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NATHALIE

HEINICH
CE QUE LE
MILITANTISME
FAIT À LA
RECHERCHE
N°29
TRACTS.GALLIMARD.FR
D I R E C T E U R D E L A P U B L I C AT I O N : A N T O I N E G A L L I M A R D
DIRECTION ÉDITORIALE : ALBAN CERISIER
ALBAN.CERISIER@GALLIMARD.FR

GALLIMARD • 5 RUE GASTON-GALLIMARD 75007 PARIS • FRANCE


W W W. G A L L I M A R D . F R

© ÉDITIONS GALLIMARD, 2021.


É
voquant l’emprise du politique sur le monde universitaire français
et la façon dont la pensée s’en est trouvée figée, l’historien
Jacques Julliard identifie trois « glaciations » successives :
la glaciation soviéto-marxiste, dans l’après-guerre ; la glaciation
maoïste, dans les années 1970 ; et la glaciation actuelle, qu’il
résume par le terme d’« islamogauchiste1 ».
Or celui-ci est l’objet d’une polémique qui déchire l’université
depuis la décapitation de Samuel Paty par un islamiste, et qui
a mis sur le devant de la scène intellectuelle la question de la
« militantisation » de l’enseignement supérieur et de la recherche,
pour tenter un néologisme rendu hélas nécessaire par la réalité
de ce qui se produit sous nos yeux : l’emprise croissante d’un
militantisme littéralement déplacé, qui tend à transformer les salles
de cours en lieux d’endoctrinement et les publications en tracts.
4 L A T R OIS IÈ ME GL A CI AT ION
Il y a près de vingt ans, le sociologue Didier Lapeyronnie
publiait dans la Revue française de sociologie un article
qui fit polémique : consacré à « l’académisme radical2 », il
analysait la tendance de la sociologie française, depuis le
début des années 1990, à importer le « combat politique »
dans l’espace scientifique conçu comme un espace de
« lutte » pour le « monopole » de la « vérité ». Ce vocabu-
laire identifie clairement l’origine du phénomène : il s’agit
du courant « bourdieusien » issu de la « sociologie cri-
tique » de Pierre Bourdieu et de ses disciples telle qu’elle
s’est infléchie dans la dernière décennie du xxe siècle en
direction de l’« engagement » (notamment à partir de La
Misère du monde en 1993), par quoi le célèbre sociologue
renouait avec la tradition sartrienne expérimentée lors des
deux premières glaciations3.
Au-delà de ses thèmes privilégiés – les « phénomènes
de domination », les « pauvres » et les « inégalités », les
« processus de ségrégation » ou la « logique d’exclusion »
au sein des établissements scolaires –, ce qui caractérise
cette production universitaire est, selon Lapeyronnie,
l’« auto-référence comme “radical” » : « Les débats ne
portent jamais sur la science, sur le contenu des obser-
vations ou sur l’interprétation qu’il s’agit de leur donner.
La seule question qui vaille et l’unique préoccupation
sont de déterminer qui est vraiment radical et de mon-
trer sa propre radicalité », quitte à « mettre en perma-
nence en accusation les “autres”, à développer le soupçon
ou dénoncer les “prétendus” “radicaux”, les faux “amis du
peuple”, tous ceux, qui sous couvert d’être de “gauche” ou
“scientifiques”, sont en fait les meilleurs agents du néo-
libéralisme, voire de l’impérialisme américain ». Surfant
sur « la tendance ancestrale à la paranoïa des milieux
intellectuels », l’académisme radical consiste à « être soi-
même victime, et, parce que victime, critique, et être vic-
time parce que l’on est critique. »
Cette radicalisation de la posture critique en socio-
logie marque une alliance entre le milieu universitaire
et les nouveaux courants de la « gauche radicale » ayant
émergé dans les années 1990 avec la dénonciation du
« néo-libéralisme », portée notamment par le mouve-
ment ATTAC : création en 1995 du collectif « Raisons
d’agir » et en 1996 de la maison d’édition du même nom,
que suivront en 1998 les Éditions Agone et, en 2003, les
Éditions du Croquant, où sera publié en 2013 le mani-
feste Champ libre aux sciences sociales (signé par plusieurs
dizaines d’enseignants-chercheurs proches de la mou-
vance bourdieusienne), suivi en 2019, aux Éditions La
Découverte, par le Manuel indocile de sciences sociales. Pour
des savoirs résistants. Associée à la référence récurrente
au Michel Foucault anti-pouvoir d’État de Surveiller et
punir, la sociologie critique mêlée à la vague de contesta-
tion antilibérale est devenue une plate-forme de dénon-
ciation de toute forme de « domination », économique,
médiatique, institutionnelle ou autre : d’où le succès
de l’image de la sociologie comme « sport de combat », 5
6 selon la formule racoleuse de Bourdieu qui donne son
titre au film de Pierre Carles sorti en 2001, lequel a lar-
gement contribué à la transformation du sociologue
béarnais en gourou auprès d’un public élargi au-delà de
l’université, et à la popularisation d’une conception des
sciences sociales réduite à un catéchisme où ne subsistent
plus guère que la « domination » et la « légitimation », la
« construction sociale » et la « violence symbolique ».
Parallèlement à cette alliance avec la gauche radicale,
la militantisation de la recherche en sciences sociales
a bénéficié d’un courant venu du monde académique
anglophone et notamment des États-Unis, avec l’essor
du « postmodernisme » développé dans les années 1980 à
partir d’auteurs français (la « French Theory », en référence
à Derrida, Deleuze et Foucault 4) revisités dans le sens
d’une « déconstruction », d’une dés-essentialisation, d’une
relativisation des notions communes. Tendant à défaire
toute objectivité du savoir, ce courant s’est associé avec
un communautarisme de campus en forme de « politique
des identités5 » (« identity politics » ou « identitarisme »),
focalisée sur les discriminations liées à l’appartenance
à une communauté « dominée » : d’où la mise en place,
outre-Atlantique puis en France, des studies, ces nouveaux
découpages universitaires centrés non sur les disciplines
des sciences humaines et sociales (histoire, sociologie,
anthropologie, etc.) mais sur des objets d’étude, de préfé-
rence définis par leur association à des collectifs minori-
taires ou discriminés : les femmes (« études de genre »), les
gens de couleur (« études raciales »), les homosexuels, les
obèses, les handicapés, etc.
C’est ainsi que la critique du néolibéralisme s’est asso-
ciée avec le combat contre les discriminations, la nébuleuse
militante avec le monde universitaire, le postmodernisme
avec la sociologie critique et les sciences sociales françaises
avec les départements de littérature anglo-américains, pour
accréditer auprès de la nouvelle génération d’étudiants – et
parfois aussi, hélas, d’enseignants-chercheurs voire de res-
ponsables d’appels à projets – l’idée que l’université n’au-
rait d’autre mission que le « réveil » (woke) face à toutes
les formes d’oppression ou de discrimination6, grâce à des
militants que l’on nomme désormais, significativement,
« activistes ».

L A C ONF U S ION DE S A RÈ NE S
Ce n’est pas que ces luttes soient illégitimes en soi, bien
sûr : il ne s’agit pas de mettre en doute la légitimité des
causes défendues par ces nouveaux « académo-militants »
(encore un néologisme que l’on aurait préféré ne pas avoir
à inventer), et notamment le combat contre les discrimi-
nations basées sur le sexe, la sexualité, l’origine ethnique,
la catégorie sociale ou la religion – discriminations au
demeurant prohibées par la loi, ce qui n’empêche mal-
heureusement pas leur persistance dans la réalité des faits.
Le problème est de savoir de quelle façon y mettre fin.
Or les moyens que prétendent imposer les défenseurs
de ces causes dans le monde académique sont illégitimes 7
8 dans le contexte de leur activité professionnelle, et ce
quelle que soit la justesse des causes en question. Ils com-
mettent en effet ce que les sociologues nomment une
« confusion des arènes » entre celle, scientifique ou épisté-
mique, de la production et de la transmission du savoir et
celle, politique ou civique, de la transformation du monde
social.
Car ce n’est pas le militantisme en tant que tel qui est
critiquable, mais seulement sa pratique dans des lieux où
il n’a pas sa place. Et par « lieux » il ne faut pas entendre la
réalité topographique des établissements d’enseignement
supérieur : le militantisme syndical, voire politique, est
parfaitement admissible dans les espaces d’accueil et les
couloirs des universités. Mais une fois franchi le seuil des
amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique
à expertise par les pairs, un enseignement ou un article
devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale
au profit de la seule visée épistémique. Faut-il rappeler
que les enseignants-chercheurs sont rémunérés par leurs
concitoyens pour produire et transmettre du savoir – et
rien d’autre ? Utiliser ce privilège pour d’autres activités,
notamment militantes, qu’est-ce d’autre qu’un détourne-
ment de fonds publics ?
C’est pourtant ce que pratique et promeut ce que nous
nommerons désormais le « militantisme académique » :
terme qui, dans son sens anglais, a l’avantage de dénoter
à la fois l’enseignement supérieur et la recherche, et, dans
son sens français, de connoter une tendance peu glorieuse

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au conformisme – fût-il paré des nouveaux habits du
radicalisme fustigé naguère par Lapeyronnie.

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE M É P RIS E L’A U T O N O MIE


D U S AV OIR
L’autonomie de la science par rapport aux arènes reli-
gieuse, morale ou politique a été lentement conquise
au cours des siècles contre les tentatives d’enrégimen-
tement. Elle est particulièrement difficile à respecter, et
donc particulièrement nécessaire pour assurer l’objec-
tivité du savoir, dans les sciences de l’homme et de la
société. Or celles-ci disposent pour cela d’une ressource
précieuse avec l’impératif de « neutralité axiologique »
édicté il y a exactement un siècle par l’un des fondateurs
de la sociologie, Max Weber : à savoir l’obligation pour
l’enseignant-chercheur de suspendre l’expression de tout
jugement de valeur morale ou politique dans le cadre de
l’exercice de sa mission professionnelle 7.
Mais les partisans du militantisme académique ont-
ils jamais lu Weber ? On ne le dirait pas à en croire les
contresens qui prolifèrent dès qu’il est question de neu-
tralité axiologique. Car celle-ci ne consiste nullement,
comme croient ou feignent de le croire certains, à ne
jamais exprimer son opinion personnelle : elle consiste
à ne le faire que dans l’espace public ou dans l’espace
privé, mais pas dans le cadre de l’enseignement et de la
recherche. La neutralité ne consiste pas non plus à n’ex-
primer aucune opinion dans ce cadre dédié au savoir : elle 9

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10 consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant
de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui auto-
rise bien sûr l’expression de jugements proprement épis-
témiques sur les concepts, les méthodes, les travaux des
pairs (et notamment leur respect ou non de l’impératif
de neutralité axiologique). En bref, c’est la nature et du
contexte d’expression, et de l’objet sur lequel on s’exprime,
qui doit commander l’abstention du jugement de valeur
par l’enseignant-chercheur. Est-ce si difficile à com-
prendre ? Mais le problème est sans doute moins celui de
la compréhension que celui de la difficulté à s’interdire à
soi-même cette petite jouissance qu’est l’expression de sa
propre opinion : une ascèse que nos collègues imbibés de
militantisme académique semblent avoir bien du mal à
s’imposer.
Certains invoquent parfois la difficulté à faire le par-
tage entre le savoir et l’opinion, ou la connaissance scien-
tifique et l’idéologie. Certes, il existe des points de contact
entre ces deux domaines, qui rendent par moments peu
lisible la frontière qui les départage. Mais faut-il nier
l’existence d’une différence entre deux entités au motif
que leur frontière serait par endroits poreuse ou floue ?
Ce serait commettre ce que j’ai nommé le « sophisme
des frontières8 ». Ceux qui s’entêtent à nier la différence
entre la science (« 2 + 2 = 4 ») et l’idéologie (« La terre est
plate ») ont-ils vraiment leur place à l’université ? Et ceux
qui, étant payés par l’État pour produire et transmettre le
savoir, utilisent ce privilège pour endoctriner les étudiants
et diffuser slogans et lieux communs, ne commettent-ils
pas un abus de pouvoir ?
La neutralité axiologique n’a donc rien d’impos-
sible : il suffit de ne pas la confondre avec la neutralité
épistémique, qui porte non sur les valeurs mais sur les
outils de la recherche ; et de ne pas confondre les caté-
gories cognitives du raisonnement savant avec les juge-
ments de valeur des acteurs. Elle n’est pas non plus du
scientisme, parfois conçu comme l’enfermement de
l’enseignant-chercheur dans sa « tour d’ivoire » alors qu’il
consiste au contraire à intervenir dans les débats de la
cité au nom de la science. Pas davantage la neutralité ne
consiste-t-elle à être « objectif » : l’objectivité désigne une
situation d’arbitrage où il s’agit de départager deux posi-
tions, alors que la neutralité consiste à s’abstenir de toute
position. La neutralité du travail de recherche n’est pas
non plus contredite par ses éventuels effets sur les acteurs :
le moment de la recherche n’est pas celui de sa restitution.
Elle n’empêche pas l’implication du chercheur dans son
travail, qui ne peut se confondre avec l’engagement poli-
tique. Enfin elle n’est pas le cynisme, car cette exigence ne
s’applique que dans le cadre des fonctions d’enseignement
et de recherche : pour le reste, rien n’interdit à l’universi-
taire d’avoir ses opinions et de les exprimer, à condition
que pour cela il quitte « la chaire d’une salle de cours »,
comme disait Weber, et qu’il « sorte dans la rue et parle
en public ».
11
12 L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE V E U T L E B E U RR E
E T L’A R GE N T DU B E UR RE
Lorsqu’on est payé pour produire et enseigner des connais-
sances, il est difficile de clamer qu’en réalité on est plutôt là
pour diffuser des convictions – ce qui reviendrait à scier la
branche sur laquelle on est assis. Aussi la scientificité est-
elle d’autant plus affirmée par les académo-militants qu’elle
est rendue douteuse par leur militantisme. Ils ne renoncent
pas à se présenter comme d’authentiques savants, afin
d’avoir « le beurre » de la science avec « l’argent du beurre »
de l’engagement : ils prétendent que les deux sont si étroi-
tement confondus que bien naïf serait celui qui voudrait
les distinguer.
Pour cela les plus subtils d’entre eux se plaisent à
confondre les « valeurs » au sens de jugement de valeur
(que Weber prohibait) avec les représentations mentales
qui sont celles du chercheur et qui, bien sûr, sont rela-
tives au milieu intellectuel, au contexte culturel. Mais
entre une assertion telle que « la peine de mort est inac-
ceptable » (jugement de valeur) et une analyse des dif-
férentes conceptions d’un châtiment juste, il y a une
marge considérable – une marge que tentent d’écraser les
académo-militants en rabattant toute forme de repré-
sentation mentale sur un jugement de valeur. Ainsi, la
question « une science peut-elle être pure ? », à laquelle
la réponse raisonnable est « elle doit tendre à l’être », fait
office de paravent au problème que pose l’engagement
volontaire du travail académique au service d’une cause
politique. L’impossibilité d’une pureté absolue devient un
blanc-seing à l’impureté revendiquée.
Un exemple ? « La France, en effet, est étatiquement
despotique. Elle n’est pas un pays libéral […] Ce despo-
tisme bien-pensant, appelé “République” ou “laïcité”, [est
lié à des] pratiques diffuses de relégation », pouvait-on lire
en 2015 dans un article publié par une revue dite « scien-
tifique », donc expertisé, relu, accepté 9. Cette formulation
n’est-elle pas une infraction à la neutralité axiologique ?
La question n’est pas posée. Ce point de vue ne serait-il
pas une position militante partagée par certains acteurs
et refusée par d’autres ? Cela reste un point aveugle. Ces
positions antagoniques ne sont-elles pas l’expression de
visions du monde, de valeurs, de représentations qu’il
serait intéressant d’expliciter ? On n’en saura rien, car le
but de l’auteur n’est manifestement pas de décrire, d’ex-
pliquer ou de comprendre, mais d’affirmer une opi-
nion. C’est que, commente avec justesse le linguiste
Xavier-Laurent Salvador, « une fois abolie la neutralité
axiologique et la quête de l’Universel, toute littérature
scientifique peut sereinement quitter le domaine de la
controverse pour basculer dans la polémique, tout en se
parant – comble de l’inversion – des outils du discours
scientifique10 ».
Outre l’engagement militant (« Ma thèse s’adresse
autant au monde universitaire qu’aux activistes et elle
correspond à un engagement personnel », explique un
doctorant dans son mémoire sans que, apparemment, son 13
14 directeur n’ait trouvé à redire), c’est aussi la mise en avant
de la subjectivité comme critère de vérité qui contrevient
aux critères de rigueur épistémique : le ressenti, le vécu
deviennent les garants de la vérité du discours – d’où la
présence de plus en plus fréquente du mot « autobiogra-
phie » dans les titres de travaux. Pire, l’expérience indivi-
duelle est érigée en garant de la justesse du discours tenu
sur le groupe auquel on appartient ou proclame appar-
tenir : il faudrait être lesbienne pour parler de l’homo-
sexualité féminine, noire pour traduire une poétesse afro-
américaine et arabe pour étudier le racisme (au fait, de
quoi a-t-on le droit de parler lorsqu’on est issu d’un
mariage mixte ?).
Le beurre, donc, de l’engagement et de l’opinion per-
sonnelle érigée en vérité objective, en même temps que
l’argent du beurre de la science, qui justifie le salaire :
le militantisme académique s’ingénie à fournir des
preuves de sa scientificité tout en pipeautant les règles
de méthodes et de rigueur conceptuelle. Autant dire
qu’il fait semblant d’être scientifique, alors même que
l’invocation par les académo-militants de la scientificité
de leurs travaux, censée être garantie par les enquêtes
empiriques, ne résiste guère à l’analyse : celles-ci ne sont
guère qu’une illustration de ce qui doit être démontré. On
entre avec un concept (« domination », « discrimination »),
on illustre le phénomène avec des données ad hoc, et à
la sortie on retrouve le concept, sans aucune plus-value
heuristique. Où est la méthode hypothético-déductive
permettant de confirmer ou d’infirmer une hypothèse ?
Où est la méthode inductive permettant de faire émer-
ger les données et problématiques pertinentes pour les
acteurs ? Nulle part, puisque le but de ces enquêtes n’est
pas de découvrir mais de confirmer, par l’illustration. Une
parodie de démarche scientifique.
Un exemple à nouveau ? En mars 2021, au moment où
faisait rage la querelle sur l’islamogauchisme et le déco-
lonialisme après la mise en garde du ministre de l’Ensei-
gnement supérieur et de la recherche, Le Monde citait une
étude d’un chercheur en sciences du langage qui se faisait
fort de démontrer, statistiques et graphiques à l’appui, le
très faible pourcentage (0,01 %), depuis 2011, des termes
« décolonial », « intersectionnel », « intersectionnalité »,
« racisé », « racialisé », « islamogauchisme » et « islamogau-
chiste » dans quatre moteurs de recherche très utilisés
(theses.fr, HAL, Cairn, OpenEdition11). Vérification faite
par trois collègues, il suffit d’ajouter à la liste quelques
termes très fréquents dans ce type de travaux (tels que
« genre », « féminin », « islamophobie »), et de prendre en
compte d’autres sources (annonces de colloques et de
journées d’étude, titres de séminaires et interventions
dans des séminaires, ateliers…) pour arriver à un tout
autre résultat : ces termes constituent plus de la moitié
de l’ensemble du corpus ainsi élargi12. Quel dommage
que les experts chargés de vérifier la validité de cet article
n’aient pas pensé à suggérer ces petites améliorations
méthodologiques ! 15

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16 L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE P E R V E R T I T L’ E X P E R T IS E
PA R L E S PA IR S
L’expertise ? Parlons-en. Toujours en mars 2021, la sec-
tion 39 (« Espaces, territoires et sociétés ») du CNRS a
adopté une motion de soutien à la géographe Rachele
Borghi, victime d’« attaques indignes », soulignant notam-
ment « la créativité, la rigueur et l’éthique scientifiques »
de leur collègue, qui « ne font aucun doute pour celles
et ceux qui, depuis le début de sa carrière, ont réalisé des
évaluations véritablement scientifiques de ses travaux ».
Aucun doute ? On aimerait savoir qui a expertisé l’ar-
ticle intitulé « De l’espace genré à l’espace “queerisé” » :
ouvert par l’assertion selon laquelle « l’espace public est
conçu, géré et modelé sur la base d’une conception dua-
liste rigide : homme-femme, licite-illicite, homosexuel-
hétérosexuel13 », il se clôt par l’assertion selon laquelle « la
géographie de la sexualité, définie et légitimée comme
une branche de la géographie, peut contribuer de manière
importante au dévoilement des normes et des structures
de pouvoir qui oppriment et excluent de l’espace (public)
les dissident.e.s sexuel.le.s14 » ; entre les deux, une revue
de la littérature sur la question et un plaidoyer pour la
performance utilisée comme méthode, mais sans que la
première affirmation ait été étayée ou même illustrée par
de quelconques données, et sans que la seconde ait trouvé
le moindre début de démonstration. C’est à se demander
ce qu’aurait été cet article s’il n’avait pas fait l’objet d’« une
évaluation véritablement scientifique »…
Il faut dire que se sont multipliées, grâce notamment
à l’OpenEdition, les micro-revues ne réunissant qu’un
petit nombre d’hyper-spécialistes d’un micro-objet, ce
qui ne peut que favoriser les évaluations de complai-
sance. Comme l’écrit un historien canadien ayant avoué
avoir truqué ses données du temps où il était un « social
constructionist » : « tant que nous n’aurons pas d’études
divergentes en matière de sexualité et de genre, tant que
l’expertise par les pairs ne sera rien d’autre qu’une forme
de repérage interne au groupe, l’on est en droit d’être très
sceptique quant à ce qui est qualifié d’“expertise” sur la
construction sociale du sexe et du genre15 ».
Mais lorsque des universitaires appellent à un resser-
rement des critères d’évaluation ou à un contrôle de la
qualité des formations, les académo-militants, qui n’ont
guère intérêt à ce qu’on renforce ce type d’exigences, pro-
testent qu’on veut attenter à leur « liberté académique »
– laquelle n’est pourtant pas la liberté de dire ou écrire
n’importe quoi pour peu qu’on soit enseignant ou cher-
cheur. Faudrait-il en déduire qu’une contradiction por-
tée à un collègue à propos d’une question conceptuelle
ou méthodologique constituerait une atteinte à sa liberté
académique ? N’est-ce pas plutôt le fait de refuser cette
contradiction qui porte atteinte non seulement aux droits
mais aussi aux devoirs de tout universitaire ?
Ajoutons que les chercheurs du CNRS chargés d’ex-
pertiser les candidatures de leurs pairs au concours d’en-
trée ou aux promotions sont, aux deux-tiers, élus sur listes 17
18 syndicales, ce qui encourage le clientélisme beaucoup plus
que la qualité scientifique (tout comme, du reste, le recru-
tement local dans les universités) : suffit-il donc d’être
syndiqué pour être expert d’un domaine de recherche ?
Mais tentez donc de poser la question dans une assem-
blée d’académo-militants : vous serez rembarré comme un
horrible réactionnaire.

L E MIL I TA N T IS M E A C A D É MIQUE NE M E T PA S L A B A RRE


IN T E L L E C T UE L L E T RÈ S H A U T
La politique d’Emmanuel Macron s’expliquerait par un
« désir bourgeois de défendre ses intérêts au détriment des
autres classes sociales », affirment doctement des sociolo-
gues qui, après quelques enquêtes honorables, sont passés
aux avant-postes de la « sociologie critique16 » : fallait-il
donc une longue carrière au CNRS pour en arriver à
cette ébouriffante contribution scientifique ?
Le plus stupéfiant est l’aveuglement de tant d’académo-
militants face à la médiocrité de leurs productions. Ainsi,
en dépit des grands airs conceptuels qu’aiment se don-
ner les adeptes des « studies » à coups de pseudo-concepts
tape-à-l’œil (« intersectionnalité », « blanchité », « racia-
lisation »), le résultat est souvent peu concluant, voire
consternant. Que la Sorbonne vienne de recruter une
« activiste et militante queer » spécialiste de « l’espace
genré » (oui, vous avez bien lu : la Sorbonne) ne devrait
pas nous rassurer quant à l’avenir de cette université 17 :
que vient faire une lutte politique à l’université, alors qu’il
y a des partis et des associations pour ça ? Et qu’un sémi-
naire à l’université de Montpellier se donne pour objec-
tif de « démasculiniser les sciences humaines et sociales »
incite à craindre que, après les questionnements légitimes
sur le point de vue androcentré des chercheurs, on ne
glisse rapidement (cela se passe déjà dans certains dépar-
tements de littérature) à l’éradication des auteurs hommes
du corpus bibliographique – et que restera-t-il alors une
fois éliminés les noms de Weber, Durkheim, Bourdieu,
Elias, Goffman et autres Lévi-Strauss, honnis pour cause
de « suprématisme mâle » ?
Ne pas mettre la barre bien haut, c’est aussi ne pas
même percevoir ses propres contradictions : telle cette
universitaire se présentant comme « chercheuse fémi-
niste » tout en protestant qu’on disqualifie son ensei-
gnement parce que militant… Telle également cette
néo-féministe qui pourchasse dans son enseignement
« l’homme blanc hétérosexuel », sans même réaliser quel
bel exemple elle donne là de sexisme, de racisme et de
discrimination basée sur l’orientation sexuelle, légiti-
més au nom de la lutte contre le sexisme, le racisme et
l’homophobie !
« Mais il faut développer l’esprit critique des étu-
diants ! », affirment les partisans du militantisme acadé-
mique. D’accord, mais que faut-il entendre exactement
par là ? Est-ce l’esprit critique qui permet de réfléchir sur
les notions de sens commun et de les soumettre à l’exa-
men rationnel ? Dans ce cas, il a pleinement sa place à 19
20 l’université. Mais n’est-ce pas plutôt, dans l’esprit des
académo-militants, celui qui incite à critiquer l’état du
monde ? Et dans ce cas, n’ont-ils pas remarqué que les
réseaux sociaux en sont pleins, de cet esprit critique-là
– et même jusqu’au complotisme, qui pratique l’esprit
critique jusqu’à l’absurde ? Pourquoi offrir aux étudiants
ce qu’ils ont en quantité dès qu’ils se connectent à leurs
réseaux sociaux préférés – des opinions, des convictions,
des obsessions ?
Certes, le militantisme procure de l’énergie, et c’est en
soi une excellente chose. Mais il s’agit de cette énergie
essentiellement émotionnelle qu’a problématisée le socio-
logue américain Randall Collins18 ; or c’est une tout autre
énergie que requiert le travail de recherche, en l’occur-
rence l’énergie intellectuelle, dont Norbert Elias a bien
montré dans ses travaux sur la science qu’elle repose avant
tout sur le détachement, la distance prise avec les émo-
tions et les affects – soit tout le contraire de l’engage-
ment militant 19. Aussi, comme le suggèrent les quelques
exemples ci-dessus, la pulsion militante va-t-elle plu-
tôt dans le sens de l’abaissement du niveau d’exigence
intellectuelle.

L E MIL I TA N T IS M E A C A D É MIQUE NE P R AT IQ U E L’ O R IGIN A L I T É


QU ’ E N T R OUP E
La barre ne s’élève guère quand les adeptes des « studies »,
persuadés de l’originalité de leurs recherches par rapport
aux disciplines traditionnelles, ne voient pas ce qu’elles
trahissent de suivisme et de monotone répétition des
mêmes problématiques, répandues comme la dernière
mode sur tout le territoire universitaire. Quel sens cela
a-t-il de voir fleurir partout les mêmes « études de genre »,
alors que l’activité de recherche est censée découvrir ce
qu’on ignorait plutôt que rabâcher ce qui est devenu un
lieu commun, et se donner comme objectif le cumul des
connaissances et non pas la transformation du monde –
celle-ci ayant sa légitimité mais dans ses arènes dédiées
que sont les associations, les syndicats, les partis, le
Parlement ? Or il semble qu’il n’y en ait plus que pour ces
« grievance studies », comme on dit outre-Atlantique, ces
« études geignardes », qui empiètent sur d’autres domaines
de recherche.
Rien de plus répétitif donc, de plus monotone et
standardisé que ces sujets de thèses, de colloques, de
numéros de revue, de séminaires consacrés au « genre »,
à la « domination », aux « discriminations », à la « racia-
lisation ». Tels les parents persuadés d’être originaux en
donnant à leurs enfants des prénoms qui se démarquent
de la génération précédente mais, ce faisant, ne font que
suivre la mode du moment, les chercheurs-militants
croient innover par rapport à leurs aînés mais ne font
que rabâcher ce qui traîne déjà un peu partout dans les
productions académiques, quitte à inventer des déclinai-
sons de déclinaisons de déclinaisons (« Quelle intersec-
tionnalité pour les fat studies et la lutte contre la grosso-
phobie20 ? »). L’« académisme radical », habité du souci de 21

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03 juin 2021 à Damien Colas Gallet
22 défendre ses causes plutôt que de découvrir, en devient
radicalement académique.
« Mais nous sommes minoritaires ! », rétorquent par-
fois les intéressés lorsqu’on s’inquiète de la progression
du phénomène. Vraiment ? Comment expliquer alors que
des contre-tribunes en réponse à Jean-Michel Blanquer
puis à Frédérique Vidal, fin 2020 et début 2021, aient pu
réunir en quelques heures des centaines de signatures
d’universitaires (dont, probablement, beaucoup d’étu-
diants rameutés pour l’occasion, certains convaincus d’être
du bon côté de la cause politique, d’autres s’assurant ainsi
d’être du bon côté du manche pour la suite de leur car-
rière) ? Et faut-il considérer comme « minoritaires » des
courants dont les mots-clés concernent aujourd’hui, nous
l’avons vu, la moitié des productions et programmes réfé-
rencés sur les sites spécialisés ?
Pas vraiment minoritaires, les académo-militants ne
sont pas davantage marginaux, contrairement à ce qu’ils
cherchent parfois à faire accroire. Car tout en prétendant
mettre en cause « l’ordre dominant », les propagandistes
des « studies » exercent une domination de plus en plus
appuyée au sein de l’université, notamment à travers le
fléchage des recrutements et des projets de recherche. De
même la mouvance bourdieusienne s’est imposée dans la
sociologie française avec l’image d’un courant margina-
lisé par l’establishment sociologique, alors même qu’elle est
souvent très puissante dans les commissions de spécia-
listes. Il faut dire que l’entre-soi est payant pour peu qu’on
entre dans la logique clientéliste du donnant-donnant : je
te donne une citation, tu m’en donnes une, je trouve un
poste pour ton étudiant, tu en trouves un pour mon assis-
tant. Et peut-on vraiment considérer comme « margi-
nal » un courant qui a réussi à s’imposer au sein même de
l’Association française de sociologie ? Son appel à com-
munications pour le congrès de 2017 se concluait ainsi :
« Quels sont, finalement, les “pouvoirs” de la sociologie ?
S’agit-il seulement de contribuer à la connaissance de la
réalité (dans sa dimension proprement sociale), ce à quoi
semble parfois se résumer sa raison d’être, ou la socio-
logie peut-elle aussi, et à quelles conditions, participer à
la dynamique de changement des pouvoirs et de l’ordre
social ? Si elle doit permettre de “comprendre le monde”,
en adoptant sur lui un regard scientifique, peut-elle éga-
lement contribuer à le “transformer”? »
Que deviennent dans ces conditions les chercheurs
qui ne partagent pas ce dédain affiché envers un objectif
qui se limiterait à être « seulement » une production de
connaissances ? Ne se croirait-on pas revenu à la douce
époque de la « science prolétarienne » ?

L E MIL I TA N T IS M E A C A D É MIQUE A DO RE L E S S L O G A N S
À force d’être répétés, érigés en mantras ou stigmatisés en
repoussoirs, les concepts se réduisent à l’état de couteaux
suisses voire de slogans. Ainsi « la-domination » devient
une clé de lecture universelle, héritage dévoyé d’une socio-
logie bourdieusienne réduite à l’os et qui ramène l’ensemble 23
24 de notre monde commun au mieux à des rapports de force,
au pire à une guerre perpétuelle plus ou moins larvée. Son
grand frère « le-pouvoir », détourné du vocabulaire foucal-
dien, écrase sous sa fausse évidence bien d’autres façons
d’appréhender les dissymétries – violence, contrainte,
emprise, puissance, autorité, influence, fascination, cha-
risme, capacité d’action… (un bel exemple de ce que
Bourdieu lui-même aurait qualifié d’« objet préconstruit 21 »).
Quant à leur cousin « le-néo-libéralisme », il est particuliè-
rement prisé des pseudo-chercheurs indignés à l’idée qu’en
soumettant leurs travaux à évaluation on puisse introduire
concurrence et compétition dans l’univers enchanté de la
recherche : exiger d’eux une production substantielle et sui-
vie, n’est-ce pas une insulte à leur liberté, une atteinte inac-
ceptable à leurs prérogatives, tout droit issue du « dogme
néo-libéral » ?
Au sommet de la hiérarchie des slogans pseudo-savants
trône le « socialement-construit », mélange de « constructi-
visme » sociologique et de « déconstruction » philosophique
post-moderne. « C’est socialement construit » : grâce à cette
formule magique, qui épate encore les étudiants de pre-
mière année (et devrait leur être réservée), l’on fait savoir
qu’on ne croit plus à ces vieilles lunes réactionnaires que
sont la nature, la culture ou la science, qui nous interdi-
raient d’oser le changement en garantissant la nécessité et
donc l’éternité du monde tel qu’il est. « Mais le sexe, voyons,
c’est socialement construit ! » Et d’ailleurs on dit « genre »
pour ne pas risquer d’oublier cet article de foi, et aussi pour
éviter la connotation dangereusement sexuelle du mot
« sexe » qui, en français, désigne à la fois le genre gramma-
tical et la sexualité, au grand dam d’une certaine tendance
puritaine du féminisme, très présente aux États-Unis.
« Tout naturel » ou « tout social » : ce raisonnement
binaire a le défaut d’exclure par principe l’hypothèse,
pourtant raisonnable, selon laquelle la différence des sexes
constitue une intrication de données physiologiques et de
représentations imaginaires et symboliques. Et surtout, il
repose sur un sophisme trahissant une profonde incul-
ture des sciences sociales : la nécessité serait du côté de
la nature (inamovible) et la contingence du côté de la
société (arbitraire et donc malléable à volonté). Ce natu-
ralisme latent se nourrit d’un étrange aveuglement à la
force de ce qui fait société, à savoir les représentations,
les valeurs, les normes, les lois, les institutions : toutes
ces réalités au moins aussi difficiles à modifier qu’une
donnée physiologique, comme on l’a vu avec les progrès
de la procréation médicalement assistée et les intermi-
nables problèmes juridiques et éthiques qu’elle engendre.
Naturalisme rampant et individualisme forcené : voilà à
quoi sont aujourd’hui réduites les sciences sociales régies
par le slogan du « socialement construit ».

L E MIL I TA N T IS M E A C A D É MIQUE NE S ’ IN T É RE S S E
PA S B E A UC OUP A U R ÉE L
Une angliciste se définissant comme « afroféministe »,
maître de conférences à l’université de Tours, déclarait 25

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03 juin 2021 à Damien Colas Gallet
26 le 28 juillet 2019 dans un éloge des réunions non mixtes :
« L’homme blanc ne peut pas être antiraciste et, à mes
yeux, il ne peut pas avoir raison contre une Noire et une
Arabe. Il ne peut pas, c’est pas possible. Et ça, il va fal-
loir que la France s’en rende compte22. » Certes, c’était sur
France Inter et pas dans l’enceinte universitaire – mais
n’est-on pas en droit de se demander ce qu’une telle capa-
cité au raisonnement et au souci de la réalité peut donner
en matière d’enseignement et de recherche ?
Hélas, la question se pose à propos de bien d’autres
productions issues du militantisme académique. Ainsi
la sociologue (au CNRS) et féministe Christine Delphy
écrivait en 2008 que le débat sur le foulard islamique n’est
qu’une « grande libération de la parole raciste » envers une
société islamique imaginée à tort par les Occidentaux
comme « misogyne, antidémocratique, répressive, belli-
queuse et cruelle », et que le sexisme de l’islam n’est qu’une
invention des sociétés démocratiques et de leur « stratégie
décoloniale ». Quant au « genre », il n’est qu’« un système de
castes fondé sur l’invention de sexes différents »23.
« Ce n’est pas vrai parce que ce n’est pas bien » : ainsi
pourrait se résumer le déni politiquement correct du réel.
Les mots ne doivent pas servir à dire ce qui est, mais
ce qui devrait être. Et au lieu de prendre pour objet les
dénominations et, à travers elles, les hiérarchies utili-
sées par les acteurs, on modifie le vocabulaire pour tenter
d’imposer une vision du monde conforme aux attendus
– ce qui prive à la fois de la capacité d’analyse de la réalité

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03 juin 2021 à Damien Colas Gallet
et des moyens de la transformer effectivement, compte
tenu de la très faible prise sur le monde que ce genre de
propos parvient à établir. À vouloir cumuler la posture du
chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l’acteur
qui tente d’agir sur eux, on ne fait que de la recherche au
rabais et de la politique de campus.

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE DÉ C O U V RE L A L U NE
« La race est socialement construite » (ou le « genre », ou
la sexualité, etc.), ressassent les adeptes des études déco-
loniales. Oui, mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment
l’expérience humaine pourrait-elle ne pas être « sociale-
ment construite » puisqu’elle est faite de représentations
plus ou moins partagées, d’institutions, de normes, de lois
au moins autant que de réalités biologiques ou physiques ?
Il faut un sérieux déficit d’acculturation aux sciences
humaines et sociales pour qu’une telle assertion puisse être
autre chose qu’une découverte de la lune. Le pire est qu’elle
est présentée par ces ingénus comme une importante leçon
qu’ils auraient pour mission de délivrer au monde.
Par ailleurs il semble bien que la couleur de peau, dès
lors qu’elle est invoquée comme une cause de « discrimi-
nation », échappe à cette entreprise de « déconstruction »
par le « socialement construit ». Il y a donc deux poids,
deux mesures : on « déconstruit socialement » d’une main
ce qui dérange (la « race »), tandis qu’on essentialise de
l’autre la couleur de peau. Ou bien encore – comble de
subtilité – on fait de la « race » au singulier l’apanage 27

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03 juin 2021 à Damien Colas Gallet
28 du bon antiracisme, et des « races » au pluriel celui du
méchant racisme24, histoire de justifier la remise au goût
du jour d’un terme dont on réclamait pourtant, naguère,
la suppression dans la Constitution. La barre est décidé-
ment placée bien bas.
Un autre mantra du courant à la fois décolonial et
néo-féministe est l’« intersectionnalité », concept importé là
encore des campus américains où il va de soi qu’un indi-
vidu se définit par une communauté d’appartenance lui
conférant des droits spécifiques. Car une fois un individu
réduit à son identité de femme, ou à son identité de noir,
il faut bien fabriquer une nouvelle identité – par exemple
« femme racisée » – qui permette de croiser ces deux
dimensions, et de réaliser qu’être une femme noire expose
à être moins avantagée socialement qu’être un homme
blanc… Ah la belle lune ! Sans compter que la victimisa-
tion qui sous-tend plus ou moins explicitement ce concept
induit une étrange complaisance envers des « victimes »
qui peuvent se révéler de sinistres bourreaux : telle la mère
de Mohammed Merah, certes triplement « dominée » en
tant que femme, arabe et musulmane, mais dont le procès
a bien montré qu’elle a été la complice voire l’instigatrice
d’une épouvantable tuerie anti-musulmane et antisémite.

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE IGNORE L E S C O N T E X T E S


Intervenant sur l’affaire des réunions « en non-mixité »
pratiquées par l’Union nationale des étudiants de France
(UNEF), le sociologue Michel Wieviorka (École des
hautes études en sciences sociales, EHESS) les justifie au
nom du fait que « de tout temps, des acteurs collectifs ont
constitué des groupes, à un moment ou à un autre, sur
la base d’une identité excluant des participants qui n’en
relèveraient pas », tels que Weight Watchers, Alcooliques
anonymes ou « groupes féministes d’auto-conscience ».
Simplement, il oublie que ces réunions se font dans un
contexte privé et n’engagent que leurs participants, alors
que celles de l’UNEF sont organisées sous l’égide d’un
syndicat et dans des locaux universitaires, appartenant à
la collectivité. Certes il ne s’agit là que d’une tribune dans
un journal, mais comment un sociologue, spécialiste des
mouvements sociaux, peut-il à ce point être aveugle au
contexte, jusqu’à ne pas faire la différence entre le privé et
le public et entre un groupe informel ou une association
et un syndicat 25 ?
Cet oubli du contexte est une constante du militan-
tisme académique, qui réduit systématiquement les
individus à leur sexe, ou à leur orientation sexuelle, leur
couleur de peau, leur religion, etc. D’où, inévitablement,
une essentialisation des identités, dont on tente de se
défendre grâce au mantra du « socialement construit » –
mais qui ne fait que dissimuler l’imposition d’une poli-
tique identitariste consistant à ramener autoritairement
les êtres à une identité donnée, en toutes circonstances.
Or l’identité est un jeu contextuel26 : par exemple une
personne de sexe féminin pourra se présenter, et attendre
d’être considérée, non pas comme une femme mais 29
30 comme le détenteur d’un savoir-faire ou d’une fonction
dans un cadre professionnel, alors que dans un cadre
privé elle mettra en avant sa féminité ; dans le premier
cas elle vivra comme insultante sa réduction à son sexe,
alors que dans le second elle vivra comme humiliante
l’indifférence à son sexe. Mais de ces jeux subtils avec les
contextes, que savent si bien mettre en œuvre les acteurs,
qu’ont à faire les partisans d’une féminisation systéma-
tique des noms de professions et de fonctions ou, pire, de
l’écriture inclusive, qui prétendent les imposer partout et
à tout le monde, y compris à celles qui aspirent au « repos
du neutre » et ne supportent pas l’assignation obligatoire
à une lecture « genrée » du monde ?
Or la prise en compte du contexte est un acquis fon-
damental des sciences sociales, qu’il s’agisse du concept
de « configuration » selon Elias ou de celui de « champ »
selon Bourdieu, ou encore des acquis plus récents de la
sociologie pragmatique. C’est dire que les militants qui
rigidifient et systématisent la cause qu’ils défendent sans
tenir compte des variations contextuelles trahissent une
profonde inculture intellectuelle, en même temps qu’ils
s’interdisent de comprendre les ambivalences, les incerti-
tudes, les capacités d’invention des acteurs.

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE E S T M O N O M A NI A Q U E
En s’érigeant comme le défenseur d’une cause, le militant
tend à lire le monde en fonction de cette unique grille de
lecture – et c’est ce qui fait une bonne part de l’efficacité
du militantisme. Mais dans le contexte universitaire cette
force devient une faiblesse, par l’ignorance de la pluralité
des paramètres et des causalités, des ambiguïtés et ambi-
valences, et de la plasticité adaptative, qui font la com-
plexité du monde vécu et la compétence aux interactions.
Il en va ainsi de la lecture unilatérale des relations en
termes de dominants/dominés, qui fait de la « domina-
tion » non plus un concept à analyser, comme chez Weber,
mais une réalité omniprésente à dénoncer (et là, bien mal
venu qui oserait la qualifier de « socialement construite » !).
L’obsession de la « domination » ou du « pouvoir » vire à la
monomanie : adieu donc interactions et interdépendances,
jeux de langage et règles de civilité, situations d’ano-
mie et stratégies d’appartenance, pluralité des valeurs et
structures de la parenté, intériorisation de la contrainte
et contrôle de la violence – adieu donc la sociologie,
l’anthropologie, l’histoire, la démographie, etc., et leurs
formidables apports conceptuels. Le monde, enfin, est
devenu simple : il n’est plus que pouvoir et domination.
Mais vivons-nous vraiment dans un tel monde ? Et d’ail-
leurs, pourrions-nous seulement y survivre ?
Réduire une grille interprétative à un seul paramètre,
ou même à deux ou à trois (le genre, la race, la classe…),
c’est se condamner à ne voir dans la réalité observée que
ce qu’on y a injecté d’entrée de jeu : soit l’inverse de la
démarche scientifique, qui peut reposer, certes, sur des
hypothèses, mais qui doit aussi laisser advenir le doute
sur leur validité et la possibilité d’autres hypothèses, 31
32 d’autres paramètres analytiques que ceux présumés au
départ. C’est ce qu’on appelle l’esprit de découverte… La
sociologie est un exemple bien connu de discipline basée
sur la pluralité des paramètres explicatifs : n’importe quel
sondage d’opinion met en jeu une batterie de paramètres
socio-démographiques (âge, sexe, profession, origine
sociale, etc.), en se donnant pour objectif de découvrir
leur degré de pertinence explicative – ce qui interdit
bien sûr de décréter par avance que tel ou tel paramètre
serait à privilégier. Soit, une fois de plus, l’inverse de la
démarche militante.

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE CU LT I V E L E S C O NF U S IO N S
La première des confusions que commet le militantisme
académique est, nous l’avons vu, la confusion des arènes,
entre celle dévolue à la connaissance et celle dévolue à
l’action politique. Cette confusion est patente lorsque des
militants sans aucune qualification académique sont invi-
tés dans des séminaires : telle, à l’université de Limoges,
Houria Bouteldja, ex-porte-parole du Parti des Indigènes
de la République (PIR), dont les propos antisémites ont
fait scandale et qui déclara dans Mediapart que « On
ne peut pas être israélien impunément 27 » ; ou telle, à
l’EHESS, la comédienne Océane-Rose-Marie, membre
du collectif « Décoloniser les arts » et qui, dans une tri-
bune publiée en 2016, avait estimé que Bouteldja « inter-
roge l’extermination des Juifs d’Europe et son instrumen-
talisation par le projet sioniste depuis le monde colonisé ».
Mais la confusion est aussi, plus subtilement, concep-
tuelle. C’est le cas notamment avec la confusion entre
différence et discrimination, que commettent nombre
d’« études féministes ». Or, dans le premier cas on
constate que deux entités (deux personnes, deux catégo-
ries…) ne sont pas identiques, alors que dans le second
on déplore qu’elles ne soient pas égales. La différence
des sexes serait ainsi forcément synonyme d’inégalité,
comme si la différence entre deux entités ne pouvait se
penser qu’en termes hiérarchiques, quels que soient les
contextes : ce qui incite les militantes anti-discrimination
à exiger l’effacement de cette différence pour atteindre
l’égalité. Cela n’empêche d’ailleurs pas les mêmes d’exi-
ger l’affirmation de la spécificité féminine à travers l’im-
position de l’écriture inclusive : la confusion n’exclut pas
l’autocontradiction.
Autre confusion : l’affirmation selon laquelle il exis-
terait en France un « racisme d’État » ou un « racisme
systémique » confond les conduites racistes de certains
agents de l’État (illégales et sanctionnables, sinon dûment
sanctionnées) avec une politique systématique et légali-
sée de discrimination raciale – comme si la France vivait
sous un régime d’apartheid ou sous le statut des Juifs de
Vichy. Certains enseignants-chercheurs spécialisés dans
cette chimère appuient en outre leurs enquêtes sur l’auto-
déclaration (le sentiment d’une discrimination en réponse
à une question sur le sujet), au mépris des règles minimales
censées gouverner les enquêtes d’opinion. Ils s’inscrivent ce 33
34 faisant en droite ligne de la brèche ouverte par Bourdieu
avec La Misère du monde, qui avait systématisé et légitimé
l’inflexion militante de la sociologie, au prix d’entorses
flagrantes avec les règles qu’il avait lui-même édictées vingt
ans auparavant dans Le Métier de sociologue 28.
Il en va de même avec la notion discutée d’« islamo-
phobie ». Un livre qui lui a été consacré par deux cher-
cheurs se propose de faire une « description rigoureuse
des discours et actes islamophobes, en les inscrivant dans
l’histoire longue du racisme colonial29 ». Ainsi s’opère
insidieusement la confusion entre religion (islam) et
race (« racisme colonial »), par leur association présentée
comme évidente dans une même phrase. Or, de race on
ne peut pas changer, alors que de religion on est libre de
changer, ou de l’abandonner (du moins en France et dans
les nombreux pays qui ne sont pas régis par l’interdiction
de l’apostasie), ce qui fait une différence majeure entre ces
deux réalités présentées comme équivalentes. D’autre part
le racisme est proscrit par la loi, alors que la détestation
des religions est légale et même légitime pour peu qu’on
soit attaché à la liberté de conscience, l’un des grands
acquis de la Révolution. C’est dire que ce terme d’« isla-
mophobie » procède d’une double confusion, entre une
identité assignée et une identité choisie, et entre le légal
et l’illégal : n’est-ce pas problématique lorsqu’on est payé
pour enseigner les sciences sociales ?
L’on pourrait ajouter que ce concept scientifiquement
inepte est aussi utilisé de façon politiquement dange-

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reuse pour disqualifier toute critique de l’islamisme
voire de l’islamofascisme meurtrier – et c’est précisé-
ment ce type d’opérations intellectuelles que vise l’accu-
sation d’islamogauchisme, même si le service de presse
du CNRS a pu prétendre que ce terme ne désignerait
« aucune réalité ». Cet islamogauchisme s’inscrit dans un
paysage académique au sein duquel progresse, au mépris
du savoir scientifique, l’idéologie « décoloniale », qui fait
de la race l’alpha et l’oméga de toute identité « dominée »,
de la « domination » la clé de lecture unique du monde,
et des discriminations racistes le résultat d’un « racisme
d’État », lequel justifierait dès lors toutes les formes de
lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien ici
comment peut s’opérer le glissement de la manipulation
intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctri-
nement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme
académique ne menace pas seulement le monde de l’en-
seignement et de la recherche.
Autre confusion, et non des moindres : les nombreuses
polémiques à propos de l’universalisme ont révélé l’in-
capacité de bien des universitaires à faire la différence
entre un fait et une valeur. Or l’universalisme ne renvoie
pas à une réalité mais à une valeur, c’est-à-dire une visée
commune, grâce à quoi peut s’affirmer la nécessité de
faire advenir une égalité des droits ou des chances lors-
qu’elle n’est pas réalisée de facto. Ceux qui croient délégi-
timer l’universalisme au motif que les inégalités existent
bel et bien (ce qu’aucun universaliste conséquent ne nie, 35
36 bien sûr) ne font ainsi que trahir, sans même s’en rendre
compte, leur propre confusionnisme.

L E MIL I TA N T IS M E A C A D É MIQUE E S T FA S CINÉ


PA R L A R A DIC A L I T É
Arme redoutable dans toute « économie de l’attention »,
le radicalisme – cette forme sophistiquée de la bêtise –
exerce forcément une fascination. Rien ne sidère autant
qu’une proposition radicale car l’extrémisme, bien sûr,
impressionne beaucoup plus que la modération. D’où le
succès de ces formes exacerbées de militantisme qui sys-
tématisent, poussent aux extrêmes ; elles ne prétendent
pas seulement orienter les pensées mais aussi dicter les
discours, pas seulement discuter mais aussi menacer, pas
seulement débattre avec les pairs mais aussi interdire les
positions non conformes, selon les pratiques en vogue de
la « cancel culture », autrement dit la culture de la censure.
La « troisième glaciation », c’est l’ère de la « radicalité
critique » : maximalisme, opposition systématique au
monde tel qu’il est, vacuité des propositions concrètes
alliée à l’assurance de la posture, prétention à l’authenti-
cité dans le refus de toute compromission avec l’ordre éta-
bli, culte quasi aristocratique de l’avant-gardisme subver-
sif, culture de la dénonciation muée en vertu première, en
même temps qu’impuissance de cette protestation décon-
nectée de toute réalité concrète. Si l’engagement radical
a du sens dans les régimes radicalement extrémistes (le
fascisme, le nazisme, le stalinisme appelaient des réponses

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03 juin 2021 à Damien Colas Gallet
à la mesure de leur propre démesure), que signifie l’ex-
trémisme dans un régime démocratique, surtout lorsqu’il
s’exprime principalement sur les campus, ces lieux coupés
de la réalité que prétendent viser ceux qui font profession
d’être non des enseignants ou des chercheurs mais des
« intellectuels critiques » ?
Il ne faut pas négliger enfin, dans ces tentations radi-
cales, le rôle de la jouissance qui s’éprouve à exercer à peu
de frais un pouvoir sur autrui, par le chantage à la culpa-
bilité, l’intimidation, la menace. L’histoire nous a pourtant
donné de sinistres exemples de la fascination que peut
exercer la radicalité et, notamment, la tentation totalitaire
inscrite dans le rêve de subordination de la science à des
objectifs idéologiques : les totalitarismes adorent l’engage-
ment des enseignants et des chercheurs !

L E MIL I TA N T IS M E A C A DÉ MIQUE P RÉ F È R E E N T E RR E R
L E S DÉ B AT S
Face à leurs détracteurs, les académo-militants préfèrent
l’anathème à la discussion : ceux qui les critiquent, fût-ce
au nom de la qualité de la science, sont forcément « de
droite » voire, pourquoi pas, « d’extrême droite » ou encore
– soyons subtils – « néo-maccarthystes30 » ou « trumpiens31 ».
Ainsi la neutralité serait « de droite32 », affirment-ils
sans paraître réaliser qu’ils renouent ainsi avec un clas-
sique du stalinisme. Mais est-elle souhaitable ou pas, et
pour quelles raisons ? On ne le saura pas. Droite/gauche,
gauche/droite : le militantisme ne sait pas penser sans ses 37
38 béquilles en forme d’essuie-glaces, qui permettent de ne
pas avoir à répondre aux arguments qui dérangent.
Lorsque l’évitement du débat intellectuel par sa poli-
tisation ne suffit pas pour esquiver le débat, une autre
ressource de choix est la culpabilisation, avec sa face
inversée qu’est la victimisation. Par exemple, la directrice
d’un laboratoire de recherche de l’Institut d’études poli-
tiques de Grenoble accusait de « harcèlement et d’atteinte
morale violente » un collègue qui critiquait la « validité
des résultats scientifiques » d’une collègue du même labo-
ratoire, laquelle entendait placer l’« islamophobie » sur le
même plan que le racisme et l’antisémitisme33. Mais si la
discussion sur la validité d’un concept relève de l’infrac-
tion aux règles morales, faudra-t-il en déduire que, symé-
triquement, une main aux fesses constituerait une faute
épistémologique ?
Précisons que cette accusation date du 7 décembre
2020, au moment où l’enseignant en question, ainsi qu’un
collègue qui l’avait soutenu, venaient d’être publiquement
qualifiés d’« islamophobes » par un syndicat d’étudiants
aussi incultes qu’irresponsables, et ce quelques semaines
après l’assassinat de Samuel Paty pour cette même « rai-
son ». Il arrive que l’étouffement du débat sous l’invective
dépasse tragiquement la sphère intellectuelle.
Mais la meilleure parade aux objections que peut sus-
citer le militantisme académique est encore ce qu’on
nomme – et ce n’est pas un hasard là encore si le mot
nous vient des États-Unis, où le phénomène fait rage – la

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« cancel culture ». Plutôt que de discuter, d’argumenter, de
raisonner, on préfère réclamer l’annulation d’une confé-
rence, d’un colloque, d’une publication dont le thème
ou l’auteur déplaît 34. Les tentations totalitaires ont tou-
jours existé à droite comme à gauche, mais aujourd’hui
c’est chez les académo-militants auto-proclamés « pro-
gressistes » qu’elles refleurissent en majesté. Pire : ce sont
ceux qui prônent et pratiquent cette « cancel culture » qui
accusent leurs victimes de censure lorsqu’elles exigent
d’être protégées contre ces pressions ou, tout simplement,
de soumettre les travaux en question à des évaluations
scientifiques dignes de ce nom.
Parler avec des adeptes du militantisme académique,
c’est s’exposer à devoir répéter en vain les mêmes argu-
ments, qu’ils ignorent ou feignent d’ignorer (telles les
critiques récurrentes des contresens relatifs à la neutralité
axiologique35). C’est un peu comme de jouer au ping-pong
avec un joueur médiocre : lorsque des arguments les dés-
tabilisent ils n’y répondent pas et laissent tomber la balle,
puis recommencent le même envoi comme si de rien
n’était.

CE QU E L E MIL I TA N T IS M E FA I T À L A R E CHE R C HE
Déficit de curiosité intellectuelle et de rigueur scienti-
fique, radicalisme borné, lâcheté individuelle protégée
par la meute, jouissance perverse du pouvoir exercé par la
culpabilisation, par la menace ou par la force : voilà donc
quelques-uns des effets du militantisme académique. Le 39
40 monde universitaire que nous dessinent les nouveaux
chantres de l’identitarisme et du communautarisme est
un monde intellectuellement exsangue, obnubilé par le
« genre », la « race » ou la sexualité, appauvri de toute la
richesse de nos ressources conceptuelles ; et le monde
social qu’ils tentent de construire est un monde relation-
nellement invivable, habité par la méchanceté, la hargne
et le désir de vengeance.
Après les dérives des années post-1968, nous pen-
sions en avoir presque fini avec la contamination de la
recherche par le militantisme, qui subordonne la mis-
sion épistémique à la mission politique. Eh bien non :
dans une splendide ignorance des calamités engendrées
par cette confusion dans un passé pourtant récent, nos
« universitaires engagés », trouvant sans doute que voter,
manifester, militer dans une association ou un parti ne
sont pas assez chics pour eux, tentent d’y revenir. Certes,
leurs causes ont changé : la classe sociale s’est effacée
derrière la race et le sexe36, tandis que la religion passait
chez certains du statut d’opium du peuple à celui d’éten-
dard des opprimés. Mais le fond est le même : justifica-
tion de moyens plus que douteux par la mise en avant
de causes légitimes, sur le vieux modèle du « la fin jus-
tifie les moyens » ; refus de l’autonomie de la science,
n’empêchant pas d’ailleurs la défense opportuniste de la
liberté académique dès qu’un doute est émis sur la place
de ces productions à l’université ; médiocrité intellec-
tuelle, encouragée par une division en « studies » mono-

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centrées ; glissement vers un radicalisme propre à fasciner
les esprits faibles.
Tout cela n’est pas dû au hasard, ni même au fait que
le militantisme académique attire en priorité les plus
médiocres (qui sont souvent aussi des apparatchiks, à la
production plus que mince), ne connaissant guère que le
morne confort de la langue de bois mais pas la joie pure
de la découverte. Car ces détournements de la pensée, ces
perversions intellectuelles découlent de la priorité don-
née au renforcement des convictions et au recrutement
de nouveaux adeptes, qui relèvent de la logique des partis,
des religions voire des sectes, mais pas de la connaissance
et de la compréhension du réel que vise ou doit viser l’ac-
tivité scientifique.
Ce que le militantisme fait à la recherche, donc ? Il
l’abêtit, il la dégrade, il la stérilise. Au lieu de lui per-
mettre de s’élever au rang de science, il la rabaisse à celui
d’idéologie.
En 1955, en pleine « première glaciation » de la pensée,
Raymond Aron écrivait : « Cherchant à expliquer l’attitude
des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démo-
craties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils
soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai
d’abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat 37. »
Aujourd’hui nous ne cessons de buter sur d’autres mots
sacrés : « décolonialisme », « intersectionnalité », « racisés ».
Mais le fond est le même : c’est le retour de la doxa de l’en-
gagement, qui a gagné jusqu’au Collège de France38. 41

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42 Or de même que, comme disait André Gide, on ne
fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, on
ne fait pas de bonne science avec de bonnes causes. Et
rien ne se périme plus vite qu’une explication orientée
vers la dénonciation, comme l’ont expérimenté à leurs
dépens de grands sociologues comme Edgar Morin,
Pierre Bourdieu ou Luc Boltanski39. Car est-ce vrai-
ment au chercheur de dire aux acteurs comment doit
être le monde ? Cela, c’est le rôle du citoyen, dans l’arène
civique. Mais le rôle du chercheur est de dire comment
il est. Encore faut-il en être capable.
Tout ce qu’on peut espérer est que le fatras de pro-
ductions médiocres issues du militantisme académique
finira vite dans les poubelles déjà bien pleines de l’his-
toire intellectuelle. Mais c’est toute une génération
de jeunes chercheurs qui y aura perdu son temps, son
énergie, et le sens même de ce que devrait être notre
métier 40.

N AT H A L IE HE INIC H

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NOTES

1. Jacques Julliard, « Soviéto-marxisme, maoïsme, puis islamo-gauchisme : la


troisième glaciation des temps modernes », Marianne, 26 février 2021.
2. Didier Lapeyronnie, « L’académisme radical ou le monologue socio-
logique. Avec qui parlent les sociologues ? », Revue française de sociologie,
vol. 45, n° 4, 2004, p. 621-651.
3. J’ai montré dans Pourquoi Bourdieu (Gallimard, 2007) le renversement
que constitue cet infléchissement militant par rapport à la défense de l’au-
tonomie de la science que Bourdieu, vingt ans auparavant, opposait aux
politologues.
4. Cette « théorie française » est essentiellement un bien d’exportation
américain : voir N. Heinich, « French Theory : petits malentendus transa-
tlantiques », Telos, 9 février 2021 (https://www.telos-eu.com/fr/societe/
french-theory-petits-malentendus-transatlantiques.html).
5. Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Gallimard, 2019 ; Mark Lilla,
La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Stock, 2018.
6. Ce mouvement « woke » (comme on le nomme aujourd’hui aux États-
Unis), dont la dimension religieuse a été souvent soulignée, a beaucoup
à voir avec les « théologies du réveil » qui émaillent l’histoire du monde
protestant (voir Mark Alizart, Pop théologie. Protestantisme et postmodernité,
Paris, PUF, 2015).
7. Max Weber, Le Savant et le politique, 1919, Plon, 1959.
8. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009.
9. https://www.cairn.info/revue-multitudes-2015-2-page-61.htm. Le portail
Cairn est dédié aux publications scientifiques.
10. Xavier-Laurent Salvador, « Le décolonialisme veut faire taire ses adver-
saires en se déguisant en science », FigaroVox, 4 mars 2021 (https://www.
lefigaro.fr/vox/societe/le-decolonialisme-veut-faire-taire-ses-adversaires-
en-se-deguisant-en-science-20210304).
11. Albin Wagener, « La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le
bœuf », hypotheses.org (https://sysdiscours.hypotheses.org/352).
12. Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le déco-
lonialisme, c’est 50,4 % », Observatoire du décolonialisme et des idéologies iden-
titaires (https://decolonialisme.fr/?p=3590). 43
13. Rachele Borghi, « De l’espace genré à l’espace “queerisé”. Quelques
44 réflexions sur le concept de performance et sur son usage en géographie »,
Travaux et documents de ESO, n° 33, juin 2012, p. 109.
14. Ibid., p. 114.
15. Christopher Dummitt, « Confessions of a Social Constructionist », Quillette,
September 17, 2019 (https://quillette.com/2019/09/17/i-basically-just-made-
it-up-confessions-of-a-social-constructionist/).
16. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Le Président des ultra-riches.
Chroniques du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, La
Découverte, 2019 (« Zones »).
17. https://paris-sorbonne.academia.edu/BorghiRachele
18. Randall Collins, Charisma, Taylor and Francis, 2020.
19. Norbert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de
la connaissance, 1983, Fayard, 1993.
20. Titre d’une communication présentée en 2020 par un chercheur de
l’EHESS dans un colloque de l’université Gustave-Eiffel à Marne-la-Vallée.
21. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le
Métier de sociologue, Mouton, 1973.
22. Maboula Soumahoro, citée par Pierre-André Taguieff, Liaisons dange-
reuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Hermann, 2021, p. 89.
23. Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, La Fabrique,
2008.
24. « La race (au singulier), concept antiraciste, n’a rien à voir avec les races
(au pluriel), catégories empiriques pour les racistes » (Eric Fassin, « Les cou-
pables, ce sont les victimes », BibliObs, 9 avril 2021).
25. Michel Wieviorka, « Aucun démocrate ne peut accepter la séparation
durable des “non racisés” et des “racisés”», Libération, 23 mars 2021.
26. C’est l’une des dimensions de la notion d’identité que j’ai traitée dans Ce
que n’est pas l’identité, Gallimard, 2018.
27. Nathalie Heinich, « L’invraisemblable pétition de soutien à Houria
Bouteldja », lepoint.fr, 22 janvier 2021 (https://www.lepoint.fr/debats/l-in-
vraisemblable-petition-de-soutien-a-houria-bouteldja-22-01-2021-2410717_2.
php).
28. Pierre Bourdieu et al., La Misère du monde, Seuil, 1993. Pour une critique
de sa méthode, voir Nonna Mayer, « L’entretien selon Pierre Bourdieu :
analyse critique de La Misère du monde », Revue française de sociologie, vol. 36,
n° 2, 1995, p. 355-370.
29. Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites
françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, 2013.
30. Michel Wieviorka dans Libération, 23 mars 2021.
31. Sandra Laugier dans Libération, 12 mars 2021.
32. Ludivine Bantigny dans L’Express, 8 mars 2021.
33. Le Monde, 8 mars 2021.
34. J’en ai donné différents exemples dans « Nouvelles censures et vieux
réflexes totalitaires », Cités, n° 82, 2020.
35. Nathalie Heinich, « Pour une neutralité engagée », Questions de commu-
nication, n° 2, 2002 (et mes réponses aux commentaires de l’article dans le
numéro suivant) ; Le Bêtisier du sociologue, op. cit. ; Des valeurs. Une approche
sociologique, Gallimard, 2017.
36. Pour une critique politique de cet effacement, voir Stéphane Beaud,
Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une caté-
gorie, Éditions Agone, 2021.
37. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955, p. 7.
38. « On entend en ce moment les esprits rétrogrades dénoncer le fait que
les savoirs sont emportés et impliqués dans une certaine direction poli-
tique », déclarait l’historien Patrick Boucheron au Monde des livres, le 7 avril
2017.
39. J’en ai donné quelques exemples dans « Misères de la sociologie cri-
tique », Le Débat, n° 197, novembre-décembre 2017.
40. Une première ébauche de ce texte a été mise en ligne le 4 mars 2021 sur
le site de l’« Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires »,
sous le titre « La militantisation de la recherche, et ses ravages » (http://
decolonialisme.fr/?p=3077).

45
À l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de
la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le
constat que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus
rien en commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont
témoignent le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un
débat d’ampleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai
toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de
comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et
les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en
prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur sin-
gularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme
ce fut le cas des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les
années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann
ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les
mots quand ils sont justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.

antoine gallimard

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À cumuler la posture du chercheur qui étudie
les phénomènes avec celle de l’acteur qui tente d’agir
sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais
et de la politique de campus.
nathalie heinich

N ous pensions en avoir presque fini avec la contamination de la


recherche par le militantisme.
Mais le monde académique que nous dessinent les nouveaux
chantres de l’identitarisme communautariste n’a rien à envier à
celui que s’étaient jadis annexé les grandes idéologies. Nos « uni-
versitaires engagés », trouvant sans doute que voter, manifester,
militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics
pour eux, tentent de reconquérir les amphithéâtres et leurs an-
nexes. Obnubilés par le genre, la race et les discours de domina-
tion, ils appauvrissent l’université de la variété de ses ressources
conceptuelles.
Qu’il soit la source ou l’écho de cette nouvelle dérive, décrite ici
dans toutes ses aberrations, le monde social que ces chercheurs-
militants s’attachent à bâtir s’avère à bien des égards invivable,
habité par la hargne et le désir insatiable de revanche.

NATHALIE HEINICH, SOCIOLOGUE AU CNRS, EST L’AUTEUR D’UNE QUARANTAINE D’OUVRAGES SUR LE STATUT D’A R-
TISTE ET L’ART CONTEMPORAIN, L’IDENTITÉ, LES VALEURS ET L’ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES SOCIALES.

MAI 2021
Ce que le
militantisme
fait à la recherche
Nathalie Heinich

Cette édition électronique du livre


Ce que le militantisme fait à la recherche de Nathalie Heinich
a été réalisée le 04 mai 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072955907 - Numéro d’édition : 398532).
Code Sodis : U39799 – ISBN : 9782072955945
Numéro d’édition : 398536.

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