synthétise ses concepts
fondamentaux à propos de la dynamique des changements sociaux;
pour lui, il est évident que la dimension de classe ne peut constituer
l'axe unique des mouvements sociaux, sous peine d'être voués à
l'échec : « Tout mouvement social est à la fois un mouvement de
classe, un mouvement anti-capitaliste, opposé à la domination
étrangère, et un mouvement tourné vers l'intégration et la
modernisation nationales. Ce qui crée à l'intérieur de tout mouvement des
tensions considérables, mais ce qui permet aussi une mobilisation
multiple, s'étendant du sous-prolétariat jusqu'à une partie des
classes moyennes ». (p. 240) L'histoire « nationale » de l'Amérique
latine révèle aussi (c'est une hypothèse très fructueuse pour
l'historien) une corrélation entre le développement économique et la
nature des mouvements sociaux : dans une première phase (jus-
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qu'aux années 1930), les mouvements de classe auraient prédominé;


durant la période de substitution des importations, c'est-à-dire
jusqu'aux années « cinquante », le thème populiste de la modernisation
semblait s'imposer; dans la dernière étape, celle de
l'internationalisation du marché intérieur, le thème nationaliste et
anti-impérialiste passe au premier plan.
Epilogue douloureux à cette réflexion, l'histoire de l'unité
populaire au Chili apparaît ici pour illustrer la faiblesse et les
contradictions d'un mouvement social qui de surcroît, n'était pas soutenu par
un pouvoir étatique fort. Le « triangle des forces sociales » (p. 259)
chiliennes était brisé par un choix difficile : la rupture ou le
modernisme; un Parti socialiste, tiraillé entre la légalité et la rupture; un
Parti communiste soucieux à la fois de ranimer la lutte des
classes et de faire fonctionner les institutions; un « Mapu », enfin,
balançant entre le combat de classes et la mobilisation des marginaux.
Quelles réflexions nous suggère ce travail ? Le projet d'Alain
Touraine n'est-il pas dans ces pages de se libérer des contraintes de
la philosophie de l'Histoire ? Ou, plus précisément, de réintégrer à
l'analyse marxiste toute une approche « culturaliste » (ainsi sur la
spécificité irréductible des cultures latino-américaines), rejetant
ainsi une vue mécaniste et déterministe de là pénétration capitaliste.
De ce point de vue, ce livre est un succès.
Au plan de l'écriture, la clarté d'analyse a parfois été sacrifiée
au désir d'une synthèse rapide, inscrite dans des formules brillantes
sans que l'A. évite toujours un certain « flou » doctrinal (le lecteur
s'interroge, en refermant le livre, sur le point de vue du sociologue
quant à l'« efficace » du « mode de production » capitaliste dans les
pays dominés.) A force d'être bref, on risque parfois la confusion...
La rédaction récente des introductions aux articles plus anciens
n'est pas parvenue à masquer le décalage conceptuel entre les unes
et les autres, d'où parfois une absence d'homogénéité et de rigueur
dans le déroulement du raisonnement. Les analyses de l'«
historicité » ou du « mode de développement » appelleraient, par ailleurs,
des développements plus explicites... Enfin, la typologie prospective
sacrifiant à la mode des « stratégies » et des « modèles » apparaît
souvent hasardeuse, ou, pour le moins, incertaine...
A. Touraine souhaite la confrontation de « l'analyse
sociologique des attitudes et (de) l'analyse historique des mouvements
sociaux » (p. 231 ) . L'historien ne peut que souscrire à ce vœu, car
ces essais, d'une grande densité conceptuelle, appellent un
complément d'analyse factuelle. Il faut admettre que le raisonnement
historique reste inductif : l'hypothèse théorique appelle la confrontation
aux faits. De ce point de vue l'A. a préféré la réflexion abstraite,
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jalonnée, de loin en loin, par quelques références allusives. Pourquoi,


par exemple, l'analyse de la marginalité urbaine, étayée par de
multiples citations théoriques (cherchant à rendre compte des
fonctions de la marginalité) ne s'appuie-t-elle pas davantage sur les
enquêtes statistiques ?
Ces réserves quant à la forme - — et qu'on doit attribuer d'abord à
l'hétérogénéité des essais — n'entament en rien la valeur de
l'ouvrage. Par l'abondance de ses réflexions non conformistes, reflet
évident d'une expérience intime de la vie latino-américaine, A. Tou-
raine apporte aux chercheurs son analyse désenchantée de la «
pesanteur » sociologique d'un continent intégrateur des cultures
importées depuis quatre siècles par les économies dominantes.

Pierre Vayssiere.

Pierre GOUROU. - — L'Amérique tropicale et australe, Hachette


Université, Paris, 1976, 432 pages.

Si l'enthousiasme est un mouvement trop personnel pour être


aisément communicable à autrui et si la formation universitaire se méfie
de l'exaltation, en revanche il est licite et bon d'indiquer à nos
lecteurs les motifs que nous avons d'admirer un livre comme celui de
M. Gourou et de les inciter à en prendre une connaissance directe et
approfondie. Nous ne saurions, en effet, résumer valablement cet
ouvrage si dense en quelques pages, et plusieurs n'y suffiraient point.
Surtout, cela serait inutile, car rien ne suggère ni ne remplace, les
fruits qu'en donne une lecture directe, rendue attentive et par la
richesse de l'information et par le style captivant qui est la griffe de
la forte personnalité de l'auteur. Nous aurons la faiblesse d'y voir
autant de qualités, de plus en plus rarement rencontrées dans les
ouvrages de spécialistes.
Or M. Gourou est le spécialiste incontesté du monde tropical. Après
ses thèses sur Les Paysans du Delta Tonkinois, il a conquis la
notoriété en 1947 avec Les Pays tropicaux qu'il démythifiait en
formulant leurs vrais problèmes; ses cours au Collège de France, pendant
23 ans, dont les résumés constituent le plus précieux précis,
témoignent de sa maîtrise; les ouvrages L'Asie et L'Afrique passaient à
l'étude des continents- tropicaux, dont la trilogie s'achève cette année
avec L'Amérique tropicale et australe. C'est encore un gros livre,
nourri d'une connaissance personnelle et d'une érudition sans
limites, et c'est un livre lumineux, en ce sens que sa clarté n'est pas seu-

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