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L’éternelle désillusion face au progrès

François JARRIGE

Que pensez-vous de cette analyse historique de la notion de progrès ? Partagez-vous ou


récusez-vous la remise en cause qui en est faite et pourquoi ? Quelles autres notions
permettrait d’apprécier, voire de tenter d’in échir l’évolution de sociétés humaines ?

Au début des années 1830, écrivant dans une France encore essentiellement rurale et préindustrielle,
le philosophe et réformateur social Charles Fourier, auteur d’une œuvre foisonnante et fondateur de
l’un des premiers mouvements socialistes, se demandait ce qu’est le progrès : « N’y aurait-il pas
quelque ruse cachée sous ce jargon de progrès » interroge-t-il. Contre les chantres d’une vision
progressiste naïve de l’histoire, il constatait qu’« il faut savoir classer les caractères et phases de
chaque période sociale, pour discerner en quels détails elle progresse ou rétrograde. À défaut de
cette connaissance, tous les verbiages de progrès ne sont que charlatanisme, et souvent grossière
ignorance ».

Il existe en effet peu de concept plus malléable, ambigu et vide que celui de Progrès, sans cesse
mobilisé pour défendre des choix qui relèvent d’intérêts particuliers présentés comme universels, et
des visions de l’avenir partielles. Cette idée de progrès, qui paraît si évidente et naturelle, n’est
qu’une construction intellectuelle récente, une certaine façon d’agencer le passé, le présent et
l’avenir, un imaginaire puissant qui n’a cessé d’accompagner l’expansion de l’Occident et
l’af rmation de sa puissance. Pourtant, cette notion devenue croyance n’a cessé aussi de faire débat,
d’être discutée et remise en cause, ses ambivalences et son ou ont très tôt été pointés. Au fond, elle
est une arme idéologique bien plus qu’un concept heuristique susceptible de nous aider à penser le
monde et à nous orienter.

L’histoire de la notion de progrès, de son « invention » à l’âge moderne, de son déploiement et de


ses usages jusqu’à aujourd’hui est bien connue [1]. Issu du latin progressus, qui signi ait au sens
propre marche en avant, le mot désigne initialement le fait d’aller de l’avant, notamment dans un
sens militaire, sans idée d’amélioration. À partir de la Renaissance, le terme cesse d’être neutre et
en vient peu à peu à désigner le développement, l’essor, l’amélioration. Au XVIIIe siècle, à
l’époque dite des Lumières, l’idée d’évolution vers le mieux s’impose de plus en plus. Mais à cette
époque le progrès n’est pas encore ramené à l’innovation et à la puissance des forces productives, il
renvoie tout autant à l’émancipation politique, à l’essor des connaissances ou à l’évolution des
mœurs.

Le resserrement de ses signi cations s’accentue avec l’industrialisation du XIXe siècle lorsque le
progrès est de plus en plus nettement identi é à l’essor de la puissance productive et à la
multiplication des innovations techniques. Dès le milieu du XIXe siècle, Proudhon considérait le
progrès comme « l’idée capitale de notre siècle, celle qui lui appartient en propre ». Le terme donne
peu à peu naissance à des dérivés comme « progresser » vers 1834, ou encore progressiste/
progressisme vers 1840, modelant tout un nouveau langage. À la n du siècle, le Grand Larousse
dé nit désormais le « progrès » comme ce processus qui « va incessamment du moins bien au
mieux, de l’ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation ». Le mot lui-même emplit les
pages des journaux, les devantures des hôtels, jusqu’à l’Exposition universelle de 1933 à Chicago,
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aux États-Unis, nommée également Century of progress et dont la devise était « La science
découvre, l’industrie applique, l’Homme suit ».

Le « progrès » devient peu à peu un langage et une représentation inédite du monde fondé sur une
vision évolutionniste et déterministe qui ouvre un nouveau rapport au temps typique des sociétés
industrielles avancées [2]. Rompant avec les anciennes formes d’historicité qui voyaient le monde
en déclin ou en décadence, réagençant en profondeur les relations entre le passé, le présent et le
futur, au pro t d’une projection inédite vers ce dernier, le progrès désigne une mutation
fondamentale du rapport au temps. Mais l’évidence du « progrès », en particulier lorsqu’il est
ramené à celui des techniques, n’a rien d’un invariant et n’a jamais été partagé par toutes les
sociétés humaines. Chez les Grecs, observait par exemple Jean-Pierre Vernant, la pensée technique
existait mais n’était « pas ouverte vers un progrès indé ni. Chaque art est, au contraire, dès le
principe, bloqué dans un système xe d’essences et de pouvoirs » ; de même dans de nombreuses
sociétés l’idée même de progrès aurait paru absurde. Alain Gras a recensé les civilisations qui, à
l’image des populations précolombiennes, préférèrent la stabilité sociale à la quête de puissance –
ce qui ne les empêchait pas de faire preuve d’une grande inventivité [3]. Le mystère de la roue, que
certaines sociétés auraient délibérément refusé d’utiliser, témoigne de cette absence de nécessité
historique et du caractère toujours profondément situé des choix techniques [4]. Dans notre époque
tragiquement incapable d’imaginer d’autres trajectoires que la course sans n à l’abîme et à la
destruction des milieux de vie, le modèle des sociétés refusant la roue fascine à juste titre et
provoque la curiosité de ceux qui tentent de rompre la cruelle nécessité.

Mais revenons au cœur du XIXe siècle qui voit le triomphe de l’idée de progrès. En 1851,
l’économiste Michel Chevalier, ancien saint-simonien devenu un libéral proche du pouvoir,
prononce un discours d’ouverture à son cours au collège de France signi cativement intitulé « Du
progrès ». Alors que la République démocratique et sociale vient de tomber et s’apprête à être
remplacée par un empire autoritaire, et que la Grande-Bretagne célèbre sa puissance industrielle et
impériale lors de la première exposition universelle organisée à Londres, Chevalier fait désormais
du progrès une force irrésistible qui doit émanciper les classes laborieuses tout en marquant la
supériorité de l’occident industriel sur les barbares et les primitifs.

Il faut rappeler combien la seconde moitié du XIXe siècle, hantée par la Révolution, est obsédée par
la découverte de nouveaux horizons futuristes. On découvre à la fois l’ancienneté du Globe et la «
préhistoire », les sciences de la matière et de la vie sont bouleversées par la physiologie
expérimentale, l’embryologie scienti que, la paléontologie, l’évolutionnisme et la bactériologie.
C’est aussi l’époque de la fondation de grandes institutions de recherche, comme l’Institut Pasteur
(1887), chargées de construire l’avenir en maitrisant la nature. Dans la continuité des « révolutions
scienti ques » antérieures, ce siècle inaugure un accroissement spectaculaire du volume des
connaissances dans tous les domaines : le positivisme d’Auguste Comte, vulgarisé par Émile Littré,
et la dé nition des Règles de la méthode expérimentale (1865) de Claude Bernard posent les jalons
de l’invention de « La science » censée révéler les secrets du monde en substituant aux anciens
dogmes religieux la rigueur des mathématiques [5].

C’est alors que s’installe un fatalisme inédit à l’égard d’un progrès pensé comme une nécessité et
une force abstraite. L’économiste Frédéric Passy est l’un des propagandistes de cet imaginaire sous
le second Empire. Il multiplie les conférences en province et à Paris pour célébrer à la fois le libre-
échange et la puissance nouvelle des forces productives, les deux manifestations qui incarnent ce
qu’on nomme alors Progrès. Il multiplie les conférences où il af rme qu’« il ne faut jamais répudier
le progrès, quoi qu’il nous en coûte ou qu’il paraisse nous en coûter quelquefois [6] ». Le triomphe
de cet imaginaire vient de ce qu’il offre un métarécit de substitution aux discours théologiques.
Mais loin d’introduire un rapport laïcisé au temps, il retraduit l’ancien fatalisme chrétien dans le
langage sécularisé pour mieux imposer un déterminisme désormais fondé sur la science et la
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technique. Loin de célébrer unilatéralement les progrès de ce qu’il nomme la « civilisation », autre
nom de la nouvelle société libérale et industrielle, d’autres comme Charles Fourier voit au contraire
le monde englué « dans une impasse, dans un cercle vicieux [7] ». Les critiques et désillusion face à
ce progrès abstrait s’étendent en effet parallèlement à sa promotion, à l’image du publiciste Eugène
Huzar, auteur de La Fin du monde par la science (1855) dans lequel il annonce les catastrophes à
venir en s’opposant à la « science ignorante, impresciente, d’un progrès qui marche à l’aveugle,
sans criterium, ni boussole, au hasard de retourner les lois de la nature contre leur but. [8]»

Pour faire advenir le progrès, il fallut lever de nombreux freins et oppositions provoqués par les
bouleversements inédits des manières de travailler et de vivre, alors que le Progrès est ramené à la
vapeur et à l’expansion des machines censées libérer les hommes de la nécessité. En France, l’école
« humanitaire », puis les mouvements positivistes et scientiste contribuent à diffuser le sens du mot
« progrès » comme une marche vers le Bien, ou le mieux, conception qui ne cesse ensuite d’être
relancée et contestée à chaque phase de violence destructrices comme le sont les guerres et les
crises du système socio-économique dominant comme dans les années 1930 ou 1970. Ce que
Raymond Aron, pointant la dialectique constitutive de la modernité, appelait Les désillusions du
progrès au cours des années 1960.

La liste est longue en effet de ces sceptiques de la nouvelle religion moderne du progrès, parmi les
écrivains, penseurs comme parmi les paysans et les ouvriers dont beaucoup doutent des promesses
hors-sol annonçant le bonheur mécanisé pour tous. Baudelaire, Ernest Renan, Leconte de Lisle au
XIXe siècle s’insurgent contre les célébrations trop rapides du progrès, qu’ils interprètent comme
une contamination de l’esprit par la matière, et une application sans discernement de la notion aux
arts comme aux techniques [9]. « Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal
dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et
l’éclairage au gaz », déplore ainsi Baudelaire, pour qui le progrès n’est qu’un « fanal obscur » et
une « idée grotesque, qui a euri sur le terrain pourri de la fatuité moderne » en jetant « des ténèbres
sur tous les objets de la connaissance [10]». Au XXe siècle, les noms de G. Orwell, J. Ellul, G.
Anders ou I. Illich incarnent quelques-unes des pensées critiques et démysti catrices allant à
l’encontre du simplisme naïf des célébrations du progrès, généralement ramené à celui des intérêts
économiques dominants.

Comment agir et retrouver un contrôle et une maîtrise sur ce progrès qui s’accompagne sans cesse
de destructions, d’exploitations, de ravages, dissimulés par l’annonce d’un avenir radieux pour
demain. La question n’a cessé d’accompagner l’industrialisation du monde depuis deux siècles. Ce
qu’on nomme progrès s’accompagne en effet de régrès incessants, généralement rendus invisibles
ou rejetés au loin. L’expansion du consumérisme, identi é au progrès, se paie aujourd’hui par des
impasses sociales et environnementales qu’il n’est plus possible de nier ou de simplement repousser
au nom d’hypothétiques progrès technologiques futurs. Le « fait général est que toute modi cation,
si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès », constatait le géographe
anarchiste Elisée Reclus au tout début du XXe siècle dans L’homme et la terre. Le Progrès est
fondamentalement ambivalent et indéterminé, il est une idéologie abstraite qui empêche la pensée.
Loin d’une force inéluctable qui conduirait l’avenir il est avant tout un discours, une idéologie qui
enferme nos choix collectifs. Il existe en effet une grande diversité de chemins vers l’avenir, et de
façon de construire le futur. À l’heure de la promotion incessante de la start-up nation censée
s’incarner dans l’expansion du numérique, les « innovations disruptives » et les entrepreneurs
promus en héros, le progrès demeure une obsession et l’idée qu’il ne saurait être arrêté une évidence
largement partagée. Pourtant, il n’y a pas de nécessité, et au-delà des af rmations et proclamations
sur la supposée nécessité qui conduirait l’histoire, l’enjeu est avant tout d’élaborer des choix
collectifs conscients, démocratiques, et informés a n d’affronter les dé s du présent et construire un
avenir vivable pour le plus grand nombre.
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François JARRIGE, historien, Université de Bourgogne
Revue Administration N°1, 2022
Références
1. François Jarrige, Technocritiques, Paris, La Découverte, 2014 ; et Emmanuel Fureix, François
Jarrige, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte,
2015.
2. Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit
par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
3. Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.
4. D’où le débat et les passions déchaînées à ce propos, cf. Raphael Meltz, Histoire politique de la
roue, Paris, Buibert, 2020.
5. Guillaume Carnino, L’invention de la science : la nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Le
Seuil, 2015
6. Ibid., p. 32 et 52.
7. Charles Fourier, La fausse industrie : morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote,
l’industrie naturelle. Œuvres complètes, Paris, Bossange, 1835, vol. 1, p. 27, 31, 57.
8. Eugène Huzar, La n du monde par la science, Paris, Dentu, 1855, rééd. partielle avec une
introduction de J.-B. Fressoz et une postface de B. Latour, Maisons Alfort, E®e éditions, 2008.
9. Marta Caraion, « Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques » : littérature,
sciences et industrie en 1855, Paris, Droz, 2008.
10. Baudelaire, « Exposition universelle, 1855 », Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy frères,
1868, p. 219.
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