Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
En 1998 Laurent Bouvet publiait une thèse2 sous la direction de Pierre Rosanvallon qui posait
le socle des réflexions théoriques auxquelles il allait se consacrer. Ce travail s’inscrivait dans
une approche à la fois académique et politique en portant sur la crise du pluralisme aux Etats-
Unis et une analyse scientifique des débats au sein de l’école de pensée libérale tels que John
Rawls3 et la pensée communautarienne de Mac Intyre et Walzer. Dans sa thèse, l’auteur qui se
situe aux confins de l’histoire politique, des sciences politiques et de la philosophie politique,
présente le concept de « tournant identitaire » qui sera le fil rouge de sa pensée et qui traverse
toute son œuvre. Ce texte présente la transformation du libéralisme américain depuis les
années 60 et le passage d’une ouverture intégratrice des diversités originelles vers une
nouvelle grammaire du pluralisme dont les règles étaient désormais dictées par la
différenciation identitaire des minorités sur des critères tels que race ethnicité et
comportements sexuels. Il montre dans ce texte comment l’irruption de la question de
l’identité dans le débat politique transforme l’équilibre démocratique américain et conduit à
refonder le pacte républicain américain ainsi que la notion de communauté nationale.
A l’occasion de ce travail aux États-Unis, il rencontre l’historien François Furet. Cette thèse
poursuivit dans le cadre du centre Raymond Aron est une époque de socialisation
intellectuelle au sein d’un groupe de penseurs qui incarnent la « gauche anti-totalitaire »
conduite par Pierre Rosanvallon avec Marcel Gauchet, Pierre-André Taguieff notamment.
C’est de cette expérience partisane que Laurent Bouvet tirera ses deux ouvrages théoriques
fondamentaux « le sens du peuple, La gauche, la démocratie, le populisme »8 et « l’insécurité
culturelle » 9. Dans le premier ouvrage Laurent Bouvet dresse le constat de l’abandon du
peuple par la gauche et le présente comme le facteur explicatif de l’émergence d’un
populisme d’extrême droite. Il écrit que « l’exaltation de la différence identitaire culturelle
comme un bien fait en soi pour la société (…) érigée en politique a conduit à l’abandon du
peuple au moment même où la crise économique le frappait de plein fouet alors qu’il était en
contact de plus en plus étroit avec un processus de « multiculturalisation » de fait de la
société (compétition pour le travail non qualifié, délimitation de zones d’habitation non
choisies, concurrence pour l’accès aux biens sociaux, etc) » L’auteur note que depuis les
années 90 la situation des catégories populaires ne cessent de se dégrader sous l’effet de la
mondialisation de l’économie qui conduit au déclassement et à l’arrêt de la mobilité sociale. Il
5
La fondation Saint-Simon a été créée après le tournant de 1981, espace d'échange social et de production intellectuelle
totalement indépendant, différent à la fois des clubs politiques et des institutions universitaires. Elle a été dissoute en 1999.
6
Laurent Bouvet publie en 2002 avec Laurent Baumel un essai « Gauche année zéro » dans lequel il engage à renouveler la
pensée politique du PS sur la question de l’identité, le rapport au peuple et la laïcité.
7
Think tank affilié au parti socialiste et appuyé sur les mêmes réseaux que La République des idées.
8
Gallimard 2011
9
Fayard 2015
note que « les éléments identitaires et culturelles qui auraient pu permettre de continuer à se
reconnaitre comme parti-prenantes du jeu social ont été présentées non seulement comme
ringards (…) mais encore comme responsable de la domination de minorités distinctes et
coupables de discriminations hic et nunc à l’égard de ces mêmes minorités ». En fait la
gauche aurait contribué ainsi à renoncer à son idéal de société égalitaire en se focalisant sur le
seul sujet de l’injustice sociale faite aux minorités, ces « nouveaux damnés de la terre ».
En 2015, Laurent Bouvet reprend une terminologie proposée par Christophe Guilly 10 ,
« L’insécurité culturelle » qu’il présente en ces termes : « Vivre , voir, percevoir ou ressentir
le monde ou le voisin comme une gêne ou une menace en raison de sa culture, de différences
apparentes ou supposées qu’il s’agisse par exemple de ses origines ethno-raciales ou de sa
religion, voilà ce qui provoque l’insécurité culturelle » 11Dans ce texte l’auteur radicalise sa
pensée critique du néo-progressisme de gauche autour de deux notions clés, l’économisme
consistant à limiter les facteurs explicatifs aux seules données économiques, et le culturalisme
qui consiste à « confiner » les populations minoritaires dans leur situations culturelles.
Enfin dans son dernier grand livre « La nouvelle question laïque » Laurent Bouvet pose le
cadre d’un retour au commun et à la République. Dans ce livre il dénonce la laïcité dite
positive comme « une manière détournée de dire que l’on veut permettre ou même garantir
la présence active des religions dans l’espace public » et plaide pour la réintégration au centre
de la politique des principes d’unification conduisant à une certaine invisibilisation publique
des différences identitaires particulières, ce qu’il dénomme « la république du commun ».
Les théories de Laurent Bouvet vont susciter de vives polémiques au sein de la gauche
socialiste, d’autant plus qu’elles sont étayées par son activisme parfois maladroit sur les
réseaux sociaux, et ce dernier se trouve ostracisé dans son propre camp ou ses idées sont
critiquées comme une droitisation. Il dit lui-même en 2018 « j’ai été zemmourisé ». Face à
l’impossibilité de faire valoir ces thèses au sein de PS et sous l’effet des traumatismes liés aux
attentats islamistes de 2013 et 2015, Laurent Bouvet prend l’initiative de créer le collectif
« Le Printemps Républicain »12. Association politique, Le Printemps Républicain avait en
2016 vocation à réunir les « orphelins de Charlie » selon l’expression de Gilles Clavreul13et de
donner corps à un projet de recomposition autour du commun républicain et d’une
revalorisation de la laïcité. Il s’agit de marcher sur une ligne de crêtes entre les deux tenailles
identitaires, entre décolonialistes d’une part et extrême-droite identitaire d’autre part.
Laurent Bouvet aura marqué son époque par une pensée visionnaire qui a suscité de
nombreuses polémiques. Il incarne un certain « conservatisme dans le progressisme »14, ligne
politique qu’il a cherchée à la fois à théoriser dans son œuvre académique et à installer
10
Christophe Guilly est géographe, auteur de La France périphérique, 2014 qui est un essai sur le déclassement des
catégories populaires en France.
11
Ibid p.40
12
https://www.printempsrepublicain.fr
13
Conseiller de François Hollande à l’Elysée, co-fondateur avec Laurent Bouvet et Denis Maillard du Printemps Républicain.
14
Pierre-Nicolas Baudot, « Du conservatisme dans le progressisme : Laurent Bouvet et l’insécurité culturelle », Congrès
AFSP Lille, 2022
comme ligne politique au sein de la gauche française en recomposition. L’actualité politique
et les sujets centraux qui la traversent (fracturation identitaire, laïcité, renforcement du
populisme …et du point de vue politique l’effondrement du parti socialiste dans le paysage
politique français) témoignent de la pertinence de ses analyses sur la société française et de la
vitalité de ses théories sur le nécessaire retour au commun au cœur du pacte républicain.