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org/2943
Comptes rendus
2016
Texte intégral
1 Ces derniers mois, la France a connu plusieurs évènements dramatiques qui ont
marqué les représentations collectives. Elles ont été suivies de nombreuses prises de
position publiques et médiatiques dénonçant, dans un même mouvement, des
ennemis de l’intérieur, désignés de façon englobante et sans nuances, ainsi que ceux
à qui il est reproché de les excuser, voire de les soutenir. Les premiers, ce sont les
terroristes, auxquels sont rapidement ajoutés, sans autre forme de procès, par
certains essayistes, journalistes ou responsables politiques, et dans la plus grande
confusion intellectuelle, les (jeunes) délinquants, puis l’ensemble des musulmans de
France ou les habitants des banlieues et des quartiers populaires. Quant aux seconds,
ce sont les sociologues (et autres chercheurs en sciences sociales), qui mènent des
études sur ces importantes questions de société, pour en comprendre les ressorts,
pas toujours apparents et, ainsi, contribuer à la capacité (auto)réflexive de la société,
qui doit constamment se (re)construire. Les commentateurs de l’actualité, acerbes et
grandiloquents, leur reprochent de produire une « culture de l’excuse »
déresponsabilisante et de participer à sa diffusion au sein de la société, de telle sorte
qu’il serait devenu impossible aujourd’hui de dire un certain nombre de « vérités » et
de regarder la réalité sociale pour ce qu’elle est.
2 Dans ce livre, assez court et accessible, écrit en réaction à ce climat de
« dénonciation » de la sociologie, Bernard Lahire, professeur à l’École normale
supérieure de Lyon, se propose d’expliquer, à un large public, ce que fait la
sociologie, et ce qu’elle ne fait pas, mais aussi comment et pourquoi elle s’y prend
ainsi. Il présente la sociologie comme une science qui cherche à comprendre mais ne
se donne pas pour mission de juger et encore moins de punir. Le travail de
compréhension des logiques sociales sous-jacentes à un phénomène, un acte ou un
processus considérés comme problématiques n’empêche pas que d’autres acteurs se
chargent de ces deux dernières fonctions. D’après Bernard Lahire, la sociologie, en
déconstruisant « l’illusion » de l’individu « libre et maître de son destin » (p. 8),
s’attire naturellement les foudres de ceux qui profitent d’un statu quo qui les
avantage au détriment des autres individus et groupes. La critique de la sociologie ici
mise en exergue remonterait aux années 1970 et semble s’être intensifiée depuis,
jusqu’à déboucher, ces dernières années, sur des déclarations publiques régulières de
personnalités s’opposant à la discipline. Et ce d’autant plus en 2015, avec la parution
en avril de Malaise dans l’inculture, un livre écrit par le très médiatique Philippe Val,
ancien directeur de Charlie Hebdo1 (auquel Bernard Lahire consacre spécifiquement
en fin de livre un supplément qui vise à déconstruire ses thèses) et, en novembre,
avec le rejet public des « excuses sociologiques » par le Premier ministre français,
Manuel Valls. Cette critique relève d’une confusion sur la nature et la démarche de la
sociologie qui, en cherchant à comprendre, justifierait : pour ses pourfendeurs, la
« recherche des “causes” » deviendrait « attribution des “fautes” » (p. 21). La science
serait considérée comme jouant un rôle normatif, comme la justice ou la police, par
exemple, ce que réfute Bernard Lahire qui estime que « le droit à la connaissance la
plus indépendante possible des questions morales, politiques, juridiques ou
pratiques, ne devrait jamais être remis en question » (p. 44). Encore faut-il
comprendre « à quoi cela sert de comprendre » (p. 44), question à laquelle l’auteur
apporte des explications détaillées. Les sciences sociales ont une plus-value à
apporter par le regard distancié et le temps long à partir desquels elles peuvent
appréhender la réalité sociale, ce qui leur permet de produire des connaissances
approfondies sur celle-ci qui ne relèvent en « rien d’une dénonciation ou d’une
accusation » (p. 157).
3 Bernard Lahire dénonce ensuite la « fiction philosophique ou juridique » (p. 51)
qui verrait l’individu libre de tout déterminisme et lucide quant à ses limites et
influences sociales. Il affirme ainsi que « singulier, chaque individu ne l’est que dans
la mesure où il se distingue des autres par les expériences qui l’ont constitué » (p. 54)
et enfonce le clou quelques pages plus loin : « modelés par ce monde que nous
contribuons à modeler, nous ne lui échappons d’aucune façon » (p. 65). Il s’en prend
aussi à « cette philosophie de la responsabilité » qui veille à « légitimer les
dominants et les vainqueurs de toutes sortes » (p. 68), tandis que la contrainte,
pourtant inhérente au soi-disant « consentement volontaire », est totalement niée
par les adversaires de la sociologie. Enfin, parce qu’elle révèle des dominations et des
inégalités sociales, la sociologie s’attirerait les foudres des dominants, d’autant plus
qu’elle peut éclairer ceux qui désirent « penser rationnellement aux moyens d’agir en
vue de lutter contre l’état inégal des choses » (p. 89), au contraire de « l’explication
monocausale » qui s’avère pourtant « une constante dans les discours politiques et
idéologiques sur les problèmes sociaux » (p. 91).
4 Pour Philippe Val, écrit Bernard Lahire, la sociologie est « “majoritaire” et il croit
déceler sa présence dans presque tous les secteurs de la société » (p. 132), bien qu’il
s’en fasse une idée manifestement erronée. De telles charges menées contre la
sociologie, « où erreurs monumentales de lecture, amalgames, généralisations
abusives et contradictions flagrantes côtoient anathèmes et insultes » (p. 167)
n’étonnent pas Bernard Lahire dans le contexte actuel et suscitent une inquiétude
pour le devenir de la démocratie alors que les sciences sociales sont consubstantielles
à son projet, ont pu apparaître grâce à elle et la « servent » (p. 127). Lorsque les
responsables politiques s’en prennent à la sociologie plutôt que de la soutenir,
qu’est-ce que cela nous dit sur nos démocraties ? L’auteur souligne l’« extrême
fragilité » des sciences sociales et il intime de « les défendre partout où il est possible
de le faire » (p. 117), ce qui semble d’autant plus important quand les intérêts à
défendre ne sont pas seulement disciplinaires ou, diraient certains, corporatistes,
mais de portée générale pour nos sociétés. Cependant, Bernard Lahire ne prend pas à
bras le corps la question des raisons de ce rejet de plus en plus radical de la
sociologie ni ne s’interroge sur ses difficultés à affirmer sa légitimité, à obtenir un
écho dans la société ou, tout simplement, à se faire comprendre. Plutôt qu’à une
démarche explicative, c’est à un plaidoyer en faveur de cette science qu’il se livre, ce
qui n’est pas inutile mais s’avère d’un faible intérêt tant pour comprendre le
problème (ce qui serait pourtant le rôle de la sociologie selon Bernard Lahire
lui-même) que pour le solutionner.
5 Bernard Lahire va plus loin encore, proposant que, à la manière de la biologie ou
de l’histoire, la sociologie soit enseignée « dès l’école primaire » (p. 121) pour
« contribuer à former des citoyens qui seraient un peu plus sujets de leurs actions
dans un monde social dénaturalisé, rendu un peu moins opaque, un peu moins
étrange et un peu moins immaîtrisable » (p. 127). Si l’intérêt d’une telle proposition,
argumentée, semble évident et tout à fait à propos, elle a des airs de provocation. Pas
sûr, en tout cas, qu’elle puisse rassurer ceux qui voient dans la sociologie un être
tentaculaire en train d’étendre son emprise sur toute la société, à l’instar d’une
insidieuse « théorie du genre ». Ceci amène à se demander qui sont véritablement les
lecteurs visés par ce livre et comment peut-il rencontrer leurs besoins et intérêts ?
Les indécis, voire les adversaires de la sociologie, seront-ils capables de s’ouvrir à son
propos ou s’agit-il surtout de se rassurer entre sociologues et convaincus ? Malgré
cela, Pour la sociologie est un livre intéressant qui tombe à pic vu le contexte actuel
et qui suscitera certainement nombre de discussions entre sociologues.
6 Le statut de ce livre pose au recenseur une question à la fois pratique et
épistémologique. D’une part, les sociologues devraient-ils écrire à son propos, et le
critiquer au passage, comme ils le font avec n’importe quel autre texte scientifique,
alors qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage de sociologie, mais d’un
texte relatif à la discipline ? D’autre part, écrire, à l’attention des sociologues, une
critique de la critique d’une critique qu’est cet ouvrage peut in fine servir cette
dernière critique, qui s’en prend aux sciences sociales à des fins qui semblent
problématiques et par des moyens manquants de rigueur. Si la sociologie doit rester
lucide quant à sa marge de manœuvre et être à l’écoute des critiques, pour continuer
à évoluer dans son activité de production d’une certaine connaissance du monde, il
semble inimaginable que son salut puisse venir des paroles (non documentées,
infondées et parfois même délirantes) qui s’imposent ces derniers temps dans
l’espace public, particulièrement en France. Cependant, il semble bienvenu de passer
outre cette menace potentielle pour discuter entre sociologues du contenu de ce livre.
Les chercheurs qui se rattachent à cette discipline doivent pouvoir juger des propos
tenus à son sujet et s’interroger, plutôt que de s’imposer (pour de bonnes ou de
mauvaises raisons) de dresser des barrières à la discussion, finalement
détracteurs de la sociologie qu’il n’existe pas qu’une seule façon d’étudier le social,
qu’ils pensent dogmatique et monomaniaque, mais bien une pluralité d’approches et
de méthodes scientifiques qui, en partageant les mêmes objets sociaux, se
complètent, se nuancent et se questionnent, tout en reconnaissant l’intérêt et les
qualités des unes et des autres par-delà leurs désaccords. Sans nier pour autant
l’existence des inégalités et des déterminismes sociaux, une telle façon de procéder
aurait pu attirer l’attention du lecteur sur le fait que la sociologie a de nombreuses
cordes à son arc et que les charges à son encontre sont d’autant plus risibles qu’elles
en ignorent toute la complexité.
Notes
1 Philippe Val, Malaise dans l’inculture, Paris, Grasset, 2015.
2 Francesco Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet
d’autonomie, Paris, Economica, 2015.
Auteur
Lionel Francou
lionel.francou@uclouvain.be
Doctorant en sociologie au CriDIS, Université catholique de Louvain. Boursier Anticipate
(Innoviris) - CRIDIS (Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions,
Subjectivité), Université catholique de Louvain, 1 place des doyens, Bte L2.01.06, B-1348,
Louvain-la-Neuve, Belgique
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